gu s se L’armée canadienne vous parle Diffusés pendant plusieurs années dans les salles de cinéma, sur les réseaux de télévision et sur Internet, des minifilms d’une durée de 30 ou 60 secondes mettent en scène des soldats canadiens en train de réaliser des opérations de sauvetage, aux prises avec toutes sortes de situations de crise, d’urgence ou de guerre, au pays ou à l’étranger. Leur public cible ? Les Canadiens de 18 à 24 ans. Leur objectif ? Inciter ces jeunes à s’enrôler dans l’armée et convaincre le grand public de soutenir cette entreprise de recrutement. La propagande d’État est généralement associée aux régimes totalitaires, dont l’un des traits essentiels est le contrôle de l’information. Inversement, la communication gouvernementale serait l’affaire des régimes démocratiques, dont la légitimité ne saurait être mise en question. Dans les faits, les deux formes de messages offrent plus de points communs qu’on aimerait le croire : elles émanent des mêmes sources, sont orchestrées par les mêmes structures politiques et administratives et diffusées par les mêmes médias à destination de publics ciblés. Le gouvernement conservateur canadien en offre un exemple étonnant avec sa campagne de recrutement militaire et sa nouvelle politique en matière de défense. Spécialiste de la communication politique, Isabelle Gusse est professeure au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal. L’armée canadienne vous parle Communication et propagande gouvernementales Isabelle Gusse 39,95 $ • 36 e isbn 978-2-7606-3199-1 Photo : © iurii/Shutterstock.com Disponible en version numérique www.pum.umontreal.ca PUM Les Presses de l’Université de Montréal Extrait de la publication PUM-L’armée canadienne couv+C4 copy.indd 1 13-06-17 15:33 Extrait de la publication l’armée canadienne vous parle Extrait de la publication Isabelle Gusse l’armée canadienne vous parle Communication et propagande gouvernementales Les Presses de l’Université de Montréal Extrait de la publication Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Gusse, Isabelle L’armée canadienne vous parle : communication et propagande gouvernementales Comprend des réf. bibliogr. isbn 978-2-7606-3135-9 1. Communication politique – Canada. 2. Publicité d’État – Canada. 3. Propagande canadienne. 4. Canada. Forces armées canadiennes. I. Titre. ja85.2.c3g87 2013 320.97101’4 c2012-941845-5 Dépôt légal : 3e trimestre 2013 Bibliothèque et Archives nationales du Québec © Les Presses de l’Université de Montréal, 2013 iSBN (papier) 978-2-7606-3135-9 iSBN (epub) 978-2-7606-3145-8 iSBN (pdf) 978-2-7606-3144-1 Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition. Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). Imprimé au Canada Extrait de la publication Il y a un rapport évident entre la fonctionnalité technique des objets, telle que l’exalte la publicité, et l’idéologie technocratique de nos dirigeants, qui se posent en gérants de la machine économique et sociale, en pilotes appelés à « conduire » le changement. Il s’agit pour le citoyen comme pour le consommateur de se « laisser guider » par des « spécialistes » en qui il doit avoir « toute confiance ». Les finalités de la nation comme celles de l’individu sont mises de côté au profit de la fonctionnalité des systèmes. L’idéologie technocratique […] est l’homologue du mythe de la fonction qui crée la « nécessité » de tant d’appareils inutiles, ou nous invente des solutions à des problèmes qu’on ne se posait pas. […] Au demeurant, seules les questions ayant des « produits » (ou « services ») comme solutions sont posées. […] Admirable système sociopolitique que celui qui remplace les questions réelles qu’il ignore par des problèmes résolus qu’il invente ! François Brune, Le bonheur conforme. Essai sur la normalisation publicitaire S’il m’était prouvé qu’en faisant la guerre, mon idéal avait des chances de prendre corps, je dirais quand même non à la guerre. Car on n’élabore pas une société humaine sur des monceaux de cadavres. Louis Lecoin (1888-1971), pionnier de la lutte pour l’objection en France Extrait de la publication Extrait de la publication Introduction De texture 7e art, des minifilms d’action mettent en scène des soldats canadiens en train de réaliser des opérations de sauvetage, aux prises avec toutes sortes