L’intégration républicaine
Habermas se propose dans cet ouvrage, de redonner un contenu cognitif à l’énoncé
moral, et de laisser ainsi une place à sa justification. Tant qu’il reposait sur une transcendance
religieuse, le point de vue moral avait valeur d’obligation. Dans cette éthique religieuse, on
constatait une identification du juste avec la vie bonne. Cependant, avec le pluralisme des
visions du monde, se désintègre la validité publique d’un unique point de vue moral.
Comment dès lors justifier ces énoncés moraux, qui coordonnent pour une part les différents
éléments de la vie sociale ? Pour ne pas sombrer dans le relativisme, Habermas distingue la
vérité, de l’acceptabilité rationnelle. Il s’agit pour chacun de défendre une proposition
argumentée, tout en ayant conscience de sa faillibilité. Cela exclut d’emblée l’idée kantienne
d’une entente préalable d’un individu en lui-même, celui-ci étant influencé quoiqu’il en dise
par les traditions constitutives de son identité. La réponse à la question « qui suis-je ? » ou
« comment dois-je mener ma vie ? » n’étant plus donnée, elle fait l’objet d’une discussion.
Mais tout projet de bien rencontre un dilemme. S’il est concrètement développé, il conduira
nécessairement à un « paternalisme insupportable ». S’il est dépourvu de substance, il détruira
inévitablement le concept de bien. Tout comme Rawls, Habermas interprète la justice comme
ce qui est également bien pour tous. Ce qui du bien est conservé dans le juste, c’est la forme
d’une éthique intersubjectivement partagée, autrement dit cette façon de vivre ensemble dans
une communauté, débarrassée des chaînes éthiques d’une communauté exclusive (et
excluante). Seule la contrainte non coercitive du meilleure argument détermine le « oui » ou
le « non » des participants. Au moyen de la discussion s’ouvre un espace conceptuel où l’on
peut situer le concept de validité normative de l’énoncé moral. L’éthique de la discussion se
propose de justifier le contenu d’une morale de l’égal respect et de la responsabilité solidaire
pour tout un chacun. Puisque nous ne pouvons pas nous mettre d’accord sur le contenu précis
du bien, nous sommes renvoyés au fait en quelque sorte neutre que chacun participe à une
forme de vie fondée sur la communication et l’entente par le moyen du langage. La pratique
délibérative est la seule ressource possible d’une appréciation impartiale des questions
morales. Habermas définit deux principes permettant de dégager des normes susceptibles
d’acceptation universelle : le principe de discussion et le principe d’universalisation. Par
lesquelles ne peuvent prétendre à la validité que les normes ayant trouvé l’assentiment dans le
cadre d’une discussion pratique et dont les conséquences pourraient être acceptées par tous les
intéressés, sans contrainte.
Armé dorénavant de ces outils méthodologiques, Habermas va se confronter à deux
problématiques contemporaines : 1) l’intégration sociale des citoyens à l’intérieur de l’Etat-
nation, avec ses enjeux, ses difficultés, et les limites qu’il faudra sans doute dépasser. 2) Le
rapport possible entre la démocratie nationale, et son intégration dans une politique et une
économie supranationale.
1) L’Etat-nation fut la réponse convaincante à un défi historique, celui qui priva peu à
peu la domination politique de son fondement religieux. L’Etat acquiert, par la
participation des citoyens à la politique, une source laïcisée de légitimation. Mais
avec l’Etat-nation, c’est sur la base d’une homogénéité culturelle et ethnique que la
démocratisation a pu s’opérer. Le concept d’Etat-nation est dès lors traversé par
une tension entre l’universalisme d’une communauté juridique égalitaire, et le
particularisme d’une communauté de destin historique. Le lien étroit entre
« éthos » et « démos » n’est-il qu’un passage ? La citoyenneté est-elle
indépendante de l’identité nationale. Deux visions de la citoyenneté active se font
concurrence. La tradition libérale du droit naturel inaugurée par Locke, affirme que
la démocratie ne se comprend qu’en terme de droit. Le droit moderne est formel (
car tout ce qui n’est pas explicitement interdit est permis), individualiste (car il fait
de l’individu le seul sujet de droits ), contraignant (dans la mesure où il prévoit des
sanctions étatiques ) et positif (car fait de décisions modifiables par le législateur).
