A postrophe ● N. Pallet*, E. Thervet* Influence des différences ethniques en transplantation E pluribus, unum (“De plusieurs, un seul” - Devise des États-Unis d’Amérique) In varietate concordia (“Unis dans la diversité” - Devise de l’Union européenne) Diversité et unité U n sujet particulièrement délicat dans le domaine de la transplantation, comme dans d’autres domaines médicaux, est l’importance des différences ethniques. Ce thème est systématiquement pris en compte outre-Atlantique, mais la France et les autres pays d’Europe ne sont pas à l’écart de cette problématique en raison de la globalisation, y compris démographique, de notre planète, en particulier lorsque l’actualité nous rappelle régulièrement le débat entre particularisme et communautarisme. Le XXe siècle a été marqué par les pires exactions commises au nom de la race, mais il a aussi été celui de la prise de conscience des particularités ethniques, associée à un retour identitaire. Afin de clarifier quelques notions, il convient tout d’abord de proposer des définitions aux différents termes utilisés. Les différences interethniques peuvent se résumer comme provenant de disparités “raciales”, que nous aborde- * Service de transplantation rénale et soins intensifs, hôpital Necker, 75015 Paris. 213 rons sous l’angle génétique ou “socio-économique”. Le terme de “race”, longtemps employé, est le plus difficile à utiliser en raison de l’histoire du XXe siècle. Cependant, il est central et peut se définir comme la distinction au sein de l’humanité de groupes d’individus présentant des caractéristiques communes. Il s’agit, le plus souvent, de caractéristiques physiques, mais la “race” peut se définir plus largement par la filiation d’ancêtres communs. Le terme “ethnie” est plus souvent utilisé que le terme de “race”. Tout d’abord, prosaïquement, ethnie est souvent le terme “politiquement correct” employé pour parler de “race”. Mais la notion ethnique est plus vaste, puisqu’elle fait intervenir à la fois les éventuelles caractéristiques génétiques et socio-économiques, voire une autre dimension, telle que le passé culturel commun d’un groupe humain. La réalité de la dimension raciale des différences ethniques est celle qui a fait l’objet des plus grandes interrogations depuis quelques années. En effet, la génétique moderne, qui s’intéresse à un grand nombre de gènes (la génomique), a profondément modifié les fondements scientifiques de ces différences. Avec la prise de conscience que Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n o 4 - oct.-nov.-déc. 2005 A postrophe l’ethnie est le résultat d’un mariage entre les influences sociales et biologiques, il a été suggéré que la génomique pouvait offrir l’opportunité de transformer cette “intuition” en une réalité par la réalisation d’un test objectif. Il existe cependant des limites médicales et éthiques à cette approche. Un individu – et plus encore un groupe d’individus – résulte du mélange d’un grand nombre de gènes. Seule une approche statistique rigoureuse peut permettre la caractérisation d’une population spécifique. Chaque étape de cette caractérisation doit être validée. La première étape, et non la moindre, est la définition phénotypique de la population. Cela n’est pas évident, à l’exception de groupes de populations présentant un faible mélange interethnique, tels que les Esquimaux ou les Amish d’Amérique du Nord, par exemple. Une fois les populations phénotypiques définies, des puces à ADN pangénomiques peuvent être utilisées pour regrouper (cluster) des profils “génétiques” plus souvent rencontrés dans une population. Un des écueils sera la définition des limites acceptables de variabilité pour attribuer à un individu une appartenance à un groupe “racial” donné. Lire ces lignes explique la difficulté de cette étape, cependant essentielle à toute approche scientifique de la problématique traitée dans cet article. Une autre approche, plus ciblée, pourrait consister à étudier quelques gènes de susceptibilité à une maladie, ou le métabolisme d’un traitement donné. Cette dernière approche est le premier pas vers l’ethnopharmacologie, terme probablement mal choisi puisqu’il ne s’agit ici que de différences génétiques. Des études ont montré des différences significatives entre les populations en ce qui concerne les polymorphismes de gènes codant pour les enzymes du métabolisme des xénobiotiques, pour des transporteurs ou donnant une réponse spécifique à un traitement. Cette approche est extrêmement développée aux États-Unis. Pour la première fois, un traitement utilisé dans le cadre de l’insuffisance cardiaque vient de recevoir une autorisation de mise sur le marché spécifique pour un groupe ethnique : les Afro-Américains. Cette démarche précoce nord-américaine n’est pas innocente. En effet, c’est dans une optique anglo-saxonne que le lobbying des minorités 214 ethniques d’un côté, et de l’industrie pharmaceutique de l’autre, a porté à son point culminant la volonté de pointer des différences qualifiées de “raciales”. Le biais majeur d’interprétation tient à ce que les différences observées entre les groupes concernant