Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes suivide La reine fantasque Commentaires philosophiques Collection dirigée par Angèle Kremer Marietti et Fouad Nohra Permettre au lecteur de redécouvrir des auteurs connus, appartenant à ladite "histoire de la philosophie", à travers leur lecture méthodique, telle est la finalité des ouvrages de la présente collection. Cette dernière demeure ouverte dans le temps et l'espace, et intègre aussi bien les nouvelles lectures des "classiques" par trop connus que la présentation de nouveaux venus dans le répertoire des philosophes à reconnaître. Les ouvrages seront à la disposition d'étudiants, d'enseignants et de lecteurs de tout genre intéressés par les grands thèmes de la philosophie. Déjà parus Khadija KSOURI BEN HASSINE, La laïcité. Que peut nous en apprendre l'histoire? 2008. Stamatios TZITZIS (dir.), Nietzsche et les hiérarchies, 2008. Guy DELAPORTE, Physiques d'Aristote, commentaire de Thomas d'Aquin,2008. Khadija KSOURI BEN HASSINE, Question de l'homme et théorie de la culture chez Ernst Cassirer, 2007. Angèle KREMER MARlETT!, Nietzsche et la rhétorique, 2007. Walter DUSSAUZE, Essai sur la religion d'après Auguste Comte, 2007. Monique CHARLES, Kierkegaard Atmosphère d'angoisse et de passion,2007. Monique CHARLES, Lettres d'amour au philosophe de ma vie, 2006. Angèle KREMER MARlETT!, Jean-Paul Sartre et le désir d'être, 2005. Michail MAlA TSKY, Platon penseur du visuel, 2005. Rafika BEN MRAD, La Mimésis créatrice dans la Poétique et la Rhétorique d'Aristote, 2004. Gisèle SOUCHON, Nietzsche: généalogie de l'individu, 2003. Gunilla HAAC (dir.), Hommage à Oscar Haac, mélanges historiques, philosophiques et littéraires, 2003. Angèle KREMER MARlETT!, Carnets philosophiques, 2002. Angèle KREMER MARlETT!, Karl Jaspers, 2002. Jean-Marie VERNIER (introduction, traduction et notes par), Saint Thomas d'Aquin, questions disputées de l'âme, 2001. Jean-Jacques ROUSSEAU Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes suivide La reine fantasque Introduction et notes de Angèle KREMER-MARIEIT! L'Harmattan l ère édition Aubier Montaigne Paris, 1973 @ L'IIARMATTAN, 2009 5-7, rue de l'École-Polytechnique; http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-09167-2 E"~:9782296091672 75005 Paris CHRONOLOGIE 28 juin 1712 : Naissance de Jean-Jacques Rousseau à Genève, dont ses parents sont citoyens: Isaac, maître horloger, et Suzanne, qui mourra le mois suivant. 15 mars 1728 : Quitte Genève. 21 mars 1728 : Rencontre Mme de Warens à Annecy. Avril-mai 1728 : Séjourne à l'Hospice San Spirito, où il se convertit au catholicisme. Juin 1729 : Retour à Annecy chez Mme de Warens. Septembre 1731 : Nouveau retour chez Mme de Warens, où Rousseau s'installe après quelques voyages à Lausanne, Neuchâtel, Soleure, Paris. 1736 : Séjour aux Charmettes. Écrit Le Verger des Charmettes. 1738 : Nouveau séjour aux Charmettes. 1740 : Séjour à Lyon, où il est précepteur chez M. de Mably. Écrit le Proiet pour l'éducation de M. de Sainte-Marie. Juillet 1742-juillet 1743 : Séjour à Paris. 1742 : Proiet concernant de nouveaux signes pour la musique. Juillet 1743-octobre 1744 : Séjour à Venise, où il est secrétaire du comte de Montaigu, ambassadeur de France. Octobre 1744 : Jean-Jacques retourne à Paris. 1745 : Composition des Muses galantes. 1750 : Discours sur les sciences et les arts. 1751 : Commence ses travaux de copiste de musique. 1752 : Compose Le Devin de village. Écrit la préface du Narcisse. 1753 : Lettre sur la musique française. Novembre 1753 : Publication dans Le Mercure du sujet du concours de l'Académie de Dijon: « Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle? » Octobre 1754 : Le manuscrit du Discours sur l'inégalité est remis à l'éditeur Marc Michel Rey. 1755 : Travaille à l'Essai sur l'origine des langues. Première version du Contrat social. 6 JEAN- JACgUES ROUSSEAU 24 avril 1755 : Parution du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les homm~s. Novembre 1755 : Écrit et publie l'article Economie politique: dans le tome V de l'EncycloPédie. 