de situations de crise, d’urgence ou de guerre, au pays ou à l’étranger. Diffusées pendant plusieurs années dans le cadre de la campagne publicitaire du ministère de la Défense nationale intitulée Combattez avec les Forces canadiennes, conceptualisées et réalisées par les grandes firmes Publicis et BCP, ces annonces, outre les salles de cinéma, profitent de nombreux autres supports de diffusion, dont les réseaux de télévision et de radio, les affiches, et bien entendu, l’Internet. Outre ces annonces d’une durée de trente ou soixante secondes, on trouve sur le site (www.forces.ca) plus d’une centaine de vidéos de nature autopromotionnelle. Leur public cible ? Les jeunes Canadiens de 18 à 34 ans. Leur objectif de communication ? Inciter ces jeunes à s’enrôler dans l’armée et convaincre le grand public de soutenir cette entreprise de recrutement. L’ubiquité caractéristique de ces messages publicitaires va de pair avec le financement considérable dont elles bénéficient depuis que le Parti conservateur a remporté les élections fédérales de janvier 2006 et que le gouvernement Harper dirige le pays : entre 2006 et 2012, les conservateurs y ont consacré plus de 100 millions de dollars1. 1. Depuis 2002, la publication annuelle du rapport sur les activités de publicité du gouvernement du Canada, réalisée sous la direction du ministère des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) en charge de la gestion de la publicité et des commandites pour le compte du gouvernement fédéral, fournit des données, entre autres, sur les orientations et dépenses gouvernementales en matière de publicité et sur les campagnes vedettes. Extrait de la publication 10 w l ’a r m é e c a na di e n n e vous pa r l e Par ailleurs, depuis 2006, Christian Paradis et Rona Ambrose, les successifs ministres conservateurs en charge de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC), le ministère responsable des activités publicitaires du gouvernement fédéral, lient étroitement cette gestion à un engagement de communiquer avec les contribuables canadiens. Le titre du rapport sur les activités publicitaires gouvernementales 2008-2009, Mettre les Canadiens en contact avec leur gouver­ nement, soutient expressément ce postulat. La publicité y est présentée comme un moyen de communication privilégié et comme une source d’information efficace destinée à éclairer le public au sujet des politiques, programmes, services gouvernementaux et des moyens mis à sa disposition pour qu’il puisse en profiter. Informé de la sorte par la publicité, le public peut le plus facilement du monde « s’inscrire à un programme, obtenir un passeport, économiser sur ses impôts, prendre des mesures pour améliorer sa santé et sa sécurité ou prévenir une blessure […] Cela fait partie d’un modèle de prestation de services qui met le public au premier plan en lui offrant un accès commode et à guichet unique à une gamme complète de produits et services gouvernementaux » (Rapport Pub 2008-2009 : 2). Sous la gouverne conservatrice, écrit la ministre Ambrose, la publicité gouvernementale portée par tout un réseau de communication permet aux Canadiens d’interagir avec leur gouvernement et d’obtenir aisément de l’information sur toutes les organisations du gouvernement fédéral. On insiste sur « la puissance du Web » que les Canadiens et Canadiennes utilisent majoritairement « pour obtenir des renseignements supplémentaires sur les programmes et les services » gouvernementaux. Le site de l’armée canadienne est cité comme un exemple de réussite « des initiatives publicitaires gouvernementales ». Il est intéressant de noter comment le public canadien est perçu comme formé de consommateurs qu’il convient de bien servir en leur offrant un accès commode, pratique « et centralisé à une gamme complète de produits et de services gouvernementaux », incluant les technologies de communication et les publicités gouvernementales. Dans cette optique, la publicité gouvernementale doterait ces individus clients de « la flexibilité nécessaire pour découvrir les programmes et services à leur propre rythme, d’une manière qui convient à leurs besoins individuels » (Rapport Pub 2008-2009 : 7). Ce ton clientéliste est emblématique Extrait de la publication i n t roduc t ion w 11 d’une démarche selon laquelle