LA CHANSON COUNTRY-WESTERN, 1942

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CATHERINE LEFRANÇOIS
LA CHANSON COUNTRY-WESTERN, 1942-1957
Un faisceau de la modernité culturelle au Québec
Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l‘Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en musique
pour l‘obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph. D.)
FACULTÉ DE MUSIQUE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2011
© Catherine Lefrançois, 2011
Résumé
Cette thèse explore les liens entre le country-western produit au Québec entre 1942 et 1957
et la modernité populaire. À l‘aide de l‘analyse musicale et de l‘histoire, ce travail de
recherche tente de cerner la signification culturelle du genre au moment de son émergence.
L‘histoire du country-western débute au Québec avec le soldat Roland Lebrun, qui amorce
en 1942 sa carrière sur disque. Il sera suivi de Paul Brunelle, de Marcel Martel et de Willie
Lamothe, qui enregistrent chez l‘une ou l‘autre des deux compagnies généralistes établies à
Montréal pendant les années 1940, Compo et RCA Victor. À mesure que le genre se
structure, notamment grâce à la fondation de compagnies de disques spécialisées à partir de
1958, un discours sur l‘authenticité du country-western se développe chez les artistes et
leurs observateurs. Fondée sur une valorisation a posteriori des conditions qui caractérisent
la période d‘émergence du genre, qui s‘étend de 1942 à 1957, l‘authenticité insiste sur la
continuité et la tradition. Ce discours, présent dès le milieu des années 1960, masque les
aspects les plus modernes d‘un genre qui, au moment où il émerge, n‘est pas explicitement
porteur de valeurs traditionnelles ou conservatrices. La voix country-western constitue un
premier indice de modernité. La chanson country-western québécoise des années 1940 et
1950 structure dans un cadre musical des modificateurs paralinguistiques dont les deux plus
caractéristiques, d‘un point de vue générique, sont la nasalisation et le second mode de
phonation. Véhicules de l‘expressivité vocale, ces deux modificateurs du timbre sont
coordonnés avec les paroles des chansons et avec la variation de paramètres musicaux,
technologiques et phonétiques. Ils contribuent à la construction d‘èthos spécifiques comme
la tristesse, la solitude, la plainte et l‘exubérance, et conservent dans le contexte discursif
constitué par les enregistrements la signification expressive qu‘on leur attribue dans la
parole spontanée. C‘est donc la voix parlée, quotidienne et ordinaire, qui fournit à
l‘auditeur le code culturel lui permettant d‘en interpréter la signification. En ce sens, la
chanson country-western incarne une certaine modernité populaire, redevable au code de la
langue vulgaire partagée par le plus grand nombre. La modernité du country-western est
aussi apparente dans sa popularité, qui se réalise à la fois dans son succès comme objet de
consommation et dans sa proximité avec le public qui en détermine en partie le
développement. Son recours particulier à la technologie, qui contribue à la création d‘effets
de spatialisation mais surtout à la mise en scène de l‘intimité, le rattache aussi à la
ii
modernité. Enfin, le country-western témoigne d‘une américanité certaine, assumée, et
s‘inscrit dans le déplacement du centre de gravité culturel, de l‘Europe vers les États-Unis,
qui marque la modernité. L‘américanité du country-western, liée à ses origines mêmes, se
renouvelle à la fin des années 1950 alors que le genre intègre le rock and roll.
Abstract
This dissertation examines the relations between country-western music produced in
Quebec between 1942 and 1957 and the concept of popular modernity. Drawing together
musical and historical analysis, it explores the cultural significance of country-western at
the beginning of the genre. The history of country-western music in Quebec began in 1942
when Roland Lebrun recorded his first songs. Paul Brunelle, Marcel Martel and Willie
Lamothe soon followed with their own recordings in this style. These amateur singersongwriters started out with the Compo Company and RCA Victor, the only two record
companies who survived in Montreal during the Great Depression. With Rusticana, the first
independent label to produce country-western music in 1958, the genre began its
structuration and authenticity became a determinant value in country-western music.
Continuity is a key concept to understand what Richard Peterson (1997) has called
―fabricated authenticity‖, which is indeed exemplified in the invented tradition that
country-western created, from the 1960s onwards, on the basis of some of the conditions
that characterized the first country-western. The discourse on authenticity, however, masks
some of the more modern characteristics of the genre at the time of its birth. The countrywestern singing voice is one example, as artists use a variety of paralinguistic effects like
nasalization and second mode of phonation (falsetto) in a way that can be seen as a stylized
version of speech. Presenting the same expressive functions, these variations of timbre are
coordinated with song lyrics, with musical and technological features, and with phonetic
sounds to create symbolic representations of different emotions or èthos. These aesthetics
based on everyday speech could be seen as a form of popular modernity: music for the
people made by the people, but also for commercial success. Furthermore, country-western
music used technology to create intimacy and spatialization effects. Its ―américanité‖ was
also marked and renewed when, in 1956 and 1957, country-western singers produced what
can be considered some of the first rock'n'roll records in Quebec. These very modern
features moderate the usual thesis about country-western‘s traditionalism and conservatism.
Avant-propos et remerciements
Ce projet de recherche a vu le jour lors d‘une discussion avec Serge Lacasse sur mes
intérêts en musicologie : pratiques marginales, catégories en musique et questions relatives
aux genres musicaux, hiérarchies culturelles, analyse, etc. Le country-western est apparu
comme un objet d‘étude permettant d‘explorer toutes ces questions. C‘est Paul Cadrin qui,
lors de la présentation de mon projet de thèse qui portait à l‘origine sur la structuration du
genre country-western, a souligné l‘importance stylistique et culturelle de la voix countrywestern, à laquelle tout un ensemble de connotations est rattaché. La voix est rapidement
devenue le principal objet d‘analyse de cette thèse. Ces deux professeurs exceptionnels ont
joué un rôle important dans l‘orientation de mes recherches et je les en remercie. Serge
Lacasse, mon directeur de recherche, mérite aussi toute ma reconnaissance pour m‘avoir
menée vers la musicologie, pour m‘avoir guidée avec intelligence et pour m‘avoir offert un
soutien indéfectible durant toute la durée de mes études, y compris pour mes nombreux
projets extracurriculaires. Merci infiniment à Chantal Savoie, ma codirectrice de recherche,
pour sa rigueur, pour ses encouragements et pour toutes les remises en question qui m‘ont
été des plus bénéfiques.
Merci à tous mes lecteurs et correcteurs, en particulier à Constance qui a travaillé
jusqu‘à la dernière minute et de manière minutieuse. Merci à mes frères, Alexandre et
Maxime, pour leurs conseils et leurs idées. Merci à mes chères amies et collègues, MarieAndrée Bergeron, Sandria P. Bouliane, Dominique Raymond et Émilie Théorêt, qui ont été
mes interlocutrices privilégiées. Mes parents Constance et Marcel ont toute ma
reconnaissance pour leur amour et leur appui inconditionnel fait de conseils, de semaines
entières de gardiennage et de bons petits plats. Enfin, cette thèse n‘aurait pu voir le jour
sans le soutien de Simon-Pierre, qui m‘a permis de rédiger dans le calme et avec
l‘assurance que tout le reste irait comme sur des roulettes. Merci, je te le revaudrai bien.
Cette thèse a été réalisée grâce au soutien financier du Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada.
Table des matières
Résumé.....................................................................................................................................i
Abstract ....................................................................................................................................i
Avant-propos et remerciements ............................................................................................. ii
Table des matières ................................................................................................................ iii
Liste des tableaux.................................................................................................................... v
Liste des figures .....................................................................................................................vi
Liste des abréviations........................................................................................................... vii
Introduction ............................................................................................................................. 1
0.1 Présentation ................................................................................................................ 1
0.2 État de la question ...................................................................................................... 2
0.2.1 Le country et le country-western ........................................................................ 2
0.2.2 La voix chantée ................................................................................................. 11
0.2.3 La modernité culturelle ..................................................................................... 13
0.2.4 Conclusion ........................................................................................................ 16
0.3 Problématique et objectifs ....................................................................................... 17
0.3.1 Problématique ................................................................................................... 17
0.3.2 Objectifs généraux ............................................................................................ 18
0.3.3 Objectifs spécifiques ......................................................................................... 19
0.4 Cadre théorique et méthodologie ............................................................................. 20
0.4.1 Cadre théorique ................................................................................................. 20
0.4.2 Concepts et terminologie .................................................................................. 21
0.4.3 Corpus ............................................................................................................... 25
0.4.4 Analyse des œuvres .......................................................................................... 28
0.4.5 Dimension historique ........................................................................................ 32
0.5 Présentation des parties de la thèse .......................................................................... 33
Chapitre 1 L‘authenticité country-western ........................................................................ 34
1.1 Introduction .............................................................................................................. 34
1.2 L‘authenticité country selon Peterson...................................................................... 35
1.3 La constitution du genre country-western au Québec ............................................. 40
1.4 L‘authenticité country-western ................................................................................ 50
1.4.1 Mise en scène de la vie personnelle des artistes ............................................... 51
1.4.2 Proximité entre les artistes et le public ............................................................. 52
1.4.3 Discours sur la sincérité et la simplicité ........................................................... 55
1.4.4 Traditions musicales et familiales..................................................................... 57
1.5 Les sources ............................................................................................................... 62
1.5.1 Parcours individuels .......................................................................................... 62
1.5.2 La personnalisation ........................................................................................... 65
1.5.3 Les amateurs ..................................................................................................... 66
1.5.4 Le folklore et la tradition .................................................................................. 69
1.6 L‘authenticité : un gage de continuité...................................................................... 71
1.7 Sommaire ................................................................................................................. 75
Chapitre 2 La nasalisation.................................................................................................. 77
2.1 Introduction .............................................................................................................. 77
2.2 Terminologie, production et traits acoustiques ........................................................ 78
2.3 Fonctions expressives et connotations ..................................................................... 82
iv
2.4 La nasalisation dans le corpus ................................................................................. 84
2.4.1 Méthodologie .................................................................................................... 85
2.4.2 Analyses ............................................................................................................ 86
2.5 Sommaire ............................................................................................................... 101
Chapitre 3 Le second mode de phonation et la cassure vocale ........................................ 103
3.1 Introduction ............................................................................................................ 103
3.2 Terminologie et production ................................................................................... 104
3.2.1 Registres résonantiels, registres laryngés et modes de phonation .................. 104
3.2.2 Modes de phonation et passage : production et traits acoustiques ................. 111
3.3 Fonctions expressives et connotations ................................................................... 117
3.4 Le second mode de phonation et la cassure vocale dans le corpus ........................ 123
3.4.1 Le yodel .......................................................................................................... 126
3.4.2 L‘ornementation.............................................................................................. 167
3.4.3 Les mélodies en second mode de phonation ................................................... 187
3.5 Sommaire ............................................................................................................... 189
Chapitre 4 La modernité populaire du country-western .................................................. 191
4.1 Introduction ............................................................................................................ 191
4.2 La modernité : quelques notions ............................................................................ 194
4.2.1 Modernisation, modernité et modernisme ...................................................... 194
4.2.2 La modernité populaire ................................................................................... 200
4.3 Un genre populaire................................................................................................. 202
4.3.1 Le succès du soldat Lebrun ............................................................................. 203
4.3.2 Le disque ......................................................................................................... 211
4.3.3 La scène .......................................................................................................... 218
4.3.4 La radio ........................................................................................................... 223
4.3.5 Les goûts du public ......................................................................................... 227
4.3.6 Conclusion ...................................................................................................... 232
4.4 Technologie et discours phonographique .............................................................. 233
4.4.1 Intimité ............................................................................................................ 234
4.4.2 Spatialisation ................................................................................................... 244
4.4.3 Conclusion ...................................................................................................... 247
4.5 L‘américanité du country-western ......................................................................... 249
4.5.1 Une américanité locale et adaptée .................................................................. 250
4.5.2 Le country-western et le rock and roll ............................................................ 257
4.5.3 Conclusion ...................................................................................................... 269
4.6 Sommaire ............................................................................................................... 269
Conclusion .......................................................................................................................... 272
Annexe 1 Liste des extraits sonores .................................................................................... 279
Chapitre 2 : La nasalisation ............................................................................................ 279
Chapitre 3 : Le second mode de phonation et la cassure vocale ..................................... 281
Chapitre 4 : La modernité populaire du country-western ............................................... 285
Références ........................................................................................................................... 287
Journaux et revues dépouillés ......................................................................................... 287
Bibliographie .................................................................................................................. 287
Médiagraphie .................................................................................................................. 301
Enregistrements sonores analysés ............................................................................... 301
Films ........................................................................................................................... 304
Liste des tableaux
Tableau 1
Tableau 2
Tableau 3
Tableau 4
Tableau 5
Tableau 6
Tableau 7
Enregistrements du corpus comportant du yodel………………………...138
Répartition des caractéristiques musico-textuelles et textuelles des chansons
comportant du yodel……………………………………………………...139
Chansons exubérantes, champs sémantiques………………..…….…141-142
Tempo des chansons comportant du yodel………….....………….………144
Durée de la première phase de la cassure vocale, yodel rapide …………..175
Durée de la première phase de la cassure vocale entre deux notes tenues..175
Durée du passage ornemental au second mode de phonation…………….176
Liste des figures
Figure 1
Figure 2
Figure 3
Publicité pour L.N. Messier, manteaux pour femme de style militaire. La
Patrie 15 février 1942 : 63. BAnQ………………………………………..209
Bande dessinée La vie courante : « Comment perdre ses amis ». La Patrie 15
mars 1942 : 28. BAnQ…………………………………………………….210
Proposition de services pour la Troupe des soirées du bon vieux temps.
Archives de Saint-Hyacinthe. Avant 1951. ………………………………222
Liste des abréviations
BAnQ
CRTC
LPPUL
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes
Laboratoire de phonétique et phonologie de l‘Université Laval
Introduction
0.1 Présentation
La chanson country-western occupe une place particulière dans l‘univers culturel
québécois. À la fois objet de honte et de fascination, elle suscite périodiquement un intérêt
curieux dans les médias, où elle est le plus souvent traitée comme un phénomène culturel
marginal; ses adeptes et ses artistes font alors l‘objet d‘une observation de type
anthropologique visant à percer les mystères de ce qui est le plus souvent présenté comme
un « phénomène ». Par ailleurs, il circule plusieurs mythes et idées reçues sur ce genre
musical qui sont parfois contradictoires. Le country-western serait « quétaine », à la fois à
cause de ses chansons naïves et de son code vestimentaire importé des États-Unis, souvent
clinquant et sans racines historiques québécoises; le country-western serait conservateur,
moralisateur, et représenterait une vision traditionnaliste et passéiste de la société; le
country-western serait le genre musical qui vendrait le plus de phonogrammes au Québec,
bien plus que la musique populaire de grande consommation; les chanteurs country-western
chanteraient « du nez », pour autant qu‘on puisse dire qu‘ils savent chanter. Une part
importante des critiques faites envers le country-western concerne d‘ailleurs la voix de ses
interprètes et les adjectifs servant à qualifier leurs voix ont presque toujours une
connotation péjorative : on parle de « ballades pleurnichardes » (Rioux 1992 : 73), de
« jérémiades » (Taschereau 1977 : 22), et même les chanteurs se réclamant du country
utilisent un tel vocabulaire, par exemple Stephen Faulkner qui confiait à Yves Claudé que
« [l]a voix dans le country est souvent lyreuse, plaintive, monotone, nasillarde… c‘est son
identité » (Claudé 1986b : 51). La voix semble être un lieu privilégié où se croisent toutes
les représentations associées à ce genre musical, notamment en ce qui concerne la
convergence entre sa grande popularité et son déclassement. Les artistes country-western
sont eux-mêmes conscients à la fois de la condition problématique et peu légitime du genre
musical dont ils sont les représentants et du statut particulier de la voix au sein de ce genre.
C‘est ainsi que Willie Lamothe affirmait en 1965 : « On a des voix comme des manteaux
de fourrure cheap. Quand les femmes vont magasiner, elles regardent les beaux manteaux,
mais elles ne les achètent pas, elles n‘en n‘ont pas les moyens. Elles achètent des manteaux
cheap. » (Godin 1965 : 39)
2
La nasalité de la voix country-western, lieu commun qui sera confirmé par
l‘analyse, n‘est sans doute pas étrangère à ces perceptions et à ces représentations. L‘usage
de la nasalisation, un effet paralinguistique en usage dans la parole spontanée et qui
possède des fonctions expressives importantes, semble relever, tout comme les paroles des
chansons country-western, d‘une stylisation du quotidien et d‘une esthétique de l‘ordinaire,
et cet usage de codes partagés par tous et issus de la langue « vulgaire » s‘inscrit dans la
conception de la modernité populaire élaborée par Elzéar Lavoie à propos de la presse et de
la radio (1986). Il peut sembler à première vue contradictoire d‘évoquer la modernité à
propos du country-western. Toutefois, la place centrale qu‘occupe la voix dans l‘esthétique
de ce genre musical et dans le discours portant sur celui-ci, ainsi que l‘inscription de cette
esthétique dans une conception de la modernité qui est devenue centrale dans les études
portant sur la modernité culturelle québécoise, encouragent à pousser plus loin les rapports
que pourrait entretenir le country-western avec la modernité, entre autres par le biais de la
voix.
0.2 État de la question
0.2.1 Le country et le country-western
Les études portant sur la musique country états-unienne sont très nombreuses; je ne
présenterai ici que les plus importantes, en particulier celles qui ont proposé des avancées
théoriques ayant influencé la recherche au cours des dernières années. Les études sur le
country-western au Québec sont quant à elles peu abondantes; à peu près absent des
encyclopédies et des dictionnaires musicaux québécois, ce genre a très peu attiré l‘attention
des chercheurs. Il est cependant traité succinctement dans la plupart des ouvrages généraux
portant sur la musique populaire québécoise, et quelques études spécialisées lui ont été
consacrées. La plupart des sources portent sur les interprètes et offrent principalement des
données biographiques.
0.2.1.1 Les États-Unis
On retrouve la recension quasi exhaustive des études portant sur la musique country aux
États-Unis dans l‘ouvrage de l‘historien Bill C. Malone, Country Music U.S.A. (1985 pour
la première édition, 2002 pour la seconde). La seconde édition de cette histoire de la
musique country constitue le principal ouvrage de référence sur le sujet, tant à cause de son
3
imposante et très critique bibliographie commentée, qui comporte plus de 100 pages, qu‘à
cause du consensus que l‘auteur a su créer autour de la genèse du genre country. En effet, la
vaste majorité des spécialistes de la musique country affirment aujourd‘hui avec Malone
que cette tradition musicale s‘est peu à peu constituée et codifiée par le biais de la
commercialisation de la musique traditionnelle du Sud-Est des États-Unis. Ce qu‘on
désignait souvent comme la « hillbilly music » résulte de la rencontre des musiques issues
des traditions orales anglo-celtiques et afro-américaines. Au cours de la fin du XIXe siècle
et du début du XXe siècle cependant, les musiciens hillbilly ont progressivement intégré
dans leur pratique de nombreuses chansons de la Tin Pan Alley ainsi que des éléments des
musiques hawaïenne, du Tyrol, d‘Italie et d‘Europe de l‘Est, diffusées par le biais de
spectacles ambulants. Charles K. Wolfe (1978) a montré l‘importance relative de chacun de
ces répertoires dans les premiers enregistrements hillbilly ainsi que l‘influence des
réalisateurs et des compagnies de disques sur les choix stylistiques des interprètes. Wolfe a
également publié deux articles insistant sur le contexte de production des premiers
enregistrements hillbilly (Wolfe 1972; 1974), qui montrent notamment l‘importance de
Ralph Peer dans la création des premières vedettes du country et la grande diffusion de
leurs enregistrements.
L‘importance des stratégies de commercialisation des premiers enregistrements
hillbilly pour la codification de la musique country a pour sa part été montrée par le
sociologue Richard A. Peterson, qui explique dans Creating Country Music : Fabricating
Authenticity (1997) comment l‘authenticité est devenue la valeur centrale de l‘axiologie de
ce genre. L‘auteur expose notamment le processus ayant mené à la fusion entre la musique
hillbilly du Sud-Est et l‘image du cow-boy des films western hollywoodiens. Par une
analyse du discours émanant à la fois des chansons country et des instances de diffusion
(émissions de radio, publicité), Peterson montre comment le contenu de l‘« authenticité »
country a évolué pour se cristalliser autour de la persona de Hank Williams (né en 1923) à
la suite de la mort tragique du chanteur en 1953. L‘authenticité demeure aujourd‘hui le
critère à l‘aune duquel la plupart des manifestations de la musique country sont évaluées
aux États-Unis, comme le démontre l‘étude d‘Aaron Fox (2004) portant sur les relations
entre oralité, authenticité, sociabilité et pratique musicale dans la classe ouvrière étatsunienne. Fox soutient que la composition de chansons originales et l‘interprétation de
4
chansons faisant partie du canon du « real country » s‘inscrit dans une culture de l‘oralité
spécifique à la classe ouvrière. L‘ensemble des pratiques propres à cette culture, dont la
chanson n‘est qu‘une manifestation parmi d‘autres, seraient aussi régulées par une
authenticité qui se manifesterait notamment par l‘esthétisation de la vie quotidienne. Fox
avance d‘autre part que si le quotidien est mis en scène dans les chansons, le langage de
tous les jours mis en œuvre dans ce qu‘il appelle le « ordinary talk » est lui-même esthétisé,
notamment par l‘emploi du discours direct qui permet par exemple d‘imiter l‘individu cité.
L‘ouvrage insiste largement sur l‘importance de la voix dans la transmission de cette
authenticité, sans toutefois offrir d‘analyses rattachées à des enregistrements précis. C‘est
justement ce que fait le musicologue David Brackett dans un chapitre de son ouvrage
Interpreting Popular Music intitulé « When You‘re Lookin‘ at Hank (You‘re Lookin‘ at
Country) » (Brackett 1995), où l‘auteur démontre l‘importance de la voix dans la
construction de l‘authenticité country à partir de l‘analyse de la chanson « Hey Good
Lookin‘ » enregistrée par Hank Williams. Faisant aussi appel à l‘analyse textuelle ainsi
qu‘à celle des changements qui affectent le country au moment où Hank Williams émerge
comme la plus grande star du genre, l‘étude de David Brackett montre comment une
analyse musicale informée par le contexte de production et de réception peut mener à une
meilleure compréhension de la signification à la fois symbolique et sociale des œuvres.
La recherche sur la musique country aux États-Unis est abondante et quelques
ouvrages consacrés à la question sont publiés chaque année. L‘étude du country, comme
celle de plusieurs genres musicaux, a été influencée par de nouveaux courants comme les
gender studies, l‘histoire des technologies et les media studies, des approches qui
s‘incarnent entre autres dans l‘ouvrage collectif Reading Country Music : Steel Guitars,
Opry Stars, and Honky-Tonk Bars (Tichi 1998). Parmi cette abondante documentation,
traversée par de nombreux courants théoriques et méthodologiques, la musicologie occupe
cependant une place marginale. Par ailleurs, si les ouvrages majeurs sur la musique country
états-unienne, en particulier ceux de Malone et de Peterson, peuvent offrir un point de
départ à l‘étude du country-western au Québec en ce qui concerne la définition de l‘objet et
de ses frontières temporelles et stylistiques, on rencontre dans ces études très peu de
références à propos du Québec et du Canada. L‘article en deux parties publié par Bob
Coltman dans la revue Old Time Music à l‘hiver 1973-1974 et au printemps 1974 constitue
5
une exception notable. « Habitantbilly : French-Canadian Old-Time Music » présente les
étiquettes et les artistes canadiens-français ayant enregistré de la musique traditionnelle
dans les années 1920 et 1930. Toutefois, contrairement à la situation qui a prévalu aux
États-Unis où c‘est la musique de tradition orale qui s‘est commercialisée et qui a
lentement donné naissance au country par la création d‘un répertoire original, il ne semble
pas y avoir eu de réelle continuité au Québec entre le folklore et le country-western; cet
article apparaît donc peu utile dans la recherche des origines du country-western au
Québec. On verra toutefois dans le chapitre 1 que le country-western s‘est greffé au réseau
des musiciens de folklore et que ceux-ci ont souvent fait office de musiciens
accompagnateurs pour les chanteurs country-western.
0.2.1.2 Le Québec
Dans la présentation du Dictionnaire de la musique populaire au Québec, les auteurs
proposent une définition négative de la musique populaire à l‘aide de critères stylistiques,
et soulignent qu‘« [e]nglobant une grande variété de styles musicaux, la musique
―populaire‖ est difficile à délimiter. Nous l‘avons donc définie par tout ce qui n‘était pas
musique classique, folklorique, jazz ou country » (D‘Amours et Thérien 1992 : ix). Les
auteurs du Guide de la chanson québécoise ont eux aussi décidé d‘ignorer « la chanson
western, très répandue aussi au Québec mais mal connue » (Giroux, Havard et Lapalme
1996 : 7). Compte tenu de la grande quantité de phonogrammes country-western produits
au Québec depuis plusieurs décennies, l‘exclusion de ce répertoire de ces deux ouvrages de
référence est étonnante; les explications fournies à ce propos par les auteurs témoignent de
la relation ambiguë qu‘entretient la chanson populaire québécoise avec le country-western.
Ainsi, dans le Dictionnaire de la musique populaire au Québec, « [q]uelques artistes de
musique country et folklorique de grande renommée […] ont aussi été retenus »
(D‘Amours et Thérien 1992 : ix), la popularité de ces artistes de prime abord exclus
justifiant leur inclusion dans l‘ouvrage. Du côté du Guide de la chanson québécoise, on
admet que « la chanson western sera très souvent présente chez Michel Rivard ou Richard
Desjardins, et [que] ―Dolorès‖ de Robert Charlebois en est une parodie très réussie »
(Giroux, Havard et Lapalme 1996 : 7-8), mais la chanson western demeure exclue tout
comme « la chanson folklorique traditionnelle, issue d‘une double souche, la française et
l‘anglo-saxonne » car l‘ouvrage n‘entend pas insister sur « la cohabitation de différents
6
styles (musicaux) » (7). L‘absence des artistes country-western de ces importants travaux
de synthèse cause problème puisqu‘ils constituent d‘excellents ouvrages de référence qui
auraient permis de vérifier les données tant discographiques qu‘historiques sur le countrywestern présentées dans des ouvrages moins rigoureux ou plus anciens.
À l‘exception du livre de Richard Baillargeon et de Christian Côté, Destination
Ragou : Une histoire de la musique populaire au Québec (1991), qui présente les sources
diverses de la musique country-western au Québec et qui tente même de la subdiviser en
sous-genres, les ouvrages généraux sur la musique populaire au Québec consacrent très peu
de pages à la musique country-western. L‘angle de la chanson adoptée par la plupart de ces
ouvrages favorise la figure de l‘auteur-compositeur-interprète et du chansonnier, au
détriment des interprètes et des artistes ayant principalement proposé des adaptations et des
reprises. De plus, la période antérieure aux années 1950 y est pratiquement ignorée. Dans
La chanson québécoise : Miroir d’un peuple (Normand 1981), 10 pages couvrent la période
1534-1930 et 9 pages sont consacrées à Mary Travers Bolduc. Le reste de l‘ouvrage porte
sur les grands auteurs de la chanson québécoise, de Félix Leclerc à Diane Tell, et aucun
artiste country-western n‘y est présent. Quant à Guy Millière, auteur de Québec : Chant des
possibles (Millière 1978), il fait preuve d‘un certain parti pris idéologique : il affirme ainsi
que « [l]es musiciens de village eux-mêmes ne comprennent pas tous les mots du texte
qu‘ils chantent » (Millière 1978 : 19) et que si Roland Lebrun eut du succès, ce fut à cause
des « textes extrêmement simplistes [qui] purent parler à l‘auditeur », textes empreints de
« pesanteur villageoise étriquée » (28). Millière nous apprend aussi que le succès de Willie
Lamothe ne sera pas ébranlé par la Révolution tranquille, qui « ne touchera que les franges
les plus conscientes de la population » qui restera « sourde au déferlement de la poésie du
pays ou à ceux des acclimatations rock » (32). Cette seule phrase dévoile toute l‘étendue de
la méconnaissance de Millière de la carrière de Willie Lamothe, qui fut un des premiers
artistes québécois à intégrer le style rock and roll1. Exception à la règle, Bruno Roy
consacre la moitié de son Panorama de la chanson au Québec (Roy 1977) à la période
précédant les années 1950. Il se réfère cependant principalement à d‘autres ouvrages
(L‘Herbier 1974; Labbé 1977) et à des articles de journaux parus peu avant la publication
1
Avec entre autres « Rock'n'roll à cheval », chanson enregistrée en 1956 don il sera question dans le
chapitre 4 à propos des liens entre le country-western et le rock and roll.
7
de son livre; en ce qui concerne la musique country-western, bien peu de nouvelles données
sont ajoutées à celles que L‘Herbier avait déjà présentées, celles-ci consistant
principalement en des opinions journalistiques et des citations d‘entrevues avec des artistes
réalisées au cours des années 1970.
La musique country-western québécoise a fait l‘objet d‘un nombre très restreint
d‘études savantes. Trois de ces études ont été publiées dans l‘ouvrage dirigé par Paul
Bleton et Richard Saint-Germain, Les hauts et les bas de l’imaginaire western dans la
culture médiatique (1997). Dans « La chevauchée ―lyrique‖ de la musique western », Roger
Chamberland retrace la trajectoire de la chanson western dans l‘espace de diffusion occupé
par la musique populaire québécoise; l‘auteur s‘attarde surtout à présenter les vagues
successives de popularité et de rejet de la chanson western au Québec au cours des
décennies 1940 à 1990 et il offre quelques hypothèses quant aux causes de ces fluctuations.
Selon Chamberland, « [c]‘est la bourgeoisie qui a créé de toutes pièces des tabous à propos
de la musique country et western (antiaméricanisme, rejet de l‘art populaire, dédain pour
les sujets triviaux, mépris pour les formes simples tant musicales que textuelles, etc.),
confinant la classe prolétaire à se refermer sur ce style » (Chamberland 1997 : 217).
L‘auteur poursuit en affirmant qu‘« [a]ujourd‘hui, cette musique a trouvé une certaine
légitimation à travers quelques vedettes ([Richard] Desjardins, [Carole] Laure) dont les
produits hybrides ont fait le pont entre le grand art et l‘art populaire » (Chamberland 1997 :
217). Le texte du sociologue Yves Claudé, « Le country-western au Québec, structures
sociales et symboliques », tente lui aussi de cerner les causes de l‘exclusion du countrywestern de la culture légitime, offrant l‘hypothèse que le genre ne correspondrait pas à la
conception de la culture québécoise issue de la Révolution tranquille. Il insiste sur le fait
que, depuis les années 1960, le country-western est une culture urbaine et prolétaire, ce qui
contribue aussi à son rejet par les classes dominantes. On retrouve aussi dans cet ouvrage
un texte de Michel Ratté, « Musique country : L‘air et la chanson, tradition et apparence
esthétique », qui constitue un essai sur la phénoménologie de la réception de la musique
country. Seul Claudé tente ici de cerner les sources musicales du country-western au
Québec, mentionnant l‘apport du folklore en plus de l‘influence états-unienne. On constate
dans ces trois études une forte tendance, particulièrement chez Claudé, à présenter le
country-western comme un mode d‘expression exclusivement ouvrier et dont les
8
manifestations plus légitimes relèvent nécessairement de tendances postmodernistes et
bourgeoises. Robert Giroux (1993) a aussi publié une courte étude sur la chanson countrywestern québécoise, « Les deux pôles de la chanson québécoise : La chanson western et la
chanson contre-culturelle ». Après avoir comparé les modes de production et les discours
de ces deux types de chanson, Giroux affirme notamment que « [l]es publics du western et
de la nouvelle culture s‘opposeront toujours entre eux » (Giroux 1993 : 127). Selon Giroux,
alors que les artistes de la contre-culture proposent une « pratique subversive du spectacle »
(123), les artistes western sont porteurs de conservatisme et d‘une certaine stabilité, celle
des réseaux et du discours idéologique; « [c]ontrairement à la contre-culture qui veut
bousculer et changer les structures sociales, le chanteur western s‘approprie son public en le
baignant dans la tristesse de son quotidien (des ―histoires vraies‖) et le conformisme moral
coulé dans le bronze des valeurs traditionnelles et familiales » (124). Giroux interprète
l‘utilisation d‘éléments de la musique western chez des artistes comme Robert Charlebois
comme relevant de la parodie et nécessitant « une écoute plutôt raffinée et avertie, soit par
la dérision, soit par l‘effet esthétique que crée par exemple l‘union d‘une poésie de
Rimbaud avec une mélodie western », procédé associé par Giroux à un « travail de sape »
(127). Dans ces quatre études, le country-western y est avant tout traité sous l‘angle du
social et son positionnement dans le champ de la musique populaire y est défini surtout en
opposition à la chanson héritée du mouvement chansonnier. À ces études savantes s‘ajoute
une brève « thèse de baccalauréat » produite par André Carrier en 1978 qui offre peu
d‘intérêt : il s‘agit surtout, sur le plan historique, d‘une redite de ce que l‘on peut lire dans
Roy (1977) et L‘Herbier (1974). Le Département d‘études canadiennes de l‘Université
Laval a également publié une courte étude collective sur Roland Lebrun dans le premier
volume de Chanson d’hier et d’aujourd’hui : Dossier de travail (Bernier et al. 1968). On y
retrouve une biographie sommaire du chanteur sous forme de chronologie, une analyse
thématique des paroles de ses chansons et une discographie partielle.
En ce qui concerne les interprètes, les données se retrouvent le plus souvent dans
des ouvrages non spécialisés. Marcel Martel a publié son autobiographie, écrite en
collaboration avec le journaliste André Boulanger (Boulanger et Martel 1983). L‘ouvrage
comporte de nombreuses informations quant aux types de relations qu‘entretenaient les
artistes avec les compagnies de disques et quant aux réseaux de spectacles amateurs des
9
années 1930 et 1940. Willie Lamothe (Bernier, Leduc et Ménard 1971) et Oscar Thiffault
(Giguère 1987) ont chacun fait l‘objet d‘un film documentaire présentant leur carrière et
leurs souvenirs, et Diane Le Serge a publié en 1975 Willie Lamothe : Trente ans de showbusiness, basé sur les souvenirs du chanteur qui prend la parole à plusieurs reprises dans
l‘ouvrage; Jeannette Lamothe, qui fut l‘épouse de Willie Lamothe, a par ailleurs fait
paraître en 1991 les souvenirs de sa vie avec le chanteur dans un livre qui comporte
plusieurs informations inédites sur sa carrière. Quelques sites Internet contiennent aussi des
biographies de musiciens country québécois dont le plus important est Québec Info
Musique (www.qim.com), créé et édité par Richard Baillargeon avec Roger T. Drolet et
Michel Fournier. Le site des Disques Mérite (www.disquesmerite.com), qui se consacrent à
la réédition d‘enregistrements de musique populaire québécoise des années 1960, présente
aussi de nombreuses notices biographiques de musiciens country préparées par Richard
Baillargeon et Robert Thérien. De plus, de nombreux sites Internet créés par des
mélomanes et des collectionneurs contiennent des données discographiques difficiles à
trouver ailleurs. C‘est notamment le cas du site Biographies d’artistes québécois
(www.biographiesartistesquébécois.com), qui contient des informations inédites sur
plusieurs enregistrements country-western et qui comprend plusieurs enregistrements
numérisés ainsi que les images des pochettes de plusieurs albums originaux.
Des données sur la musique country-western au Québec se retrouvent aussi dans des
sources dispersées, de valeur inégale. Le Conseil de la radiodiffusion et des
télécommunications canadiennes a produit une très courte étude statistique sur la diffusion
de la musique country au Canada (CRTC 1986); les données concernent surtout les années
1970 et 1980, mais elles sont accompagnées d‘une introduction historique. Les
anthropologues Bernard Arcand et Serge Bouchard sont les auteurs du catalogue de
l‘exposition « Cow-boy dans l‘âme », présentée au Musée de la civilisation de Québec en
2002 (Arcand et Bouchard 2002), qui aborde surtout les représentations du cow-boy en
Amérique du Nord et ses manifestations dans la culture populaire au Québec. Le
sociologue Yves Claudé, sous le pseudonyme d‘Yves Alix, est aussi l‘auteur de deux
articles de revues non spécialisées (Claudé 1986a; 1986b) qui contiennent des citations
intéressantes recueillies chez des artistes et des producteurs country-western. Une
publication sommaire de Marie-Ève Mainville (Petite histoire de la musique country / A
10
Short History of Country Music, 2005), ouvrage bilingue très court (77 pages), présente de
manière laconique les sources états-uniennes de cette musique et tente de cerner sa
présence au Québec et au Canada. L‘ouvrage comporte malheureusement de nombreuses
lacunes terminologiques ainsi que des erreurs historiques et d‘interprétation des faits. Il ne
saurait en aucun cas constituer un ouvrage de référence sur le sujet. Quelques articles
publiés dans des journaux, dans des revues non spécialisées (Godin 1965; Taschereau 1977;
Bédard 1988; Rioux 1992) et dans des revues professionnelles (Filion 1993; Houle 2003)
sont aussi à signaler.
En résumé, les dictionnaires, les encyclopédies et les ouvrages généraux consacrés à
la musique populaire au Québec font peu de place à la chanson country-western et
manifestent ouvertement leur incertitude face à la place qu‘occupe le genre au sein de la
culture québécoise. Depuis la fin des années 1970, la chanson country-western canadienne
et québécoise est d‘ailleurs produite et diffusée dans un réseau complètement indépendant
de l‘industrie de la musique populaire, réseau où l‘autoproduction et l‘autopromotion sont
prédominantes, comme le montre bien le rapport du CRTC publié en 1986; cette situation
rend très difficile la cueillette de données statistiques rigoureuses sur les artistes et leurs
productions. Aucune monographie sérieuse n‘a encore été consacrée à ce sujet, et les
informations de nature biographique sur les artistes les plus connus demeurent les données
les plus abondantes. Les quelques articles savants se penchant sur la question adoptent la
perspective de la sociologie, des études culturelles et de la philosophie, et envisagent le
country-western de manière presque exclusivement synchronique et à l‘aide de paradigmes
mis en place après les années 1960, ce qui ne permet pas d‘interpréter la signification
culturelle que pouvait avoir le country-western au moment de son émergence. Les
interprétations historiques proposées par les ouvrages cités font en général intervenir des
grands événements de l‘histoire du Québec et ne présentent aucune donnée fine sur la
musique country-western et le contexte de production des œuvres présentées. À ce jour, il
n‘existe donc aucune étude musicologique ou historique d‘importance sur la chanson
country-western québécoise, et la très grande majorité des publications insistent sur des
phénomènes postérieurs à 1960, ce qui s‘inscrit dans une lacune généralisée d‘études
portant sur la musique populaire au Québec avant les années 1950.
11
0.2.2 La voix chantée
La voix est un phénomène complexe dont les diverses dimensions en font un sujet d‘étude
pour plusieurs disciplines. La voix chantée a fait l‘objet d‘approches qui s‘inscrivent tant
dans les sciences humaines sociales que dans les sciences pures, et la musicologie peut faire
appel à ces deux approches. Du côté des sciences humaines, l‘ethnomusicologue Alan
Lomax a proposé un grand modèle d‘analyse de la voix chantée appelé cantometrics et
présenté dans Folk Song Style and Culture (Lomax 1968), où il élabore une nouvelle
science du phénomène vocal ainsi qu‘une méthode de classification permettant au
chercheur de décrire avec précision toute manifestation chantée. Lomax présente un tableau
élaboré qui offre une liste de caractéristiques permettant à un chercheur de noter en détails
plusieurs aspects d‘une performance vocale donnée, que ce soit à propos de l‘exécutant
(classe sociale, genre, statut), de l‘organisation du contenu musical (mélodie accompagnée
ou non, polyphonie versus homophonie, chant individuel ou collectif, types de mélodies et
de rythmes, rôle de l‘ornementation), du contenu verbal ou des sonorités privilégiées
(registres, timbres), pour n‘en nommer que quelques-unes. Cette méthode s‘inscrit dans une
approche structuraliste et Lomax espérait, par l‘analyse de tous ces paramètres, pouvoir
établir des relations entre les esthétiques vocales et l‘organisation des sociétés qui les
produisent :
[S]ong style symbolizes and reinforces certain important aspects of social
structure in all culture. For the first time, predictable and universal
relationships have been established between the expressive and
communication processes, on the one hand, and social structures and culture
pattern, on the other. A science of social aesthetics which looks at all social
process in terms of stylistic continuity and change may now be envisaged.
(Lomax 1968 : vii)
Malgré la volonté d‘exhaustivité du système de Lomax et sa portée transculturelle, celui-ci
a eu peu d‘influence sur la musicologie. L‘usage d‘outils tirés de l‘anthropologie a
cependant inspiré d‘autres travaux portant sur la voix et souvent rattachés de près à la
linguistique, notamment ceux de Greg Urban (1988). Dans « Music and Language »
(1994), Steven Feld et Aaron Fox passent d‘ailleurs en revue les approches où convergent
anthropologie et linguistique dans l‘étude de la musique et du chant. Ils observent entre
autres que la recherche s‘est détachée d‘une perspective où la musique était considérée
12
avant tout en tant qu‘objet social pour l‘envisager de plus en plus comme un objet sonore
(38), où la microanalyse et l‘acoustique prennent de plus en plus de place (42). La
contribution de la phonétique, de l‘acoustique, de la phonologie et de la phoniatrie s‘avère
en effet de plus en plus importante dans les recherches portant sur la voix, tant pour les
sciences sociales que pour la musicologie, et ce, sur trois plans. Premièrement, la phoniatrie
et la phonologie, et la recherche fondamentale qui en découle, raffinent de plus en plus les
connaissances portant sur les mécanismes de production de la voix et sur ses propriétés
acoustiques. Bien que ces approches traitent souvent les écarts par rapport à la voix modale
en termes de pathologie, certains chercheurs travaillent sur la voix chantée et se penchent
sur des paramètres utilisés dans un cadre musical. Les sujets étudiés sont le plus souvent
des chanteurs classiques et professionnels, ce qui limite, par exemple, les variations reliées
au timbre qui peuvent être prises en compte. Ces études couvrent cependant tous les types
de paramètres vocaux, notamment ceux reliés à la hauteur, à l‘intensité et à la pression, et
certaines s‘attardent à des phénomènes reliés au timbre. C‘est le cas de plusieurs études
portant sur le second mode de phonation (Lindestad et Södersten 1988; Švec et Pešak 1994;
Miller, Švec et Schutte 2002). En 1987, Johan Sundberg offrait une synthèse des
connaissances scientifiques sur la voix chantée dans The Science of the Singing Voice. Bien
que plusieurs données présentées dans cet ouvrage fassent désormais l‘objet d‘une
recherche plus poussée, il renferme plusieurs données qui n‘ont jamais été invalidées.
Deuxièmement, les études sur la voix dérivées des sciences peuvent fournir des cadres
conceptuels nouveaux qui permettent d‘aborder plusieurs styles et techniques s‘écartant des
normes relatives à la voix bien formée et au répertoire savant. C‘est le cas entre autres des
travaux de l‘acousticienne Michèle Castellengo (1991) et de ceux de l‘orthophoniste et
chanteur Bernard Roubeau (1993; 2002), qui ont notamment collaboré à une redéfinition de
la notion de registre (Roubeau, Castellengo et Henrich 2009) dont il sera amplement
question dans le chapitre 3. Les travaux de Michèle Castellengo s‘inscrivent dans une
perspective plus transculturelle et introduisent des concepts qui peuvent permettre de
contourner les jugements de valeur souvent rattachés à l‘évaluation d‘une performance
vocale. La distinction qu‘elle établit entre des pratiques vocales relevant de la continuité, de
la rupture et de l‘ornementation (1991) est particulièrement utile dans l‘étude du chant
populaire, et il en sera question dans le chapitre 3. Troisièmement, les outils de la
13
phonétique et de la linguistique offrent au musicologue toute une terminologie permettant
de décrire des phénomènes reliés au timbre. La thèse de Jonathan Ross Greenberg (2008)
témoigne de cette mouvance, et le chercheur a notamment recours aux travaux du
phonéticien John Laver (1980) dans son analyse de la voix chantée pour la musique
populaire américaine. C‘est cependant l‘étude des effets paralinguistiques qui semble offrir
les perspectives les plus riches pour une musicologie de la voix, comme en témoignent les
travaux de Serge Lacasse (2006; 2009). Le chercheur montre comment les travaux de
Fernando Poyatos sur le paralangage (1993) peuvent fournir à la fois une classification et
un vocabulaire pertinents pour l‘analyse des phénomènes vocaux, et qui permettent de
désigner avec précision des variations de timbre rarement décrites avec justesse en ce qui
concerne la voix chantée. Plus important encore, le vocabulaire développé par Poyatos et
traduit par Serge Lacasse, une fois mis en relation avec la microanalyse des phénomènes
reliés au timbre, permet de mettre en évidence la richesse de ce paramètre dans la
construction des styles vocaux et de l‘expressivité populaire. Cet intérêt pour l‘expressivité
et la performance en chant touche aussi la musicologie classique comme en témoignent les
travaux de Daniel Leech-Wilkinson sur le portamento (2006) et sur l‘interprétation des
lieder de Schubert (2007).
Quelques études portant sur la voix country ou country-western relèvent de ce
nouvel intérêt pour la microanalyse et le timbre. Le chapitre de David Brackett dont il a été
question précédemment, un article publié par Timothy Wise, « Yodel Species: A Typology
of Falsetto Effects in Popular Music Vocal Styles » (2007) et une contribution à un ouvrage
collectif de John Napier, qui porte sur le second mode de phonation et qui aborde entre
autres le style vocal de Hank Williams (2004), peuvent être rattachés à cette tendance. En
dehors de la musicologie cependant, le timbre est perçu comme insaisissable, et malgré que
son importance soit reconnue dans le style et la symbolique du country (Fox 2004; Mann
2008), il ne fait l‘objet que de descriptions verbales et imprécises.
0.2.3 La modernité culturelle
Les études portant sur la modernité culturelle sont en plein essor au Québec. La publication
du collectif L’avènement de la modernité culturelle en 1986, ouvrage dirigé par Yvan
Lamonde et Esther Trépanier (1986a), a marqué un tournant dans la recherche sur la
14
modernité au Québec, dont la perspective est de plus en plus nuancée. Le portrait de la
société québécoise qui prédominait jusqu‘alors, celui d‘une collectivité conservatrice et
dominée par les idéologies traditionnelles jusqu‘à la Révolution tranquille, tient de moins
en moins la route, et Kenneth McRoberts (1996) a depuis tenté de préciser les origines de
cette représentation d‘une modernité à la fois rapide et tardive au Québec, qu‘il qualifie de
mythe et que plusieurs contributions à L’avènement de la modernité culturelle ont ébranlé.
Esther Trépanier y montre notamment comment une première modernité picturale,
québécoise et canadienne, s‘est consacrée à une quête identitaire nationale se réclamant des
cultures paysannes et des territoires, ruraux et sauvages, ce qui la prédisposait peu aux
représentations du monde urbain et industriel. Au Canada, les peintres du Groupe des Sept
sont représentatifs de ce courant. Attachés à la représentation du paysage boréal, ils n‘en
mettent pas moins de l‘avant des positions esthétiques modernes telles une expressivité
subjective et le refus de l‘imitation de la nature (Trépanier 1986). La contribution d‘Elzéar
Lavoie, à laquelle la présentation de la présente thèse faisait référence, constitue quant à
elle une réflexion des plus pertinentes sur la nature d‘une modernité spécifiquement
populaire, qui s‘exprimerait à travers la langue du peuple. Lavoie aborde dans un premier
temps le rôle moderne joué par les journaux et les revues et la récupération de leurs formats
par les institutions traditionnelles, en particulier l‘Église. L‘historien aborde ensuite la place
de la modernité populaire à la radio, où l‘oralité inhérente à ce média rend la question de la
langue populaire encore plus manifeste. Lavoie montre que les forces traditionnelles
finissent par se réclamer des organes de la modernité et que ces tensions se résolvent dans
un amalgame qui offre un compromis entre les deux et qui sert notamment les intérêts du
nationalisme, à cheval entre modernité et tradition (Lavoie 1986).
En conclusion à cet ouvrage collectif, Yvan Lamonde suggère d‘explorer d‘autres
brèches par lesquelles la modernité aurait pu s‘infiltrer avant les premiers grands
mouvements intellectuels et artistiques qui en sont habituellement considérés comme les
déclencheurs. Il propose à cet égard de commencer à parler de la modernisation d‘une
société plutôt que de sa modernité, une proposition qui met avantageusement en valeur le
caractère progressif et graduel d‘un phénomène qui n‘affecte pas nécessairement tous les
champs du social simultanément (Lamonde 1986 : 299). La recherche récente tente de
réaliser ce projet. Yvan Lamonde lui-même a publié le premier tome de La modernité au
15
Québec (2011) qui, pour les années 1930, expose les tensions constantes entre modernité et
tradition au sein des organisations politiques et religieuses et dans la vie intellectuelle et
artistique. Son analyse montre entre autres comment des courants modernes traversent tous
les domaines de la pensée au cours des années 1930, sans toujours dominer cependant.
C‘est un travail semblable, axé sur le régionalisme, que propose le collectif L’artiste et ses
lieux : Les régionalismes de l’entre-deux-guerres face à la modernité dirigé par Denis
Saint-Jacques (2007). Si les contributions touchent surtout à la culture légitime dans les
domaines de la littérature (Chartier; Savoie), de la peinture (Karel; Trépanier) et de la
musique (Lefebvre) entre autres, certaines s‘attardent à la relation entre régionalisme et
culture populaire. C‘est le cas du travail présenté par Anne-Marie Thiesse, qui explique
comment ce sont la modernité et l‘industrialisation, en particulier en France, qui ont créé la
« nécessité de préserver la culture populaire traditionnelle » (19). Hans-Jürgen Lüsebrink
analyse le contenu d‘almanachs canadiens-français, un type de publication populaire
souvent perçu comme opposé à la modernité. Les almanachs proposent cependant souvent,
en se portant à la défense des régions et de la « petite patrie », l‘adaptation aux pratiques
culturelles américaines et la valorisation de l‘industrialisation et de la modernité
technologique et artistique, perçues comme essentielles à la vitalité des régions. Serge
Lacasse présente un tour d‘horizon de la phonographie populaire québécoise de l‘entredeux-guerres. Il y trouve notamment des indices d‘appropriation de pratiques musicales
états-uniennes, notamment dans le « crooning à la québécoise » (225-227) qui « participe à
la médiatisation pour un public populaire d‘un objet culturel représentatif de la modernité
nord-américaine » (226).
Les régionalismes de l’entre-deux-guerres… est issu des travaux menés au sein de
deux équipes de recherche, soit « La vie littéraire au Québec » et « Penser l‘histoire de la
vie culturelle » (PHVC). Ce dernier, interdisciplinaire et interuniversitaire, est tout
particulièrement préoccupé par les questions reliées à la modernité touchant l‘histoire
culturelle des années 1930 et 1940. En 2009, à la suite du colloque du même nom, PHVC a
fait paraître, sous la direction d‘Yvan Lamonde et de Denis Saint-Jacques, l‘ouvrage
1937 : Un tournant culturel. Une grande variété de pratiques culturelles y sont traitées,
notamment le cinéma (Germain Lacasse), la peinture populaire (Lacroix), la caricature
(Hardy), le théâtre (Robert), la musique savante (Lefebvre) et la chanson populaire
16
(Lacasse et Savoie). Certaines questions idéologiques et sociales y sont également abordées
pour l‘année 1937, dont le nationalisme (Lamonde), la langue (Larose) et la culture
ouvrière (Lévesque). Plusieurs contributions se situent à la croisée de deux champs,
notamment celle de Denis Saint-Jacques et de Marie-Josée des Rivières qui, par un travail
effectué sur la publication de Notre Américanisation, une enquête culturelle préparée par la
Revue dominicaine, présente le regard que pouvaient poser les intellectuels sur la culture
populaire. Par l‘échantillonnage d‘une seule année, cet ouvrage permet d‘aborder de
nombreux domaines culturels et trace un portrait à la fois riche et nuancé de l‘affrontement
entre modernité et tradition qui se jouait dans le Québec des années 1930, mais aussi celui
de compromis et d‘attitudes plus neutres face à ce débat dans lequel les positions les plus
tranchées apparaissent avoir été le fait de l‘élite intellectuelle.
En dehors des études québécoises, deux ouvrages méritent d‘être mentionnés pour
leur contribution à la définition d‘une modernité appartenant spécifiquement au champ
populaire. Michael T. Carroll propose, dans Popular Modernity in America : Experience,
Technology, Mythohistory (2000), une analyse de phénomènes reliés à l‘espace, aux
idéologies et aux médias dans la culture états-unienne. La notion d‘hypermédiation lui
permet notamment de dépasser la simple description de la manière dont un sujet entre en
contact avec les nouvelles technologies issues de la modernisation et de prendre en compte
la manière dont les médias, en partie à travers les idéologies qu‘ils véhiculent,
prédéterminent l‘expérience des technologies et de la modernité. Dans The Inaudible
Music : Jazz, Gender and Australian Modernity (2000), Bruce Johnson aborde lui aussi la
relation entre la technologie et la modernité, en insistant sur la manière dont le microphone
et le disque ont permis à de nouvelles voix de s‘exprimer en Australie, notamment celle des
femmes, et sur la manière dont le jazz fut un véhicule pour la construction d‘une nouvelle
identité.
0.2.4 Conclusion
Au terme de cet état de la question, trois espaces apparaissent vacants. D‘une part, le
country-western produit au Québec n‘a jamais été traité par la musicologie et n‘a d‘ailleurs
jamais fait l‘objet d‘une monographie sérieuse. Même pour le country états-unien, au sujet
duquel la recherche est abondante, la musicologie semble quasi muette. La contribution de
17
David Brackett, l‘article récent de Timothy Wise cité plus haut sur le second mode de
phonation en musique populaire, qui aborde brièvement la question des styles vocaux
country, et le chapitre de John Napier qui compare les fonctions rattachées à cet effet
paralinguistique chez Hank Williams avec son usage dans d‘autres traditions musicales
constituent des exceptions éparses. Aucune étude musicologique d‘envergure n‘a été
proposée pour ce genre musical. D‘autre part, les perspectives les plus récentes sur
l‘analyse de la voix chantée, inspirées de l‘acoustique et de la phonologie, ont rarement
traité du country ou du country-western. Il faut cependant préciser que, dans son analyse de
la voix de Hank Williams, David Brackett fait appel à quelques reprises à des
spectrogrammes. Cependant, et ceci malgré que l‘importance de la voix ait été maintes fois
soulignée au sein du country et du country-western pour leur identité générique et pour leur
axiologie, une analyse de la voix country et country-western reste à faire. Enfin, la culture
populaire a été peu traitée en ce qui concerne sa contribution à l‘émergence de la modernité
culturelle au Québec. De plus, c‘est surtout de la période de grandes mutations culturelles
que constituent les années 1930 dont on a surtout esquissé le portrait et les années 1940 et
1950 ont été laissées de côté, sans doute à cause des ruptures plus connues qui y sont
advenues dans la culture savante, comme la publication du Refus global par exemple. Pour
la culture populaire et en particulier pour la musique populaire, ces décennies sont
cependant marquées par de grandes transformations qui méritent qu‘on s‘y attarde : la
guerre, la professionnalisation d‘artistes amateurs puis l‘émergence de compagnies de
disques indépendantes à la fin de la période viendront bouleverser de manière durable le
paysage musical québécois. Le country-western se situe au cœur de ces transformations.
0.3 Problématique et objectifs
0.3.1 Problématique
Au cours des années 1920, 1930 et 1940, de nombreux styles vocaux émergent, coexistent
et se succèdent au Québec dans la chanson enregistrée, phénomène qui s‘accompagne d‘un
abandon progressif des normes esthétiques propres au chant lyrique chez les interprètes
populaires. Si l‘usage des techniques vocales issues de la tradition classique perdure un
certain temps, il est concurrencé par l‘apparition d‘une version québécoise du crooning, par
la présence croissante de comédiens et d‘artistes de la radio sur disque ainsi que par
18
l‘émergence de chanteurs amateurs et autodidactes dans la sphère professionnelle qui
introduisent de nouvelles manière de dire et de chanter. L‘effervescence que connaît
l‘industrie du disque dans les années 1920 est freinée par la Crise, mais la fin des années
1930, avec le début de la guerre, voit renaître une prospérité économique qui se traduit par
un retour en force du divertissement populaire, maintenant porté par la radio, les variétés et
une industrie du disque qui recommence à miser sur la nouveauté. C‘est dans ce contexte
que survient l‘émergence du genre country-western au Québec au cours des années 1940.
La voix des chanteurs country-western de cette période se distingue par l‘usage de
nombreux effets paralinguistiques affectant le timbre, dont les plus idiomatiques sont
assurément la nasalisation et le recours au second mode de phonation. Bien qu‘ils soient
stylisés et utilisés dans un cadre musical, ces effets paralinguistiques n‘en sont pas moins
issus de la parole quotidienne, qui fournit à l‘auditeur un code culturel connu permettant
d‘interpréter leur signification.
Cet usage de codes propres à la parole spontanée et communs à tous les locuteurs
d‘une langue s‘inscrit bien dans la conception de la modernité populaire développée par
Elzéar Lavoie (1986), pour qui cette modernité est redevable au code de la langue vulgaire
partagée par le plus grand nombre. Les études récentes sur la modernité culturelle suggèrent
par ailleurs que la modernité opère par brèches, qui surviennent dans le champ culturel
québécois bien avant les années 1960, et que certaines de ces ruptures proviennent des
pratiques populaires. Dans quelle mesure la chanson country-western pourrait-elle
constituer un faisceau de la modernité culturelle au moment de son émergence? La
formulation d‘une telle hypothèse exige d‘abord de poser les questions suivantes : comment
opèrent, de manière précise, les effets paralinguistiques dans la voix country-western et
quelles significations peut-on leur accorder? Quels seraient les autres aspects du genre
country-western qui pourraient être rattachés à l‘expression de la modernité?
0.3.2 Objectifs généraux
Cette thèse vise la description des conditions d‘émergence de la chanson country-western et
celle de la voix de ses interprètes. Elle s‘inscrit dans une démarche musicologique qui
combine des approches analytiques et historiques. Elle est construite autour de deux axes
de recherche et formulée autour d‘objectifs faisant toujours appel à ces deux approches
19
dont le poids relatif sera variable. Un premier axe de recherche a pour objectif de démontrer
la contribution des effets paralinguistiques issus de la voix parlée à la structuration
musicale et à l‘expressivité dans le chant country-western. Bien que les performances
étudiées seront mises en contexte, les outils analytiques seront d‘une plus grande
importance dans la poursuite de cet objectif. Un second axe de recherche a pour but
d‘explorer la relation du genre country-western avec des phénomènes relevant de la
modernité. Bien que l‘analyse sera mise à contribution puisque certains traits internes aux
œuvres seront pris en compte, cet axe de recherche sera de nature avant tout historique et
relèvera en partie d‘une présentation diachronique du country-western.
0.3.3 Objectifs spécifiques
À chacun des axes de recherche correspondent des objectifs spécifiques. Afin de
comprendre précisément comment opèrent les effets paralinguistiques dans la voix countrywestern, les analyses présentées dans les deux chapitres centraux de la thèse tenteront de
montrer :
1. De quelle manière et à quels moments, par rapport aux paroles et aux sections
formelles des chansons, les effets paralinguistiques ciblés sont utilisés;
2. Comment ces effets paralinguistiques sont coordonnés avec d‘autres paramètres
musicaux (hauteur, intensité), paralinguistiques et phonétiques;
3. Quelles émotions et quelles attitudes sont véhiculées par l‘usage de ces effets
paralinguistiques, en fonction à la fois de la signification qu‘ils portent dans la
parole spontanée et dans le contexte où ils sont utilisés.
Le second axe de recherche visera à explorer :
1. Quelles sont les ruptures qu‘introduit le country-western au moment de son
émergence;
2. Quels aspects du genre, relevant tant de sa production que de sa diffusion,
relèvent de phénomènes reliés à la modernité populaire;
20
3. Comment le genre country-western se structure au fil du temps, et quels
éléments de continuité ou reliés à la tradition émergent parallèlement à sa
structuration.
0.4 Cadre théorique et méthodologie
0.4.1 Cadre théorique
Chacune des approches utilisées dans cette thèse relèvera de cadres théoriques spécifiques
mais opératoires, mis ensemble, dans la recherche d‘une réponse à la problématique posée.
L‘approche analytique utilisée ici s‘inscrit dans les travaux récents menés par Serge
Lacasse sur la voix chantée, et en particulier sur la phonostylistique appliquée à la musique.
Issue entre autres des travaux de Pierre Léon (2005), la notion de phonostyle fournit un
cadre théorique qui permet, selon le niveau analytique privilégié, d‘identifier des traits
vocaux rattachés à l‘expressivité (niveau microanalytique), au contenu narratif des œuvres
prises individuellement (niveau protagonistique ou opéral), au style personnel d‘un
interprète (niveau individuel) ou encore à un genre musical (niveau générique). Les
analyses présentées ici relèveront surtout du niveau microanalytique, mais tous les autres
niveaux phonostylistiques seront aussi pris en compte. Les traits phonostylistiques analysés
concerneront avant tout des variations de timbre induites par l‘usage d‘effets
paralinguistiques mais des traits relevant aussi de la gestion de la hauteur et de l‘intensité
ou de l‘articulation, par exemple, pourront aussi être considérés.
La notion de genre en musique telle que définie par le sémioticien Franco Fabbri
servira de cadre théorique pour l‘ensemble de la thèse. La réflexion menée par Fabbri sur
les catégories en musique (1982a, 1982b et 1999) l‘a mené à proposer du genre musical une
définition particulièrement opératoire dans le cadre de recherches portant à la fois sur les
aspects analytiques, sociaux et historiques de la musique, et que je souhaite reprendre ici à
mon compte. Pour Fabbri, un genre est un ensemble d‘événements musicaux dont le cours
est régi par des règles socialement établies, et qui possède une « fonction référentielle »,
c‘est-à-dire un système de valeurs hiérarchisé permettant d‘interpréter le contenu des
œuvres (Fabbri 1982b : 136). Un genre est défini par un ensemble de règles que Fabbri
regroupe en cinq catégories (1982a). Les règles formelles et techniques (1) concernent les
formes musicales et les techniques instrumentales privilégiées dans un genre, mais aussi le
21
langage musical en général et ses codes ainsi que les relations texte-musique. Les règles
sémiotiques (2) sont constituées notamment des stratégies narratives et des fonctions du
discours présent dans le genre. Les règles comportementales (3) sont surtout visibles sur
scène; Fabbri étend cependant cette catégorie à toute attitude valorisée dans un genre et qui
pourrait donc se manifester dans les œuvres elles-mêmes mais aussi dans leur réception,
dans les stratégies de mise en marché et dans les discours sur les œuvres et les artistes. Les
règles sociales et idéologiques (4) comprennent entre autres la division du travail dans une
branche de l‘industrie de la musique et l‘appropriation d‘un genre par un groupe social,
ainsi que la hiérarchie des valeurs et des règles du genre entre elles. C‘est la hiérarchie
entre les règles et les codes qui définit l‘axiologie du genre (Fabbri 1999 : s.p.). Enfin, les
règles économiques et juridiques (5) sont définies par le mode de fonctionnement de
l‘industrie et par les réglementations qui permettent son existence.
La notion de genre a pour avantage de permettre l‘intégration naturelle des
approches analytiques et historiques qui seront toutes deux mises de l‘avant dans la thèse.
La phonostylistique s‘inscrit évidemment dans la définition des aspects formels d‘un genre
musical, mais peut aussi, à travers sa composante microanalytique reliée plus intimement à
l‘expressivité, venir éclairer la manière dont la voix peut servir, par exemple, à la
construction d‘attitudes et de postures relevant des règles sémiotiques d‘un genre musical.
À l‘inverse, le fait de prendre en compte l‘axiologie d‘un genre musical et les valeurs qu‘il
véhicule permet de limiter l‘interprétation des analyses au cadre dans lequel les œuvres ont
été conçues et leur signification, imaginée.
0.4.2 Concepts et terminologie
Ce double cadre théorique étant maintenant établi, des concepts importants permettront de
préciser dans quelles perspectives les analyses musicales et historiques ont été menées. Une
première précision conceptuelle concerne la signification des effets paralinguistiques dans
la voix chantée. Fernando Poyatos rattache ces effets à des émotions, à des attitudes, à des
sentiments ou encore à des sensations physiques et à des phénomènes physiologiques. Il
s‘agit d‘un vocabulaire qui va de soi lorsqu‘on étudie la production vocale spontanée. La
performance vocale chantée relève cependant d‘un contexte esthétique et, dans le cadre
d‘une analyse musicale, il est impossible, voire peu pertinent, de savoir si un interprète
22
ressent ou pas telle émotion ou encore si, par sa performance, il produit cette émotion chez
un auditeur. Dans la signification accordée aux effets paralinguistiques et à la variation de
tous les autres paramètres vocaux, il m‘apparaît moins subjectif et plus fonctionnel
d‘envisager ces variations non pas comme relevant d‘une émotion mais comme concourant
à l‘élaboration d‘un ou de plusieurs èthos, ce qui place l‘analyse sur le plan de la médiation
entre l‘émetteur et le récepteur. La notion d‘èthos présente deux définitions qui permettent
de l‘utiliser dans ce contexte sans dénaturer le sens usuel de ce terme. D‘une part, en
rhétorique classique, l‘èthos est rattaché à la représentation du caractère du locuteur, se
rapprochant en cela des fonctions attribuées aux effets paralinguistiques pour la parole.
D‘autre part, dans la conception proposée par Maingueneau pour l‘analyse du discours,
l‘èthos se traduit dans un « ton » particulier, (Maingueneau 1984 : 100, cité dans Woerther
2007 : 13). Si Maingueneau donne surtout des précisions quand aux èthos incarnés dans des
représentations du corps et dans la manière de se « mouvoir dans l‘espace social », des
« modes de présence au monde » (Maingueneau 1993 : 139-140, cité dans Woerther 2007 :
12-13), on pourrait envisager des èthos construits grâce aux « tons » de la voix et à d‘autres
éléments que composent la rhétorique d‘une chanson ou d‘une performance vocale. L‘èthos
selon Maingueneau relève de la posture, ce qui situe ce concept à la croisée de la
production et de la réception, sans privilégier l‘une au détriment de l‘autre. De plus,
Frédérique Woerther souligne que l‘èthos est lié à la notion de style (Woerther 2007 : 8);
son usage dans une analyse qui relève de la phonostylistique pourrait s‘avérer pertinent.
Les effets paralinguistiques seront donc envisagés non pas comme relevant de l‘expression
d‘émotions mais comme participant à la construction d‘èthos comme la tristesse, la
solitude, l‘exubérance par exemple, qui constituent dans cette perspective non pas des
sentiments mais la représentation codifiée de ceux-ci.
Fernando Poyatos classe les effets paralinguistiques en quatre grandes familles, soit
les primary qualities, les caractéristiques de la voix d‘un locuteur qui sont toujours
présentes et qui permettent de l‘identifier; les qualifiers, qui modifient le timbre de la voix
(la nasalisation par exemple); les alternants, productions vocales autonomes par rapport à
la parole (grognements, hésitation, toux), et enfin les differenciators, qui peuvent agir soit
comme qualifiers soit comme alternants, selon qu‘ils se superposent ou non à la parole (le
rire, les pleurs, les bâillements par exemple). Serge Lacasse a proposé une terminologie
23
française, et parle de qualités premières, de modificateurs (puisqu‘ils modifient le timbre de
la voix), de suppléants (puisqu‘ils suppléent au langage) et de différenciateurs. Ce sera la
terminologie adoptée ici. Plusieurs des qualités premières identifiées par Poyatos (hauteur
et intonation, rythme et débit de la parole) correspondent à des paramètres musicaux
traditionnels, ce qui peut poser un problème dans l‘étude de la voix chantée. Afin de
contourner cette difficulté, Serge Lacasse propose d‘envisager les qualités premières de
manière différente selon qu‘elles apparaissent comme prédéterminées, soit par la
physiologie de l‘interprète ou par des traits compositionnels, ou comme modulées par le
chanteur ou la chanteuse dans le cadre d‘une performance en particulier. Il donne l‘exemple
de la hauteur; si la mélodie pouvant être dégagée de manière abstraite d‘une performance
vocale offre peu d‘intérêt dans le cadre d‘une analyse paralinguistique, les microvariations
de hauteur (portamentos, glissandos, vibrato) pourraient au contraire revêtir une certaine
importance quant au style ou à l‘expressivité (Lacasse 2009) J‘aimerais ajouter que certains
effets paralinguistiques ne s‘envisagent pas en termes binaire et discontinus (présence vs
absence) mais comme un continuum. Une voix peut être non nasalisée, peu nasalisée ou
très nasalisée, et ce, avec une variété infinie de nuances. La variation des effets
paralinguistiques continus peut relever d‘un phonostyle individuel sans toutefois être
prédéterminée; c‘est ce qu‘on verra dans le corpus avec Roland Lebrun qui, bien qu‘il
puisse à l‘occasion avoir recours à des microvariations relatives à la nasalisation, utilise
d‘un enregistrement à l‘autre une voix dont le timbre global est plus ou moins nasalisé, et le
contraste entre certains de ces enregistrements est à cet égard très frappant. Je suggère donc
d‘introduire la notion de voix première, qui correspondra à la voix modale chantée d‘un
interprète, celle-ci pouvant varier d‘un enregistrement à l‘autre ou encore d‘une période
créatrice à l‘autre, et qui pourra servir d‘étalon afin de mesurer les microvariations relatives
à un paramètre continu.
Le timbre sera souvent analysé sur le plan du contenu formantique de la voix. Un
formant désigne une zone du spectre harmonique qui est amplifiée à cause de la
configuration particulière du canal vocal (ouverture ou non de la cavité nasale, longueur du
canal, position de la langue). Le spectre harmonique de la voix comporte habituellement
cinq formants qui sont pertinents dans l‘analyse du timbre et les deux premiers jouent un
rôle particulièrement important dans la définition des voyelles. Les formants peuvent aussi
24
nous renseigner sur certaines techniques vocales utilisées par les interprètes. On pourra
ainsi parfois parler du formant du chanteur, qui consiste en l‘agglutination des formants 3,
4 et 5 et qui est surtout produit par des chanteurs de formation classique. Le formant du
chanteur est produit en ajustant les cavités de résonance et sert à produire un son dont le
timbre offre un maximum de définition et de projection, surtout lorsque la voix est
accompagnée d‘un orchestre (Sundberg 1987 : 118-124). On verra dans le chapitre 2 que la
nasalité s‘accompagne de formants et d‘antiformants spécifiques.
Enfin, une dernière précision terminologique majeure concerne l‘emploi du terme
country-western pour désigner le genre musical faisant l‘objet de cette thèse. Aux ÉtatsUnis, alors que sont commercialisés les premiers enregistrements de ce qui deviendra la
« country music », chaque compagnie de disques propose son étiquette : hillbilly, old-time,
country, old and familiar tunes, les formules évoquant le mode rural et le bon vieux temps
et changeant au fil du temps. Lorsque le country passe à l‘Ouest à la faveur de
l‘industrialisation lancée par le boom pétrolier des années 1930, le terme western fait son
apparition. Dans les états de l‘Ouest, le country entre en contact avec le swing et
s‘électrifie, et ce qui est devenu le western est joué de plus en plus dans un contexte urbain
et public et de moins en moins traditionnel et privé. Pour un temps, et sous l‘influence
conjuguée de ce déplacement de population et du cinéma western, c‘est sous ce terme que
sera désignée l‘ensemble de la musique country, qui offrait l‘avantage d‘une connotation
beaucoup plus positive que celui de « hillbilly »2 (Malone 2002 : 145). Plusieurs styles et
sous-genres vont émerger par la suite et à mesure que l‘industrie du country se structure, on
cherche un terme qui pourrait unir sous une même bannière toutes les manifestations de ce
genre musical. L‘étiquette folk semble favorisée pendant un temps, ce qui est visible par
l‘usage intensif qu‘en fait le magazine Billboard au début des années 1950. Toutefois, le
maccarthysme réussit à associer dans l‘imagination populaire le folk revival de la gauche
urbaine avec le communisme, et les journalistes musicaux abandonnent rapidement le terme
pour le remplacer par celui de country (Peterson 1997 : 199). Aux États-Unis, le mot
country avait une connotation rurale forte tandis que « western » a d‘abord été utilisé pour
désigner des formes plus urbaines. Au Québec, les termes ont été inversés. Dès l‘apparition
2
Le mot pourrait se traduire en français par péquenot, billy désignant en argot états-unien une personne
rustre, sans éducation et idiote (Peterson 1997 : 7).
25
des premiers enregistrements inspirés par le country états-unien, on parle de « western »,
terme en vogue rattaché à la fois à la production musicale country et au film western. Le
mot western s‘entoure cependant progressivement, au Québec, d‘une connotation péjorative
liée à son rejet, et dans les années 1980 le mot country a alors été utilisé dans une tentative
de légitimer cette musique (Claudé 1997 : 168-169). Selon Yves Claudé, à l‘époque :
la même chanson […] peut sonner western ou country dépendamment des
ressources qui y sont investies. Si la production et la distribution se font dans
des conditions quelque peu artisanales, on parlera de chanson western. Si par
contre l‘artiste peut se permettre une musique qui fait plus sophistiquée (une
bonne compagnie de disques, des subventions, les meilleurs musiciens, la
diffusion à la TV et à la radio, etc.), ce sera alors du country (Bédard 1988 :
29).
Afin d‘évacuer les connotations respectives attribuées à l‘un ou l‘autre de ces termes au
Québec, et à la suite d‘Yves Claudé, de Roger Chamberland et de Richard Baillargeon et
Christian Côté, j‘utiliserai le terme country-western pour désigner les manifestations
québécoises de la musique country.
D‘autres concepts seront invoqués dans le cadre de la thèse. Les notions de
modernité et de modernisme ainsi que celui de modernité populaire permettront notamment
de mieux cerner de quel type de modernité il sera question à propos du country-western.
Ces concepts seront définis dans le chapitre 4, qui abordera ces questions. Celui
d‘authenticité, qui sera rattaché à des questions relevant davantage de la continuité, sera
quant à lui présenté dans le chapitre 1.
0.4.3 Corpus
Cette thèse se penche sur l‘impact de l‘émergence du country-western dans le champ
culturel québécois, qui survient au cours des années 1940. Bien que la radio ait été sans
contredit un médium de première importance à cette époque, les performances countrywestern qui nous sont aujourd‘hui accessibles sont issues de la production phonographique
de cette période; les analyses relatives à la voix porteront donc sur des performances ayant
fait l‘objet d‘enregistrements sonores commercialisés.
Quelques adaptations de chansons tirées de films westerns circulaient au Québec
dès les années 1930. Toutefois, ces enregistrements ont été réalisés par des artistes qui se
26
consacraient à des styles musicaux variés, comme Ludovic Huot (1897-1968) ou Lionel
Parent (1905-1980), et ils ne présentent aucune des caractéristiques qui contribueront à la
structuration du genre country-western. Ce n‘est qu‘en 1942, avec les débuts sur disque de
Roland Lebrun (1919-1980), que commence véritablement l‘histoire phonographique du
country-western. À la suite de celui qu‘on surnommait le soldat Lebrun, d‘autres artistes
présentant le même profil feront leurs débuts sur disque : Paul Brunelle (1923-1994), Willie
Lamothe (1920-1992), puis Marcel Martel (1925-1999), pour ne nommer que les plus
connus, reprennent la formule proposée par Roland Lebrun, soit celle de l‘auteurcompositeur-interprète amateur s‘accompagnant à la guitare et présentant un mélange de
chansons originales et d‘adaptations de chansons country états-uniennes et canadiennes.
Ces chanteurs évoluent au sein de compagnies de disques généralistes, soit chez Compo
sous étiquette Starr (Roland Lebrun, Marcel Martel, Georges Caouette, Paul-Émile Piché)
puis l‘étiquette Apex, chez RCA Victor (Willie Lamothe, Paul Brunelle) et chez Alouette
dès 1952 (Maurice Bienvenue sous le pseudonyme Jimmy Debate3). À partir de 1958 et
avec la fondation de Rusticana par le chanteur Roger Miron (né en 1929) débute l‘ère des
compagnies se spécialisant dans le country-western; le genre quitte alors sa phase
d‘émergence pour se diriger vers une structuration complète. Cette thèse visant à évaluer
l‘impact de l‘arrivée du country-western dans le champ culturel québécois, les
enregistrements analysés auront été produits dans la phase d‘émergence du genre, soit entre
1942 et 1957.
Ce corpus se présente sous la forme d‘enregistrements sur disques 78 tours et 45
tours. Les analyses portant sur le timbre seront cependant effectuées à partir de versions
déjà numérisées et commercialisées sur disques compacts de ces enregistrements originaux.
L‘avantage de ces rééditions réside dans le traitement dont ils ont fait l‘objet afin d‘éliminer
les bruits issus de la détérioration des enregistrements originaux. Bien que ce traitement
affecte sans aucun doute la sonorité des enregistrements, il touche avant tout les hautes
fréquences; les zones du spectre sonore les plus modifiées sont plus élevées que celles qui
3
Paul-Émile Piché est né en 1923 à Trois-Rivières et est mort en 1997 au Cap-de-la-Madeleine; les dates de
naissance et de mort de Georges Caouette et de Maurice Bienvenue sont inconnues (Thérien 2000). Les dates
de naissance et de mort seront données uniquement pour les acteurs (chanteurs, musiciens, imprésarios,
producteurs) actifs au cours de la période visée par la thèse; dans certains cas, ces dates n‘ont pu être trouvées
dans la documentation consultée.
27
sont le plus concernées par les variations de timbre dont il sera question dans les analyses.
Les enregistrements analysés proviennent essentiellement de compilations ayant des visées
historiques et de préservation du patrimoine sonore et qui présentent une facture soignée
tant sur le plan de la reproduction sonore que des données discographiques fournies. Les
enregistrements de Roland Lebrun sont tirés de la compilation Le soldat Lebrun : Les
années Starr, 1942-1953 (Disques XXI), et celles des autres chanteurs du corpus
proviennent pour la plupart de la compilation Country Québec : Les pionniers et les
origines, 1925-1955, éditée chez Frémeaux et associés; 20 chansons tirées de cet album
feront l‘objet d‘une analyse vocale poussée, ce qui représente la quasi totalité des
enregistrements dont il sera question dans les chapitres consacrés à l‘analyse de la voix. Le
recours intensif à cette compilation introduit certainement des distorsions dans le corpus
étudié. Robert Thérien, qui dirige cette compilation, ne précise pas quels ont été les critères
qui l‘ont guidé dans le choix des pistes choisies. On peut présumer que la notoriété des
chansons a été un critère important, puisque plusieurs chansons présentées sur cet album
sont devenues des classiques du genre. D‘autre part, les pionniers du country-western les
plus connus (Roland Lebrun, Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe) sont ceux
qui sont les mieux représentés sur cet album; des chanteurs aujourd‘hui oubliés sont
cependant présents sur cette compilation. Les titres des chansons indiquent qu‘une
préférence a été accordée à des chansons comportant des paroles associées à des thèmes
westerns, qui semblent surreprésentés. Ces caractéristiques ne présentent pas d‘obstacle
majeur à l‘analyse. D‘une part, l‘album présente assez de figures marginales pour offrir un
panorama nuancé de la chanson country-western des années 1940 et 1950. De plus, malgré
la prédominance des chansons de cow-boy, les enregistrements présentent tout de même
des chansons au caractère varié et, pour chacun des principaux chanteurs country-western
de l‘époque, les chansons sélectionnées présentent des ambiances et des èthos divers. De
plus, étant donné que la sélection semble avoir été basée sur des critères historiques et
thématiques et non musicaux, on peut présumer que sur le plan vocal, l‘album présente un
échantillon de performances relativement neutre. La qualité de la numérisation des
enregistrements présentés dans cette compilation, inégalée dans d‘autres compilations
country-western, et qui permet d‘en tirer des données acoustiques d‘une clarté maximale,
compense amplement pour les distorsions qu‘elle introduit. Les titres des chansons seront
28
transcrits, dans la thèse et dans les annexes, tel qu‘ils apparaissaient sur les étiquettes des
disques originaux; c‘est de cette manière qu‘ils sont donnés dans le catalogue de
Bibliothèque et Archives nationales du Québec et dans les livrets des compilations utilisées.
0.4.4 Analyse des œuvres
0.4.4.1 Perspective d’analyse
La typologie relative à la paralinguistique et l‘application de la phonostylistique à la voix
chantée ont déjà permis de définir les assises théoriques des analyses qui seront présentées
ici. La notion d‘èthos permettra de contourner le problème que pose le vocabulaire rattaché
aux émotions quant à leur attribution sous-entendue à l‘artiste ou à son auditeur. De
manière concrète, cet appareil théorique sera mis à profit dans une perspective d‘analyse
qui vise à montrer comment les effets paralinguistiques, envisagés principalement sur le
plan phonostylistique opéral, contribuent à l‘élaboration d‘èthos spécifiques. Ces analyses,
qui chercheront à dégager des processus rattachés à l‘expressivité, seront menées dans une
perspective esthétique qui découle de la philosophie analytique et qui est plus
particulièrement inspirée par les travaux de Nelson Goodman. Les analyses préciseront la
manière dont la variation de divers paramètres, en particulier ceux rattachés au timbre,
contribue à la construction de représentations symboliques, les èthos, et dans cette
conception de l‘expressivité et à la suite de Goodman, « la propriété appartient au symbole
lui-même, sans considération de la cause ou de l‘effet, de l‘intensité ou du contenu »
(Goodman 1990 : 116). Comme le précise Marc Jimenez, dans cette conception, « les
émotions sont des instruments de connaissances » et « fonctionnent de façon cognitive »
(Jimenez 1997 : 405). C‘est ainsi qu‘opère le paralangage dans l‘expressivité musicale,
c‘est-à-dire comme une manière de codifier la représentation symbolique de certaines
émotions à l‘aide de la signification usuelle de certains effets paralinguistiques dans la
parole quotidienne, signification dont la connaissance est partagée par l‘interprète et
l‘auditeur. Jimenez souligne à propos de l‘héritage de la philosophie analytique :
« L‘expérience esthétique n‘est plus fondée sur les idées, les fantasmes ou les passions
exprimées par une œuvre d‘art. Plus sobrement, elle repose sur notre capacité à voir en quoi
l‘œuvre d‘art est un système symbolique et à comprendre comment fonctionne ce système
de symboles. » (Jimenez 1997 : 405)
29
Ce système qui sous-tend la représentation symbolique, les analyses chercheront aussi à le
mettre à jour, notamment en recherchant la structuration que les effets paralinguistiques
introduisent dans la performance vocale en organisant le discours musical, structuration qui
s‘ajoute et qui est souvent plus pertinente à l‘analyse, pour la voix populaire, que celle
qu‘introduit l‘harmonie et la mélodie. Ces structures musicales, d‘abord recherchées dans le
traitement du timbre, opèrent évidemment en relation avec les paroles des chansons mais
aussi en coordination avec d‘autres paramètres (hauteur, intensité, sonorités phonétiques). Il
faut préciser que les enregistrements du corpus n‘ont pas tous été analysés
systématiquement pour chacun des paramètres dont il sera question. Ils ont cependant fait
l‘objet d‘une écoute attentive qui visait à déterminer quelles variations et quels effets
étaient utilisés de la manière la plus significative sur le plan de l‘expressivité. Un critère
générique a également été pris en compte; les enregistrements qui semblaient s‘éloigner
d‘une manière trop importante de ce qui m‘est apparu, au fil des analyses, comme la norme
vocale country-western, ont été écartés ou seront présentés comme des contre-exemples.
0.4.4.2 Précisions techniques
Les analyses vocales porteront essentiellement sur des phénomènes reliés au timbre.
Phénomène complexe, le timbre est constitué de plusieurs traits acoustiques; les analyses
présentées ici porteront principalement sur le spectre harmonique de la partie soutenue du
son et sur l‘attaque. Les variations de timbre seront surtout exemplifiées grâce à des
spectrogrammes tirés des enregistrements du corpus et générés à l‘aide du logiciel Sonic
Visualiser, développé par le Centre for Digital Music du collège Queen Mary de
l‘Université de Londres. L‘extraction des formants et de données rattachées à la hauteur, à
l‘intensité et à la périodicité a été effectuée à l‘aide du logiciel Praat, élaboré par Paul
Boersma et David Weenink de l‘Université d‘Amsterdam.
Quelques précisions s‘imposent quant à l‘usage de ces logiciels. Premièrement,
comme on ignore à peu près tout des conditions originales d‘enregistrement et de celles
relatives à leur numérisation récente, les données tirées de leur analyse par ces logiciels ne
sauraient en aucun cas être considérées comme absolues. Par exemple, la vitesse exacte
d‘enregistrement étant inconnue, les hauteurs, données en hertz ou en notes
conventionnelles, n‘indiqueront qu‘un ordre de grandeur et non une hauteur qu‘on pourrait
30
considérer comme correspondant exactement à la hauteur émise lors de la performance
captée originalement. Il en va de même pour les mesures d‘intensité, pour lesquelles on
tiendra compte de la valeur relative sans qu‘on puisse les tenir pour exactes quant à, par
exemple, l‘intensité d‘exécution de l‘interprète. Ces données ont souvent une portée
comparative, et plusieurs précautions ont été prises afin d‘assurer au moins une certaine
uniformité. Par exemple, pour la comparaison d‘un même paramètre dans deux ou plusieurs
enregistrements, les mêmes réglages ont toujours été utilisés pour le logiciel concerné.
Deuxièmement, il faut préciser que le minutage ne sera pas toujours le même pour un
extrait sonore donné et l‘exemple visuel lui correspondant. Les extraits sonores utilisés
pour réaliser l‘extraction des formants, par exemple, seront très courts et excluront les
consonnes; les extraits sonores joints à la thèse seront plus longs, ce qui permettra de faire
entendre chaque voyelle analysée dans son contexte immédiat. Troisièmement, la nature
même des enregistrements introduit des artefacts dans les données dont il faut tenir compte.
Les courbes d‘intensité, par exemple, représentent la somme de la voix et de
l‘accompagnement instrumental, les extraits analysés n‘ayant pas été démixés; ceux-ci
comportent également toujours une certaine part de bruits n‘ayant pas été éliminés lors de
la numérisation. La voix étant cependant toujours plus intense que l‘accompagnement
instrumental dans les enregistrements du corpus, la plupart des variations dans la courbe
d‘intensité lui sont attribuables. L‘importance de la voix dans le comportement de la courbe
d‘intensité, dont c‘est encore les variations et les valeurs relatives qui seront prises en
compte, a été vérifiée en superposition avec le spectrogramme, où le fondamental et les
partiels de la voix ainsi que leur évolution apparaissent clairement.
Certains exemples visuels présentant une courbe de fréquence fondamentale
présenteront la mention « corrigée ». Le logiciel Praat étant destiné à l‘analyse de la parole,
il détecte parfois la fréquence fondamentale de manière erronée pour une partie des extraits
sonores analysés. Le logiciel offre cependant une fenêtre d‘édition qui permet de corriger la
courbe mélodique détectée. Il opère par échantillonnage et pour chaque échantillon présenté
sur un axe horizontal représentant la durée de l‘extrait analysé, il sélectionne un point dans
le spectre harmonique, sur l‘axe vertical, comme étant celui apparaissant de la manière la
plus probable comme correspondant au fondamental. Le logiciel garde cependant en
mémoire tous les points détectés sur le spectre harmonique pour chaque échantillon; il
31
suffit alors de tracer manuellement la courbe mélodique en sélectionnant les points
adéquats, pour lesquels la hauteur en hertz est donnée.
Concrètement, les exemples se présenteront sous la forme de spectrogrammes
montrant le spectre harmonique d‘un extrait sonore, de courbes correspondant aux
variations de l‘intensité, de la hauteur ou de la périodicité, de formes d‘ondes et de
graphiques présentant les formants tirés d‘un extrait sonore. Ces éléments pourront être
superposés afin de montrer la relation entre deux ou plusieurs paramètres. L‘apparence des
spectrogrammes pourra varier selon qu‘ils viseront à montrer soit une région plus ou moins
étendue du spectre harmonique ou encore des caractéristiques reliées à la fréquence
fondamentale.
Lorsqu‘il sera question de hauteur, j‘aurai recours à la notion de note cible qui
permet de rendre compte avec justesse du traitement de la hauteur dans la voix countrywestern. La notation musicale présente dans sa forme traditionnelle un ensemble de valeurs
discrètes déjà déterminées et constituant un ensemble fermé; la voix humaine permet
cependant des variations de hauteur minimes et continues et peut passer par toutes les
fréquences situées entre deux hauteurs appartenant à la gamme chromatique, et les
expérimentations des compositeurs d‘avant-garde sur l‘extension du langage vocal ont bien
montré la nécessité d‘étendre le domaine recouvert par la notation. En ce qui concerne le
chemin inverse, celui que je tente de retracer de la performance vers sa description, le
recours à la notation ou même aux noms de notes nous informe souvent peu. Dans la
pratique et la pédagogie, instrumentales et vocales, une grande variété de termes servent
justement à désigner des techniques qui, issues de la tradition et rattachées au style,
échappent en général à la transcription, et plusieurs de ces techniques visent à l‘émission et
au contrôle de microvariations mélodiques, comme par exemple le vibrato ou le
portamento. Le vocabulaire existant demeure cependant limité lorsqu‘on cherche à décrire
les microvariations mélodiques en chant populaire, comme d‘ailleurs pour les musiques de
traditions orales et pour la musique d‘avant-garde ou l‘improvisation, plusieurs de ces
variations échappant aux catégories déjà existantes. Je tenterai donc de décrire à chaque
fois de la manière la plus précise possible le traitement de la hauteur offert par les
interprètes. Évidemment, leurs performances pourraient se traduire par une série de valeurs
32
discrètes; c‘est ce qui permet, par exemple, à n‘importe qui de réinterpréter la même
chanson. Pour ce faire, il faudrait en extraire une série de ce que j‘appellerai des notes
cibles, qui recréent une mélodie reconnaissable, assez proche d‘une version qu‘on pourrait
qualifier de simplifiée de l‘exécution originale. Les notes cibles d‘une mélodie chantée
constitueront donc les références par rapport auxquelles les microvariations mélodiques
pourront être décrites.
0.4.5 Dimension historique
Si l‘analyse musicale fournira la plupart des outils permettant d‘interpréter les structures
musicales et l‘expressivité propres à la voix country-western, la signification culturelle de
la chanson country-western sera appréhendée à l‘aide de données historiques. Après une
première partie plus analytique, la deuxième partie de la thèse s‘attardera plus
spécifiquement aux questions entourant le contexte de production et de diffusion des
enregistrements country-western ainsi qu‘au discours entourant ce genre musical, qui
permettra d‘en dégager l‘axiologie. Pour ce faire, j‘aurai recours à des sources diverses. Les
travaux portant sur le country-western étant rares, les sources secondaires utilisées sont peu
nombreuses et consistent en général en des travaux abordant le country-western d‘une
manière marginale. Les sources primaires ont fourni des données peu abondantes mais qui,
mises en contexte et prises ensemble, donnent des indices solides sur certains aspect de la
musique populaire telle que représentée à l‘époque dans les médias écrits. Le journal La
Patrie a été dépouillé pour trois années de la période (1942, 1948 et 1957) qui ont été
ciblées pour leur importance, et Le Passe-Temps l‘a été pour les années 1945 à 1949, soit
toutes les années de la période visée par la thèse pour lesquelles cette revue a été active; il
sera plus amplement question du dépouillement dans le chapitre 4. La plus grande partie
des données ont cependant été tirées d‘un type de sources qui se situe à mi-chemin entre les
sources primaires et secondaires. Les biographies et autobiographies d‘artistes ont en effet
fourni de précieuses données, introuvables ailleurs, sur les carrières des pionniers du
country-western. Émanant principalement des chanteurs eux-mêmes, elles consistent
cependant en un regard porté à posteriori sur la période qui m‘intéresse ici. Elles
contiennent des données qu‘il faut considérer avec précaution. Ces ouvrages relèvent du
souvenir et citent rarement leurs sources, et on peut penser qu‘ils tentent de présenter les
artistes sous leur meilleur jour. À chaque fois que cela a été possible, les informations
33
contenues dans ces publications ont été croisées entre elles ou encore vérifiées dans des
sources plus neutres, ce qui a permis de valider plusieurs données. Elles ont aussi révélé, en
plus des données factuelles, certaines attitudes reliées au country-western ainsi que des
indices du type de relation que ses artistes entretiennent avec le public, les compagnies de
disques et les médias, relations dont il sera question dans les chapitres 1 et 4. Ce projet peut
encore apparaître imprécis; des méthodologies propres à chaque chapitre seront présentées
de manière plus détaillée en temps et lieu.