1756 : Allégorie sur la Révélation. Lettre à Voltaire. Rédaction probable de La Reine fantasque. Mai 1756 : Extrait du projet de paix perPétuelle (rédaction). Avril 1756-décembre 1757 : Séjour à l'Ermitage chez Mme d'Épinay. Décembre 1757-juin 1762 : Séjour à Montmorency chez le comte de Luxembourg. 1757 : Lettres à SoPhie. 1758 : Lettre à d'Alembert sur les spectacles. Édition de La Reine fantasque à l'insu de Rousseau. Janvier 1761 : Julie ou la Nouvelle Héloïse. 1762 : La Profession de foi du vicaire savoyard. Janvier 1762 : Lettres à Malesherbes. Avril 1762 : Du Contrat social ou PrinciPes du droit politique. Mai 1762 : Émile ou De l'éducation. 9 juin 1762 : Condamnation de l'Émile par le Parlement de Paris. Rousseau quitte Paris où la prise de corps est prononcée contre lui. 19 juin 1762 : Condamnation du Contrat social et de l'Émile par le Conseil de Genève qui prononce la prise de corps. Juin 1762-octobre 1765 : Séjour en Suisse. 28 aoüt 1762 : L'archevêque de Paris condamne l'Émile. Mars 1763 : Lettre à Christophe de Beaumont, Archevêque de Paris (datée de Motiers, 18 novo 1762). 12 mai 1763 : Rousseau renonce à la citoyenneté genevoise. Aoüt 1764-mai 1765 : Lettres à M. Buttafoco. Décembre 1764 : Lettres écrites de la montagne. Janvier-septembre 1765 : Projet de constitution pour la Corse (rédaction) . 1er décembre 1765 : Rousseau autorise Rey à publier La Reine fantasque et lui adresse le texte de l'Avertissement du libraire. Janvier 1765-décembre 1770 : Rédaction des Confessions. Novembre 1765-janvier 1766 : Séjours à Strasbourg et Paris. Janvier 1766-mai 1767 : Séjour en Angleterre. 1767 : Dictionnaire de musique. 26 juillet 1767 : Lettre au marquis de Mirabeau sur le despotisme légal. 15 janvier 1769 : Lettre à M. de Franquières. 1770 : Pygmalion. 24 juin 1770 : Résidence à Paris: rue Plâtrière. 1771-1772 : Lettres sur la botanique. Avril 1772 : Considérations sur le gouvernement de Pologne. 7 CHRONOLOGIE 1772-1776 : Les Dialogues ou Rousseau juge de J ean-J acques. 1776-1778 : Les Reveries d'un promeneur solitaire. 20 mai 1778 : Rousseau séjourne à Ermenonville chez le Marquis de Girardin. 2 juillet 1778 : Mort de Rousseau à Ermenonville à l'âge de soixante-six ans. 1782 : Collection des Œuvres comPètes de Rousseau, édition Du Peyrou. Référence: Louis- J. Courtois, Chronologie critique de la vie J ean- Jacques Rousseau, publiée J.-/. Rousseau, t. XV (1923). et des œuvres de de la Société dans Annales BIBLIOGRAPHIE 1.- ŒUVRES DE ROUSSEAU. The political Writings of Jean-Jacques Rousseau, edited from the original manuscripts and authentic editions (C.E. Vaughan, Cambridge, I9I5, 2 vol. in-8o). Œuvres comPlètes de J ean- Jacques Rousseau, collection dirigée par B. Gagnebin et M. Raymond dans la Bibliothèque de la Pléiade (Paris, Gallimard); t. I : Écrits autobiograPhiques (Confessions, Dialogues, Rgveries du promeneur solitaire, Fragments autobiographiques), publiés et commentés par Bernard Gagnebin, Robert Osmont, Marcel Raymond, I959; t. 2 : La Nouvelle Héloïse, Théâtre, Poésies, Essais littéraires, publiés et commentés par Bernard Guyon, Jacques Scherer, Charly Guyot, Ig6I; t. 3 : Du Contrat social, Écrits politiques (Les deux Discours, L'Économie politique, Fragments politiques, Écrits sur l'abbé de SaintPierre, Lettres écrites de la Montagne, Projet de Constitution pour la Corse, Dépgches de Venise), publiés et commentés par Robert Derathé, François Bouchardy, Jean Starobinski, Sven Stelling-Michaud, Jean-Daniel Candaux, Jean Fabre, Ig64. II.- TRAVAUX CRITIQUES. Collectifs: Jean-Jacques Rousseau, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, Ig62. Annales J ean-Jacques Rousseau: Entretiens de Genève (juillet Ig62), t. XXXV. Études sur le Contrat social (communications des journées d'études organisées à Dijon en mai Ig62), Paris, Belles-Lettres, Ig64. BIBLIOGRAPHIE 9 Jean-Jacques Rousseau et son œuvre (colloque de Paris, octobre 1962), Paris, Klincksieck, 1964. Rousseau et la PhilosoPhie politique, in A nnales de PhilosoPhie politique, V, Paris, P.U.F., 1965. L'Impensé de Jean-Jacques Rousseau, Cahiers pour l'analyse, 8, Paris, Le Graphe, 1967 : Louis ALTHUSSER,Sur le Contrat social; Alain GROSRICHARD,Gravité de Rousseau; Patrick HOCHART,Droit naturel et simulacre; Michel FRANçoN, Le Langage mathématique de J ean-Jacques Rousseau. BURGELIN(Pierre), La PhilosoPhie de l'existence de J.