SARTRE, L' AVENTURE DE L'ENGAGEMENT Ouverture Philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Déjà parus Pasquine ALBERTINI, Sade et la république, 2006. Sabine AINOUX, Après l'utopie: qu'est-ce que vivre ensemble ?, 2006. Antonio GONZALEZ, Philosophie de la religion et théologie chez Xavier Zubiri, 2006. Miklos VETO, Philosophie et religion, 2006. Petre MARE~, Jean-Paul Sartre ou les chemins de l'existentialisme, 2006. Alfredo GOMEZ-MULLER (dir.), Sartre et la culture de l'autre, 2006 Lâszl6 TENGEL YI, L'expérience retrouvée, Essais philosophiques l, 2006. Naceur Ben CHEIKH, Peindre à Tunis, 2005. Martin MOSCHELL, Nous pensons toujours ailleurs, 2006. Antonia RIGAUD, John Cage, théoricien de l'utopie, 2006. François Dagognet, médecin et philosophe, 2006. Jean-Marc LACHAUD (dir.), Art et politique, 2006. Jean-Louis CHERLONNEIX, L'esprit matériel, 2006. Michèle AUMONT, Ignace de Loyola et Gaston Fessard, 2006. Sylvain GULLO, Théodore de Cyrène, dit l'athée, puis le divin, 2006. Laurent BillARD, Penser avec Brel, 2006. Jean-Paul COUJOU, Philosophie politique et ontologie, 2 volumes, 2006. Jean-François GAUDEAUX SARTRE, L' AVENTURE DE L'ENGAGEMENT L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris FRANCE L'Hannattan Hongrie Konyvesbolt Kossuth L. u. J 4- J 6 1053 Budapest Espace L'Harmattan Kinshasa Fac..des Sc. Sociales, Pol. et Adm. ; BP243, KIN XI Université de Kinshasa - RDC L'Harmattan Italia Via Degli Artisti, 15 L'Harmattan Burkina Faso 1200 logements villa 96 10124 Torino 12B2260 Ouagadougou 12 ITALIE ~L'Harmattan,2006 ISBN: 2-296-00910-7 EAN:9782296009103 INTRODUCTION Son chef d'œuvre fut donc aussi sa vie. Certains espaces. Du temps. Surtout du temps. (Cécile Guilbert: Pour Guy Debord) Philosophie de la conscience, philosophie de la liberté, philosophie de l'existence, autant d'appellations qui, souvent, viennent désigner la philosophie de Jean-Paul Sartre. Certes, ces dénominations sont fondées. Elles correspondent à un moment, à une étape, dans son œuvre. Mais, par définition, aucun moment, aucune étape, ne peuvent rendre compte de la totalité d'une œuvre. De plus, s'agissant de celle protéiforme de Sartre, on court le risque d'isoler, voire de minorer la philosophie par rapport à la littérature ou à ses prises de positions politiques. Ainsi se perd toute idée de correspondance, de relais, en un mot de continuité dans l'itinéraire philosophique de Sartre. Pourtant très tôt, un fait doit être signalé: la simultanéité d'écriture, Sartre écrit plusieurs livres en même temps. Essais critiques, romans, livres de philosophie, préfaces, etc., sont menés de front; jamais Sartre ne dérogera à cette démarche. Et puis, il y a cette affirmation de la place et du rôle qu'il accorde à la philosophie, toute sa vie durant Sartre revendique l'importance primordiale de la philosophie. Et c'est bien sur le mode de la revendication, du manifeste, du plaidoyer, de l'engagement, qu'il le fait. Soutenir cela ce n'est pas qu'un peu relativiser l'image de Sartre, l'intellectuel engagé; c'est rendre toute sa place au philosophe, à la pensée. On peut, à bon endroit, objecter que l'un n'exclut pas forcément l'autre. Certes, à la condition expresse que l'image de l'intellectuel engagé n'occulte pas la philosophie qui le porte. Or, cette philosophie - très tôt - n'a rien d'académique, Sartre n'aura pour l'institution universitaire qu'indifférence et hostilité (nous y reviendrons) - elle ne lui pardonnera jamais. En effet, loin de toute abstraction et de toutes pensées qui doivent se donner à lire sous la forme d'un système, Sartre veut prendre au mot Jean Wahl: la philosophie doit parler du concret. Refusant tout esprit de sérieux, Sartre le philosophe troque la toge du professeur pour les habits, plus suspects, de l'aventurier. La philosophie comme aventure à vivre, totalement, et l'engagement comme attribut, au sens que donnaient Descartes et Spinoza à ce terme. Mon cœur, mon lâche cœur pr~férait l'aventurier à l'intellectuelI À cette constante, toujours réaffirmée, s'en ajoute une autre, et il faut insister: le rejet de l'esprit de sérieux s'accompagne chez lui d'un rejet de toutes les institutions. En effet, Sartre a toujours refusé, pour le moins, et a, souvent, combattu les Institutions2: l'Université, le Goncourt, le Nobel, la Légion d'honneur, l'esprit bourgeois et l'Etat bourgeois. Cette lutte, érigée en mode de vie, identifie, très tôt, Sartre (et il le revendique) à «celui qui pense contre». Ainsi, penser avec Sartre et retracer la philosophie sartrienne revient à suivre ce penser contre qui constitue ainsi une première - peut-être la première - figure de l' engagement. Mais se satisfaire de cette première approche consisterait à réduire la philosophie de Sartre - et plus globalement toute son œuvre - à une variante, parmi tant d'autres, du nihilisme, dont L 'Etre et le Néant serait le point d'orgue. Il n'y aurait là rien de très novateur, aux yeux de l'Université française Raymond Aron occupait déjà la place, il fut, en effet, considéré comme: «moins un révolutionnaire qu'un nihiliste» par Paul Fauconnet, lors de sa soutenance de thèse, le 26 mars 1938.3 Alors, et Aron le précise, la parution de L'Etre et le néant « ne se heurta pas à la même indignation des maîtres endormis» 4 Ainsi, ni l'analogie historique d'avec cette tradition du Nihil ni l'endormissement de l'Institution ne permettent de rendre compte de la richesse, du foisonnement de l'œuvre de Sartre. Enfin, l'ensemble des approches, parcellaires, littéraires, philosophiques, théâtrales, politiques, reviennent également à établir des compartiments étanches, ou à tout le moins des périodes historiques plus ou moins discontinues qui occulteraient la I J.