Compte rendu par Lucie Thévenet, université Stendhal

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Olga Taxidou, Tragedy, Modernity and Mourning, Edinburgh, Edinburgh University
Press, 2004, 215 pages.
[ISBN : 0-7486-1987-9]
Compte rendu par Lucie Thévenet, université Stendhal - Grenoble 3, ERGA.
Avec Tragedy, Modernity and Mourning, Olga Taxidou engage une vaste réflexion sur
le théâtre occidental, fondée sur la forme tragique. En sept chapitres1 précédés d’une
introduction, l’auteur se donne l’objectif ambitieux de réconcilier tragédie et modernité,
à travers le motif-clé du deuil.
Si la mort de la tragédie est proclamée depuis la fin de l’âge d’or athénien, il s’agit ici
de montrer qu’elle n’a jamais cessé d’être vivante et influente. Les moyens et les aires
convoqués sont multiples : l’auteur procède à la manière benjaminienne de la constellation ou de la mosaïque, comme elle le détaillera, à travers un dialogue entre des voix
hétérogènes, une conversation imaginaire réunissant principalement Aristote et Platon
pour l’Antiquité, Nietzsche et des lectures de l’idéalisme allemand, Walter Benjamin
comme théoricien de la modernité, Brecht, Beckett et Müller comme praticiens, et
entre eux, Freud et Lacan, puis Kristeva pour les liens avec la psychanalyse. La trame de
l’ouvrage consiste à relire et à repenser « l’histoire d’amour » entre la tragédie athénienne
et l’idéalisme allemand d’une part, et d’autre part la fascination de Freud pour Œdipe,
et celle des philosophes pour Antigone – c’est-à-dire les grandes écoles de pensée qui
se fondent sur une étude de la tragédie pour donner forme aux notions modernes
d’éthique, d’esthétique, de politique, et de subjectivité – afin de les réconcilier.
Par-delà ce projet, le grand intérêt de la (re)lecture proposée par Olga Taxidou est
de replacer la tragédie dans son contexte d’origine, et plus particulièrement dans son
contexte concret de représentation, en redonnant une dimension de performance
théâtrale à ce qui n’est généralement – ou n’a été – perçu que comme texte, si grand et
achevé soit-il. Il s’agit bien, par cette vision qu’elle qualifie « d’excentrique », de combler
le fossé entre lectures purement discursives et lectures historiques et matérialistes, celles
qui prennent en compte les conditions de production et le cadre civique du spectacle.
L’analyse veut réintroduire la dimension théâtrale, par la référence constante à ses
modes de production, et se place contre la négation de l’histoire et de la matérialité de
l’expérience théâtrale. L’accent est mis sur la « performance » théâtrale pour dégager
une lecture de l’esthétique inextricablement liée au politique.
L’origine du problème réside dans la lecture transcendantale et métaphysique de
la forme tragique, initiée par Platon, qui façonne l’héritage idéaliste, esthétique et
dépolitisant lié à la tragédie. Si Aristote donne la définition de la tragédie à la philosophie occidentale, Platon, grand partisan de l’« anti-théâtre », lui adjoint sa dimension
mystique, transcendantale, mais tous deux ignorent les modes de production matériels.
Ils traitent de la tragédie en philosophes, et c’est cette logique anti-théâtrale qui a créé
et consolidé la lecture métaphysique et idéaliste de la forme tragique2.
Comme ligne directrice et comme motif révélateur, Olga Taxidou introduit le
concept du deuil, central à la forme tragique. Il est présenté comme une renégociation
entre lamentation, deuil et loi. Partant de l’interdiction par Solon des pratiques de deuil
1. La liste des chapitres est la suivante : I. La fascination d’Antigone ou Antigone et les philosophes ;
II. Œdipe/anti-Œdipe : le philosophe, l’acteur, et le patient ; III. Trauerspiel, tragédie et épopée ; IV. Euripide
et Aristote : amis dans le deuil ; V. L’héroïsme d’Hercule et la beauté d’Hélène ; VI. Deuil et forme tragique ;
VII. Brecht-Beckett-Müller : tragédie moderne et engagement.
2. Paradoxalement, le rejet platonicien serait initié par une perception de la mimèsis et de la tragédie comme
précisément théâtrales, liées au physique, au collectif et au civique ; c’est par peur de son trop grand pouvoir
qu’il aurait sublimé la tragédie pour la reléguer au transcendantal.