0.5 Présentation des parties de la thèse
Le chapitre 1 sera consacré à une présentation diachronique du country-western tournant
autour de la notion d‘authenticité. Identifié par Richard Peterson (1997) comme la valeur
centrale autour de laquelle le country se développe aux États-Unis, l‘authenticité se situe
également au cœur du discours sur le country-western. On verra comment le countrywestern s‘est structuré en tant que genre musical au fil du temps, quelles conditions,
présentes au moment où il émerge, ont pu servir de fondements à son authenticité, et
comment cette authenticité a contribué à rattacher le country-western à la tradition. En
présentant des informations historiques sur les débuts du country-western, ce premier
chapitre fournira aussi des indices sur le contexte dans lequel les enregistrements analysés
plus loin ont été produits. Les deux chapitres suivants seront consacrés à l‘analyse des
enregistrements du corpus en ce qui concerne l‘usage de deux modificateurs
paralinguistiques, soit la nasalisation (chapitre 2) et le second mode de phonation (chapitre
3). Ces effets paralinguistiques ont été choisis en fonction de leur importance centrale dans
le phonostyle générique country-western. De plus, il semblait évident, à la simple écoute
des phonogrammes, que leur usage était intimement rattaché à l‘expressivité. Pour chacun
de ces effets paralinguistiques, je présenterai leur mode de production et leurs traits
acoustiques ainsi que les connotations qui leur sont habituellement associées. Les analyses
des enregistrements du corpus feront intervenir autant l‘analyse acoustique de ces
variations de timbre que leur coordination avec d‘autres paramètres vocaux, musicaux et
textuels, ce qui permettra de montrer comment ils structurent et organisent le discours
musical. Enfin, le chapitre 4 portera sur la modernité du country-western. Certaines de ses
caractéristiques permettent de le rattacher à l‘expression d‘une certaine modernité populaire
soit sa popularité, son usage particulier de la technologie et son américanité.
Chapitre 1
L’authenticité country-western
1.1 Introduction
Les idées les plus répandues sur le country-western, selon lesquelles ce genre musical serait
avant tout conservateur et traditionnel, entrent en contradiction avec l‘hypothèse de sa
modernité. Ce discours sur la tradition est généré tant par les observateurs de la scène
musicale country-western que par les artistes eux-mêmes et il est alimenté, comme on le
verra, par les stratégies de mise en marché des enregistrements au moins depuis les années
1970. Il apparaît dès le milieu des années 1960 et devient de plus en plus abondant et
explicite au cours des années 1970 alors que le genre achève sa structuration et se dote
notamment enfin de compagnies de disques spécialisées et d‘une association
professionnelle.
Ce discours s‘organise autour de l‘authenticité, qui apparaît comme la valeur
fondamentale du genre. L‘authenticité country-western, qui mise sur la continuité, tire ses
sources de plusieurs conditions qui prévalaient dès l‘émergence du genre au cours des
années 1940 et 1950 et qui seront souvent mentionnées a posteriori par les artistes au cours
des décennies suivantes. Pourtant, la mise en valeur de l‘authenticité semble appartenir
avant tout à la période de structuration du genre, qui se déroule entre 1958 et la fin des
années 1970; c‘est ce que la documentation réunie pour cette thèse, en particulier les
sources primaires, permet de constater. Étant donné la quasi-absence de discours sur le
country-western produit pendant la période visée par cette recherche, soit entre 1942 et
1957, il peut sembler peu étonnant qu‘aucune trace de cette authenticité n‘ait pu être
découverte dans le dépouillement des journaux et des revues publiés au cours de ces
années. Il m‘apparaît cependant significatif que, dans les stratégies de mise en marché, dans
les thèmes abordés par les chansons ainsi que, pour autant que nous puissions avoir accès à
ces informations, dans l‘attitude des artistes face à leur public, pratiquement aucune
référence explicite à un des aspects de l‘authenticité qui prédomine quelques décennies plus
tard n‘ait pu être trouvée. Il semble donc que, malgré la continuité mise de l‘avant dans
l‘authenticité country-western, il y ait une discordance entre les valeurs associées au genre
à partir des années 1960 et les éléments qui semblent le rattacher à la modernité au cours
35
des années 1940 et 1950, éléments qui seront analysés dans le chapitre 4. Mieux cerner les
termes de cette inadéquation me semble essentiel avant d‘amorcer l‘analyse du corpus qui
prendra place dans les chapitres suivants.
Ce premier chapitre s‘attardera donc à déterminer les caractéristiques de
l‘authenticité country-western telle qu‘elle se déploie à partir du milieu des années 1960, ce
qui permettra du même coup de cerner l‘origine de son association avec des valeurs
traditionnelles. Je commencerai par présenter la notion d‘authenticité telle qu‘elle a été
développée par le sociologue Richard Peterson dans son analyse de la constitution du
country aux États-Unis (1.2); celle-ci servira à identifier quels aspects du discours produit
par et sur le country-western contribuent le mieux à la construction de son authenticité. La
description des principaux jalons de la structuration du genre country-western au Québec
(1.3) me permettra ensuite d‘esquisser un portrait des aspects historiques du corpus. Elle
montrera aussi pourquoi il faut attendre le milieu des années 1960 pour voir émerger un
discours sur l‘authenticité. Je décrirai ensuite les marqueurs d‘authenticité country-western,
qui seront dégagés de l‘analyse du discours et de quelques enregistrements produits depuis
le milieu des années 1960 jusqu‘à nos jours (1.4). L‘authenticité country-western étant
définie, je pourrai alors montrer quelles conditions, qui prévalaient déjà dans les années
1940 et 1950, ont pu lui servir de fondements deux décennies plus tard (1.5). Enfin, je
proposerai une interprétation du rôle qu‘a pu jouer l‘authenticité dans l‘occultation des
aspects plus modernes du country-western (1.6). Partageant plusieurs traits avec
l‘authenticité country définie par Peterson, elle est tout aussi construite que cette dernière et
redevable, dans une certaine mesure, de la modernité. Pour le Québec, les données
indiquent que l‘authenticité country-western a pu se développer sous des conditions
semblables à celles décrites par Peterson pour les États-Unis. L‘authenticité insiste sur des
éléments structurants du genre qui, au moment où celui-ci émerge, sont issus non pas d‘une
tradition préexistante mais serviront de fondements à une tradition construite et propre au
genre.
1.2 L’authenticité country selon Peterson
Dans son ouvrage Creating Country Music : Fabricating Authenticity (1997), Richard
Peterson montre comment l‘authenticité a pu se positionner au cœur de l‘axiologie de la
36
musique country. Selon le sociologue, l‘authenticité country s‘est construite autour de
codes de représentations qui se sont lentement élaborés dès l‘apparition du genre au milieu
des années 1920, pour se fixer définitivement en 1953 à la mort de Hank Williams, qui est
alors devenu l‘icône du country authentique. Elle est notamment attribuable, selon
Peterson, à une longue recherche de la part des compagnies de disques et des promoteurs,
qui ont cherché à proposer une image positive pour les artistes country et prendre leurs
distances de l‘étiquette hillbilly aux connotations trop péjoratives. Paradoxalement, c‘est le
personnage du cow-boy, popularisé par le film western, qui offrira une solution de rechange
aux artistes country (Peterson 1997 : 81-94).
L‘authenticité country est le résultat d‘une négociation constante entre les artistes et
leur public, ses règles faisant l‘objet d‘un consensus (Peterson 1997 : 5), et elle repose sur
deux piliers, soit la crédibilité et l‘originalité. La crédibilité exige des artistes qu‘ils
exhibent des traces de leur appartenance à une culture rurale ou ouvrière, idéalement
rattachée au Sud des États-Unis, ainsi que leur filiation au sein de la tradition country. Les
artistes country doivent aussi se montrer originaux, c‘est-à-dire uniques, distincts. Ils
doivent se présenter comme des personnes vraies et sincères; il est donc impératif pour
chaque chanteur et chaque chanteuse country, tout en s‘inscrivant dans la tradition country
d‘une manière quelconque, de présenter un style original, personnel : « Prospective
performers had to have the marks of tradition to make them credible, and the songs that
would make them successful had to be original enough to show that their singers were not
inauthentic copies of what had gone before, that is, that they were real. » (Peterson 1997 :
209)
Ces deux éléments sont au cœur de ce que Peterson nomme le country « hard
core », par opposition au country « soft shell », plus commercial, où l‘authenticité ne joue
pas un rôle de premier plan (Peterson 1997 : 150). Dans le country hard core, les artistes
exhibent plusieurs marqueurs qui leur permettent de mettre de l‘avant leur authenticité.
Certains de ces marqueurs sont verbaux; les chanteurs peuvent par exemple exagérer
l‘accent et la syntaxe de l‘anglais du Sud ou encore exercer une rhétorique d‘autodénigrement qui consiste soit à rappeler les origines humbles des artistes, leur manque
d‘éducation ou de formation musicale, soit à minimiser la qualité de leur performance et
37
leur statut d‘artiste. Les marqueurs vocaux concernent bien sûr la nasalisation et les
sonorités typiques des voix non formées ainsi qu‘une tendance à véhiculer un contenu
hautement émotif, les émotions étant présentées comme vécues et véridiques. Les paroles
des chansons peuvent constituer un autre marqueur d‘authenticité et décrivent le plus
souvent des situations concrètes, présentent un vocabulaire simple et font référence à des
expériences personnelles. La vie personnelle des artistes, ou du moins certains de ses
aspects, sont d‘ailleurs connus par leur public.
Les marqueurs d‘authenticité peuvent aussi être instrumentaux, et les instruments à
cordes comme le violon, le banjo et le dobro évoquent une filiation directe avec le « vrai »
country. Les origines des artistes, idéalement rurales, humbles, sudistes, sont mises de
l‘avant, et l‘appartenance à une famille de musiciens est parfois revendiquée. La scène est
le lieu d‘une forte mise en scène de cette authenticité, et les artistes ont tendance à adopter
une attitude informelle, amicale, à raconter des anecdotes personnelles et à s‘adresser
directement au public. Les chanteurs, bien qu‘ils évoquent souvent les icônes du country
dans le but de s‘affilier avec l‘héritage de celles-ci, laissent entendre que, malgré leur statut
d‘artiste, ils ne sont pas différents de leur public et que, s‘ils n‘étaient pas chanteurs, ils
seraient fermiers, camionneurs, femmes au foyer ou encore coiffeuses. (Peterson 1997 :
150-153). La plupart de ces marqueurs ainsi que le double pôle crédibilité / originalité
trouvent leur écho dans l‘authenticité country-western et certaines interactions analysées
par Peterson se rapprochent beaucoup des descriptions faites par les observateurs de la
scène country-western depuis le milieu des années 1960, notamment quant à la proximité
entre les chanteurs country et le public. Peterson cite notamment un texte de Johnny Sippel
du magazine Billboard qui décrivait en 1953 le lien étroit existant entre les artistes et leurs
fans qui considéreraient les premiers comme des membres de la famille (Sippel 1953, cité
dans Peterson 1997 : 210).
Ces marqueurs identifiés par Peterson couvrent également les cinq types de règles
du genre énumérées par Fabbri. C‘est à une règle comportementale que répond de la
manière la plus évidente l‘authenticité, et cette dernière est surtout énoncée dans les œuvres
et explicitée dans les discours sur celles-ci. L‘authenticité dicte aussi des aspects formels et
sémiotiques de la musique country, par exemple l‘usage de certains thèmes et instruments,
38
qui permettent de faire référence aux canons du genre. L‘authenticité conditionne la mise
en valeur de certaines caractéristiques sociales, idéologiques, par exemple en exigeant des
artistes qu‘ils mettent en évidence leurs origines rurales et leur appartenance au milieu
ouvrier ou agricole. L‘authenticité impose enfin le masquage des aspects industriels,
notamment le fait que certains artistes soient millionnaires ou qu‘ils aient débuté leur
carrière dans un autre genre musical. L‘ouvrage de Peterson, en montrant comment les
différents marqueurs de l‘authenticité country se sont fixés, s‘avère aussi un excellent
exemple des processus qui président à la structuration d‘un genre musical au fil du temps.
L‘analyse présentée par le sociologue démontre que la fabrication de l‘authenticité a
dépendu du degré de structuration du genre; que ce processus, dans le cas de la musique
country, s‘est déroulé sur trois décennies; et que le discours sur l‘authenticité s‘est stabilisé
justement au moment où le genre a achevé sa structuration, marquée par la stabilisation de
ses pratiques industrielles et par l‘adoption définitive de l‘étiquette country. Il apparaît
maintenant moins étonnant qu‘aucune trace d‘un discours sur l‘authenticité rattaché à la
chanson country-western n‘ait pu être mise à jour pour les années 1940 et 1950, alors que le
genre amorçait à peine sa structuration4.
Les conditions d‘émergence de l‘authenticité country permettent également de
commencer à mieux mesurer selon quels termes le country-western a pu négocier son
inscription dans la continuité et dans la modernité. On constate d‘une part que pour le
l‘authenticité country a peu à voir avec celle visée par une certaine conception de la
4
Il ne faudrait cependant pas exclure la possibilité que des traces de discours écrit sur le country-western
existent en dehors des périodiques dépouillés. Il semble par ailleurs y avoir à partir des années 1930 une nette
diminution de la place accordée à la chanson enregistrée dans les revues et les journaux québécois. Dans les
années 1920, les publicités et les articles sur le disque abondent dans les médias écrits, comme le montre
notamment Sandria P. Bouliane dans son mémoire de maîtrise (2006), qui présente plusieurs publicités tirées
de La Patrie et de La Presse qui fournissent de précieuses données sur les artistes du disque et sur les
stratégies de mise en marché de leurs enregistrements. J‘ai pu constater lors du dépouillement des revues La
Lyre et Le Passe-Temps des années 1910 aux années 1930, effectué dans le cadre de travaux pour le groupe
PHVC, une perte d‘influence du disque au profit de la radio (Lefrançois 2006b). Les artistes de la radio étant
souvent des comédiens et des animateurs, la place occupée par la musique et la chanson décroît en
conséquence. Dans le dépouillement effectué dans le cadre de cette thèse, qui commence en 1942, très peu de
données sur le disque et ses artistes, tous genres confondus, ont pu être tirées des médias écrits. On peut
penser que le discours sur la musique enregistrée et que la publicité provenant des compagnies de disques se
sont déplacés vers ce médium qui prend de plus en plus d‘importance. Il est malheureusement impossible
d‘avoir accès à ce contenu, à l‘exception d‘une infime proportion qui a fait l‘objet de conservation sur support
enregistré.
39
musique folklorique ou encore celle de la performance practice, qui exige une reproduction
fidèle de pratiques musicales appartenant au passé et informée par la recherche historique.
L‘authenticité country et country-western s‘est au contraire construite au sein même de
chaque genre par des discours et des attitudes relevant d‘un consensus entre les artistes et le
public. Certains acteurs de l‘industrie de la musique populaire ont d‘abord interprété
l‘attrait des auditeurs pour ces artistes jouant ce qu‘on appelait à l‘époque la old time music
comme un intérêt pour la performance authentique offerte par des musiciens campagnards
jouant un répertoire perçu comme traditionnel. Le public, toutefois, n‘y voyait
apparemment qu‘un divertissement curieux et intéressant pour sa nouveauté (Peterson
1997 : 5). De plus, le répertoire enregistré de cette première musique country était loin
d‘être traditionnel. Dans une recension des enregistrements de musique hillbilly effectués
par la compagnie Columbia dans sa série 15000-D entre 1925 et 1931, Charles Wolfe note
que le répertoire qu‘on y trouve est composé de musique traditionnelle dans une proportion
de 33.4 % (1978 : 121). Les autres pièces enregistrées sont des chansons populaires, des
gospels et des chansons originales. D‘autre part, alors que l‘authenticité se place
véritablement au cœur de l‘axiologie country, celle-ci est devenue principalement urbaine,
s‘est entièrement commercialisée et se compose en majeure partie d‘un répertoire original.
L‘émergence de cette authenticité est en partie attribuable, selon Peterson, à une
urbanisation croissante qui a touché à la fois les musiciens et les chanteurs country et leur
public, une urbanisation qui a incité les chanteurs et leurs fans à vouloir se distinguer, dans
le marché de la musique populaire, par leurs origines rurales :
« [A]uthenticity and originality » became institutionalized as its core
aesthetics, and […] the field finally came to be widely called « country
music » in 1953 just when the largest number of the genre‘s fans no longer
lived in rural areas. Urban migrants core fans needed assurance that they
were still « country ». (Peterson 1997 : 185)
Au Québec, le country-western apparaît aussi dans un contexte urbain; les pionniers
habitent des villes régionales importantes et travaillent dans le secteur ouvrier. Le genre se
raccorde rapidement à l‘industrie de la musique, et si les premiers interprètes sont des
amateurs et des autodidactes, leur pratique ne semble pas émerger de la tradition orale mais
se compose de chansons originales et de reprises de chansons états-uniennes diffusées par
la radio, le disque et le cinéma. Ces éléments tendent à rattacher le country-western à la
40
modernité, et si un discours sur la tradition finit par émerger, c‘est en grande partie en
conjonction avec la fabrication de son authenticité.
1.3 La constitution du genre country-western au Québec
Dès les débuts de sa commercialisation, la chanson country était diffusée au Québec et au
Canada par le biais de la radio. Dans les années 1920, la diffusion radio n‘étant pas
réglementée, la programmation de plusieurs stations basées aux États-Unis était parfois
diffusée jusqu‘au nord de la frontière. La programmation de WBAP, à Fort Worth, pouvait
être captée à New York, au Canada, à Hawaï et même en Haïti (Malone 2002 : 34). Avant
la création du CRTC en 1968, les Québécois des zones limitrophes, incluant Montréal,
avaient accès à la radio américaine et à la musique country diffusée sur ses ondes
(Chamberland 1997 : 209). On sait aussi que le Grand Ole Opry, une des émissions
radiophoniques consacrées à la musique hillbilly ayant eu la plus grande longévité et
achetée en 1941 par NBC, pouvait aussi être captée au Canada dans les années 1940
(Herzhaft 1984 : 24). Aux côtés de la radio, le film western est un autre véhicule important
pour la musique country au Québec (Baillargeon et Côté 1991 : 41; CRTC 1986 : 19). La
musique des films westerns, destinée à un marché de masse et souvent écrite par des
auteurs et des compositeurs professionnels, se distingue par ses sonorités adoucies de la
musique hillbilly, plus rustique. Au Québec, les premiers enregistrements qu‘on peut
associer au western sont d‘ailleurs des adaptations de chansons tirées des films de cowboys chantants les plus populaires de l‘époque, qui mettaient en vedette des interprètes
comme Gene Autry (1907-1998) et Roy Rogers (1911-1998). Chantées au Québec par des
interprètes comme Ludovic Huot et Lionel Parent, ces versions de chansons
hollywoodiennes présentent peu de parenté avec la première chanson country-western
produite au Québec, qui s‘apparente plus à la musique hillbilly et country qu‘à celle des
films westerns.
Au Canada, c‘est dans les années 1930 que RCA Victor commence à enregistrer à
Montréal des artistes country canadiens. Encouragée par le succès commercial de Jimmie
Rodgers (1897-1933) aux États-Unis, la compagnie enregistre le chanteur Wilf Carter
(1904-1996) dès 1932, puis Hank Snow (1914-1999) à la fin de la décennie (Malone 2002 :
90), qui s‘était d‘abord fait connaître en jouant sur les ondes de CHNS, à Halifax (CRTC
41
1986 : 11). Il faut cependant attendre les débuts sur disque de Roland Lebrun en 1942 chez
Compo, sous étiquette Starr, pour qu‘on puisse parler véritablement d‘une première
chanson country-western en français. À la suite du succès rencontré par celui qu‘on
surnommait « le soldat Lebrun », RCA Victor emboîte le pas avec Paul Brunelle, dont la
compagnie lance le premier disque en 1945, puis avec Willie Lamothe qui commence à
enregistrer en 1946. En 1947, Marcel Martel commence à endisquer chez Starr. En plus de
ces quatre artistes dont les carrières seront longues et la production abondante, de
nombreux autres interprètes country-western font leurs débuts à la même époque. Pour la
première fois, un groupe de chanteurs proposent des enregistrements qu‘on associe au
country et au western et présentant des traits stylistiques communs; ces premiers chanteurs
country-western ont recours à une voix chantée proche de leur voix parlée, ils font un usage
abondant de la nasalisation et du second mode de phonation, et ils s‘accompagnent à la
guitare.
Lorsque les pionniers du country-western amorcent au Québec leurs carrières
respectives, et bien que leurs styles et leurs carrières présentent une certaine unité, le genre
country-western tel qu‘il s‘incarnera au Québec est encore à inventer. Jusqu‘à la fin des
années 1950, le country-western ne possède aucune institution autonome par rapport au
reste de la musique populaire. Les chanteurs country-western n‘ont ni compagnies de
disques spécifiques, ni réseaux établis pour les tournées, sinon peut-être ceux maintenus par
les troupes de variétés dont ils font partie mais où ils ne sont que des numéros parmi
d‘autres. Bref, pendant les années 1940 et les années 1950, le genre country-western est en
émergence et il est loin d‘être complètement structuré. Cependant, la division du travail
apparaît déjà comme un premier élément structurant; elle y est déjà différente de ce qui
prédomine dans la musique populaire des années 1940 et distingue le country-western des
autres styles populaires. À cette époque, le travail de création dans l‘industrie de la musique
populaire est la plupart du temps divisé entre d‘une part les auteurs et les compositeurs, et
d‘autre part les interprètes. Pour les années 1930 et 1940, des artistes comme Mary Travers
Bolduc (1894-1941), une des premières interprètes à chanter principalement ses propres
chansons, et Lionel Parent, qui écrit une partie de son répertoire et s‘accompagne à la
guitare, constituent des exceptions. Les chanteurs country-western composent le premier
groupe d‘artistes du disque qui se distinguent par leur statut d‘auteurs-compositeurs-
42
interprètes. De plus, ces artistes sont des amateurs et des autodidactes. Bien que l‘industrie
du divertissement de l‘époque fasse une place de plus en plus grande aux autodidactes, et
ce, depuis la fin des années 1920, ces derniers occupent des professions en voie de
professionnalisation, notamment au théâtre et à la radio; des artistes autodidactes de la
scène et de la radio comme Ovila Légaré et Rose Ouellet amorcent des carrières
professionnelles qui les amèneront à travailler au sein d‘institutions reconnues et touchant
un grand public (la station CKAC pour Ovila Légaré, le Théâtre National pour Rose
Ouellet). En ce qui concerne le country-western, on verra que ce mouvement demeurera
incomplet; après une professionnalisation accrue dans les années 1970, où certains artistes
semblent faire exclusivement carrière dans le milieu de la musique et où des compagnies de
disques spécialisées produisent leurs disques tout en assurant leur promotion,
l‘autoproduction, l‘autopromotion et l‘exercice d‘un métier en dehors de l‘industrie de la
musique vont prédominer à partir de la fin de cette décennie jusqu‘à aujourd‘hui, ce qui
alimentera une partie du discours sur l‘authenticité.
Sur le plan phonographique, la structuration du country-western se réalise très
lentement. Après la grande diversité qu‘ont connue les années 1920, le Québec des années
1940 ne compte plus que deux compagnies de disques qui ont survécu à la Crise, soit RCA
Victor et Compo, qui produit les disques Starr. Columbia ne produit que six disques
québécois pour toute la décennie, tous en 1946, et Decca ne produit pas non plus, sauf à
partir de 1949 avec London (Thérien 2003 : 200). RCA Victor et Compo, des compagnies
généralistes, produisent des enregistrements de tous types, et les chansons country-western
côtoient dans leurs catalogues la musique classique, les chants religieux, le folklore, les
monologues comiques, les adaptations de succès américains, les reprises de chansons
françaises et des chansons populaires originales. Les compagnies commercialisent
cependant différents types de musique sous diverses séries et étiquettes. RCA Victor offre
des disques économiques sous l‘étiquette Bluebird, sur laquelle on retrouve des artistes
folkloriques et country-western, des artistes de la Bonne Chanson et quelques chanteurs de
variétés. Chez RCA Victor, la série 56-5200 est consacrée à la chanson de variété, la série
10 à la musique classique et religieuse, et la série 150000 propose surtout des artistes
français. Au cours des années 1940, l‘étiquette Starr de la compagnie Compo produit plus
de disques au Québec que toutes les autres compagnies réunies, mais RCA Victor domine
43
tout de même le marché, distribuant au Québec beaucoup de produits anglophones en plus
de sa production francophone locale (Thérien 2003 : 199). Bien que les séries regroupent
des styles musicaux selon une certaine logique, les disques ne semblent pas bénéficier
d‘une mise en marché spécifique qui varierait en fonction du type de musique enregistrée.
Les étiquettes apposées sur les disques ne fournissent qu‘indirectement des informations
sur le style de musique qu‘on y retrouvera. L‘usage veut que l‘instrumentation soit
précisée, chez Compo comme chez RCA Victor; sur les disques de Marcel Martel et de
Willie Lamothe, par exemple, on peut lire la mention « chant avec guitare », ce qui les
distingue tout de même des autres enregistrements de musique populaire où on retrouve
généralement un orchestre plus ou moins étoffé. Les disques de chant classique et religieux
précisent la tessiture du chanteur ou de la chanteuse, alors qu‘elle qui n‘est pas mentionnée
sur les disques de musique populaire, sauf si l‘interprète est également connu pour des
enregistrements de musique lyrique. En 1949, RCA Victor innove avec ses disques de
couleur; la revue Le Passe-Temps annonce ce « nouveau modèle » et présente les
différentes catégories de musique ainsi établies par la compagnie.
Une grande marque de disques « nouveau modèle » offrira bientôt ses
disques aux couleurs variées pour chaque catégorie de musique : musique
classique, rubis; semi-classique, bleu nuit; populaire, noire; enfantine, jaune
clair; folklore, cerise; musique internationale, bleu ciel, et celle dite
« western », vert gazon. Commode et joli, paraît-il. (Le Passe-Temps 1949
no 921 : 10)
Il s‘agit ici de la première trace, au Québec, d‘une volonté de distinguer la musique « dite
western » de la musique populaire. L‘initiative ne dure cependant pas plus de deux ans,
cette utilisation du vinyle de couleur ayant apparemment visé avant tout à attirer l‘attention
des acheteurs sur le nouveau format 45 tours proposé par RCA Victor (Thérien 2003 : 188).
Dans la réception, c‘est surtout une opposition entre musique classique et musique
populaire qui semble prédominer. La revue Le Passe-Temps introduit en 1947 une nouvelle
chronique intitulée « Les beaux disques » (no 910 : 28). La chronique présente séparément
les disques classiques et les disques populaires. Dans la catégorie populaire, on retrouve des
disques de Lucille Dumont, d‘Alys Robi, d‘Omer Dumas et ses ménestrels et de Paul
Brunelle, une exception dans cette série de chroniques, sans qu‘aucune précision ne soit
apportée quant au style musical de ces enregistrements. Le disque de Paul Brunelle est
44
présenté comme un disque de « chant avec guitare », à l‘instar de ce que l‘on retrouve sur
les étiquettes des disques country-western produits à l‘époque. Plus bas sur la même page,
une photo d‘Omer Dumas accompagne un entrefilet sur la tournée annuelle du violoniste,
présenté comme un folkloriste; la critique de son disque se retrouvait tout de même dans la
catégorie des disques populaires. Dès le numéro 912 du Passe-Temps, la chronique « La
musique populaire » est remplacée par la chronique « Les disques français », qui présente
encore une fois un disque de folklore par Omer Dumas. Il semble donc que dans les années
1940, la locution « musique populaire » n‘était pas encore fixée pour désigner les disques
autres que classiques; aucun terme ne semble avoir prédominé pour désigner la chanson
country-western.
La structuration s‘amorce doucement avec l‘arrivée, au cours des années 1950, de
nouvelles compagnies de disques qui s‘intéressent au country-western et qui produisent
exclusivement de la musique populaire. En 1952, le disquaire Rosaire Archambault fonde
la compagnie Alouette, qui offre des microsillons à prix compétitifs et de styles musicaux
variés (Huot 2011 : s.p.). La compagnie fait paraître des enregistrements de Maurice
Bienvenue. Pour la première fois, un chanteur country-western est présenté comme tel par
une compagnie de disques, et Maurice Bienvenue enregistre sous le nom de Jimmy « Le
cowboy » Debate5. Dès la fin des années 1950, Carnaval, puis MCA Coral à partir des
années 1960, offrent des réimpressions de certains enregistrements originaux de l‘étiquette
Starr sur 33 tours (Claudé 1986a : 21), notamment ceux de Roland Lebrun chez Carnaval,
et la compagnie London, filiale canadienne de la maison mère britannique Decca (Moogk
2011 : s.p.), fait paraître pendant les années 1960 des albums de Marcel Martel, de Willie
Lamothe et de Paul Brunelle. Pour London, ces trois pionniers du country-western
semblent très rentables. En 1965, un représentant de la compagnie confie : « On ne les
échangerait pas pour n‘importe qui dans la chanson à l‘heure actuelle. Ils sont des valeurs
sûres. Lamothe vend 30 000 copies de chaque microsillon qu‘il sort. Brunelle en vend entre
40 000 et 45 000. Martel entre 15 000 et 16 000. » (Godin 1965 : 25). Ces « valeurs sûres »
évoluent cependant toujours chez une compagnie généraliste offrant des enregistrements de
5
L‘orthographe de ce pseudonyme varie d‘un enregistrement à l‘autre ainsi que d‘une source à l‘autre
(Dabate, D‘Abate, Debate). J‘aurai recours à l‘orthographe Debate utilisée par Robert Thérien, qui semble
aussi être la plus répandue.
45
styles variés. Les compagnies qui se consacrent à la musique populaire et qui font une plus
large place au folklore et au country-western, comme Carnaval, ne produisent pas de
nouveaux enregistrements avec les plus grands noms, et leurs artistes country-western sont
moins connus.
En 1958, la compagnie Rusticana, fondée par Roger Miron (Musée du rock'n'roll
2011 : s.p.), chanteur country-western qui avait connu un grand succès en 1956 avec la
chanson « À qui l‘ptit cœur après neuf heures »6, fait paraître son premier disque. Il s‘agit
d‘une première compagnie à s‘intéresser essentiellement au country-western. Parmi les
premiers disques produits par Rusticana, on compte les enregistrements de Léo Benoît, qui
allie country et rock and roll; Rusticana et sa subsidiaire Click feront paraître de nombreux
disques rock and roll et yé-yé. À la fin des années 1950, Roger Vallée fonde la compagnie
Fleur de lys, qui enregistre ce que Richard Baillargeon et Christian Côté nomment sans
aucune connotation péjorative de la « musique kétaine ». Les artistes de la compagnie Fleur
de lys enregistrent une chanson influencée à la fois par le folklore, le country-western, la
chansonnette française et américaine, le rock and roll et la musique latine. Certains
chanteurs country western comme Jean Boucher vont mêler à ce style les rythmes du
mérengué et de la biguine. (Baillargeon et Côté 1991 : 36-37). Il faut cependant attendre le
début des années 1970 pour qu‘apparaisse une compagnie s‘intéressant exclusivement à ce
qu‘on désignait alors sous le nom de « musique campagnarde ». Fondée en 1971 ou en
19727 par Jean Chaput, Bonanza présente en 1986 un catalogue d‘environ 600 microsillons
(Claudé 1986a : 21) de country-western et de musique folklorique. Les années 1970 voient
naître une véritable industrie spécialisée de la musique country-western, qui connaît une
6
Des indices du succès de cette chanson se retrouvent dans l‘autobiographie de Marcel Martel. Roger Miron
enregistrait pour RCA Victor, et Marcel Martel reprend pour Starr « À qui l‘ptit cœur après neuf heures », une
pratique qui était alors courante. Marcel Martel, qui semble s‘approprier la paternité de cette chanson dans ses
souvenirs, raconte : « Côté disque, j‘ai fait un genre de malheur à la fin de mars — début avril en sortant ―À
qui l‘petit cœur après neuf heures‖ [sic]. Ce disque a tourné un peu partout au Québec. Certains annonceurs
de radio le présentaient pour rire de moi, d‘autres y trouvaient du plaisir, mais la chanson ne laissait personne
indifférent. La compagnie Apex avait du mal à satisfaire la demande. » [….] « Dans les boîtes à musique, le
disque tournait des dizaines et des dizaines de fois par jour. Même dans les villages les plus éloignés, on a dû
changer quelquefois la copie dans les ―guiboux‖ [juke-box], tellement elle était usée. » (Martel et Boulanger
1983 : 146)
7
En 1986, Jean Chaput raconte avoir fondé 17 ans plus tôt la compagnie Budget, puis trois ans plus tard,
Bonanza, ce qui ferait remonter les débuts de cette compagnie à 1972; le plus ancien disque produit par
Bonanza conservé à BAnQ est cependant daté, selon l‘institution, de 1971 (On s’en vient vite, de Lorraine
Arseneault Diotte).
46
période florissante avec la création de nombreuses étiquettes. Au cours de la décennie, le
chanteur Gaétan Richard crée les étiquettes Ouesteurne, Guitare et Paysanne (Claudé
1986a : 21). Les disques Amical, créés à la même époque, produisent eux aussi du folklore
et du country-western. C‘est cependant Bonanza qui semble dominer le marché avec son
imposant catalogue et des activités s‘étendant à la radio et à la scène, ce qu‘indiquent trois
sources, et Bonanza semble en particulier avoir entretenu des liens étroits avec la station de
radio CKVL. Un article d‘Yves Claudé montre une photo dont la légende précise qu‘elle a
été prise lors du « Festival western à la salle du Plateau (Bonanza-CKVL) » à Montréal en
1979 (Claudé 1986b : 50). Une publication de la compagnie Bonanza, intitulée Super
festival western 19768, semble être un programme souvenir pour une des éditions de ce
festival, qui a au moins été présenté jusqu‘en 1979, année où Marcel Martel raconte avoir
participé au festival, qui présentait cette année-là une série de six spectacles (Martel et
Boulanger 1983 : 353). Les notices biographiques présentées dans ce programme, qui met
en vedette des artistes connus (Marcel Martel, Noëlla Therrien, Paul Brunelle) et moins
connus de nos jours (Gérard Roussel, Claude et Muriel Dubé) ont été rédigées par Roger
Charlebois, alors président de l‘Association de musique folklorique et campagnarde du
Québec, qui décerne des prix lors du festival de Saint-Pie-de-Bagot (Martel et Boulanger
1983 : 336), dont il est aussi l‘organisateur (Taschereau 1977 : 24). Roger Charlebois est
également, à cette époque, le rédacteur de la chronique « Le ranch des vedettes » qui paraît
dans le Journal des Vedettes. Bonanza, en plus de s‘associer à une station de radio connue
pour son appui au country-western (Willie Lamothe et Paul Brunelle y ont notamment été
animateurs dans les années 1950), contribue encore d‘une autre manière à la structuration
du genre par la création d‘un autre type d‘institution qui présente le country-western
comme un genre à part entière, le festival9. Elle collabore de plus avec une association
spécifique au genre, qui constitue un autre élément structurant. Malgré ces indices de
structuration, il faut noter qu‘en 1977, Roger Charlebois était également à l‘emploi du
journal Le Devoir, où il était correcteur d‘épreuves (Taschereau 1977 : 24). Si le countrywestern s‘est doté de compagnies de disques et d‘une association, cette dernière est
8
Un exemplaire de cette publication, dépourvue de numéro ISSN et non déposée à BAnQ, m‘a été transmis
par Marie-Thérèse Lefebvre, que je remercie.
9
Dans une analyse des caractéristiques de la chanson italienne traditionnelle, Franco Fabbri mentionne qu‘un
festival, ici celui de San Remo, peut devenir un événement culte au sein d‘un genre (Fabbri 1982a : 66); les
festivals peuvent donc composer aussi un élément de structuration pour un genre musical.
47
cependant dirigée par quelqu‘un exerçant un métier à l‘extérieur du domaine musical; le
genre ne semble donc pas assez rentable pour offrir des opportunités professionnelles à
temps complet à d‘autres acteurs que les interprètes et les artisans des compagnies de
disques10.
Au cours de cette décennie, le country-western semble donc prospère. Par ailleurs, il
réussit, en tant que genre structuré et autonome, à percer la musique populaire de grande
consommation. De 1970 à 1975, Télé-Métropole présente l‘émission Le Ranch à Willie, qui
attire plus de 1 400 000 téléspectateurs par semaine (Chamberland 1997 : 211). Signe de la
popularité du country-western, Fernand Lapierre, organiste des Expos de Montréal lors de
leurs débuts au Parc Jarry, enregistre au cours des années 1970 un disque d‘orgue western
(Arcand et Bouchard 2002 : 201). Le disque country-western semble vendre plus que
jamais et Daniel Beaudry, relationniste de la maison de disques Bonanza, avoue en 1977 au
journaliste Yves Taschereau, qui publie en 1977 dans L’Actualité un article sur les
chanteurs country-western, que son commerce est « excessivement rentable ». Les disques,
qui vendent mieux lors des spectacles que chez les disquaires, auraient représenté un chiffre
d‘affaire d‘un million de dollars pour la compagnie en 1975 (Taschereau 1977 : 24-25).
Taschereau s‘étonne de la popularité du genre, qui vend autant que la chanson populaire, et
avance des chiffres de vente :
La compagnie London, grande productrice de chansons commerciales, vend
autant de 33 tours westerns que de 45 tours des grands de la chansonnette.
[…] Willie Lamothe a vendu plus d‘un quart de millions d‘exemplaires
d‘Allô! Allô! petit Michel et de Je chante à cheval. C‘est connu. Mais
d‘autres chanteurs atteignent, dans l‘incognito, des chiffres de vente
stupéfiants. Connaissez-vous André Hébert? Il a vendu 16 000 exemplaires
de Des Roses rouges pour toi maman. […] Et Aldéi Duguay? 70 000 copies
de ses 7 microsillons! (Taschereau 1977 : 22)
Taschereau soutient qu‘à la même époque, les ventes des artistes québécois atteignent
rarement les 25 000 disques. Il compare ces ventes avec celles des artistes les plus
populaires du temps, dont Beau Dommage qui aurait vendu 200 000 exemplaires de son
premier album, Jean-Pierre Ferland, dont l‘album Jaune se serait écoulé à 80 000
10
Il serait par ailleurs pertinent de chercher à savoir si ces compagnies ont développé une expertise technique
et de réalisation exclusive au country-western et si elles possédaient leurs propres studios d‘enregistrement.
48
exemplaires (Taschereau 1977 : 22). Roger Chamberland soutien quant à lui que Renée
Martel aurait vendu, en 1972, 400 000 exemplaires de « Un amour qui ne veut pas
mourir ». (Chamberland 1997 : 211) Il est difficile d‘évaluer l‘exactitude de ces chiffres; il
apparaît cependant certain que, pendant les années 1970, le country-western a réussi à
devenir un genre de grande consommation et à toucher un public plus vaste que jamais à la
fois par le biais de la télévision avec Willie Lamothe et par des succès country pop comme
ceux de Renée Martel. Pourtant, dès la fin de la décennie, on envisage le country-western
comme évoluant dans une industrie extérieure à celle de la musique populaire, ce qui ne
sera véritablement le cas qu‘une dizaine d‘années plus tard. Yves Taschereau, tout en
s‘étonnant des revenus générés par les chanteurs country-western, qualifie le monde dans
lequel ils évoluent de « monde parallèle du show-business », qu‘ils reproduisent, « parfois
même en plus gros : Julie et Bernard Duguay gagnent 1 000 dollars ―clairs‖ par fin de
semaine! Lévis Bouliane avoue gagner ―50 000 dollars et plus‖ par année! » (Taschereau
1977 : 24).
Après cette décennie, les difficultés rencontrées par toute l‘industrie de la musique
affectent le country-western. Avec la crise économique du début des années 1980, plusieurs
compagnies de disques indépendantes ferment leurs portes, et le country-western retourne
au circuit des bars et des festivals (Chamberland 1997 : 211). La production de disques est
en baisse dans tout le pays, et d‘après Statistiques Canada, le nombre d‘albums canadiens
contenant au moins une pièce classée « country et folk » a chuté de 150 en 1977 à 44 en
1983 (CRTC 1986 : 20). Des petites étiquettes personnelles voient le jour, et les artistes se
tournent résolument vers l‘autoproduction et l‘autopromotion (Claudé 1986a : 21), une
situation qui perdure jusqu‘à nos jours (Lefrançois : 2006a11). Les artistes vendent de plus
en plus leurs disques et leurs cassettes eux-mêmes lors des spectacles, qui, 1986,
constituent la principale source de revenu des artistes country canadiens, le disque étant
devenu avant tout un outil de promotion permettant d‘obtenir des engagements (CRTC
1986 : 16). Une douzaine de circuits régionaux canadiens fournissent aux musiciens du
travail plus ou moins permanent, dans les Maritimes, l‘Outaouais et le Nord de l‘Ontario
notamment (CRTC 1986 : 17). Alors que dans les années 1940 le country-western
11
Cette information m‘a été communiquée par Jan Cody en 2006 alors qu‘elle était présidente de la Canadian
Country Music Association.
49
bénéficiait de la promotion du 45 tours, une innovation technologique majeure qui
permettait d‘améliorer la qualité sonore des enregistrements tout en maintenant un format
idéal pour la promotion individuelle des chansons, les années 1980 semblent marquées,
pour le country-western, par une résistance à l‘adoption des nouvelles technologies. Les
auditeurs du country-western auraient mis plus de temps que le reste du Québec à passer au
disque compact (CRTC 1986 : 24) et, en 1993, plusieurs artistes ne produisaient toujours
que des cassettes. Sylvain-Claude Filion explique ce phénomène par le coût de production
élevé du disque compact, tout en mentionnant que certains acteurs de la scène countrywestern y voient plutôt une adaptation trop lente des auditeurs à la nouvelle technologie
(Filion 1993 : 14)12. Malgré la stagnation du marché et la disparition des compagnies de
disques spécialisées Bonanza et Amical à la fin de la décennie, quelques artistes réussissent
tout de même à réaliser des ventes importantes. En 1981, l‘album J’suis ton amie de
Chantal Pary se vend à plus de 100 000 exemplaires, alors qu‘à la même époque, les grands
artistes country américains vendent au Canada entre 20 000 et 50 000 exemplaires en
moyenne (CRTC 1986 : 13-14). De nouveaux artistes, comme Denis Champoux et Jerry et
Jo‘Ann, obtiennent une certaine forme de reconnaissance grâce à des prix remis par
l‘ADISQ13. Les artistes qui réussissent à se tailler une place dans les institutions de grande
diffusion semblent donc conserver la faveur du public, ce qui pourrait tendre à accréditer la
thèse, invérifiable mais souvent énoncée, du country-western comme étant le genre vendant
le plus de phonogrammes au Québec depuis plusieurs décennies.
Au terme de sa structuration, dans les années 1970, le genre country-western se
distingue toujours par la prédominance des auteurs-compositeurs-interprètes. Ceux-ci
évoluent au sein de compagnies de disques spécialisées (Rusticana, Bonanza) ou
généralistes (London) qui prennent en charge la réalisation et la production. Après la crise
du disque, la division du travail se restreint encore, et la plupart des artistes font à la fois de
l‘autoproduction et de l‘autopromotion. Robert Giroux observe encore en 1993 une quasi
absence de division du travail dans la musique country-western, où « [l]es chanteurs
12
Par ailleurs, l‘autoproduction témoigne d‘une appropriation, par les artistes country-western, de la
technologie de l‘enregistrement, qui vient nuancer cette vision de résistance à la technologie.
13
Fondée en 1978, l‘ADISQ (Association québécoise de l‘industrie du disque, du spectacle et de la vidéo) est
une association professionnelle qui assure la promotion et la défense de ces secteurs au Québec et qui remet à
chaque année des prix lors d‘un gala télévisé depuis 1979.
50
western voient de très près à la production de leurs disques à tous les niveaux : leur
équipement est rudimentaire, facile à déplacer; la qualité de leur enregistrement est souvent
médiocre, les pochettes de disque sont toutes semblables, nom, photographie, titres de
chansons, etc. » (Giroux 1993 : 123). Le statut socio-économique de la plupart de ces
artistes est précaire; la majorité d‘entre eux occupe une double profession et ne peut vivre
de son art. En 1986, le CRTC évalue à 57 % la proportion d‘artistes country-western
occupant un autre emploi que celui d‘interprète (CRTC 1986 : 17).
1.4 L’authenticité country-western
Au cours de la structuration du country-western, l‘authenticité prend une place importante
dans le discours et ce dès 1965 dans un article signé par Gérald Godin, qui rencontre
Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe pour la revue Maclean. Après les années
1970, cette authenticité est entièrement intégrée au genre et à sa représentation, tant chez
les défenseurs du country-western que chez ses détracteurs, en passant par les simples
observateurs, journalistes curieux de ce qu‘ils considèrent comme un « phénomène ». Les
artistes, tout comme les commentateurs, placent l‘idée d‘authenticité au cœur des valeurs
du genre. On peut aisément identifier plusieurs marqueurs d‘authenticité dans les discours
et les œuvres produits depuis cette période, marqueurs qui rappellent tous des éléments de
l‘authenticité country décrite par Peterson. Je les ai regroupés en quatre catégories, ce qui,
d‘une part, permet de rassembler des phénomènes et des éléments du discours très proches
les uns des autres, et qui met d‘autre part en évidence les sources sur lesquelles a pu se
construire cette authenticité, sources qui correspondent à des conditions présentes dès la
période d‘émergence du country-western. À chaque élément de la section 1.4 (mise en
scène de la vie personnelle de l‘artiste; proximité entre les artistes et le public; discours sur
la sincérité et la simplicité; tradition country-western) correspondra donc un élément de la
section 1.5 portant sur le country-western des années 1940 et 1950 (parcours individuels
des artistes; personnalisation du métier de chanteur; montée des amateurs; affiliations
familiales et folkloriques). On verra que ce sont des traits structurants du genre, dont
certains feront d‘ailleurs l‘objet d‘analyses dans le chapitre 4, qui ont servi de fondement à
l‘authenticité country-western qui s‘est établie ultérieurement.
51
1.4.1 Mise en scène de la vie personnelle des artistes
À partir des années 1970, on constate chez les chanteurs country-western une tendance à
l‘adoption d‘une persona dont plusieurs caractéristiques sont tirées de leur vie personnelle.
Si l‘attirail du cow-boy est toujours en usage, les chanteurs sont désormais moins des
« cow-boys canadiens » que des gens présentés comme ordinaires et s‘adonnant au métier
de chanteur. Julie et les frères Duguay, par exemple, vont mettre en valeur leurs origines
gaspésiennes. Le groupe est né de la rencontre entre Julie Daraîche avec Bernard et
Fernand Duguay au bar-salon Au Rocher Percé à Montréal. En 1970, Julie et les frères
Duguay enregistrent leur premier disque chez Bonanza et fondent sur la rue Rachel un
établissement appelé Au pied du quai. Ils se produisent aussi au Casino gaspésien de la rue
Sainte-Catherine (Charlebois 1976 : s.p.). Plusieurs chanteurs adoptent une persona
rattachée à un métier, le plus souvent issu du milieu ouvrier. Ainsi, Terry A. Gallant se
présente comme le « camionneur chantant ». Jos Desrochers, mineur pendant 20 ans
devient à la radio de CFCL Jos Meloche le « roi du Nord », personnage de foreman et de
bûcheron qui raconte des épisodes de la vie au chantier tout en répondant aux demandes
spéciales des auditeurs (Bouchard 2005 : s.p.); il conservera le pseudonyme de Jos Meloche
sur disque, enregistrera un album intitulé Le roi du Nord sous étiquette Amical dans les
années 1970. L‘incarnation de ces personas ne va cependant pas de soi pour tous les artistes
country-western. Réal V. Benoît, qui commence sa carrière en 1971, se présente, malgré lui
et sous la pression exercée par son producteur de l‘époque, comme le « mineur chantant »,
un métier qu‘il a véritablement exercé; il se produit d‘abord, sur scène et à la télévision,
habillé en mineur et portant son casque sur la tête.
Cette mise en scène de soi s‘incarne aussi dans les chansons des artistes countrywestern, dont les œuvres, selon Yves Claudé, relèvent d‘un type narratif différent de la
chanson populaire, et où les proches sont souvent nommés et où les anecdotes sont
présentées comme étant réelles et vécues (Claudé 1997). Lévis Bouliane disait en 1977 :
« Des fois j‘ai des problèmes avec mon épouse, alors je peux écrire : ―Ne m‘en veux pas si
une autre veut m‘aimer…‖ » (Taschereau 1977 : 24). La carrière de Jeanne-Mance
Cormier, qui souffre d‘une forme grave de nanisme et qu‘on surnomme « la plus petite
chanteuse du monde », montre que le phénomène est encore bien présent, et elle met son
handicap en scène dans sa chanson la plus connue, « La chanson de l‘handicapé » [sic]. La
52
prééminence de la profession d‘auteur-compositeur-inteprète favorise évidemment le
recours à des faits tirés de la vie des artistes comme matériau pour leurs chansons. On
retrouve cependant une volonté semblable de coller à la vie de l‘interprète chez des auteurs
qui écrivent pour d‘autres. Yves Claudé relate à ce sujet la collaboration entre Hélène
Sansregret et Lynn Beauchamp :
Même lorsqu‘il y a division du travail entre auteur-compositeur et interprète,
les chansons sont écrites par le parolier en fonction du vécu de l‘interprète à
qui la chanson est destinée : ainsi, Hélène Sansregret composait il y a
quelques années la chanson « Je suis la femme d‘un mineur » pour Lynn
Beauchamp, dont le mari est à la fois mineur (à Val-d‘Or, en Abitibi)… et
producteur des disques de sa femme. (Claudé 1997 : 170).
Bien que la persona de ces chanteurs soit souvent basée sur des aspects véridiques de leur
vie personnelle ou professionnelle, il ne faut pas oublier que celle-ci demeure construite et
qu‘elle constitue assurément une représentation leur permettant de revendiquer leur
authenticité, et l‘image de ces chanteurs est tout aussi construite que celle des autres artistes
populaires. L‘adoption d‘une persona de camionneur, de bûcheron ou de mineur, ou encore
la revendication de ses origines géographiques comme dans le cas de Julie et les frères
Duguay, sont des stratégies qui permettent aux artistes de se conformer à des valeurs
spécifiques au genre, notamment l‘importance de se montrer sur scène et sur disque de la
même manière que dans la vie quotidienne et de revendiquer un statut, comme le dit
Taschereau, de « non-vedette ». Ces stratégies reliées à l‘affirmation de l‘authenticité
exigent aussi, comme l‘indiquait Peterson pour le country, que les artistes se présentent
comme appartenant au même milieu que leur public, comme si leur profession de chanteur
et de chanteuse ne leur conférait aucun statut particulier. Il est assez révélateur, par
exemple, que la chanson écrite par Hélène Sansregret pour Lynn Beauchamp s‘intitule « Je
suis la femme d‘un mineur » et non pas « Je suis la femme d‘un producteur de disque ».
1.4.2 Proximité entre les artistes et le public
Pour Yves Claudé, la revendication d‘une appartenance au milieu ouvrier par les artistes, à
travers leur persona, leurs chansons et leur discours sur scène, découle en partie du statut
socio-économique des artistes country-western qui, « [à] cause des faibles revenus qu‘ils
tirent de cette musique, […] doivent avoir un double emploi, travaillant en usine durant la
semaine, et se produisant dans les cabarets durant la fin de semaine » (Claudé 1986b : 51).
53
Selon le sociologue, cette situation renforce d‘ailleurs l‘identification du public à
l‘interprète, et l‘intégration sociale de l‘artiste à son public est une des spécificités de la
culture counry-western (Claudé 1997 : 169). Si un statut socio-économique précaire
apparaît être le lot de plusieurs chanteurs country-western depuis les années 1980,
nécessitant en effet souvent un double emploi (CRTC 1986), les chanteurs country-western
des décennies précédentes ont été plusieurs à avoir connu un succès commercial important
et à avoir exercé le métier d‘artiste de manière exclusive. Paul Brunelle et Willie Lamothe
par exemple, pendant les années 1960, tirent assez de revenus de la chanson pour pouvoir
investir dans des entreprises; Willie Lamothe achète puis revend un bar, Paul Brunelle fait
l‘élevage de chevaux de course, et Marcel Martel est propriétaire d‘un immeuble
d‘appartements (Godin 1965). Quelle que soit leur situation, les artistes font le choix de
mettre de l‘avant leur appartenance à ce milieu socio-économique, ce qui s‘inscrit dans un
ensemble d‘attitudes qui favorisent l‘identification du public aux artistes. Sur scène, les
chanteurs country-western s‘adressent directement au public et l‘encouragent à se
manifester. Yves Taschereau décrit ainsi l‘ambiance d‘un spectacle de la chanteuse Marie
Lord dans les années 1970 :
Tout le long du spectacle, le public se sentait en famille. Comme si Marie
Lord avait été n‘importe qui de la salle, comme si n‘importe qui de la salle
eût pu être Marie Lord. Le public western ne veut pas de distance entre lui et
ses vedettes : le western vit de la ressemblance et non de la différence : tout
le monde peut chanter western et les chanteurs western chantent tout le
monde! (Taschereau 1977 : 24)
Jean Chaput, le fondateur de la compagnie Bonanza, note quant à lui l‘importance de la
participation du public : « Dans les clubs, il y a des gens qui participent, ils connaissent les
chansons des artistes et les chantent avec eux, c‘est impressionnant à voir. » (Claudé
1986a : 21) Cette implication du public peut même aller jusqu‘à l‘écriture de chansons,
comme le notait Christian Rioux en 1992 :
La chanson country n‘est pas toujours affaire de professionnels. Julie
Daraîche, qui chante ses ballades sentimentales depuis 25 ans dans tous les
cabarets de province, reçoit régulièrement des chansons par la poste. « Des
ménagères nous racontent leurs peines d‘amour que nous mettons en
chanson. Parfois, il n‘y a qu‘à faire les arrangements. » La chanson titre de
son dernier microsillon, La Voix de ton cœur, est de Georgette Denis, une
Gaspésienne. (Rioux 1992 : 74)
54
L‘exécution des demandes spéciales, qui a été une pratique importante chez les pionniers
du country-western dans le cadre d‘émissions radiophoniques, comme on le verra dans le
chapitre 4, semble s‘être transposée sur scène, ce qui offre au public une occasion encore
plus directe de manifester ses préférences. Gérald Godin décrit ainsi le spectacle improvisé
offert par Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe lors de l‘entrevue qui les réunit à
la Taverne Willie Lamothe :
Le nouveau trio en chante une deuxième pour la photo. Elle est de Paul
Brunelle : « Le train qui siffle ». Quand il termine, c‘est le délire. Le public
est conquis. Mieux que ça, il va même jusqu‘à faire ce qu‘on appelle à la
radio des « demandes spéciales ». – Chante nous « Allo, allo petit Michel »
[sic], Wellie! [sic]. Et Wellie chantera. Et il paiera une tournée, sur
« demande spéciale » aussi. (Godin 1965 : 24)
La description de Gérald Godin tente de restituer une certaine spontanéité et la camaraderie
qui est de mise entre les chanteurs country-western et leur public, même si la performance
impromptue décrite ici a cependant été rendue nécessaire, comme l‘indique lui-même le
journaliste, par la séance de photos qui accompagne l‘entrevue.
L‘importance du public dans le discours des artistes country-western est telle que la
plupart des chanteurs et des chanteuses à qui on demande comment ils sont arrivés dans le
métier mentionnent spontanément la demande de leur entourage et l‘appréciation du public.
S‘il est vrai, comme on le verra dans le chapitre 4, que les goûts du public ont eu une
importance déterminante dans l‘émergence du country-western, celui-ci a principalement
atteint son public à travers les médias après avoir investi l‘industrie de la musique. Entre les
performances d‘amateurs devant un public restreint et relevant en bonne partie de la sphère
privée, et les carrières professionnelles et médiatiques qu‘ont connues les artistes countrywestern, des instances de légitimation et de professionnalisation ont agi. Ainsi, Paul
Brunelle a d‘abord remporté à deux reprises le concours de la Living Room Furniture, en
interprétant des chansons populaires en vogue, ce qui lui a permis d‘être recruté par RCA
Victor. Pourtant, lorsque Gérald Godin lui demande pourquoi il est devenu un chanteur
country-western, le chanteur ne parle que du public : « Les gens venaient me voir; viens
chanter, chez nous, viens chanter ici, viens chanter là. C‘est la demande qui m‘a amené làdedans. » (Godin 1965 : 40) Willie Lamothe propose la même justification à sa carrière :
« C‘est simple : je voulais amuser, faire rire les gens. Devant leur reconnaissance je n‘ai pu
55
que continuer dans cette voie. » (Le Serge 1975 : 43). Cette proximité apparaît à la fois
réelle, car elle est faite d‘interactions véritables entre les artistes et le public, et construite
dans sa représentation du public comme étant la source des carrières des artistes countrywestern.
1.4.3 Discours sur la sincérité et la simplicité
Dans sa biographie de Willie Lamothe, Diane Le Serge trace du chanteur un portrait
sympathique. Elle insiste notamment sur sa simplicité, qu‘elle met en parallèle avec la
fierté de ses origines ouvrières :
Malgré le succès dont il jouit, résultat à la fois de son travail acharné et de
son talent, il a su garder cette grande simplicité et cet esprit farceur qui le
rendent si sympathique à tous ceux qui le connaissent. C‘est parmi les gens
simples qu‘il se sent à l‘aise et, loin de renier le milieu d‘où il vient, il en
garde au contraire une certaine fierté. (Le Serge 1975 : 16)
Willie Lamothe lui-même alimentait ce discours sur la simplicité, en valorisant
l‘accessibilité de la musique country-western :
Vois-tu, nous autres, c‘est deux ou trois accords, tu les entends une fois, tu
les sais par cœur. Tu t‘achètes une guitare, tu peux les chanter. Une bonne
chanson, c‘est une chanson que n‘importe qui peut chanter aux noces. À part
de ça, j‘ai remarqué une chose, ceux qu‘on snobbe, c‘est eux-autres [sic] qui
réussissent. Parce que le public, lui, il n‘est pas snob. (Godin 1965 : 39)
Marcel Martel exprime essentiellement la même idée, disant des chansons country-western
qu‘elles « ne sont pas compliquées, elles parlent de la vie ordinaire, de l‘amour et de la
beauté des grandes prairies » (Martel et Boulanger 1983 : 308). Roger Charlebois est du
même avis et étend cette simplicité aux amateurs de country-western : « Le public western
est composé de gens simples, ordinaires et très sensibles. Ils ne veulent pas changer le
monde mais veulent entendre parler des problèmes ordinaires, les leurs… » (Taschereau
1977 : 24).
Dans le discours country-western, la simplicité implique nécessairement la sincérité.
Pour Bertrand Drouin des disques Amical, « [l]a plupart du temps, les chansons westerns,
c‘est des chansons simples, sincères, qui racontent la vie de tous les jours, et les gens se
reconnaissent là-dedans. » (Claudé 1986b : 51) Avec un peu d‘ironie Yves Taschereau
56
confirme : « C‘est la sincérité qui compte, pas la beauté. » (Taschereau 1977 : 24) La
sincérité country-western se manifeste de deux manières qui peuvent sembler
contradictoires. D‘une part, les chanteurs et les chanteuses aiment à dire qu‘ils chantent le
monde tel qu‘il est, parfois dur et cruel, et qu‘ils racontent les vraies joies et les vraies
misères du monde ordinaire. C‘est à partir de ce réalisme que Marie Lord fait l‘éloge du
country-western : « C‘est des histoires vraies que nous autres, les westerns, on vous
chante » (Taschereau 1977 : 24), et c‘est ainsi que Luce Bédard peut écrire dans Vie
ouvrière en 1988, chansons à l‘appui, que le country-western raconte « l‘isolement des
personnes âgées […], la vie chère et l‘injustice » (Bédard 1988 : 28). D‘autre part, cette
peinture de la société qui se veut véridique n‘écarte pas un certain sentimentalisme. Julie
Daraîche confie : « J‘haïs pas ça faire pleurer le monde. Voyez-vous, le monde est cruel
aujourd‘hui, alors il faut les faire pleurer un peu. » (Claudé 1986b : 51). Quant à Lévis
Bouliane, il affirme que « [l]a musique sort comme ça de [son] cœur » (Taschereau 1977 :
24).
La sincérité exige aussi des artistes qu‘ils soient eux-mêmes, originaux et uniques.
Willie Lamothe explique à Gérald Godin : « Moi j‘ai horreur des imitations, ça ne peut pas
durer. […] Il faut que quelqu‘un ait du style. Il ne faut pas arriver sur la scène comme
Trenet ou comme Gene Autry. » (Godin 1965 : 40) On présume par ailleurs que le public
country-western sait instantanément distinguer le vrai du faux, la performance sincère de la
mise en scène. À propos de la réaction du public de la Taverne Willie Lamothe lors de la
performance improvisée évoquée plus haut des trois pionniers du country-western pour les
besoins du photographe du Maclean, Gérald Godin décrit ainsi la réaction du public
présent, qui s‘amuse de voir ainsi les artistes donner un « faux » spectacle : « Le public est
goguenard. Il est par excellence celui à qui on ne la fait pas. » (Godin 1965 : 24) La
sincérité et la simplicité des artistes country-western, essentielles à leur authenticité, sont
d‘ailleurs les raisons qui sont le plus souvent avancées pour expliquer l‘engouement du
public pour ce genre musical. Gérald Godin raconte avoir interrogé des amateurs lors du
Festival du disque14, à l‘aréna Maurice-Richard, qui lui ont affirmé aimer les chanteurs
14
Le Festival du disque a été créé en 1965 à Montréal par Jacqueline Vézina. Donnant lieu à une semaine
d‘exposition et à un gala au cours duquel des prix étaient remis, le Festival du disque visait à promouvoir
57
country-western « [p]arce qu‘ils sont sincères. Parce qu‘ils sont simples. Parce qu‘ils ne
sont pas gênants. Parce qu‘on comprend ce qu‘ils chantent » (Godin 1965 : 41). Ces valeurs
peuvent s‘appliquer autant aux personnes qu‘à la musique, et un certain discours oppose le
country-western, plus naturel, au reste de la musique populaire qui serait devenue
artificielle. En 1992, Gildor Roy avance que « [l]es gens sont tannés de la musique
synthétique, ils veulent entendre des instruments acoustiques et avoir du plaisir » (Rioux
1992 : 73).
Si les propos tenus par les artistes masquent le plus souvent les mécanismes de
création, de production et de promotion, ceux recueillis chez les producteurs de disques
font au contraire la lumière sur leur perception de la fabrication du country-western en
fonction de ses destinataires, et à force d‘insister sur la simplicité des chansons et de leur
public, une certaine condescendance émerge. Bertrand Drouin, des disques Amical, offre
son interprétation de cette simplicité, perçue comme nécessaire, et qui s‘accompagne du
« quétaine » : « C‘est un genre de musique qui s‘adresse aux ouvriers, c‘est peut-être ça le
problème, de parler leur langage, je ne veux pas dire par là parler quétaine et puis
mâchonner les mots… Il faut bien dire, bien articuler, faire une belle musique, mais avec
une petite touche quétaine… » (Claudé 1986b : 51).
1.4.4 Traditions musicales et familiales
La dernière grande caractéristique de l‘authenticité country-western qui sera présentée ici
concerne la tradition country-western, faite à la fois de traditions musicales et de références
aux traditions familiales. Sur le plan du répertoire, les artistes country-western contribuent
fortement à la création et au maintien des classiques du genre. Ainsi, certaines chansons
qu‘on pourrait qualifier de canoniques font l‘objet de nombreuses reprises sur disque et sur
la scène. C‘est le cas notamment de « Quand le soleil dit bonjour aux montagnes », dont on
connaît plusieurs versions. Enregistrée pour la première fois au Québec par le groupe Les
Rigolos en 1945 sous le titre « Bonjour mon soleil » et chantée par Annette et Carmen
Richer, cette chanson a par la suite été reprise par Lévis Bouliane, Marie King, Lucille Starr
(sous le titre « The French Song »), Willie Lamothe et Marcel Martel (en solo et en duo
l'industrie québécoise du disque (McGregor et al. : 2011). En 1966, le festival offre pour la première fois un
prix pour la musique country-western, qui est remporté par Marcel Martel (Martel et Boulanger 1983 : 250).
58
avec sa fille Renée). Plus récemment, « Quand le soleil dit bonjour aux montagnes » a été
reprise par Georges Hamel et par Patrick Norman. Il ne s‘agit ici que des versions
enregistrées par les artistes les plus connus et à l‘intérieur du genre : la chanson a également
été reprise, entre autres, par Alain Morisod et par l‘organiste Lucien Hétu, qui interprète la
pièce sur son disque instrumental du même titre consacré au country-western.
Les pionniers du country-western vont quant à eux proposer des nouvelles versions
de leurs chansons les plus populaires. À partir du milieu des années 1950, les compagnies
de disques commencent à offrir des microsillons country-western, un format qui devient la
norme à partir du milieu des années 1960 et qui supplante le 45 tours et le 78 tours qui avait
perduré, pour le country-western, jusqu‘en 1959. Si certains albums présentent une
collection d‘enregistrements déjà parus, ces produits se distinguent de plus en plus par des
arrangements orchestraux qui tranchent avec l‘instrumentation minimale des disques mis en
marché avant le milieu des années 195015. Tout en offrant de nouvelles chansons, ces
albums comportent aussi des reprises, par les artistes originaux, des plus grands succès de
l‘époque du 78 tours. Ces chansons étaient parfois réenregistrées à la demande des
compagnies. Marcel Martel raconte que ce sont les gens d‘Apex16 qui lui ont demandé
d‘entrer en studio pour produire une nouvelle version de la chanson « Un coin du ciel » afin
de l‘intégrer à un album où le chanteur était accompagné d‘un orchestre (Martel et
Boulanger 1983 : 375)17. Quant à Willie Lamothe, il enregistre en 1954 « Je chante à
cheval » pour une deuxième fois, avec les Cavaliers des plaines, et Paul Brunelle
réenregistre « Le train qui siffle » et « Sur ce vieux rocher blanc » avec les Troubadours du
Far-West en 1960. En réactualisant un répertoire ancien qui appartenait à une époque du
disque country-western dont la technologie et le style étaient en voie de disparition, les
15
Bien que les premiers enregistrements country-western étaient le plus souvent accompagnés uniquement de
guitare, les orchestres avaient commencé à faire leur apparition au milieu de cette décennie, comportant
habituellement une contrebasse, un accordéon et un violon. À partir des années 1960 toutefois,
l‘enregistrement multipiste se répand sur les enregistrements country-western et propose un son tout à fait
différent.
16
En 1950, Herbert Berliner (1882-1966), se croyant atteint d‘un cancer, vend la compagnie Compo à Decca,
qui remplace l‘étiquette Starr par l‘étiquette Apex (Thérien 2003 : 220), nom d‘une subsidiaire de Compo
basée à Toronto (Billboard, 30 décembre 1950 : 8). C‘est sous cette étiquette que Marcel Martel continuera à
enregistrer à partir de cette année, avant de passer chez London et chez Bonanza.
17
Il s‘agit sans doute de la version de « Un coin du ciel » qui se trouve sur l‘album « Le tango des
fauvettes », enregistré probablement en 1967 sur l‘éphémère étiquette Lero de Compo. Il s‘agit du microsillon
le plus ancien enregistré par Marcel Martel chez Compo que j‘ai pu retracer.
59
pionniers du country-western en ont assuré la pérennité et ils ont contribué à faire de ces
chansons des classiques du genre. Celles-ci feront par la suite l‘objet de reprises par
d‘autres artistes. Julie et les frères Duguay enregistrent « Sur ce vieux rocher blanc » (vers
1973), tout comme Georges Hamel sur un album intitulé Chansons du patrimoine (2002);
Bobby Hachey (1932-2006) reprend « Je chante à cheval » sur son album Hommage à mes
amis (2000); Renée Martel reprend « Un coin du ciel » sur son album Un coin du ciel
(1981), puis sur À mon père : Ses plus belles chansons (1999). Les titres de ces albums euxmêmes, en évoquant l‘« hommage » et le « patrimoine », témoignent du statut de ces
chansons au sein du genre, et cette canonisation de certaines chansons country-western
contribue à la construction d‘un héritage qui, s‘il ne fait pas l‘objet d‘un discours abondant,
permet néanmoins aux chanteurs de s‘inscrire dans une tradition préexistante et durable et
ainsi de se positionner comme des « vrais » chanteurs country-western. Paradoxalement,
Marcel Martel affirmait dans son autobiographie que l‘album comprenant sa nouvelle
version de « Un coin du ciel » témoignait d‘une volonté d‘Apex de le transformer en
chanteur populaire et de transformer son style (Martel et Boulanger 1983 : 191). Si les
arrangements de cette version de « Un coin du ciel » sont en effet plus léchés et plus pop
que ceux des enregistrements précédents de Marcel Martel, le disque constitue tout de
même pour lui un retour au source sur le plan du répertoire, incluant notamment une
chanson associée à Tino Rossi (« Le tango des fauvettes ») et une chanson de Roland
Lebrun (« Au bord de la mer argentée », ici reprise sous le titre « La mer argentée »), deux
chanteurs dont il interprétait le répertoire au début de sa carrière.
L‘élaboration de cette tradition locale n‘exclut pas la présence d‘un processus de
légitimation rattaché au country états-unien, qui apparaît comme une référence. Marcel
Martel, par exemple, se réclame dans son autobiographie de l‘influence, présumée, de
Jimmie Rodgers :
Il arrivait quelquefois, le soir quand les conditions de la météo le
permettaient, que j‘écoute la radio en anglais. C‘était l‘époque où CKAC se
joignait au réseau CBS américain pour des programmes de musique de danse
et de chansons. Il me semble que c‘est au cours d‘une de ces émissions que
j‘ai entendu pour la première fois de la guitare à la radio. Il est fort possible
que ce soit Jimmy Rodgers [sic]. (Martel et Boulanger 1983 : 30).
60
Les adaptations de succès états-uniens, nombreuses parmi les premiers enregistrements
country-western, continuent à être produites au cours des décennies suivantes, et les
chanteurs country-western adaptent autant des classiques du country que des succès country
contemporain majeurs suscitant par ailleurs des reprises par des interprètes rattachés à
d‘autres genres musicaux. Une vingtaine d‘années après « En prison maintenant », une
adaptation de Marcel Martel de « In the Jailhouse Now » de Jimmie Rodgers dont il sera
question dans le chapitre 4, Jos Meloche propose dans les années 1970 une nouvelle
version de ce classique du country avec un texte aux consonances encore plus québécoises,
« Chu‘t‘en prison astheur » [sic]. Renée Martel enregistre en 1972 « Un amour qui ne veut
pas mourir », une adaptation de « Never Ending Song of Love », un succès de Delaney &
Bonnie & Friends, chanson également reprise par Earl Scruggs, Bobbie Darin et Stevie
Wonder entre autres. Elle enregistre aussi en 1971 « Prends ma main », une adaptation de
« Put Your Hand in the Hand », un gospel enregistré en 1970 par Ann Murray, repris en
1971 par Loretta Lynn et par le groupe canadien Ocean dont la version atteindra la
deuxième position sur le palmarès « Billboard Hot 100 », ainsi que par Elvis Presley en
1972.
Si cette affiliation avec le country passe en partie par une phonographie qui continue
de puiser dans la chanson country produite aux États-Unis, les grands représentants de cette
tradition sont souvent cités par les chanteurs country-western, qui retirent une certaine
fierté de les avoir rencontrés. Willie Lamothe, qui a assuré à deux reprises la première
partie de Gene Autry à Montréal, parle à Gérald Godin d‘un Stetson que lui a offert la star,
et souligne cette rencontre à grands traits. « Regarde la photo sur le mur, c‘est moi avec
Gene Autry » (Godin 1965 : 39). Marcel Martel a inclus dans son autobiographie des
photos de lui-même posant en compagnie des grands noms du country états-unien et
canadien où on le voit aux côtés de Gene Autry, de Hank Snow, de Wilf Carter et de Webb
Pierce, l‘auteur de nombreux succès country et de la version de « In the Jailhouse Now »
dont Marcel Martel s‘est inspiré pour sa propre adaptation de la chanson. À propos de
Pierce et de Carter, le chanteur insiste d‘ailleurs sur leur authenticité : « Dans l‘intimité, ces
personnalités demeurent identiques au portrait qu‘elles projettent d‘elles-mêmes,
contrairement à ces fausses vedettes qui se prennent pour d‘autres. » (Martel et Boulanger
1983 : 136) En plus de mettre en valeur leurs rencontres avec ces grands de la chanson
61
country, les chanteurs country-western peuvent aussi se servir du statut de ces chanteurs
pour légitimer leur propre pratique. À Gérald Godin qui lui disait que ses chansons
constituaient une imitation du western américain, Willie Lamothe a répondu : « Non, c‘est
en français. Et le style est différent. Il y a beaucoup de gros chanteurs américains qui me
l‘ont dit. » (Godin 1965 : 40) Quant à Marcel Martel, il qualifie Webb Pierce de
« confrère » (Martel et Boulanger 1983 : 136).
Les traditions familiales sont quant à elles valorisées et mises en scène dans les
activités scéniques et phonographiques des artistes country-western. Les groupes composés
de familles et de couples sont nombreux, et les noms de ces ensembles (Julie et les frères
Duguay, la famille Daraîche) mettent ces liens familiaux en évidence. Renée Martel, avec
son album À mon père : Ses plus belles chansons (1999), se réclame de sa filiation avec un
des pionniers du country-western. Pour Renée Martel, qui a débuté sa carrière comme
chanteuse populaire, qui a longtemps oscillé entre pop et country-western et qui ne
« réintègre pleinement la grande famille country » qu‘à la fin des années 1990 (Québec Info
Musique 2011 : s.p.), cet album hommage lui permet également de s‘inscrire dans le genre
country-western. Le chanteur Pierre Tailly reprend lui aussi les chansons de son père Julien
Tailly, qui enregistrait chez Compo dans les années 1940 et 1950, et lance dans les années
1970 l‘album Tel père tel fils : Pierre Tailly chante les succès de son père Julien Tailly. De
plus, les artistes sont nombreux à relater des souvenirs d‘enfance rattachés à la musique,
qui est présentée comme primordiale dans leur vie familiale. En 1977, Julie Daraîche
raconte les raisons qui l‘ont menée à faire une carrière de chanteuse country-western :
C‘est venu tout seul […] parce que chez nous on a été élevés dans la
musique western. Ma mère chante le western, mon père aussi. On a ça dans
le sang. C‘est nous autres! Quand il y avait de l‘argent à la maison, mon père
nous envoyait, tous les enfants, voir les tournées de Jean Grimaldi, avec
Marcel Martel et Paul Brunelle… C‘est un esprit de famille qui reste.
(Taschereau 1977 : 22)
Le journaliste Christian Rioux interprète de la même manière l‘intérêt de Gildor Roy pour
le country-western, faisant allusion aux soirées musicales de son enfance que le chanteur
tenterait, selon lui, de transposer sur scène :
62
Le dimanche, les musiciens de la famille faisaient swinger jusqu‘à 250
personnes dans la grange aménagée en salle de danse. […] Sur scène, Gildor
Roy ne fait pas autre chose que dans la grange de ses parents. Son spectacle,
qui fera le tour de la province au printemps, réunit son père, ses deux frères
et sa sœur. À La Licorne l‘an dernier, sa grand-mère est montée sur scène.
(Rioux 1992 : 74).
1.5 Les sources
Pour la période d‘émergence du country-western, il a été impossible de trouver des sources
écrites comparables à celles présentées jusqu‘ici. On ignore donc si, entre 1942 et la fin des
années 1950, un discours sur l‘authenticité tel que celui recueilli pour les décennies
suivantes avait commencé à prendre place. Certaines données reliées aux types de carrières
et aux enregistrements issus de cette période montrent toutefois que certains phénomènes
ayant mené à la structuration du genre et à l‘élaboration de son authenticité sont mis en
place dès l‘émergence du country-western. Avec le temps, les parcours individuels des
artistes, la personnalisation de leur relation avec le public, l‘importance des amateurs dans
l‘émergence du country-western ainsi que les liens du genre avec le folklore constitueront
des traits durables qui, même en faisant l‘objet d‘une certaine transformation, certains allant
en s‘accentuant (la personnalisation notamment) et d‘autres en s‘effaçant (les liens avec le
folklore), contribueront à alimenter l‘authenticité country-western.
1.5.1 Parcours individuels
Dans des textes produits au cours des années 1980 et 1990, des auteurs comme Yves
Claudé et Luce Bédard insistent sur l‘ancrage du country-western dans le milieu ouvrier, et
les parcours individuels des pionniers du country-western confirment qu‘il s‘agit d‘un
élément de continuité au sein du genre. Si les familles de ces chanteurs sont d‘origine rurale
parfois récente, aucun de ces artistes pour lesquels certains éléments biographiques sont
connus n‘a occupé le métier d‘agriculteur, à l‘exception peut-être de Paul Brunelle18. Les
pionniers du country-western ainsi que leurs parents sont le plus souvent des travailleurs
18
Dans son article, Gérald Godin qualifie Paul Brunelle de « paysan »; le chanteur y affirme que son père
était cultivateur et qu‘il est donc « le seul vrai habitant des trois » (Godin 1965 : 40). Le dossier sur la chanson
en Montérégie préparé par Mario Gendron à partir d‘archives précise au contraire que Paul Brunelle est né
dans une famille ouvrière (2011a : s.p.). Peut-être le père de Paul Brunelle a-t-il occupé les deux types métiers
ou encore un métier agricole non spécialisé, ce qui était courant à l‘époque; le père de Marcel Martel a occupé
plusieurs emplois dans le secteur ouvrier et a tenté sa chance comme agriculteur en faisant l‘acquisition d‘une
terre (Martel et Boulanger 1983 : 19-23) et celui de Willie Lamothe a été aide-cultivateur sur plusieurs fermes
(Le Serge 1975 : 15).
63
d‘usine non qualifiés dont le parcours s‘inscrit dans le mouvement d‘urbanisation que
connaissent plusieurs régions du Québec après la Crise. Ils résident dans des villes
régionales importantes (Drummondville, Saint-Hyacinthe, Granby) qui leur permettent, en
début de carrière, d‘exercer à la fois une profession industrielle et le métier de chanteur
dans des cabarets. Roland Lebrun était le fils d‘un ouvrier du moulin à scie de Saint-Léonle-Grand, dans la vallée de la Matapédia. Il a lui-même quitté la Gaspésie pour s‘engager à
Shawinigan dans une usine de pâte à papier. Démobilisé, il reprend son travail, qu‘il devra
conserver toute sa vie (Claudé 1997 : 171). Quant à Willie Lamothe, il a été ouvrier dans
une « cannerie » (Chamberland 1997 : 209) puis à la manufacture Goodyear, deux
entreprises situées à Saint-Hyacinthe, jusqu‘à ce qu‘il puisse vivre des tournées et des
redevances (Le Serge 1975). Son père, Eugène Lamothe, était journalier et travailleur de
chemin de fer (Le Serge 1975 : 15) et a également exercé le métier de tanneur (Godin
1965 : 39). Paul Brunelle aurait travaillé à l‘usine Minner Rubber (Martel et Boulanger
1983 : 73). Quant à Marcel Martel, il a occupé de nombreux emplois comme manœuvre et
comme ouvrier. À 15 ans, il travaille, à Drummondville, à l‘usine Dominion Silk (Martel et
Boulanger 1983 : 34), monte dans les chantiers à l‘hiver 1945-1946 (60), devient livreur de
lait à Granby pour la laiterie Lelerc (71-72), puis, de retour à Drummondville, travaille dans
une cour à bois. En 1960, il déménage avec sa famille aux États-Unis pour tenter de guérir
définitivement de la tuberculose; il est engagé en Californie chez Home Pool Equipment
comme pressier sur une ligne de production d‘arbres de Noël en aluminium. (Martel et
Boulanger 1983 : 194-195). Il occupe d‘autres emplois en usine en Californie puis dans
l‘État de New York avant que le succès lui permette de quitter définitivement les
professions industrielles.
Si les misères des travailleurs deviennent un thème important du genre au cours des
années 1980, les chansons produites pendant la phase d‘émergence du country-western sont
en général fort éloignées de ce réalisme. Dans les années 1940 et 1950, on retrouve plutôt
une abondante production de chansons traitant d‘amour romantique, heureux ou
malheureux, des chansons de cow-boy et des chansons où la nostalgie de l‘enfance ou du
village d‘origine construisent un discours parfois intime, parfois fantaisiste. Les thèmes
sociaux et réalistes occupent une place minime, et seules, par exemple, quelques chansons
de Georges Caouette (« Souffrance d‘un cowboy », « Complainte d‘un cowboy »,
64
« L‘enfant du chômeur ») parlent de maladie, de chômage ou encore d‘accidents de travail.
Bien qu‘il soit impossible d‘évaluer la faveur qu‘a connu ce chanteur aujourd‘hui oublié, sa
production peu abondante (14 disques 78 tours seulement sont conservés à BAnQ) et
concentrée sur quelques années, entre 1945 et 1952, indiquent qu‘il a connu une carrière
moins fructueuse ou à tout le moins peu médiatisée, contrairement à Marcel Martel, à Paul
Brunelle et à Willie Lamothe, qui offraient au public un répertoire moins pessimiste. Si
plusieurs chansons peuvent traiter de situations malheureuses, voire dramatiques
(« Souvenir de mon enfance » ou « Infâme destin » de Marcel Martel, par exemple, dont il
sera question dans les chapitres 2 et 3), elles les exploitent sous un angle personnel et
intime, les présentant comme des peines individuelles et non comme des problèmes
collectifs ou dont il faudrait chercher et combattre les causes. Même les chansons de guerre
de Roland Lebrun adoptent un ton personnel, décrivant les adieux et les retours des soldats
d‘un point de vue sentimental. D‘autre part, on ne retrouve pas dans ce corpus de chansons
aux sujets présentés comme autobiographiques. Marcel Martel, qui souffrait de tuberculose
et qui jouait à la radio pour les malades des hôpitaux de la région de Trois-Rivières, n‘a pas
composé une seule chanson sur sa maladie. En 1949, alors qu‘il est très malade et qu‘il
s‘apprête à entrer au sanatorium pour une seconde fois et, le croit-il, pour y mourir, il
enregistre « Romance », « Je ne suis qu‘un vagabond », « Pour un baiser », « Fleurs de mon
jardin », « Charmes hawaïens », « Près du feu je chante » (Martel et Boulanger 1983 : 92),
des chansons aux titres bien éloignés des événements qu‘il vivait alors. Sa maladie n‘a pas
été utilisée dans la promotion de ses disques, ce qui, plus de 20 ans plus tard et à une
époque où la vie personnelle des artistes est mise de l‘avant dans le country-western,
apparaît étonnant pour le chanteur : « Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd‘hui,
à l‘époque aucune publicité n‘était faite là-dessus, ma carrière se poursuivait depuis mon lit
de malade. » (Martel et Boulanger 1983 : 95) De plus, alors qu‘il enregistrait des duos avec
son épouse Noëlla Therrien et qu‘il l‘accompagnait à la guitare sur disque, rien n‘indique
que la promotion de ces enregistrements ait mis de l‘avant leur relation de couple, comme
cela sera courant pour les couples de musiciens country-western à partir des années 1970.
Même si un auditeur averti pouvait aisément s‘imaginer le « cavalier » de Noëlla Therrien
sous les traits de Marcel Martel, rien dans cette chanson n‘indique qu‘elle décrive une
personne réelle plutôt qu‘un personnage fictif. Georges Caouette pourrait encore une fois
65
constituer une exception. Ses chansons « Une guitare deux doigts » et « Complainte d‘un
cowboy », dans laquelle le narrateur raconte avoir laissé à l‘usine « deux doigts et une main
écrasée », pourraient indiquer qu‘il avait lui-même perdu des doigts, ce qu‘aucune donnée
ne confirme. « La chanson d‘un aveugle », enregistrée par le musicien aveugle Ludger
Foucault (1943), et « Allo! Allo! petit Michel » (1950), chanson écrite par Willie Lamothe
pour son fils, s‘inscrivent aussi dans cette veine de chansons pouvant être perçues comme
autobiographiques et qui seront plus courantes quelques décennies plus tard.
1.5.2 La personnalisation
Malgré la faible présence d‘éléments autobiographiques dans la persona et les chansons des
pionniers du country-western et la quasi absence de références à une quelconque condition
sociale et économique, un des traits du country-western qui favorisera plus tard une
intégration intime des artistes et du public, la phase d‘émergence du genre est cependant
marquée par une personnalisation croissante de la relation entre l‘artiste et son public. Les
demandes spéciales, dont l‘importance dans le genre country-western sera montrée dans le
chapitre 4 et qui transitent en bonne partie par la radio, constituent un indice certain de cette
personnalisation. Marcel Martel, qui dédie ses chansons aux malades à la radio de CHLN,
participe de manière encore plus directe à ce phénomène, tout comme, on le verra, la
création de plages horaires au sein de la programmation des stations régionales pour les
localités qui sont encore dépourvues de stations émettrices. Chaque public, sinon chaque
auditeur, doit trouver son compte, et les chanteurs country-western, dès l‘émergence du
genre, s‘investissent dans cette relation particulière avec le public. Ce dernier est parfois
mis en scène dans les chansons. Dans « Mon passage en Gaspésie », Willie Lamothe relate
une tournée dans cette région. Il y parle de son « auditoire gaspésien », raconte avoir
rencontré « du monde gentil » et nomme les villes qu‘il a visitées (Matane, Amqui).
L‘histoire est celle d‘un amour mutuel : « Notre public enthousiasmé / Qui est venu nous
acclamer / À la maison s‘en est r‘tourné / Tout enchanté de leur soirée ». Willie Lamothe
offre aux Gaspésiens de leur rendre la pareille : « si vous passez dans ma région / arrêtezvous dans ma maison », et les appelle ses « amis ».
Si la relation entre les artistes et leur public se personnalise, ce phénomène a aussi
son pendant stylistique, et le country-western, comme on le verra également de manière
66
plus détaillée dans le chapitre 4, se caractérise par des styles individuels distinctifs. Les
pionniers du country-western interprètent chacun un répertoire typique, et leurs styles
vocaux ainsi que leurs performances scéniques sont tout aussi personnels. Willie Lamothe
chante surtout des chansons fantaisistes inspirées par ses idoles Maurice Chevalier et
Charles Trenet, et ses tournées incluent de la comédie et même des artistes forains comme
Michel Messier (Le Serge 1975 : 69). Paul Brunelle adopte lui aussi le modèle de la variété,
mais dans une formule qui se veut de bon goût, récupère l‘évocation du « bon vieux
temps » et lui permet de jouer dans les salles paroissiales. Marcel Martel, un émule de
Roland Lebrun et de Tino Rossi, est quant lui le spécialiste de la chanson sentimentale, une
marque de commerce qui perdure : en 1965, d‘après Gérald Godin, il est « celui qui plaît le
plus aux femmes » (Godin 1965 : 41). On verra aussi que les chansons d‘amour du premier
country-western québécois sont portées par des voix inspirées du crooning et qui exploitent
toutes les possibilités du microphone permettant l‘expression de sentiments intimes, et que
cette intimité préfigure les chansons à sujets personnels et autobiographiques de la
génération suivante de chanteurs country-western.
1.5.3 Les amateurs
L‘intégration de l‘artiste country-western à son public et le discours voulant que les
chanteurs et les chanteuses soient des gens ordinaires tire peut-être aussi son origine des
sources amatrices du country-western. Aux États-Unis, les chercheurs s‘entendent pour dire
que le country est né de la commercialisation d‘enregistrements de musiciens non
seulement ruraux mais aussi amateurs19. Si les chansons western et country en provenance
des États-Unis étaient relayées par des adaptations québécoises dès les années 1930, elles
l‘étaient par des chanteurs professionnels établis qui mettaient à leur répertoire, d‘origine
variée, quelques-uns des grands succès western de leur époque, succès qui étaient parfois
déjà passés dans la musique de grande diffusion par le biais de versions interprétées par des
chanteurs comme Bing Crosby ou Perry Como. C‘est le cas notamment des chansons de
cow-boy adaptées pour ou par Ludovic Huot et Lionel Parent. Les cow-boys chantants
Gene Autry et Roy Rogers, eux-mêmes des figures importantes de la culture de masse, sont
19
Pour Malone (2002) et Peterson (1997) par exemple, les origines du country correspondent aux premiers
enregistrements commerciaux, donc non ethnographiques, de musique populaire jouée par des amateurs ou
des semi-professionnels issus d‘une tradition transmise oralement.
67
beaucoup plus connus, à l‘époque, que les vedettes country ne faisant pas carrière au
cinéma. Au Québec, le country-western est né de l‘appropriation de ce genre musical, en
voie de structuration mais déjà un produit de grande consommation, par des amateurs ayant
une pratique musicale semblable à celle des premiers musiciens country états-uniens.
Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe ont tous fait leurs débuts en interprétant les
succès populaires de leur époque et, on le verra en 1.5.4, évoluaient dans des réseaux
recoupant ceux des musiciens traditionnels. Au moins deux des pionniers du countrywestern, Roland Lebrun et Paul Brunelle, ont amorcé leur carrière médiatique grâce à des
concours d‘amateurs qui constituaient, on le verra dans le chapitre 4, une formule répandue
et appréciée des programmations radiophoniques des années 1940.
On pourrait sans doute expliquer en partie cet intérêt du public des années 1940
pour les performances d‘amateurs par le rêve que ces concours suscitent, soit la possibilité,
pour chaque auditeur et chaque auditrice, de se retrouver un jour à la place de ces
concurrents et de devenir une vedette de la radio. La presse tente d‘ailleurs de répondre aux
goûts de ses lecteurs pour les leçons de musique et de chant. À compter de 1933, Le PasseTemps fait paraître une chronique intitulée « L‘art du chant » qui propose des leçons pour
les « belles voix incultes chez nos Canadiens » (Le Passe-Temps no 865 : 50). Ce type de
propos touchera de plus en plus un répertoire populaire et, le 26 août 1948, l‘hebdomadaire
Photo-Journal publie un article intitulé « Voulez-vous devenir vedettes de la chansonnette?
Jeunes filles, jeunes femmes douées, lisez ceci » (57), qui propose à ses lectrices « quelques
conseils et quelques ―ficelles‖ ». Le discours des artistes country-western depuis les années
1970, qui se présentent comme égaux et semblables à leur public, pourrait relever du même
phénomène.