-P. Sartre, les Mots, Paris, Gallimard, 1964, 144. 2 A l'exception notable de l'École normale supérieure où non seulement Sartre est heureux, mais où - à défaut d'un groupe - il fait partie d'un clan (formé de Nizan et Herbaud) qui a, certes, mauvaise réputation, mais dont les membres «n'en exercent pas moins sur les autres une assez vive fascination» (S. de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, 335). Dans cette période, la lutte contre l'institution est déjà présente: Sartre refusera de passer l'examen des Elèves Officiers de Réserve (EOR), mais il reste que: « L'École normale, pour la plupart d'entre nous, pour moi, fut, du premier jour, le commencement de l'indépendance. Beaucoup peuvent dire, comme je le fais, qu'ils y ont eu quatre ans de bonheur ». J.-P. Sartre, Situations, IV, Paris, Gallimard, 1964, 149. 3 R. Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, 105. 4 Ibid. 6 Totalité! que Sartre revendique et la double importance - théorique et pratique - qu'il attache à l'histoire. Importance pratique du « saisissement» par l'histoire; «l'histoire nous saisit »2 et, à travers ce saisissement, se fonde - en conscience - la volonté pour Sartre de saisir l'histoire, de la comprendre (au sens de la partager3) et de la transformer4 ... «Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde, mais ce qui importe c'est de le transformer », cette thèse constitue ce que Lénine, suivant une formule célèbre que Louis Althusser aimait à citer souvent, appelle une «pierre d'angle du marxisme ». Cette pierre d'angle a donné lieu à de multiples interprétations qui, dans leur ensemble, y voyaient l'annonce d'une nouvelle philosophie: la philosophie marxiste, le matérialisme dialectique. La similitude de recherche théorique est, sur ce point, frappante entre Sartre et Althusser; similitude qui commence quasiment à la même époque et, nous en rendrons compte, se développe en ce que l'on peut appeler un« impossible dialogue» de plus de dix ans. Importance théorique aussi, à vocation méthodologique totalisante5, lisible - entre autres - dans la Critique de la Raison Dialectique qui constitue la recherche affirmée d'une méthodologie de l'histoire et d'une prise en considération du matérialisme historique. Ainsi, dans ce double mouvement théorique et pratique, se fonde et se réalise à la fois, le projet sartrien: faire une œuvre6 et une philosophie pratique (<<aider les hommes à soulever, ensemble, les pierres qui les étouffent») 7. De «I 'histoire totale» à la philosophie pratique, tel est le projet sartrien. Ce projet ouvre à l'aventure de l'engagement. La philosophie-enZG5zée ou la constitution du projet. Le cheminement n'est pas univoque et Sartre, par son œuvre et sa vie, le parcourt, tantôt labourant tantôt survolant ce chemin. Il affirme I J.-P. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, Paris, Gallimard, 1960,27. 2 J.-P. Sartre, Les Carnets de la drôle de guerre et S. de Beauvoir, Mémoires. 3 J.-P. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, op. cit., 24. 4 Influence et énigme de la Il èmeThèse sur Feuerbach que Sartre veut affronter sans concession aucune aux orthodoxies philosophiques et politiques de son temps. 5 A. Prost, 12 leçons sur l 'histoire, Paris, Seuil, ColI. Point, 1996, 10. 6 Nous montrerons que cette formule constitue la continuité, inscrite dans un inachèvement prévu, de la philosophie sartrienne qui n'autorise en rien à faire de J.-P. Sartre le « dernier philosophe ». 7 J.-P. Sartre, Préface à Aden Arabie, Situations, IV, op. cit., 147. 7 ainsi, pour lui comme pour les autres, la singularité exemplaire de l'individu: « un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et qui vaut n'importe qui »1. Démarche que le sociologue et l'historien vont, après Sartre et/ou à partir de Sartre, appliquer2. Cette démarche se doit de combiner, de juxtaposer, de faire avec quelques préceptes et principes qui vont permettre, à la fois, de vivre et d'analyser le vécu. Francis Jeanson les applique à sa propre vie et les synthétise: Ma vie, c'est je et c'est moi: j'en suis à la fois le producteur et le produit. Je ne puis tenter de la faire mienne que dans la mesure où elle m'a d'abord fait - et tout en continuant d'en être plus ou moins « refait »3. Cette philosophie prend, à une certaine époque, le nom « d'existentialisme », étiquette qui lui restera longtemps et qu'à tout prendre Sartre accepte4. De fait, le projet est plus ambitieux et plus global et le terme de «philosophie engagée» nous semble mieux rendre compte de la démarche sartrienne. Certes, la philosophie est convoquée par Sartre, mais elle est sommée de ne pas être en retard sur l'engagement. Car la philosophie peut aider, mais: A la condition, bien entendu, qu'on désigne sous le terme de « philosophique» une réflexion engagée, c'est-à-dire consciente de ne pouvoir se développer qu'en liaison étroite avec le domaine proprement politique: celui des rapports concrets entre les hommes au sein de la Cité. «Philosophie de la conscience », pour reprendre l'expression de Michael Kail6, au risque d'inscrire Sartre dans une «famille »7 1 J.