LE
DROIT
ET
LA
socIl1TÉ
D'AUJOURD'HUI
Dans le thème qu'il m'a été demandé d'explorer -« le droit et la société
d'aujourd'hui»
-,
il
faut voir à coup sûr l'expression
d'une
préoccupation à la
fois théorique et pratique
de
la pensée contemporaine. Depuis les années
1970,
on
s'accorde de manière quasi-unanime à diagnostiquer dans les socié-
tés actuelles le « malaise" ou la « crise
",
endémique et multiforme, du droit,
de
la loi et
de
l'État. Devant les symptômes
de
la pathologie juridique, se mani-
feste, dans
une
littérature philosophico-juridique foisonnante -dans le monde
anglo-saxon et germanique plus qu'en France
il
est vrai
-,
la volonté de pro-
poser
une
théorisation nouvelle du droit.
Il
ne
s'agit pas d'une nouvelle « que-
relle des Anciens et des Modernes
".
Mais,
dans le monde « désenchanté "
nous vivons, le droit, privé d'assises sacrées -religieuses ou métaphysiques -
puise encore son inspiration dans le rationalisme des philosophies modernes.
Or,
nombreux sont aujourd'hui les auteurs qui refusent
de
penser le droit
comme
un
système normatif axiologique ment fondé -
C.
Schmitt, par exemple,
parle
de
ft
la tyrannie des valeurs» -et certains pensent que considérer le droit
comme
un
ordre prescriptif relevant d'exigences rationnelles pures est
une
atti-
tude obsolète.
Il
semble donc que, dans l'univers juridique actuel,
il
soit
devenu urgent
de
renoncer, totalement ou partiellement, aux paradigmes de la
rationalité moderne
pour
leur substituer des paradigmes nouveaux, plus
congruents avec la situation des sociétés contemporaines.
Cette « thérapeutique» se veut radicale.
Il
ne
faut donc pas la confondre avec
les
ft
métamorphoses du droit » dont,
il
y a
un
demi-siècle,
on
entrevoyait la
nécessitél. S'il est vrai
que
la pensée juridique, vidée
de
son caractère sacré,
de
ses fondations métaphysiques, de ses exigences axiologiques,
de
sa normati-
vité rationnelle, a perdu toute dimension de transcendance et s'est rabattue au
1. Voir
par
exemple G. Ripert, Les/orees eréatrices
du
droit, Paris, 1955.
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Simone Goyard-Fabre
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Penser la justice
niveau
de
l'empiricité, cette « métamorphose "
en
quoi s'exprimait « la révolte
du
fait contre le droit " loin de clarifier le statut épistémologique et philoso-
phique du monde juridique, n'avait pas la radicalité des entreprises qui, aujour-
d'hui, mettent
en
question dans le droit la rationalité moderne. A notre époque,
la recherche des nouveaux paradigmes du droit s'inscrit délibérément dans le
contexte d'une pensée dite «
post-moderne.
et «
post-métaphysique.
qui
rejaillit sur la théorie
du
droit au point de prétendre
en
opérer la« re-construc-
tion et la « re-fondation
".
Nous avons choisi d'exposer ici comment, dans la postérité du « tournant
linguistique" inauguré par Frege et dont
K.O.
Apel a déjà fait l'index
d'un
chan-
gement de paradigme
en
philosophie,
un
auteur comme Jürgen Habermas,
après avoir dénoncé la raison pratique à l'œuvre dans le droit moderne, entend
renouveler la rationalité juridique : la « raison instrumentale qui travaille,
estime-t-il, les systèmes
de
l'État libéral
ou
de
l'État-Providence, n'a plus
de
pertinence ; dans notre monde vécu profane et pluraliste, « les conditions
de
l'intégration
sociale.
exigent d'être construites, déclare-t-il, selon
une
« ratio-
nalité procédurale
».
Dès lors, selon cet auteur, le droit du temps présent trou-
verait dans « l'activité communicationnelle
un
paradigme argumentatif à la
faveur duquel pourrait dorénavant se préciser le concept normatif
de
la « poli-
tique délibérative» propre à ce qu'il appelle « l'État de droit démocratique
».
Je
voudrais, devant les symptômes, multiples et inquiétants,
de
la crise
du
droit constatés dans les sociétés complexes
de
notre temps :
(1), examiner le nouveau paradigme du droit qu'apporte
J.
Habermas dans
sa théorie
de
« l'activité communicationnelle »
en
insistant sur le thème
de
« la
discussion démocratique.
(II)
et m'interroger sur sa pertinence, c'est-à-dire sur
le point
de
savoir si, dès lors qu'il est soumis au tribunal
de
la
critique,
il
est
apte,
par
la « re-fondation» du droit, à surmonter le malaise qui s'est installé
dans l'univers juridique (III).