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excessives, et nécessairement féminines3, elle revient sur ses deux modes d’expression :
la tragédie qui reconfigure le deuil dans l’esthétique, et l’épitaphios logos pour le politique.
Mais ces réinscriptions excluent dorénavant le féminin de ce qui était partie constituante
de son genre, et l’analyse prend ici toute son ampleur. Car dans la performance tragique,
la fonction du genre est cruciale : l’auteur définit la tragédie comme une forme d’art
homosocial, basée sur la négation du féminin, du fait de l’absence des femmes parmi
les acteurs, et dans le public. Si ce dernier point reste toujours discuté et controversé,
ne serait-ce qu’à cause des allusions de Platon à la présence des femmes au théâtre, la
convention des hommes jouant des femmes reste, elle, particulièrement efficace pour
l’analyse, qui souligne le paradoxe d’une forme traitant du deuil, et du deuil comme
féminin, en le faisant jouer par des hommes. Les liens entre tragédie, deuil et féminin,
cet élément toujours représenté, mais jamais réellement présent, font sans conteste
de la tragédie une gendered form.
Dans le motif englobant du deuil, on peut isoler le thème des larmes mâles, thème
ambigu, puisque les larmes sont typiquement et exclusivement féminines, voire menaçantes : l’une des conséquences de la relation homme/homme excluant le féminin, c’est
l’impossibilité du deuil et des larmes pour les hommes. La tragédie permet de créer
un espace pour les plaisirs d’une lamentation masculine, et autorise le public à verser
ces larmes paradoxales et interdites. Les pleurs féminisants entre philoi sont contenus
dans le théâtre, et restaurés dans la cité par l’épitaphios logos masculin.
Autre point lié à l’analyse du genre sexuel et aux conditions particulières de représentation des tragédies : l’importance de la philia, et plus particulièrement de la philia
homme/homme (« male-to-male philia »), projection de la notion d’homosexualité mâle
sublimée. La tragédie révèle ainsi une ambivalence par rapport à l’hétérosexualité, et par
rapport à la paternité (ou à une maternité effrayante), car la tendance à se reproduire est
l’un des aspects impossibles à réconcilier avec une vision homosociale et homoérotique
du privé et du public. « La tentative pour réconcilier le corps reproducteur féminin avec
une économie majoritairement homosociale et homoérotique (mâle) semble générer
une angoisse sur la scène athénienne. »
Si le deuil s’avère un motif central pour la forme tragique, Olga Taxidou souligne qu’il
l’est également en psychanalyse, d’une façon large comme étape dans la formation du
sujet, et plus particulièrement pour ce qui touche à la différenciation du genre sexuel ;
ce lien explique peut-être la fascination de la psychanalyse pour la tragédie (en lien avec
la question de la subjectivité), comme si les origines du sujet moderne se trouvaient
jouées sur la scène tragique. Ainsi, l’héritage anti-théâtral initié par la métaphysique
de Platon se poursuit jusqu’à la tradition freudienne et lacanienne de la psychanalyse.
De même, d’Aristote à Steiner, la tradition place la tragédie en prise avec la tradition
philosophique idéaliste qui ignore ou nie l’impact du deuil, dans ses dimensions de
féminité et de théâtralité.
Le motif du deuil permet d’introduire dès le premier chapitre la figure d’Antigone,
égérie du xixe siècle4, à laquelle répondra pour le xxe celle d’Œdipe, toutes deux faisant
l’objet d’une fascination presque excessive, voire obsessionnelle.
Antigone incarne en effet tous les débats, et toutes les antithèses (loi humaine / loi
divine, famille/État, désir et pulsion de mort, symbole de résistance et de critique…).