l’offre politique de services ou de campagnes publicitaires serait établie pour répondre aux attentes ou aux demandes de citoyens mus par leurs seuls besoins. ¡ Il est plutôt commun d’associer la propagande d’État à des régimes totalitaires qui contrôlent entièrement l’information, briment la liberté de presse et d’expression et ne tolèrent aucun échange entre dirigeants et récepteurs. Inversement, la communication gouvernementale serait le lot des régimes démocratiques ; elle profite pour cette raison d’une légitimité à toute épreuve du fait que ses messages seraient conceptualisés en fonction des désirs et opinions exprimés par ses destinataires, objets de nombreux sondages. Cette communication est postulée comme neutre, fonctionnelle, voire apolitique. Propagande et communication partagent toutefois certaines similitudes dont nous évoquerons ici brièvement les plus marquantes. Émanant des mêmes sources (ministères ou autres organisations politiques), elles sont produites, orchestrées et gérées par une organisation publique qui en assume la responsabilité. Leurs messages sont largement diffusés par les médias de masse (télévision, radio, presse écrite, affiches, salles de cinéma, Internet) à destination de publics ciblés dont le gouvernement recherche l’assentiment ou le passage à l’acte. Des quelques observations déjà émises sur les activités du gouvernement canadien en matière de communication publicitaire résultent plusieurs questions quant à la teneur propagandiste de ces messages. Le fait que le gouvernement canadien ait été élu par la voie démocratique des urnes suffit-il pour garantir qu’il produise, comme il le prétend, des communications simplement vouées à relayer les besoins exprimés par des millions de consommateurs ? S’agit-il de propagande ou de communication ? Qu’est-ce qui différencie certaines techniques et stratégies média mises au point par les experts en communication et celles utilisées par les propagandistes politiques ? Ce livre se propose d’explorer ces interrogations en empruntant une avenue théorique féconde qui nous a permis de reprendre et d’actualiser les écrits du sociologue français Jacques Ellul. Dans les années 1960, Ellul s’est imposé comme un penseur majeur du phénomène de la propagande dans les sociétés démocratiques, caractérisées par les progrès 12 w l ’a r m é e c a na di e n n e vous pa r l e technologiques, le libéralisme économique, les médias de masse et la consommation de masse. Notre réflexion sur les liens entre communication et propagande gouvernementales s’arrime à trois postulats majeurs. Premièrement, le gouvernement conservateur canadien est à la fois bailleur de fonds, maître à penser et responsable de la teneur de ses communications. Dans le cas qui nous occupe, soit les campagnes visant l’enrôlement militaire de jeunes recrues canadiennes, il se pose comme l’émetteur principal d’une propagande continue visant le passage à l’acte du public visé. De nos jours, la propagande politique n’est jamais nommée pour ce qu’elle est, tant elle est encore liée aux régimes autoritaires de la première partie du xxe siècle. En ce début de xxie siècle, elle se présente avec discrétion sous les traits d’une communication promotionnelle séductrice, impartiale, désidéologisée, martelant une seule idée : le métier des armes est un métier comme un autre. Deuxièmement, contrairement à cette idée fort répandue dans les communications fédérales selon laquelle une carrière dans l’armée serait une profession ordinaire, civile et inoffensive, le métier des armes n’est pas un métier comme les autres. Quand les autorités politiques qui les régissent leur en donnent l’ordre, ceux qui l’exercent disposent du pouvoir légitime d’user de la force sur autrui. Ils sont dès lors autorisés à blesser, à tuer et doivent être prêts de leur côté à risquer leur vie. Bref, le métier des armes est un métier qui tue. Troisièmement, les êtres humains sont ainsi faits que, confrontés à une situation potentiellement dangereuse, ils se fieront à leur instinct de survie qui les enjoint le plus souvent de prendre la fuite. En d’autres termes, tout être humain n’ira pas naturellement se placer devant des gens armés qui les menacent. Pour qu’un humain risque sa vie, écrit Ellul, les autorités doivent mettre en œuvre