LA QUESTION DU SUICIDE CHEZ SPINOZA
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LA QUESTION DU SUICIDE CHEZ SPINOZA
Eric Delassus
Si la tradition stoïcienne, malgré un certain devoir de se préserver et de progresser, malgré la
nécessité de faire preuve d’indifférence vis à vis des choses qui ne dépendent pas de nous et
qui pour cette raison ne doivent pas nous affecter, ne s’oppose pas catégoriquement au
suicide, c’est qu’elle y voit d’abord un acte de liberté. La mort volontaire est acceptable
lorsque la maladie ou la vieillesse font perdre tout sens à la vie ou lorsque, pour cause de
disgrâce, on n’est plus en mesure de vivre honnêtement dans la cité et d’y remplir ses
obligations. Mais cette acceptation du suicide, dans certaines conditions, repose
essentiellement sur la croyance des stoïciens en une volonté libre, en un libre arbitre
totalement étranger à la conception spinoziste de l’homme et de la Nature. En effet pour
Spinoza, désirer sa propre mort et passer à l’acte, que ce soit dans la solitude ou à l’aide d’un
tiers, relève d’une attitude foncièrement pathologique, c’est-à-dire d’une passion, d’un
comportement déterminé par des causes externes et ne peut en aucun cas être l’expression ou
la manifestation de la libre nécessité de la nature d’un être.
« Ce n’est jamais, dis-je, par une nécessité de sa nature, c’est toujours contraint par
des causes extérieures qu’on a la nourriture en aversion ou qu’on se donne la mort,
ce qui peut arriver de beaucoup de manières ; l’un se tue, en effet, contraint par un
autre qui lui retourne la main, munie par chance d’un glaive, et le contraint à
diriger ce glaive vers son propre cœur ; ou encore on est, comme Sénèque,
contraint par l’ordre d’un tyran de s’ouvrir les veines, c’est-à-dire qu’on désire
éviter un mal plus grand par un moindre, ou, enfin, c’est par des causes extérieures
ignorées disposant l’imagination et affectant le Corps de telle sorte qu’à sa nature
se substitue une nature nouvelle contraire et dont l’idée ne peut être dans l’Âme. »
.
Dans la mesure où « Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa
sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie »
, il est inconcevable de désirer
librement la mort. L’homme libre, « c’est-à-dire qui vit suivant le seul commandement de la
Raison, n’est pas dirigé par la crainte de la mort (Prop. 63), mais désire ce qui est bon
directement (Coroll. de la même Prop.), c’est-à-dire (Prop. 24) désire agir, vivre, conserver
Éthique, Quatrième partie, Scolie de la Proposition XVIII.
Ibid., Proposition LXVII.