Or quelle autre forme qu'un abécédaire pourrait mieux faire voir la mobilité des arts et de la culture ?
Celle-ci déjoue d'emblée les attentes du lecteur, l'indispose même puisqu'il en cherchera vainement le
fil conducteur. L'ordre alphabétique supplée celui de la progression, de la démonstration et donc de la
linéarité à laquelle nous sommes si habitués. Voilà donc un livre qui se propose de réfléchir sur les arts
et la culture et qui pulvérise les concepts et leurs trajectoires. On se sent d'abord perdu comme si on
frustrait ainsi notre désir d'unité. Et pourtant, par une sorte de transformation intérieure, on sent peu à
peu qu'on navigue à même les rubriques. De cette diversité affleure une cohérence respectueuse de ce
qu'elle lie. On est à même le sol et on distingue une unité du divers différente de celle de l'essence. On
ne regarde plus les choses d'en haut, d'un hypothétique ciel intelligible pour les embrasser en un même
lieu mais du bas, de la pratique même. Ce livre est à lui-même ce qu'il décrit, ce qu'il veut montrer,
c'est-à-dire un archipel, une expérience culturelle. On a alors cette sensation paradoxale de saisir
simultanément l'un et le multiple sans que l'un l'emporte sur l'autre. Pour saisir une réalité toujours
mouvante, l'auteur n'avait peut-être pas d'autre choix que de faire advenir une œuvre d'art
philosophique afin d'émanciper le lecteur de ses attentes. La pensée a donc en commun avec la culture
de se fossiliser mais aussi de ne jamais mourir totalement. Même morte dans l'écriture, elle ressuscite
toujours sous d'autres formes. L'esprit est en vie et en ce sens il est corps, il prend corps. C'est cette
vérité qu'ignore ceux qui pensent tout savoir de la culture en se lamentant justement de sa disparition.
Voir, faire voir mais surtout être à l'intérieur, dedans et non du dehors. La déprise de soi est donc ce à
quoi invite le livre et en cela il est fidèle à ce qu'il dit des arts et de la culture.
Outre cette dimension métaphysique de l’œuvre, elle comporte également une multiplicité de contenus,
d'idées, de références qui indéniablement font prendre conscience au lecteur de la polymorphie de la
réalité culturelle. Les champs disciplinaires (sociologie, histoire, philosophie, politique...) se recoupent,
s'opposent, se traversent, s'entre-pénètrent et se nourrissent en donnant à voir l'infinie des
ramifications. Les lectures sont alors multiples et chacun peut trouver de quoi remettre en question sa
propre pratique culturelle. On pourrait, par exemple, réunir toute une série de ses rubriques sous le
titre « Préjugés des philosophes » (en plagiant Nietzsche). Christian Ruby, ancien professeur de
philosophie, semble prendre un malin plaisir à se moquer de ses collègues. Pour s'en convaincre il suffit
de lire le chapitre consacré à l'animal qui sonne comme un avertissement à ceux qui s'évertuent encore
aujourd'hui à faire taire les animaux avec Descartes pour mieux faire entendre son perroquet. Il existe
tant d'autres livres (ceux de Dominique Lestel par exemple) sur cette question qu'on ne peut que
s'étonner de leurs absences dans les manuels scolaires. Là encore il montre que nulle frontière (ici
humanité / animalité) ne saurait être éternelle et combien elle n'est jamais neutre politiquement. Et
que dire du préjugé partagé comme une évidence par ceux qui appartiennent à la sphère de la
« culture cultivée » (autre concept riche de signification) qui se lamentent du défaut de lecture chez les
jeunes générations : « Il est leur est reproché de ne plus lire dès lors que la lecture est assimilée à la
lecture du livre, qui plus est du livre littéraire, sans considérer que leur mode de lecture peut être
différent et leurs centres d'intérêts multiples (BD, mangas, polars, documents…) » (page 132). Que
dire encore de l'usage peut-être trop fréquent de l'esthétique de Kant, par ces professionnels de la
philosophie, pour donner à la beauté son universalité afin de sauver la « hiérarchisation » des œuvres
et ainsi asseoir leur domination. Ne devrions-nous pas pour de bon, comme Tristan Tzara, dire
« Merde à la beauté » ? comme semble le suggérer à la page page 37 Christian Ruby. Que dire enfin
de cet étrange oubli de l’œuvre de Bourdieu que l'auteur se refuse justement d'enterrer en rappelant
très justement que « les sociologues ont montré que la référence classique à un sens commun est
biaisée, puisqu'elle repose sur les habitus culturels et la violence symbolique imposée par les
institutions de la culture cultivée » (page 38). Comment à la lecture de ce livre ne pas interroger sa
propre pratique des arts ou de la culture pour justement redonner à ceux-ci et à notre vie une plus
grande liberté ? Et enfin comment dans ce cas ne pas poursuivre la proposition de Christian Ruby à
propos d'une définition possible de l'art formulée au chapitre consacré à la « censure » : « On peut dire
que l'art est une force immanente de résistance au présent, comme le prétendait le philosophe Herbert
Marcuse ».
Ce que nous venons d'écrire n'épuise en rien la richesse des parcours, des thèmes abordés (civilisation,
domination culturelle, racisme culturel, relativisme, ethnocentrisme…). Un abécédaire ne se résume
pas, il s'expérimente, dérange, donne une multitude d'informations sur ces sujets en laissant à chaque
fois au lecteur la liberté de pouvoir s'engager sur un terrain que gardent bien jalousement les philistins
de la culture. Pour conclure, laissons l'auteur commenter son propre travail : « (…) parler ainsi des
arts et de la culture implique aussi qu'on s'affranchisse de certains schémas de pensée répandus qui
visent à affirmer des valeurs et des normes, à poser des objets de référence ou à manifester une
supériorité. Ces discours du temps tuent les arts et la culture en les renvoyant à l'identité, l'héritage, la
tradition, la transmission, les repères, ect. De là, la censure de tout ce qui contredit ces présupposés ».
Ainsi ce livre, on l'aura compris, est aussi un combat pour que la culture appartienne à tous et non plus
seulement à ceux qui en jugent en assignant à chacun sa place.