-P. Sartre, Les Mots, op. cit., 213. 2 Cf. A. Memmi: «(...) sans cet inventaire concret, individuel, aucune conclusion générale n'a de valeur ». L 'Homme dominé, Paris, Gallimard, 1968 (Gallimard, 1986, 156). Cf. également A. Prost, 12 leçons sur l'histoire, op. cit.,86. 3 F. Jeanson, Sartre dans sa vie, Paris, Seuil, 1974, 10. 4 J.-P. Sartre, «Autoportrait à soixante-dix ans », Situations, X, Paris, Gallimard, 1976, 192. 5 F. Jeanson, op. cit., 12. 6 M. Kail, «La critique sartrienne du Cogito », in Le Magazine littéraire N°342, Avril1996, Numéro spécial Descartes, 81. 7 Sartre n'aimait pas son enfance, mais il nous dit également « qu'il fut bien aimé» par sa mère et par ses grands parents; et Sartre a bien aimé la « famille» qu'il s'est fait: Simone de Beauvoir, « le petit Bost », Olga, Jean Pouillon et quelques autres. 8 philosophique. Mais la philosophie sartrienne est également, et/ou en même temps, une philosophie politiquel et une philosophie de l'engagement. Philosophie de l'engagement et pas simplement engagement du philosophe qui ferait de Sartre le « philosophe engagé» ou « l'intellectuel engagé» même si, effectivement, Sartre appartient à cette tradition au point d'en constituer l'archétype. Il convient, nous semble-t-il, d'établir cette distinction dès l'abord, afin de saisir toute la spécificité et l'intérêt de sa philosophie. Rappelons, en effet, que la formule «intellectuel engagé» constitue un quasi pléonasme, si l'on considère que la notoriété du terme intellectuel se forge avec l'affaire Dreyfus et les engagements auxquels elle donne lieu. Depuis lors, outre sa fonction sociale, résultante de sa formation, l'intellectuel se caractérise par son engagement. Si cette thèse se vérifie aisément, historiquement2, elle pose nombre de questions au(x) philosophees) : En particulier quant aux sources de l'engagement, aux rapports des intellectuels à la politique: comment sort-on de la posture « d'intellectuel classique» 3, comment « intégrer le marxisme» 4 ? Bref, qu'est-ce que l'engagement et que veut dire pour Sartre s'engager. Nous verrons que ces deux moments sont loin d'être simultanés chez Sartre. Mettre au jour ces décalages mais aussi ces simultanéités permettra de retracer l'itinéraire constitutif de la philosophie sartrienne comme philosophie de l'engagement et/ou philosophie politique, comme moment et mouvement de l'être ensemble. «Mouvement rétrospectif»5 et «lecture symptomale» 6 nous forceront à retrouver les strates successives qui vont influencer la pensée de Sartre, mais permettront aussi de saisir la cohérence de cette pensée et, ainsi, d'en finir avec l'obstacle de l'inachèvement qui autorise, depuis des décennies, en France, à ne pas lire Sartre. Ou encore, comme récemment, à ne lire que telle ou telle de ses œuvres; voire à opposer, comme le fait BemardHenri Lévy, un Sartre libertaire à un Sartre totalitaire. Ce faisant, I C'est la thèse de Jean-Jacques Brochier, pour qui Sartre, de L 'Etre et le Néant jusqu'après la Critique de la Raison Dialectique, met en œuvre une nouvelle philosophie politique. Cf 1.-1. Brochier, "Sartre de l'ontologie à la révolte », Magazine Littéraire, N°380, octobre 1999,40-41. 2 Cf le remarquable petit livre de Christian Delporte, Intellectuels et politique, Florence, Italie, Castermann, Giunti, 1995. 3 1.-P. Sartre, interview, L'Idiot International, octobre 1970. 4 1.-P. Sartre: conversations avec Francis Jeanson en 1955, cité in F. Jeanson, Sartre dans sa vie, op. cit., 22. 5 Ibid., 13. 6 L. Althusser, Lire le Capital, Paris, Maspero, 1968, T.l, 29. 9 Bernard-Henri Lévy polarise sa lecture sur L'Etre et le Néant et la Critique de la Raison Dialectique, et, par là, néglige le Saint Genet et L'Idiot de la Famille. Dans une certaine mesure, il est possible d'adresser le reproche inverse à Philippe Petit qui identifie par trop La Cause de Sartre au Flaubert. Ainsi l'intérêt de ces ouvrages trouve sa limite dans la parcellisation des œuvres de Sartre et, surtout, dans la non prise en considération de l'inachèvement de cette œuvre, sa non clôture. Certes, l'inachèvement de l' œuvre de Sartre a souvent autorisé une double occultation: celle de l' œuvre philosophique de Sartre (et ce, depuis la parution de L'Etre et le Néant) et aussi celle de Marx. Soutenons alors, plus globalement, que l'occultation de Sartre, pour les philosophes français (toutes sensibilités politiques confondues), est directement politique comme le note Jean Theau dans son avant-propos à son livre: La philosophie de Jean-Paul Sartre; et comme le relatait encore Jean-Toussaint Desanti dans le journal Le Monde du 2 juillet 1993. Nous nous proposons de lire Sartre avec la méthode d'Althusser, de faire: Une lecture que nous oserons dire « symptomale» dans la mesure où, d'un même mouvement, elle décèle l'indécelé dans le texte même qu'elle lit, et le rapporte à un autre texte, présent d'une absence nécessaire dans le premier. 