-J. Rousseau, Paris, Presses Universitaires de France, 1952. J ean-J acques Rousseau et la religion de Genève, Genève, Ed. Labor et Fides, 1962. Du Contrat social, chronologie et introduction par Pierre Burgelin, Paris, Garnier-Flammarion, 1966. CASSIRER(Ernst), The question of Jean-Jacques Rousseau, Ire éd. 1954 (Peter J. Gay), 2e éd. 1963 (Indiana University Press), 3e éd. 1963 (Midland Book), Bloomington Indiana University Press. DELBOS (Victor), Rousseau et Kant, in Revue de MétaPhysique et de Morale, année 1912, p. 429. DERATHÉ (Robert), Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, Paris, P.U.F., 1948. L'unité de la pensée de J.-J. Rousseau, in JeanJacques Rousseau, Neuchâtel, La Baconnière, 1962. L'Homme selon Rousseau, in Études sur le Contrat social, Paris, Belles-Lettres, 1964. ] ean-J acques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1970 (réédition; Ire éd. P.U.F., 1950). DERRIDA(Jacques), Nature, culture, écriture (de Lévi-Strauss à Rousseau), in Cahiers pour l'analyse, 4 : LéviStrauss dans le 18e siècle, pp. 1-45, Société du graphe, Paris, 1966. DE SEDE (Gérard), Histoire, sociologie et politique chez Rousseau, in Raison présente n° 23, jUlllet-août-septembre 1972. 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MOREL(Jean), Recherches sur les sources du Discours de J.-J. Rousseau sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (Annales de la Société J.-J. Rousseau, t. V, Ig0g, pp. Hg-198). MOSCONI(Jean), Sur la théorie du devenir de l'entendement, in Cahiers pour l'analyse, 4 : Lévi-Strauss dans le 18e siècle, pp. 47-82, Société du graphe, Paris, Ig66. POLIN (Raymond), La Politique de la solitude, essai sur {{ J.-J. Rousseau, Paris, éd. Sirey, Ig71. RANG (Martin), Rousseaus Lehre vom Menschen, Gôttingen, 1959. SALOMON-BAYET (Claire), J.-J. Rousseau ou l'impossible unité, coll. « Philosophes de tous les temps », Paris, Seghers, Ig68. STAROBINSKI(Jean), f.-J. Rousseau. La transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, Ire éd. Ig58; 2e éd. 1971 : édition revue et corrigée suivie de sept essais sur Rousseau. VOSSLER(Otto), Rousseaus Freiheitslehre, Gôttingen, Ig63. WRIGHT (Ernest Hunter), The meaning of Rousseau, Oxford, 1929. INTRODUCTION JEAN-JACQUES ROUSSEAU OU L'IRRÉDUCTIBLE INÉGAUTÉ I. La voix de la nature. Du Discours sur l'inégalité au Contrat social, l'intention de Rousseau reste fidèle à elle-même; elle fut comprise par les Révolutionnaires de 89 qui firent du Contrat social leur théorie; elle fut comprise en 1762 par ceux qui condamnèrent ses ouvrages, l'Émile et le Contrat social. Or, la théorie révolutionnaire de Rousseau n'est pas sans présupposés Philosophiques. En effet, si le genre humain ne constitue pas, par lui-même, une cité et si son existence physique ne détermine pas, d'elle-même, son existence sociale; autrement dit, si la culture ne découle pas de la nature, et si, enfin, l'histoire trahit la nature, le problème de Rousseau tel qu'il s'énonce dans le Contrat social (livre l, ch. VI) présuppose lui-même dépassé et résolu un autre problème qui n'est plus seulement politique, l!1ais métaphysique, et qui n'est donc plus celui purement et simplement de « trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant)J. Devant l'énoncé de ce problème politique, nous devons donc présupposer un autre problème propre à Rousseau et né de l'alternative irréductible qu'a dénoncée Louis Althusser 1 : fuite en avant dans l'idéologie, régression I. Louis Althusser, Sur le Contrat social, in Cahiers pO'Ur l'analyse, 8, pp. 5-42. « La particularité» du Contrat social est d'être une convention 12 JEAN-JACQUES ROUSSEAU dans l'économie. Ce problème, que Rousseau