LA TROISIÈME PERSONNE MAL TRAIT ANCE, RÉSILIENCE ET INTERACTIONS VERBALES DE LA MÊME A UTEURE VAN HOOLAND M., 2000, Analyse critique du travail langagier: du langage taylorisé à la compétence langagière, Paris: L'Harmattan. VAN HOOLAND M., 2002, La parole émergente. Approche psychosociolinguistique de la résilience. Parcours théorico-biographique, Paris: L'Harmattan. A PARAÎTRE EN 2005 CHEZ LE MÊME ÉDITEUR VAN HOOLAND M. (dir.), Psychosociolinguistique. Les facteurs psycholinguistiques dans les interactions verbales. Paris: L'Harmattan. (Ç)L'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-8299-X EAN : 9782747582995 MICHELLE VAN HaaLAND LA TROISIÈME PERSONNE MAL TRAIT ANCE, RÉSILIENCE ET INTERACTIONS VERBALES Analyse psychosociolinguistique L'Harmattan 5-7,rue de l' ÉcolePolytechnique 75005 Paris FRANCE L 'Harmattan Hongrie Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest HONGRIE de témoignages L'Harmattan ItaIia Via Degli Artisti, 15 10124 Torino ITALIE Je remercie, à travers cet ouvrage, toutes les personnes qui ont lu « La parole émergente» et qui ont dialogué avec moi. Et particulièrement ma mère. Pour avoir accepté de communiquer sur mon histoire personnelle, familiale et sociale et sur son histoire personnelle, familiale et sociale, en partie commune, en partie différente. Et revenant sur ma rengaine: «on ne rattrape pas le temps perdu », nous essayons de construire par nos rencontres, d'écrire par nos échanges épistolaires, une autre histoire conversationnelle pour le temps qui nous reste. Je remercie tous les professionnels de la santé que j'ai rencontrés pendant ces quatre années, car moi aussi, à travers toutes les formations que j'ai dispensées auprès des Agents hospitaliers, des Aides-Soignants/es, des Infirmières/Infirmières, des Manipulateurs radio, des Techniciens de laboratoire, des Kinésithérapeutes, des Cadres de santé, j'ai beaucoup appris. Je remercie Nathalie Auger, Béatrice Fracchiolla et Claudine Moïse pour leur réflexion sur le premier chapitre (lors de la journée psychosociolinguistique) ; elle a pu inspirer le choix du titre de cet ouvrage. Je remercie Aline, Barbara, Marie pour leur témoignage. Et toujours une pensée pour mes très chers [amimo], m'accompagnant dans tous ces écrits, et pour le calme et la douceur, pour le silence tranquille, pour l'autre communication, dans laquelle sinon la troisième personne, rien moins que le troisième être vivant. INTRODUCTION « Mon petit Poil de Carotte, je t'en prie, tu serais bien mignon d'aller me chercher une livre de beurre au moulin. Cours vite. On t'attendra pour se mettre à table », Mme Lepic. «Non, maman », Poil de Carotte. «Pourquoi réponds-tu: non, maman? Si nous t'attendrons », Mme Lepic. «Non, maman, je n'irai pas au moulin », Poil de Carotte. « Comment! Tu n'iras pas au moulin? Que dis-tu? Qui te demande? ... Est-ce que tu rêves? », Mme Lepic. «Non, maman », Poil de Carotte. « Voyons, Poil de Carotte, je n y suis plus. Je t'ordonne d'aller tout de suite chercher une livre de beurre au moulin », Mme Lepic. «J'ai entendu. Je n'irai pas », Poil de Carotte. « C'est donc moi qui rêve? Que se passe-t-if ? Pour la première fois de ta vie, tu refuses de m'obéir », Mme Lepic. « Oui, maman », Poil de Carotte. « Tu refuses d'obéir à ta mère. », Mme Lepic. «A ma mère, oui, maman », Poil de Carotte 1. De nombreux auteurs ont montré que les situations de maltraitance engendrent un certain nombre de troubles du développement et parmi ceuxci des troubles du langage dans la compréhension et la production d'un message, troubles de la communication et de la relation. Rouyer et Drouet (1986: 13) indiquent que les romanciers modernes tiennent compte avec justesse de l'impact des mauvais traitements sur l'enfant. Elles citent l'exemple de Poil de carotte et de Vipère au poing. Or, il est possible d'avoir une autre lecture des récits d'enfants maltraités tels que celui de Poil de Carotte et Vipère au poing, lecture que font des auteurs comme Manciaux et Tomkiewicz (2000) précisant que, par exemple pour Poil de Carotte, il s'agit d'un exemple de résilience. Je souhaite à travers cet ouvrage faire, moi aussi, en tant que psychosociolinguiste m'intéressant à la maltraitance psychologique vue sous l'angle du langage, de la communication, une autre lecture de ces récits car il me semble, en effet, que Poil de Carotte est un exemple de résilience et spécifiquement de résilience verbale face au traumatisme du langage. Il a su se révolter face à la maltraitance psychologique de sa mère: il a su s'octroyer le droit à la parole, se construire en sujet parlant. 