une propagande continue qui active et renouvelle des mythes et valeurs corollaires en phase avec son époque et les conformismes ambiants, des valeurs qu’il finira par juger supérieures à sa propre existence, et qui l’amèneront, possiblement, à embrasser la vie militaire et à transcender la dimension létale du métier des armes. Le premier chapitre de ce livre comporte quelques définitions ainsi que des données relatives aux principales campagnes annuelles de publicité gouvernementale réalisées au Canada entre 2002 et 2009. Le deuxième chapitre s’appuie sur les apports théoriques de Jacques Ellul Extrait de la publication i n t roduc t ion w 13 pour étudier les mythes derrière les messages émanant des récits des sujets parlants et des images comprises dans plus d’une trentaine de vidéos publicitaires et autopromotionnelles diffusées sur le site de l’armée canadienne en 2010. Deux mythes fondateurs et toute une série de mythes secondaires ressortent de cet exercice de repérage. Le premier, le mythe fondateur Science/Progrès techniques, donne lieu à des représentations renvoyant au technicien performant, à la formation et à la carrière garantes de bonheur matériel. Sous le chapeau du second mythe fondateur Histoire/Progrès humains se rangent les mythes de la fratrie, des valeurs supérieures, du héros exemplaire, de la vie rêvée et des jeunesses canadienne et autochtone promises à des lendemains qui chantent (chapitres 3 et 4). Dans les deux derniers chapitres, les résultats de cette analyse sont mis politiquement et sociologiquement en perspective. Leur lecture est d’abord croisée avec les objectifs de recrutement et les orientations politiques du gouvernement conservateur, consignés dans sa Stratégie de défense Le Canada d’abord. Ce document donne le ton des futures missions qui seront confiées à l’armée canadienne, précise l’ampleur de leur financement, explique la formation qui sera dispensée et les visées militaro-industrielles du gouvernement conservateur, et ce, pour les vingt prochaines années (2008-2028). L’analyse aborde également la problématique de l’occultation de certains faits relatifs à la dimension létale de la mission afghane dans laquelle l’armée canadienne est engagée. Il appert, en effet, que l’ensemble du matériel étudié ne fait pas souvent référence à la guerre, aux combats et aux risques du métier militaire : risquer ou donner sa vie, blesser ou tuer des êtres humains (chapitre 5). En dernier lieu, les résultats sont commentés à la lumière de plusieurs conditions sociologiques nécessaires à l’épanouissement d’une propagande efficace (chapitre 6). Enfin, on remarquera dans cet ouvrage que nous n’utilisons pas les termes « Forces armées canadiennes », mais « armée canadienne ». Nous n’évoquons pas plus ses « trois services », soit l’Aviation royale canadienne, l’Armée canadienne et la Marine royale canadienne, mais les « trois armes », expression qui désignait dans les années 1970 les trois composants militaires de l’armée. De nos jours, en règle générale, aucune armée au monde ne se désigne par les termes « armée d’attaque ou force d’attaque », utilisant plutôt les notions justifiantes et positivées de « défense » ou de « force » – qui ne sont pas sans rappeler l’univers Extrait de la publication 14 w l ’a r m é e c a na di e n n e vous pa r l e cinématographique grand public de Star Wars (Que la force soit avec toi !) –, évoquées dans les communications des gouvernements, des ministères responsables et des autorités militaires. Le Canada n’est d’ailleurs pas le seul pays qui qualifie son armée de Forces. En France, par exemple, il est désormais question de Force terrestre, de Force aérienne de Force navale et de Force intérieure (Gendarmerie nationale) ; aux États-Unis, il y a les United States Armed Forces. En l’espèce, les termes « forces », « défense », « services » sont autant de dispositifs sémantico-politiques légitimants, de type publicitaire, qui jouent dans le registre de la séduction communicationnelle. Créés par le gouvernement et l’armée pour s’autodésigner, ces dispositifs ont deux fonctions. D’une part, ils contribuent au gommage de ce qui constitue la raison d’être du métier militaire : la guerre, l’administration de la mort et la référence à des « professionnels » de l’homicide