croit avoir résolu quand il aborde le problème politique, ne peut être que métaPhysique. La « solution » d'un tel problème est apparemment la seule garantie personnelle de Rousseau au moment de traiter le problème de la cité. Rousseau, pris dans le jeu des forces réelles, ne peut les avoir réduites que « métaphysiquement ». Cela est maintenant prouvé. Les six études qu'a publiées Henri Gouhier, Les Méditations métaPhysiques de Jean-Jacques Rousseau 1, montrent éminemment quel est le « regard» de Rousseau: une vision a priori du monde sur la présupposition de l'opposition nature-histoire, opposition qui n'est pas une « réponse », mais la véritable matrice des questions que pose Rousseau à la réalité qui l'environne. Nous devrons donc interroger cette formule de questionnement. C'est également ce qU'avait fait Ernst Cassirer 2 : la question même que pose Rousseau n'est ni de pure curiosité académique ni de pure recherche philologique ou historique; question indépassée et toujours actuelle mais enchaînée par Rousseau à toute une problématique et à la systématique corrélative. La lettre à Malesherbes du 12 janvier 1762 montre à quel point Rousseau était enraciné dans le problème de l'inégalité des hommes et celui des « contradictions du système social» comme il l'énonce lui-même. Il faut découvrir le présupposé profond à la base de l'engagement de Rousseau dans le problème politique et ce même présupposé conditionne la Profession de foi du Vicaire savoyard. Rousseau, usant parfois d'arguments cartésiens et d'échange passée entre des parties prenantes (comme en tout contrat), mais dont la seconde ne préexiste pas au contrat, puisqu'elle en est le produit. La « solution" qu'est le contrat est donc pré-inscrite dans une des conditions mêmes du contrat, la PP.2, puisque cette PP.2 n'est pas pré-existante au contrat. Décalage intérieur aux éléments du contrat: entre le statut théorique de PP.I et de PP.2 (...) Ce décalage peut alors être reconnu entre le contenu du concept juridique de contrat, que Rousseau importe en sa problématique pour la couvrir, et le contenu effectif de son contrat. (...) Pourquoi Rousseau est-il contraint de penser ce qu'il dit dans un concept qui n'est pas le concept de ce qu'il dit? Pourquoi ce recours? Pourquoi ce recours nécessairement faussé?" (PP.19-20) r. Henri Gouhier, Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Lib. philosophique Vrm, 1970, 283 pages. 2. Ernst Cassirer, The question of Jean-Jacques Rousseau, Midland Book, 1963. INTRODUCTION 13 se référant au modèle de Socrate, s'entend cependant à distinguer ce qu'il est lui-même de ce que furent Descartes et Socrate et justement par l'opposition de base entre la nature et l'histoire qui fait l'unité profonde de sa pensée. Que signifie cette opposition entre nature et histoire? L'homme de la nature serait l'homme tel qu'il est, tandis que l'homme de l'histoire serait l' « homme de l'homme JJ,un second homme. Le regard de Rousseau cherche l'homme de la nature et ne rencontre que l'homme de l'homme qui lui fait écran: la culture occasionne la question de la nature et fait écran à la réponse. Mais l'homme de la nature qu'est-il? Ce n'est qu'un homme extra-historique: « Si l'état de nature n'est pas une époque historique mais une hypothèse de travail, c'est une hypothèse de travail faite pour comprendre l'homme historique; si l'état de nature ne représente pas « la véritable origine JJ, il se présente comme une origine hypothétique 1. JJ Ce qu'écrit là Henri Gouhier est essentiel pour la bonne compréhension du Discours sur l'inégalité. Ainsi l'opposition postulée implique-t-elle une méthode de recherche. L'état de nature est un état d'équilibre entre l'homme et son milieu physique, un état fictif obtenu abstraitement en supprimant tout ce qui est « surnaturel» et (!artificiel JJ : un état infra-rationnel et infra-social, le résultat d'une opération de réduction historique. Aussi le problème ne peut-il être celui d'un retour à l'état de nature. Il porte sur l'histoire qui est une nécessité de fait, et dans cette histoire Rousseau s'interroge : « Cette histoire ou une autre 2? JJ Et c'est précisément là qu'entre en jeu la métaphysique. « L'alternative que rencontre Rousseau n'est vraiment question qu'en devenant une nouvelle façon de poser et de penser le problème du mal3. » Or, l'histoire est dite mauvaise, parce qu'elle est contingente. Et ce qui fait la contingence mauvaise de l'histoire, c'est l'avènement du propriétaire, une imposture consciente alliée à « l'inconsciente complicité des autres qui le reconnaissent immédiatement comme tel 4 JJ. Le « propriétaire JJest la réaI. 2. 