1 Extrait de la scène «La révolte» du roman de Jules Renard, 1986, Poil de Carotte, Paris: Grands écrivains édition. 8 lntrodu ction Cet ouvrage s'intéresse à ces récits parce qu'ils montrent que des enfants ont su développer une compétence de communication avec l'adulte maltraitant. Mon analyse de la maltraitance psychologique et de la résilience en situation de maltraitance psychologique porte sur ces récits pour comprendre ce que ces enfants ont pu développer afin que des professionnels puissent favoriser leur compétence de communication, leur socialisation langagière. Ces récits sont des histoires de vie, des romans autobiographiques ou encore des auto-analyses: récit de Poil de Carotte du roman du même nom, de Brasse Bouillon dans Vipère au poing2, mais aussi de Barbara, Aline ou de Marie, personnes résilientes qui ont accepté de témoigner de leur vécu d'ex-enfants maltraités. L'analyse de chacun de ces récits montre que ces enfants ont réussi à interpréter le message de l'adulte maltraitant suivant un certain nombre de facteurs et de processus langagiers étroitement imbriqués. Cet ouvrage souhaite décliner ces facteurs et ce processus langagiers à travers l'analyse de la communication familiale maltraitante et spécifiquement de l'interprétation qu'en fait l'enfant, et donc l'analyse de l'élaboration de sa stratégie discursive d'adaptation autrement appelée sa résilience verbale. L'enfant perçoit la communication familiale maltraitante grâce à l'influence d'une troisième personne, d'une communication bientraitante. Il va réussir à évaluer les différences entre les deux situations tant au niveau du contexte général de la communication, que du contexte interactionnel et enfin des mots utilisés. Grâce à la présence d'un écart social, culturel et affectif objectif qui se manifeste dans les façons de dire, d'interagir, de communiquer d'une personne bienveillante, l'enfant va réussir à interpréter le message de l'adulte maltraitant et à produire un message à son tour. L'interprétation du message maltraitant repose sur le fait qu'il va comprendre que le message de l'adulte maltraitant l'entraîne vers une interprétation douloureuse de la réalité. Le message qu'il va produire est le renversement de la situation de communication imposée par l'adulte maltraitant. Ainsi, font Brasse Bouillon, Poil de Carotte, Barbara, Aline et Marie. Brasse Bouillon, surnom que lui donne sa mère, vit la maltraitance psychologique -rejet, dénigrement, terrorisme- et physique de la part de sa mère dès le décès de sa grand-mère. Il comprend vite le fonctionnement de la mère qui impose la circulation de la parole: «vous ne parlerez que lorsque vous serez interrogé» ; il finira par déjouer les mauvais coups et se révolter. Poil de Carotte, quant à lui, vit la maltraitance psychologique sous la forme du rejet et du dénigrement de la part de sa mère; il peut aller voir 2 Dans le volume, respectivement et désormais: PDC et VAP. Introduction 9 son parrain qui lui manifeste de l'affection. Il finit, après avoir été sous les ordres de sa mère, par refuser d'obéir dans la séquence d'ailleurs intitulée « la révolte », citée précédemment. Il se pose en sujet en refusant, par la parole, d'obéir à l'ordre qui vient de lui être donné. Aline est née trois semaines après la mort de sa sœur aînée. Elle a vécu dans une carence affective et la bouderie de sa mère qui durait plusieurs jours. Des personnes l'aident à résister: une dame âgée qui vient rendre visite à la famille, sa cousine chez qui elle va en vacances et l'école. La dame joue, parle avec elle, lui dit des choses gentilles; Aline insiste sur cette relation positive, dynamique. L'école la valorise, elle s'entend dire qu'elle est différente. Elle retrouve de la gaîté auprès de ses voisins qui viennent en vacances et chez sa cousine. Al' entrée en sixième, elle demande à aller en pension. Elle pense qu'elle a du retard à rattraper. Aline taira des incidents de santé dans le but d'inquiéter sa mère ce qu'elle réussira à faire. Marie vit une maltraitance psychologique se caractérisant par une carence affective et un dénigrement systématique dès lors qu'elle entre au collège. Son père la compare sans arrêt à son frère: son frère est brillant, il sera ingénieur; elle, elle est nulle et n'usera pas ses fonds de culotte sur les bancs de l'école; son père décide qu'elle fera de la comptabilité. Elle est encouragée par son grand-père adoptif. Elle décide de travailler et finit par se révolter en refusant l'orientation professionnelle choisie par son père et en lui énonçant ses quatre vérités. Barbara a vécu, quant à elle, la maltraitance physique et psychologique de l'âge de 6 ans, au moment