Il faut, pour la saisir dans toute sa complexité, réintroduire la dimension performative
et replanter le contexte homosocial mâle et homosexuel, qui ne fait que souligner sa
3. En se référant en particulier à R. Seaford (Reciprocity and Ritual Homer and Tragedy in the Developing CityState, Oxford, Clarendon Press, 1994) et N. Loraux (L’Invention d’Athènes : histoire de l’oraison funèbre dans la
cité classique, Paris, Payot, 1993, nouvelle édition) pour le parallèle entre épitaphios logos et tragédie, deux
modes de discours à travers lesquels la cité s’imagine, se représente et se reproduit.
4. Son attraction éroticise le débat, mais Lacan aurait-il trouvé Antigone si pleine de « splendeur insoutenable » s’il avait eu pleine conscience qu’Antigone était un homme jouant une femme ? Telle est la question
que pose Olga Taxidou.
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fonction de « pleureuse désignée de l’État ». Antigone est en particulier lue dans un jeu
de miroir face à Créon, plus que dans une franche opposition, en particulier à travers le
faisceau d’attitudes ou de discours masculins qu’elle adopte, comme toutes les figures
de transgression féminines. Ainsi masculinisée, sa philia obsessionnelle pour son frère
défunt rejoue la philia du modèle homosocial et homosexuel de la polis démocratique. Son
refus du mariage va dans le même sens, en néantisant l’acte de reproduction lui-même,
écho de l’angoisse inhérente du citoyen athénien homosocial face à l’hétérosexualité
reproductive (et cette interprétation récuse la version féministe ou queer d’Antigone).
La revendication non officielle d’Antigone, son droit au deuil, fait écho à l’oraison
funèbre du héros mort, discours officiel du deuil, clamant la nécessité d’une sépulture
décente ; la scène athénienne présente donc une figure ni homme ni femme, mais, selon
le texte, les deux en alternance, revendiquant son droit au deuil, à travers la convention
théâtrale du déguisement d’un homme en femme, « ce qui pourrait nous amener à
une lecture de la tragédie comme philosophie mélancolique » (p. 36). Olga Taxidou
propose en effet de combiner lectures philosophico-historiques de la mélancolie (Walter
Benjamin, Origines du drame baroque allemand – d’ailleurs German Tragic Drama dans le titre
anglais –) et psychanalytiques (Julia Kristeva ou Judith Butler avec The Psychic Life of
Power), sur le principe que la mélancolie est constitutive de la formation de l’identité,
et en particulier de la différenciation sexuelle. Antigone, homme déguisé en femme,
clamant son droit au deuil, et mettant à l’épreuve les limites de la polis démocratique,
doit être qualifié de mélancolique.
L’importance enchanteresse d’Antigone est contrebalancée par une autre fascination,
celle d’Œdipe, pour les domaines de la philosophie et de la psychanalyse. Le xxe siècle
est le siècle d’Œdipe dont l’histoire sert de pivot pour la création du sujet et la formation
de la civilisation en général. En réaction, les approches anti-œdipiennes ne font que
servir de contrepoint et souligner sa présence prépondérante. Pourtant, à en croire
OlgaTaxidou, il est possible de concilier les critiques anti-œdipiennes avec la source
du mythe et de la tragédie, par une relecture qui prend en compte la dimension de la
représentation, dans une dialectique Œdipe/anti-Œdipe. L’Œdipe paradigme du sujet
philosophique et raisonnable, le sujet premier et le premier philosophe face à la Sphinx,
laisse la place à un Œdipe féminin, en proie à un type d’hystérie lié à la notion même de
sujet (ce qui récuse dans le même temps la conception d’une hystérie essentiellement
féminine). Il copie la Sphinx, à travers les processus d’identification et de mimèsis, et il
la devient. Au lieu de la peur philosophique et de la contemplation réflective, le corps
d’Œdipe l’a imitée, théâtralisée. Plutôt que célébrer le triomphe sur l’hystérie, son histoire
aide à exposer les mécanismes par lesquels l’hystérie est sublimée et féminisée. Œdipe
fait ensuite don de l’hystérie à Athènes : ayant incorporé la Sphinx, il la transporte avec
lui, et lui cherche un lieu d’enterrement. L’histoire d’Œdipe, lue comme performance,
et non comme morceau de philosophie animée, devient l’histoire de la naissance de
l’hystérie, et Œdipe, de philosophe, devient acteur, et patient.