1 Cette lecture, ce parti pris théorique, consiste à. distinguer la philosophie de et dans l'œuvre de Sartre et, par là même, d'établir les passerelles qui relient le théâtre, les romans, les essais et les livres de philosophie de Sartre. Aller des œuvres de Sartre à sa philosophie, c'est prétendre reconstituer l'itinéraire constitutif d'une philosophie de la conscience néantisante et engagée, qui fait de Sartre, comme nous l'avons dit, plus qu'un «philosophe engagé» ou un «intellectuel témoin », un philosophe de l'histoire concrète en tant qu'il est et se veut un « homme parmi les hommes» ; et qu'il renoue ainsi avec la tradition philosophique originelle du «connais-toi toi-même» puisque - chez Sartre - c'est au travers de l'autre (des autres) qu'il convient de s'apprendre, de« comprendre »2 et d'appréhender sa liberté3. Ainsi, le délaissement du discours philosophique pour le théâtre ou le roman, ne constitue pas un renoncement à la philosophie, mais son I L. Althusser, Lire le Capital, op. cit., 29. 2 I.-P. Sartre: «Comprendre, c'est se changer, aller au-delà de soi-même ». Critique de la Raison Dialectique, op. cit., 23. 3 Nous en voulons pour symptôme (entre autres) les nombreuses interviews de Sartre. C'est dans le Dialogue avec autrui que Sartre précise, illustre, approfondit... rectifie parfois ses thèses. 10 illustration et parfois sa source. En effet, si l'on en croit Simone de Beauvoir, Sartre voulait « exprimer sous une forme littéraire des vérités et des sentiments métaphysiques» 1.Bien avant, Sartre affirmait avec un certain regret: J'aurais rêvé de n'exprimer mes idées que dans une forme belle - je veux dire dans l'œuvre d'art, roman ou nouvelle. Mais je me suis aperçu que c'était impossible. Il y a des choses trop techniques, qui exigent un vocabulaire proprement philosophique. Aussi je me vois obligé de doubler, pour ainsi . roman d '.2 un essaz. . d Ire, caque h C'est par le biais de personnages comme Roquentin, Mathieu ou Hœderer que Sartre montre la réalité de l'homme et concrétise sa philosophie. Car dans tous ses textes se donnent à lire les concepts clefs de la philosophie sartrienne: la contingence, la liberté, l'engagement, la finitude, les communistes, le marxisme, l'aventure... la vie. Si la philosophie est une « doublure» chez Sartre, il n'y a jamais de « sortie de la philosophie », pas de « fin de la philosophie» pour lui. Il y a un va-et-vient de la liberté irréelle (de la poésie, par exemple: le Baudelaire) à la réalité de l'engagement de l'écrivain (Qu'est-ce que la Littérature ?) ou de l'intellectuel (Plaidoyer pour les Intellectuels). L'œuvre et la philosophie de Sartre dégagent ainsi la dialectique du réel et du rationnel, de l'irrationalité du système politique, une dialectique négative qui appréhende l'aliénation objective de la rareté qui menace notre liberté: Qu'on n'aille pas nous faire dire, surtout, que l'homme est libre dans toutes les situations, comme le prétendaient les stoiCiens. Nous voulons dire exactement le contraire: à savoir que les hommes sont tous esclaves en tant que leur expérience vitale se déroule dans le champ pratico-inerte et dans la mesure expresse où ce champ est originellement conditionné par la rareté. 3 La continuité de l 'œuvre de Sartre. Les livres de philosophie de Sartre viennent théoriser cette aliénation, celle de l'homme et celle de son histoire. L'inachèvement, il faut en parler, de cette philosophie étant lié, certes, à la finitude de l'homme Sartre, mais surtout, soutenons-le, à l'inachèvement de I 2 3 S. de Beauvoir, La Force de ['Age, Paris, Gallimard, 1960,293. J.-P. Sartre, interview, Marianne, 7 décembre 1938. I.-P. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, 11 op. cit., 369. l'histoire elle-même et, en particulier, de la conjoncture qui ouvre Questions de méthode et, plus globalement, de la crise du marxisme. La philosophie serait, ainsi, seconde chez Sartre. Pour qu'elle s'affirme, il faut qu'elle retrouve l'histoire et que Sartre décide de la faire: c'est la période de l'engagement politique, c'est aussi, dans le même temps, l'engagement dans L'Idiot de la Famille, en tant que ce livre doit être « un roman vrai ». Il semble possible d'accorder plusieurs significations à cette formule: tout d'abord l'idée d'un livre qui sera une biographie; or, on sait l'intérêt, certes controversé, chez les historiens 1, de la biographie: «(oo.) elle cherche moins à déterminer l'influence de l'individu sur les évènements qu'à comprendre, à travers lui, l'interférence de logiques et l'articulation de réseaux complémentaires »2. Si l'on nous accorde que, chez Sartre, le recours à la biographie ne répond ni « à une demande du public », ni à un espoir de notoriété, ni à «l'attrait des droits d'auteurs »3, on soutiendra qu'il s'agit pour Sartre de renouer, par ce biais, avec l'idée d'une histoire totale. On peut alors prendre au sérieux l'analogie de la définition que Sartre nous donne du Flaubert comme roman vrai, avec celle de Paul Veyne : « l'histoire est un roman vrai »4. Ainsi s'affirme une fois encore l'importance de l'histoire pour Sartre, importance omniprésente dans la Critique de la Raison Dialectique, (et déjà là, active, dans les Carnets de la drôle de guerre et, en creux, dans La Nausée) avec, dans la poursuite de la lutte philosophique de Sartre pour le dépassement