du divorce de ses parents, jusque l'âge de 18 ans. Les insultes, les humiliations et les coups sont le lot quotidien. À côté de cela, elle a des amis et des voisins. Elle est accueillie chez des voisins dont la mère est différente de sa mère, elle dit qu'elle ne lui parle pas de la même façon. Ses copains lui disent qu'ils la considèrent comme un des leurs. Sa mère la dirige vers des études courtes. Barbara affronte quelquefois sa mère, regarde les mots que sa mère utilise dans le dictionnaire. A 18 ans, à la suite d'une crise à l'occasion de son anniversaire, Barbara se révolte contre sa mère et quitte la maison. A ces récits, j'ajoute celui évoqué dans « la parole émergente3» (Van Hooland, 2002) pour le compléter à travers les différents éléments théoriques de l'analyse des interactions verbales. Il s'agit du récit auto-biographique d'une maltraitance psychologique, dénigrement et terrorisme, concomitante à une maltraitance physique dès l'âge de quatre ans jusque l'âge de quatorze 3 Dans le volume, désormais PEe 10 Introduction ans dans laquelle l'enfant finit par interpréter le message de l'adulte maltraitant et par produire à son tour un message spécifique: le compliment. Ce présent ouvrage décrit la stratégie discursive d'adaptation c'est-à-dire l'évaluation du message de l'adulte maltraitant et la production d'un message de la part de l'enfant à partir d'une approche particulière: l'approche psychosociolinguistique des outils théoriques de l'interaction verbale (Kerbrat-Orecchioni, 1990, 1995). En effet, pour comprendre la stratégie discursive d'adaptation ou encore la résilience verbale face au traumatisme du langage, il est nécessaire de considérer une approche psychosociolinguistique de la communication verbale car il s'agit de développer les facteurs « psy» du schéma de la communication verbale (Kerbrat-Orecchioni, 1980) -ce qui n'a pas été abordé jusqu'à présent- et plus encore de prendre en compte, dans la sociolinguistique interactionnelle, la complémentarité dialectique du psychique et du social (chapitre 1). Dans ce volume, l'accent est mis, à partir de l'analyse de quatre témoignages, sur la comparaison que réalise l'enfant entre l'interaction verbale bientraitante et l'interaction verbale maltraitante à partir des éléments définissant l'interaction verbale, notamment des éléments verbaux créant la relation interpersonnelle et spécifiquement sur les actes de langage (chaptre 2 et 3). Les actes de langage, ou comment faire des choses avec des mots, constituent des marqueurs importants pour l'interprétation de l'enfant; ils sont bien souvent ces phrases, ces messages positifs que rapportent les personnes qui témoignent de leur résilience des années plus tard. Ils sont ce sur quoi l'interprétation peut se faire car 1. l'apprentissage du langage passe par les actes de langage, 2. ils sont en partie commun aux deux interactions en tant qu'ils peuvent constituer l'essentiel de l'échange verbal, 3. ils construisent la relation interpersonnelle. Loin d'être des phrases isolées, ces messages positifs que la personne résiliente rapporte s'insèrent dans un ensemble communicationnel constitué de trois niveaux -situationnel, interactionnel et interdiscursif- qui permet à l'enfant de réaliser un travail langagier. L'enfant réalise un travail sur l'enchaînement de ces phrases autrement appelées des illocutions, sur le perlocutoire (l'effet produit par ces illocutions) et l'illocutoire (une insulte par exemple). L'analyse des récits, loin de prétendre à une généralisation4, montre que tout ne se joue pas hors langage: l'enfant modifie sa place par ce travail sur l'enchaînement des illocutions, sur la compréhension des éléments construisant l'interaction verbale. Ceci signifie que n'est pas abordée dans 4 Le travail présenté dans cet ouvrage devrait pouvoir être poursuivi par l'analyse d'autres témoignages. Introduction 11 cet ouvrage l'après-maltraitance à savoir non seulement l'apprentissage après la maltraitance mais aussi l'adulte communiquant et encore I'historicité au moment de la verbalisation du récit; parce que l'accent est mis, comme je viens de l'évoquer, sur cette modification de statut dans le moment de la maltraitance5. Ce point met en évidence un problème méthodologique (chapitre 4) car il s'agit bien de repérer dans le discours des personnes adultes comment elles ont pu, enfant, gérer autant que possible la violence verbale dont elles étaient l'objet autrement dit d'un point de vue méthodologique, distinguer dans le récit des personnes ce qui relève de l'expérience concrète antérieure et de I'historicité due à la verbalisation. A partir des