Antigone et Œdipe sont, à travers les siècles, des emblèmes de la subjectivité et de la
citoyenneté, et ces personnages, comme les pièces de Sophocle, et Sophocle lui-même,
sont considérés comme des hérauts de l’humanisme, aux fondements des théories
(faussées) sur le théâtre et la tragédie, ne serait-ce que par l’importance accordée à
Œdipe roi par Aristote. À l’inverse, Olga Taxidou propose de prendre Euripide comme
modèle, pour élaborer une nouvelle poétique de la tragédie qui pourrait œuvrer à la
réconciliation de la tragédie et de la modernité ; l’autre tragédie préférée d’Aristote,
aussi étrange que cela puisse paraître, c’est d’ailleurs l’Iphigénie en Tauride d’Euripide, et
cette alternative ouvre des possibilités critiques (notons avec l’auteur le paradoxe de
ce poète philosophe de la scène si peu étudié par les philosophes eux-mêmes ; il est
ignoré par l’idéalisme allemand et la tradition romantique, qui lui préfèrent Sophocle, à
travers une « approche de la tragédie obsédée par Œdipe – “the Œdipus-obsessed approach
to tragedy” »). Euripide s’avère un grand expérimentateur de la scène tragique (il donne
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la scène aux femmes esclaves et aux barbares, relègue les dieux aux machines), voire
le premier dramaturge moderne, au-delà du statut de poète tragique, sans doute par
son usage constant de la dimension méta-théâtrale qui introduit implicitement une
critique de la forme tragique.
Que serait une poétique fondée sur Euripide ? C’est là que les notions de perte,
de fragmentation, et de mélancolie développées par Benjamin vont être réemployées.
Olga Taxidou développe deux pièces d’Euripide : Hélène et La Folie d’Hercule (sic), en
soulignant en particulier la dimension homosociale décelable dans ces textes et leur
représentation. Héraklès devient une autre incarnation de l’hystérie, après Œdipe – à
travers les manifestations physiques de la folie –, et son parcours souligne l’importance
de la philia par le rôle de sauveur final de Thésée, similaire à celui d’Œdipe à Colone.
Hélène est perçue dans sa dimension masculine, inversant le rapport de son couple
avec Ménélas par sa sagacité et ses prises de décision. La fausse mort qu’elle imagine
comme ruse d’évasion crée donc des fausses larmes, et un faux deuil, qui mine considérablement la portée du deuil véritable : Hélène, le modèle de la féminité par sa beauté
parfaite, jouée par un homme, démonte le mécanisme des pleurs tragiques en exhibant
leur portée fictionnelle et mensongère ; l’acteur Hélène pleurant Ménélas vivant, c’est
Euripide critiquant la forme tragique elle-même.
Allant plus loin, Olga Taxidou propose ensuite de lire L’Origine du drame baroque
allemand de Walter Benjamin comme une « théorie moderne de la tragédie », même si, et
justement si, il construit sa théorie contre ledit modèle classique de la tragédie grecque.
L’emprunt des théories de l’allégorie et de la mélancolie permet selon elle de réconcilier
tragique et moderne. Deux pièces, Les Perses et Les Bacchantes, englobent l’ensemble
des productions grecques, en fonctionnant toutes deux comme des critiques contre
la polis et l’institution de la tragédie. Le prisme du deuil invite à considérer Atossa et
Penthée comme des personnages allégoriques, et non symboliques ou psychologiques.
Ils représentent deux moments pivots : Atossa, reine des Perses, acteur mâle vêtu du
costume oriental excessif, et Penthée, roi grec habillé en femme, amènent à lire Les
Perses comme Trauerspiel, pièce fondée sur la négociation de la perte historique en
deuil ; et Les Bacchantes comme tragédie moderne, où le deuil est cité et théâtralisé,
révélant l’angoisse particulière par rapport au féminin (ainsi qu’au cannibalisme et au
démembrement).
D’autre part, et le pas est grand, mais sans cesse justifié, toute étude de la tragédie
comme politique et critique radicale (comme moderne ?), doit en passer par Brecht.