collectif organisé. D’autre part, leur usage volontaire et répété, au sein même des communications gouvernementales, tend à créer une nouvelle image de la réalité militaire que le public est invité à apprécier. En d’autres termes, ces formules sont autant de mots piégés qui, au sein même de communications gouvernementales, par essence promotionnelles, tendent à occulter les propriétés combatives et agressives de l’armée. D’où l’importance de ne pas reprendre à notre compte le langage et les appellations officielles et de nous distancer des définitions que ces acteurs se donnent d’eux-mêmes et de leurs activités. chapitre 1 La publicité gouvernementale fédérale Benzène, formaldéhyde, acide cyanhydrique, monoxyde de carbone, goudron. Voilà quelques-uns des produits chimiques que l’on retrouve dans la fumée de cigarettes régulières ET de cigarettes étiquetées douces et légères par l’industrie du tabac. Une mixture mortelle, peu importe l’étiquette qu’on lui donne. Il est temps de voir les cigarettes pour ce qu’elles sont vraiment. Publicité télévisée de Santé Canada Je m’appelle matelot de 1re classe Patricia Kruger. Je suis électronicienne navale : sonar. Je suis responsable de tout l’équipement sous-marin et de tous les outils de navigation sur les navires MSC. J’ai choisi le métier de technicienne acoustique à cause de mon amour de la musique en fait. Ça m’a donné une base de la théorie acoustique, de la théorie de la propagation des ondes et de comment le son fonctionne. La musique est une partie importante de la vie. Je fais du karaoké depuis quelques années. C’est comme chanter sous la douche sauf que vous n’êtes pas nue et ils vous donnent un micro. Vidéo Témoignages sur le site de Forces canadiennes Dans le jeune champ multidisciplinaire de la communication politique, l’intérêt des chercheurs universitaires tout comme celui des professionnels de la communication porte traditionnellement sur quatre principaux objets d’étude, forts pertinents : 1) le marketing politique, entendre électoral ; 2) les études sur les sondages et l’opinion publique ; 3) les études sur les effets des communications politiques (principalement électorales) et sur les agendas politiques et médiatiques ; 4) l’analyse des 16 w l ’a r m é e c a na di e n n e vous pa r l e discours politiques (argumentation et rhétorique). Au delà des discussions théoriques et empiriques dont ils sont les objets, ces quatre thèmes sont aussi abordés sous l’angle des pratiques professionnelles des agences privées de publicité, de relations publiques ou de communication qui régissent les grandes activités ou campagnes de communication réalisées pour le compte de clients politiques. À lui seul le marketing électoral – ou communication électorale – bénéficie de l’attention soutenue des chercheurs scientifiques, du fait que les élections se qualifient, à juste titre, comme une activité politiques majeure dans les démocraties représentatives. À l’occasion des campagnes électorales, il correspond à la mise en œuvre de techniques et stratégies de communication et de marketing (thème et positionnement, plan médias, sondages, etc.), pendant un court laps de temps, de l’ordre de quelques semaines seulement. Pour leur part, les diverses communications conceptualisées, produites et diffusées pendant la durée d’un mandat gouvernemental de 4 à 5 ans, dont la communication publicitaire est partie prenante, sont des objets de recherche peu explorés par le scientifique, qui tend à délaisser, outre l’étude de leurs structures et de leurs logiques d’acteurs, l’analyse de leur signification politique. D’où la pertinence d’explorer la teneur des communications publicitaires gouvernementales canadiennes, en abordant l’endémique question qui pèse d’emblée sur tout État annonceur soupçonné de vouloir influencer et modifier les décisions des citoyens à son profit : s’agit-il de communication ou de propagande gouvernementale ? Dans l’ensemble des régimes démocratiques, comme l’un des objectifs du système politique est de réguler et d’assurer l’ordre social, ce système est « tributaire à la fois de l’acceptation [explicite] par les gouvernés du régime et de ce qu’il incarne, et de la possibilité pour les gouvernants d’imposer les décisions qu’ils ont prises » (Cotteret, 2002 : 109). Les dirigeants