outils de l'analyse du discours mais aussi des théories des interactions verbales, cet ouvrage propose de mettre en lumière dans le discours des personnes ce passage d'un statut à un autre, ce mouvement opéré dans et grâce à l'interaction verbale, dans et par le langage, objet et moyen de socialisation, de construction dans lequel n'est pas uniquement je celui qui dit je mais est je, devient je celui qui a « il» ou «elle », une troisième personne sur laquelle se reposer, avec laquelle existe une histoire interactionnelle bienveillante qu'il peut réinvestir pour interpréter l'interaction verbale maltraitante. Le dernier chapitre (chapitre 5) tente de proposer des éléments pour l'intervention de la troisième personne. 5 Cet aspect est aussi un souci de remplir mon engagement de ne pas rompre l'anonymat des personnes qui ont témoigné. CHAPITRE 1 HYPOTHÈSE ET MOYENS DE L'HYPOTHÈSE 1 Le point de départ de l'approche psychosociolinguistique 1.1 Le croisement de trois réflexions Mon travail de chercheure et de formatrice sur le champ de la maltraitance et spécifiquement de la maltraitance en tant que traumatisme du langage nécessite le développement théorique et méthodologique d'une approche psychosociolinguistique. Ce développement prend appui sur le croisement de trois réflexions: une approche psychosociolinguistique de la résilience dans le contexte de la maltraitance (Van Hooland, 2002), une analyse critique du travail langagier (Van Hooland, 2000) et une pratique de formatrice en formation continue auprès des professionnels de la santé et du travail social dans le contexte de l'accompagnement de l'enfant maltraité. En effet, si, comme j'ai pu l'exposer dans l'approche psychosociolinguistique de la résilience, l'enfant peut développer une compétence de communication en situation de maltraitance et que le professionnel, dont l'activité professionnelle est une activité langagière, doit accompagner l'enfant maltraité au cours de son hospitalisation, il semble nécessaire de croiser ces approches car au cours de formations6 sur le thème de la maltraitance, nombreux sont les professionnels non seulement à exprimer des difficultés face à la prise en charge de l'enfant maltraité mais aussi à exprimer des idées reçues voire à refuser de croire au développement positif de l'enfant. Dans la mesure où ces professionnels sont appelés à soutenir la résilience (Manciaux, 2002, Lecomte, 2004), ils doivent prendre conscience du sens de leur parole au travail, prendre conscience de la question du sens de leur parole en tant que celle-ci peut être une parole positive, une parole soignante. Pour leur permettre de contribuer au développement de la compétence de communication de l'enfant, de sa socialisation et 6 Formations auprès des saignants et travailleurs sociaux: sensibiliser au problème de la maltraitance (CNFPT) ou encore repérer la maltraitance familiale lors de l 'hospitalisation (ANFH). Hypothèse et moyens de l'hypothèse 14 construction langagières, il est indispensable de développer une approche psychosociolinguistique de la communication dont la tâche est double: expliciter les aspects théoriques du développement de la compétence de communication de l'enfant en contexte de maltraitance, d'une part, et, d'autre part, expliciter les différents aspects du travail langagier des professionnels notamment des soignants7, théorique, prescrit et réel (Van Hooland, 2000), afin de pouvoir repérer des éléments sur lesquels les professionnels8 pourront s'appuyer dans le contexte de leur activité langagière professionnelle. 1.2 «Approche psychosociolinguistique de la résilience» De nombreux auteurs montrent que des enfants peuvent résister en développant des stratégies d'adaptation et construire face à des situations de maltraitance développant ainsi une résilience. Toutefois, bien qu'ils envisagent la parole comme pouvant être une parole positive, affective favorisant la résilience et le lien entre résilience et maltraitance, ils n'abordent pas la résilience du point de vue du langage en tant que résistance et construction par et dans le langage. Ceci peut-être pour plusieurs raisons: a) de nombreuses pistes restent à explorer (Manciaux et Tomkiewicz, 2000), b) parmi les disciplines concernées ne se trouvent pas les sciences du langage (Cyrulnik, 1998), et enfin, c) les auteurs définissant la maltraitance demandent qu'elle soit explorée suivant un modèle de la communication qui décrirait la compréhension par l'enfant du message maltraitant (Durning, Fortin, 1996). Or, il est possible de supposer qu'il existe des cas proches de celui exposé dans «La parole émergente» (Van Hooland, 