LE
CONSTAT
DE
CRISE
DE
L'UNIVERS JURIDIQUE ACIVEL
Dans cette première partie,
je
ne
m'étendrai pas longuement sur le malaise
aujourd'hui ressenti devant la silhouette prise par le droit à raison des trans-
formations dont
il
est le lieu.
Ce
malaise correspond à
une
crise objective du
droit.
Je
ne
retiendrai ici que quelques symptômes, souvent mentionnés
d'ailleurs, depuis quelques années déjà, par les juristes eux-mêmes2.
2. Voir Droits,
PUF,
1986,
nO
4, Crises
dans
le
droit
".
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Le
droit
et la société
d'aujourd'hui
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Dans tous les secteurs qu'il est appelé à régir -c'est-à-dire dans tous les
domaines
de
l'existence humaine
-le
droit connaît des ébranlements qui se
produisent au nom d'une volonté réformiste explicite ; la finalité
en
serait
de
mieux assurer, dans les sociétés complexes de notre temps, la pertinence des
normes, leur justice, leur effectivité, voire leur efficacité.
En
matière civile,
pénale, fiscale, commerciale ... , dans le domaine constitutionnel, dans le droit
international,
on
assiste à des corrections répétées du tissu juridique. Rappe-
lons quelques-unes des manifestations de ce réformisme impénitent.
1.
Chaque législature apporte son lot de lois nouvelles qui, le plus souvent,
s'ajoutent aux lois antérieures, lesquelles ne sont pas nécessairement abrogées.
Il
s'agit, dit-on, d'éviter le vieillissement de textes que guette
ou
l'obsolescence
ou
l'inadaptation aux circonstances du moment. Quoi qu'il
en
soit, s'alourdis-
sent ainsi les appareils législatif
et
infra-législatif ou réglementaire qui, lors
même qu'ils répondent aux conseils d'experts ou aux rapports
de
commissions
ad
hoc, tendent à devenir pléthoriques.
On
a parlé, non sans raison, d'une
orgie législative
»3.
Il
Y a excès de droit.
Les
conséquences
de
cette inflation juridique sont funestes.
Par delà le pointillisme de décisions législatives adoptées dans
une
hâte par-
lementaire hypersensible aux accès
de
fièvre socio-politiques, notons,
par
exemple, l'absence d'un programme rigoureux et d'un plan d'ensemble
pour
le travail législatif, l'insuffisance des études préparatoires, condamnées à l'in-
aboutissement, les carences d'une rédaction trop rapide et
peu
soignée qui
laisse place aux équivoques et suscite des querelles d'interprétation, les inévi-
tables contradictions entre la norme d'hier et celle d'aujourd'hui, le mépris des
dispositions contenues dans les grands Codes, l'oubli des principes fonda-
mentaux de l'ordre juridique ...
Remarquons
que
la multiplication des lois dites spéciales » ainsi
que
des
lois·
d'orientation» encore appelées lois-cadres »
•••
ne
se peut faire qu'à rai-
son
du
déclin des tables
de
la loi : Christian Atias parle à ce sujet
de
lois sans
âme» qui prolifèrent allègrement et désespérément, surtout dans les domaines
économico-financier et
socia1
4.
En
outre, le gonflement jurisprudentiel appartient à la logique
de
ce pro-
cessus inflationniste dans lequel s'installe le laxisme d'un droit qui, souvent,
3.
A. Viandier,
La
crise
de
la technique législative .,
in
Droits,
1986,
nO
4,
p.
76.
4.
Ch.
Atias, Le
droit
civil,
PUF,
1984,
p.
31.
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Penser la justice
n'est pas appliqué.
Le
pouvoir judiciaire,
en
insistant sur sa vocation empirico-
casuistique,
en
vient à obscurcir la clarté des textes émanant de l'autorité insti-
tutionnelle
ou
traduits, dans la rationalité des codes,
par
des
termes généraux
et abstraits.
Le
pouvoir des juges tend à accorder valeur de règle à
une
déci-
sion jurisprudentielle considérée comme
un
« précédent
".
Or,
s'il est vrai
que
la jurisprudence fait traditionnellement partie des sources du droit,
on
assiste
aujourd'hui à une transformation
de
l'ordre juridique qui est
non
seulement
quantitative parce que
la
jurisprudence ouvre
un
champ quasi-illimité
de
pos-
sibles, mais qualitative parce que le droit,
en
sa complexification,
perd
son
architectonique fondamentale et son exécutoriété.
2.
De telles mutations sont, de surcroît, d'autant plus problématiques
qu'elles s'accompagnent de deux phénomènes qui, quoique bien connus, doi-
vent néanmoins être rappelés ici.
D'une part, l'enflure bureaucratique, étatique et para-étatique, fait cortège à
la volonté d'autorité créatrice des technocrates et des magistrats; elle préfigure
la tyrannie
de
l'administration et le « gouvernement des juges
".