3. 4. Henri Gouhier, op. cit., p. 14. Loc. cit., p. 24. Ibid. Loc. cit., p. 30 14 JEAN-JACQUES ROUSSEAU lisation de la chute ou du péché qui ne pourra être transcendé que dans et par le rédempteur, en l'occurrence le Législateur du Contrat social. Et c'est alors qu'entre en jeu, à son tour, et après la métaphysique, la politique doublée de la pédagogie. Comme l'écrit justement Gouhier : « L'éducation doit empêcher l'enfant de devenir cet « homme de l'homme» qui tient à une histoire périmée et préparer ce nouvel « homme de l'homme» qui restera dans l'histoire fidèle à la nature. Les premières pages d'Émile accusent fortement ce caractère rédempteur de l'éducation dans une civilisation où l'histoire altère la nature et dans un monde où il ne peut être question d'abolir l'histoire 1. » On voit comment la réforme politique du Contrat social, la réforme pédagogique de l'Émile s'accomplissent dans l'intériorité par la réforme religieuse de la Profession de foi du Vicaire savoyard. Religion naturelle et religion historique vont s'opposer de la même façon que nature et histoire. Et, si la nature retrouvée dans la cité devient raison et justice avec le Contrat, nous aurons de même une nature retrouvée dans la religion, ce sera la Grâce. L'expérience de la volonté comme liberté, qui est chez Descartes une donnée immédiate de la conscience, est reprise par le Vicaire et découpée en trois moments: 10 découverte d'une intelligence active, 2° qui prend le nom de volonté quand elle agit sur le corps, 3° enfin cette volonté intelligente est dite « libre» lorsqu'elle affronte des puissances aliénantes. Tantôt le dieu de Rousseau est transcendant: à la fois celui de Descartes et du Vicaire, tantôt il est naturel et lié au sentiment panthéiste. Dans les deux cas, c'est toujours la même et véritable religion, qui consiste à se tenir sous le regard de Dieu, à être, non plus à paraître, ce que nous faisons sous le regard des hommes. S'il est, l'homme ne semble pas souffrir du péché originel; s'il paraît, il fait dégénérer entre ses mains ce que Dieu a créé, la bonté originelle. Le nouvel enfant de l'homme qu'est Émile, est-il encore chrétien 2? S'il ne l'est par le dogme, on peut affirmer qu'il le reste par la sensibilité. Aussi est-il clair, comme le pense Pierre Burgelin, que: « Rous1. Loc. cit., p. 34. 2. André Ravier, Émile est-il chrétien? in La Table ronde, Jean-Jacques Ressnoau, na 176, septembre 1962, pp. 8-18. INTRODUCTION 15 seau ne cesse donc de reprendre la finalité naturelle et la finalité morale, qui nous touchent au point de contact de l'entendement et du cœur, ordre esthétique et ordre éthique, que l'on retrouve dans l'ordre social, voulu aussi par Dieu 1. Il Le Discours sur l'inégalité repose sur cette base. Si Rousseau admet l'innéité de l'amour du bien, qui se rattache à la religion naturelle, il refuse toutefois l'innéité des idées, contre Descartes et en accord avec Locke. « Inné est synonyme de naturel 2» pour Rousseau. Toutefois, la justice est en nous et c'est ce qui permet de rapprocher la politique de Rousseau de celle de Platon, en particulier le chapitre VII du livre II du Contrat social et le livre IX des Lois. En outre, il faut admettre avec Gouhier que le « sage» de Rousseau est comme celui de Platon aussi bien affranchi des passions qu'inaccessible à la crainte; il n'en est d'ailleurs pas autrement du sage stoïcien. Cette métaphysique rousseauiste réconciliant Socrate, Caton