2002) où l'enfant développe une compétence de communication non seulement avec l'adulte maltraitant mais aussi en dehors de la situation de maltraitance. Compte tenu de ces éléments, ajoutés aux difficultés des professionnels, il me semble nécessaire de repartir de l'approche psychosociolinguistique de la résilience en l'approfondissant sur deux aspects définissant la résilience: les facteurs et processus et pour moi, les facteurs langagiers et le processus interprétatif 7 Van Hooland M., La parole soignante, Paris: L'Harmattan, (à paraître) ; pour les travailleurs sociaux voir Van Hooland M., 2004, « Actions de formation dans le travail social: des pratiques langagières à la parole authentique », dans Pratiques, langues et discours dans le travail social, LÉGLISE I., (dir.), Paris: L'Harmattan. 8 Différents professionnels peuvent s'appuyer sur l'approche psychosociolinguistique comme cela a pu être discuté lors de la journée Psychosociolinguistique réunissant notamment Cécile Bauvois, psychologue clinicienne et Thierry Launay, médecin, psychothérapeute, voir Van Hooland M., 2005, Psychosociolinguistique, les facteurs psychologiques dans les interactions verbales, Paris: L'Harmattan. Chapitre 1 15 qui permettent à l'enfant de résister et de construire dans ce type de situation une compétence de communication. Ceci se traduit par une explicitation, pour ces deux aspects, des facteurs « psy » et « socio » de cette approche psych osocio linguis tiq ue. Il s'agit d'expliciter ces facteurs. En effet, la compétence de communication décrite dans cette approche théorico-biographique ne correspond pas tout à fait à celle définie par Hymes car elle intègre des données psychologiques et psychanalytiques. En même temps qu'il apprend à interagir dans des situations, maltraitante et non maltraitante, l'enfant cherche à se construire en sujet énonciateur passant par un travail psychique. L'enfant réalise effectivement un travail au sens de la psychodynamique du travail (Dejours, 2000), travail d'identité, de reconnaissance de sa souffrance, de ses ressources, du réel (Van Hooland, 2002 : 247-260) ; dans l'interaction et pour l'interaction, il réalise un travail d'adaptation (de coping) et développe des compétences en s'appuyant sur la notion psychodynamique de «moments présents ». En effet, alors qu'il vit une maltraitance physique et le terrorisme avec l'injonction paradoxale, l'illusion négative, la mystification, il développe peu à peu une résistance passant par des moments successifs (Ibid., 68) et analyse le discours du parent pathogène9 (Ibid., 109-122), pour finalement prendre la parole à travers le compliment après avoir analysé sa parole 10. Il développe une « éducation au parler» dans de multiples interactions verbales bientraitantes humaines et animales. Or, dans cette approche, deux points doivent être développés. Tout d'abord, cette «éducation au parler» en rapport avec les interactions humaines multiples n'est pas mise en relation avec le développement de la compétence de communication; ceci ne permet pas de déterminer le processus interprétatif. Ensuite, les facteurs langagiers bien que partant de la définition générale de l'interaction verbale ne sont pas clairement identifiés. Mon intérêt dans cette présente recherche est de définir d'autres compétences de communication en travaillant d'une part, sur la nature du langage et précisément sur ce qui a été appelé des faits de langage (Van Hooland, 2002: 109) car correspondant davantage à des actes de langage (Van Hooland, 2003), et d'autre part, sur le processus interprétatif fait par l'enfant sur le langage, il s'adapte et se construit en sujet énonciateur, une 9 Analyse traduite à travers la démarche de Blanchet (A., 1991) : qu'est-ce qu'il me dit des choses dont il me parle? Qu'est-ce qu'il me dit qu'il pense des choses dont il me parle? Qu'est-ce qu'il essaie de me faire accomplir dans ce qu'il dit? 10« Qu'est-ce que je lui dis des choses dont je lui parle? Qu'est-ce que je lui dis de ce que j'en pense? Qu'est-ce que j'essaie de me faire accomplir? Qu'est-ce que je mefais accomplir dans ce que je dis? » (Van Haaland, 2002 : 43). 16 Hypothèse et moyens de l'hypothèse place d'enfant. Ceci pose la question de savoir si ces aspects -les actes de langage et le processus interprétatif- sont pertinents pour l'activité professionnelle langagière. 