Dans une interprétation complète du rôle de ce discours intégrateur dans
l‘authenticité country-western, il ne faut cependant pas minimiser la professionnalisation
des amateurs comme élément structurant du champ populaire en général et la distinction
que présente le country-western à cet égard. À compter des années 1930, les amateurs et les
autodidactes prennent une place grandissante dans l‘industrie de la musique populaire. On
pense évidemment à Mary Travers Bolduc, puis à Ovila Légaré, Rose Ouellette, Lionel
Parent, et à des dizaines d‘autres chanteurs, compositeurs, comédiens et auteurs qui
68
investissent la scène, la radio et le disque au cours des années 1930 et 1940. Le même
phénomène se produit, quelques années plus tard avec les chansonniers, qui se révèlent par
des concours tels ceux organisés par Fernand Robidoux (1920-1998) et Robert L‘Herbier
(1921-2008) : le Grand prix de la chansonnette canadienne en 1949, le concours La feuille
d‘érable, le Concours de la chanson canadienne en 1956. Avec le temps toutefois, la
chanson québécoise s‘est dotée à la fois d‘instances de légitimation et de formation qui ont
mené à une professionnalisation croissante de ses acteurs. Dans le cas du country-western,
comme on l‘a vu, cette professionnalisation semble incomplète et aboutit finalement à une
prédominance de l‘autoproduction et de l‘autopromotion. De plus, la Révolution tranquille
laisse de côté de grands pans de la culture populaire québécoise dans son élaboration d‘une
culture nationale. Selon Yves Claudé, c‘est en partie parce que les normes idéologiques qui
relevaient auparavant du clergé deviennent le fait d‘une nouvelle petite bourgeoisie aux
aspirations modernistes, qui rejette les cultures populaires en général. Le country-western
aurait dès lors été perçu par ce groupe comme une aberration culturelle ou une aliénation
relevant de l‘influence américaine (Claudé 1997 : 177). Face à ce rejet, face à une exclusion
de l‘industrie professionnelle à compter de la fin des années 1970, ou peut-être simplement
pour se distinguer du reste de la musique populaire, le country-western a pu développer son
authenticité en misant sur sa différence des genres musicaux dominants sur le plan des
conditions de production, où la division du travail est plus fragmentée et où la distinction
entre les producteurs et les auditeurs est plus nette. La valorisation de conditions socioéconomiques spécifiques tout comme la constante affluence de nouveaux artistes amateurs
ont contribué à établir l‘authenticité country-western autour d‘une représentation
particulière des artistes, des non-vedettes et des gens ordinaires chantant pour leur plaisir,
ainsi qu‘une représentation du public country-western, qui pourrait prendre à tout moment
la place de ses artistes. Cette posture peut tirer sa légitimité des origines même du countrywestern, d‘abord porté par des amateurs ayant taillé leur place au sein d‘une industrie en
pleine mutation. Il est cependant important de préciser que ces amateurs n‘étaient pas les
purs dilettantes qu‘ils affirment souvent être. Chez les chanteurs pour lesquels les données
biographiques sont les plus abondantes, il est évident que des visées professionnelles
sérieuses ont orienté leur parcours et que c‘est à force d‘obtenir des petits engagements
qu‘ils finissent par se faire remarquer par des acteurs importants de l‘industrie. Bien avant
69
d‘enregistrer son premier disque, Marcel Martel se produisait dans le circuit régional de
Drummondville, ce qui lui a permis d‘une part de se faire remarquer par Ovila Légaré, et
d‘autre part de rencontrer Georges Caouette, qui l‘a encouragé à se présenter chez Compo
(Martel et Boulanger 1983 : 34-41, 73). Quant à Willie Lamothe, il affirme avoir toujours
voulu faire carrière dans le monde du spectacle, tâtant du théâtre et de la danse avant de
devenir chanteur. Ce sont ses performances données dans les army shows qui lui ont permis
de se faire remarquer par Ferdinand Biondi (1909-1998), et ses liens professionnels avec
Victor Martin (1910-1973) qui ont lancé sa collaboration avec RCA Victor (Le Serge
1975).
1.5.4 Le folklore et la tradition
Dès 1965, les chanteurs country-western se réclament explicitement de la tradition
country, à la fois états-unienne, canadienne et québécoise, y compris les pionniers qui sont
encore actifs; aucun discours à ce sujet n‘a cependant pu être recueilli pour les années 1940
et 1950. Bien que Marcel Martel raconte avoir entendu de la guitare à la radio américaine, il
est difficile de savoir, à l‘époque, à quel point les artistes misaient sur leur filiation avec le
country états-unien afin de légitimer leur pratique. Il est cependant évident que le répertoire
enregistré par Marcel Martel et ses contemporains au cours de cette période s‘inspire
largement de la jeune tradition country et country-western. Les adaptations de succès étatsuniens enregistrés par Jimmie Rodgers, Webb Pierce, Hank Williams et la famille Carter
sont courantes. Outre les adaptations mentionnées jusqu‘ici, citons Paul Brunelle qui
enregistre « Quand je pense à nos soldats » sur une musique de A. P. Carter, et Paul-Émile
Piché, dont la chanson « Souvenir d‘un cowboy » est une adaptation qui colle de près à la
chanson « The Texas Cowboy » enregistrée par Hank Snow. Au Québec, Roland Lebrun
inspire Marcel Martel et Willie Lamothe, qui interprètent ses chansons au début de leurs
carrières respectives. On note cependant l‘absence, dans le corpus issu des années 1940 et
1950, de pièces provenant du répertoire folklorique. Les musiciens country-western des
années 1940 et 1950 côtoient pourtant de près les musiciens de folklore, qui font parfois
office d‘accompagnateurs pour ces chanteurs. Marcel Martel, par exemple, se produit avec
les frères Laurent et Gérard « Ti-Noir » Joyal. Laurent Joyal accompagne d‘ailleurs Marcel
Martel sur son premier disque (« Souvenir de mon enfance » / « La chaîne de nos cœurs »).
Les frères Joyal ont enregistré de nombreux disques de musique instrumentale folklorique,
70
et Gérard Joyal est l‘auteur d‘une centaine de mélodies originales de style traditionnel
(Chartrand 2010 : s.p.). Marcel Martel fonde également, avant 1942, un orchestre avec
Ludger Foucault, musicien et chanteur dont la discographie se compose à la fois de
musique instrumentale et folklorique et de chansons country-western. Willie Lamothe a
quant à lui joué avec le violoniste de folklore Fernand Thibault et a joué avec Victor Martin
avant ses débuts sur disque (Le Serge 1975 : 49)
Willie Lamothe a commencé à écrire des chansons en mettant de nouvelles paroles
sur des airs traditionnels lors de son passage dans l‘armée (Le Serge 1975 : 40-41). À ma
connaissance, il ne subsiste cependant plus de traces de cette pratique dans ses
enregistrements. Pourtant, comme bien d‘autres musiciens country-western, il est né dans
une famille où le folklore était présent, à la fois comme musique d‘agrément et comme
pratique professionnelle occasionnelle. Son père était violoneux et jouait dans des maisons
privées le soir, occupation qui fournissait parfois le seul revenu familial (Le Serge 1975 :
18). D‘autres artistes country-western sont issus de familles de musiciens traditionnels.
C‘est le cas de Bobby Hachey et de Gisèle LaMadeleine, fille d‘Albert LaMadeleine (19051986), violoniste de folklore, dont le père Joseph Ovila (1879-1973), lui aussi violoniste
folklorique, enregistrait de la musique traditionnelle sous étiquette Starr principalement
(une centaine d‘enregistrements sous cette étiquette; Labbé 1995 : 154-159). Chanteuse et
accordéoniste, Gisèle LaMadeleine enregistre du country-western et du folklore sous
étiquette Bonanza (Claudé 1986b : 51). Les dynasties de musiciens sont courantes tant dans
le milieu country-western que folklorique et la tradition musicale folklorique du Québec, ni
fixe ni rigide, a sans doute favorisé ce passage du folklore au country-western. (Baillargeon
et Côté 1991 : 21).
Les enregistrements country-western des années 1940 et 1950 ne portent pas les
traces de cette proximité avec le folklore, si ce n‘est par l‘instrumentation, laquelle,
lorsqu‘elle fait entendre d‘autres instruments que la guitare, fait une grande place au violon
mais surtout à l‘accordéon. Dans les enregistrements country-western, ces instruments se
voient cependant confier un rôle d‘improvisation libre et proposent un contrepoint à la
mélodie vocale, suivant le modèle qui prédomine dans plusieurs sous-genres country
comme le western swing et le bluegrass. Les enregistrements de folklore produits à
71
l‘époque au Québec font au contraire entendre des mélodies accompagnées, les instruments
exécutant alternativement le thème et son accompagnement, composé de formules
rythmiques et harmoniques répétitives. Malgré l‘apparente étanchéité stylistique semblant
s‘être établie entre ces deux genres, les liens entre les réseaux de musiciens folkloriques et
country-western perdurent. Les frères Joyal animent en 1955 à Drummondville, sur les
ondes de CHRD, l‘émission « La sauterie du samedi soir », qui présente des musiciens
invités; Marcel Martel, par exemple, se joint occasionnellement à l‘émission (Martel et
Boulanger 1983 : 133). De plus, dans certains contextes, on sait que les chanteurs countrywestern récupèrent à leur avantage la formule des soirées du bon vieux temps, notamment
Paul Brunelle, qui achète en 1951 une troupe du même nom à Antoine Grimaldi (Gendron
2011a. : s.p.); Marcel Martel désigne aussi ses spectacles comme des « soirées
canadiennes » (Martel et Boulanger 1983 : 152).
1.6 L’authenticité : un gage de continuité
Bien qu‘il soit encore peu structuré pendant les années 1940 et 1950, le genre countrywestern émergeant présente déjà plusieurs caractéristiques qui deviendront des agents de
structuration et qui offriront en même temps des bases crédibles à l‘authenticité telle qu‘elle
sera énoncée deux décennies plus tard. Premièrement, les pionniers du country-western
appartiennent au milieu ouvrier, et leurs parcours individuels montrent bien que les milieux
urbains ont été nécessaires à leur pratique musicale. Deuxièmement, le country-western
s‘inscrit dès ses débuts dans un mouvement de personnalisation qui touche au répertoire et
au style de chacun de ses interprètes mais aussi à la relation de proximité qui s‘établit entre
les artistes et le public, notamment par le biais de la radio et des demandes spéciales.
Troisièmement, les premiers chanteurs country-western sont des amateurs qui émergent à
une époque où ces derniers, dans toutes les pratiques artistiques, font l‘objet d‘un grand
engouement de la part du public, ce qui permet à ces derniers d‘investir plusieurs sphères
artistiques. Quatrièmement, les premiers chanteurs country-western évoluent dans les
mêmes réseaux que les musiciens de folklore, avec qui ils partagent souvent la scène,
malgré une forte étanchéité stylistique entre les enregistrements relevant de chacun de ces
deux genres. Peut-être les pratiques scéniques intégraient-elles mieux les styles musicaux
propres à ces deux genres; nous en savons pour l‘instant peu de choses.
72
Ce sont ces quatre conditions présentes dès les années 1940 qui permettent au
country-western d‘inventer sa propre tradition. Tout d‘abord, on l‘a vu, les métiers
pratiqués en dehors du milieu musical vont jouer un rôle fondamental à la fois dans
l‘élaboration de personas authentiques et dans la proximité qu‘entretiennent les artistes
avec leur public. Bien que le discours sur ce statut socio-économique soit absent pour les
années 1940 et 1950 et que celui-ci soit peu représenté dans les chansons, on constate dans
le discours ultérieur une valorisation directe des origines ouvrières des pionniers. Par
exemple, en 1965, Willie Lamothe affirme son attachement à la vie difficile qu‘il a connue
dans son enfance : « [mon père] gagnait 15 piastres par semaine […] Mais j‘ai aimé ça
avoir de la misère. Aujourd‘hui, j‘apprécie mieux ce que j‘ai » (Godin 1965 : 40). Si
l‘apport de la culture ouvrière à l‘authenticité country-western transite en partie, surtout à
partir des années 1980, par des chansons réalistes et rattachées au métier, l‘inclusion
d‘éléments de la vie personnelle des artistes touchera à tous les aspects du quotidien, en
particulier aux relations familiales. Bien que peu de chansons produites dans la période
d‘émergence du genre contiennent de telles références autobiographiques, on a vu que
certaines exceptions préfiguraient l‘importance de cet élément pour l‘authenticité countrywestern. À ces quelques enregistrements s‘ajoutent, en 1955, un disque que Marcel Martel
enregistre avec son épouse Noëlla Therrien et sa fille Renée, Noël sous mon toit, sous le
nom de « La famille Marcel Martel et ses Amis de l‘ouest » [sic]. Si Noël apparaît comme
une opportunité naturelle de mettre en valeur les liens familiaux, il s‘agit d‘un autre
enregistrement, tout comme le « Allo! Allo! petit Michel » de Willie Lamothe, qui annonce
une tendance à venir, celle de la mise en valeur des liens familiaux. De plus, la transition
entre les thèmes romantiques et fantaisistes des années 1940 et ceux plus réalistes des
décennies suivantes a sans doute été favorisée par l‘importance de l‘autoréférentialité qui
caractérise le country-western dès ses débuts, à travers laquelle narrateur et persona se
confondent dans les chansons de cow-boy qui abondent dans la discographie countrywestern des années 1940 et 1950. Cette autoréférentialité étant une pratique admise dans le
country-western, le passage au réalisme et l‘apparition de personas présentées comme
rattachées à la vie réelle des artistes étaient préparés par une pratique déjà en place.
Les pionniers du country-western étaient des musiciens amateurs et des autodidactes
et, à l‘époque où ils intègrent le milieu professionnel, d‘autres amateurs empruntent le
73
même parcours dans d‘autres domaines artistiques. Cette arrivée d‘amateurs dans la sphère
professionnelle et dans les médias crée une rupture dans les pratiques culturelles de
l‘époque. Ce phénomène va de pair avec une valorisation croissante de la guitare et de
l‘accompagnement non écrit, la perte d‘influence de la partition et du piano dans
l‘accompagnement de la musique populaire comme on peut l‘entendre à la radio avec des
émissions comme celle de Montagnards Laurentiens, mais aussi dans la pratique des
amateurs, à qui la publicité offre des leçons pour de nouveaux instruments et des méthodes
d‘accompagnement « par accords » comme on le verra dans le chapitre 4. Cette pratique
amatrice, si elle crée une rupture dans l‘industrie musicale, s‘inscrit au contraire en
continuité avec l‘oralité de la musique folklorique. Elle alimentera le discours sur la
simplicité du country-western, où les artistes se représentent justement comme des
amateurs jouant pour leur plaisir et celui du public, et dont les carrières seraient
accidentelles. Ce discours est évidemment moins présent chez les artistes rattachés à des
dynasties de musiciens dont la professionnalisation remonte aux origines du genre, et pour
qui ce type de propos serait inconvenant. Ce discours est encore très présent; pour s‘en
convaincre, il suffit de visionner n‘importe quel documentaire de la série intitulée Au cœur
du country, qui, en huit épisodes réalisés par François Savoie et Carmel Dumas et présentés
sur les ondes d‘Artv, trace une série de portraits thématiques du country-western québécois
des années 2000.
Par ailleurs, malgré une influence stylistique faible voire inexistante de la musique
folklorique sur le country-western, les deux genres continuent de partager des réseaux, puis
des institutions dans les années 1970, notamment l‘Association de musique folklorique et
campagnarde et la compagnie de disques Bonanza, consacrée à la fois au country-western
et au folklore. Cette proximité qui perdure peut sans doute, en plus d‘être favorisée par des
réseaux partagés, être rattachée à l‘expression d‘une certaine nostalgie, un autre élément de
continuité au sein du country-western. Dès l‘émergence du genre, la nostalgie est en effet
un thème privilégié. Les chansons contenant le mot « souvenir » abondent : « Souvenir de
mon enfance », « Souvenir d‘un amour », « Lettre et souvenir » (Marcel Martel) « Souvenir
d‘un cowboy », « Souvenir d‘une amie » (Paul-Émile Piché), « Triste souvenir » (Georges
Caouette), « Souvenir d‘une maman » (Julien Tailly), « Souvenir du passé » (Yvan
Trempe), pour n‘en nommer que quelques-unes. Au-delà de la sémantique, plusieurs
74
chansons consistent sur le plan narratif en des souvenirs racontés ou en la description d‘un
moment appartenant au passé, parmi lesquelles on compte « Sur ce vieux rocher blanc » de
Paul Brunelle et « Mon passage en Gaspésie » de Willie Lamothe. Plusieurs autres
chansons témoignent simplement d‘un èthos nostalgique, comme « Mon enfant je te
pardonne » qui présente l‘enfance comme un paradis perdu, sans compter les chansons de
guerre du soldat Lebrun qui relèvent presque toutes de l‘expression de la nostalgie du pays
et des proches. Plus tard, on fait paraître des albums de « chansons souvenirs », et certaines
chansons country-western exprimeront une nostalgie moins personnelle, et plus
traditionnelle, avec des références au « bon vieux temps » dont on note cependant l‘absence
dans les chansons country-western enregistrées au cours des années 1940 et 1950.
Ce portrait de l‘authenticité country-western permet de revisiter l‘affiliation de ce
genre musical avec la tradition, qui est souvent mise de l‘avant afin de justifier l‘étiquette
conservatrice qui lui est attribuée. Même Yves Claudé, qui envisage le country-western
comme faisant partie d‘une culture ouvrière et avant tout urbaine, parle de l‘importance de
la musique traditionnelle dans les débuts québécois du genre :
Cette musique d‘origine rurale, déjà industrialisée et empruntant les canaux
de la culture urbaine, trouvera un écho important dans les régions du Québec
de l‘après-guerre, fortement touchées par l‘industrialisation. La musique
country va se greffer sur la tradition folklorique québécoise : on assiste en
fait à la fois à une coexistence, une interpénétration et une fusion de ces deux
courants. (Claudé 1986b : 50)
Il faudrait apporter deux nuances à cette affirmation. La première, c‘est que cette greffe
n‘attend pas l‘après-guerre pour prendre. Ce que la guerre va favoriser, comme on le verra
dans le chapitre 4, c‘est l‘entrée des pionniers du country-western dans les studios
d‘enregistrement et l‘émergence des vedettes country-western; Marcel Martel, bien avant la
fin de la guerre et avant l‘enregistrement de son premier disque chez Compo, faisait déjà
carrière sur scène, interprétant des chansons du soldat Lebrun et des chansons populaires,
parfois accompagné de musiciens de folklore. La seconde, c‘est que sur le plan stylistique,
les deux genres musicaux semblent évoluer en parallèle plutôt que de fusionner. Si on peut
occasionnellement retracer un groupe de musiciens folkloriques qui enregistrent un disque
country-western, par exemple, les frères Joyal qui enregistrent « L‘écho des montagnes » et
« Le train en marche » en 1949, et vice versa, aucun enregistrement ne semble mélanger
75
intimement les deux genres, du moins au cours de la période d‘émergence du genre. Si le
country-western se « greffe » sur la musique traditionnelle, c‘est avant tout sur ses réseaux
de musiciens et de scènes et sur les relations que les musiciens de folklore entretiennent
avec les compagnies de disques, dont il semble profiter dans une large mesure.
Sur le plan musical, le lien entre country-western et tradition se joue donc sur le
plan interne, et pour les années 1940 et 1950, la tradition country états-unienne qui remonte
au milieu des années 1920 joue un rôle de premier plan. En même temps s‘élabore
lentement une véritable tradition country-western locale, avec son répertoire canonique et
ses figures d‘autorité, qui contribuera à l‘authenticité du country-western des décennies
suivantes. L‘insistance sur la proximité entre les artistes et leur public et relevant de
relations de face à face, donc traditionnelles (Lavoie 1986) contribue aussi à masquer les
procédés de médiation qui prennent place entre la production et la réception du countrywestern (disques, diffusion radiophonique puis télévisuelle, chroniques dans le Journal des
Vedettes) et met exagérément en valeur des aspects traditionnels au détriment de
phénomènes relevant de la modernité. L‘authenticité country-western apparaît donc à la
fois comme la clé permettant d‘interpréter le discours sur le traditionalisme et le
conservatisme de ce genre musical et comme un obstacle épistémologique qui a empêché
jusqu‘ici l‘évaluation des véritables tensions entre tradition et modernité qu‘il introduit
alors qu‘il apparaît dans le champ de la musique populaire.
1.7 Sommaire
L‘authenticité est au cœur de l‘axiologie country-western. Au terme de la structuration du
genre, celle-ci est complètement construite et se fonde sur quatre grandes caractéristiques,
soit sur la mise en scène de la vie personnelle des artistes, dans les chansons et dans leurs
personas, sur la proximité entre les artistes et le public, sur la valorisation de la sincérité et
de la simplicité et sur des traditions musicales internes et externes où les grands noms du
country-western et du country états-unien font figure d‘icônes. Ces quatre caractéristiques
s‘apparentent toutes d‘une manière ou d‘une autre à des marqueurs de l‘authenticité country
tels que décrits par Richard Peterson. Plus qu‘une simple récupération d‘un discours
présent aux États-Unis, on peut percevoir la récupération de traits structurants déjà présents
lors de l‘émergence du country-western; les parcours individuels des pionniers, la
personnalisation de leur relation avec leur auditoire, leur statut d‘amateurs et d‘autodidactes
et leur intégration aux réseaux de la musique folklorique offrent une continuité au sein du
genre en constitution et bâtissent une tradition dont l‘authenticité country-western peut se
réclamer.
76
David Shumway souligne que le vedettariat induit une authenticité qui réside dans
la persona plutôt que dans l‘adéquation entre l‘image de l‘artiste et sa personnalité réelle, et
où les données biographiques sur l‘artiste importent peu (2007 : 527-528). Pour le countrywestern, au moment où certains chanteurs atteignent et maintiennent un véritable statut de
vedette, comme Willie Lamothe par exemple, qui entreprend une carrière d‘acteur au début
des années 1970 et dont l‘émission Le Ranch à Willie atteint de fortes cotes d‘écoute, les
valeurs mises de l‘avant dans une authenticité spécifique au genre maintiennent au contraire
l‘illusion que les artistes n‘ont en quelque sorte pas de persona, et que leur incarnation
publique correspond en tous points à leur incarnation réelle et quotidienne. Ce faisant,
l‘authenticité country-western insiste non seulement sur sa tradition mais aussi sur la
famille, la simplicité et la nostalgie, et ce au détriment des traits les plus modernes qui
caractérisent l‘œuvre et le parcours des pionniers. Il s‘agit bien d‘une authenticité
fabriquée, qui s‘appuie sur un passé dont la reconstruction relève dans une certaine mesure
d‘une amnésie structurelle et qui masque à la fois le succès et la modernité. C‘est peut-être
la récupération et la mise en valeur au sein même du genre country-western de ces éléments
de continuité qui a donné lieu à son étiquette conservatrice et traditionnelle.
Si l‘appartenance du country-western à la tradition apparaît en partie construite, et si
l‘authenticité émerge de l‘urbanisation et d‘un contexte moderne, de quelle manière le
country-western témoigne-t-il de la modernité? La voix et le rôle des effets
paralinguistiques dans l‘expressivité country-western, apporteront une première réponse à
cette question. Les chapitres 2 et 3, qui portent respectivement sur l‘usage de la nasalisation
et du second mode de phonation dans le corpus, montreront de quelle manière les chanteurs
country-western utilisent des éléments de la voix parlée et du langage quotidien.
Chapitre 2
La nasalisation
2.1 Introduction
À l‘écoute du corpus que composent les enregistrements country-western produits au
Québec entre 1942 et 1957, on constate que tous les chanteurs ont recours à la nasalisation
à des degrés divers. Jori Johnson Jennings et David Kuehn ont montré que la nasalité était
plus souvent présente chez les chanteurs amateurs que chez les chanteurs professionnels de
formation classique (Jennings et Kuehn 2008 : 85-88). On peut donc s‘attendre à retrouver
de la nasalisation dans plusieurs genres de musique issus de pratiques amatrices et
populaires. Dans le cas des chanteurs country-western, la nasalisation fait l‘objet de
variations qui en font un procédé expressif important; celle-ci est utilisée d‘une manière
structurée et participe de manière certaine à l‘esthétique vocale du genre.
En français parlé, la nasalisation est un mécanisme essentiel à la production des
voyelles et des consonnes nasales. Dans l‘analyse du corpus country-western, la
nasalisation sera cependant envisagée en tant que modificateur paralinguistique, c‘est-à-dire
en tant que trait suprasegmental superposé à la chaîne phonologique. Dans cette
perspective, même une voyelle déjà nasale comme le [B] peut faire l‘objet d‘une
nasalisation supplémentaire, qui crée un timbre nasal perceptible et davantage marqué que
celui qui est nécessaire à la production de la voyelle. Comme les connaissances sur la
nasalisation découlent en grande partie d‘études sur les phonèmes nasalisés présents dans
une langue et que la production de la nasalisation semble découler des mêmes mécanismes
dans les deux cas (sur le plan phonatoire et segmental, et sur le plan de la qualité de la voix
et suprasegmental), la présentation des principales caractéristiques phonatoires et
acoustiques de la nasalisation présentées en 2.2 découlera autant de données issues de la
phonétique que d‘études portant sur la qualité de la voix. Plusieurs connotations sont
associées à la nasalisation envisagée en tant que modificateur paralinguistique; elles seront
énumérées dans la section 2.3. Les analyses d‘enregistrements tirés du corpus présentées en
2.4 montreront comment les chanteurs coordonnent la variation du degré de nasalisation
avec d‘autres paramètres musicaux et paralinguistiques d‘une manière qui transpose, dans
un contexte musical, certaines fonctions expressives de cet effet issues de la voix parlée.
78
2.2 Terminologie, production et traits acoustiques
La nasalité peut constituer un trait vocal individuel distinctif et être présente de manière
permanente chez un locuteur; elle fait alors partie de ce que Poyatos appelle les qualités
premières (Poyatos 1993 : 175). En effet, la voix d‘un individu présente des résonances à
prédominance soit orale, soit nasale, ou plus rarement pharyngale qui dépendent des
résonateurs les plus efficaces dans la transmission du signal vocal, ce qui varie en fonction
de la morphologie de chacun (Poyatos 1993 : 178). La nasalisation peut par ailleurs faire
l‘objet d‘une production contrôlée. Elle est nécessaire à l‘énonciation des voyelles nasales
([B] [C] [D] [I]) et des consonnes nasales ([m] [n]), mais toutes les voyelles semblent
pouvoir être nasalisées à des degrés divers, comme c‘est le cas dans plusieurs accents
régionaux de la langue anglaise qui ne comporte pourtant que des voyelles orales (par
exemple [a] [e] [i] [u] et [U]). On parlera donc de voyelles nasales dans le cas des
voyelles linguistiques nécessitant la nasalisation pour leur production, et de voyelles
nasalisées lorsqu‘une voyelle orale fera l‘objet d‘une nasalisation perceptible mais non
nécessaire à la phonation, ou encore lorsqu‘une voyelle nasale sera exagérément nasalisée.
Le terme nasalisation désignera la mise en action des processus physiologiques, volontaire
ou non, dont résulte la production de la nasalité.
La nasalité résulte de la présence de résonances nasales dans le transfert du signal
vocal, résonances induites par l‘abaissement du voile du palais, aussi appelé velum, soit la
partie molle et postérieure du palais qui se termine par la luette. Au cours de la phonation,
le voile du palais est naturellement relevé et bloque le passage entre le pharynx et les fosses
nasales (Le Huche et Allali 2001 : 18), constituées de deux cavités s‘étendant du nez au
pharynx; le voile du palais relevé empêche ainsi l‘air qui circule dans le canal vocal de se
rendre jusqu‘aux fosses nasales. Pour la phonation des consonnes et des voyelles nasales, le
voile du palais s‘abaisse, permettant alors aux fosses nasales de communiquer avec le
pharynx par sa partie supérieure, le rhinopharynx (l‘arrière-nez), créant ainsi ce qu‘on
appelle une ouverture vélaire : les fosses nasales peuvent alors agir comme résonateur. Il
faut noter que l‘abaissement du voile du palais n‘est pas le seul mécanisme en jeu dans la
phonation des voyelles nasales : la position de langue joue aussi un rôle dans l‘identité et
l‘articulation de ces voyelles (Demolin et al. 2003 : 461). Bien qu‘en phonétique on
considère habituellement que les voyelles nasales françaises s‘accompagnent d‘un débit
79
d‘air nasal, Poyatos souligne que l‘expulsion de l‘air par le nez n‘est pas nécessaire à la
nasalisation (Poyatos 1993 : 105). Pour les voyelles orales nasalisées, l‘étude de Birch et al.
(2002), dont il sera question plus loin, tend en effet à montrer qu‘il n‘y a pas de corrélation
entre la perception de la nasalité et le débit d‘air nasal. Dans le cas des consonnes nasales
cependant, la constriction de la cavité orale nécessaire à leur articulation fait évidemment
du nez la seule sortie d‘air possible.
À chaque voyelle nasale correspond une voyelle orale. Tous les autres paramètres
articulatoires étant semblables par ailleurs, on peut dire grossièrement que l‘abaissement du
voile du palais convertit la voyelle orale [è] en la voyelle nasale [C]. Par le même procédé,
[F] devient [D], [A] devient [B], et [O] devient [I]. La nasalité peut cependant être
présente sans pour autant être commandée par les besoins de la phonation, et toutes les
voyelles peuvent être plus ou moins nasalisées sans pour autant perdre leur identité.
Prenons par exemple le cas de la voyelle orale postérieure [A] (comme dans le mot pâte).
Elle possède son pendant nasal, la voyelle nasale postérieure [B] (comme dans le mot
quand). Pour passer du son [A] au son [B], Demolin et al. ont observé chez plusieurs sujets
un abaissement du velum si important que la luette entrait en contact avec la racine de la
langue (Demolin et al. 2003 : 456-457). On peut s‘imaginer qu‘entre un aussi grand
abaissement et une position parfaitement relevée du voile du palais, une articulation
intermédiaire serait possible et permettrait de nasaliser la voyelle [A] sans pour autant lui
faire perdre son identité et la transformer en [B]; la nasalisation d‘une voyelle orale à
potentiel nasal ne la transforme pas forcément en voyelle nasale à proprement parler. Dans
les exemples tirés du corpus, on verra que la voyelle orale [è] se présente souvent sous une
forme nasalisée sans pour autant être perçue comme la nasale [C].
Plusieurs études tendent à montrer que la nasalisation n‘affecte pas toutes les
voyelles orales de la même manière. Birch et al. ont effectué des tests de perception du
degré de nasalité de la voyelle [a] à partir de segments chantés par des chanteurs d‘opéra
professionnels et pour lesquels avaient été mesurés le débit d‘air nasal et l‘ouverture
vélaire. Ils ont notamment conclu que pour cette voyelle, il était difficile d‘établir une
corrélation exacte entre le degré d‘ouverture et la nasalité perçue; certains chanteurs
produisaient cette voyelle avec le voile du palais passablement abaissé et laissant une large
80
ouverture qui n‘était pas accompagnée d‘une nasalité perceptible. D‘autres chanteurs
avaient au contraire un timbre perçu comme nasal qui s‘accompagnait d‘une ouverture
vélaire minime (Birch et al. 2002 : 68-69). Aucune corrélation n‘a ainsi pu être établie entre
la nasalité perçue et l‘ouverture vélaire, ni non plus pour la relation entre la nasalité et le
débit d‘air nasal. Ces résultats tendent à corroborer l‘hypothèse que la nasalité ne serait pas
exclusivement redevable à l‘abaissement du voile du palais mais qu‘elle serait aussi
déterminée par des caractéristiques morphologiques individuelles (Poyatos 1993 : 68).
L‘étude de Birch et al. a aussi montré que si les chanteurs d‘opéra utilisent très
souvent l‘abaissement du voile du palais sur la voyelle [a], ils le font plus rarement pour les
voyelles [i] et [U]. L‘étude de Sundberg et al. (2007) suggère que l‘ouverture vélaire, pour
la voyelle [a], offrirait l‘avantage d‘atténuer le premier formant de cette voyelle sans
affecter le niveau sonore des formants 3, 4 et 5, ce qui aurait ainsi pour effet d‘augmenter
l‘intensité relative de ces formants, qui s‘étaient de plus agrégés. Les auteurs en concluent
que, pour la voyelle [a], une ouverture vélaire contribue à la création du formant du
chanteur et participe ainsi à une bonne projection de la voix. Pour les voyelles [i] et [U]
cependant, l‘ouverture vélaire combinée à la résonance des sinus étend le premier formant
sur une bande de fréquence plus large, ce qui contribue à donner un timbre nasal bien
perceptible à la voyelle ainsi produite : les chanteurs d‘opéra professionnels ont donc
tendance à éviter cette technique pour les voyelles [i] et [U] (Sundberg et al. 2007 : 134).
Cette étude soutient également le point de vue selon lequel les sinus jouent un rôle dans la
résonance nasale comme le prétend Poyatos (1993 : 103); Le Huche et Allali soutiennent au
contraire que les sinus ne semblent jouer aucun rôle dans la phonation (2001 : 18).
Sur le plan acoustique, la nasalisation est un phénomène complexe auquel, selon
Raymond Kent, trois principaux effets peuvent être rattachés (1993 : 104). Premièrement,
l‘abaissement du voile du palais introduisant une bifurcation dans le conduit vocal, il crée
des antiformants ou antirésonances, c‘est-à-dire des régions du spectre harmonique qui sont
considérablement moins intenses. Selon Laver (1980), les antiformants caractéristiques de
la nasalisation se situent entre 500 Hz et 1 800 Hz (91). Le Laboratoire de phonétique et
phonologie de l‘Université Laval parle plutôt de valeurs situées entre 800 Hz et 2 000 Hz,
des valeurs proches du deuxième formant pour la voix parlée (LPPUL 2004a : s.p.).
81
Deuxièmement, l‘ouverture vélaire cause un allongement du « tube » par lequel circule le
signal vocal, qui voyage dès lors du larynx aux narines, ce qui amplifie les fréquences de
résonance les plus basses; pour les hommes, un formant nasal est ainsi créé autour de
300 Hz, formant auquel John Laver fait aussi référence (1980 : 91). Troisièmement, les
cavités nasales, par leur morphologie, absorbent une part de l‘énergie acoustique, ce qui
cause à la fois une réduction de l‘énergie globale de la voix et un élargissement de la bande
de fréquence des formants. Laver observe d‘ailleurs une intensité forte des formants autour
de 2 500 Hz sur une large bande d‘environ 1 000 Hz (Laver 1980 : 91). Ces propriétés
acoustiques de la nasalisation s‘accordent bien avec les observations de Birch et al. (2002)
et de Sundberg et al. (2007). En effet, si la nasalisation augmente l‘intensité des formants
situés autour de 300 Hz, le timbre de la voyelle [a] sera peu affecté par la nasalisation,
puisque son premier formant, pour les voix masculines, se situe beaucoup plus haut que
300 Hz, soit autour de 760 Hz pour le français20. Les voyelles [i] et [U] en revanche, ont un
premier formant (F1) dont la valeur typique est de 250 Hz et de 290 Hz respectivement, des
valeurs situées beaucoup plus près de 300 Hz; F1 sera conséquemment beaucoup plus
affecté par les résonances nasales, ce qui modifiera considérablement le timbre de la
voyelle nasalisée.
En résumé, la production des voyelles nasales nécessite l‘abaissement du voile du
palais; l‘ouverture vélaire permet alors à l‘air de circuler dans les fosses nasales et la
phonation de ces voyelles peut s‘accompagner d‘une sortie d‘air par le nez. En ce qui
concerne la nasalisation des voyelles orales cependant, il semble impossible d‘établir une
corrélation entre l‘ouverture vélaire, le débit d‘air nasal sortant et la perception de la
nasalité, ce qui suggère d‘une part que l‘ouverture vélaire peut s‘accompagner de
résonances spécifiques qui ne sont pas forcément perçues comme nasales, et d‘autre part
que la production d‘un timbre perçu comme nasal est peut-être déterminé par la
morphologie individuelle autant que par le degré d‘aperture du velum. Le mécanisme
d‘abaissement du voile du palais ne suffirait donc pas à déterminer la nasalité et sa présence
serait souvent attribuable à la morphologie des cavités nasales et buccales. Cependant,
20
Les valeurs typiques des formants pour les voyelles françaises sont tirées du répertoire Identification des
sons du français mis en ligne par le Laboratoire de phonétique et phonologie de l‘Université Laval au
http://www.phonetique.ulaval.ca (LPPUL 2004b : s.p.).
82
comme on le verra dans l‘analyse du corpus, tout chanteur, même celui présentant une voix
perçue comme généralement nasale, peut varier le degré de nasalité, ce qui suggère qu‘il
s‘agit d‘une qualité qui peut généralement être contrôlée, mais également que sur le plan
suprasegmental, il serait judicieux d‘envisager le degré de nasalité comme un continuum et
non pas en termes de présence ou d‘absence. Les traits acoustiques de la nasalité consistent
en la présence de deux formants intenses autour de 300 Hz et de 2 500 Hz, ce dernier ayant
de plus la caractéristique d‘être particulièrement large, ainsi que d‘antiformants pouvant se
créer entre 500 Hz et 2 000 Hz.
J‘ajoute enfin que lorsque le rhinopharynx est obstrué par l‘inflammation et le mucus,
comme dans le cas d‘un rhume, le voile du palais peut difficilement s‘abaisser et le passage
de l‘air du pharynx aux fosses nasales est bloqué; la nasalité est alors fortement atténuée,
parfois jusqu‘à la dénasalisation complète. Dire de quelqu‘un d‘enrhumé qu‘il parle du nez
est donc incorrect; la voix enrhumée est dénasalisée, et non pas nasalisée.
2.3 Fonctions expressives et connotations
On possède peu de données sur les fonctions linguistiques et les connotations rattachées à
la nasalisation. En ce qui concerne la signification symbolique des consonnes nasales, une
des thèses les plus célèbres est l‘explication avancée par Roman Jakobson (1962) à
l‘occurrence élevée des consonnes nasales dans les mots rattachés à la mère. Suite à
l‘analyse des données recueillies par George Murdock, qui a relevé les termes utilisés dans
plusieurs langues pour désigner les parents (1959), Jakobson a constaté que 55 % des
termes recueillis désignant la mère présentaient des consonnes nasales contre 15 % pour les
termes désignant le père. Jakobson a posé comme hypothèse que les consonnes nasales sont
associées à la mère parce que le murmure nasal (« mmmmmmmm ») est le seul son que les
bébés peuvent produire lorsqu‘ils tètent, et que ce phonème en est ainsi venu représenter
celle-ci (Nuckolls 1999 : 236-237). Dans une étude très poussée portant sur l‘usage des
sons non lexicaux en anglais, Nigel Ward a montré grâce à un corpus de conversations
spontanées que ces éléments du langage avaient des fonctions conversationnelles très
précises (2006). C‘est le cas du « m-hm », qui consiste en une version plus polie du « uhhuh »; si les deux sons signalent que l‘on suit bien son interlocuteur, Ward a montré que
« m-hm » survient lorsque la conversation devient plus sérieuse sur le plan intellectuel ou
83
sur le plan émotif et que les suppléants contenant un [m] indiquent souvent que l‘on
accorde de l‘importance et de l‘attention à ce qui vient d‘être dit (Ward 2006 : 142-143).
Toujours selon Ward, les sons non lexicaux fondés sur la consonne [n] indiqueraient plutôt
que l‘on est déjà au courant de ce que notre interlocuteur énonce, ou que l‘on veut clore le
sujet (Ward 2006 : 147-148). Ces données sont d‘une utilité limitée pour l‘analyse d‘un
corpus où la nasalité correspond à un trait suprasegmental. En ce qui concerne la
nasalisation envisagée en tant que qualité vocale et modificateur paralinguistique, la plainte
et la séduction sont les deux principales connotations citées dans la recherche. John Laver
et Fernando Poyatos associent la nasalisation à la plainte (whining, Laver 1980 : 92;
Poyatos 1993 : 223). William Austin a identifié la nasalisation, superposée à une fréquence
de phonation basse, comme étant utilisée tant par les hommes que par les femmes dans la
séduction (1965 : 34-37), ce que Poyatos a aussi observé pour la voix féminine, sans
précision sur la fréquence de phonation (Poyatos 1993 : 223).
Poyatos observe également que la nasalisation est présente dans les pleurs (Poyatos
1993 : 289). Dans son étude des fonctions sociales et culturelle de la chanson country aux
États-Unis, Aaron Fox observe que les variations de timbre dans la voix des chanteurs sont
coordonnées avec le sens des paroles chantées. L’ethnomusicologue avance que la
nasalisation, comme de nombreux autres effets vocaux, peut souvent être interprétée en tant
qu’icône du pleur qu’il désigne comme des cry breaks21 :
Crying […] can be iconically represented with specific inflections known
categorically as « cry breaks » – sharp deformations of the melodic line
effected through intermittent falsetto or nasalization, glottal or diaphragmatic
pulsing of the airstream and thus the melodic line, or the addition of
articulatory « noise » to an otherwise timbrally « smooth » vocal tone.
(Fox 2004 : 276)
Pour Fox, ces effets incarnent des affects précis, et leur usage découle à la fois des
traditions stylistiques et des visées expressives de l‘interprète :
« Crying » effects […] are both generalized aspects of a subgeneric style
(« hillbilly » style for example, permits as many cry breaks as possible
subject to phonological constraints) and specifically coordinated with « sad »
songs, verbs of crying, and affectively potent moments. (Fox 2004 : 280)
21
La traduction de cry break par icône du pleur sera justifiée dans le chapitre 3.
84
Le country-western du Québec s‘inspirant largement du country états-unien, on peut
supposer que plusieurs éléments stylistiques et expressifs du chant country tels que ceux
mentionnés par Fox seront présents dans le corpus analysé ici. Il est donc raisonnable de
penser que la nasalisation, dans certaines circonstances du moins, peut être interprétée
comme une stylisation du pleur ou de la plainte. L‘usage de la nasalisation dans les
chansons tristes et comme icône du pleur s‘accorde également avec l‘association entre la
nasalisation et la plainte que proposent Laver et Poyatos pour la voix parlée, association qui
découle d‘observations effectuées dans un cadre culturel proche du nôtre et, dans le cas de
l‘ouvrage de Poyatos, de l‘analyse de plusieurs langues dont le français. Si l‘usage de la
nasalisation dans le corpus peut être perçu comme un emprunt stylistique à un genre
musical étranger, il peut également être envisagé comme l‘esthétisation d‘un effet
paralinguistique déjà présent dans la culture vocale commune des interprètes et de leurs
auditeurs.
Plusieurs sources évoquent la nasalisation à propos de la voix country. À
l‘exception d‘Aaron Fox cependant, aucun auteur, à ma connaissance, n‘y attribue une
fonction expressive spécifique. Bien que la voix country soit également souvent qualifiée
de plaintive, personne ne s‘est encore penché sur la manière dont la nasalisation pouvait
opérer afin de suggérer la plainte, les pleurs ou la tristesse. Les analyses qui suivent
tenteront de montrer comment la nasalisation est structurée dans les œuvres du corpus
country-western et comment sa coordination avec les paroles des chansons, avec des
éléments prosodiques et avec des paramètres musicaux et d‘autres effets paralinguistiques
peut évoquer ces èthos.
2.4 La nasalisation dans le corpus
Très répandue dans le corpus, la nasalisation semble jouer un rôle expressif important. Elle
doit être envisagée comme un continuum et son analyse requiert une méthodologie
particulière présentée dans la section 2.4.1. Suivront les analyses proprement dites (2.4.2),
qui porteront d‘abord sur les variations interindividuelles (2.4.2.1). Suivra ensuite une
brève présentation de certains cas de variations intra-individuelles de la nasalité (2.4.2.2),
qui fourniront un premier indice de l‘importance de ce paramètre dans l‘expressivité
country-western. Les microvariations de la nasalité au niveau opéral seront ensuite
analysées (2.4.2.3); les exemples présenteront des cas où la nasalisation est
85
occasionnellement plus marquée (2.4.2.3.1) et d‘autres où elle est occasionnellement
supprimée (2.4.2.3.2). Cette dernière partie du chapitre permettra également d‘aborder la
nasalisation sous l‘angle de sa fonction générique.
2.4.1 Méthodologie
Un premier problème posé par la nasalité est sa complexité acoustique. En effet, il est très
difficile de l‘identifier par la simple observation du spectrogramme réalisé à partir d‘un
enregistrement. Ce n‘est pas le cas d‘autres traits vocaux : le second mode de phonation
possède des traits acoustiques nets; les microvariations mélodiques comme le vibrato et le
portamento sont généralement bien mises en évidence dans le déploiement des
harmoniques; les effets de diphtongue, caractérisés par une modification continue et
progressive des formants au cours d‘un même segment voyellique, créent une image
spectrale immédiatement reconnaissable, comme on le verra dans certains exemples
présentés dans le chapitre 3. De plus, les analyses effectuées à partir du corpus suggèrent
que la présence de nasalité s‘exprimerait de manière légèrement différente d‘un chanteur à
l‘autre sur le plan acoustique, ce qui constitue un second défi dans l‘identification de cette
variation de timbre. Un troisième obstacle méthodologique à l‘identification visuelle rapide
des passages nasalisés de manière significative est la présence presque constante de cette
qualité dans la voix chantée de plusieurs interprètes. Afin de contourner ces difficultés, les
analyses seront fondées d‘abord sur une écoute attentive visant à déterminer le degré de
nasalité de chaque voyelle dans son contexte immédiat. Ainsi, en fonction du degré de
nasalité dans ce qu‘on considérera comme la voix première d‘un chanteur, et en fonction du
degré de nasalité moyen auquel il aura recours dans une chanson en particulier, les voyelles
notées comme significativement nasalisées seront celles qui seront nettement plus nasales
que les voyelles environnantes ou que d‘autres occurrences de la même voyelle dans le
même phonogramme. L‘analyse spectrale ou l‘extraction des formants confirmera en
général clairement la perception auditive; ailleurs, l‘exemple sonore sera plus éloquent.
La perception du degré de nasalité diffère selon l‘auditeur et le contexte de l‘écoute.
Ainsi, un auditeur habitué à un style vocal ne comportant pratiquement aucune nasalité
trouvera sans doute la voix de Roland Lebrun très nasale, alors qu‘elle l‘est beaucoup
moins que celle de Marcel Martel. L‘analyse des fonctions expressive de la nasalisation
86
doit évidemment se faire en fonction du contexte interne de chaque enregistrement et de
chaque performance, mais aussi en fonction de la production globale d‘un interprète pour la
période visée par la thèse; il faudra donc d‘abord tenter de déterminer dans quelle mesure le
degré de nasalité d‘une voyelle s‘écarte du degré moyen de nasalité pour chaque interprète.
Une première étape consistera donc à présenter les variations interindividuelles de la
nasalité chez les chanteurs du corpus, ce qui permettra par la suite de mieux identifier les
variations intra-individuelles. Je présenterai donc d‘abord des extraits sonores établissant,
pour chacun des chanteurs dont les enregistrements seront analysés, un exemple typique,
sur le plan de la nasalité, de leur voix première. En plus de calibrer l‘écoute pour chaque
chanteur, ces échantillons sonores constitueront également des étalons qui permettront de
vérifier comment la nasalité s‘exprime acoustiquement dans la voix de chacun. J‘ai choisi
ces extraits sonores typiques en fonction de trois critères : ils sont représentatifs du degré de
nasalité moyen pour chaque chanteur, ils présentent un degré de nasalité relativement stable
pour toutes les voyelles chantées, et ils contiennent la voyelle [i]. Cette voyelle a été
choisie parce que, comme on l‘a vu plus haut, ses propriétés acoustiques en font une
voyelle pour laquelle le seuil de perception de la nasalité est assez bas; elle est ainsi un bon
outil de comparaison sonore pour le degré de nasalité chez chaque chanteur et c‘est cette
voyelle qui a été extraite de chaque exemple sonore afin de créer les exemples visuels.
Suivront ensuite les analyses portant sur les fonctions expressives de la nasalisation dans le
corpus.
2.4.2 Analyses
2.4.2.1 Variations interindividuelles
En français parlé, la voyelle [i] présente des formants dont les valeurs, pour les locuteurs
masculins, s‘approchent typiquement de 250 Hz, 2 250Hz, 2 980 Hz et 3 280 Hz pour F1,
F2, F3 et F4 respectivement. Chez un chanteur qui présente une voix première très peu
nasalisée comme Roland Lebrun, les trois premiers formants, soit ceux qui déterminent
l‘identité de la voyelle, sont bien définis; c‘est ce qu‘on peut voir sur le graphique montrant
les formants du [i] du mot « amis », tiré d‘un enregistrement de Roland Lebrun, « La mort
d‘un cowboy des prairies » (exemple 2.1a, extrait sonore 2.1). On peut également noter
l‘absence d‘antiformants dans le spectre harmonique de la voyelle et bien que certains
87
harmoniques soient moins intenses, ils sont tous visibles sur le spectrogramme (exemple
2.1b). Lorsque Roland Lebrun a recours à la nasalisation, des antiformants beaucoup plus
accusés apparaissent. L‘exemple 2.2 montre la voyelle [i] nasalisée, tirée de « La vie d‘un
cowboy », que l‘on peut entendre dans l‘extrait sonore 2.2 à la fin du mot « partis ». Son
spectre harmonique montre une large bande d‘antiformants située entre 600 Hz et 1 800 Hz.
Roland Lebrun est, mis à part une exception dont il sera question dans la section 2.4.3.2, le
chanteur du corpus qui utilise la voix première comportant le moins de nasalité. La voix
première de Willie Lamothe, celle qu‘il utilise dans la plupart de ses chansons joyeuses et
légères, présente un peu plus de nasalité que celle de Roland Lebrun; on perçoit cette légère
nasalité dans « Giddy-Up Sam », dont on peut entendre le début dans l‘extrait sonore 2.3.
Dans sa voix première, le troisième formant a tendance à s‘élargir, à se disperser et à
s‘agréger avec le quatrième formant, comme on peut le voir sur l‘exemple 2.3a, qui montre
les formants du [i] du mot « prairie » entendu dans l‘extrait sonore 2.3. Sa voix présente
des antiformants autour de 950 Hz ainsi qu‘une bande de forte intensité autour de 2 460 Hz
(exemple 2.3b), ce qui correspond à certains des marqueurs acoustiques de la nasalité
énumérés en 2.2.
Paul Brunelle et Marcel Martel ont les voix qui semblent les plus nasales et chez
eux, la nasalité semble s‘exprimer dans la dispersion du deuxième formant. La voix
première de Paul Brunelle possède un degré de nasalité variable d‘un enregistrement à
l‘autre et elle est la plupart du temps plus nasale que celle de Willie Lamothe. Le [i] du mot
« vite » (à sa première occurrence) tiré du premier refrain de « Mon enfant je te pardonne »
(extrait sonore 2.4), qui est représentatif du degré moyen de nasalité pour cette chanson,
montre un deuxième formant dispersé (exemple 2.4). Marcel Martel présente quant à lui
une voix première toujours très nasale. La bande d‘antiformants qui est presque
constamment visible dans le spectre harmonique dans sa voix est très large, comme on le
voit bien sur le spectrogramme de l‘exemple 2.5a qui montre le [i] du mot « chérie »;
l‘extrait sonore 2.5 fait entendre le deuxième couplet de « La chaîne de nos cœurs », d‘où
cet exemple a été tiré. En ce qui concerne la distribution des formants, la nasalité moyenne
chez Marcel Martel semble s‘exprimer surtout par une dispersion du deuxième formant
(exemple 2.5b), un trait acoustique aussi identifié chez Paul Brunelle. Ce trait se confirme à
l‘analyse d‘une autre occurrence de [i] moyennement nasalisé (exemple 2.6a), un [i] qui
88
possède un spectre harmonique et une prononciation semblable à celui de l‘exemple 2.5),
tiré du mot « brises » du troisième refrain de « La chaîne de nos cœurs » (exemple 2.6b,
extrait sonore 2.6).
Afin de vérifier que ce trait acoustique est bien rattaché à la nasalisation et non pas à
la voyelle [i] qui serait articulée d‘une manière particulière chez Marcel Martel et Paul
Brunelle, j‘ai choisi une autre voyelle, le [E] du mot « malheureux » qui a été tiré du
premier refrain de « La chaîne de nos cœurs ». Cette voyelle subit une nasalisation
progressive et passant d‘un degré de nasalité moyen pour Marcel Martel à une nasalité de
plus en plus marquée (extrait sonore 2.7). Comme on le voit bien sur l‘exemple 2.7, le
début de la voyelle est caractérisé par une agrégation de F3, F4 et F5 telle qu‘observée par
Sundberg et al. (2007); à mesure que la voyelle se nasalise, le deuxième formant se disperse
de plus en plus. Ces résultats me portent à avancer que la dispersion de F2 est bel et bien un
trait acoustique associé à la nasalisation chez certains chanteurs. Chez Marcel Martel, on
note aussi la présence d‘autres traits plus couramment associés à la nasalisation, tels la
création d‘antiformants et l‘agrégation de F3, F4 et F5. Comme le montraient aussi les
exemples 2.5b et 2.6b, la nasalisation chez Martel s‘exprime également par une intensité
plus forte des harmoniques autour de 2 300 Hz à 2 400 Hz.
Les chanteurs principaux du corpus à l‘étude ne présentent pas tous le même degré
de nasalité dans leur voix première; la voix de Roland Lebrun est celle présentant le moins
de nasalité et celle de Marcel Martel se situe à l‘autre bout du spectre. Chez Roland Lebrun,
les voyelles nasalisées présentent les caractéristiques acoustiques habituelles de la nasalité.
Chez Willie Lamothe, cette qualité est caractérisée sur le plan acoustique par la présence
d‘antiformants mais sa voix première n‘est pas assez nasalisée pour agréger complètement
F3, F4 et F5. Chez Marcel Martel, dont la voix très nasale présente les caractéristiques
habituelles de la nasalité, le deuxième formant peut également s‘élargir lors d‘une
nasalisation encore plus marquée de certaines voyelles; il s‘agit du principal indice d‘une
nasalisation plus appuyée et de la nasalisation progressive chez lui, ce que montreront
également les exemples présentés dans la section suivante. Dans le corpus choisi, il y a
donc des variations interindividuelles importantes, tant sur le plan du degré de nasalité
89
moyen dans la voix première de chaque interprète que sur celui de l‘expression acoustique
de la nasalité d‘un chanteur à l‘autre.
2.4.2.2 Variations intra-individuelles
Le corpus montre aussi des variations intra-individuelles. Chez certains chanteurs, on
observe en effet une tendance à la variation du degré moyen de nasalité dans la voix
première selon le type de chanson enregistrée. Chez Willie Lamothe, par exemple, les
chansons joyeuses et fantaisistes sont prédominantes, et le degré de nasalité de sa voix
première a été identifi, dans la section 2.4.2.1 à partir de l‘une de ces chansons. Il enregistre
cependant au cours des années 1940 et 1950 quelques ballades sentimentales comme « Ne
me délaissez pas », dans laquelle le narrateur supplie une femme qu‘il a trompée de lui
accorder son pardon. Dans cette chanson qui prend des allures de supplication, Willie
Lamothe utilise une voix première beaucoup plus nasalisée que celle utilisée dans « GiddyUp Sam » et d‘où avaient été tirés les exemples présentés en 2.4.2.1. L‘extrait sonore 2.8
fait entendre un extrait de chacune de ces chansons. La différence de nasalité entre les deux
est évidente, et elle est bien visible si on compare les spectrogrammes de « Giddy-Up
Sam » (exemple 2.8a) et de « Ne me délaissez pas » (exemple 2.8b). Dans le premier, qui
correspond à l‘enregistrement où la voix première est la moins nasalisée, le fondamental,
qui oscille entre environ 200 Hz et 430 Hz (pour les notes les plus aiguës et chantées en
second mode de phonation), est moins intense que son premier harmonique. Dans « Ne me
délaissez pas », le fondamental est souvent aussi fort que son premier harmonique, ce qui
s‘explique par l‘intensité du formant nasal se créant autour de 300 Hz. On peut aussi voir
sur ce spectrogramme plusieurs notes où des antiformants sont présents. Si la comparaison
entre ces deux enregistrements montre un contraste facilement décelable sur le plan de la
nasalité, on pourrait être tenté de l‘attribuer à une évolution dans la voix de Willie
Lamothe : « Giddy-Up Sam » est parue en 1948, « Ne me délaissez pas », un an plus tard. Il
m‘apparaît cependant plus plausible que cette variation de la nasalité de la voix première de
Willie Lamothe soit attribuable aux différents èthos sur lesquels sont fondées les chansons.
En 1948, par exemple, paraissent sur le même disque « L‘amour d‘une cowgirl » en face A
et « Quand je reverrai ma province » en face B. Cette dernière chanson met en scène un
cow-boy éloigné de « son paradis », c‘est-à-dire sa bien-aimée et son lieu d‘origine. D‘un
tempo rapide, la chanson exprime une certaine exubérance, notamment par le recours au
90
second mode de phonation d‘une manière apparentée au yodel, comme on le verra dans les
analyses présentées dans le chapitre 3. « L‘amour d‘une cowgirl » raconte la solitude d‘une
femme qui a perdu son « chéri » qui l‘a quittée. Cette chanson au tempo beaucoup plus lent
a recours au mode mineur dans les couplets, et la voix de Willie Lamothe y est beaucoup
plus nasalisée; l‘extrait sonore 2.9 fait entendre un extrait de chacune de ces chansons. Une
nasalité globalement plus marquée apparaît donc ici, avec d‘autres marqueurs
paralinguistiques et musicaux, comme un procédé permettant d‘exprimer des sentiments
tels que la solitude et la tristesse.
Des variations semblables se retrouvent aussi dans le répertoire enregistré de Paul
Brunelle. Dans « Mon enfant je te pardonne », par exemple, la voix première de Paul
Brunelle semble plus nasale que dans « Sur ce vieux rocher blanc », qui relate des
souvenirs amoureux idylliques (extrait sonore 2.10). Ces variations intra-individuelles du
degré moyen de nasalité constitue un premier indice que la nasalisation pourrait servir à
exprimer des sentiments négatifs dans la voix chantée du corpus country-western, une
fonction qu‘elle possède dans la voix parlée en accompagnant la plainte. Afin de montrer
avec plus de précision comment la nasalisation opère dans la représentation de ces èthos,
l‘analyse des microvariations induites par le contrôle de ce modificateur paralinguistique
s‘impose. Dans une même chanson, les interprètes ont recours à la nasalisation d‘une
manière plus ou moins variée : si certaines exécutions sont plutôt uniformes sur ce plan,
d‘autres présentent des contrastes évidents, soit par la présence de voyelles
significativement plus nasalisées que les autres (2.4.2.3.1), soit, au contraire, par la
suppression passagère de la nasalisation dans une exécution où la nasalité moyenne est très
marquée (2.4.2.3.2). Ce sont ces variations opérales qui serviront de point de départ aux
analyses présentées ici, variations qui seront mises en relation avec les paroles des
chansons et avec d‘autres paramètres musicaux et vocaux.
2.4.2.3 Variations opérales
2.4.2.3.1 Nasalisation occasionnellement plus marquée
Les enregistrements de Marcel Martel composent un répertoire abondant de chansons
utilisant la nasalisation à des fins expressives. Comme on l‘a vu précédemment, la voix
première de Marcel Martel est la plus nasale des quatre principaux chanteurs dont les voix
91
sont analysées ici. À l‘écoute de ses chansons, on constate que certaines voyelles sont
considérablement plus nasalisées que d‘autres. À titre de comparaison, l‘extrait sonore 2.11
fait d‘abord entendre un [i] typique de la voix première de Marcel Martel, en l‘occurrence,
le [i] tiré de l‘exemple 2.5 présenté plus haut, puis un second [i] tiré du même
enregistrement, et qui est beaucoup plus nasalisé. L‘extraction des formants confirme la
perception auditive : dans l‘exemple 2.9b, le deuxième formant de ce second [i] est
clairement plus dispersé que celui de l‘exemple 2.5 (reproduit dans l‘exemple 2.9a); on se
rappellera que la dispersion du second formant est un des traits acoustiques de la
nasalisation chez Marcel Martel. La chanson « La chaîne de nos cœurs », d‘où sont tirés ces
deux exemples, contient d‘ailleurs plusieurs occurrences de voyelles significativement plus
nasalisées que les autres; elle semble à première vue constituer un bon exemple de
performance vocale où la nasalisation est associée à l‘expression de sentiments tristes.
Enregistrée en 1947, « La chaîne de nos cœurs » est une adaptation de la chanson de Hank
Snow « You Broke the Chain That Held Our Hearts » parue en 1945. Dans la version de
Marcel Martel, la voix est beaucoup plus plaintive et plus proche de la lamentation et se
démarque ainsi de la voix de Hank Snow dans la version originale, beaucoup plus légère et
moins nasalisée; l‘extrait sonore 2.12 fait entendre un extrait de la version originale puis de
celle de Marcel Martel. Dans les deux chansons, le narrateur s‘adresse à une femme qui l‘a
quitté. Tandis que la chanson de Hank Snow met l‘accent sur le retour possible de la femme
et sur son amour qui demeure malgré leur séparation (exemple 2.10, lignes 12, 27-28), la
version de Marcel Martel a évacué toute référence à une éventuelle fin heureuse et ne parle
que de la souffrance du narrateur (exemple 2.11). La modification du style vocal dans
l‘adaptation française semble s‘accorder avec le glissement de sens qu‘ont subi les paroles
et elle constitue un indice de l‘association de la nasalisation à des sentiments négatifs dans
le cadre de cette chanson. Son analyse détaillée servira maintenant à montrer de quelle
manière une nasalisation occasionnellement plus marquée de certaines voyelles opère dans
l‘évocation de la plainte et du pleur. Le point de départ de cette analyse est l‘identification,
à l‘écoute, des voyelles qui étaient nasalisées de manière significative. Il s‘agit évidemment
de résultats subjectifs découlant de ma propre perception auditive, mais le degré élevé de
nasalité perçu a presque toujours été confirmé par l‘extraction des formants ou l‘analyse du
spectre harmonique, qui montraient des traits acoustiques propres à la nasalité plus accusés
92
que dans les exemples présentés en 2.4.2.1 pour la voix première de Marcel Martel. Suite à
l‘étude des caractéristiques acoustiques des voyelles marquées comme significativement
nasalisées, deux phénomènes sont apparus : la présence fréquente d‘un mouvement de
nasalisation progressive et l‘existence de deux types de voyelles nasalisées, qui présentent
un contraste significatif sur le plan dynamique.
Dans « La chaîne de nos cœurs », la nasalisation progressive a pu être observée à
trois échelons structurels : celui de la voyelle, celui de la phrase et celui de la section
formelle. Plusieurs voyelles subissent une nasalisation progressive dans cet enregistrement.
C‘est le cas du [F] de « cœur » et du [E] de « malheureux » dans plusieurs de leurs
occurrences. Les exemples 2.12 et 2.13 montrent la nasalisation progressive de chacune de
ces deux voyelles, pour lesquelles le deuxième formant se disperse de plus en plus où F3, F4
et F5 convergent graduellement. Les extraits sonores 2.13 et 2.14 font entendre les syllabes
représentées visuellement dans ces exemples. Chacune a été montée en boucle afin de
faciliter la perception auditive du phénomène de nasalisation progressive, qui n‘est pas
facilement détectable sans une écoute répétée étant donnée sa brièveté. Dans « La chaîne de
nos cœurs », sur les 27 syllabes qui ont été marquées comme significativement plus
nasalisées que leurs voisines, ce qui inclut les syllabes qui sont nasalisées de manière
progressives, 15 sont des syllabes situées en fin de phrase, soit un peu plus de la moitié. De
plus, lorsque, dans une phrase, il n‘y a qu‘une seule syllabe nasalisée, elle est
systématiquement la dernière de la phrase. Il semble donc y avoir dans cet enregistrement
un deuxième phénomène d‘intensification de la nasalisation, cette fois-ci à l‘échelle de la
phrase. L‘exemple 2.14 présente la disposition de syllabes nasalisées, qui apparaissent en
rouge; les syllabes progressivement nasalisées ont été soulignées. À l‘échelle des sections
formelles, c‘est plutôt une augmentation du degré de nasalité moyen qui peut être perçue,
un peu comme si la voix première était de plus en plus nasalisée. Ce phénomène est
particulièrement perceptible dans les refrains, comme on peut l‘entendre dans les extraits
sonores 2.15, 2.16 et 2.17. Présentant successivement la première puis la dernière phrase de
chacun des trois refrains de la chanson, ils mettent en évidence la nette augmentation du
degré de nasalité moyen dans la voix de Marcel Martel au cours d‘une même section
formelle. On constate la même chose à l‘écoute de la première phrase du premier, puis du
93
dernier refrain (extrait sonore 2.18), et la voix de Marcel Martel semble aussi être de plus
en plus nasalisée du début à la fin de la performance vocale.
Le second phénomène observé concerne les profils dynamiques contrastants
appliqués aux voyelles les plus nasalisées. Bien que toutes les voyelles marquées comme
particulièrement nasalisées (exemple 2.14) correspondent à des accents toniques, à
l‘exception du [è] initial de « aimés » et « aimer », et qu‘elles soient soutenues par des
valeurs longues, elles ne sont pas toutes accentuées sur le plan dynamique. Tandis que les
voyelles situées en début ou en milieu de phrase se caractérisent souvent par une intensité
forte, les voyelles progressivement nasalisées et celles situées en fin de phrase
s‘accompagnent en général d‘une baisse d‘intensité marquée. Ces baisses d‘intensité sont
naturelles, puisque, situées en toute fin de phrase, elles correspondent à la fin de la phase
d‘expiration et précèdent le plus souvent une nouvelle inspiration : dans « La chaîne de nos
cœurs », la voyelle précédant immédiatement une respiration subit d‘ailleurs toujours une
baisse d‘intensité d‘exécution perceptible, qu‘elle soit nasalisée ou non. Cependant, dans
cet enregistrement, il semble aussi exister une corrélation entre nasalisation en fin de
souffle et stabilité de la hauteur. On constate en effet que les voyelles terminales
significativement plus nasalisées sont beaucoup plus stables que celles qui ne le sont pas.
Avant de présenter les résultats de la mise en relation de ces paramètres pour l‘ensemble de
la chanson, j‘aimerais apporter une précision importante. Pour l‘exemple 2.15 ainsi que
pour les exemples 2.10, 2.11 et 2.14 présentés précédemment, j‘ai effectué la transcription
des paroles et la numérotation des vers en fonction de la construction des phrases
mélodiques, qui sont constituées de deux mesures de quatre pulsations. Chaque vers
correspond à une phrase musicale complète, et la disposition des phrases correspond ainsi
parfaitement à la disposition des rimes enchaînées du premier couplet. Cependant, la
troisième phrase de chaque section formelle comporte toujours un plus grand nombre de
syllabes que les autres phrases d‘une même section; dans les refrains par exemple, les
phrases 1, 2 et 4 comportent 8 pieds, et la troisième 11. C‘est ce qui explique que la
troisième et la quatrième phrase sont en général enchaînées; on note ainsi l‘absence
d‘inspiration entre la troisième et quatrième phrase de chaque section et la dernière voyelle
de la troisième phrase de chaque section, nasalisée ou non, ne subit pas de baisse
d‘intensité. Pour chaque couplet et chaque refrain, la terminaison des première, deuxième et
94
quatrième phrases sont sujettes à une baisse d‘intensité accompagnant la fin du souffle, et
cette diminution est presque toujours perceptible. Les voyelles considérées comme des
voyelles de terminaison, soit les dernières voyelles de chaque phrase (à l‘exception du cas
où ce sont des [e] muets, la voyelle de terminaison devenant alors la voyelle qui précède)
excluront donc les voyelles finales de la troisième phrase de chaque section. Suivant cette
règle, on retrouve dans « La chaîne de nos cœurs » 15 voyelles de terminaison, dont 11 sont
nasalisées; toutes subissent une baisse d‘intensité. L‘exemple 2.15 indique le comportement
des voyelles de terminaison sur le plan de la hauteur. On remarque que les voyelles de
terminaison qui sont nasalisées sont toutes stables; sur les quatre voyelles de terminaison
qui ne sont pas nasalisées, trois ont une hauteur instable. Il s‘agit ici bien sûr d‘une manière
schématisée et peu nuancée de présenter le comportement des notes chantées en fin de
phrase et comme la nasalisation, la notion de hauteur devrait être envisagée comme un
continuum. Une analyse plus détaillée de quelques voyelles terminales montrera de manière
plus convaincante le lien entre nasalisation et stabilité de la hauteur dans « La chaîne de nos
cœurs ». La voyelle terminale de chacun des trois refrains, soit le [F] de « bonheur », offre
une bonne base de comparaison. Sur les trois occurrences de cette voyelle de terminaison
(exemples 2.16a, 2.16b et 2.16c; extrait sonore 2.19), seule la dernière (1.16c) est très
nasalisée et ce de manière progressive. Dans les trois occurrences, la note visée est
approchée par un mouvement mélodique ascendant qu‘on peut observer sur les
spectrogrammes des exemples 2.16a, 2.16b et 2.16c : ce mouvement se résout par l‘atteinte
d‘une note cible tenue qui est plus ou moins stable d‘une occurrence à l‘autre. Le [F] de
l‘exemple 2.16a pourrait être perçu comme légèrement plus nasalisé que celui de l‘exemple
2.16b, ce qui se traduit par un deuxième formant légèrement plus dispersé, pas assez
cependant pour qu‘il ait été marqué comme significativement plus nasalisé. La fréquence
fondamentale dans la partie tenue de la voyelle apparaît cependant légèrement plus stable
dans le premier refrain (2.16a) que dans le second (2.16b). Dans le troisième refrain, la
voyelle terminale est cette fois clairement nasalisée, et la nasalisation s‘amplifie de manière
progressive comme le montre bien l‘évolution du deuxième formant dans l‘exemple 2.16c.
Ici, la voyelle apparaît comme clairement plus stable, à l‘écoute comme sur le
spectrogramme. Pour la terminaison de chaque refrain, il semble donc y avoir une
corrélation entre le degré de nasalisation et la stabilité de la hauteur du fondamental : plus
95
la voyelle chantée est nasalisée, plus la hauteur est stable. Dans le premier refrain, le [E] de
« malheureux » constitue un autre exemple significatif de cette corrélation : à mesure que la
voyelle se nasalise, l‘intensité diminue progressivement, et la hauteur demeure stable, à
l‘exception d‘une ondulation créée par un léger vibrato (exemple 2.17 et extrait sonore
2.20).
Il semble donc exister, du moins chez Marcel Martel et dans le contexte de cette
chanson, un lien entre nasalisation, intensité et stabilité de la hauteur. En général, lorsque
l‘intensité d‘exécution doit être réduite, c‘est la pression sous-glottique qui est réduite. Si
elle n‘est pas compensée par le larynx, une diminution de la pression peut cependant
affecter la fréquence de vibration des bandes vocales, ce qui modifie la hauteur (Sundberg
1987 : 40). J‘aimerais poser comme hypothèse que la nasalisation serait peut-être, dans
certains cas, une stratégie permettant de diminuer l‘intensité d‘exécution sans affecter la
hauteur de note chantée. En effet, à cause de la perte d‘énergie acoustique induite par
l‘abaissement du vélum et la création d‘un second canal par où circule le souffle
phonatoire, la nasalisation peut causer une baisse d‘intensité du son. Kent souligne
d‘ailleurs que les sons nasalisés sont en général les sons les moins intenses d‘une chaîne
phonologique (Kent 1993 : 105) Dans « La chaîne de nos cœurs », comme l‘analyse l‘a
montré, les voyelles terminales nasalisées sont souvent plus stables sur le plan de la
hauteur. Ce possible usage fonctionnel de la nasalisation n‘entre cependant pas en
contradiction avec son rôle expressif. Je crois en effet que ce positionnement particulier de
nombreuses syllabes nasalisées en fin de phrases et accompagnées d‘une baisse d‘intensité,
coordonné avec le mouvement généralisé du moins nasalisé au plus nasalisé identifié plus
haut, présent à tous les niveaux analytiques, contribue justement à créer l‘effet plaintif
associé au chant country-western et dont cette chanson de Marcel Martel constitue un
exemple particulièrement représentatif.
Si les voyelles nasalisées accompagnées d‘une baisse d‘intensité évoquent la plainte
et conviennent bien aux chansons tristes, elles pourraient difficilement être incluses dans la
catégorie des icônes du pleur décrits par Aaron Fox, des effets vocaux devant présenter une
rupture dans la voix et dans la ligne mélodique; un effet paralinguistique placé en fin de
phrase pourrait difficilement être considéré comme créant un effet de rupture. De plus, la
96
description que fait Fox de ces effets montre bien qu‘ils visent à mettre en évidence certains
mots, ce qui devrait s‘accompagner par une forme d‘accentuation. Dans « La chaîne de nos
cœurs », les voyelles nasalisées situées en début et en milieu de phrase, plus souvent
accentuées sur le plan dynamique, auraient plus de chance de s‘inscrire dans la catégorie
des cry breaks. Dans « La chaîne de nos cœurs », les voyelles nasalisées et chantées avec
une intensité particulièrement forte sont présentées dans l‘exemple 2.18. Les mots
contenant des voyelles nasalisées et d‘intensité forte sont les mots du titre (« brises » et
« chaîne », lignes 1, 4, 9, 12 et 20), ainsi que les mots véhiculant le mieux le sens de la
chanson, qu‘on pourrait considérer comme des mots-clés (« quittes », « chérie », « aimés »,
« promis », « aimer », lignes 8, 11, 13, 15, 19). De plus, seules des voyelles correspondant
à la fois à des accents toniques (à l‘exception du [è] de « aimés » et « aimer ») et à des
valeurs longues sont nasalisées. « Abandonnes » (ligne 5) est un mot qui résume bien le
sens de la chanson. Sa prosodie est cependant imparfaite : c‘est la première voyelle, le [a],
qui est chantée sur une valeur longue, alors que l‘accent tonique est sur le [O]. D‘autres
mots présentent une prosodie adéquate mais sont peu significatifs (« me », lignes 2, 10, 14,
18, « pourtant », lignes 3, 11, 19, entre autres). Ces mots ne contiennent aucune voyelle
significativement nasalisée. Les voyelles nasalisées et accentuées correspondent donc non
seulement à des valeurs longues, comme on aurait pu s‘y attendre, mais elles sont aussi
généralement coordonnées avec des accents toniques dont la prosodie est correcte.
Ces voyelles s‘inscrivent parfaitement dans la catégorie des cry breaks décrits par
Fox et par leur caractère accentué, à la fois sur le plan de la durée et de l‘intensité, elles
créent bel et bien des ruptures dans la ligne mélodique et vocale. Dès le premier refrain de
« La chaîne de nos cœurs », une voyelle, le [i] de « brises », se démarque des autres par son
intensité, attirant l‘attention à la fois sur le titre et sur la nature du récit qui sera raconté.
L‘exemple 2.19 montre le sommet dynamique correspondant à cette voyelle (extrait sonore
2.21). Dans le deuxième couplet, la troisième phrase comporte deux voyelles nasalisées et
accentuées, le [i] de « promis » et le [è] de « aimer ». Sans constituer les plus importants
sommets dynamiques de la phrase, ils sont cependant accentués dans leur contexte
immédiat; le [i] de « promis » est plus intense que le [o], et le [è] de « aimer » est aussi
fort et plus aigu que le [é], qui porte pourtant l‘accent tonique du mot (exemple 2.20;
extrait sonore 2.22). Ces syllabes ne sont sans aucun doute pas nasalisées de manière
97
accidentelle. Comme on l‘a vu, la nasalisation atténue en général l‘intensité. Nasaliser une
voyelle et lui donner une intensité égale ou supérieure aux voyelles environnantes exige de
compenser par le signal vocal ce qui est perdu dans la résonance. Les voyelles ainsi
nasalisées, en plus d‘évoquer les cry breaks typiques du style vocal country états-unien, ont
pour avantage de faciliter l‘intelligibilité des paroles en signalant les mots les plus
importants du texte chanté ainsi que les accents toniques. De plus, ces voyelles nasalisées
sont souvent mises en évidence grâce à d‘autres effets vocaux, et des microvariations
mélodiques sont notamment utilisées à cette fin. Dans la première phrase de la chanson par
exemple, le [i] de « brises » est attaqué environ un ton plus bas que la note cible, qui est
ensuite rejointe par un glissement mélodique, comme le montre le fondamental sur le
spectrogramme de l‘exemple 2.21.
D‘autres chanteurs utilisent la nasalisation de ces deux manières, soit en fin de
phrase d‘une façon qui évoque la plainte et pour accentuer certaines syllabes. C‘est ce que
fait Paul Brunelle dans « Mon enfant je te pardonne », une chanson plaintive qui raconte les
regrets d‘un personnage féminin ayant abandonné sa mère pour un garçon. L‘exemple 2.22
montre une transcription des paroles de la chanson où les voyelles nasalisées apparaissent
en rouge, la plupart de ces voyelles étant situées en fin de phrase. Dans les couplets comme
dans les refrains, les vers pairs comportent une terminaison correspondant à un accent
tonique, tandis que les vers impairs ont habituellement une terminaison non accentuée qui
correspond parfois à un [e] muet chanté; c‘est alors la voyelle qui précède qui est nasalisée
et qui est plus intense. Les voyelles nasalisées situées en fin de phrases sont donc en
général accentuées sur le plan dynamique pour les vers impairs puisqu‘elles correspondent
à l‘accent tonique qui doit être différencié de la voyelle terminale. Les voyelles terminales
nasalisées dans les vers pairs présentent un profil dynamique différent; elles se composent
d‘un sommet dynamique qui signale l‘accent tonique suivi d‘une baisse d‘intensité qui
signale la fin de la phrase et évoque la plainte. Par exemple, le [B] de « ans », dans le
premier couplet (ligne 10), est progressivement nasalisé; après un sommet dans la courbe
d‘intensité, les formants s‘agrègent de plus en plus et l‘intensité diminue (exemple 2.23;
extrait sonore 2.23). Bien que les baisses d‘intensité soient moins marquées dans « Mon
enfant je te pardonne » que dans « La chaîne de nos cœurs », les voyelles terminales
nasalisées, comme celle de l‘exemple 2.23, ont tout de même un profil dynamique bien
98
différent des voyelles nasalisées et accentuées, comme par exemple le [O] de « donnes »,
nasalisé et accentué par rapport au [e] qui le suit dans la troisième phrase du premier
refrain (exemple 2.24, extrait sonore 2.24). Paul Brunelle a donc recours à la nasalisation, à
la fois d‘une manière qui évoque la plainte en fin de phrase et à la manière des icônes du
pleur décrits par Fox. Dans « Mon enfant je te pardonne », la nasalisation occupe aussi une
fonction structurante rattachée au récit. Le mot « maman », dont la voyelle terminale,
nasale, est facile à nasaliser davantage, ne fait pas l‘objet de nasalisation significative dans
les refrains. Ceux-ci, qui rapportent des paroles attribuées à la mère, parlent en effet de
pardon et de réconciliation. Lorsque le même mot fait partie du discours de la fille, dans le
premier couplet, qui parle de l‘abandon de la mère, sa voyelle terminale est au contraire
nasalisée; l‘extrait sonore 2.25 fait entendre deux fois le mot « maman », dans le premier
refrain et dans le premier couplet, et met en évidence la différence dans le degré de nasalité
de leurs terminaisons. Sans qu‘on puisse dire que les paroles attribuées au personnage de la
mère soient chantées entièrement avec une voix moins nasale que les paroles chantées par
le personnage de la fille, la différence de nasalisation sur ce mot-clé entre son occurrence
dans les refrains et dans les couplets, plus plaintifs, m‘apparaît significative.
Bien que la nasalisation occasionnellement plus marquée soit surtout typique des
chansons tristes et plaintives, on peut trouver dans le corpus certains exemples de
nasalisation en fin de phrase dans des chansons joyeuses ou fantaisistes. Dans ce cas
cependant, le profil dynamique de la voyelle nasalisée est bien différent de celui des
voyelles terminales dans les chansons tristes. Dans « Le boogie woogie des prairies », Paul
Brunelle a parfois recours à la nasalisation progressive en fin de phrase. Dans la ritournelle
qui clôt la première strophe de la chanson, le dernier [i] du mot « prairie » fait l‘objet d‘une
nasalisation de plus en plus appuyée, comme le montre la dispersion progressive des
formants sur l‘exemple 2.25 (extrait sonore 2.26). À l‘audition, le début de la voyelle
semble déjà nasalisé; le changement de timbre entendu correspond probablement à
l‘ouverture progressive de la bouche, qui permet du même coup l‘augmentation de
l‘intensité de la note chantée. La courbe d‘intensité montre une variation périodique
correspondant au vibrato appliqué à ce passage et la courbe présente une amplitude de plus
en plus grande. L‘effet créé se situe à l‘opposé de la plainte qu‘évoquaient « La chaîne de
nos cœurs » et « Mon enfant je te pardonne ». « Le boogie woogie des prairies », comme on
99
le verra dans le chapitre 3, fait d‘ailleurs partie d‘un sous-corpus de chansons où le yodel,
avec d‘autres variations de timbre, évoque surtout l‘exubérance. Ce type de recours à la
nasalisation est rare dans le corpus et une nasalité appuyée et variée est en général associée
à des chansons tristes et plaintives. De plus, même si, comme on l‘a vu, certaines voyelles
nasalisées sont parfois accentuées sur le plan dynamique, les chansons où l‘on retrouve des
microvariations de nasalité sont en général des chansons où l‘intensité d‘exécution est, dans
l‘ensemble, douce, comme le montrent les extraits sonores présentés jusqu‘ici. Les
sonorités nasales et perçantes comme on les entend dans les enregistrements de Jimmie
Rodgers et de Hank Williams, par exemple, sont pratiquement absentes du corpus countrywestern. L‘extrait sonore 2.27 fait entendre un extrait de « Hey Good Lookin‘ », enregistré
par Hank Williams en 1951. Le [a] de « what », qui correspond à un sommet mélodique et
dynamique, et le [i] de « me », entre autres, sont fortement nasalisés. La nasalité dans un
registre aigu et combinée à une intensité d‘exécution forte, en début ou en fin de phrase,
n‘est pas utilisée dans le country-western produit au Québec pendant les années 1940 et
1950. Le chapitre 4 abordera plus en profondeur cette distanciation de la voix countrywestern québécoise du modèle états-unien.
2.4.2.3.2 Suppression occasionnelle de la nasalisation
Si certaines exécutions font entendre des voyelles significativement plus nasalisées, le
phénomène inverse a pu être observé dans le cas d‘un enregistrement au statut particulier.
Le 11 janvier 1946, Roland Lebrun enregistre « La vie d‘un cowboy », une chanson
racontant la solitude d‘un cow-boy éloigné de son village et de sa bien-aimée et dont les
paroles sont reproduites dans l‘exemple 2.26. Dans cet enregistrement, la voix première de
Roland Lebrun est beaucoup plus nasale que sa voix première habituelle. L‘extrait sonore
2.28 fait entendre successivement le début de « La vie d‘un cowboy » et de « Mes rêves se
réalisent », enregistrées lors de la même séance (Duchesne 2004 : 3). L‘écart entre les
degrés de nasalité est flagrant et se manifeste par des images spectrales distinctives. Sur le
spectrogramme de l‘exemple 2.27a, qui correspond à deux phrases tirées de « Mes rêves se
réalisent » où les résonances sont particulièrement orales, on note l‘absence complète
d‘antiformants, qui apparaissent dans le spectrogramme d‘un extrait de « La vie d‘un
cowboy », d‘une durée semblable et réalisé avec les mêmes réglages (exemple 2.27b). Les
antiformants sont particulièrement visibles lorsqu‘on compare les [i] tenus qui se trouvent
100
dans ces extraits. La voix de Roland Lebrun dans « La vie d‘un cowboy » semble aussi
beaucoup plus plaintive, effet auquel semblent contribuer les nombreux glissements
mélodiques et les portamentos, qu‘on peut voir sur le spectrogramme de l‘exemple 2.27b.
Les glissements mélodiques sont abondants dans le corpus country-western et sont
également présent dans des chansons présentant des èthos plus joyeux; on le verra dans
l‘analyse de la chanson « Mon chevalier » enregistrée par Noëlla Therrien, qui sera
présentée dans le chapitre 4. Comment rattacher alors ces variations de hauteur avec la
plainte? Daniel Leech-Wilkinson avance comme hypothèse que le portamento aurait pour
effet principal d‘amplifier le contenu émotif véhiculé par une œuvre (2006 : 248), ce qui
semble être précisément le cas pour « La vie d‘un cowboy ». En plus de variations
rattachées à l‘intensité qui ont été identifiées dans « La chaîne de nos cœurs » et dans
« Mon enfant je te pardonne », des variations de hauteur pourraient donc contribuer à
exagérer le caractère plaintif des performances country-western. Le chapitre 3, qui portera
sur le second mode de phonation, présentera une analyse plus détaillée de « La vie d‘un
cow-boy » et sur sa stylisation de la plainte et du pleur.
Dans le dernier pré-refrain de la chanson, qui correspond aux lignes 25 et 26 de
l‘exemple 2.26, les résonances nasales disparaissent, et la plainte semble s‘arrêter alors que
le narrateur évoque ses retrouvailles avec sa bien aimée (« Auprès de celle qui m‘attend / Je
goûterai l‘amour ardent »), pour reprendre lors du dernier refrain qui fait de nouveau
entendre une voix nasalisée (extrait sonore 2.29). La transformation du timbre de la voix de
Roland Lebrun pour ce passage apparaît clairement lorsqu‘on compare le spectrogramme
de la première phrase de la chanson (lignes 1 et 2) avec celui de la phrase correspondant
aux lignes 25 et 26. Sur le spectrogramme de l‘exemple 2.28, on voit clairement, à gauche
les antiformants présents sur le [e] de « depuis », le premier mot du premier couplet; à
droite, sur le [e] du mot « de », tiré du troisième pré-refrain (ligne 25), les antiformants
sont disparus, et même si ce second [e] est manifestement moins intense que le premier,
tous les harmoniques y sont clairement visibles entre 600 Hz et 1200 Hz, ce qui n‘était pas
le cas pour le premier.
Dans cet enregistrement, la nasalisation occupe donc une fonction expressive en
évoquant la plainte; elle est utilisée dans toutes les sections formelles de la chanson
101
décrivant la tristesse et la solitude du narrateur, et disparaît à l‘évocation d‘un avenir
heureux, celui des retrouvailles, ce qui contribue à structurer le récit de la même manière
que dans « Mon enfant je te pardonne ». La nasalisation occupe cependant ici une fonction
générique manifeste. Roland Lebrun, qui débute sa carrière sur disque en 1942, se fait
appeler « le soldat Lebrun » et bâtit sa popularité grâce à un répertoire sentimental où la
figure du soldat éloigné de sa famille domine. Avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale
en 1945, les thèmes exploités par le soldat Lebrun sont de moins en moins d‘actualité, et sa
popularité décline, comme on le verra dans le chapitre 4. Avec « La vie d‘un cowboy », il
enregistre 1946 sa première chanson de cow-boy à la thématique explicitement western. Il
semble plausible que l‘utilisation d‘éléments stylistiques génériques propres au countrywestern comme la nasalisation et le recours au second mode de phonation, dont il sera
question pour cette chanson dans le chapitre suivant, permette ici à Roland Lebrun de
s‘inscrire dans le genre country-western.
2.5 Sommaire
La nasalité est un phénomène timbral et physiologique complexe dont la description n‘a pas
encore suscité de consensus. Elle présente tout de même certains marqueurs acoustiques
clairs qui permettent, grâce à l‘observation du spectre sonore et à l‘extraction des formants,
de confirmer sa présence; la perception auditive de la nasalité dans un extrait sonore peut
donc le plus souvent être confirmée par l‘analyse, du moins pour le corpus étudié ici.
Présente à divers degrés dans la voix première des chanteurs country-western les plus
importants de la période étudiée soit Roland Lebrun, Paul Brunelle, Marcel Martel et Willie
Lamothe, la nasalisation semble jouer un rôle expressif majeur dans les enregistrements de
ces derniers. La nasalisation fait surtout l‘objet de variations dans les chansons tristes
évoquant l‘abandon ou la solitude où elle contribue à l‘expression de la plainte ainsi qu‘à la
construction d‘icônes du pleur. La variation de la nasalisation est utilisée dans l‘élaboration
de versions stylisées de certaines de ses fonctions paralinguistiques, présentes dans la voix
parlée, notamment à travers sa coordination avec des variations dynamiques et mélodiques.
Les analyses présentées dans le chapitre 3 montreront que le second mode de phonation est
lui aussi utilisé comme icône du pleur par les chanteurs country-western et plusieurs
exemples seront tirés des enregistrements analysés plus haut dont « La chaîne de nos
cœurs » et « La vie d‘un cowboy ». En dehors de ces considérations touchant à
l‘expressivité, la nasalisation joue un rôle structurant quant au texte chanté. Contribuant à
l‘intelligibilité des paroles par la mise en évidence des accents toniques, elle peut aussi
servir à caractériser divers lieux, temps et aspects du récit. De plus, la présence de la
nasalité dans les voix premières des chanteurs country-western ainsi que son usage
ponctuellement plus marqué chez Roland Lebrun dans une de ses rares chansons à
thématique western sont des indices de sa fonction générique. Le second mode de
phonation, qui fera l‘objet du prochain chapitre, joue aussi ce triple rôle. Marqueur du
genre country-western et utilisé dans de nombreux enregistrements du corpus, il joue aussi
102
un rôle expressif important et peut servir à structurer les récits. Également associé à des
représentations spatiales, le second mode de phonation se présente sous plusieurs formes :
dans le yodel, dans des ornements qui mettent en évidence la cassure vocale et dans des
mélodies chantées principalement dans ce mode.
Chapitre 3
vocale
Le second mode de phonation et la cassure
3.1 Introduction
Avec la nasalisation, le recours au second mode de phonation constitue un marqueur
générique important de la voix country. Dans le corpus, le second mode de phonation est
principalement utilisé en position ornementale et dans le yodel. Le passage d‘un mode de
phonation à l‘autre s‘accompagne d‘un phénomène transitoire qui peut être perçu comme
une rupture dans la voix, rupture qui est mise en valeur et amplifiée dans plusieurs styles de
chant populaire dont le country et le country-western. Je définirai provisoirement le second
mode de phonation comme le registre situé immédiatement au-dessus de celui utilisé
habituellement pour la parole, que l‘on appelle registre modal ou premier mode de
phonation22. Bien que la notion de registre soit liée de manière évidente au paramètre de la
hauteur, on verra qu‘elle est aussi, et peut-être avant tout, étroitement liée au timbre. Le
passage du premier au second mode de phonation peut d‘ailleurs être effectué sans qu‘il
soit nécessaire d‘élever la fréquence fondamentale de la note chantée. La première partie de
ce chapitre sera consacrée à la terminologie et à la description de la production et des traits
acoustiques du second mode de phonation (3.2). Les termes mode de phonation et registre
pouvant porter à confusion, je ferai d‘abord le point sur leurs différents usages dans la
recherche (3.2.1), ce qui me permettra par la même occasion de justifier la préférence
accordée à la terminologie des modes de phonation plutôt qu‘à celle des registres, pourtant
plus connue et plus usitée. Je décrirai ensuite la production physiologique et les traits
acoustiques du premier et du second mode de phonation ainsi que du phénomène de rupture
marquant la transition de l‘un à l‘autre, que j‘appellerai pour l‘instant passage mais qui,
dans le cadre des analyses, sera désigné comme une cassure vocale (3.2.2). Suivra une
revue des différentes fonctions expressives qui sont généralement rattachées à ces deux
effets paralinguistiques, dans la parole spontanée et dans un contexte musical (3.3).
L‘essentiel de ce chapitre (3.4) concernera l‘étude du recours au second mode de phonation
22
Bien qu‘on fasse souvent référence au second mode de phonation par le vocable falsetto dans les études
acoustiques, paralinguistiques et phoniatriques ainsi que dans le champ de la musicologie populaire,
l‘expression second mode de phonation est favorisée par certains spécialistes du falsetto en musicologie
traditionnelle. Je privilégierai cette locution entre autres parce qu‘elle met en évidence l‘aspect physiologique
de ce phénomène; d‘autres arguments en faveur de cette terminologie seront avancés plus loin.
