
CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 40
entre la nostalgie, qui n’est pas un simple regret, et la prophétie, qui n’est pas une
prévision, ne vise ainsi à rien d’autre qu’à ressaisir le présent lui-même : à trouver,
au cœur de ce que Proust nommera la « matière éternelle et commune2»du
quotidien et Lukacs son « mélange impur », les traces d’une autre éternité, celle
d’une matière rare, qui n’a de valeur que dans la mesure où elle a toujours été
une des composantes de la réalité. C’est ainsi que nous entendons déployer ce
fragment de la revue Athenaeum, attribué à August Schlegel :
L’image trompeuse d’un âge d’or passé est l’un des plus grands obstacles à l’appro-
che de l’âge d’or qui doit encore venir. Si âge d’or il y eut, il n’était pas d’or véritable.
L’or ne rouille ni ne s’altère, il ressort invinciblement pur de tous les mélanges et de
toutes les décompositions. Si l’âge d’or ne peut durer éternellement, il vaut mieux qu’il
ne commence même pas ; il n’est bon qu’à inspirer des élégies à sa perte3.
Ages d’or passés, âge d’or à venir
Pour peu qu’on lise un peu vite cet aphorisme, son sens semble évident : à
l’« image trompeuse d’un âge d’or passé », s’oppose l’âge d’or véritable, qui n’est
pas encore venu, et qui n’est même pas fait, métaphoriquement, de la même
matière. Que le premier âge d’or soit passé, qu’il ait rouillé en quelque sorte, est
la preuve qu’il n’était pas le vrai. Alors que celui qu’on attend, une fois venu,
s’installera pour toujours. Mais si nous en restons là, nous perdons la vraie relation
que cet aphorisme entretient avec tous les âges d’or passé, et donc aussi avec l’âge
d’or à venir.
L’évocation de l’âge d’or est en effet aussi bien celle du poème classique que
de ses suites. C’est d’abord au cœur du classicisme, considérant les textes antiques
comme des modèles indépassables, que travaille le fragment romantique, réinter-
rogeant quitte à la faire vaciller sa relation aux modèles qu’il se donne. Revenons
à la plus ancienne version connue de l’âge d’or, celle d’Hésiode dans Les Travaux
et les jours. Il s’agissait d’un temps maîtrisé par le temps (le temps de Kronos) qui
n’apporte aux hommes ni vieillesse ni douleur : « les pieds et les bras toujours
jeunes / ils vivaient de festins, à l’abri de toute misère/ Ils mouraient comme ils
s’endormaient. Et toutes richesses /leur revenaient : la terre, qui donne la vie
d’elle-même,/ leurs tendaient ses fruits abondants ; la joie et le calme/ présidaient
aux travaux des champs4… » Puis le sol a « recouvert cette race » une fois pour
toutes. Suivent quatre autres races d’hommes, les races d’argent et de bronze,
puissantes et violentes, puis celle des héros, et enfin la race de fer, la nôtre, qui
vit dans la souffrance, même si « quelque bonheur, pourtant, viendra se mêler à
leur peine ». L’âge d’or est donc définitivement passé, et, semble-t-il, absolument
2. Proust, A la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1987-1989, t. I, p. 479.
3. Fragments de l’Athenaeum, frag. 243, in Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L Nancy, L’Absolu littéraire,
Paris, Seuil, 1978, trad. coll., p. 133.
4. Hésiode, Les Travaux et les jours,in Théogonie et autres poèmes, trad. J.-L. Backès, Paris,
Gallimard, 2001, p. 101 sq.
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