1.3 «Analyse formation critique du travail langagier» et pratiques de L'analyse du travail langagier est critique dans la mesure où elle pose l'importance de la valorisation de la parole au travail, l'humanisation du travail langagier contre un langage taylorisé. Ce point est d'autant plus préoccupant lorsque les professionnels sont amenés à interagir avec des personnes qui ont vécu le traumatisme du langage. Comment peuvent-ils interagir? L'analyse critique du travail langagier pour répondre à cette question doit repartir de la démarche qu'elle a développée (Van Hooland, 2000) en la questionnant, en l'approfondissant. En effet, elle peut répondre à travers cette démarche car celle-ci se fait à partir de trois questions théoriques successives: la question de la verbalisation, la question du sens de la communication, la question de l'activité langagière. La question de la verbalisation s'intéresse aux discours des professionnels en tant que ceux-ci définissent l'activité de travail. Ceci se fait suivant un principe particulier. En effet, la verbalisation s'intéresse aux discours en tant qu'expérience réfléchie, construction d'historicité (Van Hooland, 2000 : 35), formulé autrement en tant que les professionnels disposent d'éléments pour produire des connaissances sur leur activité de travail et donc pour proposer des outils pour accompagner l'enfant maltraité. Ainsi, la verbalisation des professionnels en formation me conduit à interroger les éléments théoriques et méthodologiques à savoir sociolinguistique et particulièrement le champ disciplinaire Langage et Travail pour comprendre ce qui est verbalisé; en effet, lors de sessions de formation, les professionnels expriment leur émotion, leur difficulté dans l'accompagnement de l'enfant maltraitéll. La formatrice que je suis doit, pour comprendre la parole des professionnels, pour analyser leur discours, interroger ses outils théoriques et méthodologiques (Van Hooland, 2004) car leur discours est l'expression de mécanismes de défense, d'idéologie défensive de métiers, en résumé renvoie à la problématique de la souffrance 11 Dans une formation, une personne me disait qu'elle ne pouvait pas entendre ce que j'explicitais, que ce n'était pas possible. D'autres professionnels réagissent en affIrmant qu'« il vaut mieux pour ces enfants qu'ils soient débiles)} ou encore que « ce serait mieux pour eux, qu'ils connaissent toujours les coups, de la maltraitance car comme cela c'est moins dur à vivre, ils souffrent moins)} ou enfin «ils ne peuvent pas s'en sortir, systématiquement ils y repensent, ils n'ont connu que cela )}. Chapitre 1 17 au travail définie par la clinique du travail - la clinique de l'activité (Clot, 1998) et la psychodynamique du travail (Dejours, 2000). La sociolinguistique éclairée par ces disciplines pose I'hypothèse suivante: les difficultés exprimées par les professionnels quant à l'accompagnement de l'enfant maltraité résultent, entre autres éléments, de la méconnaissance de ce que leur parole peut apporter et du manque d'outils théoriques et méthodologiques favorisant cet accompagnement. En effet, si la question du sens est celle qui s'intéresse dans l'analyse du travail théorique au sens de la communication, du langage, il est possible de repérer un atout et un manque dans le travail langagier infirmier par exemple mais aussi des travailleurs sociaux: bien que dans les missions du soin, il y ait celle consistant à veiller au besoin de communiquer (dans les quatorze besoins fondamentaux de Henderson) de la personne soignée, les outils décrivant la communication ne sont pas ceux des théories de l'interaction verbale, celles s'intéressant à la construction de la place; les sciences infirmières se réfèrent à Chomsky et Jakobson. Par ailleurs, en ce qui concerne la question de l'activité, alors qu'elle semble relever très largement des actes de langage (Cosnier, 1993, Borzeix, 2001), cette référence n'est pas développée dans les sciences infirmières et dans le discours des soignants. Ainsi, d'un point de vue méthodologique, la question de la verbalisation en tant que travail d'historicité, en tant que les professionnels disposent de connaissances s'oriente vers le recueil et l'analyse d'un type de discours professionnels: celui des professionnels ayant vécu une situation de maltraitance enfant, celui donc des personnes résilientes capables d'une part, d'exprimer les mécanismes de résistance et de construction mis en place face à la situation de maltraitance qu'elles ont vécue enfant et d'autre part, de se les approprier pour leur activité professionnelle face à l'enfance maltraitée. Ces points m'amènent à poser une double hypothèse. 