l’expression d’une maladie et/ou les réponses à un traitement ne sont pas exclusivement d’origine génétique. LA PLACE DE L’ORIGINE ETHNIQUE EN TRANSPLANTATION C’est dans ce contexte que l’exemple de la transplantation prend toute son acuité. Si la transplantation rénale est le meilleur traitement de l’insuffisance rénale chronique parvenue à son stade terminal, de nombreuses études ont montré que les receveurs afro-américains présentent une moins bonne survie du greffon à court et à long terme après transplantation. Si l’évolution au cours des années a permis une amélioration globale des résultats, la différence interethnique est toujours restée présente. Les explications évoquées sont nombreuses. Il a été montré que l’accès à la transplantation, comme d’ailleurs aux autres techniques de prise en charge de l’insuffisance rénale chronique, est plus difficile pour les AfroAméricains que pour les Caucasiens. Le rôle des spécificités HLA et de la moindre compatibilité a aussi été évoqué. Les variations de la réponse au traitement (pharmacogénomique des récepteurs) ou du métabolisme des traitements (pharmacogénomique des enzymes du métabolisme) pourraient expliquer une partie de ces résultats. Enfin, les facteurs socio-économiques se confondent vraisemblablement puisqu’ils participent par essence à la définition de la différence ethnique. La démonstration du rôle respectif de ces facteurs n’est pas facile dans un contexte nord-américain, puisque toutes ces différences demeurent présentes et intriquées. Le contexte français est tout autre, même si, en raison de notre histoire, une population d’origine africaine représente une fraction non négligeable des patients transplantés dans notre pays. En effet, la France des départements et territoires d’outre-mer a été une terre d’exil des Africains emmenés contre Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n o 4 - oct.-nov.-déc. 2005 A postrophe leur gré durant la période de la traite des Noirs. Leurs descendants présentent, comme les Afro-Américains, une origine ethnique métissée. En revanche, ils bénéficient en France, en cas de transplantation rénale, d’une prise en charge identique à celle des patients d’origine caucasienne. De plus, en raison des flux migratoires plus récents, le programme français de transplantation est aussi accessible à la population de première génération directement issue de l’immigration, c’est-à-dire avec un fond génétique d’Afrique subsaharienne non modifié. Puisque tous les groupes ethniques disposent des mêmes règles de distribution des organes, d’accès aux soins et de prise en charge des traitements immunosuppresseurs sur le long terme, notre étude, en cours de publication dans l’American Journal of Transplantation (AJT), s’est libérée des facteurs de remboursement des soins. Nous avons montré que la survie des patients et des greffons est identique en France pour les patients d’origine caucasienne, d’origine africaine directe ou provenant de l’outre-mer. L’absence de différences entre ces deux dernières populations plaide encore plus pour l’absence de facteur “racial”, puisqu’un effet “dose de gène”, même discret, aurait pu être détecté. Nos résultats démontrent donc que les différences raciales ne modifient pas de façon significative le devenir après transplantation rénale. Des facteurs immunologiques et/ou pharmacologiques ne peuvent par conséquent pas être tenus pour responsables des différences observées en Amérique du Nord. De plus, puisque les catégories socioprofessionnelles ne sont pas significativement différentes entre les patients afro-américains et 215 ceux d’origine africaine résidant en France, il est peu probable que la différence soit liée à des revenus différents ou à des variations ethniques du suivi thérapeutique. La seule différence qui peut être constatée porte sur la couverture universelle des soins médicaux, y compris des traitements souvent onéreux, qui existe en France et non en Amérique du Nord. Ces conclusions ont été acceptées par les éditeurs de l’AJT. Leur prise en compte de ces données pourrait améliorer la prise en charge de cette population spécifique de patients transplantés en Amérique du Nord. CONCLUSION La transplantation d’organe a souvent été prise comme une démonstration des différences ethniques existant pour le traitement d’une pathologie lourde. Cependant, une analyse plus fine permet de démontrer que le tableau est beaucoup plus complexe, et que les facteurs relevant du modèle social du pays considéré pourraient être primordiaux dans cette thèse. Nous savons, en transplantation comme ailleurs, combien la prise en compte de ces spécificités sociétales est importante. Ce qui unit les individus de différentes origines génétiques ou ethniques compte finalement davantage que ce qui les sépare. La génomique, avec son rêve de l’individualisation des traitements, constitue l’une des avancées majeures de la médecine de la dernière décennie. Cependant, la science “classique” ne doit pas éluder le rôle et l’importance des sciences sociales. ■ Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n o 4 - oct.-nov.-déc. 2005