GAIA 11 – Comptes rendus Taxidou.pdf - 3
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fonction de « pleureuse désignée de l’État ». Antigone est en particulier lue dans un jeu
de miroir face à Créon, plus que dans une franche opposition, en particulier à travers le
faisceau d’attitudes ou de discours masculins qu’elle adopte, comme toutes les figures
de transgression féminines. Ainsi masculinisée, sa philia obsessionnelle pour son frère
défunt rejoue la philia du modèle homosocial et homosexuel de la polis démocratique. Son
refus du mariage va dans le même sens, en néantisant l’acte de reproduction lui-même,
écho de l’angoisse inhérente du citoyen athénien homosocial face à l’hétérosexualité
reproductive (et cette interprétation récuse la version féministe ou queer d’Antigone).
La revendication non officielle d’Antigone, son droit au deuil, fait écho à l’oraison
funèbre du héros mort, discours officiel du deuil, clamant la nécessité d’une sépulture
décente ; la scène athénienne présente donc une figure ni homme ni femme, mais, selon
le texte, les deux en alternance, revendiquant son droit au deuil, à travers la convention
théâtrale du déguisement d’un homme en femme, « ce qui pourrait nous amener à
une lecture de la tragédie comme philosophie mélancolique » (p. 36). Olga Taxidou
propose en effet de combiner lectures philosophico-historiques de la mélancolie (Walter
Benjamin, Origines du drame baroque allemand – d’ailleurs German Tragic Drama dans le titre
anglais –) et psychanalytiques (Julia Kristeva ou Judith Butler avec The Psychic Life of
Power), sur le principe que la mélancolie est constitutive de la formation de l’identité,
et en particulier de la différenciation sexuelle. Antigone, homme déguisé en femme,
clamant son droit au deuil, et mettant à l’épreuve les limites de la polis démocratique,
doit être qualifié de mélancolique.
L’importance enchanteresse d’Antigone est contrebalancée par une autre fascination,
celle d’Œdipe, pour les domaines de la philosophie et de la psychanalyse. Le x x e siècle
est le siècle d’Œdipe dont l’histoire sert de pivot pour la création du sujet et la formation
de la civilisation en général. En réaction, les approches anti-œdipiennes ne font que
servir de contrepoint et souligner sa présence prépondérante. Pourtant, à en croire
OlgaTaxidou, il est possible de concilier les critiques anti-œdipiennes avec la source
du mythe et de la tragédie, par une relecture qui prend en compte la dimension de la
représentation, dans une dialectique Œdipe/anti-Œdipe. L’Œdipe paradigme du sujet
philosophique et raisonnable, le sujet premier et le premier philosophe face à la Sphinx,
laisse la place à un Œdipe féminin, en proie à un type d’hystérie lié à la notion même de
sujet (ce qui récuse dans le même temps la conception d’une hystérie essentiellement
féminine). Il copie la Sphinx, à travers les processus d’identification et de mimèsis, et il
la devient. Au lieu de la peur philosophique et de la contemplation réflective, le corps
d’Œdipe l’a imitée, théâtralisée. Plutôt que célébrer le triomphe sur l’hystérie, son histoire
aide à exposer les mécanismes par lesquels l’hystérie est sublimée et féminisée. Œdipe
fait ensuite don de l’hystérie à Athènes : ayant incorporé la Sphinx, il la transporte avec
lui, et lui cherche un lieu d’enterrement. L’histoire d’Œdipe, lue comme performance,
et non comme morceau de philosophie animée, devient l’histoire de la naissance de
l’hystérie, et Œdipe, de philosophe, devient acteur, et patient.
Antigone et Œdipe sont, à travers les siècles, des emblèmes de la subjectivité et de la
citoyenneté, et ces personnages, comme les pièces de Sophocle, et Sophocle lui-même,
sont considérés comme des hérauts de l’humanisme, aux fondements des théories
(faussées) sur le théâtre et la tragédie, ne serait-ce que par l’importance accordée à
Œdipe roi par Aristote. À l’inverse, Olga Taxidou propose de prendre Euripide comme
modèle, pour élaborer une nouvelle poétique de la tragédie qui pourrait œuvrer à la
réconciliation de la tragédie et de la modernité ; l’autre tragédie préférée d’Aristote,
aussi étrange que cela puisse paraître, c’est d’ailleurs l’Iphigénie en Tauride d’Euripide, et
cette alternative ouvre des possibilités critiques (notons avec l’auteur le paradoxe de
ce poète philosophe de la scène si peu étudié par les philosophes eux-mêmes ; il est
ignoré par l’idéalisme allemand et la tradition romantique, qui lui préfèrent Sophocle, à
travers une « approche de la tragédie obsédée par Œdipe – “the Œdipus-obsessed approach
to tragedy” »). Euripide s’avère un grand expérimentateur de la scène tragique (il donne