1.4 Une double hypothèse La formulation de la première hypothèse émane de la réflexion sur la résilience: il s'agit de montrer qu'il existe d'autres situations dans lesquelles des enfants ont pu développer une compétence psychosociolinguistique de communication. Pour le déterminer, je pose l'hypothèse suivante: l'enfant maltraité est résilient (il résiste et construit) face à la maltraitance car il réussit à interpréter le système d'interactions qu'il vit dans la situation de maltraitance comme un système d'interactions pouvant provoquer une interprétation douloureuse de la réalité grâce à la parole de personnes bienveillantes, grâce au fonctionnement langagier d'un autre système d'interactions. Si je reformule autrement cette hypothèse: son insertion dans une interaction verbale différente de celle vécue en situation de maltraitance 18 Hypothèse et moyens de l'hypothèse permet à l'enfant maltraité de saisir un écart entre une interaction verbale dans laquelle il est respecté et une autre dans laquelle il est dénigré, rejeté, terrorisé. Les façons de dire peuvent, selon moi, favoriser non seulement son interprétation de ce système maltraitant grâce à la compréhension des règles mais aussi son adaptation en le modifiant, permettant à l'enfant maltraité de se construire en sujet parlant. Ainsi, l'approche psychosociolinguistique, en s'appuyant sur la théorie des interactions verbales telle que proposée par Kerbrat-Orecchioni (1990, 1995), doit, pour expliciter le travail d'interprétation et de production d'un message réalisé par l'enfant, prendre en compte, à côté des aspects sociolangagiers, la complémentarité du psychique et du social. Ceci amène à reprendre les apports de l'École de Palo Alto (Kerbrat-Orecchioni, 1990: 45) dans la théorie des interactions verbales et à chercher dans d'autres disciplines cette complémentarité. Cette hypothèse se fonde donc tout d'abord sur l'idée de Watzlawick (1984) affirmant qu'« il ny a pas d'individu malade en soi, mais des systèmes d'interactions provoquant des interprétations douloureuses de la réalité ». Ainsi, à partir de cet auteur et de sa définition du système d'interactions, il est possible de supposer le travail d'interprétation et d'adaptation de l'enfant. En effet, en ce qui concerne les systèmes d'interactions, Watzlawick (1972 : 37) précise qu'il s'agit d'un ensemble d'interactions qui donne un sens à une action qui s'insère en son sein. L'explicitation de cette conception par Mucchielli (1994: 84) permet d'entrevoir le travail de l'enfant. « Une action, une communication, c'est-àdire une interaction n 'a pas de sens lorsqu'elle est analysée seule. Ainsi, un segment isolé de comportement est (comme au jeu d'échecs un « coup ») formellement indécidable c'est-à-dire dénuée de sens ... Un tel segment de comportement a peut-être été causé» par un élément extérieur. L'auteur ajoute que «toutefois, si l'on remarque que dans une interaction le comportement de a, de l'un des partenaires -quels que soient ses motifssuscite en réponse le comportement b, c, d ou e de l'autre, mais exclut par contre absolument le comportement x, y et z, il devient possible de formuler un théorènle de métacommunication... c'est-à-dire une règle du « coup» joué. Une interaction serait comme la note d'un instrument dans le concert des autres instruments qui jouent au sein de l'orchestre. C'est cet ensenlble qu'il faut s'efforcer d'analyser». Ainsi, il me semble que si les échanges verbaux conflictuels se font suivant des règles (Kerbrat-Orecchioni, 1995 : 144) et que les scènes de ménage se font suivant des «motifs» et des «figures typiques» se réduisant à quelques «théorèmes» généraux (Flahaut, 1987), l'enfant maltraité peut réussir à analyser cet ensemble, à Chapitre 1 19 comprendre les comportements en réponse, à métacommuniquer sur la communication avec le maltraitant. Comprendre l'individu maltraitant, c'est pour l'enfant réinsérer sa conduite (une séquence d'interactions) dans un cadre plus général. L'enfant maltraité en apprenant un ensemble d'éléments sur l'adulte maltraitant12 va réinsérer cette conduite dans un cadre familial plus général: celui de l'adulte maltraitant, le sien, celui d'autres familles. Par le jeu de comparaisons, il va pouvoir comprendre la réaction de l'adulte maltraitant. L'enfant maltraité va alors développer un comportement en réaction au comportement de l'adulte maltraitant et cela, seulement après avoir compris ce qui se jouait. Il va chercher à comprendre l'interaction qu'il est en train de vivre, comprendre les actions liées, la causalité circulaire. Il va essayer de repérer les jeux d'interaction et leurs règles afin d'en développer un à son tour. Muchielli (1994 : 89) pose la signification des jeux d'interaction et de règles. Cette notion est intéressante au sens où elle permet de poser le fait que les interactions s'organisent, que le