104
et de la cassure vocale dans le corpus où on les retrouve sous trois formes, soit dans le
yodel (3.4.1), dans certaines figures ornementales (3.4.2) et, plus rarement, dans des
mélodies entièrement ou principalement chantées en second mode de phonation (3.4.3).
3.2 Terminologie et production
Dans le Grove Music Online, Willam Drabkin définit le registre comme une partie de
l‘étendue d‘un instrument, d‘une voix ou d‘une composition, définition faisant appel avant
tout à la hauteur des sons (Drabkin 2011 : s.p.)23. Ce qui distingue et ce qui nous permet de
reconnaître de manière auditive les différents registres d‘une voix ou d‘un instrument est
cependant également tributaire du timbre, qui peut varier considérablement d‘un registre à
l‘autre. Tout en soulignant la diversité des conceptions rattachées à la notion de registre,
Johan Sundberg résume de la façon suivante, dans The Science of the Singing Voice, la
définition la plus répandue du registre pour la voix chantée : « The most common
description is that a register is a phonation frequency range in which all tones are perceived
as being produced in a similar way and which possess a similar voice timbre. » (Sundberg
1987 : 49) On constatera d‘ailleurs dans l‘analyse du corpus que les changements de
registres s‘effectuent souvent sur des petits intervalles, ce qui met en valeur le changement
de timbre bien davantage que le saut mélodique. La rupture qui peut survenir au moment du
passage entre deux registres introduit également un changement brusque dans la sonorité de
la voix. Ce sont souvent ces variations de timbre plutôt que celles reliées à la hauteur qui
jouent un rôle expressif lors de l‘emploi du second mode de phonation et il importe de
définir les concepts, les mécanismes physiologiques et les propriétés acoustiques propres à
ces phénomènes.
3.2.1 Registres résonantiels, registres laryngés et modes de phonation
En musicologie traditionnelle et en pédagogie du chant, on considère que les voix
masculines et féminines ont à leur disposition au moins deux registres, soit la voix de
poitrine et la voix de tête (Jander, Harris et Potter 2011 : s.p.). La voix de tête et le falsetto
sont considérés tantôt comme deux registres distincts, tantôt comme un seul et même
registre. Voix de poitrine, voix de tête et falsetto constituent bien des registres au sens de
Sundberg, c‘est-à-dire qu‘ils désignent des parties de l‘étendue de la voix d‘un chanteur ou
23
« A part of the range of an instrument, singing voice or composition. » (Drabkin 2011 : s.p.)
105
d‘une chanteuse possédant une qualité timbrale uniforme. L‘égalité du timbre étant un des
fondements esthétiques du chant classique, il existe une technique appelée voix mixte qui
vise à faciliter le passage d‘un registre à l‘autre en évitant une variation de timbre trop
brutale. On définit parfois la voix mixte comme un mélange des voix de tête et de poitrine
(Harris 2011b : s.p). Chez les spécialistes de la phoniatrie et de l‘acoustique de la voix, on
identifie de deux à quatre registres vocaux, selon les méthodes d‘observation, les sujets
étudiés et les tâches vocales prescrites par les chercheurs au cours des expérimentations. Le
vocabulaire employé pour nommer les registres varie d‘un auteur à l‘autre. Pour la voix
parlée, on appelle le registre normal ou modal celui employé le plus fréquemment pour la
parole; le terme modal fait souvent référence à une voix qui présente une vibration régulière
des plis vocaux, et qui n‘est donc ni soufflée, ni craquée, ni murmurée. Toujours pour la
voix parlée, le terme falsetto désigne le registre situé au-dessus de la voix modale.
Fernando Poyatos le définit comme le mode situé à l‘extrême aigu de la voix (Poyatos
1993 : 210). Dans les études phoniatriques portant sur la voix chantée, les chercheurs
emploient le plus souvent la terminologie du chant classique. Par exemple, Donald Miller,
Jan Švec, et H.K. Schutte (2002) se penchent sur les registres chest (poitrine) et falsetto,
qu‘ils désignent cependant comme des modes plutôt que comme des registres. L‘adjectif
modal est parfois appliqué à la fois aux registres chantés de poitrine et de tête, considérés
comme des registres naturels par opposition au falsetto; c‘est le cas chez Welch, Sergeant et
MacCurtain (1988) ainsi que chez le phonéticien John Laver (1980 : 109-111). Les
chercheurs n‘attribuent pas toujours le même nombre de registres aux hommes et aux
femmes. On ajoute parfois aux registres de poitrine, de tête et de falsetto le Strohbass pour
les hommes (registre très grave atteint par certaines basses), le sifflet pour les femmes (situé
à l‘extrême aigu de l‘étendue de la voix) et le pulse, registre de l‘extrême grave présent
chez les hommes et les femmes et qui est parfois employé en fin de phonation (Sundberg
1987 : 50). Si la terminologie et le terrain que recouvrent les vocables varie manifestement
d‘un auteur à l‘autre, on note une tendance générale à faire usage de la typologie de la
pédagogie du chant classique, en particulier lorsque les études phoniatriques et acoustiques
prennent comme sujets des chanteurs professionnels ou se penchent sur la voix chantée
plutôt que sur la voix parlée.
106
Deux problèmes majeurs surviennent lorsqu‘on tente d‘effectuer une synthèse des
travaux portant sur les registres vocaux, qui sont bien mis en évidence par le bref inventaire
présenté précédemment. On constate premièrement que la récupération du vocabulaire
musical dans le cadre de la phoniatrie, de la phonétique et de l‘acoustique ne se fait pas
sans un glissement du sens des mots et des locutions lorsqu‘ils sont transférés d‘une
discipline à l‘autre. Ainsi, le falsetto, qui désigne un registre au sens de Sundberg dans le
champ musical et qui se définit dans ce contexte par opposition avec d‘autres éléments de
la catégorie des registres chantés comme la voix de poitrine et la voix de tête, devient un
type de phonation (phonation type) chez des auteurs comme John Laver (1994); le falsetto
est dans ce cas défini par rapport à d‘autres types de phonation comme la voix soufflée et la
voix craquée. Ce qui distingue le falsetto de la voix soufflée n‘a absolument rien à voir
avec ce qui distingue le falsetto de la voix de poitrine, par exemple. Je reviendrai sur cet
écueil conceptuel lorsqu‘il sera question des modes de phonation. Deuxièmement, et d‘une
manière peut-être encore plus problématique, on constate une dissension à propos du
nombre de registres de la voix humaine. Bernard Roubeau, Nathalie Henrich et Michèle
Castellengo (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009) avancent deux sources possibles à
cette confusion qui caractérise la notion de registre. D‘abord, les études sur les registres
vocaux croisent rarement plusieurs méthodes d‘observation; à l‘inverse, pour une même
méthode d‘observation, les mesures prises comparent rarement tous les groupes de sujets
potentiels (hommes et femmes, chanteurs et non chanteurs). J‘ajouterai, à la suite du
dépouillement de plus d‘une trentaine d‘études phoniatriques et acoustiques, que les tâches
vocales commandées aux sujets déterminent évidemment en partie le type de données
recueillies. Les limites que présentent les conclusions empêchent souvent la généralisation
des résultats; par exemple les exercices vocaux prescrits couvrent rarement toute l‘étendue
de la voix, ce qui ne permet pas de résoudre la question du nombre de registres de la voix
humaine. De plus, les sujets sont le plus souvent des chanteurs professionnels de formation
classique, ce qui nous apprend peu de choses sur les registres de la voix parlée ou ceux
utilisés dans d‘autres traditions vocales. Ensuite, toujours selon Roubeau, Henrich et
Castellengo, la qualité multiforme de la notion de registre elle-même pose un problème;
sans une explicitation de ce que recouvre la notion de registre, les débats sur leur nature et
leur nombre ne peuvent mener nulle part. La définition du registre proposée par Sundberg
107
jette ici un éclairage utile sur ce problème de nature épistémologique. Cette définition
combine à la fois le mode de production des sons et leur perception (« perceived as being
produced in a similar way »). La disjonction ou la conjonction de ces deux aspects est
source d‘une variété de typologies qui découlent de conceptions divergentes du registre,
certains chercheurs envisageant le registre sur un plan perceptuel, d‘autres sur le plan
vibratoire et donc sur le plan de la production, d‘autres encore combinant ces deux
approches en plus de tenir compte des phénomènes de résonance en jeu (Roubeau, Henrich
et Castellengo 2009 : 434). L‘introduction des notions de registre laryngé et de registre
résonantiel définies par Bernard Roubeau (1993 et 2002) permet de distinguer deux
conceptions du registre, et j‘utiliserai ces notions afin de justifier la terminologie que j‘ai
choisi d‘adopter dans le cadre de cette thèse.
La distinction entre registre laryngé et registre résonantiel sera mise en évidence par
un résumé de l‘article publié par Bernard Roubeau, Nathalie Henrich et Michèle
Castellengo en 2009. Dans cette étude, les auteurs montrent que le larynx humain, chez les
hommes comme chez les femmes, dispose de quatre mécanismes vibratoires distincts qui
permettent la phonation sur toute l‘étendue de la voix. Le mécanisme 0 est le mécanisme
permettant la phonation pour les fréquences les plus graves. Le mécanisme 1 correspond en
général à la voix de poitrine et à la voix modale, et le mécanisme 2 correspond au second
mode de phonation. Le mécanisme 3 sert quant à lui à la production des sons plus aigus et
correspond à ce qu‘on appelle parfois le sifflet, et il est présent chez les hommes comme
chez les femmes. Ces mécanismes constituent des registres laryngés, c‘est-à-dire des parties
de l‘étendue de la voix où la phonation est produite à l‘aide de mécanismes vibratoires
différents et ne pouvant être utilisés simultanément, et qui possèdent des traits acoustiques
les distinguant les uns des autres. En croisant leurs données sur les mécanismes vibratoires
avec l‘analyse d‘émissions vocales réalisées dans plusieurs registres, au sens musical et
usuel du terme, par un chanteur et pédagogue professionnel de formation classique,
Roubeau, Henrich et Castellengo ont pu établir des corrélations entre les registres laryngés
et les registres du chant classique en comparant les propriétés acoustiques de ces derniers
avec celles des mécanismes qu‘ils avaient préalablement identifiés. Ils ont ainsi établi les
correspondances suivantes. Chez les hommes, la voix de poitrine et la voix de tête sont
toutes deux produites avec le mécanisme 1, ce qui concorde avec le regroupement de ces
108
deux registres, par certains phonéticiens, dans la même catégorie, celle de voix modale. Le
registre de falsetto est produit avec le mécanisme 2 soit le second mode de phonation. La
voix mixte est produite avec le mécanisme 1 et sa forme d‘onde présente quelques
différences avec celle de la voix de poitrine. Le mécanisme 1, qui est employé pour
produire la voix de poitrine et la voix de tête chez les hommes, ne serait employé chez les
femmes que pour la production de la voix de poitrine, le mécanisme 2 étant celui utilisé par
les chanteuses pour la production de la voix de tête24. Roubeau, Henrich et Castellengo en
concluent que la notion de registre, employée par les chanteurs pour parler de la voix dans
leur pratique, est basée avant tout sur les qualités acoustiques du son produit. Les catégories
qui en découlent ne recoupent pas parfaitement celles des mécanismes vibratoires,
puisqu‘un même mécanisme vibratoire peut être utilisé pour la production de plusieurs
registres chez les chanteurs. Ces registres au sens musical que sont la voix de poitrine, la
voix de tête et le falsetto sont des registres résonantiels, c‘est-à-dire qu‘ils sont déterminés
à la fois par le recours à un mécanisme vibratoire laryngé particulier et par un contrôle
spécifique des résonances appliqué par le chanteur. C‘est le timbre vocal résultant de la
combinaison de toutes les actions physiologiques mises en action qui détermine le registre
résonantiel.
Pour des analyses portant sur le second mode de phonation en tant que modificateur
paralinguistique et dans le contexte de la voix populaire, le recours à la terminologie des
registres résonantiels poserait des problèmes majeurs. Premièrement, le recours à cette
terminologie nécessiterait, pour nommer le recours au second mode de phonation,
l‘utilisation de deux termes distincts pour les hommes et pour les femmes, soit falsetto pour
les premiers et voix de tête pour les secondes. Ce double standard est problématique pour la
description de techniques vocales comme le yodel, qui est pratiqué autant par les hommes
que par les femmes et qui met en jeu chez les hommes comme chez les femmes une
alternance entre les mêmes mécanismes vibratoires, comme on le verra dans la section
3.4.1. Deuxièmement, et il s‘agit là du principal obstacle conceptuel rattaché à l‘utilisation
de la terminologie des registres résonantiels dans des études portant sur une tradition vocale
extérieure à la tradition savante, cette typologie fait référence à des techniques de
24
Les auteurs ne précisent pas comment ils ont établi cette correspondance.
109
placement de la voix et à un usage des résonances qui s‘inscrivent dans une esthétique
spécifique, qui n‘est évidemment pas celle du corpus visé par cette thèse. La voix d‘un
chanteur country-western qui utilise le second mode de phonation n‘a rien à voir avec celle
d‘un chanteur qui interprète une œuvre du répertoire baroque pour haute-contre. En
utilisant le mot falsetto pour parler d‘un extrait d‘une chanson de Willie Lamothe, soit on le
dénature dans toute sa complexité timbrale et dans sa signification historique, soit on
attribue à la voix de Willie Lamothe des caractéristiques acoustiques qu‘elle n‘a pas.
Troisièmement, de l‘usage de la nomenclature classique des registres résonantiels
découlerait un problème épistémologique sérieux pour une étude de la voix qui vise à
déterminer comment les divers paramètres sonores contribuent à l‘expressivité. Bien que
chaque registre laryngé s‘accompagne de traits acoustiques inhérents aux principes
vibratoires qui le sous-tendent, les sons produits par un mécanisme en particulier peuvent
être soumis par l‘interprète à un traitement résonantiel pouvant varier de manière
importante leur timbre et leur intensité (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 437). Les
registres résonantiels sont pourvus de qualités acoustiques qui, bien que rarement décrites
en détail, n‘en ont pas moins une existence réelle et une cartographie que l‘on pourrait
établir avec précision. Ils articulent donc trop de paramètres pour permettre de discriminer
l‘apport de chacun sur le plan expressif. Par exemple, la voix de falsetto présente, pour le
répertoire pour lequel elle est habituellement utilisée, des caractéristiques de résonance qui
excluent entre autres la nasalisation excessive, qui pourrait pourtant très bien être
appliquée, dans notre corpus, à un passage chanté en second mode de phonation. On ne
pourrait plus alors parler de falsetto au sens strict. À l‘inverse, si un chanteur countrywestern accompagnait le second mode de phonation des résonances et du vibrato qui
caractérisent habituellement le falsetto rattaché au répertoire baroque, il en résulterait un
contraste et un effet expressif marqué qui ne seraient pas mis en valeur par le simple
recours indifférencié au terme falsetto pour toutes les occurrences du second mode de
phonation. Dans le cadre de cette thèse, étant donné la perspective principalement
microanalytique des analyses effectuées, j‘aurai donc recours à la notion de registre laryngé
et non pas à la notion de registre résonantiel, et lorsque le mot registre sera employé, il le
sera au sens de mécanisme vibratoire, qui sera également ici l‘équivalent de mode de
phonation. J‘ajouterais cependant qu‘il serait peut-être fructueux d‘appliquer la notion de
110
registre résonantiel au chant populaire, et que ce concept pourrait peut-être mettre à jour,
par exemple, l‘évolution des tendances à l‘intérieur d‘un style, d‘un genre ou d‘un espace
géographique. Le fait qu‘une tradition ne possède pas de terminologie rattachée aux
registres ne signifie pas que la pratique soit exempte d‘une variété de registres résonantiels
distincts auxquels sont peut-être associés des phonostyles individuels ou régionaux ou
encore des connotations différentes.
À la suite des musicologues Owen Jander et Peter Giles et de Victor E. Negus
(Negus, Jander et Giles 2011), j‘utiliserai donc, plutôt que falsetto, la locution second mode
de phonation pour désigner le registre laryngé correspondant au mécanisme 2 de Roubeau,
Henrich et Castellengo. L‘expression mode de phonation présente cependant des
ambiguïtés qu‘il faut éclaircir. En phoniatrie et en phonétique, son sens varie d‘un auteur et
d‘une étude à l‘autre et ces variations présentent des distinctions conceptuelles importantes.
John Ellery Clark, Colin Yallop et Janet Fletcher identifient cinq modes de phonation :
voicelessness (chuchotement), whisper (murmure), breathy voice (voix soufflée), voice
(voix modale) et creak (voix craquée) (Clark, Yallop et Fletcher 2007 : 19). Marasek
(1997 : s.p.) parle plutôt de « types de phonation », et les divise de la manière suivante :
whisper (qui est sans voisement, et correspondrait donc plutôt au chuchotement qu‘au
murmure), modal, creak, breathy, harsh, falsetto. Ces classifications, tout comme les
registres résonantiels, présentent deux caractéristiques qui les rendent difficilement
opératoire dans le contexte de la microanalyse. Premièrement, ces classifications découlent
du croisement de plusieurs critères. Par exemple, la différence entre modes voisés ou non
voisés s‘effectue en fonction de vibration des cordes vocales ou de son absence; la
distinction entre voix modale et soufflée se situe dans le degré de fermeture de la glotte lors
de la phonation et donc de la quantité d‘air accompagnant le voisement; la distinction entre
voix modale et falsetto concerne le mécanisme vibratoire. Il résulte que ces différents
modes ne sont pas forcément exclusifs les uns par rapport aux autres et que certains
peuvent donc être combinés. Par exemple, la phonation peut être à la fois falsetto et
soufflée, ou encore murmurée et craquée. Deuxièmement, cette classification des modes
phonatoires est susceptible d‘être différente d‘un auteur à l‘autre; Marasek observe par
exemple que la voix soufflée est souvent considérée comme la combinaison de la voix
modale et du chuchotement. Dans le cadre d‘un travail tel que celui-ci, qui vise justement à
111
déterminer quelles fonctions expressives sont associées à quels paramètres vocaux, une
telle catégorisation des modes de phonation ne permet pas une séparation fine des
paramètres phonatoires. Dans le cadre de cette thèse, les modes de phonation
correspondront strictement à des modes laryngés coïncidant avec les mécanismes
vibratoires identifiés par Roubeau, Henrich et Castellengo25.
En résumé, le mode de phonation sera ici l‘équivalent d‘un registre laryngé
particulier, défini en fonction du mécanisme de vibration activé par le larynx, et appelé
mécanisme 2 chez Roubeau, Henrich et Castellengo; l‘abréviation M2 sera d‘ailleurs
utilisée pour le désigner dans les exemples visuels accompagnant ce chapitre. Le premier
mode de phonation correspond au registre modal employé le plus souvent pour la parole;
c‘est ce mode qui est employé dans la production de la voix de poitrine pour les hommes et
les femmes et de la voix de tête chez les hommes; il est appelé mécanisme 1 par Roubeau,
Henrich et Castellengo, et il sera désigné par l‘abréviation M1 dans les exemples visuels.
Le second mode de phonation est employé pour la production du falsetto et de la voix de
tête pour les femmes. Bien qu‘ils ne correspondent pas à des registres résonantiels, les
modes de phonation présentent des qualités acoustiques distinctes, ce qui permet de les
identifier de manière perceptuelle.
3.2.2 Modes de phonation et passage : production et traits acoustiques
On retrouve dans les études sur la voix des explications diverses et parfois contradictoires
concernant la production du premier et du second mode de phonation. La section suivante
tentera d‘en faire un résumé clair dans le cadre duquel ont été privilégiées les sources
récentes et les données confirmées par plusieurs études. Depuis quelques années, la
description de la production du premier et du second mode de phonation qui semble faire
l‘objet du meilleur consensus concerne la profondeur de contact des plis vocaux et les
caractéristiques du cycle vibratoire ou glottal. Les plis vocaux, qu‘on appelle couramment
les cordes vocales, forment deux lèvres disposées horizontalement à l‘extrémité de la
trachée (Le Huche et Allali 2001 : 14). Lorsqu‘ils sont rapprochés, ils peuvent alors vibrer
25
Par ailleurs, l‘expression mode de phonation peut être utilisée en fonction d‘un seul paramètre phonatoire
mais autre que vibratoire. Par exemple, dans une étude sur la relation entre pression sous-glottique et contrôle
de l‘intensité d‘exécution dans la voix chantée, Sundberg, Titze et Scherer (1993) se penchent sur trois modes
de phonation établis en fonction de la pression sous-glottique, flow, normal et pressed.
112
sous l‘influence de la pression de l‘air en provenance des poumons, qu‘on appelle la
pression sous-glottique, et ainsi émettre le signal vocal nécessaire à la parole ou au chant.
Les phases d‘accolement et d‘éloignement des plis vocaux composent un cycle glottal. La
portion des plis vocaux entrant en vibration ainsi que le déroulement du cycle glottal sont
différents pour le premier et le second mode de phonation, ce qui entraîne des émissions
vocales aux timbres distincts pour ces deux registres26.
3.2.2.1 Différences physiologiques : vibration des plis vocaux et cycle glottal
La profondeur de contact entre les plis vocaux distingue le premier et le second mode de
phonation (Titze 1994, cité dans Miller, Švec et Schutte 2002 : 8-9; Roubeau, Henrich et
Castellengo 2009). Les plis vocaux sont composés de plusieurs couches de tissus muqueux
ainsi que de la couche externe de deux muscles, les thyro-aryténoïdes (Le Huche et Allali
2001 : 71), qu‘on appelle parfois les vocalis. Les vocalis permettent de contrôler la tension
de certaines couches des plis vocaux et influencent ainsi le timbre du signal vocal à sa
source. Par cette fonction de tenseurs, ils pourraient également jouer un rôle dans les
ajustements minimes de la hauteur, notamment dans le vibrato. En premier mode de
phonation, les muscles thyro-arythénoïdiens soutiennent la vibration des plis vocaux et leur
permettent, lors de la phase d‘accolement du cycle glottal, d‘entrer en contact en
profondeur (Negus, Jander et Giles 2011 : s.p.). En second mode de phonation cependant,
seuls les bords des plis vocaux, qu‘on appelle les ligaments vocaux, semblent entrer en
vibration; le vocalis peut demeurer tendu mais il reste immobile et ne participe plus à la
vibration (Negus, Jander et Giles 2011 : s.p.; Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 431).
Lors de la phonation en premier mode, le contact entre les deux plis vocaux s‘effectue donc
sur une plus grande surface, et la masse vibrante des plis vocaux est plus importante. En
second mode de phonation, le contact s‘effectue sur les bords externes des plis, et une plus
petite portion des plis entre donc en vibration.
Roubeau, Henrich et Castellengo ont montré par glottographie électrique que des
différences importantes dans les différentes phases du cycle glottal distinguent le premier et
le second mode de phonation. Un cycle glottal se compose de quatre phases. La phase de
26
Le lecteur intéressé par les traits vibratoires et acoustiques des deux autres mécanismes, situés à l‘extrême
grave et l‘extrême aigu de l‘étendue de la voix, pourra consulter l‘article de Roubeau, Henrich et Castellengo
(2009).
113
fermeture, pendant laquelle les bords des plis vocaux se rapprochent, est suivie de la phase
d‘accolement, pendant laquelle les plis vocaux sont en principe complètement accolés et la
glotte fermée. Le mouvement inverse se produit ensuite : une phase d‘ouverture, pendant
laquelle les plis vocaux s‘éloignent, précède une phase de décollement complet pendant
laquelle la glotte est ouverte. En premier mode de phonation, la phase d‘accolement des plis
vocaux est plus courte qu‘en second mode de phonation, et le rapprochement des plis
s‘effectue plus rapidement (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 431). En général, le
quotient d‘ouverture glottique, c‘est à dire le rapport entre la durée de la phase du cycle
pendant laquelle la glotte est ouverte et la durée d‘un cycle glottal complet, est moins élevé
en premier mode qu‘en second (432). Certains chercheurs avancent par ailleurs que le
second mode de phonation se caractériserait par une fermeture incomplète de la glotte lors
de la phase d‘accolement (Sundberg 1987 : 63; Laver 1994 :197). Welch, Sergeant et
MacCurtain (1988 : 153) citent l‘étude de Lindestad et Söedersten (1987, publiée en 1988)
qui observent cependant chez des falsettistes professionnels une fermeture complète de la
glotte en second mode de phonation (Welch, Sergeant et MacCurtain 1988 : 153). Les
auteurs suggèrent que la pratique permettrait une modification de l‘accolement des tissus
des plis vocaux en second mode de phonation (Welch, Sergeant et MacCurtain 1988 : 162);
la fermeture incomplète de la glotte en second mode de phonation serait selon eux
caractéristique des sujets sans formation vocale.
3.2.2.2 Différences de timbre
Les caractéristiques physiologiques propres à la production du premier et du second mode
de phonation, qui concernent l‘épaisseur des plis, la fermeté de leur accolement et la vitesse
des différentes phases du cycle glottal, influencent le timbre de la voix et jouent un rôle
dans la différenciation des registres. Le Huche et Allali précisent que « [l]orsque [la]
fermeté d‘accolement augmente, le timbre vocal s‘enrichit et l‘on dit que la voix acquiert
du mordant. Sur le plan physique, les ouvertures glottiques sont plus brusques et plus
brèves […]. Cela se traduit sur le plan acoustique par un ―enrichissement en aigus‖ du
spectre sonore » (2001 : 99). Le timbre de la voix qui émet en second mode de phonation
peut être perçu comme moins large, moins dispersé. Cet effet est sans doute produit,
comme on peut le déduire de l‘explication de La Huche, par une réduction globale de
l‘intensité des harmoniques supérieurs. C‘est surtout le rapport d‘intensité entre la
114
fréquence fondamentale et ses harmoniques qui semble participer à la différenciation
timbrale des deux modes. Sunberg observe en effet qu‘en second mode de phonation, le
fondamental tend à être plus fort d‘environ 5 dB (Sundberg 1987 : 69). En premier mode de
phonation, comme on le verra dans plusieurs exemples analysés dans ce chapitre, on
retrouve le plus souvent dans le spectre sonore un harmonique plus intense que le
fondamental. En second mode de phonation, au contraire, c‘est toujours la fréquence
fondamentale qui constitue le partiel le plus intense du spectre, du moins dans les extraits
analysés et tirés du corpus. L‘exemple 3.1 montre l‘intensité relative de la fréquence
fondamentale et des harmoniques pour la même note chantée, à environ 316 Hz, sur la
même voyelle ([i]) par le même interprète (Willie Lamothe) et dans le même
enregistrement (« Quand je reverrai ma province »). Le spectrogramme de gauche
correspond à une émission vocale en premier mode de phonation et montre des
harmoniques aigus intenses, dont l‘un en particulier, autour de 2 200 Hz, est plus intense
que le fondamental; à droite, le spectrogramme correspondant à la même note chantée en
second mode de phonation, révèle un fondamental plus intense que tous les autres
harmoniques. Dans le cas de la voyelle [i] l‘harmonique le plus intense en premier mode de
phonation est situé dans la bande du spectre correspondant au deuxième formant de cette
voyelle, situé autour de 2 250 Hz pour la voix parlée masculine27. L‘extrait sonore 3.1 fait
entendre successivement les deux voyelles dont a été tiré l‘exemple 3.1; le timbre de la
voyelle émise en second mode de phonation pourrait être décrit comme plus mince, plus
concentré, que celui de la voyelle chantée en premier mode. L‘effet produit n‘est pas
forcément celui d‘une voix plus ténue : on verra dans certains exemples analysés que des
passages chantés en second mode de phonation peuvent acquérir un caractère perçant. La
perception dépendra évidemment de l‘intensité d‘exécution et des zones de résonances
privilégiées par le chanteur; la voix aura cependant toujours un aspect moins large qu‘en
premier mode de phonation.
Laver a avancé que, sur le plan du spectre sonore, le second mode de phonation se
caractérisait par un plus petit nombre d‘harmoniques, qui seraient plus éloignés les uns des
27
Dans cet exemple, la fréquence fondamentale de la note chantée est plus élevée que la zone définie pour le
premier formant. Dans les cas des voyelles postérieures, pour lesquelles le premier formant est plus haut et a
donc plus de chance de se situer au-dessus du fondamental, l‘harmonique le plus intense en premier mode de
phonation pourra être situé dans une région moins aigue du spectre sonore.
115
autres que pour la voix modale (Laver 1980 : 120). Étant donné que les harmoniques sont
des multiples entiers de la fréquence fondamentale, la proposition de Laver paraît
improbable. Les harmoniques s‘espacent proportionnellement à la hausse de la fréquence
fondamentale, et s‘ils semblent plus éloignés les uns des autres en second mode de
phonation, c‘est que les échantillons vocaux comparés présentent une fréquence
fondamentale plus élevée pour le second mode de phonation que pour le premier mode de
phonation. Pour une même fréquence fondamentale, les deux modes présenteront le même
nombre d‘harmoniques, harmoniques qui seront placés à la même distance les uns des
autres. Seule leur intensité relative variera, comme on le voit clairement sur ce graphique
tiré de l‘article de Roubeau, Henrich et Castellengo (exemple 3.2). En passant du premier
au second mode de phonation, aucun harmonique ne disparaît. On remarque cependant une
plus faible intensité des harmoniques en second mode de phonation, en particulier pour les
fréquences les plus aiguës, ce qui correspond à la description de Le Huche et Allali.
Enfin, certains auteurs avancent que le second mode de phonation s‘accompagnerait
souvent d‘un léger murmure causé par un échappement d‘air continuel à travers la glotte
(Laver 1994 :197); Sundberg souligne lui aussi la fermeture incomplète de la glotte en
second mode de phonation (1987 : 63), qui pourrait donc présenter une qualité soufflée
chez certains chanteurs, mais qui semble absente chez les falsettistes professionnels comme
l‘ont montré Lindestad et Söedersten (1987, cité dans Welch, Sergeant et MacCurtain
1988 : 153).
3.2.2.3 Le passage
Au moment du passage entre le premier et le second mode de phonation survient une
rupture spontanée dans la voix. Cette rupture, appelée break dans les travaux en anglais,
marque la transition d‘un mécanisme vibratoire à l‘autre. Sundberg la décrit comme un
changement soudain dans la fréquence de phonation et le timbre (Sundberg 1987 : 50).
Dans un contexte expérimental où on demande aux sujets d‘effectuer des tâches causant un
passage spontané et non contrôlé d‘un mode à l‘autre, comme c‘est le cas dans les études de
Miller, Švec et Schutte (2002 : 10) et de Roubeau, Henrich et Castellengo (2009 : 427), le
break ou le passage est causé par la diminution rapide de la masse vibrante des plis vocaux,
qui survient lorsque l‘abduction est à son maximum et que la partie profonde des plis
116
vocaux cesse de participer à la vibration; les bords des plis vocaux constituant la seule
partie en vibration, la masse se voit ainsi brusquement réduite ce qui cause la hausse
soudaine de la fréquence fondamentale. Le quotient d‘ouverture du cycle glottal augmente
au même moment. Miller, Švec et Schutte (2002 : 10) ont observé, pour le passage du
premier au second mode de phonation, la présence d‘un bref délai avant l‘établissement
ferme du nouveau fondamental, qui pourrait s‘accompagner selon eux de l‘apparition de
fréquences sous-harmoniques. Les auteurs suggèrent également que le contact entre les plis
vocaux serait trop faible, au moment précis du passage, pour la production d‘un son au
fondamental clair et que celui-ci mettrait un certain temps à se stabiliser. Il semblerait
cependant qu‘un chanteur expérimenté puisse masquer la transition entre deux modes de
phonation et ainsi obtenir un passage duquel tout saut de fréquence est absent (Roubeau,
Henrich et Castellengo 2009 : 433). La hausse soudaine du quotient d‘ouverture demeure
cependant détectable par glottographie électrique, ce qui confirme le recours au second
mode de phonation dans ces cas (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 433). Il semble
que ce serait notamment une réduction importante de l‘intensité d‘exécution qui rende ce
masquage possible, puisque le saut de fréquence accompagnant le passage apparaît comme
proportionnel à l‘intensité de la phonation (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 429). À
l‘inverse, c‘est peut-être une augmentation contrôlée de l‘intensité d‘exécution qui permet
d‘atteindre avec justesse les notes émises en second mode de phonation dans un contexte
musical où le passage d‘un mode à l‘autre est délibéré et volontairement mis en valeur,
comme dans la pratique du yodel par exemple, la rupture servant alors en quelque sorte de
tremplin vers la note à atteindre. Il est clair qu‘en chant populaire, cette rupture est
rarement masquée et qu‘elle est au contraire le plus souvent accentuée. Pour Graeme Smith,
le break est assimilé au coup de glotte (Smith 2003 : 176-177). Cette rupture qui marque le
passage d‘un mode de phonation à un autre découle toutefois d‘un phénomène
physiologique à priori bien différent du coup de glotte (que l‘on désigne aujourd‘hui par le
terme plus approprié d‘occlusion glottale) tel que défini par Manuel García, qui consisterait
en une amorce douce et claire des sons chantés plutôt qu‘en une attaque mettant en jeu une
accentuation (Harris 2011a : s.p.). Le mot break semble cependant sous-entendre la
présence d‘une certaine accentuation dynamique : les cry breaks décrits par Greg Urban
(1988), et dont il sera question dans la section 3.3, présentent notamment comme trait
117
caractéristique une impulsion forte, avec une participation importante du diaphragme. On
verra ce phénomène accompagner parfois le passage d‘un mode de phonation à un autre
dans l‘analyse du corpus.
Enfin, il faut souligner que les premier et second modes de phonation se
chevauchent sur une étendue plus ou moins grande selon les individus. Roubeau, Henrich et
Castellengo ont évalué que cette zone de chevauchement s‘étendait sur un peu plus de deux
octaves, soit entre sol dièse3 et sol dièse5 en moyenne pour les femmes, et entre fa3 et fa
dièse5 en moyenne pour les hommes (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 428).
L‘existence d‘une zone de chevauchement si importante indique que les interprètes
disposent, sur une étendue significative, de la possibilité d‘utiliser un registre ou l‘autre sur
une même note ou sur de petits intervalles. Le passage d‘un mode de phonation à un autre
peut conséquemment produire un changement de timbre marqué sans pour autant impliquer
un grand saut mélodique et le recours à un mode ou à l‘autre peut découler d‘un choix
volontaire sur une partie importante de l‘étendue de la voix.
3.3 Fonctions expressives et connotations
Le premier mode de phonation étant le registre privilégié de la voix première de tous les
interprètes masculins du corpus, le second mode de phonation y apparaît toujours comme
une variation de registre passagère, contrastant avec le registre modal28. On attribue
plusieurs connotations à l‘usage du second mode de phonation, pour la voix parlée et pour
la voix chantée, et bien qu‘il soit un marqueur générique du style country, sa modulation
par les interprètes lui permet de jouer un rôle expressif important. Avant de passer à
l‘analyse du corpus, il s‘avère essentiel de passer en revue les différentes fonctions
linguistiques et expressives rattachées à ce registre tant en linguistique qu‘en musicologie.
Je souligne que les auteurs cités ici n‘utilisent pas la locution second mode de phonation
mais le mot falsetto. Il est cependant peu probable que je travestisse le sens de leurs écrits
en me tenant à la terminologie choisie, soit celle des modes de phonation, puisque que chez
28
Comme pour la nasalisation, les analyses seront effectuées sur des enregistrements réalisés par des
interprètes masculins, le corpus ne comportant pas assez d‘enregistrements réalisés par des interprètes
féminines. Quelques analyses de voix féminines du corpus ont cependant été effectuées et semblent indiquer
que ces dernières n‘ont pas recours de la même manière que les hommes au second mode de phonation, du
moins sur le plan expressif. Les conclusions de ce chapitre sont limitées aux voix masculines et ne devraient
pas être généralisées.
118
les auteurs cités, le contexte ou les exemples musicaux d‘origines variées qui sont donnés
montrent bien que l‘objet des descriptions n‘est pas le falsetto d‘un chanteur classique,
mais le registre laryngé qui lui correspond. Il y a d‘ailleurs un recoupement remarquable
autour de l‘usage du mot falsetto pour désigner le second mode de phonation dans la
littérature, et il s‘agit d‘un consensus rare dans les champs sémantiques du paralangage et
du timbre de la voix. Son utilisation est cohérente tant en paralinguistique qu‘en
musicologie, en pédagogie du chant et en phoniatrie, en dehors du fait que le mot falsetto
désigne, à l‘extérieur du domaine du chant classique, un registre laryngé et non pas le
falsetto en tant que registre résonantiel. Je m‘en tiendrai cependant à l‘expression second
mode de phonation pour les raisons formulées dans la section 3.1.
Fernando Poyatos attribue au second mode de phonation un rôle important en tant
que modificateur de la voix parlée, mais aussi en tant que modificateur du paralangage luimême29, et il le classe notamment parmi les indicateurs de la surprise et de l‘indignation; il
ajoute que le second mode de phonation accompagne souvent le rire (Poyatos 1993 : 210).
Poyatos associe également le second mode de phonation avec l‘innocence ou l‘innocence
feinte exprimée par les jeunes filles (Poyatos 1993 : 210), et le second mode de phonation
est spontanément employé par les hommes imitant une femme. John Napier avance que
cette association entre second mode de phonation et féminité est fréquente et qu‘elle
alimente souvent une interprétation sémiotique de l‘usage de ce registre en musicologie,
interprétation basée sur une relation présumée directe entre la féminité et un registre de
phonation perçu comme plus aigu (Napier 2004 : 125). Ces interprétations tiennent
cependant plus ou moins compte de la filiation stylistique des œuvres et du contexte dans
lequel le second mode de phonation y est utilisé. Une analyse tenant compte de ces deux
aspects de la performance vocale permet souvent de présenter des interprétations plus
justes. Par exemple, Catherine Rudent a montré que, pour le hard rock et en particulier chez
le chanteur de Deep Purple, Ian Gillan, l‘usage du second mode de phonation, par son
association avec la virtuosité, sa connotation sexuelle issue du R‘n‘B et le contexte de
compétition improvisée avec d‘autres instruments dans lequel il survient, peut être
interprété comme un marqueur de virilité (Rudent 2005). À propos de l‘hypothèse de David
29
Le second mode de phonation peut être superposé à d‘autres effets paralinguistiques et ainsi devenir un
modificateur de ces effets.
119
Brackett (1995) sur l‘éruption du féminin dans le style de Hank Williams, qui utilise
abondamment le second mode de phonation, Napier objecte qu‘il faudrait davantage tenir
compte des traditions vocales desquelles le style de Williams est issu, ainsi que de
l‘importance des sujets de ses chansons, qui traitent souvent d‘abandon, de rejet et de
tristesse (Napier 2004 : 127-128). Étant donné l‘importance de cet èthos dans la chanson
country états-unienne et québécoise et la présence marquée du second mode de phonation
dans ces deux corpus, la relation entre second mode de phonation et tristesse apparaît
intuitivement plausible. Elle semble d‘ailleurs confirmée par au moins une étude psychoacoustique, une étude de perception réalisée par Felix Burkhardt et Walter F. Sendlmeier
(2000), qui révèle que le second mode de phonation serait effectivement, pour la voix
parlée, un indicateur de la tristesse.
Cette association entre second mode de phonation et tristesse trouve peut-être sa
source dans une de ses manifestations physiologiques, le pleur. L‘anthropologue Greg
Urban soutient que le second mode de phonation constitue un des icônes interculturels du
pleur. Présent dans les pleurs authentiques, il est également utilisé, dans la culture nordaméricaine, par les personnes imitant quelqu‘un qui pleure ainsi que dans plusieurs types de
pleurs rituels chez les Amérindiens du Brésil (Urban 1988 : 389). Dans les imitations et les
pleurs rituels, le second mode de phonation est employé sur des voyelles prolongées, et il
s‘accompagne habituellement d‘une intonation descendante ainsi que d‘un léger
craquement de la voix30 (Urban 1988 : 391). Urban pose l‘hypothèse que l‘emploi du
second mode de phonation dans des formes stylisées d‘expression de la tristesse pourrait
avoir comme origine son irruption incontrôlée dans la voix, causée par la surprise : « In
particular, falsetto may be associated with shrieks or cries produced through startling,
which can occur as reflex acts. If so, the falsetto vowel is probably a signal of heightened
emotional response. » (Urban 1988 : 391) Parmi les icônes du pleur identifiés par Urban, on
compte également ce qu‘il nomme le cry break, qui consiste en une accumulation d‘air sous
la glotte fermée suivie par une expulsion d‘air voisée et souvent accompagnée de bruits, sur
une intonation descendante. Chaque cry break ne dure qu‘une fraction de seconde, et
30
Je n‘ai trouvé qu‘une seule occurrence de voix craquée dans le corpus, et il ne s‘agit pas, pour le countrywestern, d‘un effet paralinguistique dont l‘usage semble codifié; il n‘en sera donc pas question dans cette
thèse.
120
plusieurs cry breaks peuvent être enchaînés à la manière des sanglots (Urban 1988 : 389390). Selon Urban, les cry breaks, par le contraste qu‘ils offrent avec la phonation modale,
signalent une forte émotion :
The pulsing of the air flow in each case provides a signal that stands out in
sharp relief against the relative calm of the airflow during normal speech and
even during much of singing. The agitation of the sound and body may be an
important part of the signal communicating the presence of strong emotion.
(Urban 1988 : 390)
Ce second icône du pleur s‘apparente à la technique employée par les interprètes afin
d‘accentuer le passage du premier au second mode de phonation. Une augmentation
marquée de la pression sous-glottique étant principalement associée à l‘intensité de la
phonation (Sundberg 1987 : 41), il sera facile de vérifier dans les analyses si cet effet, et
l‘augmentation de l‘intensité d‘exécution qui l‘accompagne, seront présents lorsqu‘un
interprète passe d‘un mode de phonation à l‘autre. Ces deux icônes du pleur décrits par
Greg Urban, le second mode de phonation et le cry break, sont cités par Aaron Fox comme
faisant partie du style vocal country états-unien, et il les associe lui aussi à la stylisation des
pleurs et de la tristesse. Ils font partie de ce que Fox nomme également les cry breaks,
expression dans laquelle il faut entendre le mot break au sens plus large de rupture, de
variation dans la ligne vocale. Comme on l‘a vu dans le chapitre précédent, cette catégorie
comprend de nombreux effets paralinguistiques dont la nasalisation et l‘expulsion d‘air
accumulé sous la glotte (Fox 2004 : 276) et pour Fox, ces effets incarnent des affects
précis, leur usage découlant à la fois des traditions stylistiques et des visées expressives de
l‘interprète (Fox 2004 : 280). En plus de l‘expression de la tristesse, la vulnérabilité et la
fragilité sont également associées au second mode de phonation. Au sujet de ce qu‘il
appelle des yodel effects utilisés par des interprètes féminines, Patrick Dailly associe le
passage du premier au second mode de phonation à un passage entre la voix du contrôle et
celle de la vulnérabilité (Dailly s.d. : s.p.). Aaron Fox interprète lui aussi les cry breaks en
général, incluant le second mode de phonation, comme visant à mettre en scène la perte de
contrôle de l‘interprète sur ses émotions : « Such ―breaks‖ express ―feelingful‖ poetic
intensification, especially at moments where the singer wishes to appear overwhelmed with
emotion to the point of encroaching inarticulateness. » (Fox 2004 : 281)
121
Timothy Wise (2007) s‘est intéressé aux usages du second mode de phonation dans
la chanson country, plus particulièrement dans le corpus que compose la musique hillbilly
d‘avant la Deuxième Guerre mondiale. Sa conception de cet effet paralinguistique est
centrée autour de l‘importance de l‘influence du yodel tyrolien sur le répertoire country, et
dont l‘élément caractéristique est selon lui le break accentué accompagnant le passage d‘un
mode de phonation à l‘autre. Il envisage donc chaque occurrence du second mode de
phonation accompagnée d‘un break comme une espèce de yodel particulier, et il suggère
que chacune de ces espèces peut être associée à des affects différents, qu‘il appelle des
« mood categories » (Wise 2007 : par. 1). Le yodel de première espèce consiste en une
alternance entre les deux registres effectuée sur des syllabes dépourvues de signification
verbale, à la manière du yodel alpin traditionnel. Wise ne lui associe pas d‘affect
particulier, mais rappelle que ce type de yodel est très courant dans la musique hillbilly et
les chansons de cow-boy des années 1930 et 1940 (Wise 2007 : par. 38). La seconde espèce
de yodel correspond à une technique que Wise nomme le word-breaking : l‘interprète
« brise » une voyelle d‘un mot la chantant d‘abord en premier mode de phonation pour
ensuite lui ajouter une seconde note, plus haute, chantée en second mode de phonation.
Habituellement, cette technique s‘effectue sur un patron rythmique bref–long, la note
chantée en second mode étant plus longue que celle chantée en premier mode. Wise associe
cette espèce de yodel à la plainte et à l‘abattement, mais souligne que le word-breaking
peut aussi indiquer l‘extase. Ce type de yodel est parfois qualifié de black falsetto, en
référence à son utilisation dans la musique traditionnelle afro-américaine (Wise 2007 : par.
42-43). Enfin, la troisième espèce de yodel correspond à l‘utilisation du second mode de
phonation de manière ornementale, soit au début ou, le plus souvent, à la fin d‘un mot. Le
patron rythmique des yodels de troisième espèce est l‘inverse de celui de la deuxième
espèce, la note chantée en second mode de phonation étant plus brève que celle chantée en
premier mode; dans ce type de yodel, l‘ornement en second mode de phonation se
manifeste le plus souvent à la fin d‘une note chantée en premier mode de phonation, une
figure que l‘on nomme le feathering (Wise 2007 : par. 45). Ce type de yodel est, selon
Wise, un indicateur stylistique important de la musique country, et il est souvent utilisé
dans les chansons de cow-boy aux thèmes romantiques des années 1930, dans lesquelles ils
sont souvent un signe d‘exubérance (Wise 2007 : par. 46). Bien qu‘il constate la présence
122
de longs mélismes en second mode de phonation dans le corpus qu‘il étudie, Wise refuse de
l‘associer à une quatrième espèce de yodel, puisque ces passages ne s‘accompagnent pas
nécessairement d‘un break (Wise 2007 : par. 49). Pour Wise, c‘est surtout le break qui
porte la charge expressive dans le yodel :
[W]hat matters is that the break should be recognised as intentional – in
other words, not made accidentally for any reason. It has to be assumed that
the break in the voice is made for some kind of expression of emotion or
significance. The point in the overall musical stream at which this break
happens is crucial to the passage‘s affect: it is a point where something
different happens (Wise 2007 : par. 32).
Wise soutient que le second mode de phonation et le break peuvent correspondre, selon
leur usage, à l‘expression de la tristesse ou encore de l‘exaltation, comme Catherine Rudent
le soulignait à propose de la relation entre voix de fausset et ferveur religieuse ou
amoureuse (Rudent 2005). L‘association d‘un modificateur paralinguistique à des èthos
aussi contrastés montre bien l‘intérêt d‘analyser en détail la manière dont il opère dans les
performances vocales.
Avant de conclure cette revue des fonctions expressives associées au second mode
de phonation, une mise au point s‘impose. Dans les études présentées jusqu‘ici, le mot
break est abondamment utilisé, et il présente au moins quatre sens différents. Il désigne
d‘abord le moment du passage d‘un mode de phonation à un autre, caractérisé ou non par
un saut mélodique, pendant lequel le cycle glottal se modifie et le fondamental est instable,
et qui crée soit la présence de sous-harmoniques, soit tout simplement un son apériodique.
Le cry break de Greg Urban consiste en une expulsion d‘air accompagnée de phonation, à
la manière d‘un sanglot. Le break défini par Graeme Smith semble être une combinaison
des deux premiers phénomènes ou plutôt une accentuation volontaire du premier par le
second. C‘est également dans ce sens que Wise utilise le mot break pour désigner le
moment du passage entre deux modes de phonation. Enfin le cry break d‘Aaron Fox
désigne toute rupture dans la voix qui en écarte le timbre de ses caractéristiques modales. À
cause de cette polysémie et dans le but de clarifier les analyses mais aussi de proposer une
terminologie française, j‘utiliserai dorénavant les termes suivants. Le mot passage
désignera toute transition, accentuée ou non, et envisagée comme un phénomène
physiologique, entre deux modes de phonation. Je ferai référence au cry break décrit par
123
Urban grâce à l‘expression impulsion glottale voisée31. Dans le contexte musical d‘une
exécution vocale, le passage délibéré et volontairement mis en valeur entre deux modes de
phonation sera désigné à la suite de Serge Lacasse comme une cassure vocale, la cassure
vocale correspondant donc aux breaks décrits par Smith et Wise. Dans le cadre des
analyses qui suivent, c‘est donc ce terme qui sera privilégié pour désigner le passage entre
deux modes de phonation. Enfin, la catégorie d‘effets paralinguistiques nommée cry breaks
par Aaron Fox sera traduite par icônes du pleur, inspiré de la locution proposée par Greg
Urban (icons of crying) pour désigner les marqueurs interculturels du pleur identifiés suite à
ses travaux.
Afin d‘éviter les interprétations simplistes et désincarnées et d‘attribuer à l‘usage du
second mode de phonation des significations qu‘il n‘a pas, John Napier propose d‘allier une
analyse interne des œuvres et de leur sens à la prise en compte du cadre historique mettant
l‘œuvre en contexte. Je suivrai sa suggestion de deux manières. D‘abord, j‘envisagerai le
recours au second mode de phonation et à la cassure vocale comme s‘inscrivant dans la
filiation stylistique évidente du country-western québécois à la tradition country des ÉtatsUnis. Dans cette perspective, je tiendrai compte des fonctions génériques que peuvent jouer
ces variations de timbre dans le corpus, comme je l‘ai fait pour la nasalisation. D‘autre part,
et malgré que ma perspective soit ici avant tout microanalytique, les occurrences du second
mode de phonation et de la cassure vocale seront interprétées en fonction de leur contexte
immédiat, soit le cadre de la chanson enregistrée dans laquelle elles surviennent et constitué
notamment par les paroles ainsi que les paramètres musicaux et technologiques, et parfois
en fonction d‘un contexte élargi pouvant être constitué, par exemple, par une plus grande
partie de la production d‘un interprète.
3.4 Le second mode de phonation et la cassure vocale dans le
corpus
Comme Roubeau, Henrich et Castellengo l‘ont montré, le premier et le second modes de
phonation se chevauchent sur une zone importante s‘étendant sur un peu plus de deux
31
Plusieurs auteurs, dont Graeme Smith, avancent que le break comprendrait une occlusion glottale (glottal
stop). En phonétique, ce terme désigne l‘action d‘obstruer le canal vocal au niveau de la glotte, que cette
occlusion soit suivie ou non d‘une émission d‘air, et l‘occlusion glottale peut clore une émission d‘air ou
encore l‘initier. Le phénomène décrit par Urban se définit par une expulsion d‘air; j‘ai préféré utiliser le terme
impulsion, qui évoque une autre catégorie de sons phonétiques, les consonnes impulsionnelles.
124
octaves, soit entre sol dièse3 et sol dièse5 en moyenne pour les femmes et entre fa3 et fa
dièse5 en moyenne pour les hommes. Chaque locuteur a donc à sa disposition ces deux
modes sur une étendue considérable. Le recours privilégié à l‘un ou l‘autre de ces modes
varie selon le sexe et le contexte culturel (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 437)
mais aussi, comme pour tout autre modificateur paralinguistique, en fonction de l‘état
psychologique et émotionnel du locuteur, dans un contexte de parole spontanée (Poyatos
1993 : 199). Dans un contexte musical, comme le font valoir Roubeau, Henrich et
Castellengo, des facteurs stylistiques sont aussi en jeu : « As for the sung voice, it is mainly
the esthetic context that directs the choice of one or other mechanisms used, developing
homogeneity or on the contrary contrasts of vocal timbre when several mechanisms are
involved. » (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 437) Le contexte esthétique dans
lequel sont déployées ces variations de timbre, avec les règles stylistiques qui les encadrent,
détermine les significations expressives que l‘on peut attribuer à ces variations. Dans le
corpus, pour les voix masculines, le premier mode de phonation est privilégié comme voix
première, et c‘est le second mode de phonation qui doit être envisagé comme introduisant
une variation du timbre, sauf dans le cas du yodel de type tyrolien, où c‘est plutôt
l‘alternance entre les deux modes ainsi que la répétition fréquente de la cassure vocale qui
introduisent un effet devant être pris en considération.
Dans la catégorisation des différentes formes prises par le second mode de
phonation dans le corpus country-western québécois, j‘ai choisi de ne pas recourir à la
terminologie de Wise présentée plus haut puisqu‘elle offre peu de concordance avec le
corpus visé par les analyses. Tout d‘abord, le yodel de seconde espèce n‘est pas présent
dans le corpus, à une exception près. Des recherches permettraient sans doute de déterminer
si le word-breaking a été introduit plus tard dans le répertoire country-western québécois ou
si cet effet demeure marginal dans toute la production. Ensuite, en ce qui concerne le yodel
de troisième espèce, soit l‘utilisation du second mode de phonation en position
ornementale, il n‘est présent dans le corpus que sous une seule forme, soit avant la note
ornée, et jamais après. Le feathering est donc également absent du corpus, alors que Wise
le présente comme un indicateur de style du country (Wise 2007 : par. 45). De plus, tandis
que Wise identifie la présence du yodel de troisième espèce comme étant représentative des
chansons de cow-boy romantiques et parfois marqueur d‘une certaine exubérance, cette
125
association est à peu près absente du corpus : le second mode de phonation utilisé en
position ornementale est au contraire le plus souvent associé à des thèmes rattachés à la
tristesse et à la solitude. Enfin, Wise considère les mélodies en falsetto sans la présence de
passage ou de cassure vocale comme étant une variante de troisième espèce et non pas un
type distinct d‘utilisation du second mode de phonation. Bien que les mélodies en second
mode de phonation soient moins courantes que les autres occurrences du mode dans le
corpus, on verra qu‘elles méritent, dans l‘analyse du corpus de la thèse, de faire l‘objet
d‘une catégorie à part. Bien que la catégorisation proposée par Wise semble opératoire pour
le corpus visé par son étude, elle me semble inadéquate pour le répertoire québécois. Par
ailleurs, pour des raisons historiques, Wise désigne comme du yodel toute utilisation du
second mode de phonation, accompagné d‘un passage marqué entre les deux modes,
puisque la présence du second mode de phonation dans le corpus country états-unien serait
surtout attribuable à l‘influence du yodel tyrolien. Wise justifie l‘usage du terme yodel pour
tout type de passage d‘un mode à l‘autre en affirmant que c‘est justement le moment du
passage, qu‘il nomme yodeleme, qui fait le yodel. Cette terminologie uniforme ne permet
pas de bien mettre en lumière les divers effets expressifs créés par la présence du second
mode de phonation et des cassures vocales, qui varient beaucoup, dans le corpus, d‘un type
d‘utilisation à l‘autre. Dans les analyses qui suivent, je tenterai de montrer que l‘importance
du passage entre les deux modes varie justement d‘une catégorie à l‘autre, et que le second
mode de phonation et la cassure vocale sont deux éléments distincts, qui peuvent être mis
en valeur de manière différente.
Dans le corpus, les occurrences du second mode de phonation peuvent être
regroupées en trois catégories, qui ont été définies à la fois selon des critères formels et
phonostylistiques : les analyses montreront que chacun de trois types d‘usage du second
mode de phonation et de la cassure vocale permettra, à un même niveau phonostylistique,
de caractériser un type de chanson ou un èthos particulier. La première de ces catégories
qui sera présentée sera le yodel (3.4.1). Le terme yodel sera ici réservé aux manifestations
de yodel de type tyrolien tel que véhiculé dans la chanson populaire nord-américaine, et qui
consiste en une alternance répétée, parfois rapide, entre le premier et le second mode de
phonation. Cette technique est généralement utilisée sur de longs passages qui constituent
des sections formelles autonomes, le plus souvent dans des chansons à caractère joyeux.
126
Suivra la présentation des occurrences ornementales du second mode de phonation (3.4.2);
durant moins d‘une seconde, elles mettent particulièrement en valeur la cassure vocale et
sont avant tout caractéristiques des chansons tristes. Une courte section sera enfin
consacrée aux mélodies entièrement chantées en second mode de phonation (3.4.3).
Comme on le verra, chacune de ces catégories présente des caractéristiques formelles
précises et cohérentes, et à chacun de ces types d‘usage sont rattachées des fonctions
expressives distinctes.
Comme pour la nasalisation, les changements de modes de phonation ont d‘abord
été identifiés à l‘oreille puisqu‘ils sont facilement perceptibles, comme l‘attestent Švec et
Pešák : « [b]oth registers are differentiated by their acoustic spectra, so that they can be
identified perceptually » (Švec and Pešák 1994 :98, cité dans Wise 2007 : par. 27). Les
cassures vocales ont été repérées de la même manière. Chaque extrait sonore cité a fait
l‘objet d‘une analyse de ses propriétés acoustiques afin de vérifier que le phénomène avait
été correctement identifié. Une des manifestations les plus évidentes sur le plan perceptuel
du passage d‘un mode de phonation à l‘autre se trouve dans le yodel. C‘est donc d‘abord à
partir d‘extraits où était utilisée cette technique qu‘a été vérifiée la présence, dans le corpus
enregistré, des traits acoustiques attribués aux premier et second modes de phonation par
les différents chercheurs cités dans la section 3.2 de ce chapitre. Les résultats de ces
vérifications sont présentés dans la section 3.4.1.1.
3.4.1 Le yodel
Le yodel est présent dans la musique populaire américaine depuis le milieu du 19e siècle.
La technique a été adoptée par les chanteurs black-face dès 1847, probablement sous
l‘influence des groupes de chanteurs tyroliens ambulants qui parcouraient alors les ÉtatsUnis. Le yodel a fait son entrée sur support enregistré dès 1890 et avant la Première Guerre
mondiale, on le retrouvait fréquemment dans les spectacles de vaudeville (Malone 2002 :
87). On doit le premier enregistrement de musique country contenant du yodel à Riley
Puckett qui, en 1924, grave « Rock All Our Babies to Sleep », disque paru le 20 mai 1924
dans la série « populaire » de Columbia (Columbia 107-D)32 (Malone 2002 : 87; Green
32
On peut entendre cet enregistrement à l‘adresse suivante : <http://www.archive.org/details/RileyPuckettRockAllOurBabiesToSleep>
127
1965 : 215). C‘est toutefois Jimmie Rodgers qui a popularisé le yodel dans la voix country
par ses blue yodels, une série de 13 chansons enregistrées entre 1927 et 1933, mais aussi
par d‘autres succès dans lesquels Rodgers yodelait, notamment « In the Jailhouse Now »
(Victor 2124, 1928) et « Yodeling Cowboy » (Victor 22271, 1929). L‘influence de Rodgers
sur la chanson country des États-Unis, et même du Canada, fut considérable et plusieurs
grandes vedettes ont débuté leur carrière en imitant son style vocal. Le yodel est rapidement
devenu un élément typique du genre : « For much of the decade of the thirties Jimmie
Rodgers‘ influence could be heard everywhere […]. Not every yodel, of course, sounded
like Rodgers‘; some were very primitive, and some were in the sophisticated, Swiss style
favored by Montana Slim (Wilf Carter) and Patsy Montana » (Malone 2002 : 103).
Dans le corpus, le yodel occupe toujours une section formelle entière. Il remplace
souvent le refrain (Roland Lebrun, « La destinée »; Paul Brunelle, « La tyrolienne de mon
pays »; Willie Lamothe, « Je chante à cheval ») ou encore s‘ajoute à la suite de couplets et
de refrains en prenant plutôt la forme d‘un pont ou d‘un interlude (Paul Brunelle,
« Troubadours du Far-West »; Willie Lamothe, « Je suis un cowboy canadien » et « Quand
je reverrai ma province »; Gilles Besner, « Allons au rodéo »). Il peut également être utilisé
sous forme d‘introduction ou de coda (Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes »). Il n‘y
a habituellement jamais d‘alternance, dans une même section formelle, entre des paroles et
des passages yodelés sauf dans le refrain de la chanson « Giddy-Up Sam » de Willie
Lamothe (extrait sonore 3.2). Partout ailleurs dans le corpus, le yodel est construit
exclusivement sur une suite de syllabes sans significations, et il est détaché des autres
sections formelles avec paroles. Les passages en yodel peuvent être plutôt brefs, comme
dans « Giddy-Up Sam », ou encore s‘étirer sur plusieurs phrases musicales. Dans certains
cas, le yodel est très sophistiqué et montre beaucoup d‘inventivité et de virtuosité. Dans
« Le boogie woogie des prairies » de Paul Brunelle par exemple, le yodel occupe plus de la
moitié de l‘enregistrement, soit 01 :39 minutes sur 02 :51 minutes, et se développe sur
quatre sections différentes et de longueur inégale. La première section du yodel opère
comme une coda d‘une seule phrase rattachée à la strophe qui la précède. La seconde
section, composée de deux phrases contrastantes, fait d‘abord entendre un long mélisme en
second mode de phonation, puis une alternance entre les deux modes. La troisième section,
plus virtuose, présente deux phrases parallèles faisant alterner très rapidement les deux
128
modes. Enfin, une dernière section clôt le yodel avec une coda constituée d‘une seule
phrase (extrait sonore 3.3). Entre les deux extrêmes que représentent les yodels de « GiddyUp Sam » et du « Boogie woogie des prairies », les sections de yodel entendues dans le
corpus prennent des formes variées et peuvent être plus ou moins longues et complexes.
3.4.1.1 Exécution
Avant de présenter en détail les caractéristiques de l‘exécution du yodel dans le corpus, un
exemple permettra de montrer comment les caractéristiques acoustiques des deux modes de
phonation sont mises en évidence grâce à leur analyse par les logiciels qui ont été utilisés
pour produire les exemples visuels. Les exemples 3.3a et 3.3b présentent le même court
passage de yodel tiré de la chanson « Souvenir d‘un cow-boy », enregistrée par Paul-Émile
Piché en 1946. L‘extrait sonore 3.4 qui correspond à ce passage fait d‘abord entendre une
note tenue en premier mode de phonation, suivie d‘une alternance rapide entre les deux
modes et se termine par une note tenue en second mode de phonation. L‘image spectrale
des premiers harmoniques de l‘extrait sonore (exemple 3.3a) confirme que les traits
acoustiques des premier et second modes de phonation sont visibles malgré la présence,
dans l‘enregistrement, de l‘accompagnement instrumental en plus de la voix. La courbe
blanche correspond à la courbe mélodique dessinée par la fréquence fondamentale de la
voix : les notes chantées en premier mode de phonation (M1) présentent une fréquence
fondamentale moins intense que celles chantées en second mode de phonation (M2). Le
second harmonique (H2) est plus fort que le fondamental en premier mode de phonation,
tandis que tous les harmoniques visibles sur le spectrogramme sont beaucoup plus faibles
que le fondamental en second mode de phonation33.
L‘exemple 3.3b, qui correspond aussi à l‘extrait sonore 3.4, révèle un phénomène
qui peut être observé dans plusieurs extraits de yodel tirés du corpus. Sur le spectrogramme
de cet exemple, auquel a été superposée la courbe d‘intensité tirée du même extrait sonore,
on constate que lorsque l‘alternance entre les deux modes de phonation se fait rapidement,
les notes chantées en second mode de phonation ont une intensité moins forte que celles qui
sont chantées en premier mode de phonation; il s‘agit d‘une caractéristique de ce type de
33
Dans la terminologie adoptée ici, le premier harmonique correspond à la fréquence fondamentale; le
deuxième harmonique est donc l‘harmonique situé immédiatement au-dessus de celle-ci.
129
passage d‘alternance rapide que l‘on retrouvera dans d‘autres exemples présentés plus loin.
Cette différence dans l‘intensité est également perceptible lorsqu‘on compare les deux
notes tenues situées au début et à la fin de l‘exemple. Le spectrogramme de l‘exemple 3.3b
montre une plus grande portion de la série d‘harmoniques que celui de l‘exemple 3.3a, et il
semble qu‘il y ait une corrélation entre l‘intensité des harmoniques supérieurs, plus
importante pour les notes chantées en premier mode, et l‘intensité de la note chantée. Bien
qu‘une intensité moindre caractérise souvent, dans le corpus, le second mode de phonation,
il est évidemment possible d‘accentuer les notes tenues dans ce mode et d‘atteindre ainsi
une intensité supérieure aux notes chantées en premier mode. Dans l‘exemple 3.4,
l‘interprète, Paul Brunelle, accentue la note terminale de l‘extrait, qui atteint une intensité
supérieure à celle des notes chantées en premier mode de phonation qui la précèdent
(extrait sonore 3.5).
Le yodel se définit entre autres par l‘alternance entre le premier et le second mode
de phonation, qui présentent des timbres contrastants. Selon Timothy Wise, la cassure
vocale serait tout aussi essentielle à la définition du yodel; il est cependant possible, dans la
pratique du yodel, de passer d‘un mode de phonation à l‘autre sans recourir à la cassure
vocale, en réattaquant tout simplement la note émise dans un nouveau mode par la
fermeture puis l‘ouverture de la glotte ou encore en effectuant la transition avec une
consonne. À l‘extérieur du corpus, on retrouve des exemples de tels passages dans le yodel.
Dans la chanson « Dans l‘Ouest canadien », enregistrée par Suzanne Gadbois et parue en
1938, la chanteuse remplace parfois la cassure vocale par la consonne [r] (en l‘extrait
sonore 3.6). Malgré l‘absence de cassure vocale, la présence de deux modes de phonation
distincts est manifeste lorsqu‘on compare l‘intensité relative des harmoniques de toutes les
notes chantées sur le spectrogramme de l‘exemple 3.5. Avant le premier saut mélodique, la
fréquence fondamentale chantée, indiquée par la courbe mélodique qui apparaît en blanc,
est moins intense que le deuxième harmonique; pour les trois notes suivantes, le deuxième
harmonique, qui se déplace suivant le mouvement mélodique de la fréquence fondamentale
entre 1 300 Hz et 1 000 Hz environ, apparaît beaucoup plus faible que le fondamental. Ces
observations s‘accordent avec les caractéristiques spectrales des premier et second modes
130
de phonation34. Dans le corpus visé par ces analyses, ce sont toutefois le plus souvent des
cassures vocales qui marquent le passage d‘un mode de phonation à l‘autre. On verra
qu‘elles pourront être plus ou moins mises en valeur et ce, de diverses manières. Le fait
qu‘elles ne soient pas nécessaires à la transition entre deux modes de phonation renforce le
point de vue adopté ici, qui envisage les cassures vocales accompagnant la transition d‘un
mode de phonation à l‘autre comme un geste délibéré régi par des normes esthétiques.
Deux phénomènes acoustiques accompagnant les cassures vocales trouvées dans le
corpus laissent des traces détectables par le logiciel Praat, ce qui permet de confirmer de
manière visuelle la présence des cassures identifiées d‘abord de manière auditive. Dans
« La destinée », chanson enregistrée par Roland Lebrun en 1950, les cassures vocales qu‘on
peut entendre dans l‘extrait sonore 3.7, tiré d‘une section du premier yodel où l‘alternance
entre les deux modes s‘effectue très rapidement, s‘accompagnent à la fois de baisses
marquées dans le degré d‘harmonicité, comme le montre l‘exemple 3.6a. Les cassures
vocales s‘accompagnent également d‘une modification de la forme d‘onde, qui devient
momentanément plus irrégulière, moins périodique, et présente temporairement une moins
grande amplitude, phénomène encadré par les lignes pointillées verticales de l‘exemple
3.6b qui montre la forme d‘onde de la deuxième cassure vocale de l‘extrait sonore 3.7. On
pourrait croire que les minimums de la courbe d‘harmonicité qui semblent coïncider, sur
l‘exemple 3.6a, avec les cassures vocales, correspondraient au moment où la forme d‘onde
apparaît comme la moins périodique, qui correspond ici au moment où son amplitude est la
plus faible. La superposition des deux données révèle cependant que les deux phénomènes
ne sont pas simultanés mais qu‘ils surviennent successivement. Les courbes d‘harmonicité
ne sont pas significatives sur des extraits aussi courts que celui de l‘exemple 3.6b (81 ms),
et la lecture de la forme d‘onde s‘avère difficile sur des extraits aussi longs que celui de
l‘exemple 3.6a (629 ms). C‘est donc un extrait de longueur intermédiaire (209 ms), autour
de la même cassure vocale que celle de l‘exemple 3.6b, qui a été utilisé pour produire
l‘exemple 3.6c; on voit alors que le minimum de la courbe d‘harmonicité survient après que
la forme d‘onde ait retrouvé une plus grande amplitude.
34
Cet exemple montre également que les femmes peuvent elles aussi faire du yodel en faisant alterner des
émissions vocales en premier et en second mode de phonation.
131
Ces résultats indiquent peut-être que la cassure vocale s‘effectue en deux temps.
Comme on le sait, le passage d‘un mode de phonation à un autre nécessite une
réorganisation du cycle glottal puisque ce sont des portions différentes des bandes vocales
qui entrent en vibration pour chacun des modes de phonation. Il est probable que le premier
phénomène à survenir soit cette réorganisation de la masse vibrante et du cycle de
vibration, et il est logique de penser que cette phase soit peu compatible avec une intensité
d‘exécution élevée. Si cette variation dans l‘amplitude de la forme d‘onde n‘est pas abordée
directement dans l‘article de Roubeau, Henrich et Castellengo, quelques figures tirées de la
publication permettent cependant de constater la présence d‘une baisse d‘amplitude dans la
forme d‘onde concordant avec la baisse d‘amplitude du signal glottographique, qui
indiquerait justement cette période de transition (exemple 3.7). L‘exemple 3.6c montre
également que cette première phase, sans correspondre tout à fait au point minimum de la
courbe, s‘accompagne déjà d‘une baisse d‘harmonicité, ce qui concorde avec l‘apparence
irrégulière et moins périodique de la forme d‘onde au moment où elle atteint son amplitude
minimale. Le minimum de la courbe d‘harmonicité est cependant atteint lors de ce qui
apparaît comme une seconde phase de la cassure vocale, qui semble correspondre à
l‘attaque de la note émise dans le nouveau mode de phonation. Cette attaque est rendue
particulièrement audible lorsque l‘interprète augmente au même moment l‘intensité
d‘exécution comme le fait Paul Brunelle dans l‘extrait sonore 3.5. Comme le montrait la
courbe d‘intensité de l‘exemple 3.4, la note d‘arrivée d‘une cassure vocale marquant un
passage du premier au second mode de phonation était accentuée. L‘exemple 3.8a montre
de plus près cette cassure vocale. L‘intensité d‘exécution, d‘abord faible au début de la
première phase de la cassure vocale, augmente pendant cette phase. L‘augmentation de
l‘intensité d‘exécution s‘amorce donc pendant la cassure vocale, ce qui la rend
particulièrement audible. Comme dans l‘exemple 3.6c, le minimum de la courbe
d‘harmonicité survient après la première phase de la cassure vocale. Le sommet de la
courbe d‘intensité est atteint avant que l‘harmonicité, et donc la périodicité, se soit
entièrement rétablie : c‘est donc un passage peu périodique qui est accentué. C‘est
seulement après l‘attaque de la note émise dans le nouveau mode que la courbe
d‘harmonicité connaît un nouveau maximum, et ce sommet indique la fin d‘une deuxième
phase de la cassure vocale, qui correspond à l‘attaque de la note émise dans le mode
132
d‘arrivée et qui se termine lorsque la nouvelle fréquence fondamentale est établie et
périodique. Cette seconde phase de la cassure vocale consiste donc en un son encore en
partie bruité, qui peut être rendu plus audible par une accentuation dynamique comme le
fait Paul Brunelle. Une vue rapprochée de la cassure vocale de l‘exemple 3.8a, dont on voit
la fin de la première phase à l‘extrême gauche de l‘image et la seconde phase encadrée par
des lignes pointillées, montre que la voix, après avoir retrouvé une plus grande amplitude,
met effectivement encore quelques cycles avant de redevenir périodique (exemple 3.8b).
L‘exemple 3.9, tiré d‘un enregistrement de Willie Lamothe, montre un autre
exemple de cassure vocale où l‘attaque de la note d‘arrivée est accentuée; l‘exemple
correspond à la dernière cassure vocale entendue dans l‘extrait sonore 3.8. Bien que la
cassure vocale s‘effectue ici sur un passage entre le second et le premier mode de
phonation, les courbes d‘intensité et d‘harmonicité se comportent de la même manière que
dans l‘exemple 3.8a, qui montrait pourtant une cassure vocale effectuant une transition
entre le premier et le second mode de phonation. La courbe d‘intensité atteint un premier
sommet pendant la deuxième phase de la cassure vocale, pour redescendre avant que
l‘harmonicité atteigne un nouveau maximum. Dans les exemples 3.8a et 3.9, l‘intensité est
donc particulièrement élevée juste avant que le maximum de la courbe d‘harmonicité ait été
atteint, c‘est-à-dire avant que la périodicité de la note d‘arrivée ait été complètement
rétablie. Reprenons maintenant la cassure vocale de l‘exemple 3.6c, qui consistait en un
passage du second mode au premier mode de phonation tiré d‘un enregistrement de Roland
Lebrun (deuxième cassure vocale de l‘extrait sonore 3.7), et ce, dans un yodel où
l‘alternance entre les deux modes s‘effectue très rapidement. Si on lui ajoute une courbe
d‘intensité (exemple 3.10), il apparaît que celle-ci atteint son maximum après
l‘établissement ferme de la note d‘arrivée, en même temps qu‘un sommet de la courbe
d‘harmonicité, c‘est-à-dire lorsque la réorganisation de la vibration est complétée et que le
son atteint de nouveau une périodicité supérieure. La seconde phase de la cassure vocale
n‘est pas accentuée, comme on peut effectivement s‘y attendre dans le cas d‘une alternance
rapide entre les deux modes, et l‘attaque de la note d‘arrivée de la cassure vocale est faible
comparativement à sa phase soutenue. La courbe d‘intensité se comporte donc ici, par
rapport à la courbe d‘harmonicité, d‘une manière différente que dans les cassures vocales
accentuées : l‘intensité maximale de la note émise dans le nouveau mode est atteinte non
133
plus pendant la cassure vocale mais une fois que celle-ci est achevée. De plus, dans ce type
de passage, on constate que la courbe d‘intensité peut se comporter de manière différente
selon que la cassure vocale sert de transition entre le premier et le second mode de
phonation, ou entre le second et le premier mode de phonation. Poursuivons avec d‘autres
exemples tirés de l‘extrait sonore 3.7; l‘exemple 3.11a reprend l‘exemple 3.6a, auquel a été
ajoutée la courbe d‘intensité. La progression des courbes d‘harmonicité et d‘intensité
montre que pour les cassures vocales menant du second au premier mode de phonation,
c‘est le minimum de la courbe d‘intensité qui survient en premier, comme dans les cas de
cassures vocales accentuées des exemples 3.8a et 3.9. Au contraire, pour les cassures
vocales menant du premier au second mode de phonation, le minimum de la courbe
d‘harmonicité précède le minimum de la courbe d‘intensité. Une vue rapprochée de la
première cassure vocale de l‘exemple 3.11a, qui marque une transition du premier au
second mode de phonation (exemple 3.11b) montre bien que si le minimum d‘harmonicité
survient toujours après la première phase de la cassure vocale, elle est cette fois
accompagnée d‘une baisse d‘intensité qui se poursuit pendant toute la première phase de la
cassure vocale. L‘intensité est donc faible pendant la première phase de la cassure vocale.
Le minimum de la courbe d‘intensité survient après le minimum d‘harmonicité ait été
atteint, et non avant comme dans l‘exemple 3.10. La courbe d‘harmonicité se comporte
donc toujours de la même manière lors d‘une cassure vocale non accentuée, peu importe la
direction de cette cassure. C‘est l‘évolution de la courbe d‘intensité qui varie d‘un type de
cassure vocale à l‘autre, avec pour constante que son minimum survient toujours lors d‘une
note émise en second mode de phonation. L‘intensité d‘exécution demeure d‘ailleurs plus
faible en second mode de phonation qu‘en premier mode de phonation pour la partie
soutenue de la note chantée.
En résumé, dans le cas de cassures vocales entendues comme accentuées, c‘est donc
ce qui semble correspondre à une deuxième phase qui apparaît comme accentuée, soit le
moment de l‘attaque de la note émise dans le mode d‘arrivée, et ce peu importe la direction
du mouvement, qu‘il s‘effectue du premier au second ou du second au premier mode de
phonation. Dans le cas des cassures vocales non accentuées et enchaînées rapidement,
l‘intensité d‘exécution connaît une hausse lors du passage du second au premier mode de
phonation, et une baisse continue lors d‘un passage du premier au second mode de
134
phonation, ce qui correspond à l‘observation faite à partir de l‘exemple 3.3b, qui indiquait
une intensité d‘exécution plus faible pour les notes émises en second mode de phonation
pour les passages entre les modes où l‘alternance s‘effectue rapidement.
Il semble cependant possible d‘accentuer dans une certaine mesure la seconde phase
de la cassure vocale dans des passages où l‘alternance entre les deux modes se fait de
manière un peu moins rapide mais tout de même répétée. Dans l‘exemple 3.12a, extrait du
« Boogie woogie des prairies » de Paul Brunelle, les cassures vocales menant du premier au
second mode de phonation sont accentuées. On peut entendre ce passage en entier dans
l‘extrait sonore 3.9, duquel l‘extrait analysé en 3.12a ne constitue qu‘une partie. La courbe
d‘intensité présente un patron récurrent qui montre que les notes chantées en premier mode
de phonation commencent par un établissement ferme, puisque leur intensité diminue à
mesure que la cassure vocale approche. La courbe d‘intensité présente un aspect très
différent pour les notes chantées en second mode de phonation : après une sommet qui
semble correspondre à une accentuation de la seconde phase de la cassure vocale, la courbe
montre que l‘intensité diminue au moment où la cassure vocale est terminée pour ensuite
augmenter. La courbe d‘intensité se comporte sensiblement de la même manière pour tout
le passage. L‘exemple 3.12b montre de plus près la seconde cassure vocale de l‘exemple
3.12a, qui marque une transition du second au premier mode de phonation. Les deux
courbes présentent le même aspect que celles de l‘exemple 3.10, qui montrait lui aussi une
transition non accentuée du second au premier mode de phonation. Dans les deux cas, la
courbe d‘harmonicité et la courbe d‘intensité atteignent leur maximum à peu près
simultanément, après le rétablissement de la périodicité de la note d‘arrivée. La septième
cassure vocale de l‘exemple 3.12a, qui est une cassure accentuée menant du premier au
second mode de phonation, présente des caractéristiques bien différentes, comme le montre
l‘exemple 3.12c. Dans la seconde phase de la cassure vocale, le minimum de la courbe
d‘harmonicité correspond à une augmentation d‘intensité, comme dans le cas des cassures
vocales accentuées des exemples 3.8a et 3.9. Puis, pour la phase soutenue de la note
chantée en second mode, la courbe d‘intensité connaît une baisse immédiate, suivie d‘une
augmentation.
135
Je tire deux conclusions des exemples 3.12a et 3.12c. La première est qu‘il semble
possible, même dans les passages où l‘alternance entre les deux modes de phonation est
rapide, d‘accentuer certaines cassures vocales. La seconde est qu‘il semble également
possible, toujours dans les passages d‘alternance rapide, de faire en sorte que les notes
chantées en second mode de phonation atteignent une intensité comparable à celles
chantées en premier mode, comme l‘indique la courbe d‘intensité de l‘exemple 3.12a. Dans
deux autres extraits d‘alternance rapide entre les modes de phonation présentés plus haut,
soit les exemples 3.3b et 3.11a, les notes chantées en second mode de phonation se
caractérisaient par une intensité plus faible que celles émises en premier mode de
phonation. En supposant la pression sous-glottique relativement stable pendant ces
passages, la faiblesse relative du second mode de phonation est peut-être attribuable, sur le
plan physiologique, à la réduction de la masse vibrante des plis vocaux ainsi qu‘à la
présence d‘air causée par une fermeture incomplète de la glotte, deux phénomènes reliés à
la production du second mode de phonation. Les exemples tirés du « Boogie woogie des
prairies » se démarquent à cet égard, et les notes émises en second mode de phonation
atteignent des maximums équivalents à ceux atteints par les notes émises en premier mode
de phonation. Cependant, ces maximums sont atteints après une chute soudaine de
l‘intensité, qui suit immédiatement l‘attaque accentuée de la note, chute bien visible dans
l‘exemple 3.12c mais aussi à toutes les occurrences du second mode de phonation dans
l‘exemple 3.12a. Cela pourrait indiquer qu‘un certain mécanisme de compensation visant à
égaliser l‘intensité du passage est mis en branle, mais qu‘un bref moment est nécessaire
pour que la perte d‘énergie associée au second mode de phonation puisse être efficacement
compensée. L‘absence d‘un tel mécanisme de compensation dans les exemples 3.3b et
3.11a est peut-être attribuable à la plus grande vitesse d‘exécution de ces passages; dans ces
circonstances, la compensation n‘aurait peut-être pas le temps de s‘installer. On pourrait
aussi penser qu‘il existe des degrés divers de virtuosité et de contrôle chez les divers
interprètes du corpus. Quoi qu‘il en soit, ces deux types d‘alternance rapide entre les modes
mettent en valeur la cassure vocale, soit par son accentuation dynamique, soit tout
simplement par sa répétition insistante et rapide sur de longs passages.
En résumé, pour le yodel, les extraits tirés du corpus montrent clairement les
qualités spectrales respectives des premier et second modes de phonation. La cassure
136
vocale est observable à la fois dans la forme d‘onde et dans la courbe d‘harmonicité, et elle
semble s‘effectuer en deux phases : une première pendant laquelle l‘amplitude est
fortement réduite, et une seconde marquée par un minimum dans la courbe d‘harmonicité
correspondant à l‘attaque bruitée de la note d‘arrivée. Lorsque l‘alternance entre les deux
modes s‘effectue entre deux notes tenues assez longtemps et que la seconde phase de la
cassure vocale est accentuée, les courbes d‘harmonicité et d‘intensité se comportent de la
même manière, peu importe la direction du changement de mode de phonation. Lorsque
l‘alternance s‘effectue de manière rapide, l‘attaque de la note d‘arrivée est souvent plus
faible et donc moins audible. Dans ces passages rapides, et lorsque la cassure vocale n‘est
pas accentuée, le passage du premier au second mode de phonation est caractérisé par un
minimum dans la courbe d‘intensité situé au début de la nouvelle note émise. Les cassures
vocales peuvent toutefois être accentuées même dans des passages rapides. Le second mode
de phonation semble présenter une intensité moins forte, du moins dans des passages
rapides où la pression sous-glottique est supposée constante. Il est cependant possible de
compenser la faiblesse relative du second mode de phonation en augmentant l‘intensité
d‘exécution et ce, même lorsque le passage d‘un mode à l‘autre se fait de manière rapide,
comme l‘ont montré les exemples tirés du « Boogie woogie des prairies ».
Miller, Švec et Schutte ainsi que Roubeau, Henrich et Castellengo ont observé que
lors du passage d‘un mode de phonation à un autre, le larynx devait réorganiser le cycle
glottal, ce qui nécessitait, dans tous les cas observés, un bref délai. Miller, Švec et Schutte
ont aussi suggéré qu‘un contact trop faible entre les plis vocaux au moment précis du
passage d‘un mécanisme vibratoire à l‘autre retardait l‘établissement clair d‘une nouvelle
fréquence fondamentale (Miller, Švec et Schutte 2002 : 10). On sait que l‘intensité du
signal vocal est principalement déterminée par la pression sous-glottique, tandis que la
hauteur est principalement déterminée par la mise en tension plus ou moins importante des
divers muscles qui composent le larynx; on sait par ailleurs qu‘une modification de la
pression sous-glottique peut à elle seule faire augmenter légèrement la fréquence de
phonation (Sundberg 1987 : 41, 40). Dans le yodel, d‘une part, le passage d‘un mode à
l‘autre est souvent accentué, et les cassures vocales s‘accompagnent donc fréquemment
d‘une variation de la pression sous-glottique; d‘autre part, les cassures peuvent survenir à
un rythme rapide, et selon que la perte d‘intensité accompagnant le second mode de
137
phonation soit compensée ou non, la pression sous-glottique peut être appelée à varier
rapidement et fréquemment. Considérant le contrôle de pression et donc d‘intensité
qu‘exige le yodel, et considérant aussi que le passage d‘un mode à l‘autre exige un délai
dans l‘établissement de la nouvelle hauteur chaque fois qu‘il survient, la justesse
d‘exécution des extraits sonores présentés jusqu‘ici apparaît étonnante. Le yodel exige des
microajustements constants de la pression sous-glottique, de la tension des plis vocaux et
de leur mode vibratoire. Cette virtuosité, parfois associée à l‘élaboration de sections
yodelées longues et variées, devra être prise en compte dans la signification de cet usage
particulier du second mode de phonation et de la cassure vocale. On verra notamment que
l‘impression de contrôle qui se dégage de certains yodels vient appuyer l‘expression d‘une
grande exubérance.
3.4.1.2 Analyses
Lorsque le second mode de phonation est employé de manière ornementale et lors
d‘émissions vocales très brèves, il semble naturel de l‘envisager comme un modificateur
paralinguistique venant moduler la ligne vocale. Cette conception du second mode de
phonation n‘apparaît cependant pas la plus appropriée pour l‘étude du yodel. En effet, le
yodel compose dans le corpus des sections formelles complètes, répond à certaines règles
compositionnelles et constitue un phénomène qu‘on pourrait qualifier d‘autonome.
L‘alternance entre deux modes de phonation est un élément nécessaire à la définition du
yodel et s‘apparente à un procédé compositionnel; chaque note émise dans un passage
yodelé, qu‘elle soit chantée en premier ou en second mode de phonation, peut être
envisagée comme une note cible qui serait forcément transcrite sur partition si on voulait
extraire la mélodie dans sa forme abstraite. Il me semble donc plus productif d‘envisager le
recours au second mode de phonation dans le yodel comme un paramètre prédéterminé
(Lacasse 2009 : 228-229), lequel peut lui-même être modifié et modulé par l‘interprète. Les
différentes significations expressives du yodel ont donc d‘abord été recherchées dans un
cadre macroanalytique. J‘ai ainsi tenté d‘identifier dans quel contexte surviennent les
occurrences de yodel dans le corpus, en tenant compte du sens général des paroles des
chansons où il est présent ainsi que de la prédominance de certains éléments musicaux dans
les enregistrements concernés. Quatre traits textuels ou musico-textuels dominants ont ainsi
été identifiés. Sur le plan microanalytique, j‘ai également pris en compte la manière dont
138
les divers paramètres musicaux des enregistrements comportant du yodel étaient modulés,
et comment ces microvariations contribuaient à renforcer ou à modifier les significations et
les èthos rattachés à l‘utilisation du yodel. Je présenterai d‘abord les quatre caractéristiques
musico-textuelles et textuelles identifiées dans les enregistrements comportant du yodel, et,
le cas échéant, les microvariations qui leurs sont rattachées. Je présenterai ensuite quelques
cas de variations dans les paramètres prédéterminés du yodel ainsi que dans son exécution.
3.4.1.2.1 Caractéristiques musico-textuelles et textuelles des chansons avec yodel
Quatorze enregistrements faisant partie du corpus contiennent au moins une occurrence de
yodel correspondant à la définition donnée en 3.4, c‘est-à-dire une alternance répétée,
parfois rapide, entre le premier et le second mode de phonation, constituant une section
formelle entière. Ces enregistrements, classés en ordre chronologique, sont présentés dans
le tableau 1.
Tableau 1 — Enregistrements du corpus comportant du yodel35
Interprète
Willie Lamothe
Willie Lamothe
Paul-Émile Piché
Willie Lamothe
Willie Lamothe
Paul Brunelle
Paul Brunelle
Roland Lebrun
Roger Turgeon
Paul Brunelle
Gilles Besner
Gilles Caouette
Paul Brunelle
Tony Villemure
35
Titre
« Je suis un cowboy canadien »
« Je chante à cheval »
« Souvenir d‘un cowboy »
« Quand je reverrai ma province »
« Giddy-Up Sam »
« Le boogie woogie des prairies »
« Troubadours du Far-West »
« La destinée »
« Cowboy Boogie »
« La tyrolienne de mon pays »
« Allons au rodéo »
« Complainte d‘un cow-boy »
« Le cowboy des montagnes »
« Allo allo mes amis »
Année
1946 [e]
1946 [e]
1946 [e]
1948 [p]
1948
[1949]
1950
1950 [e]
1950
[1951]
1952
1952
[1953]
1953
Étiquette
Bluebird
Bluebird
Starr
Bluebird
Bluebird
Bluebird
Bluebird
Starr
London
RCA Victor
Bluebird
Starr
Bluebird
Bluebird
Numéro de
catalogue
55-5254
55-5269
16696
55-5307
55-5300
55-5347
55-5382
16893
25007
LCP 3005
55-5427
17010
55-5486
55-5477
Comme pour la liste complète des enregistrements mentionnés dans la thèse qui sera présentée dans la
médiagraphie, les années données entre crochets indiquent une date incertaine lorsque précisé dans les sources
consultées. La lettre e donnée entre crochets indique que l‘année correspond à l‘année d‘enregistrement du
disque; les autres dates données correspondent à sa parution. Ces précisions se retrouvent dans les pochettes
des compilations dont il a été question dans l‘introduction (Country Québec et Le soldat Lebrun : Les années
Starr) mais sont absentes du catalogue de BAnQ, d‘où ont été tirées les dates des enregistrements tirés de
compilations moins rigoureuses.
139
À l‘écoute de ces enregistrements, quatre traits dominants sont apparus. Ces traits,
avant tout textuels, relèvent des thèmes principaux abordés dans les chansons, des divers
éléments narratifs contenus dans les paroles ainsi que du recours à certains champs
sémantiques spécifiques. Chacune de ces quatre caractéristiques est présente dans la
majorité des enregistrements de ce sous-corpus composé des chansons avec yodel, et sept
des 14 enregistrements présentent les quatre caractéristiques. Les deux premières
caractéristiques dont il sera question, soit l‘expression de l‘exubérance (3.4.1.2.1.1) et le
recours à des références géographiques et spatiales (3.4.1.2.1.2) sont des caractéristiques
musico-textuelles; si c‘est sur le plan textuel qu‘elles sont le plus explicites, elles
s‘accompagnent de traits musicaux spécifiques. Les deux autres caractéristiques qui seront
présentées, soit la représentation du cow-boy (3.4.1.2.1.3) et la présence d‘autoréférentialité
(3.4.1.2.1.4), sont par nature avant tout textuelles. On verra cependant qu‘elles peuvent être
interprétées comme étroitement reliées à la fois entre elles et à l‘usage du yodel. Le
tableau 2 présente la répartition de ces quatre caractéristiques dans le sous-corpus; les
lignes du tableau avec une trame grise indiquent que l‘enregistrement présente les quatre
caractéristiques.
Tableau 2 — Répartition des caractéristiques musico-textuelles et textuelles des chansons
comportant du yodel
Interprète
W.L.
W.L.
P.-É.P.
W.L.
W.L.
P.B.
P.B.
R.L.
R.T.
P.B.
G.B.
G.C.
P.B.
T.V.