démocratiquement élus sont donc tenus d’utiliser la communication s’ils désirent obtenir l’adhésion des citoyens à leurs projets. Points de presse, conférences de presse, relations de presse visant à faire couvrir par les médias de masse des informations relatives à un projet de réforme, un programme ministériel, une loi ou encore à l’inauguration d’une nouvelle institution politique, sociale ou culturelle, sites Internet gouvernementaux et ministériels, tels sont quelquesuns des supports de communication les plus courants désormais utilisés par les détenteurs du pouvoir pour diffuser leurs messages dans l’espace Extrait de la publication l a pu bl ici t é g ou v e r n e m e n ta l e f é dé r a l e w 17 public, légitimer leurs orientations et décisions auprès des citoyens et influencer leurs comportements. D’où l’importance pour tout gouvernement de peaufiner et réussir ses campagnes de communication. Communication, publicité et propagande gouvernementales Au Canada, la communication gouvernementale prend son envol au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : à cette époque, les messages de propagande et de publicité gouvernementale « conçus sans rétroaction », (Bernier, 2001 : 6)1 ne rejoignent plus la population canadienne. Pour l’exécutif gouvernemental et l’administration publique une révision majeure s’impose. La propagande qui prévalait en temps de guerre cède donc la place au marketing gouvernemental et à ses outils de persuasion destinés à influencer les décisions et les désirs de la population, mais aussi à connaître ses besoins, ses demandes. Ce changement de cap permet de faire face « aux tensions qu’exerçait sur l’appareil gouvernemental la montée des exigences de la population et à l’interventionnisme croissant de l’État dans l’économie » (Bernier, 2001 : 6). La communication gouvernementale canadienne prend donc son essor dès les années 1950, en même temps que se développe la gestion entrepreneuriale du secteur public et la médiatisation croissante de la vie politique. Au fil des décennies, les ressources financières et humaines nécessaires à la mise en œuvre de cette forme de communication n’auront de cesse de croître. L’on assistera également à sa politisation grandissante étant donné que les fonctionnaires en charge de ce mandat exercent « de nouvelles fonctions stratégiques d’analyse de l’environnement public, d’aide à la planification des actions gouvernementales, d’aide à la décision politique et d’aide à la construction de la symbolique de l’État » (Lavigne, 1997 : 121 et 128)2. Contrairement à la communication électorale, la communication gouvernementale s’inscrit dans la durée puisque les mandats des détenteurs du pouvoir, dûment gagnés lors d’élections, sont de 4 à 5 ans. Au 1. Robert Bernier est professeur titulaire de marketing et de management à l’École nationale d’administration publique de l’Université du Québec. 2.Au moment de la rédaction de cet article en 1997, Alain Lavigne est rattaché à l’Université Laval. Il est aujourd’hui professeur titulaire au Département d’information et de communication de cette université, spécialisé dans le domaine de la communication publique. 18 w l ’a r m é e c a na di e n n e vous pa r l e plan conceptuel, sa définition la plus courante révèle les trois éléments constitutifs du classique schéma de la communication : qui dit quoi (source, émetteur et objet), par quel canal (transmission, médias et moyens de communication de masse) et à qui (destination, récepteur). La communication gouvernementale correspond donc à la production d’informations portant sur les politiques publiques et décisions gouvernementales et d’annonces dites d’utilité publique ou d’intérêt général. Tous ces messages proviennent d’organisations gouvernementales, commanditaires et émettrices (conseil exécutif, ministères, agences), désireuses de communiquer massivement ces informations aux citoyens en vue de l’atteinte d’un objectif politique. Conçus pour le compte de ces annonceurs politiques par des professionnels de la communication et de la publicité, ces messages sont diffusés par les médias de masse écrits et électroniques (supports de transmission) à destination des citoyens récepteurs (large public ou groupes ciblés) (Firestone, 1970 : 17 ; Ollivier-Yaniv, 1997 : 