6 L’AGEFI HEBDO / du 17 au 23 mars 2016
L’instauration de taux nominaux négatifs
en Europe continentale et au Japon, épi-
sode sans précédent historique (hormis
pour les taux réels négatifs), ne nous
renverrait-elle pas au temps du Moyen-Age ou
de l’utopie marxiste ? La barrière du taux zéro,
propriété fondamentale de la monnaie, y est
même transgressée. Payer pour prêter, même si
cela ne concerne encore que les institutionnels,
va au-delà de la condamnation aristotélicienne
de stérilité de l’argent. Selon les canonistes,
Marx ou Proudhon, le taux d’intérêt ne peut pas
être le prix du temps, car le temps est gratuit :
il appartient à Dieu ou à la Société. Pourtant,
tout calcul économique se projette dans le
temps, donc dans l’incertitude. La mesure de
cette incertitude est le taux d’intérêt, reflet de
la préférence pour le présent. Compte tenu de
l’existence de primes de risque, ce taux ne doit
pas être nul ou a fortiori négatif, puisque cela
revient à considérer le futur comme certain et le
passé comme incertain, alors que le simple bon
sens nous dit le contraire. L’actualisation n’est-
elle pas, pour tous les systèmes économiques
viables, le facteur majeur de valorisation du
temps dans la dynamique économique ?
Ces taux négatifs s’inscrivent dans une autre
déviance. Elle a trait à l’utilisation agressive de
la théorie keynésienne, pour lutter contre une insuffisance
de demande ou un risque déflationniste, parfois non avéré,
quand la désinflation vient de l’effondrement des prix du
pétrole. Cette théorie pousse à l’euthanasie des rentiers, voire
à peser sur le taux de change, en amenant les taux nominaux
à être extrêmement faibles par des politiques monétaires non
conventionnelles ultra-accommodantes. Elle incite toujours
les Etats à recourir à la relance budgétaire. Son emploi récur-
rent, qui crée des illusions de court terme en orientant artifi-
ciellement sur longue période les ressources rares, bute fina-
lement sur un surendettement public, voire privé. Cela n’a
jamais accru la croissance tendancielle, bien au contraire. De
même, le spectre de la stagnation séculaire, agité par Robert
Gordon et Larry Summers, relie le ralentissement progressif
des gains de productivité et l’excès d’épargne à l’exigence
d’obtenir des taux d’intérêt réels négatifs pour
équilibrer l’économie et restaurer le plein emploi
dans une situation de trappe à liquidité.
Le laminage des créanciers par l’inflation étant
impossible, les banques centrales pratiquent une
forme de répression financière. Elle tend à punir
l’épargne, singulièrement à long terme, comme
si cet acte n’était pas la condition essentielle de
l’investissement productif, donc de la croissance
potentielle. L’objectif est de chercher à stimu-
ler de manière discutable la consommation et
l’investissement, en rendant l’épargne très peu
attrayante et en provoquant la chute des taux
des crédits. Il est surtout de limiter le service de
la dette de l’Etat, pour laisser le temps de mener
les réformes structurelles indispensables. Les
normes prudentielles imposées aux institutions
financières favorisent d’ailleurs les placements
en titres publics nationaux. Cependant, cette
stratégie monétaire conduit à noyer le risque
sous la liquidité, à laisser passer les projets les
moins rentables pour l’avenir et à construire des
bulles d’actifs, notamment obligataires. Elle rend
intenable le métier d’intermédiation financière et
fragilise profondément le secteur des assurances.
S’y ajoute un caractère non coopératif d’incita-
tion à la guerre des changes.
Les taux d’intérêt nominaux négatifs sont
une anomalie fondamentale, artificielle et dange-
reuse. Ils font oublier que l’esprit humain, dont
l’inventivité fait que la croissance ne se reproduit jamais à
l’identique, est la source de toute richesse. L’activité écono-
mique ne repose pas uniquement sur des visions mécanistes,
démographiques et technologiques, mais sur d’innombrables
décisions et actions humaines. Ces dernières proviennent de
processus intellectuels, dont la perspicacité, l’originalité et
la dynamique forment la seule véritable rareté. N’est-ce pas
là le plus grand espoir de dépasser la notion de stagnation
séculaire et l’aberration conjointe des taux négatifs dans les
pays avancés ? Encore faut-il avoir une stratégie cohérente
de long terme d’incitations productives saines, au-delà des
contraintes électorales et des outils monétaires, afin d’encou-
rager l’initiative privée, fondement de la valeur ajoutée. Ne
nous trompons pas : ces politiques monétaires ultra-expan-
sionnistes sont temporaires. n
La folie des taux négatifs
Les taux d’intérêt nominaux négatifs sont une anomalie
fondamentale, artificielle et dangereuse.
Les banques
centrales
pratiquent
une forme de
répression
financière
Eric Buffandeau, directeur
adjoint études, veille
et prospective, pôle
stratégie, BPCE
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