Titre
« Je suis un cowboy canadien »
« Je chante à cheval »
« Souvenir d‘un cowboy »
« Quand je reverrai ma province »
« Giddy-Up Sam »
« Le boogie woogie des prairies »
« Troubadours du Far-West »
« La destinée »
« Cowboy Boogie »
« La tyrolienne de mon pays »
« Allons au rodéo »
« Complainte d‘un cowboy »
« Le cowboy des montagnes »
« Allo allo mes amis »
E
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
G
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
C-B
X
X
X
X
X
X
X
A
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
140
3.4.1.2.1.1 Exubérance
Sur les 14 chansons comportant du yodel, 11 présentent un caractère exubérant qui se
manifeste à la fois dans les paroles des chansons et dans plusieurs traits musicaux et
sonores. Ces chansons traitent de sujets joyeux, légers et toujours positifs : certaines
racontent l‘amour romantique (« Je chante à cheval », « Quand je reverrai ma province »,
« La destinée », « Allo allo mes amis »), d‘autres les joies associées au métier de cow-boy
(« Souvenir d‘un cowboy », « Giddy-Up Sam », « Allons au rodéo », « Allo allo mes
amis »). « La tyrolienne de mon pays » exprime l‘admiration du narrateur pour son pays, le
« beau Canada », et son amour de la tyrolienne, c‘est-à-dire le yodel36. Toutes ces chansons
ont recours à des champs sémantiques rattachés à la joie, à l‘amour ou, dans le cas des
chansons mettant en scène des cow-boys, à une activité physique intense exercée par ceuxci dans le cadre de leur travail ou de leurs loisirs, comme chevaucher, danser ou manipuler
le lasso. Le tableau 3 présente le vocabulaire utilisé dans les paroles des chansons
exubérantes.
36
L‘action de chanter est par ailleurs souvent mentionnée dans ces chansons. Le plus souvent associé à la
joie, le chant est également rattaché à la complainte dans certains enregistrements; il en sera donc question
dans la section portant sur l‘autoréférentialité des chansons avec yodel.
Tableau 3 — Chansons exubérantes, champs sémantiques
Interprète
G.B.
Titre
« Allons au rodéo »
P.B.
« Le boogie woogie des prairies »
P.B.
« Troubadours du Far-West »
W.L.
« Je chante à cheval »
W.L.
« Quand je reverrai ma province »
W.L.
« Giddy-Up Sam »
R.L.
« La destinée »
Joie
– [la foule] acclame
tout haut
Amour
– très contents
– heureux
– mon paradis
– hâte
– jolie femme aux
yeux doux
– c‘est là qu‘j‘ai connu
l‘amour
– mon amour qui
m‘attend là-bas
– fiancée chérie
– je t‘adore toujours
Activité physique
– rodéo
– grand galop
– [cow-boys] pleins
d‘ardeur
– debout sur leurs
chevaux
– danser
– boogie woogie
– monter sur un Pinto
– chevaucher
– à cheval dans les
chemins
– giddy up
– je joue du lasso
– de bonheur mon
cœur est tout rempli
– désir
– fleurir
– espoir
– dans vos charmes
mon avenir trouvé
Amour du métier
– ce que les cow-boys
aiment
– j‘adore cette vie
142
P.-É.P.
« Souvenir d‘un cow-boy »
– le cœur tout
enchanté
– lancer mon lasso
– mon Pinto
R.T.
« Cowboy Boogie »
– ils sont tous joyeux
T.V.
« Allo allo mes amis »
– allô allô vous tous
mes amis
– woopie ai oh !
– les cow-boys sont en
fête
– on rit, on dans et l‘on
est heureux
– tout le monde a le
cœur joyeux
– mon cœur est en fête
– tout le monde est en
fête
– boogie
– sautant et trottinant
– grand galop
– tous nous danserons
– les cow-girls avec
leurs doux regards
– j‘aimais à lancer
mon lasso, c‘était mon
grand plaisir
– jamais d‘ennui ou de
tracas
– cette vie qui me
rendait heureux
143
Le tempo des chansons exubérantes est plutôt rapide, en général au-dessus de 120
pulsations par minute37. « La destinée » constitue une exception, avec un tempo fluctuant
entre 112 et 124 pulsations par minute, mais un tempo toujours supérieur à 120 dans les
sections yodelées. Certaines chansons exubérantes atteignent un tempo très rapide,
notamment « Le boogie woogie des prairies », dont le tempo oscille entre 173 et 196
pulsations par minute, et « Cowboy Boogie », dont le tempo varie entre 188 et 246
pulsations par minute. Le tableau 4 présente le tempo de toutes les chansons avec yodel; les
chansons qui ont été classées parmi les chansons exubérantes sont indiquées par une trame
grise. Des 14 enregistrements comportant du yodel, seules 3 chansons (« Complainte d‘un
cowboy », « Le cowboy des montagnes », « Je suis un cowboy canadien ») ne présentent
pas un caractère exubérant et leur tempo tend d‘ailleurs à les distinguer des autres chansons
du sous-corpus. « Complainte d‘un cowboy » exprime un èthos qui se situe clairement à
l‘opposé de l‘exubérance, et son tempo beaucoup plus lent que celui des autres chansons
comportant du yodel (entre 92 et 99 pulsations par minute) semble à cet égard significatif.
Dans « Le cowboy des montagnes », l‘interprétation de Paul Brunelle varie entre 53 et 65
pulsations par minute.38
37
Le tempo des chansons a été mesuré manuellement grâce à l‘application bpmWidget de Apple; les valeurs
minimum et maximum ont été écartées, sauf lorsqu‘elles étaient mesurées plus d‘une fois. Il aurait sans doute
été plus précis d‘utiliser un calculateur de tempo automatique. Ces applications fondent leurs calculs sur la
présence des basses fréquences émises par les instruments de la section rythmique comme la batterie et la
basse, sur l‘intensité de ces basses fréquences et sur la récurrence de sons transitoires. Étant donné la forte
prédominance d‘une instrumentation guitare–voix dans le corpus et du niveau de bruit élevé des
enregistrements, les applications testées avaient tendance à identifier la pulsation aux temps faibles, souvent
accentués à la guitare. Cette donnée aurait à la rigueur pu être utilisée comme indicateur de tempo si la
détection s‘était effectuée de manière systématique, ce qui n‘était pas le cas : les applications avaient tendance
à rejeter l‘enregistrement en entier comme un candidat analysable ou encore à détecter certains temps faible et
à en ignorer d‘autres, ce qui n‘a pas permis de recueillir des données pour la totalité d‘un enregistrement. La
solution manuelle a donc été préférée; les données des tableaux 3.4 et 3.5 ne devraient cependant pas être
considérées comme des valeurs absolues mais comme indicatrices d‘une tendance.
38
La chanson « Le cowboy des montagnes » est construite sur une rythmique ternaire, et j‘ai choisi de
l‘envisager comme soumis à une métrique de 6/8 étant donné le caractère de l‘accompagnement instrumental.
144
Tableau 4 — Tempo de toutes les chansons avec yodel
Interprète
W.L.
W.L.
P.-É.P.
W.L.
W.L.
P.B.
P.B.
R.L.
R.T.
P.B.
G.B.
G.C.
P.B.
T.V.
Titre
« Je suis un cowboy canadien »
« Je chante à cheval »
« Souvenir d‘un cowboy »
« Quand je reverrai ma province »
« Giddy-Up Sam »
« Le boogie woogie des prairies »
« Troubadours du Far-West »
« La destinée »
« Cowboy Boogie »
« La tyrolienne de mon pays »
« Allons au rodéo »
« Complainte d‘un cowboy »
« Le cowboy des montagnes »
« Allo allo mes amis »
Tempo
112-122
122-127
132-138
137-146
138-145
173-196
122-132
112-124
188-246
122-128
137-152
92-99
53-65
116-122
En plus d‘un tempo relativement rapide, les chansons identifiées comme
exubérantes présentent le plus souvent des formules rythmiques actives. Les mélodies
vocales et les accompagnements instrumentaux comprennent souvent des doubles croches,
qui sont systématiquement présentes dans les passages en yodel, comme on peut l‘entendre
par exemple dans « Souvenir d‘un cowboy » (extrait sonore 3.10). Plusieurs chansons
exubérantes présentent une abondance de temps faibles accentués et certaines mélodies sont
construites à partir de longs enchaînements de syncopes; c‘est le cas des couplets dans « Le
boogie woogie des prairies » (extrait sonore 3.11). Certaines chansons présentent une
métrique swing où les croches sont ternaires (« Cowboy Boogie », « Le boogie woogie des
prairies »), et « Allo allo mes amis » fait alterner les modes binaire, lors des strophes et des
passages en yodel, et ternaire lors des sections formelles instrumentales39.
Sur le plan microanalytique, les chansons exubérantes présentent de nombreux
éléments introduisant de la variété, parfois de manière ludique. Sur le plan de la
prononciation, une grande différenciation des phonèmes est cultivée et une accentuation
phonétique met en valeur les variations de timbre associées aux différentes voyelles et à
certaines consonnes sonantes présentant un contenu formantique. Dans « La tyrolienne de
mon pays » par exemple, Paul Brunelle articule de manière appuyée les trois dernières
voyelles de « tyrolienne » ([O], [i] et [è]) ainsi que les consonnes sonantes marquant la
39
Ces chansons s‘inscrivent dans le courant country boogie qui était notamment représenté, aux États-Unis,
par les artistes de la compagnie King Records fondée en 1944 par Syd Nathan, et qui alliait country et boogie
woogie. Il en sera de nouveau question dans le chapitre 4 à propos des liens entre le country-western et le rock
and roll.
145
transition de l‘une à l‘autre ([l] et [J]), lors de la première apparition du mot au début du
premier couplet. Le spectrogramme de l‘exemple 3.13 montre bien comment l‘interprète
étire chacun de ces sons; les consonnes [l] et [J] étant continues, périodiques et sonantes,
elles permettent une transformation continue des formants, perceptible dans la variation
d‘intensité relative des harmoniques supérieurs. Comme on peut l‘entendre dans l‘extrait
sonore 3.12, qui fait entendre les deux premières phrases du premier refrain, la
prononciation coulante du mot tyrolienne où consonnes et voyelles sont prolongées,
contraste avec la première partie de la phrase (« la plus belle »), où la durée plus courte de
chaque syllabe s‘accompagne d‘une prononciation plus hachée.
D‘autres interprétations mettent surtout en jeu des variations dynamiques, comme le
fait Gilles Besner dans les sections de yodel de la chanson « Allons au rodéo ». L‘extrait
sonore 3.13 fait entendre la première section de yodel de l‘enregistrement, où les variations
dans l‘intensité d‘exécution sont bien audibles. L‘exemple 3.14, qui montre le
spectrogramme et la courbe d‘intensité d‘une portion plus courte de cet extrait (extrait
sonore 3.14) montre comment l‘interprète varie l‘intensité d‘exécution. La plupart des notes
qui composent ce passage de yodel s‘accompagnent d‘une rapide diminution d‘intensité
suivant leur attaque, et plusieurs se caractérisent par une augmentation d‘intensité en fin
d‘émission, augmentation qui sert en quelque sorte de tremplin vers la note suivante. Pour
chaque émission vocale, l‘intensité peut donc varier dans les deux directions, en diminuant
ou en augmentant. À titre de comparaison, l‘exemple 3.15 montre un extrait, de longueur
comparable à celui de l‘exemple 3.14, du premier yodel de « Je suis un cowboy canadien »
de Willie Lamothe, qui n‘a pas été classée parmi les chansons exubérantes. Chaque note
émise par Willie Lamothe dans ce yodel présente une courbe d‘intensité beaucoup plus
stable que chez Gilles Besner; les petites variations affectant la dernière note de l‘extrait de
l‘exemple 3.15 semblent correspondre à un léger vibrato, visible dans la variation de
hauteur des harmoniques. L‘exemple 3.14 indique aussi les phonèmes sur lesquels est
chanté ce passage de yodel. On y voit notamment qu‘un [h] expiré, placé à la fin de la
syllabe [dih], est coordonné avec une augmentation rapide de l‘intensité, et la courbe
d‘intensité connaît deux maximums très marqués pour une seule note émise, au début et à
la fin de celle-ci. Le court passage qui fait l‘objet de l‘exemple 3.14 montre donc une
grande variation, contrôlée, de la dynamique. On retrouve également dans cet extrait un
146
bref passage ornemental au second mode de phonation sur le dernier [ho] de l‘exemple.
Cet ornement est visible sur le spectrogramme et s‘accompagne d‘un petit mouvement
mélodique en début d‘émission vocale; il est rendu mieux audible dans l‘extrait sonore
3.15, qui fait la seconde moitié de l‘extrait sonore 3.14 en boucle. À l‘aide de variations
rapides dans l‘intensité d‘exécution, de la présence de plusieurs impulsions d‘air initiés par
des [h] expirés et par un usage ornemental du second mode de phonation, le yodel de
« Allons au rodéo » présente donc beaucoup de variation d‘intensité et de timbre et crée une
impression de sautillement et de légèreté qu‘on ne retrouve pas dans « Je suis un cowboy
canadien » qui, je le rappelle, avait été exclue des chansons exprimant l‘exubérance.
Dans l‘exemple 2.14, trois des maximums de la courbe d‘intensité coïncident avec
des [h] expirés; Besner insère aussi cette sonorité à plusieurs reprises dans les couplets de
« Allons au rodéo ». L‘extrait sonore 3.16 fait entendre le premier couplet de la chanson,
qui comporte un exemple de chacun des types d‘utilisation que Besner fait du [h] expiré,
qui est employé afin de séparer deux voyelles adjacentes dans un même mot (« rodé[h]o »,
ligne 1) et pour initier un mot qui débute par une voyelle (« [h]et », ligne 4), même lorsque
le mot précédent (« airs ») se terminait par une consonne. L‘exemple 3.16 recense tous les
[h] expirés utilisés dans les couplets de cet enregistrement. Dans le troisième couplet,
Besner insère même un [h] avant le [B] de « brillantes » (ligne 9), comme si la consonne
[J] qui, on l‘a dit plus haut, est sonore et périodique, n‘avait pas un caractère bruité
suffisant et comptait en quelque sorte pour une voyelle. Ces expulsions d‘air donnent un
caractère sautillant à la ligne vocale, tant dans les couplets que dans les passages yodelés.
Je signale que le [h] expiré ne fait pas partie des phonèmes linguistiques du français, où il
n‘est présent que dans les onomatopées et les interjections. Il est cependant présent dans la
langue anglaise, et on pourrait peut-être interpréter son usage par Besner comme une
volonté d‘imiter cette langue. Il m‘apparaît cependant manifeste qu‘il contribue surtout,
comme ajout paralinguistique introduisant de nombreuses expulsions d‘air, à l‘expression
d‘une certaine exubérance dans le contexte constitué par cet enregistrement, exubérance
manifestée par ailleurs dans les paroles de la chanson et par le jeu dynamique décrit plus
haut. Paul-Émile Piché utilise le même procédé dans le premier couplet de « Souvenir d‘un
cowboy », et sépare les mots « ennui » et « ou » à l‘aide d‘un [h] expiré. Il ajoute
également d‘autres expirations impulsionnelles qui contrairement aux [h], sont précédées
147
par une occlusion. À l‘écoute, l‘occlusion utilisée par Piché semble se situer au niveau de
l‘épiglotte plutôt qu‘à celui de la glotte; j‘ai choisi de représenter ce son, dans l‘exemple
3.17, qui recense son usage dans « Souvenir d‘un cowboy », par le symbole [ʡ]
correspondant à une consonne impulsionnelle épiglottale. Piché utilise cette sonorité en fin
de phrase et à la fois par sa nature et sa position, elle crée un effet d‘essoufflement. On
pourrait l‘interpréter comme une illustration sonore de l‘image de la chevauchée qui est
mise en scène dans cette chanson. L‘extrait sonore 3.17 fait entendre le premier couplet de
la chanson.
Dans les chansons exubérantes, les interprètes mettent donc en œuvre un usage
structuré de diverses sonorités, linguistiques ou non, en accentuant notamment les
différences formantiques, et donc de timbre, de certains sons phonétiques. Selon Michèle
Castellengo, le yodel consiste lui-même en un jeu de sonorités mettant en valeur les
différences de timbre entre les deux mécanismes vibratoires distincts qui sous-tendent le
premier et le second mode de phonation, et ce par le recours à deux types de voyelles aux
propriétés timbrales contrastantes. Ainsi, en premier mode de phonation, les chanteurs
utiliseraient le plus souvent des voyelles postérieures comme le [o], et ils privilégieraient
des voyelles antérieures comme le [i] pour les notes chantées en second mode de phonation
(Castellengo 1991 : 162). Dans le yodel, les notes émises en second mode de phonation ont
une fréquence fondamentale plus élevée que celle des notes émises en premier mode de
phonation. Or, cette discontinuité serait accentuée par les propriétés formantiques
respectives des voyelles postérieures et antérieures : « le premier formant des voyelles
antérieures [utilisées pour le second mode de phonation] étant plus grave que celui des
voyelles postérieures, il se produit au moment du changement de voyelle un mouvement
spectral en sens contraire du mouvement mélodique » (Castellengo 1991 : 162). J‘ajouterais
que ce mouvement spectral semble inhérent aux deux modes de phonation, puisque les
notes émises en premier mode de phonation présentent en général des harmoniques plus
intenses que la fréquence fondamentale, et que ce rapport est inversé pour les notes émises
en second mode de phonation; ce phénomène peut s‘observer pour la même note chantée
sur la même voyelle dans les deux modes, comme l‘a montré l‘exemple 3.1. Et même
lorsque les chanteurs ont recours à deux voyelles du même type pour les deux modes de
phonation, ce contraste peut s‘établir.
148
Dans le corpus, on retrouve plusieurs passages rapides faisant alterner deux voyelles
antérieures, le [é] et le [i]. Or, la voyelle [é], utilisée dans ce contexte en premier mode de
phonation, a un premier formant élevé pour une voyelle antérieure (420 Hz en moyenne),
plus élevé, par exemple que celui de la voyelle postérieure [o] (360 Hz). Entre deux
voyelles antérieures comme le [é] et le [i], dont le premier formant se situe à environ
250 Hz chez les hommes, on peut donc retrouver ce même mouvement spectral se réalisant
à l‘inverse du mouvement mélodique du yodel. À cette modulation des premiers
harmoniques qui est nécessaire à la prononciation et à la différentiation des voyelles,
l‘interprète peut ajouter une altération des harmoniques supérieurs. C‘est ce que fait Paul
Brunelle dans « Le boogie woogie des prairies ». Dans les sections yodelées de cet
enregistrement, il effectue à deux reprises des passages d‘alternance rapide entre le premier
et le second mode de phonation, passages qui se composent de deux phrases musicales
parallèles. Sur la première phrase, l‘alternance se fait entre les voyelles [é] et [i], et sur les
voyelles [o] et [U] pour la deuxième phrase. Sur la seconde phrase, Paul Brunelle modifie
progressivement les résonances pendant le premier quart du passage, ce qu‘on voit
clairement dans l‘intensité relative des harmoniques supérieurs du passage surligné en
blanc de l‘exemple 3.18, harmoniques dont la région la plus intensifiée s‘abaisse
progressivement dans le spectre sonore. Le changement de timbre ainsi généré est bien
audible (extrait sonore 3.18). « Le boogie woogie des prairies » est une chanson fantaisiste
sans véritable récit dans laquelle le narrateur explique qu‘il fait danser son cheval en lui
chantant le « boogie woogie des prairies ». Dans ce contexte, ce jeu de sonorités auquel se
livre Paul Brunelle présente un aspect ludique qui est amplifié par l‘importance que prend
le yodel dans cet enregistrement, importance qui renverse les proportions habituelles entre
la longueur des sections de yodel (01 :39 minutes) par rapport à celle des strophes avec
paroles (01 :12 minutes). On retrouve aussi un passage manifestement ludique dans « Je
chante à cheval », où Willie Lamothe ajoute au dernier yodel une coda incluant cri qui
pourrait être interprété comme un cri de joie ou encore une commande à son cheval, et qui
est suivi par une imitation du trot du cheval (extrait sonore 3.19).
On peut aussi associer la sophistication et la virtuosité de certains yodels à
l‘expression de l‘exubérance. Comme on l‘a vu dans la section 3.4.1.1 portant sur
l‘exécution, certains yodels présentent des passages très rapides et répétés entre deux
149
modes de phonation, ce qui exige un grand contrôle vocal. On retrouve notamment ce type
de passages dans « Le boogie woogie des prairies » et « La destinée », qui ont déjà fait
l‘objet d‘exemples dans cette section. Willie Lamothe montre un autre genre de virtuosité.
En général, le yodel comporte des notes répétées, en premier mode de phonation, qui sont
réitérées sur une suite de syllabes diverses. Dans ce type de passages, les consonnes [J] et
[l] sont souvent utilisées, comme c‘est le cas dans l‘extrait sonore 3.20 tiré de « La
destinée », et dans l‘extrait sonore 3.21 tiré de « Souvenir d‘un cowboy ». Ces consonnes
possèdent des propriétés acoustiques communes dont il a été question plus haut : elles sont
à la fois sonantes et périodiques, c‘est-à-dire que comme les voyelles, elles comportent des
formants, et elles sont continues, leur production ne nécessitant pas une obstruction
complète du canal vocal. À cause de leur nature continue, il est probablement plus facile de
les produire de manière rapide et répétée que des consonnes exigeant une obstruction
complète, et c‘est peut-être pour cette raison qu‘on les retrouve abondamment dans le
yodel. Willie Lamothe quant à lui, utilise souvent, pour les notes répétées, des consonnes
impulsionnelles, c‘est-à-dire qui nécessitent l‘obstruction du canal vocal. C‘est le cas dans
« Je chante à cheval » (extrait sonore 3.22) et « Giddy-Up Sam » (extrait sonore 3.23), où la
consonne [d] est répétée de manière très rapide, ce qui exige beaucoup d‘agilité. La
démonstration de virtuosité qui accompagne plusieurs yodels dans les chansons
exubérantes évoque des personnages en plein contrôle et contribue au caractère joyeux et
vigoureux de ces enregistrements.
En résumé, sur les 14 chansons du corpus comportant du yodel, 11 présentent un
caractère exubérant qui se manifeste à la fois dans les paroles des chansons et dans divers
paramètres musicaux, phonétiques et paralinguistiques. Ces chansons sont caractérisées par
un tempo parfois très rapide et une rythmique active. La variété et la variation jouent un
grand rôle dans le type d‘interprétation privilégié par les interprètes pour ces chansons, à la
fois sur le plan de la prononciation, de l‘intensité et du timbre. L‘accentuation semble
particulièrement importante, et elle se manifeste dans la présence de syncopes ou l‘ajout
d‘effets vocaux fondés sur une émission sonore impulsionnelle. Par ailleurs, les phonèmes
sans valeur linguistiques françaises comme les [h] expirés et les impulsions épiglottales qui
sont présents dans les sections avec paroles peuvent être envisagés comme des effets
paralinguistiques supplémentaires qui contribuent à l‘expression de la joie. La variété
150
introduite dans la modulation de tous ces paramètres, tant dans les strophes et les couplets
avec paroles que dans les sections de yodel, ainsi que la virtuosité que plusieurs variations
et répétitions particulières exigent, concourent à l‘expression de l‘exubérance et à
l‘illustration d‘une activité physique intense, parfois dans un mode ludique.
3.4.1.2.1.2 Références géographiques
Le ton ludique de ces chansons comportant du yodel s‘accorde bien avec la représentation
du cow-boy qui, pour le Québec, apparaît comme relevant de la fantaisie et de l‘exotisme.
Les cow-boys de ces chansons, dont il sera plus spécifiquement question dans la section
suivante, évoluent souvent dans des lieux définis et décrits dans les paroles des chansons, et
10 des 14 enregistrements comportant du yodel contiennent des références géographiques
et spatiales40 (tableau 2). Certaines de ces chansons font référence à des lieux spécifiques
du Québec, du Canada ou des États-Unis. Ainsi, le narrateur de « Souvenir d‘un cowboy »
raconte les aventures qu‘il a vécues « dans l‘cœur du vieux Texas », et celui de « Je chante
à cheval » a connu l‘amour à Gravelbourg. L‘imaginaire de l‘Ouest est évidemment présent
dans plusieurs chansons. Les narrateurs des chansons chantent des « refrains de l‘Ouest
canadien » (Willie Lamothe, « Je chante à cheval »), ou évoquent l‘Ouest comme leur lieu
d‘origine : on est ainsi « né dans le Far West » (Paul Brunelle, « Troubadours du FarWest ») ou encore « dans les grandes plaines » (« Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un
cowboy »). Les plaines et les prairies font d‘ailleurs partie des espaces naturels qui sont
souvent nommés et décrits (« Troubadours du Far-West », « Giddy-Up Sam », « Souvenir
d‘un cowboy », « Cowboy Boogie », « Allo allo mes amis », « La tyrolienne de mon
pays », « Je suis un cowboy canadien »), et les références aux paysages et au territoire sont
abondantes. Les chansons expriment souvent de l‘amour et de l‘admiration pour la nature :
on « adore les grandes plaines et les belles prairies », où « pâturent les troupeaux » (Willie
Lamothe, « Giddy-Up Sam », et les troubadours du Far-West invitent « petits et grands » à
aller voir leurs montagnes, leurs vallées et leurs champs (« Troubadours du Far-West »).
Ces récits ancrés dans le territoire expriment parfois une certaine harmonie avec la nature;
le narrateur de la chanson « Cowboy des montagnes », interprétée par Paul Brunelle,
40
Je n‘ai pas tenu compte de la chanson de Paul Brunelle « Le boogie woogie des prairies » : seul le titre fait
référence aux prairies et les paroles de la chanson n‘en font jamais mention.
151
s‘exprime ainsi : « le vent et la brise lointaine sont pour moi les plus beaux trésors / car je
chante ma tyrolienne au rythme de leurs doux accords ».
Ces chansons géographiques véhiculent parfois l‘image du voyageur parcourant un
vaste territoire. Ainsi, Willie Lamothe incarne un « cowboy canadien qui parcourt les
prairies » (« Je suis un cowboy canadien »), et Paul-Émile Piché personnifie dans
« Souvenir d‘un cowboy » son équivalent texan (« j‘ai parcouru ces plaines combien de fois
je ne sais pas »), tandis que le « Cowboy des montagnes » de Paul Brunelle chante « en
chevauchant dans la campagne ». Même dans « Je chante à cheval », qui raconte davantage
une rencontre amoureuse qu‘elle ne décrit la vie d‘un cow-boy, les protagonistes vivent leur
amour en prenant la route ensemble (« nous suivrons ce beau chemin »; « elle me suit dans
les grandes plaines / tous les deux on se promène »). Si le voyage est le plus souvent
envisagé positivement, l‘image de la maison et du lieu d‘attache est également valorisée.
Ainsi, dans « Quand je reverrai ma province », le narrateur est parti « en tournée à travers le
pays » et il s‘ennuie de sa province d‘origine, son « paradis », où l‘attend sa bien-aimée.
Dans « Je chante à cheval », le narrateur voyageur a connu l‘amour en « passant par
Gravelbourg »; à la fin de la chanson, il affirme sa nouvelle identification à cet endroit :
« ma ville est Gravelbourg / c‘est là qu‘j‘ai connu l‘amour ».
Musicalement, ce sont principalement des effets de spatialisation liés au contrôle
des paramètres technologiques qu‘on peut associer à la présence de ces références
géographiques dans les paroles des chansons. Bien que la question de la technologie dans la
chanson country-western sera abordée plus en profondeur dans le chapitre 4, je présenterai
tout de même ici quelques exemples de la manière dont celle-ci peut participer à la mise en
scène phonographique de ces chansons (Lacasse 2006). Bien que ces éléments de mise en
scène sonore n‘aient pas directement un lien avec l‘objet particulier de ce chapitre, soit les
fonctions expressives des variations de timbre rattachées au second mode de phonation et à
la cassure vocale, je discuterai plus loin, en conclusion de cette section sur le yodel
(3.4.1.3), de la manière dont on peut interpréter la présence abondante des références
géographiques et de leur mise en scène sonore dans les différents èthos exprimés par le
yodel.
152
Dans Echo and Reverb: Fabricating Space in Popular Music Recording, 1900-1960
(2005) Peter Doyle montre de quelle façon le microphone et la réverbération ont été utilisés
en studio en vue d‘élaborer des effets de spatialisation sonore avant la généralisation de la
stéréophonie. Ces effets ont défini de véritables conventions servant à situer de manière
spatiale les récits présentés dans les enregistrements. C‘est par la codification de certaines
pratiques sonores utilisées tant dans les films western que dans les enregistrements des
cow-boys chantants que s‘est développée une représentation aurale de l‘Ouest, fixée dès la
fin des années 1940. Imaginé et montré au cinéma comme un espace vaste, peu habité et
sauvage, l‘Ouest est représenté dans les enregistrements de musique populaire de cette
époque par le biais d‘une imitation de phénomènes acoustiques naturels censés caractériser
ce territoire. Le contraste entre la réverbération, le plus souvent appliquée à la steel guitar
et à des voix d‘accompagnement qui font l‘objet d‘une captation sonore éloignée, et la voix
soliste captée de beaucoup plus près et mate41, sans réverbération, est ainsi devenu une
convention évoquant les grands espaces de l‘Ouest (Doyle 2005 : 113). Si on peut entendre
de la réverbération dans plusieurs enregistrements du corpus, le contraste entre voix
réverbérée et voix mate décrit par Doyle semble cependant réservé aux enregistrements
comportant du yodel. Comme on ne retrouve pas de voix d‘accompagnement dans les
enregistrements comportant du yodel, le contraste entre voix réverbérée et voix mate
concerne la voix du soliste et l‘usage de la réverbération tend à délimiter des sections
formelles dans les chansons; la réverbération est appliquée aux sections de yodel ou encore,
si elle était déjà présente, la réverbération devient plus longue dans ces sections. Ces
variations dans la réverbération ont pour effet de situer la voix dans des espaces physiques
distincts et représentés comme possédant des caractéristiques acoustiques différentes. Dans
« Troubadours du Far-West » par exemple, une légère réverbération est appliquée à la voix
de Paul Brunelle dans les refrains et les couplets. Dans les sections de yodel, la
réverbération appliquée sur la voix est prolongée de manière considérable et crée ainsi une
impression d‘éloignement de la voix (extrait sonore 3.24). La même manipulation est
utilisée dans « Allo allo mes amis » et la réverbération, présente sur la voix pendant la
totalité de l‘enregistrement, devient plus longue dans les sections de yodel. Dans cet
41
En anglais, on qualifie de dry une voix à laquelle aucun effet sonore. En français, le terme voix mate a été
suggéré par Michel Chion dans La voix au cinéma (1982).
153
enregistrement, on a de plus l‘impression que la prise de son a été effectuée à une plus
grande distance de la source pour les passages en yodel (extrait sonore 3.25). La
combinaison de ces deux procédés semble situer la voix qui yodèle dans un espace
extérieur et vaste, ce qui correspond à l‘effet décrit par Doyle, et ces procédés sont aussi
associés à la description des prairies, de l‘Ouest ou de grands espaces.
Dans « Le cowboy des montagnes », la réverbération contribue aussi à dépeindre
deux lieux différents, cette fois-ci par l‘établissement d‘un contraste encore plus marqué
entre voix complètement mate et voix réverbérée, chacune circonscrite à des sections
formelles distinctes. L‘enregistrement contient trois sections de yodel : une première au
tout début de l‘enregistrement, en introduction de la chanson, une seconde qui s‘insère
entre la deuxième et la troisième strophe, environ au milieu de l‘enregistrement, puis une
troisième faisant office de coda et qui clôt l‘enregistrement. Pendant l‘introduction et la
coda yodelées, une réverbération longue est appliquée à la fois à la voix et aux instruments
d‘accompagnement. Dès la fin de l‘introduction, la réverbération est coupée et pendant les
quatre strophes chantées, ainsi que pendant la section de yodel centrale et les solos
instrumentaux, aucune réverbération n‘a été ajoutée. La voix entendue dans l‘introduction
(extrait sonore 3.26), qui fait l‘objet du même traitement que dans la coda, semble être
située dans un tout autre lieu que la voix entendue pendant le yodel central et le reste de
l‘enregistrement, qui est mate et pour laquelle la captation a été effectuée de plus près
(extrait sonore 3.27). De plus, la voix entendue dans l‘introduction et la coda est perçue
comme beaucoup plus distante que la voix entendue dans le reste de l‘enregistrement. Cet
effet de distanciation est encore plus marqué que dans « Allo allo mes amis ». La variation
de la réverbération et de la distance perçue crée un effet de spatialisation différenciée qui
est accentué par le caractère très contrastant entre ces yodels, qui diffèrent à la fois sur le
plan compositionnel et sur le plan phonétique. Dans l‘introduction et la coda, le tempo est
lent (entre 53 et 55 pulsations par minute) et la mélodie est construite en bonne partie sur de
longues notes tenues. Dans ces deux yodels, l‘interprète n‘a recours qu‘à un nombre limité
de phonèmes, soit un [d] fortement atténué, et les voyelles [o], [U] et [i]. Dans le yodel
central, le tempo augmente subitement pour atteindre 66 pulsations par minute, et la
mélodie contient beaucoup plus de valeurs brèves allant jusqu‘aux triolets de doubles
croches, et le yodel central est composé d‘une plus grande variété de phonèmes ([d], [l],
154
[o], [U], [i], [é], [a]). De plus, le yodel central comporte des passages ornementaux au
second mode de phonation (extrait sonore 3.28). Il présente un tout autre caractère que les
yodels de l‘introduction et de la coda, et cette différenciation contribue à appuyer l‘effet de
spatialisation créé par le traitement technologique contrastant de ces sections formelles.
Dans « Je chante à cheval », c‘est un fondu au silence, à la toute fin de
l‘enregistrement, qui crée un effet de distanciation; coordonné avec une imitation du trot du
cheval, il semble dépeindre l‘éloignement du narrateur et de sa bien-aimée qui partent
ensemble « sur les chemins » (extrait sonore 3.29). Dans les chansons de Willie Lamothe,
c‘est surtout le thème de la distance qui est exploité, plus que la description d‘un lieu
précis. C‘est le cas entre autres de « Je chante à cheval » et de « Je suis un cowboy
canadien ». Dans le répertoire de Lamothe cependant, c‘est sans doute la chanson « Quand
je reverrai ma province » qui exploite ce thème de la manière la plus explicite. Le narrateur,
un cow-boy et un chanteur, y parle de la distance qui le sépare de sa « fiancée chérie »
lorsqu‘il part en tournée « à travers le pays ». Bien qu‘elle présente plusieurs
caractéristiques des chansons exubérantes du sous-corpus, « Quand je reverrai ma
province » exprime aussi la nostalgie d‘un amoureux éloigné de celle qu‘il aime, nostalgie
qui s‘incarne dans un yodel présentant des caractéristiques compositionnelles différentes
des autres chansons de Lamothe; cet enregistrement sera analysé dans la section 3.4.1.2.2,
qui portera sur les variations du yodel. En ce qui concerne le recours à la variation des
paramètres technologiques, « Je chante à cheval » est la seule chanson de Willie Lamothe à
mettre en scène le thème de l‘éloignement par ce procédé.
3.4.1.2.1.3 Représentation du cow-boy
Parmi les quatre caractéristiques identifiées dans les chansons contenant du yodel, la plus
fréquente est la représentation du cow-boy, que j‘ai pu identifier dans 13 des 14 chansons
de ce sous-corpus (tableau 2). Dans la plupart de ces chansons, le narrateur se présente
explicitement comme un cow-boy, sauf dans « La tyrolienne de mon pays » et dans
« Cowboy Boogie ». Les chansons de cow-boy abordent différents aspects de ce métier.
Dans « Giddy-Up Sam », « Je suis un cowboy canadien » et « Souvenir d‘un cowboy », le
cow-boy garde les troupeaux avec son lasso et « Allons au rodéo » vante, dans le cadre de
la description d‘un rodéo, l‘habileté des cow-boys avec le lasso et avec leur cheval. Le
155
cheval constitue d‘ailleurs un élément d‘identification important dans cet univers
imaginaire et il est parfois le seul attribut du cow-boy qui est nommé, notamment dans
« Troubadours du Far-West » (« Lorsque vous viendrez au Far West / vous verrez des gars
de 10 ans / monter sur un pinto de l‘Ouest »), dans « Je chante à cheval » et dans « Le
boogie woogie des prairies ». Plusieurs chansons insistent sur la nécessité de parcourir un
vaste territoire qui est inhérente à ce métier; c‘est le cas de « Je chante à cheval », « Quand
je reverrai ma province » et de « Allo allo mes amis », qui raconte les retrouvailles d‘un
cow-boy avec ses amis. Le cow-boy est souvent un personnage rempli d‘assurance et en
plein contrôle, comme dans « Le boogie woogie des prairies » où, comme on l‘a déjà vu, le
narrateur contrôle son cheval par le chant : « lorsque je veux le faire danser, je n‘ai qu‘à lui
chanter / le boogie woogie, boogie woogie, boogie woogie, boogie woogie, boogie
woogie ». « Le cowboy des montagnes » vante quant à elle le sentiment de liberté rattaché à
ce mode de vie. « Complainte d‘un cowboy » est la seule chanson où le mot cow-boy
semble désigner tout type de travailleur ouvrier plutôt que le cow-boy à cheval qui garde
les troupeaux.
La représentation du cow-boy est la caractéristique textuelle la plus répandue dans
le sous-corpus, et les chansons qui présentent cette caractéristique sont de caractères variés.
Il serait difficile de leur trouver une caractéristique musicale commune, à part évidemment
la présence de yodel. J‘avancerais que le yodel est, justement, étroitement rattaché à ce
thème que, je le rappelle, on retrouve dans toutes les chansons avec yodel à l‘exception
d‘une seule. Selon Timothy Wise, le yodel de type tyrolien serait commun dans les
chansons de cow-boy des années 1930 et 1940 (Wise 2007 : par.38) : on retrouve donc
aussi dans le corpus états-unien cette affiliation entre yodel et cow-boys. « La tyrolienne de
mon pays » rend d‘ailleurs cette affiliation particulièrement explicite. Ayant pour sujet le
yodel lui-même, que Paul Brunelle appelle « la tyrolienne », cette chanson présente cette
pratique vocale comme « l‘hymne des vrais cow-boys ». Elle touche en cela à une
quatrième et dernière caractéristique des chansons contenant du yodel, caractéristique qui
délimite de manière particulièrement significative un sous-ensemble des chansons de cowboy, soit la présence d‘autoréférentialité.
3.4.1.2.1.4 Autoréférentialité
156
Parmi les 13 chansons comportant du yodel, 12 présentent le chant comme un aspect
important de la vie du cow-boy. Elles mettent en scène un narrateur qui est également le
personnage central du récit et qui s‘exprime à la première personne du singulier, ce qui
correspond chez Gérard Genette à un narrateur autodiégétique (Genette 2007 : 256). La
combinaison de ces deux traits textuels, soit la narration autodiégétique et la mise en récit
chantée du chant lui-même, font de ces enregistrements des œuvres autoréférentielles.
L‘autoréférentialité est la deuxième caractéristique la plus répandue du sous-corpus
(tableau 2)42. Dans ces chansons, le chant est parfois présenté comme un simple
divertissement qui permet aux cow-boys de se délasser après ou pendant le travail. Les
« Troubadours du Far-West » « chevauche[nt] tout en chantant », et chantent aussi « des
chants de l‘Ouest le soir près du grand feu de camp »; cet aspect de leur vie de cow-boy est
cependant assez important pour qu‘ils se désignent comme des « troubadours ». Dans le
« Boogie woogie des prairies », comme on l‘a vu le chant est un outil de travail servant à
contrôler le cheval. Dans « Allo allo mes amis », les retrouvailles des cow-boys entre eux
s‘accompagnent de musique et de chant (« toute la nuit nous chanterons »; « les cow-boys
aux accords de guitare chantent leurs plus belles mélodies »). Le chant comme
divertissement privilégié des cow-boys est également mis en scène dans « Giddy-Up Sam »
(« ce que les cow-boys aiment c‘est de chanter la nuit » et dans « Souvenir d‘un cowboy »
(« ma guitare, mon pinto c‘était là mon seul désennui »). D‘autres chansons présentent les
cow-boys comme exerçant le métier de chanteur; c‘est notamment le cas des chansons avec
yodel enregistrées par Willie Lamothe. Ainsi, le narrateur de « Je suis un cowboy
canadien » est cow-boy le jour et chanteur dans ses temps libres : « Quand mes journées
sont terminées dans les bars je vais chanter/ Et je joue avec mon lasso ce qui fait le
42
Les deux seules chansons comportant du yodel qui ne s‘inscrivent pas dans cette catégorie sont « La
destinée » de Roland Lebrun et « Cowboy Boogie » de Roger Turgeon. Comme on l‘a vu dans le chapitre 2,
Roland Lebrun a produit des enregistrements qui peuvent être interprétés comme une tentative de s‘inscrire
dans le genre country-western par l‘usage de traits vocaux habituellement absents de sa voix première. « La
vie d‘un cowboy », par exemple, montrait un usage d‘une voix très nasalisée et inhabituelle pour Roland
Lebrun. De la même manière, « La destinée » est sa seule chanson contenant du yodel. Elle est par ailleurs la
seule chanson de ce sous-corpus à ne pas mettre en scène un personnage de cow-boy. Quant à « Cowboy
Boogie », ses paroles parlent bien de cow-boys qui chantent mais elle consiste en une description
hétérodiégétique; elle ne peut donc pas être considérée comme véritablement autoréférentielle. Ces deux
chansons révèlent peut-être d‘une mauvaise intégration des codes country-western; Roland Lebrun n‘a produit
que trois enregistrements qui tentaient explicitement de s‘inscrire dans ce genre, et Roger Turgeon a une
production peu abondante, faite surtout de chansons grivoises et de chansons à répondre qui tranchent avec le
reste de la production country-western.
157
numéro / Quand je vais dans les rodéos ma guitare et mon chapeau / Je leur chante ce qu‘i‘
y a d‘plus beau afin de donner un beau show ». Dans « Quand je reverrai ma province », le
cow-boy est parti « un beau dimanche en tournée à travers le pays ». Quant à « Je chante à
cheval », son sujet principal est la chanson, qui a permis au narrateur de séduire une femme
(« Je chante pour la p‘tite femme aux yeux doux ») et semble être son occupation principale
(« Je chante à cheval m‘accordant [sic] sur ma guitare / Je chante des refrains de l‘Ouest
canadien »), occupation à laquelle la femme l‘identifie plutôt qu‘à celle de cow-boy
(« J‘aime entendre chanter vos refrains / J‘écoute les chansons des plaines / ce sont ceux-là
qu‘mon cœur aime / Et j‘entends de très loin vos mélodies / Chanter pour chasser mes
ennuis »). Dans la « Complainte d‘un cowboy », le narrateur est devenu chanteur parce
qu‘il a perdu son emploi, comme le raconte la ritournelle qui clôt chaque strophe
(« maintenant pour gagner ma vie / Je dois chanter l‘jour et la nuit). Il s‘agit de la seule
chanson du sous-corpus des chansons avec yodel à présenter un èthos clairement plaintif.
Véritable complainte, comme le titre l‘indique, la chanson insiste sur les aspects négatifs du
travail de chanteur, notamment la pauvreté (« contre la faim pour me défendre, seulement
guitare et mes chansons ») et sur les risques reliés au métier d‘ouvrier (« À cette usine
j‘avais laissé / Deux doigts et une main écrasée). Dans ce contexte, le yodel ne peut pas être
interprété comme exprimant la joie et l‘exubérance, mais il est explicitement rattaché à
l‘identité de cow-boy réclamé par le narrateur ainsi qu‘au métier de chanteur.
Cette identité de cow-boy chantant, en plus de correspondre à des personnages mis
en scène dans les paroles des chansons, s‘incarne dans la persona de ces interprètes, qui
apparaissent sur scène et sur photo en costume de cow-boy. Le recours à la technique
virtuose qu‘est le yodel, dans des chansons qui permettent justement le croisement de ces
deux niveaux d‘identité, peut apparaître comme une stratégie visant à revendiquer une
légitime identité de chanteur pour les interprètes eux-mêmes. La voix narrative adoptée
achève de brouiller la distinction entre les personnages incarnés par les interprètes, leur
persona de cow-boy chantant et leur métier véritable, celui de chanteur country-western, et
contribue sans doute aussi à la validation de la persona de cow-boy, évidemment
fantaisiste, adoptée par ces interprètes.
3.4.1.2.2 Variations sur le yodel
158
Parmi les quatre caractéristiques musico-textuelles dominantes rattachées aux chansons
avec yodel, une seule, soit l‘expression de l‘exubérance, peut être rattachée à l‘expression
d‘un èthos. Cependant, certaines variations dans les paramètres compositionnels du yodel
ou dans les paramètres d‘exécution peuvent soit nuancer cet èthos dans les chansons
exubérantes, soit contribuer à l‘expression d‘un èthos différent. Ce sont ces variations qui
sont visées par les analyses présentées dans cette section.
3.4.1.2.2.1 Paramètres compositionnels
Le yodel entendu dans le corpus présente certains traits compositionnels récurrents. Le plus
souvent, une section de yodel débute et se termine en premier mode de phonation, présente
une proportion à peu près égale de notes chantées en premier et en second mode de
phonation ou encore on y retrouve une légère prédominance du premier mode de phonation,
et le yodel comprend le plus souvent des notes qui sont répétées sur des phonèmes
différents. Le yodel de « Troubadours du Far-West » est représentatif de ces traits
compositionnels typiques (extrait sonore 3.30). Ces traits compositionnels constituent des
traits génériques qui ne semblent pas avoir de significations expressives particulières. La
variation et l‘écart par rapport à ces normes compositionnelles semblent toutefois être
rattachés à des contenus expressifs qui peuvent nuancer l‘èthos d‘exubérance souvent
rattaché au yodel. C‘est donc la variation de ces traits compositionnels qui possède un
potentiel expressif. À cet égard, la chanson « Quand je reverrai ma province », enregistrée
par Willie Lamothe et parue en 1948, constitue un exemple particulièrement significatif.
Cet enregistrement, classé parmi les chansons exubérantes, présente plusieurs
caractéristiques rattachées à l‘expression de cet èthos. Cette chanson d‘amour est exécutée
à un tempo rapide variant entre 137 et 146 pulsations par minute, et les mélodies des
couplets et refrains, très semblables, contiennent des syncopes qui sont de surcroît
composées de doubles croches, ce qui leur donne un caractère sautillant et joyeux (extrait
sonore 3.31). Les sections de yodel chantées par Willie Lamothe dans cet enregistrement
s‘écartent cependant des traits compositionnels typiques des yodels du sous-corpus. Les
yodels de « Quand je reverrai ma province » sont construits principalement sur des notes
tenues valant une, deux ou quatre pulsations et ils s‘accompagnent d‘un ralentissement du
rythme harmonique. Ils sont chantés principalement en second mode de phonation, chaque
phrase comportant un tremplin initial en premier mode d‘une durée maximale d‘un temps;
159
toutes ces caractéristiques peuvent être entendues dans l‘extrait sonore 3.32. Le yodel de
Willie Lamothe, dans cet enregistrement, s‘accompagne également de glissements
descendants entre plusieurs notes du yodel, une microvariation mélodique qui, on l‘a vu
dans le chapitre 2, accompagne parfois l‘expression de la plainte (exemple 3.19). Dans
d‘autres enregistrements comportant du yodel, dans « Je chante à cheval » ou « Giddy-Up
Sam » par exemple, Willie Lamothe a tendance à respecter les règles compositionnelles
énumérées plus haut et n‘utilise pas de glissements dans son exécution. On pourrait voir
dans les caractéristiques des yodels de « Quand je reverrai ma province » l‘expression
d‘une certaine nostalgie, qui est en effet décrite par le narrateur qui « [s‘]ennuie de son
paradis »; on verra d‘ailleurs dans la section 3.4.3 que les mélodies chantées entièrement en
second mode de phonation peuvent être associées à des chansons exprimant la tristesse et la
plainte. « Quand je reverrai ma province » s‘achève sur une section de yodel prenant la
forme d‘une coda, qui est plus conforme aux traits compositionnels des autres chansons
exubérantes. Cette section, constituée de deux phrases alors que les autres sections de yodel
de l‘enregistrement en comprennent quatre, présente deux segments de phrase débutant et
se terminant en premier mode de phonation (extrait sonore 3.33). Par sa forme qui apparaît
comme une version raccourcie des autres sections de yodel et par une présence plus
marquée du premier mode de phonation, à la manière du yodel typique de ce sous-corpus,
la coda semble exprimer un état plus joyeux que les autres yodels de l‘enregistrement, et
illustre ainsi musicalement la hâte exprimée par le narrateur dans cette chanson (« Et je
pense aussi à mon amour / Et j‘ai bien hâte à mon retour »), comme si la fin de la chanson
correspondait aussi à la fin du voyage du narrateur.
Ce type de variations compositionnelles se retrouve également dans les
enregistrements qui n‘ont pas été classés parmi ceux qui exprimaient l‘exubérance. « Le
cowboy des montagnes », par exemple, constitue un autre exemple de l‘effet expressif de la
variation des paramètres compositionnels du yodel. Dans la section 3.4.1.2.1.2 portant sur
les références géographiques, j‘ai montré comment, dans « Le cowboy des montagnes », la
variation de la réverbération, combinée à certains paramètres compositionnels et
phonétiques, contribuait à situer la voix dans des espaces distincts. J‘ajouterai que dans les
yodels de l‘introduction et de la coda de cet enregistrement, c‘est le second mode de
phonation qui domine et que les cassures vocales y sont peu nombreuses et adoucies. Ces
160
deux sections formelles ont un caractère fluide, marqué par l‘usage d‘un nombre limité de
consonnes qui sont de plus atténuées et par la présence majoritaire de notes tenues. Le
yodel central de cet enregistrement ressemble plus aux yodels typiques du sous-corpus,
avec une amorce en premier mode de phonation et des cassures vocales qui apparaissent
comme accentuées par rapport à celles entendues dans l‘introduction et la coda. Il
comprend des notes répétées réattaquées par une consonne, comme dans les yodels
virtuoses de « Giddy-Up Sam » et de « La destinée », et il s‘accompagne d‘une accélération
importante. Les paramètres compositionnels, phonétiques et rythmiques de ces deux yodels
semblent à la fois contribuer à la différenciation des lieux mais également à l‘expression de
deux èthos différents. Le yodel central possède des caractéristiques compositionnelles qui
contribuent à le rapprocher des yodels contenus dans les chansons exubérantes, avec un
recours en proportions équilibrées au premier et au second mode de phonation et des
cassures vocales plus fréquentes. Certaines caractéristiques dans l‘exécution tendent aussi à
le rapprocher des yodels des chansons exubérantes, notamment son tempo plus rapide que
celui de toute autre section formelle de la chanson et la présence d‘une certaine variété
phonétique et paralinguistique générée par l‘usage de phonèmes plus nombreux et par le
recours au passage ornemental au second mode de phonation au moment de la transition
entre les deux moitiés de la section, qu‘on peut voir dans le spectrogramme de l‘exemple
3.21 et qu‘on pouvait entendre dans l‘extrait sonore 3.27. Plusieurs caractéristiques du
« Cowboy des montagnes » empêchent pourtant de classer cet enregistrement parmi ceux
qui expriment l‘exubérance. La voix de Paul Brunelle y est particulièrement plaintive, en
raison d‘une part d‘une nasalité marquée, plus forte que dans d‘autres enregistrements de
l‘interprète, et d‘autre part du recours à des glissements descendants abondants. Sans être
particulièrement rattachées à l‘expression de la tristesse, qui est souvent, dans le corpus,
coordonnée avec ces deux traits vocaux, les paroles chantées par le « cowboy des
montagnes » décrivent la contemplation de la nature et expriment l‘attachement du
narrateur à ses montagnes. Le tempo lent et le rythme de valse, qui créent un effet de
balancement, pourraient dépeindre les mouvements du cheval sur lequel le narrateur
« parcour[t] la campagne » et contribuent à donner à l‘enregistrement un caractère méditatif
qui s‘accorde bien avec les paroles de la chanson. Toutefois, le yodel central suit
immédiatement la seconde strophe de la chanson, dans laquelle le narrateur chante les
161
paroles suivantes : « Le vent et la brise lointaine / Sont pour moi les plus beaux trésors / Et
je chante ma tyrolienne / Au rythme de leurs doux accords ». Dès la fin de cette strophe, le
caractère de l‘accompagnement instrumental se transforme subitement. En plus de
l‘accélération déjà mentionnée, on peut entendre un changement bien perceptible dans le
jeu d‘accordéon. Alors qu‘il était auparavant libre et constituait une sorte de commentaire
mélodique improvisé répondant à la mélodie vocale, il devient harmonique et rythmé de
manière régulière, accentuant les deux derniers temps de chaque mesure. La deuxième
strophe, suivie de la section centrale de yodel, peuvent être entendues dans l‘extrait sonore
3.34. Ce changement d‘atmosphère met justement en valeur les traits compositionnels du
yodel central qu‘il accompagne ainsi que ses traits d‘exécution, qui le rapprochent du yodel
entendu dans les chansons exprimant l‘exubérance. Cette section unique de yodel survient
justement après une référence, dans les paroles, à « la tyrolienne », et pour cette fois-ci,
contrairement à l‘introduction et à la coda, l‘interprète tente de se rapprocher du yodel
typique. Cette association a de manière évidente un lien avec l‘autoréférentialité dont il a
été question plus haut : puisque le narrateur raconte qu‘il chante la tyrolienne, il faut
chanter la tyrolienne, et le faire de la « bonne » façon, même si cette exécution ne s‘accorde
pas de manière parfaite avec les sentiments exprimés dans la chanson.
3.4.1.2.2.2 Paramètres reliés à l‘exécution
Les écarts des paramètres compositionnels de « Quand je reverrai ma province » et du
« Cowboy des montagnes » par rapport à la norme du corpus sont significatifs. On a
cependant vu que ces écarts s‘accompagnaient aussi de variations dans les paramètres
d‘exécution, qui contribuaient autant sinon plus à construire une représentation symbolique
qui nuançait ou s‘éloignait de l‘expression de l‘exubérance rattachée au yodel dans les
autres enregistrements du sous-corpus. D‘ailleurs, un yodel peut très bien répondre dans ses
paramètres compositionnels à tous les traits typiques identifiés plus haut et exprimer un
èthos à l‘exact opposé à l‘exubérance, et ce, uniquement par l‘application de modalités
d‘exécution inhabituels pour les chansons comportant du yodel. La « Complainte d‘un
cowboy » de Georges Caouette en constitue un très bon exemple. D‘un tempo résolument
plus lent que les chansons exubérantes, qui varie entre 92 et 99 pulsations par minute, la
chanson, comme son titre l‘indique, est une complainte racontant le licenciement et les
misères d‘un travailleur au chômage qui doit chanter « le jour et la nuit » pour gagner sa
162
vie. L‘interprétation de Georges Caouette s‘éloigne sur plusieurs plans des paramètres
d‘exécution associés aux chansons exubérantes présentées dans la section 3.4.1.2.1.1. La
mélodie de la « Complainte d‘un cowboy » est presque exclusivement construite sur des
noires et des croches, comporte très peu de variété rythmique et ne présente aucune
syncope, ni aucun temps faible accentué. La voix de Georges Caouette présente très peu de
variation sur le plan dynamique, comme le montre la courbe d‘intensité superposée au
spectrogramme de l‘exemple 3.22, auquel correspond l‘extrait sonore 3.35. La courbe
d‘intensité de l‘exemple 3.23 a été extraite de « Quand je reverrai ma province » (extrait
sonore 3.36), une chanson classée parmi celles exprimant l‘exubérance, mais dont la
variation dynamique n‘est pas exceptionnellement marquée, contrairement à « Allons au
rodéo » de Gilles Besner par exemple, qui a été analysée plus haut. Les deux extraits ont
une durée comparable, soit environ 20 secondes. On constate que la marge dynamique est
sensiblement supérieure dans l‘extrait tiré de l‘enregistrement de Willie Lamothe, soit de
22.07 dB (le niveau sonore variant entre 62.07 dB et 84.77 dB), pour 20.35 dB chez
Georges Caouette (de 63.00 dB à 85.35 dB). C‘est la partie supérieure de la courbe
d‘intensité qui semble correspondre le mieux à l‘impression d‘une plus grande variation
dans la dynamique perçue chez Willie Lamothe; si on fait abstraction des minimums les
plus accusés des deux courbes, qui correspondent aux occlusions accompagnant la
prononciation des consonnes et que l‘on compare la partie supérieure de la courbe
d‘intensité des deux exemples, la voix de Willie Lamothe apparaît comme présentant
beaucoup plus de variation que celle de Georges Caouette, notamment par la présence de
maximums locaux qui correspondent à des sommets dynamiques d‘amplitudes diverses.
Évidemment, la courbe d‘intensité correspond à la mesure du niveau sonore de
l‘enregistrement et non à la mesure réelle de l‘intensité d‘exécution. De plus, la marge
dynamique a pu être affectée par la compression. Cependant, il me semble raisonnable de
supposer que c‘est avant tout la voix des interprètes qui détermine le niveau sonore mesuré
ici. D‘une part, les grands minimums des courbes d‘intensité tirées de ces deux exemples
correspondent tous à l‘occlusion précédant l‘émission de consonnes. D‘autre part, dans des
exemples présentés précédemment dans ce chapitre et qui contiennent des notes tenues, les
maximums de la courbe correspondent à la fois à l‘attaque et aux notes perçues comme
chantées plus fort. C‘est le cas de la dernière note chantée de l‘exemple 3.4, pour lequel la
163
note terminale chantée en second mode de phonation présente un fondamental plus intense
que les notes précédentes chantées dans le même mode, ce qui correspond à la perception
auditive pour l‘extrait sonore correspondant à cet exemple (extrait sonore 3.5). Étant donné
que cette corrélation entre la mesure et la perception se confirmait même dans les passages
rapides, il serait étonnant que l‘augmentation du niveau sonore soit attribuable surtout à la
variation de la distance entre la source sonore et le microphone. On peut donc penser que la
variation du niveau sonore telle que mesurée et représentée sur les courbes d‘intensité des
exemples précédents peut être reliée à l‘intensité d‘exécution.
On observe le même contraste dans la variation de la dynamique pour les yodels
tirés de « Complainte d‘un cowboy » et de « Je chante à cheval », et la comparaison est
encore plus convaincante avec le recours à des courbes d‘intensité proportionnelles. J‘ai
sélectionné dans ces deux enregistrements des extraits ayant exactement la même durée,
dans une section de yodel. La courbe d‘intensité est présentée dans une fenêtre ajustée en
fonction du minimum le plus bas et du maximum le plus élevé des deux extraits, ce qui
rend les courbes proportionnelles; la courbe d‘intensité de « Je chante à cheval » apparaît
en rose, et celle de « Complainte d‘un cowboy » en rouge. L‘enregistrement de Willie
Lamothe est moins fort que celui de Georges Caouette, ce qu‘indique le décalage entre les
deux courbes dans l‘exemple 3.24a et rend difficile la lecture comparée des courbes; j‘ai
donc aligné les maximums des deux courbes. L‘exemple 3.24b découle de cette
manipulation, et on y voit plus clairement ce que les exemples précédents montraient pour
les strophes chantées. Entre les minimums et les maximums les plus accusés de la courbe,
la voix de Willie Lamothe dans « Je chante à cheval » présente plus de variation dans son
amplitude que celle de George Caouette dans « Complainte d‘un cowboy ». En plus de
présenter une variation d‘intensité limitée, le yodel de Caouette est lent et exécuté sans
aucune virtuosité. On y retrouve une forte présence de la consonne douce [l] qui liée les
syllabes entre elles (extrait sonore 3.37). Dans l‘ensemble de l‘exécution, les consonnes
semblent être atténuées, comme on peut l‘entendre dans l‘extrait sonore 3.35.
La caractéristique de la voix de Georges Caouette qui offre ici le contraste le plus
frappant avec les autres enregistrements du sous-corpus est sans doute sa nasalité très
marquée. Si la présence constante de cette nasalité permet de l‘envisager comme une
164
qualité première de la voix chantée de Caouette, la variation de la nasalité en fait aussi à
l‘évidence un paramètre fortement expressif. En effet, certaines voyelles tenues sont
progressivement nasalisées, et cette nasalisation progressive s‘accompagne parfois d‘une
baisse d‘intensité marquée comme le montrent la courbe d‘intensité et la dispersion
progressive des formants de l‘exemple 3.25, sur le mot « vie » de l‘extrait sonore 3.38.
Marqueur de tristesse, comme l‘ont montré les analyses présentées dans le chapitre 2, la
nasalisation progressive contribue au caractère plaintif de la voix de Georges Caouette, qui
s‘accorde ici parfaitement avec le sujet de la chanson et son titre de « complainte ». La
nasalisation progressive et le peu de variété dynamique et phonétique concourent dans cet
enregistrement à l‘expression de la plainte, un èthos unique dans le sous-corpus composé
des chansons contenant du yodel. La variation de certains paramètres d‘exécution peut donc
donner au yodel, même lorsqu‘il respecte les traits compositionnels typiques des chansons
exubérantes, une toute autre signification que celle des autres enregistrements analysés. Je
crois qu‘il est significatif que dans la « Complainte d‘un cowboy », exactement comme
dans « Le cowboy des montagnes », le yodel soit associé à l‘autoréférentialité. Ici, le
narrateur doit chanter pour « gagner sa vie », et le titre de la chanson lui-même fait
référence à l‘acte de chanter. Si ces chansons s‘éloignent de l‘èthos dominant des chansons
comportant du yodel, elles incarnent par ailleurs un des traits les plus dominants de ce souscorpus, soit l‘autoréférentialité.
3.4.1.3 Conclusion
Le yodel se range parmi les « techniques vocales souvent très virtuoses de contrôle du saut
et d‘opposition des deux modes vibratoires » qui sont présentes dans plusieurs cultures
musicales (Castellengo 1991 : 160). C‘est une pratique qui exige une grande maîtrise de
plusieurs mécanismes physiologiques : le mécanisme vibratoire, la fréquence de vibration
et la tension des bandes vocales ainsi que la pression sous-glottique doivent être ajustés
rapidement et avec précision. Dans le corpus country-western québécois, tous les chanteurs
ne montrent pas la même maîtrise du yodel. Comme l‘ont montré plusieurs exemples et
extraits sonores, les yodels de Paul Brunelle sont parmi les plus sophistiqués du corpus par
leur forme, leur jeu de timbre mais aussi par sa capacité, même dans les passages très
rapides, à accentuer la cassure vocale. À l‘opposé, le yodel de Roger Turgeon dans
« Cowboy Boogie » comprend plusieurs notes tenues et bien qu‘il y insère des passages en
165
doubles croches, ceux-ci sont exécutés dans un seul mode de phonation, comme on peut
l‘entendre à la fin de l‘extrait sonore 3.39. Entre le yodel de Paul Brunelle et celui de Roger
Turgeon, les exécutions du corpus témoignent de divers degrés de virtuosité, toujours dans
les limites d‘une maîtrise certaine de la technique du yodel. Le yodel est souvent associé à
d‘autres démonstrations de contrôle vocal rattachées à l‘intensité d‘exécution, au timbre et
à des jeux phonétiques. Tous ces procédés contribuent à créer une impression de maîtrise et
c‘est sans doute cette relation à la virtuosité qui a favorisé l‘association de cette technique
vocale à l‘expression de sentiments exubérants et joyeux. Contrairement aux protagonistes
des chansons tristes qui racontent des histoires d‘abandon et de solitude, les narrateurs des
chansons comportant du yodel apparaissent en plein contrôle, comme le cow-boy de
« Souvenir d‘un cowboy » qui, dans les grandes plaines, n‘a « jamais d‘ennui ou de
tracas »; ils exercent aussi un contrôle sur la nature, comme le cow-boy du « Boogie
woogie des prairies » qui chante pour diriger son cheval ou celui de « Giddy-Up Sam » qui
adore sa vie de gardien de troupeau et qui « joue du lasso ». Il m‘apparaît significatif qu‘un
chanteur à la production abondante comme Marcel Martel, qui se consacre au cours de cette
période à un répertoire de chansons tristes et plaintives, n‘utilise jamais cette technique; le
yodel semble bel et bien évoquer avant tout des sentiments positifs. On a vu que des
variations dans la composition du yodel et dans son exécution permettaient toutefois de
s‘éloigner de cet èthos, comme le font Georges Caouette dans « Complainte d‘un cowboy » et Willie Lamothe dans « Quand je reverrai ma province », dont le yodel a des
accents nostalgiques.
Le yodel semble aussi pouvoir porter des connotations géographiques, et plusieurs
des chansons avec yodel présentent des descriptions de l‘Ouest américain. Même lorsque
les lieux représentés sont québécois et canadiens, les personnages qui y sont mis en scène
sont des cow-boys, et ce, dans 13 des 14 chansons du sous-corpus. On peut apparemment
faire remonter cette association entre le yodel et le cow-boy jusqu‘au 19e siècle, qui a vu
naître un répertoire de chansons de cow-boy traditionnelles, dont plusieurs se terminent
avec un refrain yodelé (Baumann 2011). Le répertoire de la tradition orale des cow-boys a
cependant eu une bien faible influence sur la chanson country états-unienne comme le
soutiennent tant John Lomax (1910, cité dans Peterson 1997 : 83) que Bill Malone : « In
reality, except for the fabric of usable symbols which surrounded him, the cowboy
166
contributed nothing to American music. » (Malone 2002 : 152) La popularité du yodel
auprès des cow-boys chantants des années 1940 et 1950, tant au Québec qu‘aux États-Unis,
tient de l‘influence de Jimmie Rodgers et probablement aussi de l‘imaginaire rattaché au
yodel tyrolien pour un Nord-Américain : les montagnes, les grands espaces, le rôle du
yodel dans la communication à longue distance et le rassemblement du troupeau qu‘on
associe spontanément à l‘image d‘un chanteur tyrolien des Alpes s‘inscrit tout
naturellement dans l‘univers du cow-boy qui occupe un métier aux exigences similaires.
Dans le corpus québécois, cette association entre yodel et territoire semble servir de
marqueur pour un certain nationalisme ou du moins un attachement marqué au pays comme
dans « La tyrolienne de mon pays » ou dans « Je suis un cowboy canadien ». Le yodel
semble donc servir à établir l‘identité de cow-boy canadien et de la persona incarnée par
plusieurs interprètes du corpus mais aussi, à travers la virtuosité de cette pratique et le
recours à l‘autoréférentialité, à assoir leur identité de chanteur. Il m‘apparaît important de
souligner encore une fois que les seules chansons du sous-corpus à exprimer un èthos
s‘éloignant à divers degrés de l‘exubérance mettent en scène le métier de chanteur (« Je
suis un cowboy canadien » et « Complainte d‘un cowboy ») ou encore le chant comme
moyen d‘expression privilégié du cow-boy (« Le cowboy des montagnes »).
On a vu dans la section 3.4.1.1 consacrée à l‘exécution que le yodel pouvait mettre
en valeur la cassure vocale soit par une réitération rapide, soit par une accentuation
dynamique importante. Cependant, même lorsqu‘elle fait l‘objet d‘une accentuation bien
perceptible qui pourrait s‘apparenter à l‘impulsion glottale voisée décrite par Greg Urban
comme une stylisation du sanglot, et bien que certains auteurs parlent d‘occlusion glottale
dans leur description de la cassure vocale, on ne retrouve pas, dans le yodel, de connotation
reliée au sanglot, du moins pas de manière généralisée. On pourrait objecter que
« Complainte d‘un cowboy » contredit cette affirmation; dans le corpus, cet enregistrement
serait plutôt l‘exception qui confirme la règle. Si le yodel s‘inscrit bien dans cette
esthétique de la rupture décrite par Michèle Castellengo à propos des diverses formes de
yodel, rupture qu‘on retrouve évidemment au moment des cassures vocales mais aussi,
dans le corpus, sur le plan formel, où le yodel vient rompre le flot des paroles chantées,
cette rupture n‘a rien à voir avec les interruptions de la ligne vocale évoquées par Aaron
Fox dans sa description des icônes du pleur. Cet usage du second mode de phonation et de
167
la cassure vocale, qu‘on pourrait notamment associer à la stylisation du pleur, se retrouve
plutôt dans son emploi sous forme ornementale, qui fera l‘objet de la prochaine partie de ce
chapitre.
3.4.2 L’ornementation
Dans le yodel, les notes chantées en second mode de phonation pouvaient être envisagées
comme des notes cibles qu‘on aurait transcrites dans une partition devant renvoyer à
l‘exécution. Chaque note cible, qu‘elle soit émise en premier ou en second mode de
phonation, pouvait faire l‘objet d‘une modulation, que ce soit par un autre modificateur
paralinguistique comme la nasalisation ou par la modulation d‘un paramètre musical
comme l‘intensité et la hauteur. Le second mode de phonation et la cassure vocale peuvent
aussi se présenter sous une forme ornementale. Les émissions vocales en second mode de
phonation sont alors très brèves, bien qu‘elles demeurent parfois facilement audibles. Dans
le corpus, le second mode de phonation et la cassure vocale en position ornementale se
présentent immédiatement avant une note cible chantée en premier mode de phonation à
laquelle elles sont rattachées, un peu à la manière d‘une appoggiature, et avec laquelle elles
partagent toujours le même phonème. La hauteur précise de cet ornement ne semble pas
importante et la partie périodique du son chanté est souvent trop brève pour que sa
fréquence fondamentale soit perceptible; la cassure devient alors plus audible que la note
émise en second mode de phonation. Michèle Castellengo a observé cet usage du second
mode de phonation dans plusieurs traditions vocales et elle le qualifie de très répandu. Elle
a aussi remarqué que, dans plusieurs cas, la brièveté de ce passage au second mode de
phonation, qui dure en moyenne entre 40 et 60 ms, l‘empêche souvent d‘être perçu comme
une note précise (Castellengo 1991 : 162). Cet usage du second mode de phonation
s‘apparente à ce que Timothy Wise nomme le yodel de troisième espèce mais présente dans
le corpus un ensemble de caractéristiques plus restrictif : toujours situé au début ou au
milieu d‘un mot, il précède toujours la note ornée et crée un mouvement mélodique
descendant vers la note cible qu‘il accompagne. On ne retrouve dans le corpus aucun
exemple de ce que Wise décrit comme le cas le plus fréquent de yodel ornemental soit un
glissement ascendant ou un passage direct à une note supérieure émise en second mode de
phonation et placé à la fin d‘un mot, qui est pourtant présenté par Wise comme un
marqueur stylistique important de la voix country (Wise 2007 : par. 45).
168
On verra qu‘en plus de présenter une émission vocale en second mode de phonation
très brève, les ornements qui seront analysés se composent souvent d‘une cassure vocale
prolongée. Dans ces ornements, qui présentent souvent une phase transitoire plus audible
ou plus longue que leur phase périodique, il est parfois impossible de faire la distinction
entre l‘émission en second mode de phonation et la cassure vocale qui apparaissent alors
comme superposés. Bien qu‘il puisse être difficile d‘en détecter les traces sur les logiciels
d‘analyse utilisés, le passage ornemental au second mode de phonation est souvent précédé
d‘une longue occlusion qui le met en évidence. Je présenterai d‘abord quelques exemples
de second mode de phonation et de cassure vocale en position ornementale pour en montrer
les traits acoustiques et les différents types présents dans le corpus (3.4.2.1) et je présenterai
ensuite les différents usages qu‘en font les interprètes dans le corpus (3.4.2.2).
3.4.2.1 Exécution
Le passage du second mode de phonation, en position ornementale, au premier mode de
phonation, s‘accompagne d‘une cassure vocale qui est souvent mieux perceptible que la
note chantée en second mode de phonation et, à l‘écoute de ces ornements dans les
enregistrements du corpus, on a l‘impression d‘être en présence d‘une figure qui prolonge
souvent la cassure vocale. Afin de vérifier si la perception auditive concorde avec un
phénomène vocal réel, j‘ai voulu comparer les durées de la cassure vocale dans trois de ses
principaux usages, soit dans le yodel, d‘une part pour les passages d‘alternance rapide et,
d‘autre part, pour les cassures, accentuées ou non, entre deux notes tenues, et enfin dans les
figures ornementales. Les mesures des durées ont été prises selon les caractéristiques
acoustiques des cassures vocales identifiées dans la partie 3.4.1.1 de ce chapitre. Dans
certains ornements, la cassure vocale se manifeste par une réduction de la périodicité de
l‘onde sonore, qui ne s‘accompagne cependant pas toujours de la réduction d‘amplitude qui
caractérisait les cassures vocales présentes dans le yodel. Les mesures ont été prises dans le
logiciel Praat à partir de la forme d‘onde de chaque passage mesuré. Pour les formes
d‘onde plus complexes, une représentation de la courbe mélodique ainsi qu‘un
spectrogramme, également générés dans Praat, ont contribué à délimiter avec plus de
précision la cassure vocale mesurée. Les extraits sonores comparés ont tous la même durée.
Ils ont été créés dans Sonic Visualiser et mesurés à 600 ms, ce qui correspond dans ce
169
logiciel à 26 496 cadres d‘images. Comme Praat présente une plus grande précision que
Sonic Visualiser, les extraits sonores qui y ont été importés ont une durée indiquée de
600,816 ms. La durée des cassures vocales a été mesurée en millisecondes plus une
décimale, ce qui fournit une précision suffisante, dans le contexte de ces analyses, pour
montrer l‘échelle de grandeur qui caractérise les différents types de cassures vocales
mesurées. Comme ces cassures vocales sont souvent trop courtes pour qu‘une délimitation
de la cassure sur la forme d‘onde, même grossière, soit d‘abord déterminée à l‘oreille, les
mesures ont été prises selon des repères visuels. Étant donné le haut niveau de sons non
harmoniques issus du support original de ces enregistrements et la complexité des formes
d‘onde analysées, qui découle à la fois de ce niveau de bruit et de la présence simultanée de
la voix et de l‘accompagnement instrumental, l‘ajout de décimales supplémentaires dans les
mesures données ici donnerait une impression parfaitement illusoire de précision
supérieure. Les durées des cassures vocales indiquent donc un ordre de grandeur et ne
fournissent pas des mesures qui peuvent être considérées comme exactes. Les variations
dans la durée mesurée des cassures vocales dans ses différentes manifestations m‘ont
cependant paru assez significatives pour que ces mesures soient présentées. Il a été
nécessaire d‘effectuer un zoom dans la fenêtre du logiciel Praat afin de rendre les
variations dans la forme d‘onde mieux visibles. Dans la mesure du possible, les mesures
ont été prises dans des fenêtres montrant des passages de même durée, soit 75,102 ms, sauf
dans le cas de phénomènes plus longs que cette durée; les mesures de phénomènes plus
longs que 75,102 ms et prises dans une fenêtre permettant une moins grande précision
seront données en millisecondes, sans décimale. Enfin, les mesures correspondent à la
première phase de la cassure vocale et ne tiennent pas compte de sa seconde phase : il
aurait été trop difficile de distinguer visuellement, dans le retour au premier mode de
phonation qui accompagne la seconde phase des cassures vocales, quelle partie de la forme
d‘onde était encore d‘une périodicité inférieure. L‘exemple 3.25 montre une cassure vocale
dont la circonscription est relativement aisée; la réduction de périodicité et d‘amplitude de
la forme d‘onde délimitent de manière évidente la première phase de la cassure vocale, et la
cassure est assez brève pour effectuer un zoom rendant le phénomène encore plus facile à
identifier. La cassure vocale présentée dans cet exemple est la première d‘une série de
quatre extraites d‘un passage d‘alternance rapide entre les deux modes de phonation, dans
170
un yodel de Roland Lebrun. Le fait que la cassure vocale ne soit pas accentuée et
l‘établissement évident des émissions vocales en second comme en premier mode de
phonation facilitent la mesure de sa durée, ici de 8,2 ms, ce qui n‘est pas toujours le cas
dans les passages ornementaux au second mode de phonation.
Avant de présenter les tableaux compilant les durées des différentes cassures
vocales mesurées dans le corpus, j‘aimerais d‘abord montrer les caractéristiques qui sont
spécifiques à ces ornements. Dans le passage ornemental au second mode de phonation, le
poids relatif de l‘émission vocale périodique et de la cassure vocale, par nature transitoire,
peut varier beaucoup d‘une occurrence à l‘autre. Dans certains cas, le passage au second
mode de phonation est suffisamment long pour que l‘établissement de la fréquence
fondamentale chantée dans ce mode soit à la fois audible et visible sur un spectrogramme.
Il est parfois nettement distinct de la cassure vocale, à la fois à l‘écoute et sur l‘image de la
forme d‘onde. La combinaison de ces deux caractéristiques (allongement relatif de
l‘émission en second mode suivi d‘une cassure vocale clair et distincte) n‘est pas le cas le
plus fréquent dans le corpus : je le présente toutefois en premier puisqu‘il permet
d‘identifier avec clarté les trois étapes permettant la production vocale de cet ornement, soit
l‘occlusion, le passage au second mode de phonation et la cassure vocale, qui sont en
général toujours présents, mais dont le découpage peut être moins évident que dans
l‘exemple qui suit. L‘exemple 3.26a est tiré de « La vie d‘un cow-boy » de Roland Lebrun,
et les trois étapes d‘un passage ornemental au second mode de phonation sur le mot
« peine » y sont surlignées en rouge. Le passage au second mode de phonation est précédé
d‘une longue occlusion maquant le début de la consonne [p]. Cette phase d‘occlusion est
caractérisée par une forte réduction d‘amplitude de la forme d‘onde causée par
l‘interruption de l‘émission vocale, qui constitue l‘élément de l‘enregistrement dont le
niveau sonore est le plus élevé. En plus de cette baisse d‘amplitude, l‘occlusion crée aussi,
dans Praat, une interruption dans la courbe mélodique, dessinée en bleu, puisque le logiciel
ne détecte plus de fréquence fondamentale dominante. Le retour de l‘émission vocale, en
second mode de phonation, correspond à une seconde phase pendant laquelle l‘amplitude
augmente sans atteindre les niveaux des notes émises en premier mode de phonation au
début et à la fin de l‘extrait. L‘émission en second mode de phonation est suivie d‘une
cassure vocale marquant la transition entre le second mode de phonation et un retour au
171
premier mode de phonation. Pendant cette cassure vocale, la forme d‘onde devient
beaucoup moins périodique, et une seconde interruption survient dans le tracé de la courbe
mélodique. Ici, la cassure vocale, qui survient dans un contexte ornemental, affiche au
moins un trait acoustique qui diffère significativement des cassures vocales présentes dans
le yodel, comme celle de l‘exemple 3.25. Si la baisse de périodicité est caractéristique de
ces deux cassures vocales, ou pour être plus précis, de la première phase de ces deux
cassures vocales, l‘exemple 3.26a ne montre pas de réduction d‘amplitude pendant la
cassure vocale, qui semble presque aussi intense que le fondamental chanté en second mode
de phonation. La courbe d‘intensité de l‘exemple 3.26b, qui apparaît en jaune et qui a été
ajoutée à l‘exemple 3.26a, montre que l‘intensité de la première phase de la cassure vocale
est en hausse pendant ce phénomène de transition et que l‘amplitude du son émis pendant la
cassure vocale dépasse même celle de l‘émission vocale en second mode de phonation. Il
semble donc y avoir ici une accentuation de la première phase de la cassure vocale, du
moins par rapport à son exécution dans le contexte d‘un passage rapide entre les deux
modes tel qu‘on le retrouve dans le yodel. L‘intensité d‘exécution pendant l‘ornement
demeure cependant inférieure à celle de la note cible qui le précède et de celle qui le suit.
Le spectrogramme de l‘exemple 3.26c confirme enfin que l‘ornement entendu et observé
sur la forme d‘onde constitue bel et bien un passage au second mode de phonation. Sur ce
spectrogramme, les caractéristiques spectrales des deux modes de phonation sont bien
visibles : tandis que pour la note cible plusieurs harmoniques sont plus intenses que le
fondamental, la note ornementale chantée en second mode de phonation présente un
fondamental plus intense que ses harmoniques. L‘ornement s‘accompagne d‘un
mouvement mélodique ascendant puis descendant. La hauteur de l‘émission vocale en
second mode de phonation est difficilement perceptible à cause de sa durée brève; les
mesures prises sur le spectrogramme indiquent un intervalle correspondant environ à une
quinte entre le point le plus élevé de la courbe mélodique de l‘ornement et la note cible
d‘arrivée.
Dans cet ornement, la cassure vocale semble donc être accentuée sur le plan
dynamique, accentuation qui correspondrait à une augmentation de l‘intensité d‘exécution
pendant sa première phase. Elle apparaît également prolongée par rapport à la cassure
vocale de l‘exemple 3.25 : les mesures prises dans Praat pour l‘ornement de l‘exemple
172
3.26 indiquent que la durée de la première phase de cette cassure vocale est de 16,9 ms et
que celle de l‘émission en second mode de phonation est de 59,3 ms. L‘ornement est
précédé d‘une occlusion d‘une durée d‘environ 130 ms. La cassure vocale de l‘exemple
3.26 est donc deux fois plus longue que celle de l‘exemple 3.25, et la durée de l‘émission
en second mode de phonation est comparable à celle des exemples cités par Michèle
Castellengo. À l‘écoute de l‘extrait sonore 3.40, qui fait entendre l‘ornement analysé dans
les exemples 3.26 a à c, on constate que le passage au second mode de phonation est bien
perceptible, bien que sa hauteur exacte soit difficile à déterminer. La longue occlusion qui
le précède contribue à mettre l‘ornement en évidence, et les trois étapes du phénomène
s‘étendent sur une durée totale d‘environ 206,2 ms.
Dans le corpus, peu de passages ornementaux au second mode de phonation
présentent une distinction aussi nette entre les trois étapes de l‘ornement. L‘exemple 3.27
montrera comment il peut être difficile de délimiter l‘émission vocale en second mode et la
cassure vocale. L‘exemple 3.27 est aussi tiré de « La vie d‘un cowboy » et montre un autre
passage ornemental au second mode de phonation, sur le mot « or », qu‘on peut entendre
dans le troisième couplet de la chanson (extrait sonore 3.41). Ici, Roland Lebrun réattaque
la voyelle [O] à l‘aide d‘une occlusion glottale très brève, et l‘oreille perçoit surtout la
cassure vocale. L‘absence d‘une longue occlusion avant le passage au second mode de
phonation contribue probablement à rendre ce dernier moins audible. La présence d‘un
mouvement mélodique descendant est pourtant bien visible sur le spectrogramme de
l‘exemple 3.27; l‘image spectrale de l‘ornement est cependant trop brouillée pour que l‘on
puisse déterminer visuellement si le mouvement mélodique s‘accompagne d‘un passage au
second mode de phonation. Il faut ralentir l‘extrait sonore pour percevoir l‘émission d‘un
fondamental chanté en second mode de phonation, qui s‘accompagne d‘un mouvement
mélodique descendant, débutant plus haut que la note cible quittée et glissant jusqu‘à la
note cible d‘arrivée (extrait sonore 3.42). Cet extrait sonore ralenti met aussi en évidence un
autre phénomène : la cassure vocale semble simultanée à l‘émission en second mode de
phonation, ce qui contribue à augmenter la présence de bruit à ce moment et donc à
brouiller l‘image spectrale de l‘exemple 3.27. Tout semble indiquer que la périodicité du
fondamental en second mode de phonation n‘est jamais clairement établie, et la courbe
d‘harmonicité indique d‘ailleurs une faible périodicité pour toute la durée de l‘ornement,
173
contrairement à celle de l‘exemple 3.26c, qui montrait une périodicité bien plus élevée
pendant l‘émission vocale en second mode de phonation que pendant la cassure vocale. Ici,
on ne peut donc pas mesurer indépendamment la durée de l‘émission vocale en second
mode de phonation et celle de la cassure vocale. La durée de ces deux phénomènes qui
semblent combinés, soit 59,9 ms, met en valeur la cassure vocale par une prolongation
encore plus marquée que dans l‘exemple 3.26. Un petit maximum dans la courbe
d‘intensité, au début de l‘ornement, semble aussi indiquer que la cassure vocale est
accentuée de manière dynamique, bien que, comme dans l‘exemple 3.26, l‘intensité
d‘exécution soit généralement plus faible pendant l‘ornement.
Dans certains ornements, aucun mouvement mélodique n‘est détectable, ni à
l‘oreille ni sur un spectrogramme. On retrouve un ornement de ce genre dans « Mon enfant
je te pardonne », où la voix de Paul Brunelle fait entendre ce qui semble être une cassure
vocale seule sur le [è] de « solitaire », à la fin du premier couplet de la chanson (extrait
sonore 3.43). L‘exemple 3.28 montre la forme d‘onde, la courbe d‘harmonicité et la courbe
d‘intensité de cet ornement, qui est cette fois précédé d‘une occlusion initiée par la
consonne [t]. La phase d‘occlusion (surlignée en rouge) est suivie d‘un retour de
l‘émission vocale, très peu périodique (surlignée en rose). Seul un ralenti extrême (1000 %)
permet de décomposer l‘ornement, qui fait ainsi entendre une très brève incursion en
second mode de phonation au milieu d‘une longue émission sonore bruitée d‘une durée de
77 ms (extrait sonore 3.44). Invisible sur un spectrogramme, ce très bref passage au second
mode de phonation est aussi trop court pour être détecté par les logiciels employés ici pour
les analyses. Dans la forme d‘onde, on remarque toutefois, pendant cette cassure vocale
prolongée, un bref moment où l‘amplitude augmente pour environ deux cycles et pour une
durée de 6 ms, ce qui semble correspondre à la très brève incursion en second mode de
phonation entendue dans la version ralentie de l‘ornement. Le logiciel ne semble pas
détecter d‘augmentation simultanée de la périodicité, qui se serait manifestée par un
maximum dans la courbe d‘harmonicité. Il n‘y a pas non plus de moment périodique clair
dans la forme d‘onde de ce passage. Quoi qu‘il en soit c‘est la cassure vocale, d‘une durée
de 63,9 ms et précédée d‘une longue occlusion, qui est perçue lors d‘une écoute ordinaire
de cet extrait.
174
Dans les exemples d‘ornements présentés jusqu‘ici, c‘est donc la cassure vocale qui
semble être mise en valeur, de manière dynamique par une intensité ascendante, par un
prolongement, par sa préparation effectuée à l‘aide d‘une longue occlusion ou par une
combinaison de ces trois procédés. Les cassures vocales, qu‘elles soient perçues comme
employées seules ou qu‘elles suivent de manière plus évidente une émission vocale en
second mode de phonation, semblent être plus longues que celles retrouvées dans les
occurrences de yodel. Le tableau 5 compile les durées de cassures vocales prises dans des
extraits de yodel où l‘alternance entre les deux modes s‘effectue rapidement. Le tableau 6
présente les mêmes mesures pour trois cassures vocales, toujours dans le yodel, qui
marquent une transition accentuée ou non entre deux notes tenues. Enfin, le tableau 7
compile les durées de cassures vocales employées dans un contexte ornemental. Dans les
cas où le second mode de phonation et la cassure vocale étaient impossibles à distinguer, ils
ont été mesurés ensemble. Les cassures vocales du tableau 3.6a sont les plus courtes, pour
une durée moyenne de 9,06 ms. Les cassures vocales situées entre deux notes tenues
(tableau 6) ont tendance à être légèrement plus longues, soit d‘une durée moyenne de
12,57 ms. En ce qui concerne les cassures vocales exécutées lors d‘un passage ornemental
au second mode de phonation, la seule cassure qui soit vraiment distincte de l‘émission en
second mode qu‘elle accompagne, et qui avait fait l‘objet de l‘exemple 3.25, n‘a pas une
durée significativement plus longue que les cassures vocales entre deux notes tenues.
Cependant, dans tous les autres ornements mesurés, la cassure est indissociable de la note
chantée en second mode de phonation et se prolonge sur une durée variant entre 37,7 et
132 ms. On peut donc avancer que dans le passage ornemental au second mode de
phonation, la cassure vocale, bien qu‘elle puisse être appuyée par une intensité d‘exécution
plus marquée, se distingue surtout par son prolongement. Ce procédé de mise en valeur de
la cassure vocale, contrairement à son accentuation dynamique, est spécifique à ce contexte
d‘utilisation et ne se retrouve pas dans le yodel.
175
Tableau 5 — Durée de la première phase de la cassure vocale, yodel rapide43
Extrait
Durées (ms)
Roland Lebrun, « La destinée », 00 :52.459-00 :53.060
8,2
9,5
8,6
Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 01 :09 :378-01 :09.979
10,8
7,5
8,7
Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cow-boy », 00 :22.102-00 :23.703
7,4
9,4
9,4
Moyenne des durées
9,06
Tableau 6 — Durée de la première phase de la cassure vocale entre deux notes tenues
43
Extrait
Durées (ms)
Gilles Besner : « Allons au rodéo », 00 :28.290-00 :28.891
13,0
Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 00 : 50.976-00.51.577
8,5
Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cow-boy », 00 :23.135-00 :23.736
16,2
Moyenne des durées
12,57
Chacun de ces extraits comprend trois ou quatre passages d‘un mode à l‘autre.
11,1
176
Tableau 7 — Durée du passage ornemental au second mode de phonation
Extrait
Durées (ms)
Occ.
M2
Cassure
Total
R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy », « peine », 00 :17.290-00 :17.890
130
59,3
16,9
206,2
R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy » « hameau », 00 :23.225-00 :23.826
—
69,0
69,0
R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy », « solitaire », 00 :31.648-00 :32.249
108
37,7
145,7
R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy », « or », 01 :41.990-01 :42.591
—
59,9
59,9
P. Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », « solitaire », 01 :12.768-01 :13.369
63,9
77
140,9
M. Martel, « Souvenir de mon enfance », « qui autrefois », 01 :38.548-01 :39.149
—
129
129
M. Martel, « Souvenir de mon enfance », « seul dans », 02 :12.240-02 :12.841
—
132
132
Moyenne des durées
126,1
En résumé, le passage ornemental au second mode de phonation présente un
ensemble de caractéristiques qui le distinguent de son usage dans le yodel. Il est très bref et
la cassure vocale semble parfois prolongée, ce qui empêche alors l‘établissement clair
d‘une fréquence fondamentale périodique. La note chantée en second mode de phonation
demeure cependant parfois perceptible, que ce soit lors d‘une écoute normale ou lors de
l‘écoute d‘une version ralentie de l‘ornement. L‘ornement précède la note cible à laquelle il
est associé par un phonème commun et il tend à l‘atteindre par un mouvement mélodique
descendant. Bien qu‘il puisse être accentué par une intensité d‘exécution plus appuyée,
l‘ornement peut aussi être mis en évidence par une longue occlusion initiée par une
consonne ou par une occlusion glottale, plus brève dans ce cas.
3.4.2.2 Analyses
3.4.2.2.1 Chansons plaintives
Dans le yodel, le passage ornemental au second mode de phonation pouvait servir à
introduire de la variété dans la ligne vocale. Dans « Allons au rodéo » de Gilles Besner, cet
usage ornemental du second mode de phonation s‘inscrivait dans le cadre d‘une chanson
particulièrement exubérante. Dans « La vie d‘un cowboy » de Paul Brunelle, le second
mode de phonation en position ornementale était utilisé dans un yodel qui visait à illustrer
le sujet de la chanson, soit la description d‘un cow-boy qui, « chevauchant dans la
campagne », chante la tyrolienne. À l‘extérieur des chansons comportant du yodel, le
second mode de phonation et la cassure vocale utilisés sous une forme ornementale sont
coordonnés avec des paroles chantées. Ces ornements semblent jouer un rôle expressif
important et sont principalement utilisés par les interprètes dans des chansons plaintives
exprimant la tristesse, la solitude ou le regret. Dans ce contexte, on peut effectuer un
rapprochement entre ces ornements et les icônes du pleur identifiés par Aaron Fox dans le
style vocal country, qui consistent, je le rappelle, en des altérations de la ligne vocale qui
introduisent un effet expressif et qui peuvent être interprétées comme des représentations
stylisées du pleur. Les trois phases qu‘on peut retrouver dans l‘exécution de ces ornements,
soit l‘occlusion, l‘émission vocale en second mode de phonation et la cassure vocale, sont
d‘ailleurs nommées par Fox dans sa liste des icônes du pleur. Plusieurs des caractéristiques
des ornements trouvés dans le corpus et analysés correspondent aussi à des phénomènes
vocaux qui se retrouvent parmi les icônes universels du pleur identifiées par Greg Urban.