D'autre part,
on
assiste, dans le flot des actes administratifs et jurispruden-
tiels, à
un
délire
de
justice sociale dans lequel interfèrent
de
manière souvent
passionnelle et,
en
tout cas, idéologique, les requêtes démocratiques et la
défense
des
droits
de
l'homme. L'élaboration de la norme juridique, sous pré-
texte d'être l'expression
de
la
« volonté générale
",
s'appuie, soi-disant
de
manière démocratique, sur l'opinion puisque chacun veut participer à la créa-
tion
de
la loi.
Le
législateur cède aux revendications
de
plus
en
plus nom-
breuses
et
de
plus
en
plus pressantes des individus et des divers groupes
d'intérêts. Alors, les volontés individuelles étouffent la volonté générale dont,
pourtant,
on
se réclame.
Il
en
résulte
un
flot de mesures législatives et régle-
mentaires qui laissent inévitablement place au laxisme et à des incohérences
(droits
de
l'enfance) qui vont jusqu'à l'ineptie (droits des homosexuels, droits
des animaux). L'appareil juridique est ainsi voué à la faiblesse, à l'illogisme et
à l'instabilité, ce qui, à tout le moins, met
en
évidence
la
pression qu'exercent
le politique et l'idéologique sur le juridique.
On
pourrait d'ailleurs ajouter que le droit politique lui-même n'est pas à l'abri
de
la dégénérescence puisque d'une part, les organisations supra-nationales
affaiblissent ou altèrent la souveraineté des États et que, d'autre part, s'accen-
tuent les interdépendances du marché mondial et des décisions politiques,
ou
que les pressions médiatiques s'exercent avec frénésie sur le Pouvoir.
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Le droit
et
la société
d'aujourd'hui
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On
peut donc dire que le prurit législatif et infra-législatif qui tend à faire
de
la
règle juridique «
un
instrument
de
gestion
de
la société
»5
et, tout ensemble,
la
casuistique jurisprudentielle pétrie de considérations socio-politiques -
même
si
l'on tient compte de l'accélération
de
l'histoire et du changement des
mentalités qui lui est concomitant -transportent l'idée du droit hors
de
son
ordre.
3.
C'est
en
ce dernier trait
que
culmine la crise
du
droit dans le monde
contemporain. Nous n'assistons pas seulement, dans
un
mouvement historico-
social, à
un
laxisme généralisé qui provoquerait le déclin du droit.
Le
phéno-
mène est plus grave : par
un
mélange insolite des paramètres et des genres, la
juridicité
du
droit est frelatée, la normativité de la règle est falsifiée. Ainsi voit-
on
par exemple la loi parlementaire perdre
de
sa force obligatoire, le principe
dit
de
« la séparation des pouvoirs » être mis
en
péril, la jurisprudence aller à
l'encontre
de
la loi, l'État
de
droit être érodé par l'hypertrophie administrative,
les juges participer, contre la rationalité du système juridique, à la jurislation,
les bureaucrates donner tort à
la
règle établie,
un
droit « recommandationnel »
étouffer l'obligatoriété de la règle etc.
À travers de tels symptômes,
il
est aisé de prendre conscience, dans la crise
qui mine le monde juridique
de
notre temps,
de
l'écart qui sépare le droit du
concept normatif
qu'en
avait façonné
la
pensée rationaliste de
la
modernité.
Mais
l'important est d'abord de chercher à comprendre pourquoi cette crise
est advenue -condition nécessaire
si
l'on veut ensuite trouver les moyens
de
la surmonter.
Or,
depuis trois décennies, une certaine philosophie du droit s'emploie à
mettre
en
accusation les paradigmes du droit moderne, c'est-à-dire
d'un
droit
formel défini, au nom
de
la raison pratique, comme
un
devoir-être assorti, dans
son
contexte volontariste, d'obligatoriété et doté, par conséquent,
d'un
pou-
voir
de
contrainte et d'une capacité de sanction.
Le
procès est d'ailleurs intenté,
de manière plus ample, à la« modernité» tout entière
en
laquelle, soutient-on,
le monde juridique révèle toujours le décalage qui existe entre la normativité
du
droit qu'enserre l'appareil juridique et les aspirations multiples et chan-
geantes des communautés6. Dans
la
soi-disant « post-modernité» à laquelle
nous serions parvenus, les paradigmes de la tradition rationnelle du droit,
devenus caducs faute de leur légitimation concrète par l'opinion, appelleraient
5.
Hervé Croze,
in
Droits, op.
cU.,
p. 90.
6.
J.
Habermas, Raison
et
légitimité, Problèmes de légitimation
dans
le capitalisme avancé, 1973,
traduction française, payot, 1978, p. 102.
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