La seconde tradition est la conception communautarienne. Celle-ci affirme que les
citoyens sont intégrés à la communauté politique à la manière des parties d’un tout,
ne pouvant développer leur identité sociale que dans le cadre de traditions
communes, et d’institutions politiques reconnues. Cette question du rapport entre
l’identité nationale et la démocratie prend toute son intensité dans le cadre de deux
débats. Les débat sur l’immigration s’élargissent sur les débats concernant les
sociétés multiculturelles. L’Etat-nation s’est souvent construit au prix de
l’oppression et de l’exclusion de minorités nationales. Carl Schmitt dans son
ouvrage Théorie de la constitution fait de l’homogénéité nationale des citoyens la
condition préalable de la démocratie. L’identité nationale et culturelle est
nécessaire pour qu’une société reste solidaire. Ce qu’il faut combattre selon
Schmitt, c’est la conception atomiste de l’individu, perçu comme « soi » sans
attache. Le danger de la position libérale selon lui c’est de faire des citoyens des
« égoïstes rationnels isolés ». Cependant cette hypothèse d’une identité collective
inaliénable oblige ce dernier à justifier des politiques répressives comme
l’assimilation forcée des éléments étrangers, ou la préservation de la pureté du
peuple. Ces politiques ne peuvent en aucun cas être justifiées par les principes
habermassiens de discussion et d’universalisation. Cela est d’autant moins
défendable que si la notion d’identité culturelle peut avoir un sens, la conscience
ethnonationale n’est quant à elle qu’une représentation imaginaire., construite dans
le cadre de l’histoire d’une nation .Cette autostylisation positive du peuple et des
frontières se transforme nécessairement en mécanisme de rejet de l’étranger, de
dévaluation des autres nations, et d’exclusion des minorités nationales, ethniques,
et religieuses. Le libéralisme classique, pour sa part, comprend la neutralité éthique
par le refoulement de toutes les questions politiques du type éthique. La morale y
est d’emblée placée sous le droit. Un ordre est juste ou bon au sens moral s’il
apporte une égale satisfaction aux intérêts de ses membres. Le cercle des ayant
droits ne peut donc s’étendre qu’à ceux dont on espère une contrepartie. Vis-à-vis
de l’immigration, cette politique fondée sur des attentes réciproques d’utilité nous
conduirait à n’autoriser les étrangers à venir qu’à la condition qu’ils ne pèsent pas
sur les prestations et les droits. Habermas qualifie cette approche
d’ « ethnocentrisme instrumental », ou mieux encore de « chauvinisme de la
prospérité »1. Il dépasse le libéralisme classique et le communautarisme orthodoxe
par une conception procédurale. Selon lui, le droit à l’immigration doit être inclus
comme une liberté de base. Derrière le « voile d’ignorance », si nous envisageons
les restrictions possibles de la liberté, il faut prendre en compte le point de vue de
celui qui est le moins favorisé par ces restrictions ; or c’est le cas de celui qui veut
immigrer. Le droit à l’immigration ne trouve sa limite ni dans l’identité nationale,
ni dans l’identité culturelle de sa nouvelle patrie. Dans un sens universaliste, qui
est celui qu’utilise Habermas, la citoyenneté ne dépend que d’une culture
politique. Ce qu’il faut attendre des immigrants, c’est la volonté d’accepter la
culture politique du pays d’accueil. Cela n’inclut aucunement l’abandon de la vie
culturelle de leur pays d’origine.
Avec Habermas, on élargit alors la problématique de l’immigration à celle de la
reconnaissance réciproque des subcultures à l’intérieur de l’Etat-nation. L’Etat-nation est
alors conçu comme société nécessairement multiculturelle. Dans quelle mesure les peuples
1 Responsabilité de l’Europe occidentale
modernes se comprennent-ils, non plus comme des nations de compatriotes, mais comme des
nations de citoyens ? Cette question, c’est celle de l’inclusion de chaque individu dans le
processus démocratique de l’Etat. « Inclure », nous dit Habermas dans la préface « ne signifie
pas enfermer dans une identité. Cela signifie plutôt que les frontières de la communauté sont
ouvertes à tous, y compris et précisément à ceux qui sont étrangers les uns pour les autres, et
souhaitent le rester ». La lutte pour la reconnaissance témoigne du fait que certaines personnes
ont été lésées. Il y a deux formes de respect pour les citoyens. Il y a d’abord le respect pour
l’identité unique de l’individu en tant que détenteur de droits subjectifs. Mais aussi le respect
pour ses activités pratiques et les conceptions du monde associées à sa socialisation. Selon
Habermas, les personnes ne deviennent individus que grâce à une socialisation. Si l’on admet
cette prémisse, une théorie du droit bien comprise requiert une reconnaissance de l’intégrité
de l’individu, y compris des contextes de vie qui forme son identité. Cette reconnaissance ne