et Jésus est bien une philosophie du protestantisme. Subsiste toutefois le problème de concilier r<:)ligion naturelle et religion civile, mais dans la distinction faite par Rousseau et avec l'introduction à la fin du Contrat social d'une religion civile, il faut voir exprimée la nécessité de laïciser le pouvoir politique: la religion civile n'est finalement qu'un déguisement de la religion naturelle. Nous pouvons comprendre maintenant les critiques méthodologiques de Comte et les mépris de Marx à l'endroit des robinsonnades de Rousseau dont le problème politique repose sur le présupposé d'une vision a priori du monde. Le problème politique ainsi posé jouit d'un principe d'interprétation que Raymond Polin 3 a dégagé en relevant cette phrase-clé: « Un être vraiment heureux est un être solitaire. Dieu seul jouit d'un bonheur absolu» (Émile, IV). Le principe ainsi formulé est double: d'une part, perfection solitaire de la divinité/ d'autre part, solitude fondamentale de l'homme. Et la liberté qui fait la seule vraie nature de l'homme I. Pierre Burgelin, La PhilosoPhie de l'existence de j.-j. Paris, Presses Universitaires de France, 1952, p. 416. 2. Henri Gouhier, op. cit., p. 138. 3. Raymond Polin, La Politique Paris, éd. Sirey, 1971. de la solitude, essai sur j.- j. Rousseau, Rousseau, 16 JEAN-JACQUES ROUSSEAU solitaire, aux nombreuses (cnatures» virtuelles, est chez Rousseau fondamentalement plus métaphysique que politique. Cette liberté fait aussi que l'homme n'est par nature ni sociable ni insociable: c'est ce qui rend possible le Contrat social. Toutefois, une société peut être plus ou moins naturelle, plus ou moins artificielle étant la société par contrainte, celle des maîtres et des esclaves, qui réalise à la fois l'antisocialité, l'antinature par son ignorance de l'essence de l'homme qu'est 1'«homme de la nature». L'eudémonisme est ce qui vient doubler la certitude du mal historique. Rousseau est sensible à l'aliénation sociale, outre l'aliénation économique et juridique qu'il a VUe le premier et que dénonceront à leur tour Hegel et Marx. La mauvaise culture, qui est aussi la fausse culture, se développe dans l'opinion, notion dont Raymond Polin mesure l'importance chez Rousseau: sous la forme de la réciprocité des consciences, que redécouvrira Hegel, et que Rousseau présente déjà mais comme corruptrice. Aussi le problème politique posé par Rousseau, outre un fondement métaphysique, comporte encore un fondement moral. Au nom d'un eudémonisme difficile, contre le mal de l'histoire, la donnée morale par excellence consiste pour l'homme à participer à la vie de communauté, mais à condition que ce soit sans corruption ni contradiction. Le salut se fera par l'intégration sous l'égide des lois et sur la base du contrat. La face fondamentale du problème politique se dégage enfin: le problème de la conciliation de la « nature» humaine et de la culture humaine. Pour Rousseau le moment du Contrat permet le mieux cette réalisation historique de l'égalité parfaite, la plus proche possible de l'égalité naturelle. En effet, la clause unique du Contrat est l'aliénation totale de chaque associé aveç tous ses droits à toute la communauté: clause légitime. Mais cette égalité parfaite, toute provisoire, tout artificielle même, toute symbolique enfin, est cependant la condition de la légitimité du Contrat social. En effet, selon Polin avec lequel on ne peut ici que s'accorder, « un tel contrat ne peut être valide et efficace que si les contractants se sont trouvés dans un état d'égalité tel que leur consentement a eu le même sens, et qu'il a pu porter volontairement sur la totalité de ce que INT:RODUCTION 17 chacun était à ce moment-là 1 Il. Le pacte social substitue à une égalité naturelle une égalité morale et légitime. Mais n'oublions pas pour autant que l'homme souffre, dès l'origine, de l'inégalité naturelle qui va s'insérer dans la société et s'inscrire même dans les institutions juridiques. Finalement, cette égalité « morale et légitime Ilne sera plus, dans les meilleurs des