système d'interactions devient un jeu avec des règles. «On dit «jeu» non pas pour l'aspect ludique de l'interaction, mais parce que l'analyse d'un ensemble assez vaste d'échanges fait apparaître un système d'interaction, où les échanges successifs apparaissent déterminés par des règles ». Dans un système d'interaction, « tout se passe comme si les individus recherchaient certains types de relations avec leur environnement en cherchant à imposer un système de relation qui leur permet de bien supporter la situation ou d'être à l'aise dans leur rôle ». L'auteur termine son approche du jeu d'interaction en indiquant qu'il s'agit d'« un système récurrent et répétitif mis en place pour préserver l'individu ou le groupe de confrontations avec des situations qu'il ne peut maîtriser. De ce fait, il apporte des bénéfices psychologiques aux différents acteurs» (91). Toutefois, bien que cette notion me permette de saisir les idées de règles et de répétition faisant de cette dernière une opportunité pour l'interprétation, elle comporte un sens trop déterministe et aliénant car il semble que « la psychologie sociale, avec l'analyse transactionnelle, a montré comment entre les individus en constante interaction (menlbres d'une famille, d'un groupe de travail ...j, les échanges se programmaient petit à petit et se conformaient à des schémas précis susceptibles d'être classifiés et constanlment reproduits dans la relation, à l'insu du sujet» Ge souligne). Or, il me semble que l'enfant maltraité ne va pas reproduire. 12 Enfance maltraitée, perte d'un premier enfant, alcoolisme. 20 Hypothèse et moyens de ['hypothèse Je suppose, en effet, que l'enfant maltraité tente de se dégager de ce système d'interactions maltraitant. Il ne va pas le reproduire à son insu dans l'interaction ni avec le maltraitant ni à l'extérieur car il va tenter de modifier ce système, modifier les règles pour ne pas se laisser enfermer et pour se construire malgré tout en sujet dans cette interaction du fait de la présence d'autres systèmes d'interactions qui lui permet d'identifier d'autres fonctionnements suivant d'autres règles; le fonctionnement de l'interaction verbale dans d'autres situations de communication favorise sa compréhension d'un écart culturel, social, affectif objectif. Ce point m'amène à l'autre aspect construisant mon hypothèse, celui concernant la complémentarité dialectique du social et du psychique. Selon la sociologie clinique développée par De Gaulejac (1987), se référant à Freud et Bourdieu pour expliciter la névrose de classe, les personnes déplacées rencontrant deux systèmes d'habitus différents -l'un de leur milieu d'origine, l'autre de leur nouveau milieu du fait de leur mobilité sociale, se trouvent confrontées à un écart social, culturel et affectif objectif et peuvent alors vivre un conflit du fait de l'existence de deux systèmes d'habitus contradictoires pouvant aboutir à une névrose de classe. «La névrose de classe définit les caractéristiques principales des conflits psychologiques liés au déclassement social» (De Gaulejac, 1987: 15). Toutefois, ces conflits ne provoquent pas obligatoirement une névrose. Pour qu'il y ait névrose il est nécessaire qu'ils s'inscrivent sur une structure psychique vulnérable, qu'ils soient relayés par un comportement psychosexuel problématique. Le sujet déplacé devient le sujet de son histoire en prenant conscience des attributs sociaux sur lesquels porte la relation affective i.e. le poids social, historique porté par les personnes aimées et aimantes du milieu d'origine; il opère alors un travail d'historicité c'est-àdire un travail de déliaison, de désincorporation, de désintégration du système d'habitus. L'enfant maltraité peut prendre conscience de l'écart social, culturel et affectif objectif, entre deux systèmes d'habitus différents, celui du milieu maltraitant et celui du milieu bienveillant. Mon hypothèse est alors de poser qu'un écart psychosociolangagier et culturel objectif l'amène à faire un travail d'adaptation et de socialisation langagières. Ce travail se fait dans et par le langage car le langage est à la fois objet et moyen de socialisation et de construction: la parole énoncée dans un autre contexte de communication en tant qu'elle est la manifestation d'un système d'habitus non pas uniquement linguistiques, (comme le pose Bourdieu, 1982), mais psychosociolangagiers différents le conduit à réagir dans la situation de maltraitance. L'enfant maltraité peut s'engager dans une construction, dans un travail d'historicité. Il va chercher à devenir le sujet de son histoire conversationnelle avec l'adulte maltraitant. Il s'agit d'un