Or, Brecht fonde sa théorie du théâtre épique sur le rejet de la tragédie, et rejoint
par là ironiquement l’idéalisme allemand ; il réclame le laïque et le révolutionnaire,
catégories déniées par sa lecture à la tragédie. L’entreprise d’Olga Taxidou vise donc
à réconcilier Brecht et la tragédie, pour énoncer une esthétique profane et radicale. La
position anti-aristotélicienne véhémente de Brecht est atténuée si on lit dans la forme
tragique le précurseur historique du théâtre épique, à travers ses données politiques
et esthétiques.
Brecht demeure anti-tragique, car il considère la tragédie comme élément précurseur du
naturalisme bourgeois, héritier de la grande tradition européenne des Lumières, à l’origine
de la notion de sujet, et de l’individuation bourgeoise – des catégories « anathèmes »
pour Brecht et Benjamin. Pour les modernes, la nécessité est d’éradiquer toute trace de
tradition qui aurait pu placer leur projet à l’intérieur d’une trajectoire historique. Le fait
de lire la tragédie comme partie du discours du deuil permet précisément d’esquisser
une telle trajectoire historique. Pour réconcilier tragédie et modernité, il va falloir
démontrer que le théâtre épique n’est pas en opposition avec elle, mais fait partie du
même héritage esthétique et épistémologique. L’abîme ouvert par Brecht est à combler
paradoxalement grâce aux emprunts à Benjamin, et à son étude du Trauerspiel fondée
sur l’allégorie, le deuil et la catastrophe, éléments aisément décelables dans la tragédie
athénienne, alors qu’il a par ailleurs dans le théâtre épique son modèle idéal, sans le lier
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aucunement au Trauerspiel – encore l’un des ponts jetés sur l’abîme par Olga Taxidou.
Le motif du deuil met finalement en valeur davantage de parallèles que de différences
entre formes épique et tragique. Il permet de combiner les aspirations utopiques de
l’épique traditionnel avec les modes spéculatif et spectaculaire de la tragédie. Il faut
donc penser l’épique en forme tragique, et lire les deux formes à travers le discours du
deuil, en miroir. Cette démarche permet de dégager la version mélancolique du théâtre
épique, pour faire ensuite le lien entre Brecht et d’autres projets contemporains qui
réécrivent le concept de tragédie.
Pour conclure, Olga Taxidou ouvre son analyse à d’autre auteurs plus contemporains,
comme pour une mise à l’épreuve : Brecht de nouveau, Beckett et Müller. Au rejet
de la tragédie par Brecht fait en effet écho son grand contrepoint dans le théâtre du
xxe siècle : Beckett, et leur opposition est d’autant plus sensible qu’ils sont tous deux
perçus comme paradigmes de la critique marxiste. Si Brecht construit son œuvre sur
le cadavre de la tragédie, Beckett pleure son impossibilité. Ils sont les deux éléments
d’un agôn entre art élevé et art populaire : à la figure d’un Benjamin champion de
l’engagement avec Brecht, fait pendant la figure d’un Adorno en porte-parole de l’art
autonome par sa lecture de Beckett. L’idée d’Olga Taxidou n’est pas de les identifier
l’un à l’autre, ni de réduire les différences et les différents qui les opposent, mais de
monter qu’ils tentent de répondre à un même type de problèmes par le même genre
de médium.
Un troisième exemple est ensuite convoqué, comme une figure de réconciliation :
il s’agit d’Heiner Müller qui, dans son œuvre, tente assez consciemment de réconcilier
épique et tragique, tout en plaçant très haut la question de l’engagement, et en recourant
à une esthétique de la catastrophe dans ce qui se présente très clairement comme des
tragédies modernes. Il est d’ailleurs étonnant que Müller se réclame à la fois de la tragédie
et de la modernité, lui qui a été héritier et successeur de Brecht au Berliner Ensemble.