cas, que proportionnelle et modérée, simple reflet de l'ordre moral produisant un « ordre social Il. On découvre combien moral est le problème politique: c'est le problème du bonheur; au bonheur de l'individu solitaire, rendu impossible par l'histoire, Rousseau veut substituer « le bonheur renouvelé, renaturé, au sein de la vie en commun 2 Il. Ainsi, contre la fatalité du malheur, pour une histoire du bonheur, Rousseau découvre que cette « histoire Il doit enfin commencer et concilier la société à la nature. Mais l'opposition de la nature à la société n'est-elle pas, dans l'engagement profond dont Rousseau vit la Passion, aussi l'opposition de Rousseau lui-même à la société? C'est ce qu'a montré Jean Starobinski dans un important chapitre de l'ouvrage intitulé: ].- J. Rousseau: La transparence et l'obstacle 3; en effet, l'auteur écrit: « La négation de la négation devient aussi fondamentalement une attitude vécue (au lieu d'intervenir comme un processus historique, ou du moins comme le projet d'une action historique). La société est collectivement négation de la nature; Jean-Jacques sera soli- tairement et individuellement négation de la société 4. Il Ni dédamateur ni sophiste, Rousseau conforme ses actions à ses paroles, sa vie aux exigences de la pensée théorique: comme l'acteur se conforme à son rôle. Aussi doit-il se retrancher, à défaut de l'unité réelle, dans l'unité imaginaire, - unité imaginée avec ce qu'elle permet de jouissance immédiate et de présence à soi et à la nature. La persécution de Rousseau prend alors valeur politique, lui qui écrit dans le Contrat que « la folie ne fait pas droit Il n'aurait-il pas mieux et plus jusI. Lac. cit., p. II4. 2. Lac. cit., p. 150. 3. Jean Starobinski, f.-f. Rousseau, La transparence et l'obstacle, suivi de Sept essais sur Rousseau, Paris, Gallimard, 1971, pp. 49-83 : La Solitude. 4. Loc. cit., p. 53. 18 JEAN-JACQUES ROUSSEAU tement écrit, en ce qui le concernait directement, que la folie est le négatif du droit? Son silence et sa solitude se trouvent attestés dans son langage de la liberté. Nous pouvons donc faire confiance à Rousseau en vertu de la qualité et de la liberté de son silence: comme l'écrit Starobinski « en raison de la visée et de l'origine indicibles de sa parole 1 ». Parce que ses spéculations, des deux Discours au Contrat social, restent stériles et se montrent à lui comme inefficaces, il se réfugie dans les chimères. Ainsi, nous voyons confirmée la fuite signalée par Louis Althusser. L'obstacle que Rousseau s'était donné à sa transparence le fait s'envelopper de solitude. Il n'y a rien de plus à voir dans la recherche des origines qu'une amère décision, comme l'exprime Starobinski : « Si le retour à la nature est impossible, si la société ne peut être corrigée, la solitude devient complète pour l'esprit clairvoyant 2. » Mais cette solitude est celle de l'aliénation. Cette résolution à une solitude malheureuse n'est pas l'effet du caprice ni de la précipitation: que l'on découvre de quoi furent faites les vingt années qui précédèrent la publication du Contrat social: d'une réflexion politique alimentée de toute la tradition de l'école du droit naturel. L'ouvrage de Robert Derathé analyse les antécédents de la pensée politique de Rousseau 3. Il n'est que de lire le Discours sur l'inégalité et le Contrat social pour y voir cités Grotius et Pufendorf que Rousseau critique, le premier à cause de sa méthode consistant à établir le droit par le fait, le second pour ses thèses sur la sociabilité, la loi naturelle, le droit d'esclavage, le pacte de soumission. On devine une connaissance certaine des thèses de Hobbes et de Locke. Derathé prouve cependant que le maître de Rousseau en matière politique et juridique n'était pas, comme on l'a cru, Burlamaqui mais Barbeyrac, en tant que ce dernier fut l'adversaire de l'obéissance passive et le champion du droit de résistance. Mais c'est avec le protestant Johannes Althusius que Rousseau s'accorde le plus: ce juriste allemand (1557-1638) fut l'un des premiers à défendre 1. Loc. cit., p. 320. 