178
Par une étude comparée de pleurs véritables, de pleurs imités et de pleurs rituels, Urban a
identifié des marqueurs phonatoires communs à toutes ces manifestations et en a tiré une
définition sonore et interculturelle du pleur. Le degré d‘écart entre l‘incarnation spécifique,
dans une culture donnée, d‘un de ces icônes avec ses occurrences spontanées dans des
pleurs véritables, est variable et selon Urban, dans un corpus constitué de pleurs rituels
recueillis chez des Amérindiens du Brésil, certains styles de pleurs rituels pouvaient être
envisagés comme plus « naturels » que d‘autres (Urban 1988 : 389). Deux de ces icônes du
pleur décrits par Urban peuvent être rapprochés des éléments constituant les ornements
décrits plus haut. Le premier est la présence de voyelles émises en second mode de
phonation qui sont prolongées et qui s‘accompagnent d‘une intonation descendante ainsi
que d‘un léger craquement de la voix (« slight creaking of the voice », 391); le second est
l‘impulsion glottale voisée (cry break), qui consiste en une expulsion d‘air accumulé
derrière la glotte, expulsion voisée, réalisée avec une intonation descendante et pouvant
s‘accompagner de bruits de friction. Le second mode de phonation en position ornementale
reprend plusieurs des éléments phonatoires de ces marqueurs soit la présence du second
mode de phonation lui-même, l‘intonation descendante, l‘occlusion suivie d‘une expulsion
d‘air et le bruit produit par la cassure vocale. On remarque quelques différences entre la
description de ces icônes par Urban et la réalisation dans le corpus de ce que j‘appellerai
des sanglots stylisés. Dans les enregistrements analysés ici, comme on l‘a vu dans les
exemples présentés plus haut, l‘occlusion peut se produire derrière la glotte, mais aussi
derrière toute autre partie de l‘appareil phonatoire obstruée en vue de la production d‘une
consonne. De plus, l‘émission vocale en second mode de phonation est rarement prolongée;
c‘est plutôt la cassure vocale qui est allongée par rapport à son usage dans d‘autres
contextes. Malgré ces différences, je crois que les passages ornementaux au second mode
de phonation retrouvés dans le corpus pourraient être envisagés, à cause du contexte dans
lequel ils surviennent, comme des variables de ces marqueurs du pleur; ils sont stylisés
puisqu‘ils s‘éloignent dans une certaine mesure des traits « naturels » des icônes du pleur
décrits par Urban, et cette stylisation est effectuée en fonction de normes non pas
culturelles mais esthétiques, celle du genre country-western.
Dans les chansons plaintives, le passage ornemental au second mode de phonation
peut être utilisé pour souligner l‘importance d‘un mot. Dans « Mon enfant je te pardonne »
179
de Paul Brunelle, on retrouve une seule occurrence de ce type d‘ornement. Dans le premier
couplet, la narratrice raconte pourquoi elle a quitté son foyer et dit qu‘elle voit sa mère en
rêve, « triste et solitaire »; l‘ornement est réalisé sur le [è] de « solitaire ». « Mon enfant je
te pardonne » est une chanson plaintive et triste dans laquelle Paul Brunelle applique une
nasalisation beaucoup plus marquée que dans sa voix première habituelle, et où le vibrato,
très rapide, évoque le tremblement de la voix qui accompagne les pleurs (Poyatos 1993 :
289); ces caractéristiques sont bien audibles dans l‘extrait sonore 3.43. Dans d‘autres
enregistrements, surtout lorsqu‘il est utilisé à plusieurs reprises, le passage ornemental au
second mode de phonation semble plus structuré. C‘est le cas de « La vie d‘un cowboy »
qui a déjà fourni deux des exemples de second mode de phonation ornemental présentés
plus haut. Dans cet enregistrement, Roland Lebrun fait un usage abondant de cette figure et
une analyse de cette chanson permettra de montrer comment le passage ornemental au
second mode de phonation, qui peut être associé à un sanglot stylisé dans cette chanson
plaintive, peut être exécuté de manières diverses et comment il est coordonné avec d‘autres
paramètres paralinguistiques et musicaux dans l‘évocation de la plainte et du pleur.
Dans « La vie d‘un cowboy », le passage ornemental au second mode de phonation
est présent sous plusieurs formes, qui mettent en évidence l‘une ou l‘autre de ses
composantes. La première occurrence du second mode de phonation ornemental que l‘on
retrouve dans cet enregistrement, sur le son [è] du mot « peine » du premier couplet,
consiste en une articulation claire et distincte d‘une émission en second mode de phonation
suivie d‘une cassure vocale, comme on l‘a vu dans l‘exemple 3.26a. Dans l‘exemple 3.29,
la courbe d‘intensité superposée au spectrogramme montrant un passage un peu plus long
que dans l‘exemple 3.26a indique que le passage au second mode de phonation est chanté
avec une intensité d‘exécution moins forte que le reste de la mélodie en premier mode.
Pourtant, à l‘écoute de ce passage, on a l‘impression d‘une légère accentuation de la syllabe
[è], comme on pouvait l‘entendre dans l‘extrait sonore 3.40. Comme l‘exemple 3.26b
l‘avait montré, bien que l‘émission en second mode de phonation soit moins intense que les
deux notes cibles chantées en premier mode de phonation qui l‘encadraient, la première
phase de la cassure vocale s‘accompagnait d‘une augmentation de l‘intensité d‘exécution.
Un examen plus rapproché de cette cassure vocale montre que sa seconde phase est elle
aussi accentuée. Comme on l‘a vu dans plusieurs exemples de cassures vocales accentuées
180
présentés dans la section 3.4.1.1 sur l‘exécution du yodel, l‘exemple 3.30 montre une
courbe d‘intensité qui remonte pendant que le minimum d‘harmonicité est atteint, ce qui
accentue le passage le moins périodique de la transition entre les deux modes, et la courbe
d‘intensité atteint un premier maximum avant que la périodicité de l‘émission en premier
mode de phonation soit complètement rétablie. L‘effet d‘accentuation est amplifié par
l‘occlusion prolongée, sur le début de la consonne [p] qui précède l‘ornement, ce qui met
celui-ci encore plus en évidence. Malgré cette accentuation dynamique, la longue occlusion
et l‘établissement ferme du fondamental chantée en second mode de phonation permettent
aussi de bien percevoir le mouvement mélodique descendant. La clarté de toutes les étapes
de l‘ornement et du mouvement mélodique qui l‘accompagne, ainsi que son exécution sur
le mot « peine », en font un bon exemple de sanglot stylisé. Le second ornement entendu
dans cet enregistrement est exécuté sur la première syllabe du mot « hameau », chanté dans
le premier pré-refrain de la chanson. Un extrait sonore long conservant le contexte
immédiat dans lequel survient l‘ornement permet de percevoir clairement le passage au
second mode de phonation (extrait sonore 3.45). Pour cet ornement, il est plus difficile de
délimiter visuellement le second mode de phonation et la cassure vocale, que ce soit dans la
forme d‘onde ou sur un spectrogramme. La juxtaposition de deux extraits courts faisant
entendre les deux mots (« peine » et « hameau », extrait sonore 3.46) met en évidence cette
subtile différence entre les deux ornements. Le passage au second mode de phonation sur
« hameau » est superposé à une cassure vocale prolongée, comme pour l‘ornement sur
« or » présenté dans l‘exemple 3.27, ce qui est confirmé par le niveau d‘harmonicité
généralement bas pendant tout l‘ornement (exemple 3.31). L‘ornement est aussi précédé
d‘un [h] expiré marquant le début du mot « hameau ». Une version ralentie de l‘extrait
confirme deux choses : il y a bien un passage au second mode de phonation dans la ligne
vocale, et le [h] expiré, non voisé, est prononcé avant l‘émission vocale en second mode; le
bruit superposé à l‘émission en second mode de phonation est causé par la prolongation de
la cassure vocale, et non pas par un son soufflé qui proviendrait de la prolongation du [h]
expiré (extrait sonore 3.47). On retrouve donc ici deux phénomènes qui sont juxtaposés : un
sanglot stylisé mettant en valeur la cassure vocale, et un [h] expiré qui, dans ce contexte,
peut être perçu comme un soupir stylisé.
181
Dans cet enregistrement, le passage ornemental au second mode de phonation est
aussi utilisé de manière systématique sur la syllabe [tè] du « solitaire » chanté dans chaque
refrain. La cassure vocale est ici encore prolongée et difficile à distinguer de l‘émission en
second mode de phonation sur la forme d‘onde de cet ornement. À l‘audition cependant, on
entend clairement un passage en second mode de phonation, et les deux étapes se
distinguent aisément sur un spectrogramme44. L‘exemple 3.32, qui montre le
spectrogramme correspondant à la réalisation de cet ornement dans le premier refrain
(extrait sonore 3.48) montre bien le mouvement mélodique de la fréquence fondamentale
lors du passage au second mode de phonation; la zone bruitée assez large qui correspond à
la cassure vocale, et qui est accompagnée par une baisse d‘harmonicité, est en partie
superposée au mouvement mélodique qui accompagne le passage au second mode de
phonation. Dans « La vie d‘un cowboy », le passage ornemental au second mode de
phonation se présente donc sous plusieurs formes, qui font toutes entendre assez clairement
un mouvement mélodique descendant accompagnant l‘émission en second mode de
phonation, même si celle-ci est parfois superposée à la cassure vocale. La première phase
de l‘ornement se présente également sous plusieurs formes : occlusion marquant le début
d‘une consonne plosive sur « peine » et « solitaire », nouvelle attaque glottale pour une
même voyelle sur « or » (exemple 3.27), [h] expiré sur « hameau » (exemple 3.31). Ces
effets constituent tous des versions stylisées de différents phénomènes vocaux rattachés aux
pleurs et à l‘expression de tristesse. Le mouvement mélodique descendant qui se réalise
pendant l‘ornement est un élément que l‘on retrouve dans deux des icônes du pleur
identifiés par Greg Urban et présentés plus haut. Les occlusions sont aussi rattachées aux
icônes du pleur, et le [h] expiré, dans une chanson plaintive, évoque le soupir; ces deux
effets évoquent la perte de contrôle de la respiration qui accompagne les pleurs (Poyatos
1993 : 289).
On retrouve neuf occurrences de passage ornemental au second mode de phonation
dans « La vie d‘un cowboy », dont le thème principal est la solitude du narrateur, qui est
parti travailler au loin et s‘ennuie de son village et de sa bien-aimée. Les ornements sont
parfois coordonnés avec des mots évoquant explicitement la tristesse; comme je l‘ai dit plus
44
Comme il était impossible de distinguer ces deux étapes sur la forme d‘onde, le tableau 3.6c présente une
seule mesure pour le second mode de phonation et la cassure vocale de cet ornement.
182
haut, on les retrouve sur le mot « peine », et ils sont employés sur toutes les occurrences du
mot « solitaire », chanté dans les trois refrains. Dans cet enregistrement, la voix de Roland
Lebrun semble plaintive et deux principaux phénomènes contribuent à créer cet effet. La
voix de l‘interprète est ici fortement nasalisée, beaucoup plus que dans d‘autres
enregistrements produits à la même époque, comme on l‘a vu dans le chapitre 2. On avait
aussi noté de nombreux glissements mélodiques dans la voix de Roland Lebrun pour cet
enregistrement, et ceux-ci semblent principalement correspondre à des mouvements
descendants, qui font écho au mouvement mélodique entendu dans les ornements. Il s‘agit
d‘un modèle intonatif que Roland Lebrun n‘emploie pas dans une chanson joyeuse comme
« La destinée ». Les exemples 2.33 et 2.34 montrent deux spectrogrammes correspondant à
des extraits d‘une durée équivalente tirés de ces deux enregistrements. Le spectrogramme
correspondant au début du premier refrain de « La vie d‘un cowboy » (extrait sonore 3.49)
montre plusieurs de ces mouvements mélodiques descendants (surlignés dans la région du
spectre harmonique les mettant le mieux en évidence), tandis que celui réalisé à partir de
« La destinée » (début du premier couplet, extrait sonore 3.50) comporte surtout des
glissements ascendants. Si les portamentos et les glissements servent à amplifier
l‘expressivité, comme le soulignait Daniel Leech-Wilkinson (2006 : 248), le style de
Roland Lebrun semble associer les chansons tristes à une intonation descendante et les
chansons joyeuses à des intonations ascendantes. Il faudrait bien sûr étendre une telle
comparaison à d‘autres enregistrements et à d‘autres interprètes avant de généraliser ces
conclusions; dans « La vie d‘un cowboy », cependant, les glissements descendants
contribuent à l‘effet plaintif de la voix de Roland Lebrun.
On a vu dans le chapitre 2 que, dans « La vie d‘un cowboy », l‘emploi de la
nasalisation contribuait à différencier les différents lieux et les différents èthos exposés
dans cette chanson et à structurer le récit mis en scène dans cet enregistrement. Il en va de
même pour le passage ornemental au second mode de phonation. Par exemple, le mot
« hameau », qui correspond au lieu où se trouve le narrateur, où il est seul et loin de son
village, s‘accompagne dans le premier pré-refrain, on l‘a vu, d‘un passage ornemental au
second mode de phonation et d‘un [h] expiré évoquant un soupir. L‘exemple 3.35 présente
les paroles de « La vie d‘un cowboy »; les voyelles qui apparaissent en rouge sont celles
qui sont accompagnées d‘un passage ornemental au second mode de phonation. On
183
remarque l‘absence de cet ornement dans le second couplet et le second pré-refrain qui le
suit, qui correspondent dans l‘exemple aux lignes 11 à 16. Ces deux sections formelles
expriment d‘ailleurs des sentiments plus positifs que le premier couplet et le premier prérefrain (lignes 1 à 6). Dans le troisième pré-refrain (lignes 25 et 26), le passage ornemental
au second mode de phonation est aussi absent. Il est coordonné avec une suppression
temporaire de la nasalisation dont il a déjà été question dans le chapitre 2. Ces deux
changements dans la voix accompagnent l‘évocation du retour du narrateur auprès de celle
qu‘il aime. Le cas du troisième couplet pourrait venir contredire cette hypothèse : évoquant
la beauté de son village et l‘espoir du retour, il comporte tout de même deux passages
ornementaux au second mode de phonation mais. On verra cependant dans la section
3.4.2.2.2 que cet ornement est aussi rattaché, dans le corpus, avec le thème du souvenir et
de la nostalgie, ce qui pourrait expliquer son usage à cet endroit.
Marcel Martel utilise lui aussi abondamment le passage ornemental au second mode
de phonation dans ses chansons plaintives. Chez Marcel Martel, plusieurs effets vocaux
créent un effet de fragilité qu‘on ne retrouve pas dans « La vie d‘un cowboy » ou dans
« Mon enfant je te pardonne ». Dans « La chaîne de nos cœurs », qui a été analysée en
détail dans le chapitre 2 sur le plan de la nasalisation, le narrateur s‘adresse à une femme
qui l‘a abandonné. Sur la phrase « Tu m‘abandonnes dis-moi pourquoi », qui constitue une
phrase clé de la chanson, un passage ornemental au second mode de phonation sur le mot
« dis », très bref, suit une longue note tenue sur le [n] final du mot « abandonnes » (extrait
sonore 3.51). Ici, l‘ornement n‘est pas précédé d‘une occlusion, et la consonne [d] est
atténuée; l‘émission en second mode de phonation n‘est donc pas accompagnée d‘une
expulsion d‘air et son intensité d‘exécution est très faible, la rendant presque inaudible. Sur
le spectrogramme de l‘exemple 3.36, on peut quand même voir le saut mélodique et la
faiblesse des harmoniques supérieurs accompagnant le passage au second mode de
phonation. L‘ornement est coordonné avec la variation d‘autres paramètres qui, avec
l‘intensité d‘exécution faible, évoquent aussi la fragilité. Cet extrait donne une nette
impression de perte de contrôle de la hauteur du son émis : la consonne nasale prolongée
précédant le passage au second mode de phonation s‘accompagne d‘une chute mélodique
importante et son fondamental passe de 169,4 Hz à 106,7 Hz. Cette chute qui correspond à
peu près à une sixte mineure amène la voix de Marcel Martel dans ce qui semble être la
184
limite inférieure de sa voix : la note d‘arrivée de ce glissement mélodique s‘accompagne
d‘ailleurs d‘une baisse d‘intensité et d‘une baisse d‘harmonicité importantes comme le
montre le spectrogramme de l‘exemple 3.37. Tous ces éléments concourent à créer une
impression de fragilité, qui se répète à la phrase suivante lors d‘un autre passage où la voix
semble perdre le contrôle de la hauteur des notes chantées. Sur la phrase « tu as brisé tous
tes serments », la note tenue sur la voyelle [a] subit une variation de hauteur, détectée par
le logiciel et indiquée par des échantillons apparaissant en vert sur l‘exemple 3.38, qui
l‘amène presque à un demi-ton au-dessus (277,019 Hz) de la note cible (301,569 Hz)
(extrait sonore 3.52). La fragilité de la voix de Marcel Martel s‘incarne souvent dans une
prédominance de la cassure vocale. Il devient parfois presque impossible de percevoir à
l‘oreille le passage au second mode de phonation et l‘absence d‘une fréquence
fondamentale audible crée alors une rupture complète dans la ligne vocale chantée. On
retrouve ce type d‘ornement dans « Souvenir de mon enfance », chanson dans laquelle le
narrateur raconte comment il est devenu orphelin. Dans le dernier refrain, on retrouve une
cassure vocale bien audible sur le mot « seul »; le spectrogramme de l‘exemple 3.39
confirme cependant qu‘un passage au second mode de phonation est bel et bien présent,
mais son émission est sans doute trop atténuée pour qu‘elle soit perceptible à l‘oreille.
L‘extrait sonore 3.53 fait entendre le deuxième couplet et le deuxième refrain de cet
enregistrement, dans lesquels on retrouve deux de ces ornements où la cassure vocale
prédomine. Ils surviennent sur les voyelles qui apparaissent en rouge sur les paroles
transcrites dans l‘exemple 3.40.
3.4.2.2.2 Souvenirs et nostalgie
En dehors des chansons plaintives, le passage ornemental au second mode de phonation est
peu utilisé. On le retrouve cependant dans quelques enregistrements où on pourrait
difficilement l‘associer à un sanglot stylisé et où le passage ornemental au second mode de
phonation est parfois associé avec l‘idée du souvenir ou celle de la mémoire. C‘est
notamment le cas dans « Infâme destin », enregistrée par Marcel Martel en 1952. Dans
cette chanson, le narrateur raconte l‘histoire d‘un jeune homme qui, au cours d‘une soirée
dans une auberge, blasphème et affirme que Dieu n‘existe pas. Dans cette chanson morale,
il est évidemment puni pour ces paroles : un peu plus tard dans la soirée, il meurt dans un
185
« terrible accident ». La dernière strophe du couplet énonce la morale à retenir (extrait
sonore 3.54) :
Amis gardons tous comme exemple
L‘histoire de ce jeune moribond
Qui n‘a pas voulu comprendre
Et perdit souvent la raison
Nous qui avons connu l‘histoire
Marchons droit et restons bons
Gardons dans notre mémoire
L‘aventure de ce pauvre garçon
Le passage ornemental au second mode de phonation, exécuté sur le [e] de
« notre », vient attirer l‘attention de l‘auditeur sur la dernière phrase de cette chanson
(« Gardons dans notre mémoire / l‘aventure de ce pauvre garçon ») comme pour rendre
plus efficace l‘avertissement qu‘elle contient. Ici, contrairement aux sanglots stylisés qu‘on
retrouve dans les chansons plaintives de Marcel Martel et qui évoquaient surtout la fragilité
grâce à la prédominance de la cassure vocale, l‘ornement présente une émission en second
mode de phonation bien distincte de la cassure vocale. Le spectrogramme de l‘exemple
3.41a montre que la note chantée en second mode de phonation comporte un fondamental
clairement établi, et plus intense que le deuxième harmonique; le retour au premier mode
de phonation est au contraire marqué par un fondamental moins intense que le deuxième
harmonique. La courbe d‘harmonicité de l‘exemple 3.41b confirme que la périodicité de
l‘émission en second mode de phonation est bien établie; celle-ci ne connaît de baisse
marquée que pendant la cassure vocale qui précède le retour au premier mode. Pour Marcel
Martel, il semble donc y avoir une différence dans l‘exécution du passage ornemental au
second mode de phonation selon le type de chanson.
On retrouve la même association entre passage ornemental au second mode de
phonation et mémoire dans « Un jour c‘était ta fête », enregistrée par Roland Lebrun en
1950. Dans cette chanson, le narrateur supplie une femme de rester près de lui et tente de
lui donner des raisons de le faire. Il lui dit entre autres : « Rappelle-toi que le jour de ta
fête / je t‘apportais un joli collier d‘or », où le mot « or » est orné d‘un passage au second
mode de phonation (extrait sonore 3.55). Comme dans « Infâme destin », le recours à cette
figure ornementale s‘inscrit également dans un contexte qui évoque la supplication,
186
connotation qui est absente de « Sur ce vieux rocher blanc », enregistrée par Paul Brunelle
en 1946. Le narrateur de cette chanson évoque lui aussi des souvenirs d‘amour et chaque
couplet relate un épisode de l‘histoire d‘un couple. Paul Brunelle insère quelques passages
au second mode de phonation, notamment dans le second couplet sur la phrase « nous nous
disions s‘aimer » (extrait sonore 3.56). Bien que les paroles ne précisent pas si elles
décrivent un amour qui n‘est plus ou qui dure encore, elles évoquent une certaine nostalgie,
et le refrain précise que ces souvenirs associés au vieux rocher blanc étaient « les plus
beaux jours ».
3.4.2.3 Conclusion
Dans le corpus, le passage ornemental au second mode de phonation est surtout utilisé dans
des chansons plaintives exprimant la tristesse et l‘abattement. Ils agissent dans ces
chansons à la manière de sanglots stylisés et partagent d‘ailleurs plusieurs traits phonatoires
avec les icônes interculturels du pleur identifiés par Greg Urban dont l‘intonation
descendante et la présence de sons bruités. Plusieurs de ces traits sont également désignés
par Aaron Fox comme des représentations stylisées du pleur, et l‘expression de
l‘abattement est une des connotations associées à ce type d‘usage du second mode de
phonation par Timothy Wise qui, pourtant, donne surtout des exemples de ce type
d‘ornement tirés de la chanson populaire récente plutôt que du corpus country états-unien.
Selon Wise, le second mode de phonation et la cassure vocale utilisés en position
ornementale, pour la voix country, sont caractéristiques des chansons de cow-boy et
expriment souvent l‘exubérance, connotation qui n‘a pas été retrouvée dans le corpus. Bien
que j‘aie pu identifier un passage ornemental au second mode de phonation dans « Le
cowboy des montagnes », on a vu que cette chanson ne présentait pas de caractère
exubérant marqué. Dans le contexte de cet enregistrement, la présence de cet ornement,
entendu une fois dans le second couplet et une fois dans le yodel central, devrait être
interprétée comme un marqueur du phonostyle générique country ou comme une volonté,
comme on l‘a vu dans la section 3.4.1.2.2 portant sur les variations sur le yodel, d‘illustrer
un
yodel
typique.
Les
ornements
analysés
précédemment
présentent
d‘autres
caractéristiques récurrentes, notamment celle de toujours précéder les notes cibles à
laquelle ils sont rattachés. Pour la voix country états-unienne, l‘ornement en second mode
187
de phonation est, au contraire, le plus souvent placé à la fin d‘une note cible. Sur ce plan,
les interprètes du corpus semblent se distancer du modèle états-unien.
Bien que l‘exécution du passage ornemental au second mode de phonation puisse
faire entendre distinctement et successivement une émission vocale au second mode de
phonation et une cassure vocale marquée, la cassure vocale peut être prolongée et
superposée à la note chantée en second mode et elle est souvent accentuée; parfois la
fréquence fondamentale est inaudible et l‘ornement introduit une véritable rupture dans la
ligne vocale. Cette insistance sur la partie la plus transitoire de l‘ornement combinée à une
intensité d‘exécution généralement plus faible pour l‘ornement que pour la mélodie chantée
en premier mode de phonation peut évoquer une certaine fragilité, surtout lorsqu‘elle est
combinée à d‘autres effets comme l‘instabilité de la hauteur, chez Marcel Martel
notamment. Patrick Dailly rattache d‘ailleurs l‘usage du second mode de phonation en
chant populaire à la représentation d‘une perte de contrôle des émotions (Dailly s.d. : s.p.).
Si cette interprétation est incompatible avec le yodel, elle semble correspondre à ce qui est
véhiculé par son usage ornemental dans les chansons tristes. On a d‘ailleurs vu que dans les
chansons plaintives, les sanglots stylisés pouvaient être coordonnés avec d‘autres effets
évoquant la perte de contrôle de la respiration et de la hauteur de la phonation, qui sont
présents dans les pleurs véritables. Ailleurs, le second mode de phonation et la cassure
vocale en position ornementale sont associés au souvenir, à la mémoire et à la nostalgie.
3.4.3 Les mélodies en second mode de phonation
On retrouve dans le corpus certains passages qui consistent en de longues mélodies sans
paroles chantées principalement en second mode de phonation. Willie Lamothe utilise ce
procédé dans trois enregistrements : « Ne me délaissez pas », « Ma destinée » et « J‘adore
toutes les femmes ». Dans « Ne me délaissez pas », le narrateur supplie une femme qu‘il a
trompée de ne pas l‘abandonner. Dans cette chanson, Willie Lamothe utilise plusieurs effets
paralinguistiques associés aux pleurs et aux chansons plaintives qui ont été analysées
jusqu‘ici. Ces effets contrastent avec la voix qu‘il utilise dans ses chansons joyeuses ou
fantaisistes, qui constituent la plus grande partie de son répertoire enregistré. Dans « Ne me
délaissez pas », Willie Lamothe utilise notamment la nasalisation progressive. On retrouve
cet effet sur la dernière syllabe du mot « aimée » à la fin du second couplet sur la phrase
188
« Je t‘ai toujours aimée » (extrait sonore 3.57). L‘exemple 3.42 montre bien la dispersion
des formants qui accompagne la nasalisation progressive de la syllabe [é]. De plus, Willie
Lamothe applique un vibrato sur presque toutes les notes tenues en fin de phrase, et a
recours à de nombreux glissements mélodiques et portamentos, deux phénomènes bien
visibles sur le spectrogramme du début du premier refrain que montre l‘exemple 3.43,
auquel correspond l‘extrait sonore 3.58. Ces glissements se retrouvent aussi dans la
mélodie chantée en second mode de phonation qu‘on peut entendre à la fin de
l‘enregistrement, et qui sont aussi bien visibles sur le spectrogramme de l‘exemple 3.44 qui
montre ces glissements (extrait sonore 3.59) Sur le plan textuel, on retrouve dans le refrain
« Ne me délaissez pas » une confusion des pronoms qui semble montrer le désarroi du
narrateur, qui s‘adresse à la destinataire de la chanson à la fois par la première personne du
singulier et la première personne du pluriel (exemple 3.45, extrait sonore 3.60). Le recours,
à la fin de l‘enregistrement, à une mélodie chantée entièrement en second mode de
phonation, survient donc dans une chanson de supplication qui met en œuvre plusieurs
traits vocaux associés aux chansons plaintives et à la représentation du pleur, et où le
narrateur apparaît désemparé.
Dans « Ma destinée », on peut entendre deux sections formelles composées de
mélodies chantées principalement en second mode de phonation. La première sert de
transition entre le deuxième refrain et le deuxième couplet, et la seconde est une coda
entendue à la toute fin de l‘enregistrement. Ces deux sections comportent chacune un très
bref passage en premier mode de phonation, qui n‘est cependant pas assez important pour
que ces mélodies puissent être considérées comme des variantes du yodel. Dans « Ma
destinée », le narrateur se plaint d‘avoir été délaissé par une femme. Dans les refrains,
chantés dans une tonalité majeure, le narrateur se rappelle les beaux jours où il « pensai[t]
d‘être aimé » et imagine quel aurait été son bonheur si cette femme avait accepté son cœur.
Dans les couplets, chantés en mineur, le narrateur se plaint de son sort, affirme qu‘il a
« perdu tout espoir » et qu‘il est « seul dans la vie ». L‘extrait sonore 3.61 fait entendre le
premier couplet suivi du second refrain et de l‘interlude chanté principalement en second
mode de phonation. La mélodie en second mode de phonation est ici utilisée dans une
chanson qui exprime à la fois la tristesse et le souvenir de jours plus heureux.
189
Dans « J‘adore toutes les femmes », on peut entendre une mélodie chantée
uniquement en second mode de phonation qui précède une dernière reprise du refrain. Dans
cette valse, le narrateur raconte qu‘il aime séduire les femmes, entre autres dans les
cabarets, et qu‘il réclame d‘elles « un tout petit baiser ». « J‘adore toutes les femmes » est
une valse, mais la mélodie en second mode de phonation précède un dernier refrain qui est
chanté sur un accompagnement de guitare en 4/4, dans un style qui imite le flamenco
(extrait sonore 3.62). Dans cet enregistrement, la mélodie en second mode de phonation est
rattachée à la séduction, un thème qu‘on pourrait aussi associer à ce procédé dans « Ne me
délaissez pas ».
3.5 Sommaire
Dans le corpus, le second mode de phonation est présent dans le yodel, dans des ornements
et, dans une moindre mesure, dans des mélodies chantées exclusivement ou principalement
en second mode de phonation. Ces trois usages du second mode de phonation, qui
s‘accompagnent le plus souvent d‘une cassure vocale qui peut être mise en valeur et
accentuée à des degrés divers, occupent des fonctions qu‘on peut rattacher à tous les
niveaux phonostylistiques. Sur le plan générique, le second mode de phonation et la cassure
vocale agissent assurément comme des marqueurs du style vocal country; Aaron Fox et
Timothy Wise, entre autres, associent explicitement leurs différentes formes avec ce
répertoire. On a vu cependant que les interprètes semblaient prendre une certaine distance
avec le code états-unien, notamment dans la forme que prennent les passages ornementaux
au second mode de phonation. On peut donc penser que les usages spécifiques du second
mode de phonation et de la cassure vocale, dans le corpus, définissent un phonostyle
générique propre au country-western enregistré au Québec pendant les années 1940 et
1950. Les différents emplois du second mode de phonation et de la cassure vocale relèvent
aussi du phonostyle individuel des interprètes. Marcel Martel, par exemple, ne pratique pas
le yodel; Willie Lamothe semble être le seul interprète à avoir recours à de longues
mélodies en second mode de phonation; enfin, certains interprètes tendent à exécuter un
yodel plus virtuose que d‘autres. Chez l‘ensemble des interprètes, le recours au second
mode de phonation et à la cassure vocale suit un code clairement issu de phonostyles
protagonistiques distincts. Le yodel est associé à des chansons exubérantes et, surtout, à la
mise en scène du personnage de cow-boy, tandis que les passages ornementaux au second
mode de phonation sont principalement utilisés dans des chansons plaintives et tristes,
exprimant l‘abattement. Enfin, sur le plan microanalytique, le second mode de phonation et
la cassure vocale sont coordonnés avec d‘autres effets paralinguistiques comme la
nasalisation, l‘occlusion glottale et l‘expiration non voisée, avec la variation de paramètres
musicaux comme l‘intensité et la hauteur (dans des micro-intonations et le vibrato par
exemple) ainsi qu‘avec des paramètres technologiques comme la réverbération. C‘est avec
la combinaison des variations affectant tous ces paramètres et avec leur usage sur certains
mots significatifs que le second mode de phonation et la cassure vocale créent des
représentations de différents èthos comme la tristesse, la plainte, la nostalgie, l‘exubérance
190
et la séduction, et peuvent même suggérer des idées abstraites comme la mémoire et le
souvenir.
Les analyses ont également montré que le recours au second mode de phonation est
un phénomène intimement relié au timbre. On a vu que le yodel créait un jeu de timbre
induit par un déplacement des harmoniques les plus intenses s‘effectuant en sens inverse du
mouvement mélodique. Dans le passage ornemental au second mode de phonation, et bien
que le mouvement mélodique descendant qui l‘accompagne puisse contribuer à la
représentation symbolique du pleur, la hauteur de la note émise en second mode de
phonation est indifférente. Souvent imperceptible à cause de sa brièveté, le fondamental
chanté en second mode de phonation peut même être déstabilisé par une extension de la
cassure vocale, qui contribue alors davantage à la rupture timbrale introduite par
l‘ornement. Enfin, dans tous les exemples analysés, les notes chantées en second mode de
phonation présentaient des caractéristiques spectrales distinctes des notes émises en premier
mode de phonation.
Le recours au second mode de phonation, et principalement son usage dans la
construction de représentations significatives sur les plans protagonistiques et
microanalytiques, sont rattachés à leurs divers usages paralinguistiques dans la parole
spontanée. C‘est aussi le cas de la nasalisation, comme l‘ont montré les analyses du
chapitre 2. L‘usage de ces effets paralinguistiques dans un contexte esthétique et leur
stylisation ne les empêche pas de véhiculer un sens qui est immédiatement accessible à
l‘auditeur, comme le serait leur utilisation dans un contexte de parole spontanée. Les
analyses présentées jusqu‘ici ont peut-être contribué à mettre en évidence certaines données
rattachées à l‘exécution et à l‘empreinte acoustique de ces effets paralinguistiques, mais
l‘expressivité qui leur est rattachée n‘a pas besoin de ces informations pour être comprise
par un auditeur ordinaire. Les citations de Christian Rioux et de Yves Taschereau
présentées dans l‘introduction parlaient de « jérémiades » et de « ballades pleurnichardes »,
et il faut reconnaître que ces auteurs ont percé le code de la voix country-western sans
difficulté aucune. L‘analyse peut cependant éclairer comment, précisément, opère la voix
country-western dans l‘évocation de la plainte mais aussi des nombreux autres èthos dont il
a été question jusqu‘ici.
Chapitre 4
western
La modernité populaire du country-
4.1 Introduction
Les analyses présentées dans les chapitres 2 et 3 ont montré comment les interprètes
country-western exploitent la nasalisation et le second mode de phonation, deux
modificateurs paralinguistiques qui affectent le timbre de la voix. La signification qu‘on
peut accorder à l‘usage de ces effets paralinguistiques touche en partie à des questions
génériques. Ainsi, on peut interpréter le recours au yodel comme une stratégie permettant
aux interprètes de revendiquer leur appartenance au country-western, cette technique étant
présente dans un corpus de référence, soit le country produit à la même époque aux ÉtatsUnis, et chez des chanteurs iconiques du genre comme Jimmie Rodgers. La nasalisation et
le second mode de phonation contribuent aussi à créer, sur le plan expressif, des
représentations symboliques correspondant à divers èthos qui font écho aux émotions
exprimées dans les paroles des chansons. Les variations de timbre induites par ces deux
effets paralinguistiques, structurées dans le cadre de performances musicales enregistrées,
sont exploitées selon un code issu de la parole spontanée, qui permet à l‘auditeur d‘en
interpréter la signification de manière intuitive et immédiate. Les recherches issues de la
linguistique (Poyatos 1993) et de l‘anthropologie (Urban 1988) ainsi que de la musicologie
(Fox 2004; Wise 2007; Napier 2004) tendaient à accorder à ces modificateurs la même
signification en situation spontanée que dans des contextes rituels et musicaux, ce que les
analyses présentées précédemment ont confirmé. Ce recours à une esthétique issue de la
parole quotidienne suggère que la chanson country-western pourrait constituer un mode
d‘expression moderne au sens où l‘entend Elzéar Lavoie (1986). On a aussi vu dans le
chapitre 1 que l‘authenticité country émergeait aux États-Unis au moment où l‘urbanisation
avait transformé le mode de vie de ses artistes et de son public. Au Québec, les pionniers du
country-western proviennent du milieu ouvrier et exercent le métier de chanteur dans des
centres urbains régionaux importants. Par ailleurs, l‘émergence du country-western est
attribuable à l‘appropriation d‘un genre musical, le country, qui survient au moment où ce
dernier est en plus grande partie commercial; sa diffusion au nord des États-Unis passe par
les médias de masse soit le disque, la radio et le cinéma, ce qui permet son adaptation par
des artistes québécois. Tous ces éléments tendent à inscrire le country-western dans la
192
modernité. Ce chapitre tentera de montrer de quelle manière le country-western pourrait
s‘inscrire dans l‘expression de la modernité culturelle au Québec, en particulier celle d‘une
modernité populaire. À cet objectif principal se rattache celui, plus méthodologique, de
montrer comment la mise en contexte de l‘analyse des œuvres peut éclairer leur
signification culturelle. Il peut sembler étonnant de parler de modernité pour le Québec
d‘avant la Révolution tranquille. La première partie de ce chapitre (4.2) sera donc
consacrée à un tour d‘horizon des notions entourant les questions reliées à la modernité, en
particulier en ce qui concerne la culture populaire. Suivra l‘analyse des rapports entre le
country-western des années 1940 et 1950 et la modernité populaire autour de trois
questions, soit celles de sa popularité (4.3), de son usage de la technologie (4.4) et de son
américanité (4.5).
Au sujet des relations entre musique populaire et modernité, Bruce Johnson avance
que la modernité serait inscrite autant dans le contexte de création et de réception de la
musique populaire que dans les œuvres elles-mêmes :
The transition to modernity was not simply and mechanically inscribed in
musical style, in ways that may be deciphered through formal musicological
analysis. Indeed, a focus on stylistic innovation can distract from deeper
ideological conservatism. It is a transition of sensibility, of ways of feeling,
and how those feelings can be expressed through the social realities that
accompanied modernisation—technologies, physical spaces, morals and
manners. (Johnson 2000: xii)
Afin de mieux comprendre le contexte duquel la chanson country-western émerge, ce
chapitre fera appel à deux types de sources. Des articles de journaux et de revues publiés au
cours de la période visée par la thèse seront cités, et c‘est le journal La Patrie qui a fait
l‘objet du dépouillement le plus poussé. J‘ai choisi ce journal montréalais pour son
caractère populaire et son tirage provincial. Il m‘apparaissait également comme le quotidien
le plus susceptible de faire une place à la musique populaire et à la chanson countrywestern45. Elzéar Lavoie le décrit en effet comme un journal populaire s‘étant défini en
45
J‘ai aussi effectué le dépouillement d‘un journal régional, Le Clairon de Saint-Hyacinthe, ville de
résidence de Willie Lamothe, pour l‘année 1948. Il en est ressorti très peu de résultats, cette publication étant
peu volumineuse et faisant peu de place à la culture. Les réflexions sur la musique populaire dépassant la
simple relation de faits ont toutes été trouvées dans La Patrie. J‘ai donc décidé de ne pas entreprendre
davantage de recherches dans les publications régionales.
193
opposition aux journaux élitistes (Lavoie 1986 : 259). Fondé en 1879 et d‘abord libéral de
tendance radicale, La Patrie est racheté et devient brièvement conservateur en 1925 avant
de passer aux mains de La Presse en 1933. Parent pauvre de La Presse au départ, La Patrie
se transforme sous la houlette d‘Oswald Mayrand et devient un tabloïd offrant à son
lectorat des bandes dessinées, des images en couleur et des rotogravures (Beaulieu et
Hamelin 1973 : 289). Le journal devient aussi politiquement neutre. Moderne et populiste,
La Patrie, qui offrait dès 1884 un « Supplément musical et littéraire », se compose à la fin
des années 1930 de deux publications indépendantes, avec d‘un côté la presse quotidienne
qui paraît la semaine et de l‘autre les éditions du samedi et du dimanche orientées vers le
divertissement (Beaulieu et Hamelin 1973 : 289-290); ce sont ces éditions du journal qui
ont été dépouillées puisque ce sont celles qui font le plus de place à la culture. J‘ai effectué
de ce journal un dépouillement sélectif, me concentrant sur des années charnières : 1942
marque les débuts du soldat Lebrun, 1948, les débuts sur disque du dernier des pionniers du
country-western, Marcel Martel, et 1957, la fin de la période. J‘ai dépouillé les éditions du
samedi et du dimanche, qui contiennent le plus grand nombre de pages culturelles et
artistiques; La Patrie du dimanche, l‘édition de la fin de semaine la plus étoffée, est
d‘ailleurs souvent considérée comme un hebdomadaire semblable au Petit journal ou à
Photo-Journal et leur tirage combiné, pour toute la province, approche le demi-million
d‘exemplaires après la guerre (Linteau et al. 1989 : 172). La revue artistique Le PasseTemps a également été dépouillée en entier pour la période visée46. Quelques articles cités
auront été trouvés dans Radiomonde; quelques éditions seulement de cette publication ont
été dépouillées, puisqu‘elle semblait contenir moins d‘informations pertinentes à ce projet
de recherche. Ce chapitre fera aussi abondamment appel aux biographies des artistes
country-western, publiées évidemment après la période étudiée ici. Elles ont fourni de
nombreuses informations sur les pratiques qui avaient cours au sein du country-western sur
le plan des carrières, de la mise en marché et de la diffusion, des relations entre les artistes
et les compagnies de disques ainsi que sur le public country-western.
46
La publication du Passe-Temps, revue fondée en 1895, a été interrompue entre 1936 et 1944. Les articles
auxquels je ferai référence ont été publiés entre 1945 et 1949, année où la revue cesse ses activités.
194
4.2 La modernité : quelques notions
La modernité en musique évoque surtout les avant-gardes et les innovations formelles du
20e siècle. Il peut ainsi sembler inapproprié de parler de modernité en musique populaire, et
encore plus à propos du country et du country-western qui évoquent avant tout le monde
rural et le conservatisme. Des précisions quant à différents concepts reliés à l‘idée de
modernité s‘imposent.
4.2.1 Modernisation, modernité et modernisme
Bruce Johnson définit la modernité comme le fait de vivre dans une société moderne, c‘està-dire qui a connu le phénomène à la fois économique et social de la modernisation
(Johnson 2000 : 31). Au Québec, cette modernisation s‘effectue en vagues successives et
s‘amorce dès le 19e siècle grâce à l‘industrialisation, qui touche d‘abord la construction
maritime au milieu du siècle, puis l‘exploitation des ressources primaires (Falardeau 1953,
cité dans McRoberts 1996 : 33). Dans les années 1920, le développement du secteur des
pâtes et papiers connaît une forte expansion, comme celui des mines et de
l‘hydroélectricité, un développement qui ralentit toutefois pendant la Crise (Linteau et al.
1989 : 24-26). L‘alphabétisation du Québec s‘opère elle aussi assez tôt : à la fin du 19e
siècle, la population est alphabétisée à plus de 50 %, dans les villes comme dans les
campagnes, ce qui « atténu[e] le rôle culturel de l‘oralité au profit de l‘imprimé » (Linteau
et al. 1989 : 169). Le taux croisant d‘alphabétisation permet le passage de la presse écrite au
statut de média de masse et, dès 1891, et alors que la population du Québec est encore
rurale à 80 %, on retrouve près de trois journaux par famille au Québec (Lavoie 1986 :
257). Quant à l‘urbanisation, elle s‘effectue un peu plus tardivement. Ce n‘est qu‘en 1921
que la majorité des résidents du Québec (51,8 %) habite des zones urbaines (Linteau et al.
1989 : 55). Chez les francophones, la proportion d‘urbains est moins élevée mais dès 1931,
elle passe à 59,5 %.
L‘importance croissante des villes coïncide à peu près avec la montée du secteur
manufacturier : en 1920 déjà, « le secteur manufacturier fournit près de la moitié de la
valeur nette de la production au Québec », part qui atteint les trois cinquièmes en 1945
(Linteau et al. 1989 : 21). La multiplication des manufactures s‘accompagne d‘un
changement dans la nature du travail industriel : alors que les secteurs en croissance au 19e
195
siècle faisaient appel à des travailleurs spécialisés dont les tâches relevaient souvent d‘un
savoir-faire quasi artisanal, les industries manufacturières offrent des emplois non
spécialisés. Corollaire de cette industrialisation, les emplois reliés à l‘agriculture sont en
diminution constante : en 1931, 27,1 % seulement des travailleurs occupent un emploi relié
à l‘agriculture, contrairement à 44,7 % en 1901, et 51,3 % en 1891 (McRoberts 1996 : 35).
L‘urbanisation connaît cependant un recul au cours des années 1930 : le chômage urbain
décourage le passage de la ville à la campagne, et les programmes de colonisation des
gouvernements fédéral et provincial (le plan Gordon en 1932 et le plan Vautrin en 1935)
poussent entre 42 000 et 54 000 personnes à s‘établir dans de nouvelles paroisses (Linteau
et al. 1989 : 41), en plus des nombreux citadins qui retournent d‘eux-mêmes à la campagne.
C‘est après la guerre que l‘urbanisation retrouvera une courbe de croissance rapide (Linteau
et al. 1989 : 277).
Enfin, dans les années 1940, l‘État québécois s‘impose définitivement dans les
sphères sociale et économique et « les politiques sociales connaissent une véritable
révolution. D‘un laisser-faire presque absolu, on passe à une intervention d‘abord
ponctuelle de l‘État au moment de la crise, puis à l‘acceptation de son rôle déterminant
dans l‘économie et la société, avec la guerre » (Linteau et al. 1989 : 91). Parmi les décisions
majeures du gouvernement du Québec, il faut mentionner la loi de 1942 promulguant la
fréquentation scolaire obligatoire pour les enfants de 6 à 14 ans, l‘abolition des frais de
scolarité à l‘école publique (Linteau et al. 1989 : 102) et la nationalisation partielle de
l‘électricité en 1944 avec la création d‘Hydro-Québec. La modernisation de la société et de
l‘État québécois est donc bien avancée au milieu des années 1940 et. bien que de profondes
transformations soient encore à venir, notamment la séparation de l‘Église et de l‘État et
l‘institution de mesures sociales gérées par les institutions publiques qui marquent la
Révolution tranquille, le Québec de l‘après-guerre est en grande partie urbain et industriel.
Sa culture matérielle et ses loisirs ressemblent aussi à ceux de tous les Nord-Américains. La
vente par correspondance et par catalogue permet à tous les Québécois, même ceux des
régions rurales et éloignées, de se procurer ce que les grands magasins ont à offrir
(Lamonde 2011 : 11). Enfin, les loisirs font une large place à la culture de masse (Linteau
et al. 1989 : 167-181), du sport professionnel au cinéma en passant par la musique, et la
mode comme la vie domestique sont profondément influencées par le modèle américain.
196
Ces quelques balises ne visent qu‘à signaler des jalons de la modernisation du
Québec. D‘une part, elles montrent bien qu‘à l‘époque où émerge le country-western, le
Québec est entré depuis longtemps dans la modernité, qui a atteint plusieurs sphères de la
vie privée, économique et sociale. La population est en majorité urbaine et les métiers liés à
l‘agriculture sont en décroissance; l‘industrialisation, l‘alphabétisation, l‘urbanisation et
l‘intervention de l‘État sont implantées assez solidement dès la fin de la Deuxième Guerre
mondiale et, la prospérité d‘après-guerre aidant, on perçoit dès lors la société québécoise
comme définitivement moderne. Comme l‘explique le sociologue Marcel Rioux, ce
sentiment de modernité s‘accompagne cependant d‘une « idéologie de rattrapage », issue de
la conviction, chez les « syndicalistes, intellectuels, journalistes, artistes, étudiants et
certains membres des professions libérales » que la culture québécoise est demeurée
conservatrice et traditionnelle (Rioux 1968, cité dans Fortin 1996 : 23). D‘autre part, ce
portrait montre une modernisation progressive, étalée sur un siècle, incompatible avec le
mythe de la modernisation rapide que Kenneth McRoberts formule ainsi :
[L]orsque le Québec fit finalement face à la modernité, non seulement le
processus de changement fut irrésistible, mais il fut aussi rapide et atteignit
toutes les parties de la société, si bien que, dans une période
remarquablement courte, le Québec se transforma, passant d‘une société
traditionnelle à une société pleinement moderne. […] Les tenants de cette
position ont tendance à ramener aux années 1960 l‘accession du Québec à la
modernité. (McRoberts 1996 : 29)
McRoberts soutient que la persistance de cette thèse serait due à des causes avant tout
idéologiques, puisque la recherche tend depuis les années 1950 au moins à démentir cette
proposition. Ainsi, on aurait avancé cet argument pour le maintien du Québec au sein de la
fédération
canadienne,
en
alléguant
que
l‘indépendance
libérerait
des
forces
« réactionnaires et intolérantes » trop récemment supplantées; la durabilité de ce mythe
servirait aussi, à l‘opposé, à valoriser le rôle de l‘État québécois, qui serait en grande partie
responsable, grâce à son interventionnisme grandissant, de cette soudaine accession à la
modernité. Quoi qu‘il en soit, et bien qu‘elle soit perçue comme dépassée par les historiens
et les sociologues du Québec, cette thèse peut compter sur son pendant culturel, qui accorde
à la production artistique et culturelle des années 1960 un rôle fondateur dans la naissance
d‘une culture nationale véritablement moderne au Québec et qui porte un regard réducteur
197
sur toute la production culturelle qui a précédé la Révolution tranquille, en particulier dans
le champ du populaire. Esther Trépanier met en cause un manque de connaissances sur la
vie culturelle d‘avant la Révolution tranquille, et sur le plan artistique avant le Refus global,
allié au poids de personnages majeurs de cette période et à celui de leurs luttes contre le
conservatisme, perçues comme héroïques. Cette conjoncture aurait ainsi constitué un
obstacle épistémologique qui a pu masquer ou minimiser les nombreuses percées de la
modernité survenues au cours de la première moitié du 20e siècle (Trépanier 1986 : 103).
Ce n‘est que récemment que la recherche tend, pour la culture, à nuancer cette proposition,
et la notion de modernité culturelle est en pleine redéfinition dans les études québécoises
comme l‘a montré l‘état de la question présenté dans l‘introduction.
Au cœur de cette redéfinition se trouve l‘importante distinction entre modernisme et
modernité. La notion de modernisme, issue de la critique artistique, s‘est imposée dans la
recherche au Québec et a permis de faire avancer de manière fructueuse la réflexion sur la
modernité culturelle. Le modernisme est défini ainsi par l‘architecte et critique américain
Clement Greenberg :
J‘assimile le modernisme à l‘intensification presque à l‘exacerbation de la
tendance à l‘auto-critique dont l‘origine remonte à Kant. L‘essence du
modernisme […] c‘est d‘utiliser les méthodes spécifiques d‘une discipline
pour critiquer cette discipline […] pour l‘enchâsser plus profondément dans
un domaine de compétence propre. (Greenberg [1974], cité dans Lamonde et
Trépanier 1986b : 14).
Le modernisme artistique allie autoréférentialité et formalisme et s‘applique à des pratiques
artistiques autoréflexives.47 En est issu le couple conceptuel modernité/modernisme (et
moderne/moderniste), qui permet de conférer au modernisme le statut de « moment
second » de la modernité artistique (Lamonde et Trépanier 1986b : 14). Dans le cas des
études portant sur la modernité culturelle québécoise, cette idée permet surtout de mettre à
jour des éléments de modernité autres que ceux reliés aux pratiques artistiques modernistes
et avant-gardistes. L‘exemple de la modernité picturale est à cet égard bien documenté, et la
recherche en a bien fait ressortir le caractère progressif. En peinture, la modernité survient
47
Yvan Lamonde et Esther Trépanier soulignent d‘ailleurs que cette recherche de façons de faire propre à la
pratique s‘apparente aux réflexions épistémologiques et méthodologiques qui ont présidé à la naissance des
sciences modernes.
198
en plusieurs étapes et sous plusieurs influences, s‘alliant parfois à l‘esthétique de la culture
de masse dans le but de s‘opposer aux forces conservatrices48. Mettre en lumière les traits
du modernisme tel qu‘il s‘incarne dans les avant-gardes permet donc d‘envisager une autre
modernité artistique, qui se manifeste en dehors de l‘abstraction et du formalisme et cette
conception renouvelée de la modernité culturelle met de l‘avant tant des phénomènes de
continuité que des phénomènes de ruptures.
Si certains aspects du genre country-western constituent assurément des ruptures par
rapport aux pratiques musicales de l‘époque, d‘autres s‘inscrivent dans des transformations
plus générales qui touchent l‘ensemble de la musique populaire. Par exemple, l‘émergence
du country-western s‘inscrit dans la grande diversification de la voix populaire que connaît
le Québec à compter des années 1920. Après l‘apparition du crooning, la phonographie
populaire québécoise est marquée par la perte d‘influence de la voix lyrique au profit d‘une
voix plus proche du parlé dans les variétés, le folklore et à la radio. L‘arrivée d‘amateurs et
d‘autodidactes dans des secteurs autrefois dominés par les professionnels favorise cette
multiplication des voix, et ce mouvement qui s‘amorce à la fin des années 1920 et qui se
poursuit dans les années 1940.
L‘esthétisation du quotidien dont témoigne l‘usage à des fins expressives d‘effets
paralinguistiques est un premier indice qui a provoqué l‘hypothèse de la modernité du
country-western. Le second point de départ de cette réflexion est la nature en partie urbaine
de ce genre. Aux États-Unis, la musique country n‘a jamais été une musique purement
rurale. Même avant l‘avènement de la radio, les communautés rurales des États-Unis
avaient accès à la musique populaire urbaine de la Tin Pan Alley49 grâce aux spectacles
ambulants. Les cirques, les ensembles de cuivres, les spectacles de marionnettes, les
tournées de groupes hawaïens, les vaudevilles et les medicine shows fournissaient aux
habitants de la campagne un horizon musical représentatif de la culture urbaine de
l‘époque. Des chansons populaires sont ainsi entrées dans le répertoire oral, subissant des
48
Pour plus de détails, voir Trépanier 2009.
Nom donné à l‘ensemble des éditeurs de musique regroupés à New York dans un secteur délimité par
Broadway et la 28e rue et qui dès 1890 dominent le monde de l‘édition de la musique populaire par le biais de
la vente de musique en feuilles. Les éditeurs de la Tin Pan Alley embauchent des auteurs et des compositeurs,
des arrangeurs ainsi que des interprètes dont le rôle avant tout est de promouvoir les chansons. (Garofalo
1997 : 17-18)
49
199
modifications plus ou moins importantes (Malone 2002 : 6). La musique populaire urbaine
atteignait aussi les campagnes par l‘entremise des partitions, du piano mécanique et des
enregistrements sur cylindre (Malone 2002 : 8). Les styles urbains étaient ainsi intégrés
dans les pratiques musicales des habitants des campagnes et dans la musique hillbilly. Dès
sa commercialisation, la musique country était enregistrée dans des centres urbains
importants, où les musiciens pouvaient à la fois obtenir un contrat de disque et des
engagements pour des spectacles. Lors du déplacement vers l‘Ouest de plusieurs habitants
du Sud-Est provoqué par le boom pétrolier des années 1930, la musique hillbilly s‘est
urbanisée dans ses thèmes et ses contextes d‘exécution, s‘est électrifiée et a intégré des
éléments de swing. Plus important encore, au moment où le genre achevait de se structurer,
dans les années 1950, il est devenu la musique des nouveaux urbains qui cherchaient à
maintenir la mémoire de leurs origines rurales (Peterson 1997 : 185). Au Québec, comme
on l‘a aussi vu dans le chapitre 1, les premiers chanteurs country-western proviennent du
milieu ouvrier et habitent dans des centres régionaux importants comme Drummondville,
Saint-Hyacinthe et Granby. S‘ils effectuent des tournées qui leur permettent de visiter des
villages ruraux, ils enregistrent dans des studios montréalais et se produisent, sur scène
comme à la radio, à Montréal et à Québec mais aussi dans des villes régionales importantes
comme Jonquière et Trois-Rivières; les données présentées dans la section 4.3 montreront
de quelle manière les artistes country-western investissent toutes les tribunes que leur offre
les milieux urbains afin de diffuser leur musique.
Dès lors qu‘on ne considère plus toute manifestation de modernité comme une
rupture et que le country-western apparaît intégré surtout au monde urbain, celui-ci peut
être envisagé comme un moment de la modernité culturelle du Québec, en continuité avec
le processus de modernisation de la province amorcé au 19e siècle et qui se poursuit la
première moitié du 20e siècle, ainsi qu‘avec des profondes transformations qui affectent la
musique populaire des années 1940. Il s‘agit cependant d‘une modernité populaire, qui
présente d‘autres caractéristiques que le modernisme et que la modernité artistique des
pratiques plus légitimes.
200
4.2.2 La modernité populaire
Dans The Inaudible Music : Jazz Gender and Australian Modernity, Bruce Johnson explore
les rapports entre la modernité et la musique populaire. Reprenant à son compte la
distinction entre modernité et modernisme, il soutient que les pratiques artistiques
modernistes ne sauraient constituer un échantillon significatif de l‘expérience de la
modernité, qui, selon lui, se vit au quotidien et tient en grande partie à la manière dont la
culture est médiatisée :
Modernism conceived primarily in terms of a new and distinct, internally
coherent set of formal languages, cannot provide an account of modernity. In
an age of mass reproduction and mediation of images, meaning cannot be
finished and sealed, inviolate, in the image or object itself. The central issue
in the shift to modernity is not so much in the content of the culture in
circulation, but in how it was circulated. (Johnson 2000: 32-33)
Les trois axes choisis pour traiter de la relation du country-western à la modernité touchent
justement, en partie, à des phénomènes de médiation, et le premier de ces axes s‘attardera
sur la popularité du genre country-western. Le rôle joué par le public dans les carrières des
chanteurs country-western relève de ce que Chantal Savoie appelle la « modernité par
acclamation ». Pour la culture populaire qui, contrairement aux pratiques artistiques les
plus légitimes, produit peu de discours en dehors de ses œuvres, l‘adhésion du public à un
objet culturel peut être envisagée comme un processus d‘appropriation qui sélectionne,
parmi les choix culturels offerts, ceux qui incarne le mieux un certain éthos moderne
(Savoie 2008 : s.p.) On verra que le country-western était largement apprécié mais surtout
que les préférences du public ont en partie déterminé l‘orientation du genre. En ce sens,
loin d‘être un phénomène marginal ou une « aberration culturelle » (Claudé 1997 : 177), il
constitue le reflet d‘une certaine modernité collée sur les goûts du public, et investit tous les
médias (4.3).
Plus évident, moins insaisissable, l‘aspect matériel de la modernité est toujours
mentionné au sujet de la modernité populaire. On a vu que Bruce Johnson définissait la
modernité comme le fait de vivre dans une société moderne (Johnson 2000 : 31), soit une
société urbanisée, industrialisée, technologique. L‘effet de la technologie sur la vie
quotidienne est souvent présenté comme le principal effet de la modernité sur les masses,
qui la subiraient en quelque sorte de manière passive. Timothy D. Taylor cite à ce propos la
201
notion de « technopole » élaborée par Neil Postman (1993), où la technologie est perçue
comme exerçant une domination qui s‘accompagne d‘une idéologie destinée à en faire la
promotion (Taylor 2005 : 246). À côté de ces questions, l‘importance du rôle des médias
dans la circulation de la musique populaire relève de l‘évidence; les données présentées
dans ce chapitre montreront d‘ailleurs que l‘appropriation par des chanteurs québécois de la
musique country a transité par les médias, notamment par la radio et le cinéma. Le
deuxième axe de ce chapitre, portant sur la technologie, délaissera ces questions reliées à la
circulation et s‘attardera plutôt à la manière dont la technologie affecte le contenu qu‘elle
sert à diffuser. Pour Michael Carroll, la technologie joue aussi un rôle central dans la
modernité populaire, selon une conception qui relève cependant d‘une vision un peu moins
passive du sujet que chez Postman. Dans l‘hypermédiation de Carroll, c‘est l‘interaction du
sujet avec le monde technologique qui construit l‘expérience de la modernité, et qui permet
l‘intégration des codes reliés aux technologies permettant d‘en interpréter ultérieurement le
nouveau contenu (Carroll 2000 : xii). La section 4.4 de ce chapitre montrera comment les
enregistrements country-western, à partir de techniques vocales rendues possibles par le
microphone et à l‘aide d‘effets comme la réverbération, construit un discours
phonographique (Lacasse 2005) qui montre, plus qu‘un simple usage de l‘enregistrement
sonore, une maîtrise des codes qui y sont rattachés. Ce discours phonographique contribue
notamment à créer des effets d‘intimité, un aspect fondamental de l‘éthos moderne (Taylor
2005; Lacasse et Savoie 2009; Carroll 2000)50. On verra aussi que la chanson countrywestern, loin d‘avoir adopté en bloc le country états-unien, s‘est plutôt approprié diverses
pratiques technologiques présentes dans la musique populaire de l‘époque.
L‘américanité est un trait partagé par la modernité populaire et la modernité
artistique et intellectuelle. Bruce Johnson observe que la modernité s‘accompagne d‘un
déplacement du centre de gravité culturel, qui prend ses distances avec les modèles
50
Pour Timothy Taylor, la radio est un des objets culturels qui incarne le mieux la modernité aux yeux des
Américains, notamment à cause de son introduction dans la vie quotidienne et de la transformation, par sa
mise en scène de l‘intimité, qu‘elle insuffle aux notions de vie publique et de vie privée. Dans l‘analyse de
deux chansons interprétées par Ludovic Huot, Serge Lacasse et Chantal Savoie montrent comment une
version intimiste de la modernité pouvait être véhiculée en chanson au Québec en 1937. Michael Carroll
explique comment le crooning et le microphone permettent aux interprètes de créer une illusion d‘intimité,
notamment par le biais de la radio.
202
culturels élaborés en Europe au 19e siècle (Johnson 2000 : 38). L‘exemple offert par les
États-Unis devient un remplaçant naturel et au Québec, l‘américanisation touche la culture
populaire comme la vie intellectuelle. Yvan Lamonde décrit ainsi ce processus qui
s‘amorce à la fin des années 1930 : « Cette conscience d‘une différence trouve du coup sa
réalité dans le sens de l‘appartenance au continent américain. La sensibilité à une différence
française est alors proportionnelle à la sensibilité à la ressemblance américaine, souvent
états-unienne. » (Lamonde 2011 : 216) Dans la culture populaire, on adopte en masse la
musique, le cinéma et les loisirs des États-Unis, et les élites perçoivent cette
américanisation de la culture comme une menace. L‘exemple du country-western montre
cependant une américanité adaptée, qui montre certains aménagements entre modernité et
tradition. Cette américanité sera renouvelée à fin de la période étudiée ici alors qu‘en 1956
et en 1957, le country-western intègre le rock and roll pour offrir plusieurs des premiers
enregistrements du genre au Québec (4.5).
4.3 Un genre populaire
Le succès qu‘a connu le country-western lors de son émergence est difficile à évaluer et à
chiffrer, et il peut être masqué par l‘absence presque complète du genre dans la presse et
dans les publications artistiques de l‘époque. Certains indices trouvés dans les sources
consultées suggèrent cependant que les chanteurs country-western ont rencontré dès leurs
débuts les faveurs d‘un public nombreux sur disque, sur scène et à la radio. Des données
sur les ventes de disque et les revenus générés par ceux-ci, sur le nombre de disques
produits, des témoignages sur la présence de ces chanteurs et sur l‘émulation entre les
compagnies de disques qu‘a suscité le succès de Roland Lebrun, tout comme des
informations sur les réactions des auditeurs permettent d‘esquisser les contours d‘un genre
populaire, apprécié et largement médiatisé. Les carrières des premiers chanteurs countrywestern témoignent d‘un succès à l‘ère moderne, celle du divertissement et de la culture
diffusés par la technologie (Carroll 2000 : 61), dont ils investissent les principaux médias.
Le country-western est aussi un genre populaire, issu du peuple et de sa culture.
Pratiqué par des amateurs et des autodidactes qui se taillent une place dans une industrie
musicale professionnelle, le country-western loge dans les programmations des stations de
radio les moins élitistes. À Montréal, CKAC, qui incarne pendant les années 1930, « la
203
radio du peuple » avec la place qu‘elle faisait aux « arts musicaux populaires » selon Elzéar
Lavoie, et CKVL, qui reprend ce rôle au cours des années 1940 (1986 : 288), sont la porte
d‘entrée des chanteurs country-western dans la métropole. Chez RCA Victor, les disques de
Willie Lamothe et de Paul Brunelle paraissent sous l‘étiquette Bluebird, qui offre des
disques à prix économique. Mode d‘expression populaire porté par les médias populaires,
le country-western incarne la modernité décrite par Elzéar Lavoie. Les goûts du public
contribuent à modeler le country-western, notamment par le contact privilégié avec les
interprètes que lui offre la radio.
Dans les années 1940 et 1950, le country-western est donc populaire dans ces deux
sens du terme, et sa modernité passe la médiatisation d‘une pratique populaire rencontrant
un succès important. Tout ceci s‘exprime dans l‘influence du soldat Lebrun sur
l‘émergence du genre, dont le succès rencontré auprès du public encourage les compagnies
de disques à enregistrer d‘autres chanteurs amateurs s‘accompagnant à la guitare (4.3.1).
Pour les chanteurs country-western, le succès sur disque (4.3.2) et sur scène (4.3.3) se
traduit par des revenus importants, et le genre apparaît comme une entreprise rentable pour
les compagnies qui produisent leurs enregistrements. C‘est cependant la radio (4.3.4) qui
est le médium le plus important à l‘époque et qui rejoint le plus grand nombre d‘auditeurs.
Celle-ci offre un lieu où peuvent s‘exprimer de manière particulièrement directe les goûts
du public notamment par le biais des demandes spéciales (4.3.5).
4.3.1 Le succès du soldat Lebrun
Le country-western semble avoir connu dès son émergence un certain succès commercial et
c‘est d‘abord la carrière de Roland Lebrun qui a permis à ce genre musical de se tailler une
place importante dans l‘industrie musicale des années 1940, sur disque, sur scène et à la
radio. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Roland Lebrun est un engagé volontaire basé
à Valcartier, dans la région de Québec. Une maladie l‘empêche d‘aller combattre et c‘est au
cours de sa convalescence qu‘il commence à composer des chansons sur le départ des
soldats (Thérien 2003 : 204). Roland Lebrun commence sa carrière sur scène en 1941 et il
attire un public nombreux dans les salles de la région de Québec (Du Berger, Mathieu et
Roberge 1997 : 153). Au début de l‘année 1942, Roland Lebrun remporte le concours
d‘amateurs du Palais Montcalm, victoire qui lance sa carrière sur les ondes de CHRC
204
(Bernier et al. 1968 : 186). Il enregistre « L‘adieu du soldat » le 7 février 194251 et les
ventes de ce disque auraient été « phénoménales » (Thérien 2004 : 6). Selon l‘historien
Robert Thérien, c‘est l‘armée canadienne qui aurait « arrangé » le contrat de disque de
Roland Lebrun (Thérien 2003 : 205). Roland Lebrun devient pour le public le soldat
Lebrun, et il est assigné aux services auxiliaires de l‘armée canadienne. Il amorce alors une
série de tournées au Québec et partout au Canada pour présenter ses chansons dans les
bases militaires, à la radio et sur scène pendant trois ans (Thérien 2004 : 6), effectuant un
véritable travail de propagande pour l‘armée et pour la conscription. La station CHRC
consacre une émission à Roland Lebrun le lundi soir (Du Berger, Mathieu et Roberge
1997 : 154) et elle doit engager en 1943 une employée dont la tâche consiste exclusivement
à traiter la correspondance du chanteur (70).
Comme le souligne Robert Thérien, Roland Lebrun est avant tout un chanteur
romantique (Thérien 2004 : 8). Ses chansons racontent bien sûr la guerre, mais aussi
l‘amour, heureux ou déçu, la famille et le pays. Pourtant, dès le début de sa carrière, et
malgré une persona explicitement rattachée à l‘univers militaire, il est associé au monde du
western. Radiomonde, qui consacre le 7 février 1942 un entrefilet à la chanson « L‘adieu du
soldat », présente le soldat Lebrun comme un cow-boy chantant :
Un des artistes récemment engagés par CHRC qui aura fait le plus de
sensation, c‘est le soldat Roland Lebrun qui chante à la manière « Cow
Boy », s‘accompagnant sur une guitare. Ce jeune militaire a composé et créé
une chanson intitulée « L‘Adieu du Soldat ». Dans les quelques semaines qui
suivirent cette création, Gaston Voyer enregistra la réception d‘au-delà de
1 500 demandes spéciales d‘auditeurs et auditrices qui voulaient re-entendre
[sic] … encore, et encore… « L‘Adieu du Soldat ». (Radiomonde 7 février
1942 : 10)
Pourquoi le soldat Lebrun est-il immédiatement associé au western? La formule du
chanteur s‘accompagnant à la guitare qu‘adopte Roland Lebrun, largement véhiculée par le
cinéma western, y est sans doute pour quelque chose. Les cow-boys chantants, vedettes de
51
Cette date est présentée par Robert Thérien comme celle de l‘enregistrement du disque. Elle correspond
cependant peut-être à la sortie du disque plutôt qu‘à son enregistrement, puisque le jour même, on retrouve un
entrefilet dans Radiomonde sur cette chanson. Bien que l‘article laisse entendre que la chanson était déjà
connue du public par le biais de la radio (voir la citation dans le paragraphe suivant), la coïncidence serait
étonnante. Il serait plus plausible que la publication de l‘article corresponde à la date de parution du disque,
qui aurait alors suscité la curiosité d‘un journaliste ou encore la rédaction d‘une publicité déguisée sous forme
d‘article journalistique.
205
plusieurs films westerns, étaient en effet très présents dans l‘univers médiatique québécois
des années 1940, époque à laquelle le cinéma occupait le plus clair des pages artistiques des
quotidiens. Roy Rogers, un de ces cow-boys troubadours, a joué dans pas moins de 62
films au cours des années 1940 seulement. En 1948, Photo-Journal le présente à ses
lecteurs québécois comme la plus grande star hollywoodienne :
Roy Rogers reçoit plus de 100 000 lettres par mois. […] Comme on peut
bien s‘y attendre, Hollywood tient compte du volume du courrier de ses
acteurs. C‘est un peu comme le baromètre de la popularité. Ordinairement
les vedettes les plus populaires se contentent d‘un courrier de 40 000 à
50 000 lettres par mois, ce qui est tout de même convenable. Il n‘en est pas
un seul qui menace la suprématie de Rogers dans ce domaine. (PhotoJournal 12 août 1948 : 40)
Gene Autry, un autre cow-boy chantant, était bien connu des deux côtés de la frontière.
Vedette hillbilly de la radio et du disque dès la fin des années 1920, il apparaît pour la
première fois dans un film western en 1934. De 1940 à 1956, il anime une émission
hebdomadaire à la radio de CBS, Gene Autry’s Melody Ranch. Les chansons qu‘il a
popularisées et dont il était parfois l‘auteur, connaissent souvent un grand succès et font
l‘objet de reprises par des interprètes populaires de l‘époque comme Bing Crosby
(« Mexicali Rose », 1938; « Tumbling Tumbleweeds », 1940) et Glenn Miller (« Goodbye,
Little Darling, Goodbye », 1940). Plusieurs adaptations françaises de ces chansons seront
présentes au Québec. « Adieu », de Lionel Parent, est une adaptation réalisée en 1941 de
« Goodbye, Little Darling, Goodbye », et Jean Lalonde chante en 1940 « L‘amour perdu ne
revient plus », une adaptation de « Tumbling Tumbleweeds ».
Robert Thérien voit dans le succès auprès du grand public de la chanson issue des
films westerns la raison qui a poussé les compagnies de disques installées au Québec à
enregistrer des artistes locaux chantant dans le même style (Thérien 2003 : 207).
J‘apporterais deux nuances à cette hypothèse. D‘une part, les versions originales entendues
dans les films, ainsi que les adaptations québécoises de ces chansons, font entendre une
instrumentation plus étoffée que la simple formule guitare/voix qu‘ont adopté Roland
Lebrun, adoptée aussi à leurs débuts par Paul Brunelle, Marcel Martel et Willie Lamothe.
Le véritable modèle du chanteur s‘accompagnant seul à la guitare est sans doute, à
l‘époque, Jimmie Rodgers. Mort en 1933, il semble jouir d‘une popularité qui perdure, et
206
on sait qu‘il est une figure de la chanson country connue au nord des États-Unis. Bobby
Hachey se souvient l‘avoir entendu à la radio, et Marcel Martel écoutait, au cours de sa
jeunesse, de la chanson country sur les ondes de CKAC, qui diffusait alors des émissions
du réseau américain CBS et où il aurait lui aussi entendu Jimmie Rodgers (Martel et
Boulanger 1983 : 30). Compo et RCA Victor, qui ont produit avec Jean Lalonde et Lionel
Parent des adaptations de chansons de Gene Autry, et où ces chanteurs sont accompagnés
d‘un orchestre, ont privilégié, pour les premiers chanteurs country-western, la même
formule qui avait fait le succès de Roland Lebrun. D‘autre part, la voix de Roland Lebrun,
comme celles de Paul Brunelle, de Marcel Martel et de Willie Lamothe, par l‘usage de la
nasalisation et du second mode de phonation, montre beaucoup plus l‘influence des
chanteurs country comme Jimmie Rodgers que celle des cow-boys chantants. La voix de
Roland Lebrun, bien qu‘elle soit moins nasale que celle de ses successeurs, présente tout de
même un degré de nasalité plus élevé que celle des autres chanteurs populaires québécois
de l‘époque. Une comparaison entre les voix de Roland Lebrun et de Lionel Parent est
significative. L‘extrait sonore 1 fait entendre un extrait de « L‘adieu du soldat », enregistrée
par Roland Lebrun en 1942, puis de « Adieu », enregistrée par Lionel Parent en 1941.
L‘exemple 4.1a montre un spectrogramme réalisé à partir de « L‘adieu du soldat », et on
peut y voir un formant typique d‘une légère nasalité, autour de 2 600 Hz. L‘exemple 4.1b
montre un spectrogramme, effectué avec les mêmes réglages, réalisé à partir de « Adieu ».
On y voit ici aussi une zone du spectre sonore amplifiée, cette fois-ci autour de 3 000 Hz,
plus large que celle qui correspondait au formant nasal de Roland Lebrun; elle correspond
au formant du chanteur, qui s‘accompagne aussi d‘une atténuation des premiers formants
de la voix, comme le montre bien le spectrogramme de l‘exemple 4.1b par rapport à celui
de l‘exemple 4.1a. La voix de Lionel Parent, qui a été maître de chapelle et chanteur
d‘opérette en plus de mener une carrière de chanteur populaire (Thérien 2010 : s.p.),
présente donc les caractéristiques d‘un chanteur de formation classique. Sa voix n‘est
pourtant pas la plus lyrique parmi celles qu‘on pouvait trouver chez les interprètes de
chansons des années 1940; celle de Ludovic Huot, par exemple, se rapprochait beaucoup
plus d‘une voix classique, par son vibrato et par son timbre, que celle de Lionel Parent.
L‘extrait sonore 4.1 permet aussi de percevoir une autre différence entre la manière de
chanter de Roland Lebrun et celle de Lionel Parent. On remarque chez Parent une grande
207
différenciation des syllabes, qui est beaucoup moins accentuée chez Lebrun. Les exemples
4.2 a et b montrent les formants du mot « adieu » chanté par Lionel Parent (a) par Roland
Lebrun (b). Chez Lionel Parent, les trois sons voyelliques de « adieu » sont bien distincts,
comme le montrent les trois étapes clairement visibles de l‘énonciation du mot, étapes
marquées par trois profils formantiques différents. Chez Roland Lebrun, le comportement
de chacun des formants tend à être plus stable lors de l‘énonciation du mot. Cette analyse
confirme l‘effet perçu à l‘écoute de ces deux chansons. Ces exemples montrent bien le
contraste créé par la voix de Roland Lebrun avec les voix populaires de l‘époque, qui
étaient pour certaines plus influencées par le chant lyrique, mais aussi par une volonté
d‘articulation qui est absente du country-western, sauf pour créer des effets de variété
comme dans « La tyrolienne de mon pays » (chapitre 3, exemple 3.13). Ce contraste entre
la voix de Roland Lebrun et celle de Lionel Parent trouve son écho, de manière assez
révélatrice, dans la carrière de Gene Autry. Bill C. Malone précise que Gene Autry a
considérablement adouci sa voix en passant du métier de chanteur hillbilly, qu‘il exerça
d‘abord, à la radio et sur disque, au métier de cow-boy chantant dont les performances
étaient destinées au grand public (Malone 1997 : 143). La voix de Roland Lebrun agit
comme un autre indicateur de ses influences, qui se retrouvent davantage du côté du
country que du côté d‘Hollywood. L‘instrumentation comme la voix des premiers
enregistrements de Roland Lebrun se distinguent des adaptations québécoises du répertoire
des cow-boys chantants et ses disques comme ceux de ses successeurs se rapprochent
davantage du répertoire des chanteurs country que de celui issu des films western.
Pour Roland Lebrun, le succès semble arriver rapidement. Son premier disque paraît
au plus tard en février 1942, alors que dès le mois de janvier 1942, on retrouve des
demandes pour des chansons de Roland Lebrun dans le journal montréalais La Patrie
(dimanche 18 janvier 1942 :19). Même Radio-Canada fait une place à son antenne aux
chansons du soldat Lebrun (Lavoie 1986 : 284). C‘est pourtant à Québec que sa carrière
démarre, où son émission hebdomadaire à CHRC attire un courrier abondant d‘admirateurs
qui pouvait se composer de plusieurs centaines de lettres chaque semaine (Du Berger,
Mathieu et Roberge 1997 : 155). Roland Lebrun semble surtout plaire au public féminin et
des témoignages de l‘époque indiquent qu‘on devait même le protéger de son public :
208
Moi je me rappelle qu‘on l‘avait amené en tournée dans la Beauce, on a été
obligé de le faire sortir par la cave parce qu‘on voulait sauter dessus. On
voulait avoir des souvenirs, on voulait lui arracher les cheveux, les boutons
de son uniforme et enfin tout. (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 154).
La vogue militaire en cours à l‘époque, encouragée par le gouvernement canadien,
explique certainement en partie le succès immédiat du soldat Lebrun. Au moment où le
chanteur amorce sa carrière, les médias sont utilisés par l‘État canadien dans une vaste
entreprise de propagande qui vise à encourager le recrutement et à valoriser l‘effort de
guerre. L‘encadrement des médias va jusqu‘à la censure : les propos défaitistes ainsi que
l‘opposition à la campagne de recrutement peuvent valoir l‘emprisonnement à leur auteur
(Linteau et al : 146). Dans les médias de l‘époque, la guerre est partout, dans l‘actualité
comme dans la publicité. Les réclames de mode féminine, d‘aliments pour bébés et même
de serviettes hygiéniques utilisent des slogans guerriers pour vanter leurs produits. La mode
vestimentaire subit d‘ailleurs l‘influence de ce militarisme ambiant. La figure 1 montre une
publicité de la maison L.N. Mercier, publiée dans l‘édition finale de La Patrie du dimanche
15 février 1942 (63). On y voit à gauche dans l‘image une femme vêtue d‘un manteau de la
« toute dernière mode en fait de magnifiques manteaux genre militaire ». La description du
vêtement insiste encore : « couleur naturelle ou bleu aviation. Devant croisé avec encolure
militaire […] Voyez comme ils sont ravissants. »
La propagande s‘infiltre jusque dans la bande dessinée. Le dimanche 15 mars 1942,
toujours dans La Patrie, la série La vie courante prend pour thème « Comment perdre ses
amis » (figure 2), probablement en référence au célèbre Comment se faire des amis de Dale
Carnegie52. Aux côtés d‘une scène familiale et d‘une scène de rivalité féminine, les autres
cases mettent en scène des situations qui concernent le rationnement et l‘effort de guerre,
où on voit des citoyens fautifs s‘accaparer des quantités de sucre ou encore dénigrer le
travail des femmes au sein des œuvres de guerre. La rhétorique liée à la situation militaire
est même employée dans les publicités des pages artistiques. Le dimanche 4 janvier, La
Patrie (p. 57) publie une annonce pour un spectacle de vaudeveille mettant en vedette une
danseuse qui « refusa de danser pour Hitler ».
52
Publié pour la première fois en 1936, l‘ouvrage de ce conférencier américain fait une forte impression sur
la culture populaire. Dans une entrevue accordée en 1965, Willie Lamothe cite d‘ailleurs le célèbre auteur
(Godin 1965 : 40).
209
Fig. 1 — Publicité pour L.N. Messier, manteaux pour femme de style militaire. La
Patrie 15 février 1942 : 63. BAnQ.
210
Fig. 2 — Bande dessinée La vie courante : « Comment perdre ses amis ». La Patrie 15
mars 1942 : 28. BAnQ.
211
Plusieurs sources suggèrent que le style et le répertoire de Roland Lebrun ont
influencé les premiers chanteurs country-western. Cinq ans avant d‘enregistrer son premier
disque, le jeune Marcel Martel, âgé de 17 ans en 1942, interprétait les chansons du soldat
Lebrun dans ses spectacles (Martel et Boulanger 1983 : 38, 40). Il continuera à le faire à la
radio lors de son premier engagement à CHLN (Martel et Boulanger 1983 : 52). Willie
Lamothe interprète lui aussi les chansons du soldat Lebrun dans ses spectacles (Le Serge
1975 : 43), même si son style, au contraire de Marcel Martel, est moins romantique et plus
inspiré des chanteurs fantaisistes, tels Charles Trenet et Maurice Chevalier dont il reprend
aussi les chansons. Pendant son passage dans l‘armée, il se fera d‘ailleurs brièvement
appeler « le sergent chantant », alors qu‘il amorce sa carrière sur les ondes de CKAC, et il
se présente sur scène dans son uniforme (Le Serge 1975 : 43). De plus, il semble que ce soit
le succès commercial des disques du soldat Lebrun qui ait incité RCA Victor à tenter de
répliquer à Starr en recrutant Paul Brunelle. Remarqué par Hugh Joseph au concours de la
Living Room Furniture qu‘il remporte en 1944 pour une deuxième fois à Montréal (Thérien
2003 : 207), concours dont il sera question plus loin, Paul Brunelle, qui interprète à
l‘époque les chansons de Tino Rossi et de Bing Crosby, se met à chanter dans le style
country-western à la demande de la compagnie, dans le but explicite de concurrencer
Roland Lebrun (Godin 1965 : 40). C‘est donc à la fois au style adopté par le soldat Lebrun
et au succès qu‘il a connu qu‘on peut attribuer l‘émergence d‘un groupe de chanteurs
amateurs, auteurs-composteurs-interprètes s‘accompagnant à la guitare, qui donneront
naissance au country-western. C‘est probablement à cause de la rentabilité des disques du
soldat Lebrun que ces artistes ont eu à leur tour accès aux studios d‘enregistrement, chez
RCA Victor qui veut proposer un produit concurrent et chez Starr qui poursuit le
développement de son secteur country-western. La scène et la radio ont également servi de
lieux de diffusion pour ces chanteurs qui ont pu y conquérir un public dont les goûts, on le
verra, ont eu une importance particulière dans le déroulement de leurs carrières.
4.3.2 Le disque
C‘est au cours des années 1940 que le disque réussit véritablement à atteindre un large
auditoire au Québec, alors que plus de la moitié des maisons canadiennes possèdent
désormais un tourne-disque (Thérien 2003 : 199). En même temps s‘installe pour la
première fois un contexte extrêmement favorable au développement d‘une discographie
212
québécoise abondante. En effet, les artistes québécois de la chanson peuvent compter sur
les effets de deux conjonctures particulières qui se combinent pour stimuler
l‘enregistrement de chanteurs locaux. De 1941 à 1945, pendant l‘occupation allemande
d‘une partie du territoire français, les disques produits en France ne sont plus distribués sur
le marché québécois. À la pénurie de disques français s‘ajoute dans un deuxième temps de
grands bouleversements qui affectent l‘industrie américaine du disque. Afin d‘obtenir des
redevances pour ses membres, l‘American Federation of Musicians déclenche en 1942 une
grève qui ne prendra fin qu‘en 1944 et pendant laquelle les musiciens professionnels
refusent de travailler dans les grands studios d‘enregistrements. Entre 1940 et 1945, le
disque québécois rencontre donc pour la première fois une concurrence très affaiblie
(Thérien 2003 : 204). Cette situation a suscité une forte diversification dans l‘industrie
québécoise du disque au cours de cette décennie et a sans aucun doute favorisé le passage
de Roland Lebrun de la radio au disque. Auprès des amateurs de musique, en effet, le
besoin de nouveauté semble se faire sentir. Dans Le Passe-Temps, en septembre 1945
(no 890 : 12), dans un texte intitulé « Nouvelles chansons françaises », on rappelle aux
lecteurs le rôle que la revue a joué dans l‘offre sous forme de partitions de chansons
originales en français, qui se sont fait cruellement rares pendant la guerre53 :
Depuis janvier, « Le Passe-Temps » a publié chaque mois de nouvelles
chansons françaises, grâce à des accords particuliers avec d‘excellents
chansonniers. Nous avons ainsi contribué – et nous continuerons à le faire –
à renouveler le répertoire de nos chanteurs qui, pendant la guerre, ont dû
répéter à satiété tous les grands succès aujourd‘hui devenus des rengaines.
(Le Passe-Temps 1945 no 890 : 12)
Les premiers enregistrements de Roland Lebrun s‘inscrivent donc dans ce contexte, très
favorable à l‘émergence de nouveaux styles dans l‘industrie du disque. De plus, la
compagnie canadienne Compo et son étiquette Starr ne semblent pas avoir été trop
affectées par la grève des musiciens, ayant fait paraître, selon l‘état de la collection de
BAnQ pour ces années, au moins 160 disques. Chez RCA Victor cependant, selon JeanJacques Schira et Robert Giroux, la grève interrompt tout enregistrement (Schira et Giroux
1987 : 58). C‘est peut-être pour cette raison que RCA Victor a mis trois ans avant de
53
Le Passe-Temps publiait des partitions musicales dans ses pages, principalement de la musique pour piano
seul ou pour voix et piano. Il agissait également à titre d‘éditeur de musique en feuille, et on retrouve des
extraits de son catalogue dans plusieurs numéros.
213
répliquer à Starr avec son premier chanteur country-western, Paul Brunelle, dont les deux
premiers disques paraissent en 194554. On peut aussi supposer que ces compagnies ont pu
contourner les restrictions imposées par la grève en enregistrant des chanteurs amateurs, qui
n‘étaient probablement affiliés à aucun syndicat. Comme le souligne Robert Thérien, la
grève des musiciens explique peut-être également pourquoi Lionel Parent a adopté des
pseudonymes sur disque entre 1942 et 1944 (Thérien 2010 : s.p.).
Les ventes des pionniers du country-western se sont sans doute avérées
satisfaisantes tant pour RCA Victor que pour Compo. Dès 1942, Starr enregistre aussi les
disques d‘Eddie Rancourt, dont les chansons sentimentales, qui traitent de la guerre
rappellent les thèmes abordés par Roland Lebrun. En 1946, Willie Lamothe est recruté par
RCA Victor sur la recommandation de Victor Martin, marchand de musique et violoniste
folklorique qui enregistre déjà pour RCA (Lamothe 1991 : 20). Willie Lamothe est invité à
une première séance d‘enregistrement le 13 juin 1946 (Gendron 2011b : s.p.). La même
année, Starr commence à enregistrer les chansons de Paul-Émile Piché et de Georges
Caouette. Ce dernier recommande à Marcel Martel d‘approcher la compagnie à son tour; il
sera invité à une première session d‘enregistrement en octobre 1947 (Martel et Boulanger
1983 : 73). Il est toutefois impossible de connaître avec certitude le nombre de disques
vendus à cette époque, même si quelques auteurs avancent des chiffres de vente. Roger
Chamberland affirme que le disque « Je suis un cowboy canadien » / « Tu m‘attendras ma
tendre mère » de Willie Lamothe, paru en 1946, se serait vendu à plus de 23 000
exemplaires en un seul mois (Chamberland 1997 : 209); deux ans plus tard, « Allo! Allo!
petit Michel » / « Je ne pense plus à toi »55 aurait atteint 80 000 les exemplaires vendus
(Chamberland 1997 : 209), une information qu‘on retrouve également dans un document
produit par le CRTC sur l‘industrie de la musique country au Canada (CRTC 1986 : 14).
Willie Lamothe soutient qu‘il aurait vendu 70 000 exemplaires de son premier disque en 11
mois (Le Serge 1975 : 53), et qu‘un autre disque se serait écoulé à plus 125 000
54
Mario Gendron (Gendron 2011a : s.p.) indique en effet que les quatre premières chansons enregistrées par
Paul Brunelle, parues sur ses deux premiers disques, ont été enregistrés en 1944. Selon Robert Thérien (2000 :
s.p.), ces deux disques ont paru en octobre et en novembre 1945.
55
Roger Chamberland sous-entend que ce disque aurait été mis en marché en 1948, ce qu‘avance aussi le site
<www.biographiesartistesquebecois.com>. Le catalogue de BAnQ indique toutefois la date 1950, entre
crochets et avec un point d‘interrogation.
214
exemplaires (Le Serge 1975 : 54). Roger Charlebois affirme quant à lui que Paul Brunelle a
vendu pas moins de 150 000 exemplaires du disque « Femmes que vous êtes jolies » / « Les
filles des prairies » (Charlebois 1976 : s.p.).
Bien qu‘on puisse soupçonner que ces données aient fait l‘objet d‘une certaine
exagération, d‘autres tendent tout de même à montrer que les enregistrements des chanteurs
country-western étaient lucratifs tant pour les chanteurs eux-mêmes que pour les
compagnies de disques. Pour le disque « Je chante à cheval » / « Ma destinée », Willie
Lamothe aurait touché 400 $ de droits d‘auteur pour les trois premiers mois de mise en
marché (Lamothe 1991 : 68). Ses deux premiers disques lui rapportent rapidement 2 500 $
en droits d‘auteur, un montant plus élevé que son salaire annuel à l‘usine Goodyear (Le
Serge 1975 : 54), où il occupe pourtant un poste de contremaître (Le Serge 1975 : 44). Ces
revenus reliés au disque lui permettent de quitter son emploi, et le succès commercial
rencontré dès ses premiers enregistrements incite RCA Victor à lui offrir un contrat de trois
ans; en 1947, la compagnie lance un nouveau disque de Willie Lamothe tous les trois mois
(Le Serge 1975 : 53-54). Les revenus de Willie Lamothe reliés au disque, qui pendant
quelques temps continuent de « monter en flèche », vont constituer, en plus de quelques
spectacles, la totalité des revenus du chanteur avant l‘époque des tournées (Le Serge 1975 :
56). Pour Marcel Martel, les redevances constituent aussi le revenu principal pendant
quelques années. Elles ne lui assurent pas la richesse mais sont assez importantes et lui
permettent de « vivre au cours de ces années où les salaires hebdomadaires des employeurs
n‘entraient pas régulièrement » (Martel et Boulanger 1983 : 89). Dès la sortie de son
premier disque, sur lequel se retrouvent les chansons « La chaîne de nos cœurs » et
« Souvenirs de mon enfance », les ventes génèrent un revenu important :
Les mois qui ont suivi la sortie du disque ont été pleins de promesses. Les
premiers chèques de redevance sont entrés. Je me souviens qu‘à l‘arrivée du
premier chèque au montant de 165 $, nous avons célébré ça en changeant
tout le mobilier de la maison. […] Compo me payait aux trois mois.
Souvent, on avait hâte de voir arriver le chèque des droits d‘auteur pour
payer le loyer. (Martel et Boulanger 1983 : 82).
Les relations de Marcel Martel avec sa compagnie de disques indiquent elles aussi qu‘il
était un chanteur important chez Starr. Le chanteur estime qu‘il est l‘artiste qui eu le plus
souvent accès au studio de Compo entre 1948 et 1956 (Martel et Boulanger 1983 : 90).
215
Qu‘on prenne au sérieux ou non cette affirmation, les passages en studio correspondaient à
une véritable demande puisque Marcel Martel n‘était pas sous contrat et que Compo
l‘invitait en studio quand la demande se faisait sentir (90). Dès la parution de son premier
disque, les demandes qui, selon Marcel Martel, « affluent chez Compo », suscitent une
seconde séance quelques mois plus tard (82). Avec Marcel Martel, Starr peut graver
plusieurs disques à la fois et les mettre en marché plus tard, ou encore faire paraître
plusieurs disques d‘un même artiste simultanément, comme la compagnie le faisait avec le
soldat Lebrun en 1943 (Thérien 2004 : 6-7).