du simple déterminisme historico-social, les retrouvailles avec l'homme concret et la volonté de faire œuvre de totali té. Mais ne peut-on pas, aussi, retrouver à partir de cette idée de «roman vrai », la première phase de l'engagement sartrien dans l'idée de tout dire et de tout se dire? C'est le «pacte» passé avec Simone de Beauvoir: « nous nous dirions tout, (...) non seulement aucun des deux I A. Prost: « La biographie était pleinement légitime pour l'histoire politique. Les Annales lui ont dénié tout intérêt, car elle ne permet pas de saisir les grands ensembles économiques et sociaux. (...). Dans les années 1950-1970, la biographie, individuelle et singulière par définition, était ainsi boutée en dehors d'une histoire scientifique qui se vouait au général », op. cit., 86. C'est néanmoins dans cette période que Sartre rédige son Flaubert; et sa propre autobiographie. 2 Ibid., 86. 3 Ibid. 4 Cf. P. Veyne, Comment on écrit l'histoire. 12 ne mentirait à l'autre, mais il ne lui dissimulerait rien» 1 ; pacte auquel fait écho la découverte (sensiblement à la même époque, 1931-1935) que la Vérité est possible et qu'on y accède par soi-même et dans le rapport à autrui. Ce qui s'affirme en même temps chez Sartre à cette époque, c'est «l'exigence d'authenticité absolue, peut-être, et la plus rigoureuse qui ait jamais été formulée en ce vingtième siècle »2. Exigence d'autant plus faramineuse qu'elle prétend reposer sur la seule souveraineté de la conscience et de la responsabilité individuelle, car la psychanalyse et le marxisme ne sont connus de Sartre que de façon grossière dans ce début des années trente. Notons, également, que cette authenticité, contemporaine de la découverte, pour Sartre, de Husserl et de la phénoménologie, ne conteste pas l'importance qu'il attache au matérialisme historique: Il m'a toujours semblé qu'une hypothèse de travail aussi féconde que le matérialisme historique n'exigeait nullement pour fondement l'absurdité qu'est le matérialisme métaphysique.3 Sartre veut tenir ensemble le Moi et le Monde, il n'y a aucun primat à accorder à l'un par rapport à l'autre, aucune réduction de l'un par l'autre n'est admissible. C'est cette position qui explique l'attitude de Sartre lors d'une querelle avec Georges Politzer qui le définit en tant que « petit bourgeois» ; « Sartre affirme qu'il ne se réduit pas à cette définition (et se réclame de Marx lui-même pour soutenir qu'un intellectuel issu de la bourgeoisie est en mesure de dépasser le point de vue de sa classe) »4. Il développera cette même idée contre Drieu, en 1940, en opposant la situation à la disposition5. C'est par l'exigence d'authenticité, de vérité que se fonde l'engagement sartrien dont: La source et l'unique critère résident pour lui dans le libre projet de sa conscience vers le monde. S'il prétend maintenir intacte cette liberté, ne la compromettre en aucune façon dans le monde réel, il la privera de son pouvoir de dévoilement; si au contraire ilIa jette au monde sans réserve, elle y subira de telles aliénations que son rapport à la réalité y perdra toute vérité. Autrement dit : s'il ne s'engage pas, rien ne pourra prendre sens I F. Jeanson, Simone de Beauvoir ou l'entreprise de vivre, Paris, Seuil, 1966, 169. 2 F. Jeanson, Sartre dans sa vie, op. cit., 107. 3 J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego, Paris, Vrin, 1965,87. 4 F. Jeanson, Sartre dans sa vie, op. cit., 107. 5 l-P. Sartre, lettre à B. Parain (20 février 1940), Lettres au Castor et à quelques autres, Paris, Gallimard, 1983, T.2, 82. 13 par lui et pour lui; mais s'il s'engage à fond, il ne sera même plus en mesure de contrôler le sens de son engagement!. Il reste, enfin, qu'à cette époque des années trente, comme le raconte Simone de Beauvoir, Sartre affirmait qu'ils (Simone de Beauvoir et luimême) avaient un « sens réel de la vérité» mais il constatait également que «cela n'impliquait aucunement un sens vrai de la réalité ». Il faudra attendre la guerre pour que la réalité prenne, pratiquement, tout son poids. Ce poids du monde a une dimension collective: puisque la réalisation de la vérité au sein du monde réel ne peut se situer au niveau du sujet individuel (pas plus qu'au niveau de l'objet) mais bien dans le rapport des sujets entre eux et dans le monde. Retour au Je, bien sûr, et, dans le même temps découverte que Je est un autre, mais aussi découverte que Je ne peut se faire exister que par sa projection dans le monde, que par son intentionnalité, que dans son rapport à autrui qui constitue la première étape de la gestation du groupe en fusion. Car, la continuité de l'œuvre de Sartre elle va de la conscience individuelle libre au groupe en fusion, sans rien sacrifier à l'une ou à l'autre de ces deux étapes. Quelques repères, qu'il conviendra d'étudier plus à fond, permettent de retracer cet itinéraire. En effet, si nous prenons l'exemple de l'œuvre d'art (on connaît l'importance que Sartre attache à l'art) nous savons, depuis L'Imaginaire, qu'elle se justifie dans la mesure où elle réalise un absolu: ainsi une symphonie n'est nulle part et, néanmoins, elle est «perçue dans le monde ». Si l'œuvre d'art tient le réel à distance, elle ne peut s'apparenter à une fuite hors du réel, ni constituer un moyen suffisant pour le transformer, car