80 ; Eschenfelder, Miller, 2007)3. Trois caractéristiques font de la communication gouvernementale un objet d’étude digne d’intérêt. Tout d’abord, dans les démocraties représentatives libérales, ses messages sont produits au sein d’importantes structures institutionnelles et administratives qui en sont responsables, comme c’est le cas du ministère des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC). En charge de la gestion et de la coordination des communications gouvernementales (campagnes d’information et activités publicitaires), ces organisations4 accomplissent diverses tâches. Sans en fournir une liste exhaustive, on peut mentionner la supervision de la conceptualisation et de la diffusion d’informations relatives aux opérations gouvernementales et ministérielles, destinées aux représentants du gouvernement, à la population, aux médias ; la réalisation de recherches sur l’opinion publique ; la ­gestion des budgets annuels alloués par l’État aux campagnes publicitaires et le soutien technique aux ministères et autres organisations publiques, en matière de communication (Gerstlé, 2004 : 190). Ensuite, année après année, l’État « annonceur » consacre des budgets considé3.Kristin R. Eschenfelder est professeur au School of Library and Information Studies à l’Université du Wisconsin-Madison. Clark A. Miller est rattaché à La Folette School of Public Affairs, à l’Université du Wisconsin-Madison. 4.Le terme « organisation » désigne les ministères, agences, bureaux, centres, comités, commissions, conseils, instituts, offices, secrétariats, tribunaux, etc. Extrait de la publication l a pu bl ici t é g ou v e r n e m e n ta l e f é dé r a l e w 19 rables, constants et parfois croissants, pour réaliser, en fonction de ses priorités politiques et programmatiques, des campagnes de communication, de promotion ou des campagnes publicitaires visant à faire connaître, légitimer et faire valoir ses choix et orientations politiques. Il s’agit d’assumer les coûts inhérents à l’engagement des ressources humaines internes et externes nécessaires à la mise en œuvre des campagnes et à la constitution d’infrastructures institutionnelles et privées qui président à leur production et à leur diffusion stratégique. Enfin, pour assurer la mise en œuvre de la communication gouvernementale (production et diffusion), l’État mobilise une kyrielle de professionnels de la communication, travaillant à même les structures de la fonction publique ou pour le compte d’agences privées de communication, de publicité ou de relations publiques (Ollivier-Yaniv, 1997 : 75, 2009 : 87). Loin d’être de simples intermédiaires neutres, ces professionnels et agences se posent comme de véritables concepteurs de sens. Lorsque le gouvernement engage des frais pour utiliser leurs services, il les invite à jouer un rôle primordial en matière de création et de développement de symboles nationaux, de sélection de signes, symboles et mythes qui seront diffusés dans les annonces politiques à des fins de vente du produit, de l’idée ou du projet politiques (Rose, 2000 : 84). Par ailleurs, depuis les années 1980, dans les régimes démocratiques occidentaux, l’une des principales composantes de la communication gouvernementale est la publicité. Les États sont en effet devenus d’importants annonceurs qui achètent de l’espace dans les médias de masse pour y diffuser, aux côtés des annonces commerciales, des spots politiques constitutifs de leurs campagnes publicitaires (Ollivier-Yaniv, 2009 : 87). Il n’est donc pas étonnant que plusieurs expériences et pratiques mises en œuvre par des entreprises publicitaires commerciales recoupent celles orchestrées par l’État annonceur ou État RP (relations publiques), bref, par l’État émetteur : •même objectif de valorisation d’un objet à des fins praxéologiques : inciter les citoyens à agir dans la direction souhaitée par l’annonceur, ce qu’ils n’auraient pas fait s’ils n’avaient pas été soumis à cette forme de communication ; •même utilisation de mythes et de symboles forts pour inciter le public à agir collectivement dans le sens voulu par l’annonceur (consommer, adopter de nouvelles attitudes, normes sociales et des « conduites exemplaires » versus des attitudes déviantes ou dangereuses (Ollivier-Yaniv et Rinn, 2009 : 7 et 10) ; 20 w l ’a r m é e c a na di e n n e vous pa r l e •même langage, mêmes arguments et même logique séductrice pour imposer aux récepteurs des normes et contraintes sociales, lesquelles, une fois intériorisées, deviennent des auto-contraintes qui se substituent à la coercition et au contrôle de l’État législateur (Berthelot-Guiet et Olliver-Yaniv, 2001 : 174 ; Olliver-Yaniv, 2009 : 88)5 ; •même environnement industriel présidant à la production des messages ; •mêmes experts et professionnels publicitaires, autrement nommés con­ seillers en communication ; •mêmes techniques créatives et conceptuelles ; •mêmes agences de publicité ; •mêmes supports de diffusion (médias écrits traditionnels et médias électroniques) ; •mêmes budgets exponentiels (Berthelot-Guiet et Ollivier-Yaniv, 2001 ; Rose, 1993). En termes structurels, la frontière entre ces deux modes de communication est donc très mince. Plus encore, la distinction linguistique entre les deux formats tend à s’atténuer alors que les campagnes de communication supportant la création et la mise en œuvre de politiques publiques (principalement relatives à la santé et la sécurité) se calquent de plus en plus sur les formats et les propriétés médiatiques et linguistiques des campagnes publicitaires (Berthelot-Guiet et Ollivier-Yaniv, 2001 ; Kerr, Johnston et Beatson, 2008 ; Brune, 1985 ; Rose, 2001). D’où la construction d’un discours politique « hybride, au croisement du discours publicitaire et du discours institutionnel […] un discours à la fois fonctionnel – par la recherche de l’efficacité et l’anticipation de la réception – et normalisant – par la recherche de l’homogénéité » (OllivierYaniv et Rinn, 2009 : 6). Dans les sociétés démocratiques comme le Canada, l’usage de la publicité gouvernementale n’est pas sans conséquence du fait que ce discours publicitaire tend principalement à substituer et assujettir la politique au commerce des biens et services, le citoyen au client/ consommateur, et amène les citoyens à considérer les organisations politiques comme des entreprises commerciales ou des marques de commerce. Sous sa gouverne, la politique se réduit à une simple activité marchande alors que plusieurs enjeux ou orientations politiques souvent complexes se traduisent dans des messages aussi courts que simples, de 5.Caroline Ollivier-Yaniv est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-Est Val-de-Marne. Karine Bertholot-Guiet est professeur des universités CELSA-Université Paris IV-Sorbonne. Extrait de la publication Extrait de la publication gu s se L’armée canadienne vous parle Diffusés pendant plusieurs années dans les salles de cinéma, sur les réseaux de télévision et sur Internet, des minifilms d’une durée de 30 ou 60 secondes mettent en scène des soldats canadiens en train de réaliser des opérations de sauvetage, aux prises avec toutes sortes de situations de crise, d’urgence ou de guerre, au pays ou à l’étranger. Leur public cible ? Les Canadiens de 18 à 24 ans. Leur objectif ? Inciter ces jeunes à s’enrôler dans l’armée et convaincre le grand public de soutenir cette entreprise de recrutement. La propagande d’État est généralement associée aux régimes totalitaires, dont l’un des traits essentiels est le contrôle de l’information. Inversement, la communication gouvernementale serait l’affaire des régimes démocratiques, dont la légitimité ne saurait être mise en question. Dans les faits, les deux formes de messages offrent plus de points communs qu’on aimerait le croire : elles émanent des mêmes sources, sont orchestrées par les mêmes structures politiques et administratives et diffusées par les mêmes médias à destination de publics ciblés. Le gouvernement conservateur canadien en offre un exemple étonnant avec sa campagne de recrutement militaire et sa nouvelle politique en matière de défense. Spécialiste de la communication politique, Isabelle Gusse est professeure au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal. L’armée canadienne vous parle Communication et propagande gouvernementales Isabelle Gusse isbn 978-2-7606-3199-1 39,95 $ • 36 e Photo : © iurii/Shutterstock.com Disponible en version numérique www.pum.umontreal.ca PUM Les Presses de l’Université de Montréal Extrait de la publication PUM-L’armée canadienne couv+C4 copy.indd 1 13-06-17 15:33