Le nombre de disques produits par les artistes peut également agir comme un
indicateur de leur succès selon Robert Thérien : « les compagnies de disques n‘étant pas
des associations philanthropiques, on peut présumer que le nombre de disques mis en
marché témoigne assez fidèlement de l‘intérêt que portait le public à un artiste donné »
(Thérien 2003 : 160). Robert Thérien a compilé les enregistrements produits au Québec
avant 1950. Roland Lebrun se place au 11e rang des artistes ayant le plus enregistré au
cours des années 1940, avec 27 disques, ce qui correspond grosso modo à 54 chansons56, et
Willie Lamothe atteint le 14e rang avec 17 disques pour 34 chansons. (Thérien 2003 : 215)
Marcel Martel va enregistrer 32 chansons entre 1947 et 1950, et Paul Brunelle 46 chansons
entre 1945 et 1950 (Thérien 2003 : 218). Ces chiffres peuvent sembler peu élevés en
comparaison avec le nombre d‘enregistrements produits par d‘autres artistes du disque de
l‘époque. Isidore Soucy, par exemple, a gravé 346 pièces musicales entre 1926 et 1950
(Thérien 2003 : 217). Toutefois, il ne faut pas oublier que les chanteurs country-western
amorcent leur carrière sur disque dans les années 1940 et que celle-ci s‘étend bien au-delà
de 1950. Robert Thérien a aussi évalué le nombre d‘enregistrements produits par ces
artistes après 1950, sans toutefois fournir de données par décennie. Le nombre de chansons
enregistrées par Marcel Martel après 1950 est évalué à 332; Paul Brunelle 268, Willie
Lamothe 182 (Thérien 2003 : 218).
56
Un disque 78 tours correspondait généralement à la mise en marché de deux chansons du même interprète.
Dans certains cas cependant, les deux faces d‘un même disque pouvaient présenter deux interprètes différents.
Par exemple, en 1942, Starr fait paraître un disque présentant en face A « La lettre d‘un soldat canadien »
interprétée par Roland Lebrun, et en face B « La réponse à la lettre d‘un soldat canadien » interprétée par
Luiza Lebel.
216
Si le country-western semble bel et bien avoir fait l‘objet d‘une demande de la part
du public, on peut aussi penser que la formule, en plus, a séduit les producteurs de disques
par sa grande rentabilité. Avec les chanteurs country-western, la compagnie n‘a pas à
engager des musiciens de studio, les chanteurs s‘accompagnant eux-mêmes ou amenant un
musicien. Marcel Martel a demandé à son ami Laurent Joyal de l‘accompagner en studio
pour sa première séance, puis travaillera seul en studio pendant 10 ans (Martel et Boulanger
1983 : 82). Willie Lamothe et Paul Brunelle ont eux aussi commencé par enregistrer seuls
avant de constituer des groupes spécialement pour leurs séances d‘enregistrement. Il est en
tout cas évident que les enregistrements country-western produits chez Compo sont réalisés
avec moins de soin que d‘autres. Les séances semblent se dérouler assez rapidement, avec
le moins de reprises possible, et ne sont parfois constitués que d‘une seule piste. Marcel
Martel raconte ainsi sa première séance d‘enregistrement dans le studio de Compo :
Un gros micro 44 de RCA au milieu de la pièce et silence « On tourne »…
[…] on gravait directement le disque sur une plaque de cire ou d‘acétate.
Quand on se trompait, il fallait détruire la plaque et recommencer sur une
nouvelle… Ça coûtait cher, alors, attention messieurs! […] « La chaîne de
nos cœurs » a été gravée du premier coup tandis que « Souvenirs de mon
enfance » a exigé une reprise parce que Laurent avait fait un bruit avec le fer
de sa guitare hawaïenne. (Martel et Boulanger 1983 : 79).
Si Marcel Martel affirme qu‘il fallait recommencer lorsqu‘une erreur se produisait en cours
d‘enregistrements, on retrouve tout de même sur le marché plusieurs enregistrements où
des erreurs d‘exécution subsistent. Dans « La destinée », Roland Lebrun se trompe dans les
paroles et bafouille au milieu de la première strophe de la chanson (extrait sonore 4.2); on
entend le même type d‘erreur chez Marcel Martel dans le deuxième refrain de « Un coin du
ciel » et dans le dernier refrain de « En prison maintenant » (extrait sonore 4.3). L‘aspect
plus léché des autres enregistrements de chansons populaires de l‘époque détonne avec les
enregistrements country-western. Il est vrai que les enregistrements country-western de
l‘époque relèvent d‘une esthétique plutôt naturaliste; à ce compte, il est d‘autant plus
surprenant d‘y percevoir de manière la manipulation de certains paramètres technologiques.
Sur plusieurs enregistrements comportant deux pistes produits au cours des années 1940, on
diminue l‘intensité de la piste d‘accompagnement instrumental avant chaque entrée de la
voix. Une diminution rapide et peu subtile caractérise souvent cette manipulation, comme
217
après l‘introduction de « La mort d‘un cow-boy des prairies » (extrait sonore 4.4).
Cependant, les compagnies semblent tenir à leur écurie de chanteurs country-western, ou du
moins aux revenus qu‘ils représentent, comme en témoignent les accommodements que la
compagnie Starr propose à Marcel Martel. Souffrant de tuberculose, Marcel Martel avait
une santé précaire et, entre des périodes où il pouvait exercer son métier de chanteur sans
trop de difficulté, il connaissait des rechutes qui pouvaient l‘amener à des hospitalisations
prolongées. À partir du 17 avril 1950, il entre pour 9 mois au sanatorium Cook. Pendant ce
séjour, il se rend à Montréal à deux reprises pour enregistrer des nouveaux titres (Martel et
Boulanger 1983 : 95). Puis, son état de santé s‘étant détérioré, le chanteur est transféré pour
18 mois à l‘hôpital de Cartierville, où il reçoit des soins plus spécialisés. Sa production,
selon ses dires, « accuse des retards », et la compagnie demande de nouvelles chansons.
Lors d‘une de ces périodes, la compagnie Compo, qui voulait absolument lui faire
enregistrer des nouvelles chansons, organise son transport de l‘hôpital au studio :
Quelle équipée s‘était [sic] quand les gens d‘Apex ont décidé que j‘allais
enregistrer. Il me semblait que ça aurait été plus facile d‘apporter le studio
dans ma chambre… que ma chambre dans le studio. Une camionnette de
déménagement de pianos est venu [sic] me chercher et les « déménageurs »
m‘ont traité comme un objet fragile qu‘il ne faut pas casser en chemin ! […]
J‘ai alors réalisé ce que je représentais pour eux. Une petite fortune… […]
Le souffle était bien court et les lignes de mes chansons… trop longues. On a
recommencé aussi souvent que j‘étouffais. Tout le monde avait une patience
d‘ange avec moi […] Durant cette mémorable session, je n‘ai enregistré que
quatre chansons. (Martel et Boulanger 1983 : 104-105)
Cinq ans plus tard, le scénario se répète, et Compo fournit le transport au chanteur pour une
double session d‘enregistrement (Martel et Boulanger 1983 : 160).
Même si la scène et la radio, selon Robert Thérien, étaient les vrais indicateurs de
succès, et qu‘un chanteur pouvait faire carrière en enregistrant très peu (Thérien 2003 :
216), le contraire semble aussi vrai. Pendant une période particulièrement difficile sur le
plan de la santé, Marcel Martel passe trois ans sans monter sur scène, mais continue
pourtant de connaître la faveur du public : « Il y a dans tout cela un phénomène que je ne
comprends pas encore aujourd‘hui et je suis quand même très reconnaissant à mon public
qui continuait de m‘encourager, d‘acheter mes disques, même si on ne m‘avait pas vu sur
218
une scène depuis une éternité ou deux ! » (Martel et Boulanger 1983 : 113) Pour le
chanteur, le disque est d‘ailleurs perçu comme une véritable mesure du succès :
Le seul sondage valable auquel j‘ai toujours cru, c‘est le rapport de mes
redevances : au moins là on est certain de plusieurs choses : le disque a été
imprimé en tant de copies, il y en a une quantité qui a été livrée chez les
marchands de musique, de ce nombre il y en a qui ont été vendus… De cette
quantité les marchands de musique en ont rapporté les chiffres de vente […]
(Martel et Boulanger 1983 : 89).
Le disque a donc son importance dans le maintien des carrières des chanteurs countrywestern. Il leur fournit un revenu suffisant, et leurs enregistrements semblent rentables pour
les compagnies de disques. Les pionniers du country-western connaîtront des carrières
phonographiques durables qui, comme le montrent les chiffres compilés par Robert
Thérien, composent une production abondante.
4.3.3 La scène
Les spectacles constituent une part importante des activités professionnelles des chanteurs
country-western. La scène leur permet de faire la promotion de leurs disques, qui ne semble
pas avoir été prise en charge par les compagnies de disques, et génère aussi des revenus
importants pour les artistes. Ces derniers peuvent s‘assurer d‘une présence régulière dans
certaines salles de spectacle, la prospérité de l‘après-guerre qui perdure amenant un public
nombreux dans les cabarets et les hôtels de ces villes régionales. En 1948, Marcel Martel
avait constitué un orchestre avec lequel il jouait régulièrement à l‘hôtel Windsor de
Drummondville. C‘était, selon Marcel Martel, le cabaret le plus populaire de la ville, et il
refusait des spectateurs tous les soirs (Martel et Boulanger 1983 : 84). Quant à Willie
Lamothe, sa première troupe se produit, pendant l‘année 1949, à l‘hôtel Château de SaintJovite (Le Serge 1975 : 59) et il joue pendant un mois à l‘hôtel Commercial de RouynNoranda en 1949 ou en 1950 (Le Serge 1975 : 56).
Les chanteurs country-western organisent aussi des tournées qui les amènent dans
plusieurs régions du Québec. Ces déplacements ne sont pas organisés par les compagnies
de disques mais par les chanteurs eux-mêmes, qui s‘occupent de gérer tous les aspects de
ces tournées autoproduites. C‘est le cas de Willie Lamothe et de son épouse Jeannette qui,
dès 1946, commencent à louer des salles pour des spectacles, souvent des salles paroissiales
219
et des sous-sols d‘église dans des petites localités (Lamothe 1991 : 25). Le succès est au
rendez-vous et, dès les premiers spectacles, le chanteur remplit souvent ses salles et peut
gagner en une fin de semaine le double du son salaire hebdomadaire que lui verse l‘usine
Goodyear (Lamothe 1991 : 24-25). Jeannette Lamothe participe activement à ces tournées
et confectionne les costumes et les décors des spectacles, réalise et pose les affiches, tient la
comptabilité et vend les billets et les programmes à la porte des salles (Lamothe 1991 : 68).
Leur première tournée les amène au Saguenay, où le chanteur se produit entre autres à
Jonquière et à Saint-Joseph-d‘Alma. Le couple organise lui-même la publicité, traînant une
imprimerie portative qui leur permet de presser les affiches et les programmes (Le Serge
1975 : 65; Lamothe 1991 : 68). Willie Lamothe distribue lui-même les affiches dans les
magasins et fait des passages à la radio pour attirer le public. Les efforts semblent porter
fruit, et le chanteur aurait attiré 800 spectateurs à Jonquière (Le Serge 1975 : 67). Willie
Lamothe répète la même formule à Matane et à Amqui où il loue deux théâtres (68). Il fait
la promotion de ses spectacles à la radio de CKBL, à Matane (69). À Matane, le grand
nombre de spectateurs incite Lamothe à offrir deux représentations la même soirée et une
matinée pour les enfants le lendemain (Le Serge 1975 : 69; Lamothe 1991 : 70-71). Lors
d‘une tournée dans le Bas-Saint-Laurent, Willie et Jeannette Lamothe reviennent avec
8 000 $ en poche (Lamothe 1991 : 68). Dès 1952, Marcel Martel organise lui aussi des
tournées qui amènent son ensemble jusqu‘en Gaspésie et en Abitibi. Il se charge aussi luimême de la publicité en faisant le tour des villages avec sa voiture équipée de haut-parleurs
qui annoncent le spectacle de « Marcel Martel et ses amis de l‘Ouest » qui promettent « du
chant, de la comédie, de la musique » (Martel et Boulanger 1983 : 115). À propos de sa
tournée de 1956, Marcel Martel dit être « le chef d‘orchestre, le compositeur, le chauffeur,
le gérant et le publiciste »; il traîne une roulotte qui contient les instruments et le matériel
publicitaire et les programmes (Martel et Boulanger 1983 : 149). Son épouse, Noëlla
Therrien, participe aussi aux tournées. En 1948, Paul Brunelle organise une tournée estivale
de la Gaspésie. Selon Mario Gendron, sa tournée lui rapporte 1 000 $ en une semaine. Son
salaire d‘ouvrier à la Miner Rubber n‘est alors que de 32 $ par semaine. Le succès remporté
sur scène lui permet alors de quitter son emploi (Gendron 2011a : s.p.).
Bien qu‘il soit assuré dans une large mesure par l‘autoproduction et
l‘autopromotion, le succès rencontré sur scène par les chanteurs country-western s‘inscrit
220
aussi dans des réseaux bien établis de l‘industrie du spectacle de l‘époque. Marcel Martel,
Willie Lamothe et Paul Brunelle ont tous trois été recrutés au sein des grandes troupes de
variétés de leur temps, avec qui ils ont aussi entamé des tournées provinciales. En 1942,
cinq ans avant d‘enregistrer son premier disque, Marcel Martel se produit avec un de ses
premiers groupes, les Lone Rangers, à la salle paroissiale de Saint-Joseph-de-Drummond,
ce qui lui vaut d‘être engagé pour un spectacle de variétés au théâtre Drummond. Il y
partage alors la scène avec Ovila Légaré qui l‘invite en tournée avec sa troupe (Martel et
Boulanger 1983 : 38-40). En 1950, Paul Brunelle, qui est déjà bien connu, commence à se
produire en tournée avec la troupe d‘Antoine Grimaldi, la Troupe des soirées du bon vieux
temps. Il est la vedette du groupe, qui présente aussi des sketchs et de la danse, et poursuit
en parallèle sa carrière solo. C‘est cette association entre Paul Brunelle et la Troupe des
soirées du bon vieux temps qui donne l‘idée à Jean Grimaldi, le frère d‘Antoine, de recruter
Willie Lamothe en 1951 pour sa propre troupe (Gendron 2011a. : s.p.), au sein de laquelle
le chanteur se produit aux côtés d‘Olivier Guimond et de Manda Parent (Le Serge 1975 :
59-60). Il organisera plus tard les tournées de la troupe (77), et participera aussi pendant
deux ans aux tournées provinciales de la troupe de la Living Room Furniture57 (78).
Au sein de leurs propres troupes, les chanteurs country-western s‘inspirent du
modèle des variétés. Paul Brunelle achète en 1951 la troupe d‘Antoine Grimaldi. La
tournée estivale de Marcel Martel en 1956 se nomme « Variétés ‘56 » et comme la Troupe
des soirées du bon vieux temps, celle de Marcel Martel présente des sketchs et propose des
tirages pendant le spectacle (Martel et Boulanger 1986 : 149). Willie Lamothe embauchait
lui aussi des comédiens, des danseurs et des « talents » en tous genres. Il évoque avec
humour la participation de Michel Messier à une de ses tournées :
Michel Messier était un phénomène bien avant de se joindre à ma troupe et
ses exploits faisaient les délices des salons huppés. Il tirait une voiture avec
ses dents, avalait des lames de rasoir, se perçait les joues avec des aiguilles,
mangeait des disques et traversait la scène en soutenant une femme entre ses
dents. (Le Serge 1975 : 69)
57
La Living Room Furniture commanditait le concours du même nom diffusé sur les ondes de CKAC dont il
a été fait mention plus haut ainsi que dans le chapitre 1 à propos des débuts de Paul Brunelle; il en sera plus
longuement question dans la section 4.3.4 portant sur la radio et dans la section 4.3.5 portant sur les goûts du
public.
221
Dans les localités dépourvues de salles de spectacle ou de cabaret, ces représentations
devaient viser un public familial, puisqu‘elles devaient se donner dans les salles
paroissiales. Marcel Martel explique l‘importance du soutien des curés, qu‘il fallait
convaincre de laisser la troupe se produire :
[L]a collaboration des bons curés nous était fort précieuse pour les spectacles
de fin de semaine. Du lundi au jeudi soir, on faisait à peine nos frais, mais
les vendredis, samedis et dimanches, ça fonctionnait fort. Les annonces du
haut de la chaire étaient gratuites. Dans toutes les paroisses, je prenais bien
soin d‘expliquer à monsieur le curé que j‘étais un homme malade et que
j‘avais besoin de gagner ma vie et celle de ma famille. (Martel et Boulanger
1983 : 116)
La Troupe des soirées du bon vieux temps préparait quant à elles sa venue par des lettres
d‘intention. La lettre reproduite ci-dessous (figure 3), envoyée par Antoine Grimaldi à un
curé, présente le spectacle offert par la troupe comme distingué, « propre et dénué de tout
double sens »; elle propose aussi une formule avantageuse à la paroisse d‘accueil du
spectacle en lui promettant la moitié des bénéfices. Bien que ces tournées provinciales aient
été importantes pour les chanteurs country-western, ceux-ci se produisent aussi sur les
scènes de la métropole. À mesure que leur popularité grandit, Paul Brunelle et Willie
Lamothe sont amenés à se produire de plus en plus à Montréal. En 1952 et 1954, Willie
Lamothe assure la première partie du spectacle de Gene Autry, qui se produit au Forum (Le
Serge 1975 : 82). En 1955, le chanteur s‘affiche pendant 15 soirs au National, et Paul
Brunelle se produit au Théâtre Canadien pendant trois semaines (Godin 1965 : 39).
222
Fig. 3 — Proposition de services pour la Troupe des soirées du bon vieux temps. Archives
de Saint-Hyacinthe. Avant 1951.
Malgré les aménagements avec les pouvoirs traditionnels qui ont été nécessaires aux
artistes country-western pour pouvoir se produire en région, ceux-ci sont avant tout des
223
diffuseurs de la culture urbaine sur le modèle des spectacles de variété et où les reprises de
chansons populaires de l‘époque occupent une place importante. La radio leur offre une
tribune particulièrement importante et ils y diffusent, en ville et en région, leur propre
répertoire et les demandes spéciales du public.
4.3.4 La radio
Si les années 1940 ont vu le disque pénétrer enfin dans la majorité des foyers, la radio était
toutefois, dès le début de la décennie, le média le plus répandu. Dans un article portant sur
l‘histoire de la radio au Canada français, Elzéar Lavoie s‘est penché sur le recensement
canadien de 1941, qui indique que la radio est alors présente chez 70,6 % des familles
québécoises (Lavoie 1971 : 25-26)58. En 1947, la radio rejoint 88 % des foyers québécois
(Linteau et al. 1989 : 176). En 1944, Albert Lévesque publie une étude sur les habitudes
culturelles de l‘élite canadienne-française. Sur les 1 699 familles habitant au Québec qu‘il a
sondées, comprenant des cultivateurs, des hommes d‘affaires et de métier ainsi que des
professionnels, 90 % possédaient un récepteur de radio (Lévesque 1944 : 121); chez
certains groupes, la pénétration de la radio semble donc encore plus grande que la moyenne
québécoise.
Les chanteurs country-western profitent de cet important moyen de diffusion, et
tous les pionniers du country-western font leurs débuts à la radio avant d‘enregistrer. Suite
à sa victoire au concours du Palais Montcalm, Roland Lebrun connaît un fort succès à la
radio de CHRC à Québec. La demande d‘une lectrice dans La Patrie du dimanche 18
janvier 1942 (19) pour les paroles de la chanson « L‘adieu du soldat » paraît d‘ailleurs un
peu moins d‘un mois avant la parution du disque, ce qui laisse croire que la chanson, autant
que le chanteur, connaissait un certain succès à la radio avant son enregistrement. Le
parcours de Paul Brunelle est semblable. Il remporte à deux reprises, en 1942 et en 1944, le
concours d‘amateurs commandité par la Living Room Furniture. Un article paru dans
Radiomonde en janvier 1942 indique que ce concours était diffusé lors de l‘émission « En
chantant dans le vivoir », diffusée sur les ondes de CKAC et animée par Bernard Goulet.
Les performances étaient enregistrées en direct du théâtre Château et se déroulaient devant
58
Le recensement de 1941 indique que le Québec compte alors 25 % des ménages canadiens et 22.5 % des
postes de radios domestiques du Canada. C‘est sur ces données que l‘auteur fonde son calcul, qui révèle que
70,6 % des ménages québécois possèderaient leur poste de radio.
224
public (Radiomonde 24 janvier 1942 : 13). C‘est cette présence à la radio qui vaut à Paul
Brunelle d‘être recruté par RCA Victor. Quant à Willie Lamothe, c‘est d‘abord à la radio
qu‘il prend contact avec le public. Enrôlé volontaire pendant la guerre, il divertit les troupes
lors des army shows et écrit pour les soldats de nouvelles paroles sur des airs folkloriques
dont il vend des copies aux recrues (Le Serge 1975 : 40-41). Ferdinand Biondi, présentateur
et directeur artistique à CKAC, entend Willie Lamothe lors d‘un des army shows auquel il
participe et l‘invite à la radio. Le chanteur conquiert alors de nombreuses admiratrices et
l‘un d‘elles lui confectionne son premier costume de cow-boy (Lamothe 1991 : 46; Le
Serge 1975 : 43). Marcel Martel se fait lui aussi remarquer par un homme de radio. Au
début des années 1940, le chanteur est déjà bien implanté dans le circuit musical de
Drummondville. Il a même réussi, on l‘a vu, à se faire recruter par Ovila Légaré, avec qui il
est parti en tournée en 1942. En février 1944, il reçoit sa lettre de mobilisation et c‘est lors
de l‘examen médical obligatoire qu‘on diagnostique sa tuberculose. Le 13 mars 1944,
Marcel Martel entre au sanatorium Cook, à Trois-Rivières. À l‘été 1944, lors d‘une fête où
il joue pour divertir les autres malades, le directeur des programmes de CHLN, une station
de radio de Trois-Rivières, l‘entend jouer et lui demande d‘aller interpréter quelques
chansons sur les ondes. Marcel Martel se rend tous les après-midis dans les studios de la
station et y interprète en direct les demandes spéciales des auditeurs, très souvent des
chansons du soldat Lebrun, qui sont dédiées aux malades des autres hôpitaux de TroisRivières (Martel et Boulanger 1983 : 45-52). En 1947, Maurice Bienvenue, sous le
pseudonyme de Jimmy Debate, anime son émission hebdomadaire CHLP, à Montréal,
émission annoncée dans les pages de La Patrie, propriétaire de la station (La Patrie,
dimanche 5 janvier 1947 : 59).
Même après leurs débuts sur disque, les chanteurs country-western continuent d‘être
présents à la radio au cours des années 1940 et 1950, parfois comme animateurs. En 1945,
Paul Brunelle anime une émission sur les ondes de CKAC (Gendron 2011a : s.p.). De 1955
à 1957, il animera aussi une émission quotidienne d‘une heure sur les ondes de CKVL, à
Verdun, Paul Brunelle et ses troubadours du Far-West (Charlebois 1976 : s.p.). En 1946, la
station CHEF de Granby engage deux chanteurs country-western, Marcel Martel et Roland
Tétrault (né en 1917), qui chantent en direct les demandes du public à 6 h du matin, chacun
leur tour (Martel et Boulanger 1983 : 71-72). En 1947 et 1948, Willie Lamothe anime
225
Willie Lamothe et ses chansons, une émissions hebdomadaire présentée sur les ondes de
CJSO à Sorel (Gendron 2011b : s.p.). Seul à la guitare, il interprète ses chansons et
« dédicace » des disques, ce qui consistait sans doute à faire jouer les demandes spéciales
du public (Le Serge 1975 : 71-72). En 1950, il fait son entrée à CKVL et y anime Willie
Lamothe et ses cavaliers des plaines, une émission hebdomadaire enregistrée au Café
Saint-Jacques, au coin de Ste-Catherine et St-Denis, qui sera diffusée pendant plusieurs
années. En 1952, il obtient avec CKAC son deuxième engagement radiophonique à
Montréal et y présente une série d‘émissions intitulée Au Far-West. Il poursuit sa
participation à la programmation de CKVL en parallèle, où il restera 10 ans, ce qui lui
assure une présence prolongée et hebdomadaire sur les ondes montréalaises (Le Serge
1975 : 75-77). La chanson country-western a donc réussi à pénétrer dans la métropole par le
biais de la radio dès le début des années 1950. CHLP, une autre station métropolitaine,
semble faire une certaine place au country-western dans ses émissions généralistes dès la
fin des années 1940. Le samedi, une case horaire est réservée à un « orchestre vedette ». Le
samedi 3 janvier 1948, on y annonce la venue de Curley Hachey (le frère de Bobby
Hachey) and His Sunset Palyboys (La Patrie, samedi 3 janvier 1948 : 34).
Le country-western est aussi présent dans des émissions qui lui sont consacrées et
auxquelles les chanteurs ne sont pas associés. CHRD, la première station de radio à diffuser
à partir de Drummondville, ouvre ses portes en décembre 1954 et consacre dès son
ouverture deux émissions quotidiennes à la musique country-western, tôt le matin et en
après-midi (Martel et Boulanger 1983 : 133). Le phénomène existe dès les années 1940;
l‘émission Ranch 550 mise en ondes à CHLN (Trois-Rivières), fait jouer des disques
country et western. La radio semble d‘ailleurs contribuer au succès des disques enregistrés
par les chanteurs country-western. C‘est à cette émission que Marcel Martel entend pour la
première fois sur les ondes sa chanson « La chaîne de nos cœurs », qu‘il a enregistrée
quelques mois plus tôt. Selon les dires du chanteur, sa chanson aurait alors été mise en
ondes trois fois en deux heures d‘émission (Martel et Boulanger 1983 : 81). La radio
contribue aussi au succès des tournées des musiciens, qui y font leur publicité. Marcel
Martel raconte que « dans les villes où il y avait un poste de radio, le succès était assuré. On
sentait bien que mes disques étaient connus et que les gens voulaient me voir » (Martel et
Boulanger 1983 : 116). Lors d‘une tournée en Abitibi, la station CKRN – Radio Nord
226
prépare un accueil « triomphal » avec escorte pour la troupe de Marcel Martel, et les billets
sont déjà tous vendus (Martel et Boulanger 1983 : 126).
L‘importance accordée à ces chanteurs sur les ondes était sans doute variable d‘une
région à l‘autre. Les programmations publiées dans les journaux, où le titre des émissions
est souvent la seule information fournie, ne constituent pas indicateur fiable de la présence
des ces artistes. Maurice Bienvenue, par exemple, bien avant de mener sa propre émission
sous le nom de Jimmy Debate, a animé dès la fin des années 1930 Les Vive-la-joie à CHLP
aux côtés de Donat Lafleur et d‘Isidore Soucy. Le folklore était sans doute le répertoire
principal interprété par ces musiciens lors de cette émission dont le folkloriste Conrad
Gauthier avait auparavant tenu les commandes. Cependant, il est plausible que Maurice
Bienvenue, un chanteur, y ait apporté un répertoire en partie country-western, d‘autant plus
que les chanteurs country-westen étaient souvent accompagnés, comme on l‘a vu dans le
chapitre 1, par des musiciens de folklore, avec qui ils partageaient un réseau de salles de
spectacle et probablement un certain public. De plus, on sait que certains musiciens
accompagnateurs participaient à plusieurs émissions radiophoniques. Pendant les années
1950, Paul Brunelle et Willie Lamothe animaient tous deux une émission à CKVL,
Brunelle avec ses « Troubadours du Far-West » et Lamothe avec ses « Cavaliers des
plaines ». Bobby Hachey raconte que les deux orchestres étaient en fait le même, changeant
de nom selon le chanteur-animateur en vedette (Hachey 2001 : 137). Bobby Hachey jouait
au sein de cet orchestre maison rattaché à CKVL, qui accompagnait Willie Lamothe pour
son émission enregistrée en direct du Café Saint-Jacques. La biographie de Willie Lamothe
contient une photo de l‘orchestre, composé également d‘un des frères de Bobby Hachey, à
la guitare, de Ruth McLean à la contrebasse et de Fernand Thibault, un violoniste de
folklore (Le Serge 1975 : 71). Il est fort possible que cet orchestre se produisait aussi dans
d‘autres émissions de la programmation de CKVL en plus de celles animées par Willie
Lamothe et Paul Brunelle et que ces musiciens contribuaient à faire entendre les sonorités
country-western dans d‘autres circonstances.
Bien qu‘il soit certain que les chanteurs country-western aient été présents à la
radio, souvent comme animateurs, et que la radio ait servi à faire la promotion de leurs
disques et de leurs spectacles, il est difficile de mesurer la place occupée par le country-
227
western dans la programmation des stations de radio de l‘époque. Certains témoignages
donnent au genre une place marginale à la radio; c‘est le cas de celui de Georgette Lacroix,
animatrice à CHRC dans les années 1950, qui soutient que la popularité du country-western
n‘a jamais été de grande envergure (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 154). À
l‘opposé, Willie Lamothe cite une critique publiée à son sujet au début de sa carrière :
Dès qu‘on tourne le bouton d‘un poste de radio on nous rabat les oreilles des
chansons de Willie Lamothe, cette voix de crécelle; quinze ou vingt fois par
jour les gens exigent que l‘on fasse jouer ses chansons. Mais nous sommes
persuadés que son succès ne sera que de courte durée et que très bientôt nous
n‘en entendrons plus parler… (Le Serge 1975 : 65).
Quoi qu‘il en soit, plusieurs témoignages indiquent que le country-western aurait rencontré
les faveurs d‘un public plutôt nombreux, dont les goûts, qui, à l‘époque, s‘expriment en
partie par le biais de la radio, ont contribué à modeler le genre.
4.3.5 Les goûts du public
Grâce à la radio, les chanteurs country-western rejoignent les aspirations du public par le
biais du média moderne par excellence, qui contribue à relayer le sentiment d‘appartenance
à la modernité (Taylor 2005). La proximité du public avec les artistes que permet la radio
contribue assurément à la construction de ce sentiment. Les émissions en direct et les
demandes spéciales exécutées par les chanteurs country-western permettent au public
d‘entretenir une relation presque intime avec le public, dont les goûts s‘exprimant par les
demandes spéciales, mais aussi par les concours d‘amateurs et le courrier destiné ses
vedettes semble avoir joué un rôle important dans les trajectoires des premiers chanteurs
country-western.
Les carrières de Paul Brunelle et de Roland Lebrun ont été lancées grâce à des
concours amateurs; ceux-ci se déroulent devant public, et on peut penser que les réactions
de ce dernier influençaient l‘élection des vainqueurs. Ce qui semble certain, c‘est que les
émissions radiophoniques consacrées aux amateurs étaient très populaires. Dans L’Action
nationale de février 1947 (29 no 2), Jacques Beauchamp s‘attaque à cet engouement dans
un article intitulé « Un peuple a la radio qu‘il veut » (« Chronique de la radio », 155-161).
Il collige plusieurs renseignements publiés dans Radiomonde, qui révèlent le goût du public
radiophonique des années 1940 pour les émissions mettant en vedette des amateurs. Ainsi,
228
pour les années 1944 et 1946, l‘émission la plus populaire est En chantant dans le vivoir,
qui diffuse sur les ondes de CKAC le concours de la Living Room Furniture et qui est
écoutée par 35,9 % des auditeurs. Une seconde émission diffusant des performances
d‘artistes amateurs se retrouve dans le palmarès des 10 émissions les plus écoutées en 1946,
soit Les talents de chez nous. Selon Beauchamp, qui déplore la situation : « Les
programmes dits ―d‘amateurs‖ restent l‘une des formules que le public apprécie le plus.
Voilà pourquoi la radio montréalaise diffuse cinq soirées d‘amateurs. » (156) Les victoires
de Roland Lebrun et de Paul Brunelle à des concours suscitant une telle popularité
m‘apparaissent comme un indice de l‘engouement du public pour les chanteurs amateurs
s‘accompagnant à la guitare et pour leurs voix, qui détonnent dans le paysage de la musique
populaire à l‘époque. Il semble qu‘ils aient incarné une formule correspondant bien aux
aspirations d‘une partie du public.
La carrière de cow-boy chantant qu‘a embrassée Willie Lamothe semble avoir
découlé des préférences du public d‘une manière toute aussi directe. Dès son plus jeune
âge, Willie Lamothe a voulu faire carrière comme artiste. Dès l‘âge de 12 ans, il joue dans
des troupes de théâtre amateur. Il enseigne la danse et rêve de devenir danseur
professionnel, et il se produit sur scène pendant son service militaire. C‘est en quelque sorte
l‘engouement des auditrices de CKAC qui l‘amène à adopter l‘attirail de cow-boy, alors
qu‘il se produit encore sous le surnom de « sergent chantant ». Son épouse raconte les
réactions suscitées par ses apparitions sur les ondes de cette station en 1943 : « Willie se
découvrit alors des marraines de guerre qui lui faisaient parvenir des photos, des colis et
même de l‘argent quand ce n‘était pas des lettres d‘amour enflammées. […] Il avait enfin
trouvé sa voie. Jamais plus il n‘allait déroger de ce domaine qui lui avait apporté ses
premiers véritables succès. » (Lamothe 1991 : 46) Willie Lamothe relate la même anecdote
dans sa biographie (Le Serge 1975 : 43). Il s‘aperçoit également de l‘engouement pour les
chansons western après son retour à la vie civile, lors d‘un spectacle donné avec son ami
Victor Martin pour les commis-voyageurs de RCA Victor. Après avoir joué quelques reels
et des chansons connues devant un public tiède, on lui demande s‘il peut faire des chansons
western. Willie Lamothe, qui en avait composé une, « Au loin dans ma vallée », l‘interprète
alors avec succès. Il raconte que c‘est à ce moment qu‘il a eu la certitude d‘avoir enfin
trouvé un créneau qui lui convenait (Le Serge 1975 : 49).
229
Dès les débuts de la radio, les demandes spéciales et l‘engouement pour certains
types d‘émissions contribuent à modeler le contenu radiophonique. Jean Duberger, Jacques
Mathieu et Martine Roberge affirment que « [p]ratiquement dès les débuts, la réaction des
auditeurs et des auditrices a influencé la nature de la programmation » (Du Berger, Mathieu
et Roberge 1997 : 13); grâce à la radio, « les goûts et les sensibilités de la population
s‘imposaient face au discours d‘autorité » (12). Selon les chercheurs, cette attention portée
au public a révélé non seulement les goûts de celui-ci mais aussi son fractionnement en
plusieurs groupes : « Il fallait plaire à la clientèle; très tôt, aux clientèles. » (13) Marcel
Martel affirme d‘ailleurs que la radio a permis aux chanteurs country-western de demeurer
en contact avec les réactions du public. En 1954, le chanteur se réjouit de la fondation à
Drummondville de la station CHRD : « la mise en onde prochaine d‘un poste de radio
locale m‘intéresse beaucoup. Pour moi, c‘est extrêmement important de savoir ce que le
monde ordinaire veut entendre. Je crois que les meilleurs sondages ne peuvent jamais
remplacer ce que les gens disent sur les ondes » (Martel et Boulanger 1983 : 131). Il en sait
quelque chose; l‘émission à laquelle il participe à CHLN lors de son séjour au sanatorium
Cook et qui est dédiée aux malades des hôpitaux de la région passera, après trois semaines
en ondes, de 15 à 30 minutes à cause de la forte demande (Martel et Boulanger 1983 : 52).
À la radio, les chanteurs country-western demeurent donc près des goûts du public et
Marcel Martel devient un spécialiste des demandes spéciales. C‘est ce qu‘il fait sur les
ondes de CHLN, mais aussi à CHEF à Granby, comme on l‘a vu. Les chanteurs countrywestern se font ainsi les diffuseurs des grands succès de l‘époque, à la radio comme sur
scène. Marcel Martel est un interprète chevronné des chansons de Tino Rossi, qui
correspondent bien à son style sentimental, et chante aussi les succès country canadiens et
américains; il adaptera d‘ailleurs en français des chansons de Hank Snow (« La chaîne de
nos cœurs » est une adaptation de « You Broke the Chain That Held Our Hearts »), de
Jimmie Rodgers (Marcel Martel reprend « In the Jailhouse Now » en 1956 sous le titre « En
prison maintenant ») et de la famille Carter (« Hello Central »). Quant à Willie Lamothe, il
intègre entre autres à ses spectacles le répertoire de Charles Trenet, qui correspond à son
style plus fantaisiste (Lamothe 1991 : 71). La formule des variétés que ces chanteurs
adoptent lors de leurs tournées leur permet cette liberté; elle est perméable aux nouveautés,
230
aux succès populaires du moment, et à leurs débuts, les chanteurs country-western
possèdent un répertoire qui dépasse largement leur discographie.
À propos des demandes spéciales, la chronique « Les ondes de la capitale »
rapportait dans Radiomonde en février 1942 (11), qu‘une « réglementation de la radio »
avait interdit temporairement les demandes spéciales et que les conséquences avaient été
une diminution du courrier des neuf dixièmes dans un « certain poste local », probablement
CHRC. Duberger, Mathieu et Roberge confirment que ce poste recevait un courrier très
abondant de demandes spéciales, notamment pendant la guerre, pour des chansons du
soldat Lebrun (Duberger, Mathieu et Roberge 1997 : 154-155). Le chroniqueur de
Radiomonde analyse le phénomène de la façon suivante :
Il en ressort en évidence que pour la plupart des correspondants ou
correspondantes, la plus douce mélodie qu‘ils demandaient à la radio, c‘était
dans la mention de leur nom qu‘elle se trouvait… le plus grand plaisir
esthétique ne tenait à rien d‘autre qu‘à l‘audition de ces quelques
syllabes… » (Radiomonde 21 février 1942 : 11).
Cet engouement du public pour sa propre présence en ondes se manifeste aussi par la
création d‘émissions régionales. À Drummondville par exemple, avant la fin de l‘année
1954 marquée par la fondation de la station CHRD, la ville ne dispose pas de station de
radio. Elle capte cependant les ondes de plusieurs stations avoisinantes, notamment celles
de CHLN, de Trois-Rivières, qui inclut dans sa programmation des émissions pour
différentes villes de la région couverte par son antenne. CHLN diffuse ainsi « L‘heure de
Drummondville », émission à laquelle participe Marcel Martel et son orchestre (Martel et
Boulanger 1983 : 83). Le même phénomène avait marqué le premier passage de Marcel
Martel à CHLN, lors de son hospitalisation dans la ville de Trois-Rivières. À la suite du
succès de son passage quotidien en ondes, un autre hôpital demande à ce que le chanteur
consacre un quart d‘heure de l‘émission à ses malades, et la formule sera reprise à Roberval
(Martel et Boulanger 1983 : 52-53).
Certains témoignages indiquent que dans certains cas, le public a décidé du succès
d‘une chanson, en dépit des prédictions des chanteurs eux-mêmes. Ainsi, Marcel Martel fait
paraître en 1952 « Un coin du ciel », qu‘il place en face B de la chanson « Bonsoir mon
amour ». C‘est en fin de compte « Un coin du ciel » qui connaîtra un grand succès (Martel
231
et Boulanger 1983 : 125) et deviendra la chanson phare de son répertoire. Jeannine
Lamothe raconte de son côté les doutes qu‘entretenait Willie Lamothe face à « Je chante à
cheval », qui est restée l‘une de ses chansons les plus connues :
Un exemple est la chanson « Je chante à cheval », une chanson pourtant en
laquelle il ne croyait pas et qui est devenue, en quelques semaines
seulement, un succès de palmarès. Il l‘avait enregistrée le 10 novembre
1946. À son retour à la maison il m‘avait dit : « Cette chanson-là ne prendra
jamais avec le public ! Mais je n‘ai pu faire autrement : la compagnie voulait
absolument que j‘enregistre celle-là. Il n‘y a rien à comprendre ! Moi, j‘en
aurais enregistré une autre. » (Lamothe 1991 : 67-68).
La relation entre les artistes country-western et leur public s‘inscrit dans l‘essor du
vedettariat au Québec. À la station CJSO, où il anime son émission hebdomadaire en 1947
et en 1948, Willie Lamothe reçoit un abondant courrier composé de 500 à 600 lettres par
semaine selon ses dires (Le Serge 1975 : 72). Il en reçoit aussi à la maison. Son épouse,
devant l‘abondance des lettres reçues à leur résidence, décide de vendre des photos de son
mari par correspondance à 10 cents l‘unité. Elle affirme avoir reçu plus de 20 000
demandes en quelques mois (Lamothe 1991 : 68). Le chanteur offre sa photo en échange
d‘un billet de spectacle, et Marcel Martel met sa photo dans les programmes de spectacles
qu‘il vend lors de ses tournées, ainsi que les paroles de ses derniers succès (Martel et
Boulanger 1983 : 149). Les chanteurs, autant que leurs chansons, semblent atteindre une
certaine célébrité. Alors que les accompagnateurs sont rarement nommés sur les disques
produits à l‘époque, le nom de Marcel Martel apparaît sur l‘étiquette des disques de son
épouse Noëlla Therrien lorsqu‘il l‘accompagne à la guitare59. La situation est nouvelle : une
décennie plus tôt, ce sont les chansons qui ont du succès, plus que les chanteurs. À ce sujet,
Robert Thérien cite le cas d‘Albert Marier, un des artistes ayant le plus endisqué de son
époque, avec plus de 180 chansons enregistrées entre 1920 et 1937, et qui est aujourd‘hui
est tombé dans l‘oubli (Thérien 2003 : 160-161). Robert Giroux et Jean-Jacques Schira
constatent la même chose pour la première moitié du 20 e siècle. Des 18 artistes qui ont le
plus enregistré entre 1900 et 1950, un seul trouve sa place, par exemple, dans l‘ouvrage La
chanson québécoise écrit par Benoît L‘Herbier (Giroux et Schira 1987 : 63). Les chanteurs
country-western semblent au contraire avoir été appréciés dès le départ autant que leurs
59
Information tirée du catalogue de BAnQ.
232
chansons, et leurs personas de cow-boys, parfois flamboyantes, étaient parfaitement
adaptées à ce type de popularité. Bien que leur pratique ne semble pas avoir été relayée dès
le départ par la presse malgré une présence continue à la radio, ils ont connu des carrières
durables et ont longtemps fait partie du paysage médiatique québécois.
4.3.6 Conclusion
Même en supposant que les données disponibles à propos des ventes de disques, des
revenus et du courrier reçu par les chanteurs country-western soient quelque peu exagérées,
il ne fait aucun doute que ces artistes ont connu un succès considérable et que les chansons
qu‘ils proposaient rejoignaient les attentes d‘un public nombreux. Malgré une absence
quasi totale dans les journaux et revues dépouillés dans le cadre de ce travail, les chanteurs
country-western semblent avoir pu relayer leur musique grâce au disque et à la radio. La
longévité de leurs carrières chez Compo et RCA Victor, à CKVL et à CKAC, indique
assurément que la réponse des auditeurs assurait à ces entreprises, après tout axées sur le
profit, une rentabilité sans laquelle elles n‘auraient pas poursuivi leur association avec ces
chanteurs. En ce sens, le country-western se trouve, dès son émergence, à incarner une
certaine modernité par acclamation. Il faut aussi souligner que, à la radio, le countrywestern trouve sa place dans les médias les plus populaires. Le palmarès publié par
Radiomonde pour l‘année 1946 par exemple montre que 6 des 10 émissions les plus
écoutées sont diffusées par CKAC (Beauchamp 1947 : 155), station où Willie Lamothe et
Paul Brunelle deviendront animateurs chantants quelques années plus tard. Si CKAC
s‘aligne, selon Lavoie, sur la culture de la classe moyenne alors que Ferdinand Biondi y
dirige la programmation de 1948 à 1965 (Lavoie 1986 : 285), la présence des chanteurs
country-western sur ses ondes et la popularité des émissions présentant des amateurs,
notamment la grande faveur rencontrée par En chantant dans le vivoir en 1944 et 1946,
montre que CKAC continue à faire une place aux pratiques musicales du peuple.
La popularité du country-western constitue véritablement un succès moderne, qui
passe avant tout par les médias de masse. Sur le plan du contenu, la première chanson
country-western touche un public épris de chansons sentimentales qui peut trouver dans ce
répertoire un type de chanson intimiste correspondant aux valeurs d‘une certaine modernité
(Lacasse et Savoie 2009 : 169) et mettant en scène un vécu individuel plutôt que collectif et
233
des récits personnels; cette intimité, comme certains effets de spatialisation, passent en
partie par un usage particulier de la technologie par lequel le country-western s‘inscrit dans
la modernité.
4.4 Technologie et discours phonographique
Le disque et la radio ont assuré la diffusion du country-western et ont permis à des
amateurs de s‘intégrer à une industrie professionnelle; la technologie a donc joué un rôle
important dans la circulation des premières manifestations du country-western comme dans
son émergence en tant que genre musical. Le country-western et la technologie sont liés
d‘une manière encore plus étroite si on considère le rôle que joue cette dernière dans les
enregistrements des pionniers. D‘une part, le microphone et la réverbération y servent à la
construction de représentations de l‘intimité. On a surtout abordé la relation entre intimité,
technologie et modernité en montrant comment la radio favorisait la constitution d‘une
relation intime entre l‘auditeur, chez qui la radio est placée au centre de l‘univers
domestique, et l‘émetteur, dont le spécimen par excellence, le crooner, utilise sa voix d‘une
manière qui donne l‘impression de s‘adresser personnellement à chacun et à chacune
(Taylor 2005). Carroll prête à la radio la même importance en ce qui concerne le pouvoir
d‘attraction et l‘ascendant de certains hommes politiques comme Franklin D. Roosevelt,
dont les discours retransmis sur les ondes auraient été délivrés d‘une manière nouvelle,
efficace et adaptée à l‘accès privilégié et intime aux citoyens que ce média lui offrait
(Carroll 2000 : 43-44). On parle moins souvent des effets d‘intimité dans la phonographie.
Pourtant, le rôle du microphone à cet égard est reconnu depuis longtemps, et cet instrument,
comme le faisait remarquer Simon Frith, a permis l‘expression d‘émotions intimes dans
tous les genres populaires (Frith 1996; 270). Les enregistrements country-western
présentent un usage particulier de la technologie qui contribue, tout comme certaines
manières de chanter inspirées des crooners, à la construction de représentations de
l‘intimité. D‘autre part, la technologie y est aussi utilisée, comme le chapitre 3 en faisait
état, à des fins de représentations spatiales. Ces effets d‘intimité et de spatialisation dans le
discours phonographique démontrent une véritable intégration des nouveaux codes de
représentation associés au son, dont la nature a été profondément transformée par le cinéma
(Kahn 1990 : 73) et par l‘enregistrement électrique. Ces codes constituent un nouveau
langage qui découle de la « naturalisation » de la technologie, un autre trait de la modernité
234
populaire (Carroll 2000 : 37). Pour la chanson country-western, le disque, plus qu‘un
support, est un média dont les possibilités contribuent à l‘esthétique des enregistrements.
4.4.1 Intimité
La profonde transformation qu‘a opéré l‘avènement du microphone et de l‘enregistrement
électrique sur la voix en musique populaire est abondamment documentée. Avant 1925, la
voix populaire était généralement produite avec le type de soutien et de projection
qu‘exigeaient les salles de concert dépourvues d‘amplification et l‘enregistrement
acoustique. L‘enregistrement électrique allait enfin permettre la reproduction d‘exécutions
vocales et instrumentales plus douces, la grande sensibilité des premiers microphones les
rendant par ailleurs inaptes à capter sans saturation les sons trop forts et les grands écarts
dynamiques (Greenberg 2008 : 97). Ces deux conditions technologiques président à la
naissance du crooning, une manière de chanter douce et intime, sur le ton de la
conversation (Goldstein 2011 : s.p). Désormais, on pouvait capter les plus faibles émissions
vocales, les voix révélant alors des timbres beaucoup plus individualisés et personnels.
Michael Carroll écrit à ce sujet : « Crooning represented a new direction in music in that
the personal qualities of the singer‘s voice could be emphasized just as power and
projection were de-emphasized, and ever since, popular singers have been recognized by
their particular vocal timbre or idiosyncrasies » (Carroll 2000 : 52-53). Le microphone
permet aussi de capter des variations dans les résonances de la voix, les bruits produits par
le larynx, la langue, les lèvres, et produit ainsi un effet de proximité quasi physique avec la
voix, qui apparaît ainsi plus incarnée. Taylor explique que le crooning, bien que faisant
l‘objet d‘une médiatisation nécessaire, par le biais du disque et de la radio, créait pourtant
un effet d‘intimité beaucoup plus marqué que ce que le concert de l‘époque pouvait offrir.
Les crooners donnaient l‘impression de ne s‘adresser qu‘à un seul auditeur, ou plutôt à
chaque auditeur individuellement, donnant naissance à un mode d‘expression beaucoup
plus personnel dont les interprètes étaient bien conscients (Taylor 2005 : 260-261).
Ces innovations technologiques ont eu un effet semblable, bien que moins connu,
sur la chanson country. Richard Peterson explique que le microphone a transformé, d‘abord
par le biais de la radio, la manière dont les chansons étaient exécutées par les chanteurs
country des années 1920 et 1930. Avant que l‘usage de l‘amplification ne soit répandu pour
235
les performances données sur scène, les chanteurs country, comme les chanteurs de
vaudeville, devaient se faire entendre dans des salles souvent très grandes, et parfois très
bruyantes. Leur style vocal était fondé sur une intensité d‘exécution forte, une bonne
projection de la voix et une prononciation exagérée des paroles, l‘expression des émotions
étant confiée aux gestes plutôt qu‘à la voix. Avec le microphone, il devenait maintenant
possible de chanter plus doucement; à la radio et sur disque, il était nécessaire de confier
l‘expression des émotions nuancées à la voix. Le crooning a eu une influence immédiate
sur les voix des chanteurs country, et le style vocal utilisé auparavant sur scène est
rapidement devenu dépassé et même vieillot (« forced, corny, and distinctly oldfashioned »; Peterson 1997 : 106-107). Comme les crooners, certains chanteurs country,
qui faisaient un usage délibérément intime du microphone, avaient pleinement conscience
d‘offrir à leurs auditeurs une performance qui était perçue comme toute personnelle.
Bradley Kincaid, un compositeur et un chanteur country qui a amorcé sa carrière à la radio
en 1926, adressait ces mots à son public dans un des recueils de chansons qu‘il a publiés :
When I sing for you on the air, I always visualize you, a family group, sitting
around the table of the radio, listening and commenting on my program.
Some of you have written and said that I seem to be talking right to you, and
I am. If I did not feel your presence, though you be a thousand miles away,
the radio would be cold and unresponsive to me, and I in turn would sound
the same way to you. (McCusker 1998 : 179, cité dans Taylor 2005 : 262)
Cet effet d‘intimité et cette vision d‘une relation qui serait personnelle entre le chanteur et
chacun de ses auditeurs sont fondés sur plusieurs éléments qu‘on retrouve dans la chanson
country-western produite au Québec. La voix chantée des chanteurs country-western est
proche de leur voix parlée et présente des caractéristiques individuelles marquées, mises en
valeur par le microphone (4.4.1.1). De plus, plusieurs éléments du crooning sont présents
dans les voix country-western à des degrés divers, contribuant à créer les mêmes effets
d‘intimité tout comme un usage enveloppant de la réverbération; des effets vocaux et
technologiques contribuent aussi à la mise en scène de l‘intimité (4.4.1.2).
4.4.1.1 Voix parlée et voix chantée
Le recours à une voix chantée proche de la voix parlée a été démontré, pour le country
états-unien actuel, dans deux études réalisées par Thomas Cleveland, Ed Stone et Johan
Sundberg (Stone, Cleveland et Sundberg 1999; Cleveland, Sundberg et Stone 2001). La
236
première de ces études comparait les quatre premiers formants des chanteurs country pour
leur voix parlée et pour leur voix chantée; les chercheurs ont conclu que ces deux modes
d‘expression vocale étaient significativement semblables pour ces chanteurs. Pour les
auteurs de l‘étude, les résultats indiquaient clairement que les habitudes articulatoires
employées par les chanteurs country dans la parole n‘étaient pas ou étaient peu modifiées
lors du passage de la parole au chant (Stone, Cleveland et Sundberg 1999 : 167). La
deuxième étude comparait les voix chantées des mêmes chanteurs country avec celle d‘un
chanteur de formation classique. Chez les chanteurs country, l‘étude a démontré que le
formant du chanteur était absent, contrairement à la voix du chanteur de formation
classique dont la voix chantée présentait de manière évidente cette agglomération des
formants supérieurs. Les auteurs concluent que ces résultats confirment ceux de l‘étude
précédente et avancent l‘hypothèse que le recours aux résonances typiques de la voix parlée
dans le chant country aurait un lien avec l‘importance du récit dans ce type de chanson :
In country singing, an essential aspect is to tell the song‘s story line.
Understanding the singer‘s lyrics is preeminent and this goal is fostered if
the singer uses the same acoustic features as in speech. In classical singing,
on the other hand, the timbral similarity between vowels throughout the
singing range is important so that melodic lines are not disturbed by sudden
changes of voice color. (Cleveland, Sundberg et Stone 2001 : 59)
L‘égalité du timbre recherché en chant classique est en effet parfois produite au détriment
de la différenciation des voyelles; dans un contexte où c‘est le récit qui prime,
l‘intelligibilité des paroles nécessite, au contraire, une bonne différenciation des phonèmes,
qui peut se faire au détriment de l‘égalité du timbre. Ces variations de timbre peuvent
d‘ailleurs donner lieu, comme on l‘a vu dans les chapitres 2 et 3, à des variations
structurées et jouant une fonction expressive.
Bien qu‘il soit impossible de reproduire de telles analyses acoustiques à partir
d‘enregistrements mixés et dont les conditions d‘enregistrement sont inconnues, quelques
indices permettent d‘affirmer que les conclusions de Cleveland, Stone et Sundberg
pourraient être étendues au country-western produit au Québec au cours des années 1940.
D‘abord, le formant du chanteur n‘a été détecté, dans les analyses menées pour
l‘élaboration des chapitres 2 et 3, chez aucun chanteur country-western. Les
spectrogrammes des exemples 4.1a et 4.2b montraient d‘ailleurs que ce formant, présent
237
chez Lionel Parent, était absent de la voix de Roland Lebrun. Un enregistrement de Roland
Lebrun comprenant à la fois des passages chantés et des passages parlés, « J‘ai quec‘chose
dans l‘cœur », permet de présenter un autre exemple qui vient appuyer cette hypothèse. J‘ai
isolé la même voyelle, le [A], dans un couplet chanté (le [A] de « là », premier couplet) et
dans une section parlée (le [A] de « ah », première section parlée). Ils sont prononcés de
manière presque identique; l‘extrait sonore 4.5 les fait entendre, enchaînés, comme ils le
sont dans l‘enregistrement original. L‘exemple 4.3 montre les quatre premiers formants de
cette voyelle, qui est chantée en 4.3a et parlée en 4.3b. Pour la voyelle [A], et pour la voix
parlée masculine, les quatre premiers formants sont situés en moyenne autour de 710 Hz
(F1), 1 230 Hz (F2), 2 700 Hz (F3) et 3 700 Hz (F4). Les exemples 4.3a et 4.3b montrent des
valeurs proches de ces valeurs moyennes et, surtout, semblables pour l‘occurrence chantée
et pour l‘occurrence parlée. La même voyelle chantée par Ludovic Huot présente un profil
formantique bien différent. L‘exemple 4.4 montre les formants de la voyelle [A] du mot
« bâton », tirée de l‘enregistrement « Rendez-moi mes montagnes »; l‘extrait sonore 4.6 fait
entendre successivement cette voyelle chantée par Roland Lebrun et par Ludovic Huot, et
confirme que ces deux voyelles chantées sont perçues comme semblables. Si le premier
formant de la voix de Ludovic Huot correspond approximativement à sa valeur moyenne
pour la voix parlée, les formants 2, 3 et 4 sont agglutinés, créant un formant du chanteur. La
voix de Ludovic Huot dans « Rendez-moi mes montagnes », dont l‘extrait sonore 4.7 fait
entendre un extrait plus long, est d‘ailleurs manifestement plus proche d‘une voix classique
que celle de Roland Lebrun. L‘identité de la voyelle analysée ici est toutefois préservée.
Pour Roland Lebrun, le timbre chanté est donc proche du timbre parlé, beaucoup plus que
chez un chanteur comme Ludovic Huot, dont le placement de la voix rappelle, même dans
ses enregistrements de chansons populaires, les techniques du chant lyrique qu‘il pratiquait
aussi.
Il existe donc assurément un lien entre voix parlée et différenciation des voyelles.
Un chanteur utilisant un timbre proche de celui de sa voix parlée a recours aux modes
articulatoires de la parole, qui préservent davantage l‘identité des voyelles, pour tous les
formants. Cet usage de l‘articulation de la voix parlée s‘inscrit tout à fait dans l‘esthétique
de la rupture telle que décrite par Michèle Castellengo (1991) et, j‘ajouterais, de la
variation, comme l‘ont montré les analyses du chapitre 3. L‘articulation parlée modifie
238
également moins les résonances de la voix des chanteurs que le placement de la voix dont
résulte le formant du chanteur, ce qui donne lieu à des voix chantées beaucoup plus
différenciées. Ce type de voix, personnelle et individualisée, a pu émerger dans la musique
populaire, on l‘a vu, grâce au microphone et à l‘enregistrement électrique. Il est possible de
présumer que des comparaisons semblables à celle présentée plus haut nous indiqueraientt
la même proximité entre voix parlée et voix chantée pour Willie Lamothe, Marcel Martel et
Paul Brunelle chez qui le formant du chanteur n‘a jamais été observé. Par ailleurs, ces
chanteurs ont des voix bien distinctes et des styles vocaux individuels facilement
identifiables, et ce, bien qu‘ils fassent un usage parfois semblable de variations de timbre
correspondant à des traits génériques du country-western comme la nasalisation et le
second mode de phonation. Les voix de Roland Lebrun, Wille Lamothe, Marcel Martel et
Paul Brunelle présentent des caractéristiques individuelles marquées tant sur le plan du
timbre que sur celui des techniques et des ornementations privilégiées par chacun. Les
analyses du chapitre 2, par exemple, ont montré que les voix premières de ces chanteurs
présentaient des degrés de nasalité divers. Willie Lamothe chante avec une voix première
peu nasalisée et il utilise beaucoup moins la variation du degré de nasalisation à des fins
expressives que ne le fait Marcel Martel, qui a pourtant la voix première la plus nasalisée
des quatre. Roland Lebrun, quand à lui, possède une voix première peu nasalisée, mais peut
utiliser une voix beaucoup plus nasale dans des enregistrements où il tente de mettre en
valeur son appartenance au genre country-western, comme on l‘a vu dans le chapitre 2
(exemples 2.27a et 2.27b). Willie Lamothe et Paul Brunelle ont beaucoup plus recours au
second mode de phonation que Marcel Martel et que Roland Lebrun, et ont chacun un
vibrato très distinctif. Willie Lamothe, dont une bonne partie du répertoire est composée de
chansons fantaisistes et joyeuses, au tempo rapide, utilise ce vibrato surtout en fin de
phrase, là où les notes tenues sont les plus fréquentes (extrait sonore 4.8). Paul Brunelle,
qui chante plus de ballades et de chansons sentimentales, fait un usage plus abondant du
vibrato, qui est plus rapide que celui de Willie Lamothe (extrait sonore 4.9).
De ces quatre voix, c‘est sans doute celle de Marcel Martel qui se distingue le plus, du
moins pour les années 1940 et 1950. Le chanteur souffrait de tuberculose, et ses capacités
respiratoires ont été plus ou moins affectées à plusieurs reprises au cours de sa carrière, ce
qui ne l‘a pas empêché de poursuivre sa production phonographique, même lors de ses
239
longues hospitalisations, comme on l‘a vu précédemment (section 4.3.2). De son propre
aveu, on peut entendre les conséquences de sa maladie dans les enregistrements produits au
début de sa carrière (Boulanger et Martel 1983 : 85). Ses enregistrements de la fin des
années 1940 font entendre une voix qui est manifestement soutenue par une pression sousglottique faible. C‘est ce qu‘on entend dans « Souvenir de mon enfance ». Une analyse
présentée dans la section 3.4.2.2 du chapitre 3 montrait comment cet enregistrement
exploitait la fragilité de la voix de Marcel Martel, faisant entendre plusieurs passages
ornementaux au second mode de phonation créant une rupture dans la ligne vocale.
L‘extrait sonore 4.10 fait entendre un passage de cette chanson où la cassure vocale sur le
mot « qui », contrairement à celle sur le mot « seul » et présentée dans l‘exemple 3.39,
semble être involontaire et découler d‘une perte de contrôle du souffle phonatoire. Les
enregistrements plus tardifs font entendre une voix plus soutenue, comme par exemple dans
« Un coin du ciel », chanson enregistrée en 1952 (entendue dans l‘extrait sonore 4.3). La
carrière de Marcel Martel, qui se poursuit sur disque pendant sa maladie, constitue un autre
indice de l‘importance de l‘individualité de la voix pour le country-western. La proximité,
chez les chanteurs country-western, de la voix parlée avec la voix chantée, permet de faire
entendre des timbres fortement différenciés et s‘inscrit naturellement dans l‘expression de
styles vocaux personnels distinctifs. Cette esthétique de la voix parlée, rendue possible par
l‘utilisation du microphone, contribue, comme pour le crooning, à donner au chant countrywestern un aspect conversationnel (Goldstein 2011 : s.p.), naturel et simple (Greenberg
2008 : 39) propre à créer un rapprochement avec l‘auditeur.
4.4.1.2 Effets vocaux et effets technologiques
Outre son ton conversationnel, le crooning se caractérise par d‘autres traits vocaux qui
contribuent à la fabrication du sentiment d‘intimité qu‘il suscite et dont il partage certaines
particularités avec la voix country-western. Le crooning est en général exécuté par des
chanteurs sans formation classique (Greenberg 2008 : 98) et dont les voix sont parfois
nasalisées, du moins chez la première génération de crooners qui apparaissent dans les
années 1920 (Greenberg 2008 : 39); c‘est également le cas pour les chanteurs countrywestern. Le chant country-western partage également avec le crooning deux traits
stylistiques dont il a moins été question jusqu‘à maintenant. Dans ces deux pratiques, les
interprètes ont tendance à atteindre ou relier des notes entre elles par des glissements
240
mélodiques (Goldstein 2011 : s.p.; Greenberg 2008 : 105). Ils chantent aussi les notes les
plus aiguës plus doucement que celles situées dans leur registre moyen, ce qui constitue un
renversement des conventions du chant opératique et de celui des comédies musicales, où
les notes les plus aiguës correspondent généralement à des sommets dynamiques
(Greenberg 2008 : 38). C‘est à cause de cet usage particulier du registre aigu, combiné aux
abondants glissements mélodiques et à la nasalisation, que les critiques des années 1920 et
1930 reprochaient aux crooners, comme on l‘a fait ici avec les chanteurs country-western,
leur ton plaintif et leurs « lamentations » (Greenberg 2008 : 99-105). Sur le plan de la
relation entre registre et intensité, le country-western produit au Québec s‘est fortement
différencié de son modèle états-unien. Bien que le crooning ait influencé la voix country
aux États-Unis, surtout pendant les années 1920 et 1930, celle-ci associe en général les
notes chantées en second mode de phonation ainsi que les notes les plus nasalisées avec une
intensité d‘exécution forte. C‘est le cas par exemple chez Jimmie Rodgers dans « Blue
Yodel No 1 », et chez Hank Williams dans « Hey Good Lookin‘ », où les notes les plus
intenses (le dernier [i] de « me » de « Blue Yodel No 1 », le [a] de « what » dans « Hey
Good Lookin‘ ») sont, respectivement, chantées en second mode de phonation et nasalisée.
L‘extrait sonore 4.11 fait entendre des extraits de ces deux chansons dans l‘ordre. Cette
distanciation avec le modèle états-unien est particulièrement évidente dans « Cœur brisé »
de Willie Lamothe, une adaptation de la chanson « Your Cheatin‘ Heart » enregistrée par
Hank Williams en 1952 et parue après sa mort en 1953. Dans la version originale de cette
ballade, Hank Williams utilise plusieurs passages ornementaux au second mode de
phonation, utilisés ici comme icônes du pleur; le sommet mélodique du refrain, sur la note
do4, correspond au sommet dynamique des strophes, et est chanté sur le mot « cry » (extrait
sonore 4.12). La mise en valeur de ce mot correspond en effet à l‘élément principal du récit
chanté dans lequel le narrateur s‘adresse à une ancienne flamme qui lui a été infidèle et à
qui il prédit un sort malheureux.
La version enregistrée par Willie Lamothe s‘éloigne considérablement de
l‘exécution proposée par Hank Williams. Le sommet mélodique notamment, entendu à
plusieurs reprises dans chaque strophe, est souvent atténué. Dans le refrain, il correspond
deux fois au mot « cœur ». Lors de sa première occurrence, au tout début de la chanson, le
sommet mélodique constitue la note attaquée le plus doucement de tout ce passage, comme
241
le montre la courbe d‘intensité de l‘exemple 4.5. L‘extrait sonore 4.13 présente le début de
la première strophe; on y entend Willie Lamothe faire un usage abondant de glissements
mélodiques lui servant à rejoindre deux notes à la manière d‘un portamento, ou encore à les
attaquer par des glissements, comme sur la deuxième occurrence du mot « cœur ». Ces
glissements sont très apparents sur le spectrogramme de l‘exemple 4.5. Bien que Hank
Williams utilise lui aussi des glissements mélodiques, ils sont sans cesse interrompus par
des cassures vocales et la modification de la pression sous-glottique nécessaire à leur
réalisation crée dans la ligne vocale des constantes variations de l‘intensité d‘exécution. La
voix de Willie Lamothe est au contraire beaucoup plus égale sur le plan de l‘intensité. Il
s‘éloigne de la voix de Hank Williams et utilise des effets vocaux que l‘on retrouve aussi
chez les crooners. Cette manière de chanter convient au nouveau récit présenté dans
l‘adaptation chantée par Willie Lamothe. Dans sa version, le « cœur brisé » n‘appartient à
personne en particulier; Willie Lamothe se sert de cette image afin de créer un contraste
avec l‘objet principal de la chanson, qui est son « bel amour » avec qui il vivra pour
toujours des « jours heureux ». Si les deux chansons s‘adressent à une destinataire fictive,
elles créent, tant par les paroles que par les effets vocaux privilégiés par leurs interprètes,
des phénomènes d‘identification opposés. Dans « Your Cheatin‘ Heart », la position de
victime adoptée par le narrateur et dramatisée par les pleurs iconiques suscite facilement
l‘identification à ce dernier. Dans « Cœur brisé » au contraire, la destinataire se confond
avec l‘auditrice, à qui le narrateur promet un amour éternel avec une voix proche de celle
des chanteurs de charme. Le spectateur empathique dans la version Hank Williams devient
donc objet d‘amour dans celle de Willie Lamothe, qui intègre l‘auditeur dans son récit
intime.
On retrouve les mêmes effets vocaux dans « Mon chevalier », chanson écrite et
interprétée par Noëlla Therrien et parue en 1952. La chanteuse utilise le même type de
glissements mélodiques que Willie Lamothe. La mélodie comporte plusieurs sommets,
préparés par des arpèges, et qui sont mis en valeur par des glissements mélodiques
ascendants qui mènent vers ceux-ci60. Le spectrogramme de l‘exemple 4.6 montre la
première phrase du premier refrain, qu‘on peut entendre en entier dans l‘extrait sonore 4.14.
60
Ces glissements sont amorcés plus bas que la note cible quittée. Ils ne constituent pas des portamentos au
sens strict du terme.
242
Un glissement ascendant précède la dernière syllabe du mot « chevalier », qui constitue une
des occurrences du sommet mélodique du refrain; on y voit bien le fondamental qui, après
avoir quitté la note cible mi bémol4, descend plus bas que celle-ci avant de glisser vers le la
bémol4. Le spectrogramme montre aussi que le sommet mélodique est moins intense que
les notes qui le précèdent et qui le suivent, créant le même type d‘anticlimax que Willie
Lamothe dans « Cœur brisé ». Cette manière de chanter, qui rappelle celle des crooners,
convient bien à « Mon chevalier », une chanson d‘amour aux scènes intimistes décrites
dans une sorte de confidence faite à l‘auditeur. La narratrice y vante dans les refrains les
mérites de son « chevalier » :
Il est fier mon chevalier
Il est toujours bien coiffé
La semaine comme le dimanche
Il est toujours bien habillé
D‘autres femmes le voient passer
Et voudraient bien l‘attirer
Mais je suis sa bien-aimée
Il est joli mon chevalier
Les couplets sont consacrés à divers épisodes de la vie amoureuse du couple. Dans le
premier couplet, la narratrice rapporte les mots tendres que lui dit son amoureux :
Chaque soir au clair de lune
Il vient me prendre dans ses bras
Il dit « Tu es ma fortune
Chérie ne me laisse pas »
Il me dit « Tu es ma brune
J‘m‘ennuie quand tu n‘es pas là
Et je ne vis que pour une
C‘est pour toi que mon cœur bat »
Dans le deuxième couplet, elle s’adresse directement à l’auditeur qui devient complice de
ses pensées intimes : son chevalier aime bien qu’elle chante pour lui, mais elle ne lui chante
pas « ce refrain-là », qu’on suppose évidemment être le refrain de la chanson. Elle refuse de
lui chanter ses louanges et suggère que nous savons bien pourquoi :
Je parcours les prairies
À ses côtés doucement
Souvent tout bas je me dis
« C‘est un chevalier charmant »
Il aime beaucoup que je chante
243
Mais je n‘chante pas c‘refrain-là
Je ne veux pas qu‘il l‘entende
Et vous savez pourquoi n‘est-ce pas
Enfin, le troisième couplet révèle que le couple se connaît depuis l’enfance et que la
narratrice espère que cet amour durera longtemps :
Lorsque j‘étais petite fille
À l‘école je le voyais
Je suis restée bien gentille
Et au fond moi je l‘aimais
Maintenant que je suis grande
Je puis le voir plus souvent
La vie est belle sous cet angle
Et je veux vivre ainsi longtemps
« Mon chevalier » raconte donc une histoire vécue chaque jour (« chaque soir au clair de
lune ») et les qualités du chevalier que la narratrice détaille dans les refrains correspondent
à des gestes du quotidien (« Il est toujours bien coiffé / La semaine comme le dimanche / Il
est toujours bien habillé »). Si la chanson révèle des moments intimes de la vie du couple,
l‘auditeur est explicitement admis dans cette intimité puisque la narratrice s‘adresse
directement à lui, ou à elle, dans un esprit de connivence.
Cet effet d‘intimité est amplifié par une prise de son rapprochée et une réverbération
qui accompagnent ici l‘interprétation et le texte intimistes de Noëlla Therrien. Dans cet
enregistrement, la voix semble captée par un microphone placé très proche de la source
sonore. Bien que l‘intensité d‘exécution de la voix soit douce, la prise de son rapprochée
nous permet d‘entendre les inspirations prises par la chanteuse entre les phrases, ainsi que
et les sons produits par l‘énonciation des consonnes constrictives comme le [s], le [f], et le
[H], qui laissent échapper de l‘air lors de leur production. Les plus petites variations de la
dynamique et du vibrato dans l‘interprétation de Noëlla Therrien sont très bien
perceptibles; tous ces détails, qui donnent à l‘auditeur l‘impression d‘une voix très
rapprochée, peuvent être entendus dans l‘extrait sonore 4.15. Les techniques vocales
privilégiées par Noëlla Therrien ainsi que la prise de son créent non seulement un effet
d‘intimité mais de proximité physique, qui s‘apparente fortement à ce que Doyle décrit à
propos des enregistrements de Mary Ford effectuées avec Les Paul au début des années
1950 :
244
The extreme close-up meant that singers had to sing at much lower
amplitudes to avoid overloading the microphone, and so Mary Ford‘s voice
suggests a relaxed, breathy intimacy. The listener and the singer are ―placed‖
now in intimate proximity. Whereas the arm‘s-length mic placement located
the listener in comradely proximity to the voice, close miking bespoke a
familial or sexual closeness. (Doyle 2004 : 149)
À cette voix captée de près, une courte réverbération est ajoutée. Sans variation au cours de
l‘enregistrement, peu perceptible et discrète, la réverbération crée ici un effet enveloppant
qui contribue encore à l‘impression d‘intimité dégagé par l‘exécution vocale, douce et
détendue. « Mon chevalier » est un des premiers disques solo de Noëlla Therrien, qui a
commencé à enregistrer ses chansons pour Starr en 1952. Les auditeurs de country-western
la connaissaient toutefois déjà depuis 1949, année où elle commence à enregistrer des duos
avec Marcel Martel, son époux. Pour un auditeur averti, le « chevalier » peut facilement
évoquer Marcel Martel, d‘autant plus que Noëlla Therrien se met en scène en tant que
chanteuse dans cet enregistrement (« il aime bien que je chante »). Ce jeu narratif peut
renforcer l‘impression chez l‘auditeur d‘être le témoin privilégié d‘un récit intime, présenté
comme véridique. Un effet de proximité semblable se dégage de « Cœur brisé », où la voix
de Willie Lamothe est également captée de près.
4.4.2 Spatialisation
La sensibilité des premiers microphones et l‘enregistrement électrique ont permis de capter
des exécutions vocales plus douces, ce qui a donné naissance à des techniques vocales plus
intimistes rattachées au crooning. Ces nouvelles manières de chanter ont marqué le chant
populaire et ont profondément influencé la manière de chanter des premiers interprètes
country-western. La combinaison de ces deux innovations a aussi permis d‘augmenter de
manière considérable le spectre de fréquences pouvant être reproduites sur disque. Alors
que l‘enregistrement acoustique pouvait faire entendre, dans le meilleur des cas, les
fréquences comprises entre 168 Hz et 2 000 Hz, l‘enregistrement électrique pouvait capter
un spectre de fréquences allant de 100 Hz à 5000 Hz. Bien que le disque était encore loin
de pouvoir graver, à l‘époque, l‘intégralité du spectre de fréquences pouvant être perçues
par l‘oreille humaine dans une salle de concert, qui s‘étend environ entre 20 Hz et
20 000 Hz, l‘enregistrement électrique permettait la captation de la réverbération naturelle
de la salle ou du studio utilisée pour l‘enregistrement (Doyle 2005 : 48-56). En éloignant un
245
instrument ou une voix du microphone, on pouvait capter à la fois le son produit par la
source sonore et par son réfléchissement dans la pièce; il était donc possible de recréer les
caractéristiques acoustiques d‘un autre espace que celui dans lequel un enregistrement était
écouté (Doyle 2004 : 33-34). Avec l‘usage, et en partie par le biais des films western, la
réverbération est devenue un marqueur acoustique dénotant les grands espaces. Cette
utilisation de la réverbération relevait d‘une tradition pictorialiste dans laquelle les
sonorités confiées à certaines voix et certains instruments visaient à dépeindre des éléments
de la nature comme les cris des animaux des prairies ou l‘écho renvoyé par les montagnes.
La réverbération utilisée à cette fin, appliquée à des voix d‘accompagnement ou à quelques
instruments, était en général mise en opposition avec une voix mate, dont le niveau sonore
était plus élevé que la voix réverbérée. Ce contraste, selon Doyle, témoigne d‘une
dialectique opposant l‘ici et l‘ailleurs (Doyle 2004 : 38).
Les analyses du chapitre 3 ont montré comment la réverbération était effectivement
utilisée dans les enregistrements country-western afin de créer des effets de spatialisation
évoquant des espaces naturels et dans lesquels la voix mate et la voix réverbérée du soliste
étaient entendues alternativement. Les thèmes de ces chansons évoquaient effectivement
des espaces naturels comme les plaines (« Troubadours du Far-West ») ou les montagnes
(« Le cowboy des montagnes »), et l‘usage de la réverbération pouvait y être interprété
comme s‘inscrivant dans la tradition pictorialiste décrite par Doyle à propos des chansons
western. La réverbération peut cependant être utilisée dans une symbolique beaucoup plus
abstraite. Dans « Le train qui siffle », chanson enregistrée par Paul Brunelle et parue au
mois d‘octobre 1948 sous étiquette Bluebird, le narrateur raconte comment le « train qui
siffle » l‘incite à vouloir partir en voyage, sans qu‘il soit fait mention de la destination; il
fait ses adieux à son interlocuteur, ou à son interlocutrice, sur lequel les paroles de la
chanson ne nous fournissent aucun indice. Le refrain parle d‘un train qui approche, sur
lequel le narrateur veut s‘embarquer :
N‘entends-tu pas le train qui siffle
N‘entends-tu pas le train qui s‘en vient
Ne vois-tu pas ce train qui m‘invite
Allons serre-moi donc la main
Les couplets décrivent la fébrilité qui s‘empare du narrateur à l‘approche du train :
246
J‘ai toujours aimé voyager
J‘ai parcouru le monde entier
Et lorsque j‘entends le sifflet siffler
Je sens que je dois m‘embarquer
Le sang dans mes veines s'agite
A l'approche du train qui s'en vient
Je dois faire mes adieux bien vite
Pour tâcher de prendre mon train
Comme dans les chansons présentées dans le chapitre 3, les couplets et les refrains font
entendre une voix mate, tandis que l‘introduction, l‘interlude et la coda, qui font entendre
une alternance entre le premier et le second mode de phonation où ce dernier domine, font
entendre une voix à laquelle on a appliqué de la réverbération très perceptible. Dans ces
sections, Paul Brunelle n‘effectue pas un yodel traditionnel mais utilise plutôt le second
mode de phonation dans le but d‘imiter le sifflet du train. Il alterne ainsi entre sons courts et
sons longs, comme le font les conducteurs de trains pour communiquer avec le personnel
des gares et des autres trains. Chaque phrase débute en premier mode de phonation puis
passe au second mode de phonation pour se terminer par un portamento descendant reliant
les deux dernières notes chantées (exemple 4.7). Ce patron mélodique, tout comme le
modèle rythmique qui le supporte, vise à imiter le sifflet d‘un train, qui fonctionnait à
l‘époque à la vapeur. Un certain temps était nécessaire pour que la pression dans le sifflet
soit maximale; de la même manière, à la fin d‘un coup de sifflet, la pression était évacuée
progressivement. Chaque coup de sifflet débutait donc par un glissement ascendant, et se
terminait par un glissement descendant. L‘extrait sonore 4.15 fait entendre un sifflet à
vapeur, suivi de son imitation par Paul Brunelle dans l‘introduction de la chanson.
Dans l‘introduction, l‘interlude et la coda, le niveau sonore de la piste de guitare est
plus bas que dans les couplets et les refrains61. La voix semble plus lointaine, et elle est
enrobée d‘une réverbération longue. Immédiatement après l‘introduction et la coda, le
niveau sonore de la piste de guitare est progressivement augmenté, tandis que la voix, qui
est désormais mate et modale, donne l‘impression d‘être captée de beaucoup plus près que
61
Deux indices permettent d‘affirmer que cet enregistrement comporte deux pistes, l‘une pour la voix, l‘autre
pour la guitare. Le premier est l‘absence de réverbération sur le son de la guitare, le second, la différence dans
les variations de niveaux sonores entre la voix et la guitare au retour des sections avec yodel. Dans ces
passages, le niveau sonore de la voix est stable, alors que celui de la guitare fait l‘objet d‘une augmentation
progressive.
247
dans les sections réverbérées. La voix, dont les fréquences les plus graves sont alors
amplifiées, donne alors l‘impression de se situer dans un espace petit, intime, proche à la
fois de l‘auditeur et de l‘interlocuteur anonyme de la chanson. L‘effet global, en ce qui
concerne le niveau sonore, est celui d‘une diminution dans les sections chantées en second
mode de phonation et réverbérées, et d‘une augmentation dans les sections avec paroles et
où la voix est mate, ce qui accentue encore le contraste entre l‘effet de distance créé par la
réverbération et celui d‘intimité créé dans les refrains et les couplets. Le procédé situe non
seulement la voix dans deux espaces physiques distincts, mais aussi dans deux espaces
émotifs différenciés, l‘un évoquant la distance et le voyage en train, l‘autre évoquant
l‘intimité des adieux, comme on peut l‘entendre dans l‘extrait sonore 4.16 qui présente
l‘introduction et le premier refrain de la chanson. On a vu dans le chapitre 3 que le second
mode de phonation pouvait être utilisé afin de symboliser le souvenir et la nostalgie. En
plus de leur fonction imitative, les sections formelles du « Train qui siffle » qui ont
principalement recours au second mode de phonation évoquent ici aussi la nostalgie
rattachée au moment des adieux mais surtout à la durée du voyage qui éloigne le narrateur
du destinataire de la chanson; la réverbération contribue ici à renforcer cette évocation, en
créant un effet d‘éloignement de la voix qui fait écho à la tristesse rattachée aux adieux
décrits dans la chanson.
4.4.3 Conclusion
« Le train qui siffle » a donc recours à la fois à des effets de spatialisation et d‘intimité,
créés par des variations des paramètres technologiques et vocaux. L‘enregistrement joue sur
une opposition entre la distance, à laquelle les paroles de la chanson font référence de
manière abstraite, sans nommer de lieu précis, distance dépeinte musicalement par la
réverbération, et la proximité du moment des adieux, qui se situe dans un espace intime
caractérisé par une voix mate et captée de près. Cet enregistrement, comme tous ceux
présentés plus haut, construisent un véritable discours phonographique dans lequel les
paroles, les effets vocaux et les paramètres technologiques sont coordonnés afin de mettre
en scène les chansons et leurs récits. Ces stratégies sont parfaitement adaptées au disque et
au microphone qui révèlent, grâce aux techniques vocales privilégiées par les chanteurs, des
timbres vocaux personnels et individuels qui se rapprochent de leur voix parlée. Si les
effets de spatialisation constituent les cas les plus évidents d‘intégration de la technologie et
248
peuvent servir à la représentation de la nostalgie, qui est, selon Carroll, un thème central de
la modernité populaire (Carroll 2000 : 66-78), les effets d‘intimité peuvent être perçus
comme relevant autant, sinon plus, de la modernité. Chansons intimes, voix intimes, jeux
d‘identité qui renforcent la personnalisation de la relation entre l‘interprète et l‘auditeur,
tous ces éléments concourent à l‘élaboration d‘une chanson moderne, exprimant des valeurs
individuelles; ils sont orientés vers un auditeur perçu comme unique, à qui on s‘adresse
directement ou encore à qui, par le flou qui teinte les récits, on permet de s‘identifier au
destinataire fictif de la chanson. Cette personnalisation de la relation entre l‘artiste et le
public constitue par ailleurs un des éléments forts de l‘authenticité country-western dont il a
été question dans le chapitre 1.
Ces enregistrements montrent aussi que le country-western est à la fois influencé
par les représentants majeurs du country états-unien et par l‘héritage des crooners.
Paradoxalement, alors que c‘est chez des figures comme celle de Gene Autry que s‘incarne
le mieux le crooning dans la chanson country états-unienne, ce dernier ne semble pas avoir
eu d‘influence particulière sur les chanteurs country-western. Leurs voix, si elles rappellent
parfois celle des premiers crooners par le recours à certaines techniques, est bien différente
de celles, plus moelleuses et plus graves, de la deuxième génération de crooners dont Bing
Crosby est un des plus célèbres représentants. Ces chanteurs, dont les voix et celle de Gene
Autry sont assez semblables, avaient évacué la nasalité ainsi que l‘utilisation à des fins
expressives du registre aigu typiques des premiers crooners, donnant naissance à une
manière de chanter perçue comme moins féminine et plus acceptable (McCracken 1999,
cité dans Greenberg 2008 : 98). Bien qu‘ils renversent le rapport conventionnel entre
intensité et nasalisation présent chez des modèles comme Jimmie Rodgers et Hank
Williams et qu‘ils aient recours à certaines techniques vocales présentes chez les crooners,
les voix des chanteurs country-western n‘évoquent pas celles des crooners de la deuxième
génération et des cow-boys chantants.
Enfin, il apparaît que l‘efficacité des effets de spatialisation et d‘intimité dans les
enregistrements country-western repose sur l‘intégration, commune aux auditeurs, aux
chanteurs et aux techniciens des studios d‘enregistrement montréalais, des codes reliés à
ces paramètres technologiques et vocaux, codes développés dans l‘ensemble de la
249
phonographie nord-américaine entre les années 1920 et les années 1940 tout comme par le
cinéma, qui a contribué à transformer les représentations reliées au son (Kahn 1990 : 73).
Cette intégration relève directement de l‘expérience de la modernité et de sa technologie
telle que définie par Johnson, ainsi que de l‘hypermédiation décrite par Carroll, où
l‘expérience de l‘auditeur est prédéterminée par sa connaissance du médium du disque et
des représentations symboliques qu‘il supporte.
4.5 L’américanité du country-western
La modernité est marquée par un certain abandon des modèles culturels européens au profit
de ceux offerts par les États-Unis. La culture populaire du Québec, dès les années 1920, est
profondément imprégnée de la culture de masse produite aux États-Unis; cette
« américanisation » fait d‘ailleurs l‘objet de nombreuses dénonciations (Des Rivières et
Saint-Jacques 2009; Larose 2009 : 20). Le régionalisme s‘oppose résolument pendant
l‘entre-deux-guerres à une modernité en plein essor et mise sur l‘enracinement pour
défendre, au Québec, une culture française et catholique. La dichotomie entre l‘américanité
et sa modernité d‘une part et un régionalisme monolithique et exclusivement conservateur
ne résiste cependant pas à l‘analyse des œuvres littéraires et artistiques produites au cours
de cette période (Saint-Jacques 2009 : 5). Le collectif L’artiste et ses lieux, en abordant de
multiples facettes du régionalisme, un vaste mouvement qui a touché tous les domaines des
arts et de la pensée au Québec, montre que si les thèmes du régionalisme ont souvent servi
à la promotion d‘une idéologie conservatrice et traditionnaliste, ils ont aussi permis à
plusieurs pratiques d‘entrer dans la modernité grâce entre autres à des nouvelles formes de
représentations du territoire. C‘est le cas pour la peinture, où la peinture paysagère ouvre le
chemin vers la subjectivité mais aussi pour la musique comme l‘a montré Marie-Thérèse
Lefebvre à travers les idées de Rodolphe Mathieu qui propose en 1928 une conception de la
composition mettant de l‘avant un langage musical personnel fort où la nature et le
territoire, sources d‘inspiration, permettent de transcender la question du folklore au sujet
de la création d‘une musique proprement canadienne. S‘écartant de la pensée dominante,
ses idées dénouent l‘impasse qui oppose l‘avant-garde à l‘idéologie régionaliste dans le
milieu musical canadien (Lefebvre 2007 : 291-308). Qu‘en est-il de la musique populaire?
Le country-western offre sur ces questions un angle d‘approche privilégié. Porteur d‘une
américanité assumée, ne serait-ce que par ses sources, il offre une adaptation québécoise
250
d‘un genre musical états-unien et présente une mise en scène du territoire en évolution. On
verra que ces deux phénomènes relèvent à la fois de la modernité et de la tradition et que le
traitement de l‘espace présenté par le country-western est particulièrement ambigu (4.5.1).
En 1956, le country-western vit un renouvellement de son américanité par
l‘adoption du rock and roll qu‘il contribue à introduire au Québec (4.5.2). Cette fois-ci, le
country-western crée véritablement une rupture dans le champ de la musique populaire
québécoise (4.5.2.1). Le rock and roll et ses dérivés sont aujourd‘hui spontanément perçus
comme modernes et le country-western comme conservateur, comme chez Robert Giroux,
par exemple qui oppose la musique de la contre-culture au western (1993). Les artistes
country-western contribuent pourtant à l‘introduction au Québec des sonorités rock and roll
qui seront plus tard partie prenante d‘une partie de la chanson québécoise légitime. Le
dépouillement de La Patrie pour l‘année 1957, qui marque la fin de la période couverte par
la thèse et l‘âge d‘or du rock and roll country-western, montre que le rock and roll est
omniprésent, tant dans les pages culturelles que dans l‘actualité. Son irruption dans le
mainstream, attribuable entre autres à l‘arrivée d‘Elvis Presley (1935-1977) au sein de la
multinationale RCA, marque les esprits et la presse québécoise n‘échappe pas à ces
questionnements sur un phénomène qui semble surprendre par son ampleur et qui
transforme les conceptions de ce que sont la musique et la chanson populaires. Les
différentes positions présentées dans La Patrie sont tantôt sensationnalistes, tantôt
nuancées. On constate notamment une certaine valorisation de la musique rock and roll qui
passe en partie par les liens qu‘il pouvait entretenir avec la tradition et la culture française.
Dans ce contexte, il est surprenant que le country-western, d‘où est alors issue une grande
partie de la production rock and roll québécoise, continue à être absent du discours sur la
musique (4.5.2.2).
4.5.1 Une américanité locale et adaptée
Affirmer que la chanson country-western constitue une expression de l‘américanité relève
de l‘évidence et il est manifeste que le genre dérive de son équivalent états-unien. Il serait
cependant difficile d‘affirmer que l‘appropriation du country est en soi un signe de
modernité. Le country et le western produit aux États-Unis ont en effet été traversés de
divers courants stylistiques et historiques, tantôt traditionnalistes et tantôt modernes, qui
251
sont souvent entrés en opposition les uns avec les autres. Les cas du honky tonk et du
bluegrass sont assez représentatifs de ces tensions. Avec le boom pétrolier qui survient
dans les états du Midwest au cours des années 1930, de nombreux travailleurs du Sud-Est
des États-Unis immigrent au Texas et en Oklahoma. La musique country s‘urbanise et les
performances se transposent dans des lieux publics pouvant accueillir un public nombreux.
Le western swing émerge, un mélange de country et de swing incorporant une section
rythmique comprenant souvent un piano, parfois une batterie, mais surtout la guitare
électrique. Le honky tonk, un type particulier de western swing, est typique des salles de
danses, des clubs de nuit et des petits bars qui pullulent après l‘abrogation de la prohibition
en 1933 et qui sont indifféremment désignés sous le nom de honky tonks (Malone 2002 :
153). Les chansons honky tonk délaissent les thèmes traditionnels de la chanson old time et
parlent de pauvreté, de chômage, d‘alcoolisme, de divorce et d‘infidélité. Le bluegrass se
développe en opposition à cette modernisation du country et prend son essor en 1936 avec
des groupes comme les Monroe Brothers et les Blue Sky Boys. Présentant souvent des duos
familiaux composés de mari et femme ou de frères, le bluegrass offre un répertoire fait de
chansons originales composées dans un style folklorique, de pièces traditionnelles et de
gospels. L‘instrumentation du bluegrass est acoustique et les musiciens développeront une
virtuosité typique. Comme le font remarquer Gérard Herzhaft et Jacques Brémond (1999 :
56), le bluegrass représente « le maintien de la tradition montagnarde face à une country
music de plus en plus commerciale qui incorpore de nombreux traits du music hall, des
westerns chantants et surtout du western swing ». Sur un plan commercial, c‘est le honky
tonk qui dominera et pendant les années 1940, « [le] western swing puis surtout un de ses
dérivés, le honky tonk, s‘impose alors comme la formule moderne propre à plaire au public
de la country music » (Herzhaft et Brémond 1999 : 56). Cette victoire du honky tonk
s‘incarne bien sûr dans la consécration de Hank Willams comme icône du country
authentique (Peterson 1997) et dans la diffusion de succès honky tonk par des artistes
rattachés à la musique de grande consommation. Au Québec, le choix exercé par les
chanteurs country-western dans ces influences variées témoigne des mêmes tensions entre
modernité et tradition, tant sur le plan des thèmes abordés que de l‘origine du répertoire et
de la voix, et vont au final constituer une américanité locale et adaptée.