Sa fascination est égale pour les œuvres de Brecht et pour le canon européen des
grandes tragédies. Son œuvre prend la forme d’une réécriture radicale, en particulier
d’Euripide et de Shakespeare, et il cherche à créer sa propre version de la tragédie, alliant
la pensée brute de Brecht et la pensée apocalyptique de Benjamin, en lisant Brecht à
travers Benjamin. L’influence d’Artaud se fait également sentir dans ce « théâtre de la
mort », où Müller met en tension le politique et le mythique. Pour simplifier, il politise
Artaud, et teinte d’esthétique mélancolique et catastrophique Brecht. Ses pièces sont
généralement des textes fragmentaires, denses de références et de citations, dans une
absence de directions scéniques qui problématise les conventions théâtrales en les
inscrivant dans le texte lui-même. Il s’agit plutôt de poèmes dramatiques, à porter à la
scène et à la représentation. Là où Brecht multiplie les explications sur la représentation
pour l’effet de distanciation, Müller confie cette tâche aux voix à qui il donne la parole,
et ses directions deviennent part intégrante du discours des personnages, qui prennent
en charge la voix didascalique. Müller fait aussi sienne l’exclusion du féminin, invoquant
régulièrement un « monde sans mères », et cristallisant par là une angoisse renouvelée
par rapport au corps féminin reproducteur.
Ainsi, les formes théâtrales de Beckett et de Müller peuvent apparaître comme
des corrections apportées aux formes brechtiennes, ou des prolongements, dans
leur tentative de restaurer l’efficacité politique de la tragédie pour la modernité. Elles
engagent de façon critique et destructrice l’histoire complexe de la forme tragique,
pour trouver les moyens de réconcilier tragédie et philosophie, et d’ouvrir la voie à un
théâtre philosophique. À travers une esthétique de la catastrophe, c’est un moyen de
faire le lien avec le passé et de créer une mémoire historique qui nous est proposé. « Une
lecture matérielle et matérialiste du deuil pourrait aider à créer un langage critique pour
la tragédie qui la différencie des lectures idéalistes et ouvre des possibilités de critique.
Si la philosophie peut être lue comme une délivrance du deuil (l’auteur cite à plusieurs
reprises le mot de Montaigne, « que philosopher, c’est apprendre à mourir »), alors la
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tragédie pourrait nous présenter des moyens pour embrasser le deuil, la souffrance et
la perte comme faisant partie de notre expérience historique, esthétique et politique »,
conclut Olga Taxidou (p. 208).
À travers cet ouvrage, Olga Taxidou englobe donc des champs de réflexion très
divers, pour parvenir à ce qu’on pourrait désigner comme une histoire cohérente de
la forme tragique, repensant et unifiant les pôles opposés par la tradition. Elle mêle
deux strates d’analyse : histoire du théâtre de l’Antiquité à l’époque contemporaine,
et histoire des réemprunts culturels, intellectuels de la tragédie – de la philosophie
allemande à la psychanalyse –, pour livrer une perception moderne de la tragédie, et
énoncer les fondements d’une poétique transhistorique de celle-ci, qui mette à l’épreuve
les hypothèses et théories formulées. Tout progresse comme si en ayant connaissance
de la suite, des œuvres et des théories à venir, il fallait refonder l’analyse du modèle
premier de la tragédie pour donner une cohérence à l’ensemble, « réconcilier » en reformulant les théories et en s’interrogeant sur la forme première. Soulignons le paradoxe
consistant à formuler une nouvelle poétique de la tragédie, en empruntant schèmes
et théories aux auteurs qui les ont élaborés en contradiction, en opposition avec elle,
pour montrer que leur opposition repose sur une lecture faussée ; une telle dynamique
s’avère profondément stimulante pour la réflexion. Il s’agit de transformer le regard,
de le dévier, de le renouveler, même si cela se fait par des chemins et des domaines
parfois surprenants ou qui sont moins familiers aux études françaises, comme les gender
studies. Dans ce parcours, le deuil fait à la fois figure de fil rouge et de pierre de touche,
pour nous guider à travers les siècles, éprouver les théories énoncées, et relire les textes
eux-mêmes en les replaçant dans leur contexte de production. Car selon le modèle
de l’Ange de l’Histoire de Benjamin, autorité récurrente dans cet ouvrage, « la notion
de changement ne repose pas seulement sur le concept de progrès, mais garde un œil
endeuillé sur le passé, sur les catastrophe et les ruines ; c’est dans ces décombres que
l’on trouvera la tragédie, et non dans les grands monuments de l’histoire », explique
Olga Taxidou (p. 16).
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