toute transformation du monde, toute «déchéance »2, nécessite le passage au collectif et le recours à la morale. La Critique de La Raison Dialectique constitue cet élargissement au collectif du conflit originel des consciences (et ce dans une perspective révolutionnaire et une conjoncture sur lesquelles nous reviendrons) qui nous renvoie à L'Etre et le Néant. Cet itinéraire, c'est celui de l'engagement, individuel concret parmi d'autres hommes réels, et c'est celui d'une nouvelle découverte: «en soi, l'altérité est un mal absolu; collectivement vécue dans des circonstances concrètes, elle se relativise et devient praticable »3. De l'en-soi au pour autrui la conscience ne peut s'échapper et « au fond» n'est-ce pas sa chance? D'une part, les autres me découvrent, me font I F. Jeanson, Sartre dans sa vie, op. cil., 109-110. 2 M. Dufrenne, « Sartre/Barthes », Revue d'Esthétique N°2, 1981, 7. 3 F. Jeanson, op. cil., 113. 14 voir à moi-même: «Les autres sont, au fond, ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nousmêmes» 1. D'autre part, c'est par l'union avec les autres qu'il devient possible d'investir le monde et de le transformer. Cette transformation doit s'effectuer avec le marxisme «philosophie indépassable de notre temps », mais, nous n'y verrons pas forcément une tentative de Sartre pour la fonder, voire pour fonder le marxisme. Certes, on l'a dit, Sartre affirme, très tôt, l'importance du matérialisme historique comme hypothèse de travail. Plus tard, dans la Critique de la Raison Dialectique, il amplifie son propos: « J'ai dit et je répète que la seule interprétation valable de l'histoire humaine était le matérialisme historique »2, mais encore faut-il établir la Vérité du marxisme. En effet, nous dit Sartre: « On ne sait pas ce que c'est pour un marxiste que de dire le vrai. Non que le contenu de ses énoncés soit faux; loin de là; mais il ne dispose pas de la signification de la Vérité »3. Permanence, continuité d'une recherche-engagée, démarche qui, des années trente jusqu'à l'engagement avec les maos, revendique le refus de l'obéissance, de la résignation à l'ordre établi: « L'essentiel n'est pas ce qu'on a fait de nous, mais ce qu'on fait de ce qu'on a fait de nous »4, le refus de tout embrigadement: l'aventurier plutôt que le militant. Car, pour Sartre, le militant, outre trop souvent l'esprit de sérieux qui le caractérise, a sa propre lecture de l'histoire, par là même il l'ignore. Or, de La Transcendance de l'Ego jusqu'au Flaubert, le rapport de Sartre à l'œuvre de Marx est indissociable de l'histoire et ne cesse de se réévaluer dans les rapports de plus en plus concrets que Sartre éprouve avec l'histoire de son temps. Ainsi est-il nécessaire de connaître l'histoire, mais il faut aussi savoir« à quelle condition une connaissance de l'histoire est-elle possible »5, donc de disposer d'une méthode et de l'appliquer. Ainsi, également, se retrouve le Flaubert comme roman vrai et le « faire une œuvre ». Mais, alors, une nouvelle question se pose à laquelle la pensée de Sartre n'échappe pas: est-ce l'engagement qui nourrit la recherche ou est-ce dans la recherche que se nourrit l'engagement? I J.-P. Sartre, Le Figaro Littéraire, janvier 1965. Déjà en creux dans La Nausée, cette le Néant. 2 J.-P. Sartre, 3 Ibid., 118. 4 J.-P. Sartre, 5 J.-P. Sartre, idée s'affinne dans les Carnets et devient centrale dans L'Etre et Critique de la Raison Dialectique, op. cit., 134. L'ARC, W Sartre, 1966,95. Critique de la Raison Dialectique, op. cit., 135. 15 Certaines considérations méthodologiques d'historiens sont précieuses (même si elles sont parfois contradictoires) pour répondre à cette question. D'autant plus qu'à l'aube de l'histoire moderne, ou de ce qu'on nomme, aussi, la nouvelle histoire, c'est cette même question qui préside à la recherche historique: Ma vie fut en ce /ivre, elle a passé en lui. (...) Mais cette identité du /ivre et de l'auteur n'est-elle pas colorée des sentiments, du temps, de celui qui l'afaite ? (...) Si c'est là un défaut, il nous faut avouer qu'il nous rend bien service. L 'historien qui en est dépourvu, qui entreprend de s'effacer en écrivant, de ne pas être, de suivre par derrière la chronique contemporaine (...) n'est point du tout historien. (.oo) C'est que l'histoire, dans le progrès du temps, fait l'historien bien plus qu'elle n'est faite par lui. Mon livre m'a créé. C'est moi qui fût son œuvre. 1 Cette longue citation de Jules Michelet ne reçoit-elle pas en écho la sommation sartrienne « d'être dans son époque» ? Et, de même, Marc Bloch, le père de cette nouvelle histoire, s'interrogeait aussi sur ce point: Il ne nous reste, pour la plupart, que le droit de dire que nous fûmes de bons ouvriers. Avons-nous toujours été de bons . (,,2 citoyens On sait comment Marc Bloch répondit à cette question. Il reste, méthodologiquement, l'intérêt et les limites de cette « egohistoire» : Elle s'impose à l'évidence pour les engagements politiques, religieux ou sociaux. La connaissance intime qu'ils donnent de l'objet d'étude constitue un atout irremplaçable: savoir du dedans comment les choses peuvent se passer au sein du groupe qu'on analyse suggère des hypothèses, oriente vers des documents et des faits auxquels l'observateur extérieur ne songerait guère. Mais (...) comme toute chance la connaissance intime par engagement personnel est aussi un risque. Elle permet à l'historien d'aller plus loin et plus vite dans la compréhension de son sujet, mais elle peut aussi étouffer sa lucidité sous le bouillonnement des affects3. 1 Cf. J. Michelet, Préface de L 'Histoire de France. 2 Cf. M. Bloch, L'Etrange défaite. 3 A. Prost, op. cit., 95. 16 Gageons, et nous le montrerons, que Sartre a connu ce risque dans le bouillonnement de la lutte des classes. Est-il possible d'éviter ce risque? La réponse de son «petit camarade », Raymond Aron, vaut d'être citée: «Puisque je me vouais au rôle de spectateur engagé, je me devais de mettre au clair les rapports entre l'historien et l'homme d'action, entre la connaissance de l'histoire se faisant et les décisions que l'être historique est condamné à prendre.»l Le projet de Sartre ne diffère pas, et leurs choix politiques divergents n'occultent pas ce choix scientifique: L 'honnêteté scientifique me paraît exiger que l'historien, par un effort de prise de conscience définisse l'orientation de sa pensée, explicite ses postulats (dans la mesure où la chose est possible) ; qu'il se montre en action et nous fasse assister à la genèse de son œuvre; qu'il décrive son itinéraire intérieur, car toute recherche historique, si elle est vraiment féconde, implique un progrès dans l'âme même de son auteur: la « rencontre d'autrui », d'étonnements en découvertes, l'enrichit en le transformant. En un mot qu'il nous fournisse tous les matériaux qu'une introspection scrupuleuse peut apporter à ce qu'en termes empruntés à Sartre, j'avais proposé d'appeler sa « psychanalyse existentielle >/. La démarche que Sartre se propose, s'accompagne, dans l'immersion active dans le monde, - très tôt et très vite - de l'avertissement - tardifque lance Althusser: « Comme dit Mao: n'oublions jamais la lutte des classes »3. Ne pas oublier la lutte des classes sans renoncer pour autant à la philosophie, sans en sortir. Ne pas être un «philosophe sans œuvre» et s'engager dans et pour son œuvre, tel nous apparaît le projet sartrien. La philosophie-engagée devient alors tantôt guide, tantôt accompagnatrice de ces luttes de classes (quel que soit le lieu dans le monde où elles se déroulent). Sartre, le marxisme et les marxismes de son temps. Mais ce qu'il conviendra aussi de montrer c'est que cette philosophie engagée est, dans son rapport au marxisme, d'abord un effet de lutte de classes. Acceptons pour cela, au titre d'un postulat rétrospectif, la thèse althussérienne: « la philosophie, c'est la lutte des classes dans la théorie»4, L'Etre et le Néant, à ce titre affirme une rupture d'avec la I R. Aron, op. cil., 115. 2 Cf. H. 1. Marrou, De la Connaissance historique. 3 L. Althusser, Marxisme et Lutte de Classes, janvier 1970. 4 L. Althusser, Réponse à John Lewis, Paris, Maspéro, 1973, 12. 17 philosophie dominante dans l'université française de l'époque (qui méprisera l'ouvrage) et un signe en direction des intellectuels résistants et des communistes (à plus d'un titre, en cette période, ils sont liés). Ce qui s'affirme dans cette rupture philosophique c'est, pour Sartre, la volonté individuelle, politique de s'unir à d'autres hommes. Volonté qui hante Sartre depuis des années déjà, et c'est la Guerre d'Espagne qui la concrétise. D'abord, sur le plan littéraire, avec Le Mur qui lui permet de relativiser sa réelle impuissance face à l'événement: Sartre n'est pas Malraux, Sartre n'est pas un intellectuel-combattant. Pour passer de l'engagement dans l'œuvre à l'engagement dans la lutte réelle des hommes concrets, il lui faudra du temps et, entre autres, le temps de la guerre emprisonne. L 'Etre et le Néant est indissociable de ce contexte. Ce livre est aussi la cause et le prétexte du rejet de Sartre par le P.C.F. C'est dans le contexte de la guerre et de la Résistance que se noue le dialogue de Sartre avec les communistes (en fait, le dialogue dure depuis déjà assez longtemps, il a commencé avec son ami Paul Nizan), on peut, ici pour faire bref, le résumer dans le dilemme suivant: être dans le Monde ou être au Parti? Dans l'analyse de ce dilemme et dans l'analyse du choix qu'a fait Sartre de ne jamais entrer au P.C.F., il nous faudra interroger ce que Sartre connaît des écrits de Marx en 1943-1945 et, plus globalement, le rapport de Sartre au(x) marxisme(s). Il conviendra également de montrer comment (et pourquoi ?) ce rapport est chez Sartre constamment, depuis les années trente jusqu'à la fin de sa vie, médié par son rapport au P.C.F. et au mouvement communiste international. Nous devrons y voir toute l'importance des situations. Car, disons le dès l'abord, l'engagement sartrien ne peut se réduire à un acte volontaire, mais résulte d'une « situation ». Ainsi, dans la continuité de L'Etre et le Néant, c'est la situation qui fait l'engagement puisqu'elle est le lieu, le moment de « l'alourdissement », de « l'affrontement ». Mais la continuité implique l'approfondissement et c'est, on l'a dit, le moment pratique de la guerre et de la Résistance et le moment théorique avec Les Mouches, si l'on accepte l'idée de Jean Bardy : Œuvre de transition qui annoncerait le début du passage d'une attitude métaphysique à une attitude historiquel. Ce «passage» n'est pas le résultat d'un apprentissage ou d'une conversion (Sartre ne se convertit pas au marxisme), il résulte d'une I 1. Bardy, «Les Mouches: Tragédies de la Liberté », Raison Présente N°117, er 1 trim. 1996, N° spécial Sartre, 21. 