252
Dans le corpus composé des enregistrements country-western produits entre 1942 et
1957, on ne retrouve pas une variété de styles comparable à celle qui caractérisait le
country états-unien enregistré à la même époque. On constate plutôt au Québec la présence
d‘influences diverses qui se fusionnent pour composer une phonographie relativement
homogène sur le plan stylistique. Les sources du répertoire country-western sont variées.
En plus d‘un grand nombre de chansons originales, les pionniers du country-western
produisent des adaptations de chanson country états-unienne qui sont issues tant des
courants traditionnalistes que des courants les plus modernes du country. Malgré la
présence de plusieurs chansons à sujet géographique et western, dont plusieurs exemples
ont été présentés dans le chapitre 3 et où les effets de spatialisation sont directement dérivés
des films westerns, le répertoire des cow-boys chantants d‘Hollywood est en effet peu
présent dans la discographie des pionniers country-western. La chanson « Mon enfant je te
pardonne », que Paul Brunelle fait paraître en 1945 et qui est une adaptation de « When It‘s
Springtime in the Rockies », chanson thème du film du même titre (1937) dans lequel
figure Gene Autry, est une exception. Les adaptations trouvées dans le corpus sont surtout
issues des grandes figures du country états-unien, perçues comme plus authentiques moins
rattachées à la musique de grande consommation. Comme on l‘a vu dans la section portant
sur la technologie, Willie Lamothe adapte en 1954 « Your Cheatin‘ Heart » de Hank
Williams sous le titre « Cœur brisé ». Marcel Martel adapte en 1956 « In the Jailhouse
Now », chanson de Jimmie Rodgers, sous le titre de « En prison maintenant » en 1956. Il
reprend aussi en 1949, avec Noëlla Therrien, la chanson « Hello Central Give Me
Heaven », enregistrée par la famille Carter en 1934, un groupe associé à une mouvance
beaucoup plus traditionnaliste de la chanson country que ne le sont Hank Williams et
Jimmie Rodgers. Le thème de la chanson s‘inscrit d‘ailleurs dans un discours qui porte des
valeurs familiales et religieuses; le narrateur, un jeune enfant, s‘adresse à l‘opérateur d‘une
centrale téléphonique en croyant pouvoir y joindre sa mère, qui est partie « là-haut avec les
anges ». À côté de « Hello Central », le ton intimiste de « Cœur brisé » apparaît bien
moderne.
Les versions originales de ces trois chansons font assurément partie du canon
country et, bien qu‘elles aient fait l‘objet de nombreuses reprises, elles sont étroitement
associées aux artistes qui les ont enregistrées les premiers. Leurs adaptations québécoises
253
relèvent cependant de médiations parfois multiples qui ont influencé les versions proposées
par les chanteurs québécois. Lorsque Starr fait paraître la chanson « En prison maintenant »
enregistrée par Marcel Martel, une version de « In the Jailhouse Now » enregistrée par
Webb Pierce est en circulation depuis l‘année précédente et est s‘inscrite au palmarès
country pendant plus de 35 semaines, dont 21 en première position. L‘enregistrement de
Marcel Martel est manifestement fondé sur cette version; il colle en grande partie à la
forme de la version enregistrée par Webb Pierce, qui avait éliminé un des couplets chantés
par Rodgers ainsi que les passages en yodel. La version de Marcel Martel reprend de plus
les mêmes harmonies vocales, et les voix d‘accompagnement alternent dans les refrains
avec la voix soliste de la même manière que dans l‘enregistrement de Pierce, alors que la
version de Rodgers est dépourvue de voix d‘accompagnement. Cette proximité entre la
version de Marcel Martel et celle de Webb Pierce, un des chanteurs honky tonk les plus
populaires des années 1950, rapproche encore plus « En prison maintenant » de la
modernité. Quant à « Hello Central », l‘origine de la chanson permet de nuancer son
affiliation au traditionalisme. Bien que la famille Carter ait été le premier ensemble country
à l‘avoir gravée sur disque, la chanson, publiée en 1901, avait été composée par Charles K.
Harris, un compositeur professionnel associé à la Tin Pan Alley (Matteson 2009 : s.p.). Son
intégration au répertoire de la famille Carter témoigne de la forte pénétration du répertoire
urbain dans la musique hillbilly dont Charles Wolfe faisait état dans son article de 1978 cité
dans le chapitre 1.
Bien qu‘ils en reprennent certains éléments, les chanteurs country-western prennent
toujours une certaine distance avec leurs modèles et ne proposent jamais des imitations des
chansons qu‘ils adaptent. Marcel Martel, s‘il confie aux voix d‘accompagnement de « En
prison maintenant » le même rôle que ce qu‘on entend dans l‘enregistrement de Webb
Pierce, il opte, comme Willie Lamothe, pour une intensité d‘exécution moins forte que
Pierce. De plus, les analyses présentées dans la section 4.4 portant sur la technologie ont
montré que, même si les chanteurs country-western québécois reprennent à leur compte
certains traits vocaux de la voix country, ils en font un usage différent, marqué entre autres
par une intensité d‘exécution plus douce et par une manière de chanter qui s‘inspire plus
des crooners que des chanteurs country qui s‘inscrivent dans la mouvance honky tonk,
comme Hank Williams et Webb Pierce, qui sont pourtant les chanteurs country les plus
254
populaires au moment où les chanteurs québécois adaptent leurs chansons. Le rôle
générique de la nasalisation et du second mode de phonation est illustré de manière
significative dans des enregistrements de Roland Lebrun comme « La vie d‘un cow-boy »,
qui a été analysé dans les chapitres 2 et 3. Le chanteur utilise ces procédés pour s‘inscrire
dans le genre country-western au moment où sa persona de soldat s‘avère de moins en
moins adéquate et où d‘autres chanteurs country-western apparaissent. La nasalisation et le
second mode de phonation peuvent servir aux chanteurs country-western à s‘affilier au
genre country, mais ceux-ci en écartent la structuration propre aux chanteurs country les
plus populaires de l‘époque.
En plus de la voix, l‘instrumentation constitue un second objet d‘adaptation ainsi
qu‘un facteur d‘unité pour le country-western. Peu importe la composition instrumentale de
la version originale adaptée et qui est parfois en partie électrifiée, les enregistrements
country-western font presque toujours entendre, avant le milieu des années 1950, une
instrumentation acoustique le plus souvent limitée à la guitare. Au cours de la phase
d‘émergence du country-western, on note une quasi absence d‘instruments iconiques du
country états-unien comme la mandoline, le banjo et la steel guitar. Ce dernier instrument
fait tranquillement son apparition dans les groupes qui accompagnent Paul Brunelle et
Willie Lamothe à partir de 1953 et selon les données disponibles, on peut
vraisemblablement attribuer son introduction à Bobby Hachey. La steel guitar conserve
longtemps un rôle plutôt discret dans les enregistrements et les versions québécoises de
chansons country états-uniennes ne tentent jamais de reproduire l‘instrumentation de la
version d‘origine. Lorsque des instruments autres que la guitare acoustique sont présents,
ce sont le violon et l‘accordéon qui occupent la place la plus importante, tant dans le mix
que dans les arrangements. Le rôle de premier plan confié à l‘accordéon tranche avec celui
qui lui est dévolu dans la musique country. Peu exploité aux États-Unis, sauf dans les
ensembles de certains chanteurs comme Al Dexter, qui intègrent parfois la polka et dans
certains enregistrements de country boogie, il est utilisé abondamment dans les
enregistrements québécois et un rôle de soliste prépondérant lui est confié, comme c‘est le
cas dans « Le cowboy des montagnes » et dans « Troubadours du Far-West ». L‘accordéon
contribuera d‘ailleurs à définir les sonorités des premiers enregistrements rock and roll
255
produits au Québec par les chanteurs country-western dont il sera question dans la section
4.5.2.
Le country-western adapte donc les sonorités et les thèmes du country, puisant à la
fois dans des éléments modernes et plus traditionnels, et il propose, à partir d‘un ensemble
d‘influences qui semblent hétéroclites (répertoire honky tonk, instruments à la fois typiques
du country comme la guitare et de la musique traditionnelle québécoise comme
l‘accordéon, techniques vocales tirées tant du country que du crooning), un genre somme
toute unifié sinon homogène. Le country-western réussit ainsi à devenir un genre à part
entière, dérivé de la grande famille des musiques country mais présentant des traits
stylistiques qui lui sont propres. Sur ce genre musical d‘origine états-unienne, la nécessité
de l‘adaptation française ainsi que le type d‘ensembles instrumentaux qui accompagnaient
les premiers chanteurs country-western et où les musiciens de folklore étaient bien
représentés exercent une pression qui moule le country-western au contexte québécois, son
américanité se trouvant du même coup adaptée à la réalité culturelle locale.
Sur un plan extramusical, les représentations offertes à travers les personas adoptées
par les chanteurs country-western et les thèmes abordés dans les chansons sont un facteur
d‘unité fort. La figure du cow-boy est adoptée par la plupart des premiers chanteurs
country-western, à l‘exception notable du soldat Lebrun, et les descriptions de l‘Ouest et de
ses grandes plaines, du travail du cow-boy et de son cheval abondent lors de l‘émergence
du genre, comme les analyses de chansons comportant du yodel l‘ont montré. Le cas
d‘appropriation le plus marquant est sans doute celui de Willie Lamothe, le « cow-boy
canadien » qui, pourtant, avait peur des chevaux (Le Serge 1975 : 72-75) et n‘avait jamais
occupé un emploi relié de près ou de loin avec le métier de cow-boy, d‘éleveur ou
d‘agriculteur. Cet engouement pour l‘univers du cow-boy sera d‘abord très accusé. Roland
Lebrun, dont la popularité diminue après la fin de la guerre, tentera d‘ailleurs de se
réinscrire dans le genre country-western en enregistrant deux chansons de cow-boy, les
seules de tout son répertoire (« La vie d‘un cow-boy » en 1946 et « La mort d‘un cow-boy
des prairies » en 1947) ainsi qu‘une unique chanson contenant du yodel (« La destinée », en
1949). Cependant, dans cet univers western émergent progressivement des chansons à
sujets géographiques de moins en moins associées avec l‘Ouest et surgissent de nouvelles
256
représentations du territoire québécois. Ainsi, en 1950, Willie Lamothe raconte sa tournée
dans la péninsule gaspésienne dans « Mon passage en Gaspésie » et en 1954, Tony
Villemure (1920-1961) chante les charmes de « La vallée de la Mauricie ». Dans ce dernier
enregistrement, une réverbération assez longue est appliquée à tous les instruments et à la
voix. L‘omniprésence de la réverbération donne l‘impression d‘un espace naturel
grandiose, dominant le narrateur. Les couplets évoquent la population de cette région et
nomment plusieurs lieux situés en Mauricie, dont le Saint-Maurice, la ville de Grand-Mère,
ainsi que le Rapide-Blanc, qui a inspiré à Oscar Thiffault la célèbre chanson parue la même
année que l‘enregistrement de Villemure (extrait sonore 4.17). Les effets de spatialisation
créés par la réverbération ne sont donc pas réservés aux chansons traitant de sujets westerns
mais sont aussi utilisés pour la description du territoire québécois.
On pourrait certes voir quelque chose de traditionnel dans ces descriptions du
territoire qui rappellent parfois l‘attachement à la terre cher à certains régionalistes. Cet
attachement se révèle dans certains noms d‘artistes comme celui de Roger Miron et ses
Laurentiens, qui fait à la fois écho au célèbre ensemble folklorique des Montagnards
laurentiens et à la laurentie de Lionel Groulx. Il est difficile d‘évaluer ici le poids respectif
de la tradition et de la modernité dans la relation du country-western à ces représentations
du territoire. On sait d‘une part que le genre, dès son apparition et malgré l‘importance des
milieux urbains dans son développement, a pu être associé à la ruralité. Le soldat Lebrun a
fait ses débuts à CHRC, qui était à la fin des années 1930 et au début des années 1940 un
poste traditionnel et familial. Capté dans les campagnes jusqu‘en Beauce, on s‘y intéresse
aux affaires agricoles et on y récite quotidiennement le chapelet (Du Berger, Mathieu et
Roberge 1997 : 37). Les Montagnards laurentiens y font leurs débuts en 1934 et ils y
animent une des émissions les plus populaires de la station; en 1939, l‘ensemble se
compose d‘une dizaine de musiciens qui occupe une case horaire de choix, le samedi de
21 h à 22 h (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 148). Leur importance à CHRC semble
contribuer à ce que le country-western soit associé à la musique traditionnelle, et c‘est un
de leurs membres, Bill Harris, qui anime à la fin des années 1930 une des premières
émissions country-western de la station, Le Cow-boy solitaire (Du Berger, Mathieu et
Roberge 1997 : 153). D‘autre part, les descriptions du territoire présentées par les chanteurs
country-western passent d‘un univers fantaisiste, le personnage du cow-boy et les paysages
257
des plaines correspondant difficilement à la réalité locale, à un genre plus réaliste et le plus
souvent dénué de références à la tradition. On retrouve bien ici et là dans le corpus des
éléments plus conservateurs, comme chez Tony Villemure qui, dans « La vallée de la
Mauricie », y trouve « les filles les plus sages ». Certaines chansons de cow-boy comme
« Giddy-Up Sam » de Willie Lamothe font une description idyllique des métiers rattachés à
la terre, à l‘élevage et à l‘agriculture. Ailleurs cependant, la description du territoire et les
références à la nature témoignent moins d‘un dévouement aux valeurs familiales et
traditionnelles que de l‘expression des valeurs modernes. Ainsi, le « Cowboy des
montagnes » de Paul Brunelle chante sa liberté, Willie Lamothe raconte son succès en
Gaspésie et les nouvelles amitiés qu‘il y a tissées, et « Quand le soleil dit bonjour aux
montagnes » présente les éléments naturels comme faisant surgir des souvenirs de l‘être
aimé.
L‘américanité adaptée du country-western, qui réside à la fois dans l‘appropriation
d‘un genre musical états-unien selon des critères stylistiques nouveaux et dans des thèmes
géographiques qui passent des sujets westerns à une description du territoire québécois, est
donc un lieu où jouent assurément des tensions entre modernité et tradition. D‘une part,
l‘adaptation québécoise de la musique country passe par une voix modelée par les
possibilités offertes par la technologie et ses descriptions du territoire se font parfois
porteuses de valeurs plus modernes. D‘autre part, la chanson country-western peut rappeler
les préoccupations du régionalisme et l‘homogénéité sonore du genre en émergence semble
en partie redevable à une instrumentation issue de la fréquentation des réseaux des
musiciens de folklore. Sur ce plan, les processus d‘adaptation à l‘œuvre vont de pair avec
des éléments de continuité. À la fin de la période d‘émergence survient cependant un
nouveau développement dans le genre country-western qui crée une véritable rupture dans
le champ de la musique populaire au Québec.
4.5.2 Le country-western et le rock and roll
Les chanteurs country-western produisent plusieurs des premiers enregistrements de rock
and roll au Québec qui proposent, comme pour leur adaptation du country plus d‘une
décennie plus tôt, un son unique et propre à la production locale. Ils contribuent de cette
manière à l‘introduction, au Québec, d‘un important changement de paradigme dans la
258
musique populaire qui sera de plus en plus fondée sur des éléments dérivés de la musique
afro-américaine et sur des pratiques relevant de l‘oralité. Tandis que le rock and roll devient
au Québec un sujet de préoccupation touchant à plusieurs aspects de la culture, surtout celle
des jeunes, La Patrie passe sous silence les premières manifestations québécoises du rock
and roll; le country-western continue donc d‘être absent du discours sur la musique dans la
presse.
4.5.2.1 Les premiers enregistrements de rock and roll au Québec : la contribution du
country-western
En 1956 paraissent les premiers enregistrements rock and roll du Québec dont plusieurs
sont produits par des chanteurs country-western. Willie Lamothe fait paraitre « Rock'n'roll
à cheval » chez London, Freddy Gagné enregistre « J‘ai perdu mes souliers en dansant le
rock'n'roll » et « Rock rock rock le rock'n'roll », probablement la même année, chez
London également. Roger Miron s‘y met lui aussi en 1957 avec « En avant le rock'n'roll »
(Musée du rock'n'roll du Québec 2011 : s.p.), et son grand succès de 1956, « À qui l‘p‘tit
cœur après neuf heures », contenait déjà des éléments stylistiques qu‘on pouvait associer au
rock and roll. Même le sentimental Marcel Martel embarque dans la vague et enregistre en
1957 « Mon amour du rock'n roll », une adaptation du « Hound Dog » d‘Elvis Presley
(Baillargeon et Côté 1991 : 43)62. Les titres de ces enregistrements, qui contiennent tous
l‘expression rock and roll, font sourire par leur volonté évidente de faire référence de la
manière la plus explicite possible à ce genre musical. On pourrait y voir une tentative
d‘infiltrer un nouveau marché par une évocation superficielle d‘un genre en vogue. Ces
enregistrements montrent cependant une réelle intégration d‘éléments stylistiques du rock
and roll, en particulier ceux du rockabilly.
Depuis ses origines, la musique country a toujours été perméable à l‘influence de la
musique afro-américaine. Le premier country commercial tire de son contact avec le blues
rural plusieurs techniques instrumentales et vocales qui feront la renommée des artistes du
disque old time, dont les célèbres blue yodels de Jimmie Rodgers constituent un bon
exemple. Dans les années 1940 et 1950, le country intègre de nouveaux éléments musicaux
62
On peut aussi mentionner « Ce qui compte, c‘est le Rock & Roll» par Willie Lamothe en 1958, « Le rock
de ma grand-mère » par Paul Brunelle en 1957, et « Rock & Roll du Père Noël » par Marcel Martel en 1957
notamment (Baillargeon et Côté 1991 : 42-43).
259
afro-américains, plus urbains. Dès 1945, des artistes comme les Delmore Brothers, qui
enregistrent chez King Records, mélangent la musique hillbilly et le boogie woogie pour
donner naissance au country boogie. On retrouve quelques exemples de cet hybride dans le
corpus québécois : « Le boogie woogie des prairies » de Paul Brunelle et « Cowboy
Boogie » de Roger Turgeon, deux chansons enregistrées en 1950, relevaient de cette
tendance. Le country boogie prépare déjà le rockabilly : le style instrumental énergique, la
technique slapped bass63 et les interventions improvisées de la guitare électrique, appelées
licks, qui créent un dialogue à la fois avec la voix et avec la contrebasse, font leur
apparition dans le country boogie et seront aussi caractéristiques du rockabilly (Malone
2002 : 248). Le boogie woogie fut par ailleurs déterminant dans la naissance du rock and
roll, et c‘est sa structure qui servira de fondement aux premiers prototypes du rock and roll,
produits autour de 1946 (Hatch et Millward 1987 :75). Le rockabilly, qui mélange de
manière intime le rock and roll et le country, émerge dans les années 1950 avec des
chanteurs comme Carl Perkins et Elvis Presley. Bien qu‘il demeure dans un premier temps
proche de la scène country (Elvis Presley fera ses premières tournées avec des chanteurs
country comme Hank Snow; Malone 2002 : 249), le rockabilly est à la fois le « [r]ésultat
d‘une longue évolution de rapprochement entre country, jazz et blues », et le « point de
départ sudiste de l‘aventure du rock and roll » (Herzhaft et Brémond 1999 : 422). Sam
Philips et l‘étiquette Sun occupent un rôle de premier plan dans la création du son
rockabilly, notamment avec l‘introduction de l‘écho, en particulier le slap-back, un écho à
court délai (entre 50 et 150 ms) et avec peu de répétitions (feedback).
On retrouve plusieurs de ces caractéristiques dans les premiers enregistrements rock
and roll québécois; « Rock'n roll dans mon lit », chanson enregistrée par Léo Benoît en
1958 pour Rusticana, la nouvelle maison de disques fondée par Roger Miron, servira à les
illustrer64. On peut entendre sur cet enregistrement une imitation du slapped bass,
probablement produite à l‘aide de baguettes et non par la contrebasse, dont le son rond
63
Le slapped bass désigne une technique où les cordes de la contrebasse sont pincées dans un mouvement
perpendiculaire au manche de l‘instrument. La corde, beaucoup plus étirée que lorsqu‘elle est pincée à l‘aide
d‘un mouvement latéral, frappe ainsi la touche de l‘instrument en retrouvant sa position initial, ce qui crée le
son percussif typique de cette technique.
64
Cet enregistrement a été produit après la fin de la période visée par la thèse. Il réunit cependant presque
toutes les caractéristiques des disques de rock and roll produits par les chanteurs country-western; étant donné
qu‘il est très représentatif, il m‘a semblé pertinent de l‘utiliser comme exemple.
260
entendu sur l‘enregistrement ne peut être produit avec cette technique. L‘accordéon occupe
une place de premier plan et occupe la même fonction que la guitare dans les
enregistrements de country boogie et de rockabilly en intervenant dans les couplets par des
licks; il prend aussi le rôle de soliste dans les sections instrumentales. L‘extrait sonore 4.19
fait entendre tous ces éléments. De plus, la chanson de Léo Benoît est clairement remplie
de références sexuelles, un des éléments du rock and roll faisant l‘objet des critiques les
plus vives (exemple 4.8). Dans le « Rock'n'roll à cheval » de Willie Lamothe, on entend un
écho appliqué à la guitare rythmique et à la caisse claire, ce qui rappelle encore une fois les
traits stylistiques du rockabilly. L‘accordéon joue aussi un rôle prédominant dans cet
enregistrement, rôle à la fois rythmique et mélodique (extrait sonore 20).
En plus du rôle important confié à l‘accordéon, ces enregistrements comportent un
autre élément typique du country-western, soit l‘inclusion du yodel. Dans « Rock'n roll
dans mon lit », Léo Benoît ajoute des brefs interludes yodelés préparés par les paroles des
refrains, que l‘on peut entendre dans l‘extrait sonore 19, tout comme Willie Lamothe dans
« Rock'n'roll à cheval », où le yodel, chanté sur une gamme pentatonique, évoque les blue
yodels de Jimmie Rodgers (extrait sonore 21). En plus de l‘accordéon, les enregistrements
font entendre l‘instrumentation typique des ensembles country-western de l‘époque,
comme celle des Cavaliers des plaines de Willie Lamothe, des Troubadours du Far-West
qui accompagnaient Paul Brunelle65 et des Laurentiens de Roger Miron. Dans d‘autres
enregistrements, le guitariste Bobby Hachey, qui joue au sein des Cavaliers des plaines, à la
radio et sur l‘album Willie Lamothe et ses Cavaliers des plaines, contribue encore
davantage à cette fusion entre rock and roll et country-western. Sa maîtrise de son
instrument, la guitare électrique, et du style rock and roll lui vaudront d‘ailleurs d‘être
approché pour une tournée européenne, en 1958, qui ne devait mettre à l‘affiche que des
chanteurs rock and roll prénommés Bobby (Hachey 2001 : 66-70). Ce premier rock and roll
issu du country-western est désigné par Richard Baillargeon et Christian Côté sous le nom
de rock laurentien (Baillargeon et Côté 1991), et il était aussi, à l‘époque, appelé
65
Bobby Hachey raconte dans ses mémoires, comme on l‘a vu plus haut, avoir accompagné avec le même
ensemble Paul Brunelle et Willie Lamothe. Selon ses souvenirs, sur les ondes de CKVL, les Troubadours du
Far West et les Cavaliers des Plaines sont donc constitués des mêmes musiciens. On ignore si les
enregistrements attribués à ces deux ensembles sont également composés des mêmes instrumentistes (Hachey
2001 : 137).
261
rockawilly; l‘usage typique de l‘accordéon dans ces enregistrements par des musiciens
comme Gordie Fleming et Jean Boucher a contribué à en faire un sous-genre distinctif
(Baillargeon s.d. : s.p.). Différent des enregistrements yéyés qui seront produits au Québec
quelques années plus tard et qui feront surtout entendre des sonorités amplifiées, ce premier
rock and roll québécois conserve une instrumentation country-western, principalement
acoustique, et intègre le yodel.
Ces débuts du rock and roll québécois coïncident avec l‘accession d‘Elvis Presley
au statut de star, alors qu‘il délaisse Sun Records pour signer un contrat avec RCA. Elvis
Presley commence à enregistrer chez Sun en 1954, une petite compagnie de disques
indépendante de Memphis, et connaît d‘abord un succès considérable dans le Sud des ÉtatsUnis. Avec la multinationale RCA, il devient alors une vedette nationale puis
internationale. En 1957, Roger Miron chante dans « En avant le rock'n'roll » : « l‘an 56 est
passé, laissant en souvenir le rock and roll et ses plaisirs […] J‘écoute Elvis et j‘pense à
l‘année 56 » (Musée du rock'n'roll du Québec 2011 : s.p.). Si les sonorités rockabilly des
enregistrements présentés plus haut n‘étaient pas suffisamment convaincantes, ces paroles
indiquent sans contredit qu‘en 1956 le rock and roll et Elvis Presley, devenu son
représentant par excellence pour le grand public, sont arrivés au Québec. Cette influence
n‘est assurément pas étrangère à la production d‘enregistrements rock and roll par des
chanteurs country-western. Ceux-ci sont, pour le Québec, à l‘avant-plan d‘une profonde
transformation dans la musique populaire dont la presse commence à prendre conscience en
1957. Jusqu‘à la pénétration du rock and roll au sein des multinationales, qui a été facilitée
par son appropriation par des artistes blancs, la musique destinée au grand public et à la
consommation de masse était dominée par les auteurs et les compositeurs professionnels
dont le travail profitait surtout aux grands éditeurs issus de l‘ère de la Tin Pan Alley. Les
éditeurs, les compagnies de disques et les diffuseurs tentaient évidemment de récupérer
certains styles musicaux qui rencontraient du succès auprès de publics plus restreints pour
les introduire auprès d‘un public plus large. Hollywood a utilisé à son avantage la musique
country comme trame musicale des films westerns, et c‘est parfois sous la forme de
chansons écrites par des auteurs professionnels et interprétées par des chanteurs aux voix
rondes comme celle de Gene Autry, devenu acteur, que le country était accessible au grand
public, aux États-Unis comme au Québec.
262
Le rock and roll vient transformer un ensemble de manières de concevoir la
chanson, jusqu‘alors envisagée comme une œuvre écrite, qu‘on peut acheter sous forme de
musique en feuilles et pour laquelle un accompagnement, le plus souvent pour piano, est
noté, chanson enregistrée en plusieurs versions où des ensembles de musiciens semblent
interpréter des arrangements notés eux aussi. Le rock and roll introduit dans la musique de
grande consommation un accompagnement fondé sur le riff, cellule mélodique, rythmique
ou harmonique répétée, et sur l‘improvisation dont les licks sont une des manifestations.
Les disques rock and roll des chanteurs country-western témoignent de cette conception de
l‘accompagnement. De plus, en introduisant dès les années 1940 la guitare comme
principal instrument accompagnateur, le country-western avait déjà contribué, pour le
Québec, à la perte d‘influence du piano comme instrument populaire par excellence. Les
publicités publiées dans La Patrie et Le Passe-Temps sont à cet égard significatives : on y
voit de plus en plus d‘offres pour des cours de guitare, et les méthodes par accords, comme
la méthode Andrex qui s‘annonce dans Le Passe-Temps comme une méthode « moderne »
(1945 no 889 : 17; 1946 no 895 : 23) participent aussi de cette transformation. Le countrywestern, par l‘introduction du rock and roll et du riff et auparavant par l‘adoption de la
guitare, s‘inscrit dans un changement de paradigme majeur pour la musique populaire, qui
passe d‘une musique fondée sur l‘écrit à une musique dont l‘accompagnement devient
improvisé et relève de plus en plus de traditions issues de la musique afro-américaines et
dont les codes se transmettent surtout par l‘oralité et par la phonographie.
4.5.2.2 Le rock and roll dans La Patrie
En 1957, la production rock and roll des chanteurs country-western est bien entamée et
Elvis Presley est déjà une star. Cette année-là, il présente à Toronto, les deux seuls
spectacles de sa carrière présentés à l‘extérieur des États-Unis. Dans La Patrie66, le rock
and roll est très présent et Elvis Presley devient l‘archétype du chanteur populaire. Ainsi,
dans un article sur des religieux qui enregistrent des chansons d‘amour en s‘accompagnant
66
Dès 1957, le rock and roll possède son organe au Québec avec la revue Dis-Q-Ton, qui se fait la voix des
vedettes de la musique populaire, rock, western et yéyé. Bien qu‘il serait intéressant d‘analyser le discours sur
la musique offert par cette publication, j‘ai voulu cerner, à partir d‘une source plus neutre et plus généraliste,
la manière dont le rock and roll pouvait se positionner auprès de l‘opinion publique et non auprès des
amateurs du genre.
263
à la guitare, le journal titre : « Elvis Presley en soutane » (17 mars 1957 : 106). En même
temps, Elvis Presley est la figure qui incarne les éléments qui sont jugés de mauvais goût
dans le rock and roll. Dans le même numéro, La Patrie présente un article sur les amours
d‘Annette Dionne, une des célèbres quintuplées (113). L‘article a pour titre « Les deux
tourtereaux préfèrent Chopin au rock n'roll » [sic] et rapporte les propos du jeune
prétendant d‘Annette Dionne : « Si vous voulez mon avis, dit-il, le rock n'roll, je trouve ça
démoniaque. Dans la danse, on doit exprimer un sentiment humain. Le rock n'roll est
l‘expression d‘une sorte d‘hystérie animale. »
En effet, dans La Patrie en1957, les critiques du rock and roll abondent. Le samedi
19 janvier, le journal titre en page 36 : « Le Rock'n'Roll banni du Carnaval d‘hiver de
Québec ». L‘entrefilet relate comment un « concours de rock'n'roll » avait été annoncé à
l‘insu de la direction du Carnaval, qui a tenu à rectifier l‘information : il n‘y aurait aucune
manifestation de rock and roll au Carnaval. On précise qu‘il y aura tout de même une
« soirée populaire » qui « se tiendra pour la population le 9 février mais que ce sont les
danses canadiennes qui seront à l‘honneur ». On comprend donc que l‘événement fera une
place à la musique populaire, mais qu‘elle sera d‘inspiration traditionnelle, avec ses
« danses canadiennes ». Ce bref texte apparaît bien anodin à côté des attaques en règles
contre le rock and roll présentées à d‘autres moments dans La Patrie. Il montre cependant
que le rock and roll est à la fois suffisamment populaire et suffisamment menaçant pour
constituer une préoccupation chez les dirigeants d‘un événement à la fois mondain, avec
son grand bal destiné à la haute société, et traditionnaliste67.
Sur fond de sensationnalisme, d‘autres articles font du rock and roll des critiques
sévères. Le samedi 23 février, le rock and roll fait la une de La Patrie avec compte rendu
67
Le Carnaval de Québec, qui s‘est tenu pour la première fois en 1955, s‘oppose dès sa création aux
débordements qui caractérisent traditionnellement cette période qui s‘étend de la fête des Rois au Mardi gras.
Lancé par les commerçants de la ville de Québec, sa charte fondatrice, déposée le 26 octobre 1954, précise
que le Carnaval vise à distraire la population « de façon saine et agréable » (Provencher 2003 : 21). Le
Bonhomme Carnaval est dès le départ un personnage respectable, bien éloigné de l‘effigie de paille grotesque
qu‘on brûlait au bûcher ou qu‘on noyait dans la rivière en Europe (Provencher 2003 : 22). Le Bal de la
régence, aujourd‘hui le Bal de Bonhomme, est le clou du Carnaval et son principal événement mondain. Au
départ très protocolaire, avec ses invités en costumes d‘époque personnifiant les grandes figures du Régime
français, le Bal est encore aujourd‘hui réservé aux plus aisés : en 2010, il en coûtait 225 $ pour assister au Bal
de Bonhomme, qui se tient toujours au Château Frontenac.
264
d‘un spectacle rock and roll donné à New-York sous la présidence d‘Alan Freed, le disc
jockey le plus célèbre de cette scène musicale. Le journal titre : « Cris d‘extase et vitres
fracassées » (1 et 18) et tente de faire peur au lecteur. Le texte insinue notamment que le
rock and roll déclenche des réactions de nature sexuelle chez les jeunes et parle de cris
d‘extase et de danse sauvage. L‘article donne à entendre que les jeunes amateurs de rock
and roll constituent un groupe uniforme, homogène, et insiste sur leur habillement, auquel
il consacre une section titrée « L‘uniforme ». L‘article dépeint les jeunes fans à la fois
comme une menace et comme un groupe embrigadé, subjugué par ses idoles. L‘article
chiffre la foule présente d‘une manière qui paraît nettement exagérée et estime à 5 000 le
nombre de jeunes qui font la queue à la porte du théâtre (18). Bien qu‘on parle de quelques
vitrines fracassées, c‘est à l‘intérieur que la scène est décrite dans les termes les plus forts :
« À l‘intérieur du théâtre, le spectacle était terrifiant. Les garçons—et les filles aussi—
s‘égosillaient à crier [sic] des paroles obscènes et montaient à califourchon sur les sièges. »
Le dimanche 10 mars, La Patrie présente un compte rendu d‘un autre spectacle, cette fois
donné à Toronto (104). Les spectateurs sont encore une fois décrits comme étant sous
l‘emprise d‘une force démoniaque : « Les rock'n'rollers ont mis une ardeur furibonde dans
leurs contorsions du Mardi Gras au Maple Leaf Gardens, de Toronto. Joignant la parole au
geste, ils ont hurlé comme des possédés avant de passer à la catalepsie du carême. » Ce
texte se retrouve sous une photo montrant quelques jeunes spectateurs, photo qui
n‘accompagne aucun article; la brève description de la photo ne nous indique même pas de
quel spectacle il s‘agit. Le sujet de cette « nouvelle », de toute évidence, n‘est pas le
spectacle lui-même, mais bien les réactions que le rock and roll provoque.
Dans les pages culturelles de La Patrie de 1957, on ne trouve pratiquement aucune
référence aux chanteurs country-western, pas plus que pour les autres années des décennies
1940 et 1950 qui ont été dépouillées. En 1957, cependant, on fait une plus grande place à la
musique qu‘au cours des années précédentes et ce sont surtout les chansonniers qui sont
représentés. Ces derniers se prononcent sur le rock and roll. Le dimanche 5 mai 1957,
Pierre Saucier signe un article sur Marc Gélinas (69), décrit comme poète et chansonnier.
« ―[J]e n‘aime pas Elvis, dit-il, car ce n‘est pas un musicien et il a une vilaine voix. Pat
Boone, un autre rock-and-roller, lui, sait chanter!‖. Marc Gélinas dit préférer le calypso au
rock and roll. ―Le vrai calypso, dit-il, c‘est l‘équivalent de la mère Bolduc!‖ ». Pat Boone
265
(né en 1934), qui offrait des succès rock and roll des versions beaucoup plus grand public et
expurgées de toute connotation sexuelle, donnait une performance difficile à rattacher au
rock and roll et sa voix avait peu à voir avec celle d‘Elvis Presley ou de Little Richard (né
en 1932) par exemple, dont il a repris plusieurs chansons.
Cette valorisation d‘un genre musical par ses liens avec le folklore concerne aussi le
rock and roll dans un texte publié dans La Patrie du 28 avril. Alors qu‘on y annonce en
page 67 qu‘on empêchera probablement Elvis Presley de se produire à Montréal comme
l‘artiste et son imprésario l‘avaient initialement prévu, on consacre un quart de colonne en
page 98 au « Biggest Show of Stars for ‘57 », annoncé précédemment le 14 avril (102), et
qui réunit sur la scène du Forum, entre autres, Fats Domino (né en 1928), Clyde McPhatter
(1932-1972) et Chuck Berry (né en 1926) pour un spectacle de trois heures donné en
matinée et en soirée le jour même. Bien que ce texte non signé soit probablement un texte
publicitaire déguisé en article, sa rhétorique montre tout de même quels arguments
permettaient de ranger ces trois artistes associés au rock and roll du côté de la « bonne »
musique. Un mot d‘abord sur ces trois chanteurs. Selon Hatch et Millward, Chuck Berry est
sans doute l‘artiste qui incarne le mieux, par ses chansons comme par son attitude, les
aspirations des amateurs de rock and roll. En tant que guitariste, son influence se fait encore
sentir, et son style mélange le rockabilly et le blues électrique. Bref, d‘après les auteurs :
« Chuck Berry was almost certainly rock & roll‘s foremost lyricist and guitarist. » (78).
1957 est une année prolifique pour Chuck Berry, qui fait notamment paraître son
enregistrement le plus célèbre, « Johnny B. Goode ». Clyde McPhatter, chanteur à
l‘héritage gospel, sera d‘abord membre des Dominoes menés par Billy Ward, avec qui il
enregistre en 1951 « Sixty Minute Man », que certains considèrent comme un des premiers
enregistrements rock and roll, puis fondera les Drifters en 1953. Enfin, le louisianais Fats
Domino, pianiste et chanteur qui s‘inspire largement du boogie woogie, a eu une grande
influence sur le rock and roll naissant (Hatch et Millward 1987 : 75). C‘est d‘ailleurs sur lui
que le texte publié dans La Patrie s‘attarde. Il y est avantageusement présenté comme une
grande vedette qui aurait vendu « pas moins de 15 millions de disques… dont 10 millions
au cours des trois derniers mois! » et dont les prestations sur scènes sont des « succès
monstre »; à témoin un « spectacle géant de ―rock'n roll‖ » présenté au Théâtre Paramount
de Brooklyn et qui aurait généré « une recette record de plus de $220 000 ». Le texte mise
266
donc sur la grande popularité de Fats Domino, et associe explicitement le chanteur au rock
and roll. Sa musique y est présentée comme d‘une grande valeur : « Fats Domino […] est
sûrement destiné à prendre place parmi les Grands de la musique moderne ». Il est présenté
comme un chansonnier, près du folklore et bon père de famille résidant en terre française :
Fats Domino a lui-même écrit la plupart de ses grands succès. Il se plaît à
appeler ses pièces des chansons de folklore et, en effet, comme toute pièce
de folklore, les chansons de Domino ont une histoire à raconter. […] Natif
de la Nouvelle-Orléans, Fats est âgé de 28 ans. Il est le père de six enfants et
demeure toujours dans la belle province française de la Louisiane.
Ce texte montre que même en faisant la promotion d‘un spectacle de rock and roll, il est
encore bon, au Québec et en 1957, de se revendiquer de la tradition, de la famille et de la
langue française, et c‘est grâce à ces valeurs que le rock and roll peut offrir un spectacle de
bon goût. Une tentative de légitimation semblable mais fondée sur d‘autres critères apparaît
dans un texte signé par Marcel Blouin, qui tente d‘expliquer le phénomène du rock and roll
dans un article intitulé « Les folies de la jeunesse, d‘Alcibiade à Presley » (La Patrie, 10
février 1957 : 95, 100). L‘auteur voit avant tout dans le rock and roll un « phénomène
social », soit « l‘irruption violente des forces souterraines qui poussent, périodiquement, les
adolescents à se révolter contre la société des adultes » (95). Selon lui, les réactions du
jeune public ne sont cependant en rien rattachées à la musique rock and roll elle-même :
L‘hystérie qui secoue actuellement la jeunesse est si peu liée à la musique du
rock'n roll qu‘en Europe, où cette musique est arrivée sur le tard, les jeunes
n‘ont pas attendu de connaître les chansons d‘Elvis Presley et se sont
déchaînés aux concerts donnés par Louis Armstrong, Lionel Hampton et
Sydnet Béchet, qui condamnent tous trois le style « rock'n roll » ! Et que dire
de la ferveur démoniaque qui a saisi les auditoires rassemblés pour entendre
Gilbert Bécaud! (95)
Arguant que le rock and roll n‘est pas complètement dénué de qualités musicales, Marcel
Blouin évoque ses sources jazz et blues, qui servent à la fois à légitimer ce genre et à le
discréditer (« Précisons, en premier lieu, que le rock'n roll n‘est pas une nouvelle forme de
musique populaire »; 100). Pour étayer ce point de vue, l‘auteur prend évidemment comme
exemple Elvis Presley. Lui attribuant d‘emblée une grande vulgarité (« Ses trémoussements
et ses déhanchements grivois relèvent du problème sociologique et du mal
d‘exhibitionnisme qui affectent la jeunesse »; 100), il lui reconnaît un bon potentiel comme
267
chanteur de blues. S‘appuyant sur les commentaires du critique musical américain John S.
Wilson (193-2002), il vante la projection de sa voix, ses inflexions et son sens du rythme et
avance qu‘il a emprunté ses « meilleurs effets » aux plus grands interprètes du jazz. Marcel
Blouin reproche cependant deux choses à la voix de Presley. La première, qui est le
pendant de sa « vulgarité » dans la gestuelle, serait d‘avoir exagéré le style de ses modèles :
« Ce qui était valable, authentique et émouvant chez les premiers devient avec lui caricature
grotesque. » (100). La seconde, et celle qui semble la plus grave aux yeux de Marcel
Blouin, c‘est d‘avoir « mêlé au style blues le style ―hillbilly‖ ou chanteur de montagne, qui
laisse une large place au pathos du plus mauvais goût. Les chanteurs ―hillbilly‖ sont
reconnus pour leurs accents nasillards et trainards : Presley a de ces accents disgracieux,
qui ne laissent pas de choquer » (100). Tandis que le blues constitue le « bon » élément de
la voix d‘Elvis Presley et du rock and roll en général, la nasalité de sa voix et sa sonorité
country est disgracieuse. La présentation du « Biggest Show » et cet article suggèrent
ensemble que le blues, le jazz et leurs dérivés étaient en partie institutionnalisés au Québec
en 1957, constituaient une forme d‘américanité acceptable et pouvaient faire partie de la
musique de bon goût. Il restait évidemment certaines résistances aux musiques afroaméricaines dans la critique, même sous leurs formes les plus diluées. Ainsi, le 5 mai 1957,
dans la chronique « La musique sur disques » (28), M. Chevalier présente une critique
élogieuse d‘un disque de Benny Goodman consacré à Mozart. L‘auteur termine en
écrivant : « À l‘entendre jouer le concerto et le quintette, il est évident qu‘il préfère la vraie
musique, mais aurait-il atteint à la fortune et à la gloire qu‘il connaît depuis nombre
d‘années s‘il n‘avait pas fait de jazz? C‘est douteux. »
Au moment où les chanteurs country-western intègrent des éléments de rock and
roll dans leurs enregistrements, en particulier sa variante rockabilly, la musique grand
public semble avoir absorbé les dérivés du jazz et du blues, qui peuvent constituer des
musiques de bon goût, surtout si elles sont expurgées par des chanteurs comme Pat Boone,
qu‘elles semblent maîtrisées par des musiciens blancs comme Benny Goodman, ou si on
peut les affilier à des valeurs traditionnelles et familiales et avec la culture française comme
dans le cas de Fats Domino. La musique savante continue à être perçue comme une forme
de musique supérieure, du moins chez certains critiques. Pour la musique populaire en
général, le folklore sous toutes ses formes, des danses canadiennes au calypso, constitue
268
encore une valeur sûre et un gage de bon goût. Les chansonniers sont très présents dans les
pages artistiques de La Patrie de 1957 et le rock and roll y est partout, même dans les
sections consacrées à l‘actualité. Du country-western point de mention, sinon pour
souligner le mauvais goût hillbilly de la voix d‘Elvis Presley, qui est devenu par ailleurs
l‘archétype du chanteur populaire. Ces critiques ne devraient pas éclipser le fait que le rock
and roll, et pas seulement le rock and roll blanc d‘Elvis Presley, semble assez populaire
pour remplir deux fois le Forum de Montréal, qui est d‘ailleurs la salle qui avait été
pressentie pour accueillir Presley.
Pourquoi une telle absence du country-western, qui produit des enregistrements
apparentés au rock and roll qui, lui, est très présent? Une seconde exception à cette absence
offre peut-être une réponse partielle. Dans La Patrie du 6 janvier 1957 (72), une publicité
fait l‘annonce des spectacles de Roger Miron qui tiendra l‘affiche au Café Saint-Jacques
tous les vendredis avec ses Laurentiens. Le texte publicitaire accompagne une photographie
du chanteur et mise sur le succès de la chanson « À qui l‘p‘tit cœur après neuf heures »
pour attirer le public. Roger Miron et ses Laurentiens sont alors un des représentants du
rockawilly et le chanteur est à la veille de fonder Rusticana, qui mettra en marché d‘autres
enregistrements du même genre, dont ceux de Léo Benoît, ainsi que du yéyé. La publicité
ne fait cependant pas référence au rock and roll. Elle insiste plutôt sur le côté familier du
spectacle que peuvent offrir Roger Miron et ses Laurentiens, qui proposent des danses
« modernes » mais aussi des « danses carrées », dans le cadre d‘une « soirée de chez
nous ». Malgré la rupture qu‘introduisent les chanteurs country-western en adoptant le rock
and roll, ils semblent donc qu‘ils continuent, comme dans le cadre de leurs tournées, de
mettre en valeur une continuité avec le type de socialisation et de divertissement associées
aux soirées du bon vieux temps et aux veillées « de chez nous ». Le rock and roll proposé
par le country-western n‘est pas menaçant. Il n‘est pas non plus la musique des jeunes, qui
s‘empareront plutôt du yéyé; en 1957, Willie Lamothe a 36 ans, Roger Miron en a 28. Les
adolescents fans de rock and roll ne se reconnaissent sans doute pas dans le rockabilly
québécois. Ni provocateur, ni rattaché au conflit générationnel que révèlent les critiques du
rock and roll, le country-western introduit peut-être une rupture stylistique et de la
nouveauté dans la phonographie québécoise mais il n‘est pas perçu comme révolutionnaire.
269
Les pratiques dont le rock and roll country-western découle marquent cependant le début de
l‘ère du rock au Québec, qui finira par être intégré à la chanson nationale légitime.
4.5.3 Conclusion
L‘américanité du country-western est une américanité adaptée. La chanson country comme
le rock and roll sont chantés en français et se greffent sur des pratiques instrumentales en
partie déterminées par la présence de musiciens traditionnels dans les ensembles qui
accompagnent les chanteurs. À la fin des années 1950 comme pendant les années 1940
avec la radio, les tournées de variété et les reprises sur scène des grands succès de l‘époque,
le country-western reste proche des goûts du public, il est ouvert à la nouveauté et son
américanité se confirme à nouveau. Alors que le country-western semble de plus en plus
populaire à la fin des années 1950, qu‘il est de plus en plus présent à la radio montréalaise
et qu‘il est en bonne voie de constituer un genre musical structuré et autonome, il demeure
absent des pages artistiques de La Patrie, qui est pourtant le quotidien montréalais le moins
élitiste à cette époque, le plus populaire. Le country-western, malgré son succès, y est
absent du discours sur la musique et se situe en dehors des normes de la bonne musique,
servant même de repoussoir dans la critique de Marcel Blouin de la voix d‘Elvis Presley.
Un dépouillement plus avancé permettrait peut-être de mieux cerner la place qu‘occupait le
country-western dans la vie culturelle québécoise. Il semble à première vue qu‘il ait été
ignoré dans la presse destinée au grand public et ce, malgré sa filiation avec des
phénomènes culturels abondamment commentés. Son américanité semble le situer à michemin entre la modernité et la tradition et le place peut-être dans une catégorie à part; ne
correspondant ni aux pratiques culturelles en position hégémonique comme celle des
chansonniers qui se dessine à la fin de la période, ni aux pratiques qui se définissent en
opposition à la culture dominante et qui méritent d‘être dénoncées ou, du moins, analysées,
le country-western ne semble donc pas mériter de commentaire critique.
4.6 Sommaire
La chanson country-western a émergé et évolué en milieu urbain. Paul Brunelle, Marcel
Martel et Willie Lamothe sont originaires de la Montérégie et du centre du Québec, des
régions qui comportent des villes importantes et développées et où des stations de radio se
font le relai de la culture locale. Ces villes où les pionniers country-western sont actifs
(Drummondville, Trois-Rivières, St-Hyacinthe) offrent un réseau de salles où les musiciens
peuvent se produire, dans les cabarets et les hôtels entre autres, et une population assez
270
nombreuse pour assurer un public à des spectacles réguliers. La proximité de ces centres
avec Montréal facilite le déplacement des chanteurs vers les studios d‘enregistrement, qui
sont concentrés dans la métropole, et ceux des stations de CKAC et de CKVL, où Willie
Lamothe et Paul Brunelle animent des émissions pendant plusieurs années. Ces villes sont
également assez importantes pour être visitées régulièrement par les troupes montréalaises
de variété, qui y recrutent des talents locaux et contribuent ainsi à lancer leur carrière. Les
tournées provinciales auxquelles participent les chanteurs country-western contribuent en
retour à leur popularité en dehors des centres régionaux. Par le biais de ces tournées, les
chanteurs country-western se font diffuseurs de la culture urbaine et des succès populaires
partout au Québec. Ces artistes entretiennent une relation directe avec le public et ses
préférences. Si leur répertoire personnel semble être apprécié et jouir d‘un succès
commercial important, ils se font par ailleurs le relais des goûts de leurs auditeurs,
notamment en interprétant les succès du jour par le biais des demandes spéciales qu‘ils
interprètent à la radio. Ces goûts semblent avoir été déterminants dans l‘émergence du
genre, entre autres à travers l‘engouement des concours amateurs qui vont consacrer
Roland Lebrun et Paul Brunelle. En ce sens, le country-western pourrait relever d‘une
véritable modernité par acclamation.
Les voix des chanteurs country-western et leurs enregistrements portent une
chanson au discours intimiste et souvent sentimental dont la technologie contribue à
enrichir les effets. Comme pour les codes relevant de la paralinguistique, les codes
technologiques présents dans leurs enregistrements, qui concernent aussi des effets de
spatialisation, avaient assurément une signification accessible de manière immédiate aux
auditeurs; le succès n‘aurait pu être possible autrement. Cette compréhension collective, qui
s‘inscrit dans le phénomène d‘hypermédiation décrit par Michael Carroll, témoigne de la
modernité dans laquelle baignent la création et la réception du country-western, qui
s‘approprie les codes du crooning comme ceux du cinéma western. Les médias ont bien
entendu joué un rôle dans la diffusion du country états-unien et du cinéma western au
Québec, qui ont tous deux favorisé l‘émergence du country-western. L‘américanité dont
témoigne l‘adoption de ce genre devenu emblématique de la culture états-unienne se révèle
cependant sous une forme largement adaptée. Sur les plans vocal et instrumental et sur le
plan du répertoire, le corpus constitué par les enregistrements country-western produits
entre 1942 et 1957 montre une sélection de certains éléments issus du country ainsi que leur
fusion dans un genre nouveau où se côtoient des influences plus modernes comme celle du
crooning et du répertoire honky tonk, et d‘autres plus traditionnelles comme celle de
l‘instrumentation des ensembles folkloriques. Les thèmes rattachés au territoire, qui passent
de la description d‘un univers western à celle du Québec, témoignent aussi à la fois de
l‘américanité du country-western et des tensions qui s‘y jouent entre modernité et tradition.
Les chanteurs country-western ne seront pas réfractaires aux évolutions les plus
modernes qui marquent la musique country états-unienne après son adoption au Québec, et
vont notamment intégrer le country boogie et le rockabilly. Le rock and roll, dont certains
aspects seront dénoncés dans les pages de La Patrie en 1957, marque assez les esprits au
Québec pour qu‘Elvis Presley devienne l‘archétype du chanteur populaire. On trouve aussi
dans ce journal des indices d‘adhésion à certains éléments du rock and roll, notamment
ceux rattachés au blues et au folklore. Le country-western, en revanche, semble
pratiquement absent de la presse des années 1940 et 1950, ce qui constitue un indice qu‘il
271
pourrait avoir représenté, dès son émergence, un des genres musicaux les moins légitimes
de la hiérarchie culturelle au Québec. Selon Yves Claudé, c‘est en partie son appartenance à
la culture populaire urbaine qui suscite le rejet du country-western (Claudé 1997 : 173). Pas
tout à fait traditionnel, n‘appartenant pas exactement à la culture de masse et à ses stars, le
country-western ne trouve pas sa place dans la presse quotidienne populaire.
S‘il présente plusieurs traits modernes, le country-western entretient des liens étroits
avec le folklore qui sont discrètement revendiqués, notamment dans le contexte des
tournées où Paul Brunelle se produit avec la Troupe du bon vieux temps et dans lequel
Marcel Martel parle du type de spectacle qu‘il offre comme une « soirée canadienne »
(Martel et Boulanger 1983 : 152). Les chanteurs country-western, comme on l‘a vu dans le
chapitre 1, sont souvent accompagnés par des musiciens de folklore (les frères Joyal,
Fernand Thibault, Ludger Foucault). Comme les films western qui étaient, grâce à leur
nature fantaisiste et leur décor « exotique » et appartenant au passé, un lieu d‘expression
pour des émotions et des discours ailleurs censurés (Peterson 1997 : 85), le country-western
québécois se présente sous un aspect assez inoffensif pour pénétrer le circuit des salles
paroissiales. Marcel Martel raconte même avoir joué dans une église à Moffet, dans le
Témiscamingue (Martel et Boulanger 1983 : 152). Le country-western ne s‘est cependant
jamais fait, dans les années 1940 et 1950, le chantre de la tradition et, s‘il ne semble pas s‘y
opposer, il ne la met pas non plus particulièrement en valeur. L‘association avec des
musiciens de folklore et l‘utilisation de salles paroissiales reflètent peut-être seulement une
nécessité à une époque où la plupart des musiciens professionnels, à l‘extérieur des grands
centres, sont des musiciens de folklore, et où toutes les villes ne possèdent pas de cabaret
ou de salle de spectacle. Le côté familier du spectacle country-western continue à être
invoqué même par ses artistes les plus rattachés au rock and roll comme Roger Miron; cela
témoigne d‘une ambiguïté face à la modernité que peu de données, cependant,
permettraient de mieux décoder.
D‘autres aspects rattachant le country-western à la modernité auraient pu être
abordés. Le jeu sur les niveaux d‘identité dont il a été question dans le chapitre 3 et à
propos de la chanson de Noëlla Therrien « Mon chevalier » relève d‘une subjectivité qui est
souvent citée comme caractéristique de la modernité artistique, tout comme
l‘autoréférentialité qui caractérise plusieurs chansons country-western.
Conclusion
La chanson country-western introduit plusieurs nouveautés dans la musique populaire au
moment où le soldat Lebrun entame sa carrière sur disque en 1942. La voix countrywestern s‘organise autour d‘un code expressif faisant intervenir des effets paralinguistiques
comme la nasalisation et le second mode de phonation, qui l‘inscrivent dans la lignée de la
musique country états-unienne; elle exerce aussi un traitement particulier de l‘intensité et
de la hauteur qui rappelle en partie le crooning et qui la distingue de son homologue étatsuniennne. La structuration de ces techniques vocales, qui sont étroitement coordonnées
avec les paroles des chansons, concourt à la construction de représentations parfois
rattachées à la joie et à l‘exubérance, mais surtout à des èthos associés à la tristesse et à la
solitude, le pleur et la plainte étant deux icônes privilégiés des chanteurs country-western.
À côté de ces codes qui en ordonnent l‘expressivité, la voix country-western et sa mise en
scène phonographique, qui est appuyée par certains effets technologiques comme la
réverbération, élaborent aussi des représentations plus abstraites reliées à l‘espace et à
l‘intimité. Le country-western contribue de toutes ces manières à l‘enrichissement du
vocabulaire sonore de la musique populaire québécoise.
Bien que l‘on puisse rattacher l‘émergence du country-western à un mouvement
plus ample, celui de la diversification que connaît la voix populaire au Québec depuis les
années 1920, la chanson country-western introduit assurément de nouvelles conventions
quant à l‘esthétisation des effets paralinguistiques et à l‘usage de la réverbération. Avec le
choix de la guitare comme instrument d‘accompagnement privilégié, les chanteurs countrywestern popularisent cet instrument. Leur statut d‘auteur-compositeur-interprète contribue
aussi à généraliser ce type de carrière, à la radio comme sur disque. Ces deux
caractéristiques, communes à presque tous les artistes country-western entre 1942, qui
marque les débuts de Roland Lebrun, et 1957, la dernière année avant l‘autonomisation du
genre, pavent d‘une certaine manière la voie au mouvement chansonnier. De plus,
l‘adoption du rock and roll par les chanteurs country-western à la fin de la période
contribue à accroître la variété stylistique de la phonographie québécoise. De plusieurs
façons, le country-western participe à l‘instauration de nouvelles pratiques professionnelles
qui seront plus tard perçues comme essentielles à une chanson québécoise légitime et
portant l‘identité nationale.
273
Bien qu‘elle témoigne des mutations profondes qui transforment la musique
populaire d‘alors et qu‘elle introduise certaines ruptures avec les pratiques musicales qui
ont cours au Québec au moment où elle émerge, la chanson country-western se greffe sur
des réseaux bien établis. Celui des troupes de variétés permet à plusieurs artistes d‘entrer
définitivement dans le milieu professionnel; celui des stations de radio offre un lien
privilégié avec l‘auditoire et un tremplin vers les studios d‘enregistrement montréalais;
celui des musiciens de folklore fournit à la fois une banque de musiciens accompagnateurs
et un circuit de tournée déjà constitué. Le country-western se développe donc en bonne
partie en continuité avec les grands pôles de la vie culturelle des années 1940, dont les
institutions, les modes de fonctionnement et les organes de diffusion lui permettent de se
structurer non pas en marge mais au sein même de l‘industrie musicale. La marginalité
souvent citée du country-western, provoquée par la crise du disque des années 1980 ayant
mené plusieurs artistes à se tourner vers l‘autoproduction, correspond à un troisième temps
de son histoire. Elle fait suite à une période d‘autonomie et de grande rentabilité
commerciale qui s‘étend de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, où les
compagnies de disques indépendantes consacrées à la « musique campagnarde » assurent la
production et la promotion d‘un grand nombre d‘enregistrements country-western.
L‘émergence du country-western, entre 1942 et 1957, s‘effectue grâce à des nouvelles
conditions industrielles et économiques. La pénurie de disques français et états-uniens qui
touche les deux compagnies de disques établies à Montréal, les généralistes Compo et RCA
Victor, ouvre une brèche favorable à l‘arrivée de nouveaux styles et de nouveaux artistes. À
cette époque, le country-western est pleinement intégré aux médias de masse et à une
industrie musicale tournée vers le grand public, et il génère des produits de grande
consommation dont la mise en marché s‘apparente à celle des autres disques de musique
populaire.
Dès le départ, cependant, le country-western présente des traits distinctifs. Parmi
ceux-ci, les origines ouvrières des artistes et leur statut d‘amateurs d‘autodidactes
contribueront à la construction de l‘authenticité country-western. Celle-ci semble
s‘organiser dès le milieu des années 1960 autour de la mise en scène de la vie personnelle
des artistes, de leur proximité avec le public, de la valorisation de la sincérité et de la
simplicité ainsi que d‘un discours sur la tradition. Elle insiste sur des éléments de continuité
274
et de stabilité parfois en rapport avec des valeurs religieuses ou familiales, et a assurément
contribué à ranger le country-western parmi les manifestations conservatrices et
traditionnelles d‘une culture encore rattachée à la ruralité. Il serait ici judicieux de se
rappeler les réflexions d‘Elzéar Lavoie à propos de la tradition, qui est le produit de la
conscience de continuité, et non la continuité en soi; en ce sens, la tradition ne peut être que
provoquée, créée par la modernité (Lavoie 1986 : 253). Une société traditionnelle ne se
définit pas comme traditionnelle, et l‘idée même de tradition présuppose une conception
linéaire du temps, qui est elle-même éminemment moderne. De la même manière que la
notion de tradition, celle d‘authenticité est une préoccupation moderne issue d‘un sentiment
de perte provoqué par l‘effacement des structures traditionnelles. C‘est ce que Peterson a
montré à propos de l‘urbanisation des artistes et du public de la musique country. La
chanson country-western intègre d‘ailleurs pleinement cette nostalgie du passé à compter
du milieu des années 1960, une nostalgie qui se manifeste dans les thèmes des chansons
mais aussi dans la forme que prennent certains microsillons qui présentent des collections
de chansons souvenirs ou de chansons du patrimoine. Pour le country-western comme pour
d‘autres pratiques culturelles, la construction d‘une tradition est l‘indice d‘une
modernisation consommée.
La nostalgie marque aussi la première chanson country-western. C‘est alors la
nostalgie d‘une famille dont la guerre nous tient à distance chez le soldat Lebrun, mais
aussi celle du foyer dont le cow-boy est temporairement éloigné ou encore celle d‘un amour
perdu ou naissant, appartenant au passé. Il s‘agit d‘une nostalgie personnelle, touchant à
l‘univers domestique et émergeant dans un corpus de chansons intimes, une nostalgie
inscrite dans la modernité. La modernité transparaît aussi dans l‘américanité du countrywestern, celle de ses sources, mais aussi de son intérêt pour le territoire, qui préfigure des
préoccupations nationales d‘un Québec déjà en bonne partie modernisé et sur le point de
prendre conscience de sa modernité. Les trajectoires individuelles des chanteurs countrywestern renvoient d‘ailleurs à celles de milliers de leurs concitoyens. Issus d‘un milieu
ouvrier et parfois d‘origine rurale récente, ils vivent à la fois en région et en ville, où ils
exercent des métiers industriels non spécialisés. Baignant dans la musique de tradition orale
dont ils côtoient de près des représentants, leur pratique musicale s‘avère néanmoins
influencée par la musique de grande diffusion avec laquelle ils sont en contact par le biais
275
de la radio et du cinéma et où ils puisent des influences diverses. Tino Rossi, Maurice
Chevalier, le cow-boy chantant Gene Autry, les grandes vedettes de la chanson française et
états-unienne sont les premiers modèles des chanteurs country-western, qui s‘en font
d‘abord les imitateurs dans leurs débuts comme amateurs.
L‘influence de ces artistes se fait cependant peu sentir dans la voix country-western.
Parfois proche du crooning, elle se distingue avant tout par son usage de la nasalisation et
du second mode de phonation, dont la charge expressive témoigne d‘une véritable
esthétisation de la parole; le country-western montre ici aussi sa modernité. Cette dernière
n‘est ni fracassante, ni revendiquée ni ouvertement en opposition avec la tradition dont les
institutions ont encore au cours des années 1940 et 1950 la mainmise sur plusieurs aspects
du social et avec qui les chanteurs country-western pouvaient collaborer dans le cadre des
tournées provinciales. Le premier country-western semble cependant adhérer à des traits de
la modernité populaire suffisamment nombreux pour que l‘on remette en question son
appartenance à la tradition et au conservatisme. Son inscription dans la culture de masse,
son usage de la technologie, son esthétique de l‘ordinaire et du quotidien, son américanité,
ses représentations de l‘intime et même son autoréférentialité sont tous des indices de sa
modernité.
La présente recherche laisse assurément plusieurs questions en suspens. La
nasalisation et le second mode de phonation ne sont que deux des nombreux effets
paralinguistiques qui ont été relevés lors des analyses, et d‘autres variations de timbre
auraient pu être prises en compte. C‘est entre autres le cas des effets de diphtongues, qui
m‘apparaissent reliés au twang présent dans la voix country états-unienne et qui jouent sans
doute un rôle générique important dans le phonostyle country-western. L‘objectif étant
cependant de montrer les fonctions expressives des effets paralinguistiques dans la voix
country-western, le choix de la nasalisation et du second mode de phonation s‘est
finalement avéré pertinent. Il a permis d‘étudier des effets présents chez tous les chanteurs
du corpus, abondamment utilisés et en fin de compte structurés et codifiés de manière
homogène, en plus d‘être reliés à des èthos très répandus dans les enregistrements produits
au cours de la période étudiée. De plus, le recours à ces deux modificateurs
paralinguistiques était étroitement lié à des variations appliquées à d‘autres paramètres et
276
qui se sont révélées tout aussi importantes sur le plan expressif. Les variations d‘intensité
ont entre autres permis d‘identifier la manière dont était stylisée la plainte ainsi que de
mettre à jour une association imprévue entre la voix country-western et le crooning.
Par ailleurs, certains aspects du corpus ont été insuffisamment mis en valeur. C‘est
le cas de l‘accompagnement instrumental présent sur les enregistrements country-western.
Bien qu‘il en ait été question à quelques reprises, l‘instrumentation à elle seule aurait mérité
plus d‘attention. L‘usage de la guitare semble contribuer à fixer de nouveaux standards
pour la chanson populaire, et le dépouillement a montré l‘importance croissante de cet
instrument notamment dans les publicités offrant des cours par correspondance.
L‘accordéon, dont on a perçu l‘importance au sein des ensembles country-western, joue un
rôle central, même en dehors des enregistrements rock and roll, qui aurait pu être mieux
analysé. Les fonctions mélodiques, rythmiques et harmoniques occupées par chaque
instrument accompagnateur soulèvent aussi la double question de l‘organisation de la
pratique instrumentale et de l‘oralité. Apparemment fondés sur le riff et sur l‘improvisation,
les arrangements entendus sur les enregistrements country-western semblent relever d‘un
changement de paradigme où la partition et le métier traditionnel d‘arrangeur apparaissent
en perte d‘influence et où la musique afro-américaine prend de plus en plus d‘importance.
Une recherche et des analyses plus poussées auraient sans doute révélé, ici aussi, une
influence moderne. C‘est toutefois la voix qui avait été choisie comme objet d‘analyse
principal à cause de son statut singulier. Cible de la critique du country-western, porteuse
de ses traits génériques les plus forts et véhicule expressif par excellence dans la forme
chanson, elle a finalement permis de répondre à la question principale posée ici en révélant
la modernité du country-western.
Le traditionalisme et le conservatisme associés au country-western sont fondés sur
des aspects bien réels du genre et sur le discours que celui-ci produit. Ce discours, dont
l‘axiologie repose sur l‘authenticité, fait appel à des éléments de continuité qui
correspondent à des traits structurants du genre, présents dès son émergence. Si ceux-ci
sont mis en valeur de manière disproportionnée dans l‘authenticité country-western, ils
n‘en demeurent pas moins des caractéristiques véritables du genre au moment où il
apparaît. Il aurait sans doute été pertinent, par exemple, de creuser la question des relations
277
entre les premiers chanteurs country-western et les musiciens de folklore qu‘ils côtoient au
cours de la période visée par la thèse. Aux États-Unis, une des premières étiquettes servant
à désigner la musique country, old time music, met en évidence les sources traditionnelles
de ce nouveau genre commercial; de plus, certains pionniers du country comme Fiddlin‘
John Carson sont des musiciens de folklore semi-professionnels. Au Québec, bien que les
musiciens de folklore présents sur les enregistrements qui composent le corpus soient le
plus souvent des accompagnateurs dont le nom n‘est pas spécifié et qui ne sont pas mis en
vedette, certains d‘entre eux, par exemple Ludger Foucault, ont produit sous leur nom,
comme on l‘a vu dans le chapitre 1, des enregistrements rattachés aux deux genres. Il
m‘apparaissait cependant préférable d‘insister sur la manière dont le country-western
pouvait constituer une expression de la modernité dans son incarnation populaire. Sans nier
la pression exercée par la tradition et l‘importance de la continuité dans l‘émergence du
country-western, celui-ci s‘est avéré, par plusieurs aspects, une manifestation artistique
bien de son temps et ouverte aux nouvelles sonorités de la musique populaire de son
époque, à la technologie et à l‘américanité, composant ainsi bel et bien un faisceau de la
modernité culturelle.
La combinaison d‘approches historiques et analytiques visait à montrer la
pertinence d‘allier la microanalyse à l‘étude du contexte de production des œuvres afin
d‘interpréter leur signification d‘une manière à la fois nuancée et pragmatique. Bien sûr,
comme tout travail de recherche, cette thèse ne peut prétendre à appréhender complètement
et parfaitement le réel; elle n‘a sans doute pas non plus su éviter de construire en partie ce
qui y a été décrit et exposé. Cependant, tout comme ce que propose la recherche récente
autour des questions reliées à la modernité culturelle et aux défis que pose la description
des langages de la voix populaire, cette thèse s‘est attaquée à des idées largement répandues
pour tenter d‘en montrer les origines mais surtout les limites et ainsi redessiner les
contours, d‘une manière que j‘espère plus juste, d‘une pratique culturelle peu étudiée
jusqu‘ici. La tâche est loin d‘être achevée, et les conclusions débouchent sur un programme
considérable. Les biographies des chanteurs country-western fournissent plusieurs données
factuelles et parfois chiffrées sur les débuts des artistes; la recherche d‘archives
personnelles chez leurs descendants, dont certains ont aussi intégré le monde du spectacle
(Renée Martel, Michel Lamothe) et qui auraient donc pu voir un intérêt particulier à la
278
conservation de celles-ci, pourrait s‘avérer essentielle afin de confirmer certaines
informations et d‘en mettre à jour des nouvelles. Il faudrait également poursuivre le
dépouillement des périodiques québécois pour les années 1940 et 1950 : celui de PhotoJournal par exemple qui, semblable à La Patrie du dimanche, offrait plusieurs pages
consacrées à la vie artistique, celui de Radiomonde aussi, qui présente les vedettes de la
musique populaire du Québec pour une période peu étudiée. Les analyses se sont butées sur
des lacunes terminologiques en ce qui concerne les microvariations mélodiques. Y pallier
pourrait s‘avérer important, surtout en considérant le rôle expressif de ce paramètre mais
aussi sa fonction stylistique qui n‘a été qu‘effleurée ici. Des modèles intonatifs propres à
certains phonostyles génériques et individuels pourraient sans doute être identifiés, ce qui
contribuerait à une meilleure cartographie de la musique populaire d‘avant les années 1950.
Enfin, l‘efficacité du modèle phonostylistique appelle à une application plus étendue pour
la musique populaire produite au Québec. Des années 1920 aux années 1950, la voix
populaire se diversifie, et une étude de celle-ci et de ses phonostyles reste encore à réaliser.
Ce sont des terrains de recherche qui pourraient non seulement mieux situer le countrywestern dans l‘histoire culturelle du Québec mais aussi enrichir l‘histoire de la musique
populaire québécoise.
Annexe 1 Liste des extraits sonores
Chapitre 2 : La nasalisation
Extrait sonore 2.1
Roland Lebrun, « La mort d‘un cowboy des prairies », extrait de la 2e
strophe; nasalité moyenne (01:39.439-01:48.265)
Extrait sonore 2.2
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 1er couplet;
nasalité appuyée (00:00.000-00:22.537)
Extrait sonore 2.3
Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er couplet (00:00.00000:20.471)
Extrait sonore 2.4
Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er refrain
(00:00.000-00:25.591)
Extrait sonore 2.5
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet (01:43.00302:03.045)
Extrait sonore 2.6
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », début du 3e refrain
(02:02.589-02:12.449)
Extrait sonore 2.7
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », début du 1er refrain
(00:00.00-00:16.764)
Extrait sonore 2.8
Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er couplet (00:00.00000:20.471) et « Ne me délaissez pas », 1er couplet (00:04.94500:39.746).
Extrait sonore 2.9
Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », 1er refrain,
(00:00.000-00:31.701) et « L‘amour d‘une cowgirl », début du 1er
refrain (00:00.000-00:21.281)
Extrait sonore 2.10
Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er refrain,
(00:00.000-00:25.591) et « Sur ce vieux rocher blanc », début du 2e
couplet (01:37.837-01:56.494)
Extrait sonore 2.11
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet, [i] de
« chérie » (01:51.502-01:52.965) et 1er couplet, [i] de « quittes »
(01:00.929-01:01.637)
Extrait sonore 2.12
Hank Snow, « You Broke The Chain That Held Our Hearts », 1er
refrain (00:023.196-00:40.462) et Marcel Martel, « La chaîne de nos
cœurs », 1er refrain (00:06.698-00:26.621)
Extrait sonore 2.13
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, [F] de
« cœur » (00:09.766-00:11.412); entendu 4 fois
280
Extrait sonore 2.14
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, [E] de
« malheureux » (00:14.733-00:16.341); entendu 4 fois
Extrait sonore 2.15
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, 1re et 4e phrase
(00:06.768-00:11.633 et 00:21.699-00:26.250)
Extrait sonore 2.16
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e refrain, 1re et 4e phrase
(01:05.306-01:09.903 et 01:19.853-01:24.265)
Extrait sonore 2.17
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 3e refrain, 1re et 4e phrase
(02:03.007-02:07.767 et 02-17.462-02:23.812)
Extrait sonore 2.18
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1re phrase du 1er et du 3e
refrain (00:06.768-00:11.633 et 02:03.007-02:07.767).
Extrait sonore 2.19
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 4e phrase de chacun des
trois refrains (00:21.699-00:26.250; 01:19.853-01:24.265; 17.46202:23.812)
Extrait sonore 2.20
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, 2e phrase;
nasalisation progressive du [E] de « malheureux » (00:11.79500:16.695)
Extrait sonore 2.21
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, 1re phrase
(00:06.768-00:11.633)
Extrait sonore 2.22
Marcel Martel, « La chaine de nos cœurs », 2e couplet, 3e phrase
(00:06.768-00:11.633)
Extrait sonore 2.23
Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er couplet
(00:43.630-00:52.848)
Extrait sonore 2.24
Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er refrain
(00:00.000-00:25.591)
Extrait sonore 2.25
Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », 1er refrain, « maman »
(00:40.727-00:43.540) et 1er couplet, « maman » (00:59.65201:01.280)
Extrait sonore 2.26
Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1re ritournelle
(00:38.521-00:43.699)
Extrait sonore 2.27
Hank Williams, « Hey Good Lookin‘ », début de la 1re strophe
(00:00.000-00:33.910)
281
Extrait sonore 2.28
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 1er couplet; résonances
nasales (00:00.000-00:22.436) et « Mes rêves se réalisent », 1er
couplet; résonances orales (00:00.000-00:28.339)
Extrait sonore 2.29
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 3e pré-refrain et début du 3e
refrain (01:50.669-02:06.891)
Chapitre 3 : Le second mode de phonation et la cassure vocale
Extrait sonore 3.1
Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province »; voyelle [i]
chantée en premier puis en second mode de phonation, montage
entendu deux fois (00:45.496-00:45.958 et 00:36.986-00:38.208)
Extrait sonore 3.2
Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er refrain (00:17.73400:32.078)
Extrait sonore 3.3
Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1er yodel
(00:43.160-01:33.785)
Extrait sonore 3.4
Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cow-boy », extrait du 1er yodel
(00:20.259-00:21-861)
Extrait sonore 3.5
Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », extrait du 1er yodel;
passage accentué au second mode de phonation (00:50.32900:53.928)
Extrait sonore 3.6
Suzanne Gadbois, « Dans l‘Ouest canadien », extrait du 1er yodel; 1er
passage du premier au second mode de phonation (00:17.98900:20.787)
Extrait sonore 3.7
Roland Lebrun, « La destinée », 1er yodel; alternance rapide entre les
deux modes (00:51.953-00:52.584)
Extrait sonore 3.8
Willie Lamothe, « Je chante à cheval », extrait du 1er yodel; cassure
vocale accentuée (00:46.236-00:50.253).
Extrait sonore 3.9
Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1er yodel;
alternance rapide entre les deux modes (01:18.053-01:26.680)
Extrait sonore 3.10
Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy », 1er yodel (00:18.35500:32.078)
Extrait sonore 3.11
Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1er couplet
(00:14.628-00:43.386)
Extrait sonore 3.12
Paul Brunelle, « La tyrolienne de mon pays », début du 1er couplet
(00:07.999-00:16.532)
Extrait sonore 3.13
Gilles Besner, « Allons au rodéo », 1er yodel (00:27.469-00:40.251).
282
Extrait sonore 3.14
Gilles Besner, « Allons au rodéo ». Début du premier yodel
(00:27.631-00:29.355)
Extrait sonore 3.15
Gilles Besner, « Allons au rodéo », extrait du 1er yodel; passage
ornemental au second mode de phonation (00:28.525-00:29.350)
Extrait sonore 3.16
« Gilles Besner, « Allons au rodéo », 1ercouplet (00:12.82300:28.514)
Extrait sonore 3.17
Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy », 1er couplet (00:02.79200:20.050)
Extrait sonore 3.18
Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », extrait du 1er yodel;
alternance rapide sur [o] et [U] (01:18.274-01:26.552)
Extrait sonore 3.19
Willie Lamothe, « Je chante à cheval », 3e yodel et coda (02:19.45302:51.891)
Extrait sonore 3.20
Roland Lebrun, « La destinée », début du 1er yodel (00:35.82200:44.280)
Extrait sonore 3.21
Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy », 1er yodel (00:18.35500:32.078)
Extrait sonore 3.22
Willie Lamothe, « Je chante à cheval », début du 1er yodel
(00:38.788-00:46.161)
Extrait sonore 3.23
Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er yodel (00:17.606-00:34.470)
Extrait sonore 3.24
Paul Brunelle, « Troubadours du Far-West », 1er refrain suivi du 1er
yodel (00:29.373-01:18.698)
Extrait sonore 3.25
Tony Villemure, « Allo allo mes amis », fin de la 1re strophe et 1er
yodel (00:19.760-00:55.002)
Extrait sonore 3.26
Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », introduction
(00:00.000-00:22.871)
Extrait sonore 3.27
Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », yodel central
(00:56.749-01:22.355)
Extrait sonore 3.28
Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », yodel central; passage
ornemental au second mode de phonation (01:06.507-01:14.518)
Extrait sonore 3.29
Willie Lamothe, « Je chante à cheval », 3e yodel et coda (02:19.45302:51.891)
Extrait sonore 3.30
Paul Brunelle, « Troubadours du Far West », 1er yodel (01:00.01101:19.139)
283
Extrait sonore 3.31
Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », 1er refrain
(00:00.000-00:31.701)
Extrait sonore 3.32
Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », 1er yodel
(00:30.104-00:45.197)
Extrait sonore 3.33
Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », coda (02:46.84102:56.564)
Extrait sonore 3.34
Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », 2e strophe et yodel
central (00:40.617-01:21.664)
Extrait sonore 3.35
Georges Caouette, « Complainte d‘un cowboy », début de la 1re
strophe (00:04.818-00:25.141)
Extrait sonore 3.36
Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », début du 1er
couplet (00:04.295-00:24.549)
Extrait sonore 3.37
Georges Caouette, « Complainte
(00:44.785-00:69.303)
Extrait sonore 3.38
George Caouette, « Complainte d‘un cowboy », 1re strophe, « vie »;
nasalisation (00:35.329-00:40.663)
Extrait sonore 3.39
Roger Turgeon, « Cowboy boogie », 1er yodel (00:31.399-00:47.862)
Extrait sonore 3.40
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », extrait du 1er couplet;
passage ornemental au second mode de phonation sur le mot
« peine » (00:12.521-00:22.732)
Extrait sonore 3.41
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 3e couplet; passage
ornemental au second mode de phonation sur le mot « or »
(01:33.831-01:43.891)
Extrait sonore 3.42
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 3e couplet; passage
ornemental au second mode de phonation sur le mot « or », extrait
ralenti à 500 % (01:41.935-01:42.852)
Extrait sonore 3.43
Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », extrait du 1er couplet;
passage ornemental au second mode de phonation sur le mot
« solitaire » (01:10.112-01:19.522)
Extrait sonore 3.44
Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », extrait du 1er couplet;
passage ornemental au second mode de phonation sur le mot
« solitaire », extrait ralenti à 1000 % (01:12.910-01: 13.467)
Extrait sonore 3.45
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », extrait du 1er pré-refrain;
passage ornemental au second mode de phonation sur le mot
« hameau » (00:20.741-00:31.265)
d‘un
cowboy »,
1er
yodel
284
Extrait sonore 3.46
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy »; comparaison entre deux
ornements en second mode de phonation, sur « peine » (00:17.13600:18.326) et « hameau » (00:23.022-00:25.153)
Extrait sonore 3.47
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 1er pré-refrain; passage
ornemental au second mode de phonation sur le mot « hameau »,
extrait ralenti à 350 % (00:23.150-00:24.160)
Extrait sonore 3.48
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 1er refrain; passage
ornemental au second mode de phonation sur le mot « solitaire »
(00:29.344-00:36.995)
Extrait sonore 3.49
Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 1er refrain
(00:29.524-00:36.803)
Extrait sonore 3.50
Roland Lebrun, « La destinée », début du 1er couplet (00:04.48100:12.492)
Extrait sonore 3.51
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet, 1re phrase
(00:45.278-00:50.909)
Extrait sonore 3.52
Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet, 1re et 2e
phrases (00:45.278-00:55.698)
Extrait sonore 3.53
Marcel Martel, « Souvenir de mon enfance », 2e couplet et 2e refrain
(01:26.935-02:23.923)
Extrait sonore 3.54
Marcel Martel, « Infâme destin », 4e strophe (02:03.559-02:43.131)
Extrait sonore 3.55
Roland Lebrun, « Un jour c‘était ta fête », début du 2e couplet
(00:55.971-01:07.401)
Extrait sonore 3.56
Paul Brunelle, « Sur ce vieux rocher blanc », début du 2e couplet
(01:37.837-01:56.494)
Extrait sonore 3.57
Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », 2e couplet (01:28.72901:45.244)
Extrait sonore 3.58
Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », début du 1er refrain
(00:04.945-00:23.219)
Extrait sonore 3.59
Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », coda en second mode de
phonation (02:17.613-02:28.224)
Extrait sonore 3.60
Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », 1er refrain (00:04.94500:39.746)
Extrait sonore 3.61
Willie Lamothe, « Ma destinée », 1er couplet, 2e refrain et interlude
en second mode de phonation (00:41.569-01:51.600)
285
Extrait sonore 3.62
Willie Lamothe, « J‘adore toutes les femmes », 3e refrain, interlude
en second mode de phonation et 4e refrain (01:30.052-02:42.382)
Chapitre 4 : La modernité populaire du country-western
Extrait sonore 4.1
Roland Lebrun, « L‘adieu du soldat », début de la 1re strophe
(00:00.000-00:23.161) et Lionel Parent, « Adieu », début de la 1re
strophe (00:00.000-00:29.640)
Extrait sonore 4.2
Lebrun, « La destinée », 1re strophe (00:00.000-00:25.511)
Extrait sonore 4.3
Marcel Martel, « Un coin du ciel », 2e refrain (00:59.884-01:15.987)
et « En prison maintenant », 4e refrain (02:12.121-02:35.195)
Extrait sonore 4.4
Roland Lebrun, « La mort d‘un cowboy des prairies », introduction
(00:00.00-00:10.901)
Extrait sonore 4.5
Roland Lebrun, « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur », fin de la 1re strophe
et début du 1er interlude parlé (00:22.918-00:37.836)
Extrait sonore 4.6
Roland Lebrun, « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur », 1re strophe, [lA] de
« là » (00:28.630-00:29.965) et Ludovic Huot, « Rendez-moi mes
montagnes », 1re strophe, [bA] de « bâton » (00:28.351-00:28.781)
Extrait sonore 4.7
Ludovic Huot, « Rendez-moi mes montagnes », début de la 1re
strophe (00:00.000-00:37.906)
Extrait sonore 4.8
Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er couplet et 1er refrain
(00:00.000-00:20.863)
Extrait sonore 4.9
Paul Brunelle, « Sur ce vieux rocher blanc », 1er refrain (00:00.00000:49.365)
Extrait sonore 4.10
Marcel Martel, « Souvenir de mon enfance », 2e couplet. 01:26.81901:51.908
Extrait sonore 4.11
Jimmie Rodgers, « Blue Yodel No 1 (T for Texas) », 1re strophe
(00:00.000-00:28.189) et Hank Williams, « Hey Good Lookin‘ »,
début de la 1re strophe (00:00.000-00:20.805)
Extrait sonore 4.12
Hank Williams, « Your Cheatin‘ Heart », début de la 1re strophe
(00:00.000-00:37.604)
Extrait sonore 4.13
Willie Lamothe, « Cœur brisé », début de la 1re strophe (00:00.00000:41.563)
Extrait sonore 4.14
Noëlla Therrien, « Mon chevalier », 1er refrain (00:00.000-00:30.406)
286
Extrait sonore 4.15
Sifflet à vapeur et Paul Brunelle, « Le train qui siffle », introduction,
(00:00.000-00:21.257)
Extrait sonore 4.16
Paul Brunelle, « Le train qui siffle », introduction et 1er refrain
(00:00.000-00:43.177)
Extrait sonore 4.17
Tony Villemure, « La vallée de la Mauricie », introduction, 1er
couplet et 1er refrain (00:00.000-00:51.583)
Extrait sonore 4.18
Roland Lebrun, « La destinée », 1re strophe (00:00.000-00:25.511) et
« La vie d‘un cowboy », 1er couplet (00:00.000-00:22.709)
Extrait sonore 4.19
Léo Benoît, « Rock'n roll mon lit », 1er refrain, 1er couplet, 2e refrain
et 1er yodel (00:00.000-00:54.176)
Extrait sonore 4.20
Willie Lamothe, « Rock'n'roll à cheval », 1re strophe (00:00.00000:34.748)
Extrait sonore 4.21
Jimmie Rodgers, « Blue Yodel No 1 (T for Texas) », fin de la 1re
strophe (00:16.880-00:34.957)
Références
Journaux et revues dépouillés
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La Patrie, 1942, 1948 et 1957.
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Wolfe, Charles K. 1972. « Ralph Peer at Work : The Victor 1927 Bristol Sessions ». OldTime Music no 5 (été 1972) : 10-15.
———. 1974. « Toward a Contextual Approach to Old-Time Music ». The Journal of
Country Music 5 (1974) : 65-75.
———. 1978. « Columbia Records and Old-Time Music ». John Edwards Memorial
Foundation Quarterly 14, no 51 (automne 1978) : 118-125, 144.
Médiagraphie
Enregistrements sonores analysés
Les enregistrements sont présentés par ordre alphabétique d‘interprète avec les dates
originales de parution. Lorsque la date donnée dans la source consultée correspondait à
l‘année d‘enregistrement plutôt qu‘à l‘année de parution, la lettre [e] placée ente crochets
suit la date. Lorsque l‘information est disponible, la face est indiquée. À la fin de chaque
référence, une lettre indique de quelle compilation numérique la version utilisée pour les
analyses a été tirée. Les compilations dépourvues de numéro de catalogue ne sont
disponibles qu‘en format numérique.
A
Country Québec : Les pionniers et les origines, 1925-1955. Frémeaux et associés
FA 5058, 2000.
B
Le Soldat Lebrun : Les années Starr, 1942-1953. Disques XXI XXI-CD 2 1501,
2004.
C
20 succès country originaux des années 1940. Unidisc Music (numérique), s.d.
D
22 succès country originaux des années 1950. Unidisc Music (numérique), s.d.
E
Les stars du country. Unidisc Music (numérique), 2009.
F
Marcel Martel. Infâme destin. Disques Mérite 22-3414, 2005.
G
Marcel Martel. La chaîne de nos cœurs. Disques Mérite 22-3418, 2005.
302
H
Willie Lamothe. Un fer à cheval. Disques Mérite 22-3423, 2005.
I
American Yodeling. Goldenlane Records (numérique), 2009.
J
Hank Williams. Hank Williams : 40 Greatest Hits. Polydor 821 233-2, 1978.
K
Hillbilly Blues, 1928-1946. Frémeaux et associés FA 065, 1997.
L
100 No 1 Country Hits : 1944 to 1955. Membran Music 222684-354, 2005.
M
Hank Snow. The Yodeling Ranger (1936-1947). Bear Family Records BCD 15587
EI, s.d.
Benoît, Léo
1958. « Rock'n roll dans mon lit ». 45 tours. Rusticana 45-104 RM-A.
Besner, Gilles (Gilles Besner et son Ensemble des Prairies)
1952. « Allons au rodéo ». Bluebird 55-5427, face A. (A).
Brunelle, Paul
1945. « Mon enfant je te pardonne ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5231. (A)
[1946?]. « Sur ce vieux rocher blanc ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5264-A. (C)
1948. « Le train qui siffle ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5324, face A. (A)
[1949]. « Le boogie woogie de prairies ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5347-B. (I)
1950. « Troubadours du Far-West ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5382-A. (A)
[1951]. « La tyrolienne de mon pays ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5411-A. (D)
[1953]. « Le cowboy des montagnes». 78 tours. RCA Bluebird 55-5486-A. (E)
Caouette, Georges
1945 [e]. « Souffrance d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 16674-B. (A)
1952. « Complainte d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 17010-A (A)
Gadbois, Suzanne
1938. « Dans l‘Ouest canadien ». 78 tours. Starr 16193-B (A)
Huot, Ludovic
1937 [e]. « Rendez-moi mes montagnes ». 78 tours. Starr 16057-A. (A)
Lamothe, Willie
1946 [e]. « Je chante à cheval ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5269-A. (A)
303
[1946]. « Ma destinée ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5269-B. (C)
1946 [e]. « Je suis un cowboy canadien ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5254-A. (A)
1948. « L‘amour d‘une cowgirl ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5307-A. (A)
1948. « Quand je reverrai ma province ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5307-B. (A)
1948. « Giddy-Up Sam ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5300-A. (A)
1948. « J‘adore toutes les femmes ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5300-B. (A)
1949. « Ne me délaissez pas ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5316-B. (A)
1950. « Mon passage en Gaspésie ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5367-A. (A)
[1953]. « Cœur brisé ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5497-A. (D)
[1956]. « Rock'n'roll à cheval ». 45 tours. London 45-FC.388. (H)
Lebrun, Roland
1942 [e]. « L‘adieu du soldat ». 78 tours. Starr 16457-A. (B)
1943 [e]. « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur ». 78 tours. Starr 16548-A. (B)
1946 [e]. « La vie d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 16681-A. (B)
1946 [e]. « Mes rêves se réalisent ». 78 tours. Starr 16680-A. (B)
1947 [e]. « La mort d‘un cowboy des prairies ». 78 tours. Starr 16775-B. (B)
1950 [e]. « La destinée ». 78 tours. Starr 16893-B. (B)
1950 [e]. « Un jour, c‘était ta fête ». 78 tours. Starr 16922-B. (B)
Martel, Marcel
1947 [e]. « Souvenir de mon enfance ». 78 tours. Starr 16755-A. (A)
1947 [e]. « La chaîne de nos cœurs ». 78 tours. Starr 16755-B. (A)
1952. « Un coin du ciel ». 78 tours. Apex 17026-B. (A)
[1952?]. « Infâme destin ». 78 tours. Apex français 17023-A. (F)
[1956?]. « En prison maintenant ». 78 tours. Apex français 17193. (G)
Martel, Marcel, et Noëlla Therrien
1949 [e]. « Hello Central ». 78 tours. Starr 16781-B. (A)
Parent, Lionel
1941 [e]. « Adieu ». 78 tours. Starr 16421-A. (A)
Piché, Paul-Émile
1946 [e]. « Souvenir d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 16696-B. (A)
304
Therrien, Noëlla
1952. « Mon chevalier ». 78 tours. Starr 17028-B. (A)
Turgeon, Roger
1950. « Cowboy Boogie ». Format inconnu. London 25007. (A)
Villemure, Tony
1953. « Allo allo mes amis ». [78 tours]. RCA Bluebird 55-5477. (A)
1954. « La vallée de la Mauricie ». [78 tours]. RCA Bluebird 55-5515. (A)
Williams, Hank
1951 [e]. « Hey Good Lookin‘ ». 78 tours. MGM 11000 .(J)
1952 [e]. « Your Cheatin‘ Heart ». 78 tours. MGM 11416. (J)
Rodgers, Jimmie
1927 [e]. « Blue Yodel No 1 (T for Texas) ». 78 tours. Victor 21142-A. (K)
Pierce, Webb
1955. « In the Jailhouse Now ». 45 tours. Decca 29391. (L)
Snow, Hank
[1947]. « You Broke the Chain that Held Our Hearts ». 78 tours. RCA Bluebird 553214-B. (M)
Films
Bernier, Pierre, Jacques Leduc, et Lucien Ménard. 1971. Je chante à cheval avec Willie
Lamothe. 1 cassette VHS. Montréal : O.N.F.
Giguère, Serge. 1987. Oscar Thiffault, ah! ouigne in hin! 1 cassette VHS. S.l. : S.n.
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