va pas de soi, car il y a souvent une coloration éthique de l’Etat de droit. En effet, un ordre
juridique situé historiquement et géographiquement ne peut pas être le simple reflet d’un
contenu universel des droits fondamentaux. Il est aussi l’expression d’une forme de vie
sociale particulière. Et même si le droit n’était que la plus pure expression de principes
constitutionnels universalistes, celui-ci connaîtrait obligatoirement une imprégnation éthique,
puisque les individus le comprennent en fonction d’une histoire, d’une tradition. Une telle
réglementation, parce qu’elle dissimule une domination implicite, peut déclencher chez des
minorités méprisées un fort ressentiment. La culture majoritaire ne doit pas fusionner avec la
culture politique de l’Etat de droit, sous peine d’invalider la sincérité des discussions
collectives. Lorsque la discussion n’est plus possible, il ne reste plus que la guerre. Si la
théorie des droits n’interdit nullement aux citoyens de débattre autour des questions éthiques,
et de défendre une conception du bien, elle interdit à l’Etat de favoriser une forme de vie au
détriment d’une autre. La coexistence de différentes traditions culturelles dans l’Etat de droit
rend impératif que ces différentes formes de vie se reconnaissent entre elles. La
reconnaissance de l’autre a deux conséquences. La première d’entre elles, c’est que les
individus ne sont pas intégrés à la communauté en fonction de leur conception du bien, de leur
mode de vie. La seule assimilation requise, c’est l’intégration politique et le respect d’un
universalisme des principes juridiques. La seconde conséquence, c’est que chacun apprend à
considérer ses propres traditions avec les yeux de l’étranger, et prend conscience du caractère
faillible de sa prétention à la vérité. La possibilité pour les membres d’une communauté de
dire oui ou non à un héritage culturel est nécessaire à son appropriation et à la pérennité d’un
réel enthousiasme. Les cultures ne restent vivantes que si la critique leur permet de se
transformer, de se régénérer.
Le modèle défendu par Habermas est celui d’une politique délibérative et procédurale. Il
emprunte différents éléments tant aux conceptions républicaines (communautariennes) qu’à la
conception libérale. Hannah Arendt se positionne dans une conception républicaine. Elle
montre que contre le privatisme civique caractérisant la société dépolitisée, et contre une
recherche de légitimation au moyen de partis étatisés, il faut redonner vie à l’espace public.
Une citoyenneté régénérée doit se réapproprier un pouvoir concentré par la domination
bureaucratique. Il faut parvenir à créer une autogestion décentralisée, fondée sur l’entente et
l’accord rationnel. Dans le modèle libéral, c’est la soumission aux normes de l’Etat de droit
d’une société économique qui garantit le salut public. En satisfaisant les attentes de bonheur
privé des citoyens engagés dans la production, on protège le bien commun dans un sens
apolitique. Habermas dans sa théorie de la discussion accorde une place fondamentale à la
formation de l’opinion publique. C’est à celle-ci de contrôler les pratiques de l’administration
publique et de discipliner l’économie. Il ne peut pas y avoir de citoyenneté sans culture
politique commune. L’absence de culture politique commune signerait la désagrégation de la
nation. Cela dit, les citoyens ne participent à la vie publique qu’en tant que sujets de droits. Ils
ne peuvent faire usage de leur autonomie publique qu’à la condition d’avoir une autonomie
privée équitablement assurée (ce qui signifie d’être assez indépendant). L’idée qu’Habermas
découvre et développe au carrefour de l’autonomie privée et publique, c’est celle de
cosmopolitisme.
Avec l’Etat-nation, l’organisation politique acquiert un niveau inédit de citoyenneté et
de solidarité fondé sur le droit. Parallèlement , au niveau international, l’idée de nation
implique le concept de souveraineté nationale ( c’est-à-dire cette volonté d’affirmation de soi,
qui guide l’Etat dans l’arène des puissances ). Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant avait
pensé apporter à la théorie du droit une troisième dimension. Avec le droit étatique et le droit
des gens s’ajoute le droit des citoyens du monde. Le but qu’il se fixe, c’est d’atteindre la paix
perpétuelle et la réalisation de l’idéal cosmopolitique, par la création d’une forme juridique de
fédération des peuples. La confédération se distingue des alliances passagères par l’élément
d’obligation, qui donne au congrès de paix des Etats un caractère permanent. La paix devait
perdre peu à peu son caractère moral pour parvenir à un statut juridique. Kant imaginait trois
tendances naturelles favorables au développement de la paix.
1) le caractère pacifique des républiques,
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