18 nécessité, déjà ancienne chez Sartre, de «voir clair en moi-même »1 qui se concrétise dans le rapport au collectif: (...) quand cet homme est seul, il s'endort. (...) des clients, des petits ingénieurs, des employés, (...). Eux aussi pour exister, il faut qu'ils se mettent à plusieurs. 2 Ainsi, le « passage» s'apparente au cheminement, parfois long, parfois rapide, de la compréhension de Sartre, c'est-à-dire de sa transformation: «aller au-delà de soi-même »3. Alors qu'importe que Sartre ait effectivement lu L'Idéologie allemande et Le Capital en 19254, puisque cette lecture, à cette époque, ne l'a pas changé. Ce qui importe c'est, qu'à la même époque déjà, «la réalité du marxisme, (oo.) des masses ouvrières, (.oo) exerçait à distance une irrésistible attraction sur les intellectuels petits-bourgeois »5 ; ce que Sartre doit faire, ce n'est pas tant enrichir sa connaissance théorique du marxisme, que combler la distance qui le sépare des masses. Ainsi s'explique également que ce n'est qu'à la Libération et, explicitement, lors de sa présentation de la revue Les Temps Modernes en octobre 1945, que Sartre développe son rapport au marxisme: il avait effectivement rencontré «le concret total» 6,les hommes en situation, et il en avait fait partie. Dans ce rapport, Sartre s'est proposé de compléter la formule de Marx: « quand la classe montante prend conscience d'elle-même, cette prise de conscience agit à distance sur les intellectuels et désagrège les idées dans leurs têtes ». Bien sûr cette formulation ne deviendra aussi explicite que dans la Critique de la Raison Dialectique7. Il lui fallait aussi, croyons-nous, le temps de compléter la célèbre formule de Lénine (qu'il lit ou relit entre 1939 et 1945) « sans théorie révolutionnaire pas de pratique révolutionnaire », par la découverte qu'il n'y a d'engagement qu'en situation. Ainsi, pourrait-on dire: pas d'engagement révolutionnaire sans situation révolutionnaire; ce qui relativise et, en même temps, réévalue la théorie (encore faut-il s'en apercevoir). Qu'est-ce à dire? Qu'il faut: I J.-P. Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938, 19. On ne peut, pour le moins, qu'être Engels 2 Ibid. 3 J.-P. 22. 4 Ibid., 5 Ibid. 6 Ib id. 7 Ib id. interpellé par l'analogie de la formulation parlant de L'idéologie allemande. d'avec celle de Marx et de Sartre, Questions de méthode, Critique de la Raison Dialectique, 23. 19 op. cil., (...) éviter de croire que l'engagement revient à vouloir modeler la réalité sur le patron d'une pensée toute prête,' il convient à l'inverse de se persuader qu'il consiste avant tout à s'engager à ce que la pensée naisse et croisse de l'action, recevant d'elle maints aspects de saforme.l De ce point de vue, Sartre était bien le « compagnon inattendu» pour un P.c.P. doté du seul (ou presque) manuel de «prêt à penser» qui prétendait incarner la théorie marxiste: Matérialisme dialectique et matérialisme historique de Joseph Staline. C'est en référence à cette situation que l'on peut, à juste titre, comme le fait Jeannette Colombel, définir l'engagement chez et pour Sartre comme «à l'opposé de tout embrigadement »2. Enfin, soutenons que le rapport de Sartre au marxisme participe, toute sa vie durant, de la même démarche: «La passion de comprendre les hommes »3. On pourra dire, également, que cette passion et/ou l'engagement de Sartre participent de sa quête de l'absolu. Il conviendra, d'abord, de voir à quoi correspond chez lui cet absolu et, après, dans l'explicite des Mots comment s'opère l'abandon de l'absolu et à quoi il fait place. Répondre à cette question nécessite d'étudier les moyens, les voies du passage d'une conscience ontologique à une conscience politique, c'est-à-dire chez Sartre à une conscience collective. Le théâtre en est un des moyens: Sans doute la pièce [il s'agit de Bariona ou lefils du tonnerre écrite lorsqu'il était prisonnier, en décembre 1940] n'était-elle ni bonne ni bien jouée: un travail d'amateur, diraient les critiques, et qui n'était que le produit des circonstances. Néanmoins, c'est en cette occasion que, tandis que je m'adressais à mes camarades par delà les feux de la rampe pour leur parler de leur situation de prisonniers, les voyant soudain si remarquablement silencieux et attentifs, je me rendis compte de ce que le théâtre devait être - un grand phénomène collectif religieux. 4 C'est par et dans ce rapport au collectif que Sartre va utiliser souvent et longtemps le théâtre «pour un théâtre d'engagement »5 et, en parallèle, le cinéma. En effet, le recours au cinéma, par Sartre, quelles qu'en soient les limites6, concourt à la même démarche que le théâtre. 1 R. Redeker, «Le compagnon inattendu », Les Temps Modernes, N° 587, mars-avril-mai 1996, 65. 2 J. Colombe!, op. cit., 107. 3 J.-P. Sartre, cité in F. Jeanson, Sartre dans sa vie, op. cit. 4 M. Contat, M. Rybalka, Les Ecrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970,374. 5 J.-P. Sartre, interview, Carrefour N°3, septembre 1944. 6 A. Cohen-Solal, Sartre, Paris, Gallimard, 1985,281-282. 20