2. Loc. cit., p. 354. 3. Robert Derathé. f.-J. Rousseau et la science politique de son temps, seconde édition mise à jour, Paris, Lib. philosophique Vrin, 19]0. INTRODUCTION 19 les principes démocratiques. Contre Bodin et les monarchistes, Althusius affirme, en effet, dans sa Politique que: « La souveraineté est un droit indivisible, inaliénable, incommunicable, dont l'exercice ne peut appartenir qu'au peuple 1.» On reconnaît la thèse de Rousseau qui, après Althusius, soutient que: « seule la souveraineté du peuple peut donner la vie au corps politique et que priver le peuple de ses droits inaliénables équivaut à la dissolution de l'État 2». La différence entre les deux théoriciens, qui s'accordent sur la thèse essentielle, réside en ce que là où Rousseau souhaite un État populaire, Althusius propose un État corporatif, l'union des communautés subordonnées. Comme on peut le conclure, la règle de justice que poursuit Rousseau a un double fondement métaphysique et politique, qu'elle s'appuie sur la conscience dans la perspective du Vicaire ou sur la Volonté générale dans la perspective du Législateur. Il s'agit d'un même projet mêlant la « religion naturelle JJde l'un et la « religion civile» de l'autre. 2. La critique de la société. Avant d'aboutir au pacte politique et au pacte pédagogique analogue au premier, et qui consistent l'un et l'autre à « reconquérir une liberté à travers une soumission )J, avant de découvrir la possibilité théorique de l'homme civilisé dans la condition du développement de la raison, avant d'établir la nature libre de la raison, avant d'instituer la nécessaire culture de la raison dans l'état civil, Rousseau va opérer une réduction historique fondamentale en creusant jusqu'aux racines mêmes de l'homme pour en exhumer sa vérité morale, et, dans cette mise au jour, réfuter la conception de l'état de nature telle qu'elle était affirmée à son époque dans l'ouvrage capital de Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens. En traçant ainsi le contour de ce que l'homme ne peut pas ne pas être, Rousseau va exercer le sens d'une critique authentique de la société. Rousseau a raconté la naïve indignation qui le saisit dans sa dix-huitième année à la considération du sort d'un paysan : I. Lac. cit., pp. 94-95. 2. Lac. cit., p. 96. 20 JEAN-JACQUES ROUSSEAU « Il me fit entendre qu'il cachait son vin à cause des aides, qu'il cachait son pain à cause de la taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce sujet, et dont je n'avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu'éProuve le malheureux peuPle et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain qu'il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déPlorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n'a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains» (Les Confessions, IV, éd. Garnier, t. I, p. 22I). Telle fut en I730 la première expérience de Rous. seau de ce qu'il est désormais convenu d'appeler la « lutte des classes )J.En I753, il fut étonné car il y avait lieu de l'être, que l'Académie de Dijon osât poser la question de l'Origine de l'inégalité parmi les hommes; il se mit aussitôt à y réfléchir, tandis que, depuis I743, année de son séjour à Venise, il méditait sur ses Institutions politiques qu'il abandonnera en cours de projet et dont le Contrat social est un extrait. On peut donc établir la corrélation entre le second discours et le Contrat: si les deux textes se complètent par la négativité du premier et la positivité du second, et s'ils correspondent à des moments différents de la même pensée politique, ils n'en sont pas moins simultanés et solidaires pour l'intention. Dans son voyage à Saint-Germain où il était allé chercher l'inspiration, Rousseau avait ébauché ce que serait ce discours: Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme, exaltée par ces contemPlations sublimes, s'élevait auprès de la Divinité, et voyant de là mes semblables suivre, dans l'aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs ((