bulletin de psychologie / tome 51 (3) /435/ mai-juin 1998!
Nos premiers et lointains contacts avec lœuvre
de Piaget nous ont conduit à un rapprochement
qui ne sest jamais altéré ensuite entre la
fécondité et la maîtrise de cet auteur et celles de
Bach, que bien peu de musiciens ne considèrent
pas comme le plus grand des maîtres. Dès les
premiers écrits des années vingt se manifeste chez
Piaget la formidable pression dune vision cohé-
rente et inaugurale du monde mental de lenfant et
même si, à linstar du Bach davant la quarantaine
qui tombe parfois dans le piège des séquences
similaires, Piaget paraît parfois à létroit dans ses
premiers cadres de pensée, il ne bascule jamais
dans lennui du fugato romantique qui parvient mal
à dissimuler le vide intérieur, et il fait preuve dune
précision et dune pertinence conceptuelles propre-
ment révolutionnaires en psychologie de lenfant.
C’est dire si sattaquer à la lecture critique dune
telle œuvre fait courir le risque de passer pour un
de ces petits maîtres du menuet qui conseillaient,
ça et là, des retouches à lArt de la fugue. Il est
toutefois impossible de sy dérober car, bien quà
de nombreux égards Piaget, en donnant sa vision
du monde mental, ait produit une œuvre dart qui
ne mérite pas plus la relégation que les toiles
impressionnistes ne méritent dêtre remplacées
dans les musées par celles des cubistes, la science
n’a évidemment pas pour seule mission dêtre
contemplative.
Nous allons diviser cet article en deux parties
relativement indépendantes. Nous rapporterons
d’abord quelques résultats obtenus au moyen
d’une longue recherche à propos de la forme du
développement de la pensée opératoire puis, après
en avoir montré les limites, dues autant à limper-
fection de notre travail quà la résistance intrin-
sèque à la falsification de la théorie de Piaget,
nous discuterons une sous-théorie particuliè-
rement exposée actuellement : le construc-
tivisme. Nous aurons réussi au-delà de toute
espérance si quelques lecteurs se persuadent que
la psychologie est avant tout, et de façon
autonome, une science de la signification et que
la tension du mental vers lherméneutique et
l’intelligibilité est une condition déterminante de
la construction conceptuelle, celle-ci ne couvrant
pas, évidemment, lensemble de la cognition.
Notre contribution à létude critique de la
théorie opératoire a essentiellement porté sur la
forme du développement de lintelligence, avec
l’idée sous-jacente dexaminer la solidité de la
théorie constructiviste. Piaget la répété à lenvie,
il nest devenu psychologue que par hasard,
intéressé avant tout par la théorie de la connais-
sance. Et pourtant, il se pourrait que, semblable
à un Cuvier dont on salue les travaux paléonto-
logiques malgré les idées anti-évolutionnistes ou
à un Gall dont on reconnaît les intuitions
modularistes malgré la phrénologie, Piaget voit
la psychologie des années à venir ne retenir que
l’architecture conceptuelle décrivant les objets
mentaux quil a conçus et en dehors de laquelle
aucune position des problèmes ne semble conce-
vable (même dans les domaines quon lui con-
teste le plus, tel que celui des compétences des
nourrissons), et se détourner de tous les efforts
quil a consacrés à lélucidation des mécanismes
par lesquels peut apparaître une connaissance
nouvelle.
Piaget ne fournit pas de modèles contraignants
de la covariation statistique et il a toujours travaillé
sur des groupes indépendants. Sa conception de
l’idiosyncrasie des cheminements individuels (qui
fait bruit à la théorie du développement avec les
décalages non systématiques) nest même que
partiellement compatible avec la théorie de lerreur
de mesure puisquon sait la répulsion avec laquelle
il considère que la réponse psychologique puisse
être produite par le hasard. Nous avons pensé
(*) Université de Franche-Comté.
Joël%BRADMETZ*%
Piaget et les chimères conceptuelles :
éloge du constructivisme
!
296!
quil était toutefois possible de tester efficace-
ment quelques idées centrales de son système
avec des statistiques développementales. Cest le
projet que nous avons conduit pendant une dizaine
d’années sur la base dune étude longitudinale au
cours de laquelle il a été procédé à 13 000
entretiens individuels, selon la méthode dinterro-
gation clinique de Piaget, avec 104 enfants
rencontrés lors de 5 occasions annuelles (de 4;6 à
8;6) et soumis, à chacune de ces occasions, à 25
épreuves opératoires (3 relatives à la logique des
classes ; 3 à la logique des relations ; 4 à lacqui-
sition du nombre ; 4 à lespace topologique ; 4 à
l’espace projectif ; 4 à lespace euclidien ; 2 au
temps et 1 à la conservation de la substance). A
tous les âges entre 4;6 et 8;6 et pour toutes les
épreuves, le système de cotation est invariant et
comporte quatre niveaux. Le niveau 3 est celui
des réponses opératoires où linvariant résiste à la
contre-argumentation. Le niveau 1 est celui de la
mise en place des pré-catégories de pensée,
formes matricielles des futurs invariants (par
exemple lenfant sait ce quest la longueur ou la
durée puisquil est capable de comparer deux
longueurs ou deux durées disjointes mais il est
incapable de conserver les longueurs ou dem-
boîter les durées) avant lapparition desquelles
(entre 4 et 5 ans en général) les enfants sont,
comme on dit, intestables (niveau 0 dans notre
nomenclature), parce quils ne comprennent pas
ce quon attend deux et ont une autre lecture des
choses : par exemple la centration sur la forme et
sa signification éventuelle faute de disposer de
la masse : « il y a plus de te ici parce que
cest un ballon et là cest un serpent », Le niveau
2 est celui des premiers détachements dune
lecture figurative (centration sur les correspon-
dances) et d’une prise en compte des transfor-
mations. Les enfants de ce niveau sont inter-
médiaires, ils donnent des réponses convenables
et parfois argumentées dans certaines situations
mais/ou ils ne résistent pas à la contre-argu-
mentation. Le lecteur peut trouver une des-
cription de ces épreuves dans Bradmetz (1992 a),
l’ensemble des analyses conduites dans Bradmetz
(1992 a ; b ; c ; et d ; 1993 ; 1995 ; 1996) et un
complément relatif au stade formel chez les
mêmes enfants revus à 15;6 dans Bradmetz (sous
presse).
Lensemble des observations réalisées a per-
mis dapporter quelques précisions utiles sur la
forme du développement et de montrer que
certaines hypothèses différentielles ne reçoivent
!
aucun élément de confirmation empirique. Ces
observations, dont nous allons passer les prin-
cipales en revue, fournissent un tableau contrasté
des constats statistiques, elles ne permettent pas
de décider de façon claire si les alternatives entre
les différentes théories de lapprentissage peuvent
être tranchées. Elles laissent en conséquence ouvert
le problème de lévaluation de la théorie construc-
tiviste qui doit, selon notre point de vue, senrichir
de modèles interdisciplinaires et de nouveaux para-
digmes expérimentaux. Cest donc à une réflexion
sur lapprentissage (c.-à-d., chez Piaget, la création
et linvention) que nous consacrerons la seconde
partie de cet article.
Forme générale du développement
opératoire
Lors de chaque occasion annuelle, de 4;6 à 8;6,
la fidélité de la batterie de 25 épreuves est élevée et
constante (α de Cronbach = .892 ; .904 ; .899 ; .905
et .917). Létude du pattern des corrélations
inter-occasions révèle, pour le score global, une
organisation en simplexe et un processus marko-
vien sous-jacent, cest-dire que chaque score
annuel est une combinaison dune fonction du
score de loccasion précédente et dun terme
derreur :
S (On) = f (S (On-1» + εn
avec S= scores: Oi = occasions ; εi = termes
d’erreur non-corrélés entre eux ni avec les S.
Ce pattern veloppemental, fon sur un pro-
cessus de transition sans mémoire autre que celle
de létat précédent, est compatible aussi bien avec
le constructivisme quavec lapprentissage beha-
vioriste (voir Bloom, 1964). Il accompagne et
confirme la stabilité du niveau de développement
(âge mental ou QI) et confirme lexistence dun
fort facteur de régulation des progrès, sans pouvoir
dire sil sagit de structures de complexité crois-
sante, daugmentation des capacités de calcul
avec la croissance (charge mentale) ou dune
homogénéisation des acquisitions liée à un quel-
conque autre facteur (p. ex. le milieu scolaire et
social chez les behavioristes qui rendent compte
des ressemblances entre enfants par les carac-
téristiques uniformes de lenvironnement quils
connaissent tous dans une société et à un âge
donnés). Le corollaire de ce pattern est une régu-
larité dans la régression vers la moyenne, cest-
dire que les notes de changement dune occasion
à lautre (les progrès réalisés) sont négativement
!
297!
corrélées avec le score de lannée n-1 et positi-
vement avec celui de lannée n. Cette logique de
brassage contrarie lidée de types intellectuels
(spatiaux, logiques, etc.), nous le confirmerons
d’une autre façon.
Structures factorielles
Il existe une littérature sur les facteurs de
l’intelligence opératoire qui tente, soit de mettre
en évidence des facteurs regroupant les tâches
parentes dans la théorie sous un rapport donné:
numérique, spatial, conservations, etc. (p. ex.
Inman et Secrest, 1981), soit de découvrir des
typologies de sujets (p. ex. Lautrey, Rieben, de
Ribeaupierre, 1986, pour la catégorisation infra-
logique vs logico-mathématique), soit de pré-
ciser les liens (très étroits en général) entre les
évaluations psychométriques classiques et les
évaluations opératoires (Carroll, Kohlberg et de
Vries, 1984 ; Humphreys et Parsons, 1979 ;
Humphreys, Rich et Davey, 1985 ; Stephens,
McLaughlin, Miller et Glass, 1972). En dehors des
critiques de détail que lon peut formuler à
l’encontre de telle ou telle de ces études (p. ex.
pseudo-facteur lié à luniformisation des réponses
en raison de la forme des épreuves et non de leur
contenu ; cotation en termes de réussite ou déchec
à des items et non en termes destimation de niveau
ou de stade ; etc.), aucune dentre elles ne
considère, à notre connaissance, des mesures
répétées recueillies de façon longitudinale, excepté
celle de Hooper, Swinton et Sipple (1979) qui
suivent trois groupes denfants pendant quatre ans
(de 5 à 8 ans ; de 8 à 11 ans et de 11 à 14 ans) et
concluent à une forme approximativement linéaire
du développement opératoire et à une étroite
liaison avec le développement des capacités de
traitement de linformation, notamment mémoire
visuelle et empan de la mémoire de travail.
Dans notre travail, létude factorielle intra-
occasions révèle, pour chaque année, des
patterns danalyse en composantes principales
similaires: un facteur général expliquant environ
30 % de la variance, un second facteur qui
tombe à moins de 10 % et une décroissance
linéaire ensuite de la variance expliquée par les
facteurs suivants, associée à une impossibilité
de les interpréter clairement. Le poids relative-
ment faible du facteur général sexplique par
lhomogénéité de léchantillon où les sujets
les plus extrêmes nont que quelques mois
d’écart, la variance liée à l’âge réel est donc réduite
!
(tous les sujets sont examinés lors de chaque
occasion à plus ou moins deux mois de la date de
leur demi-anniversaire, lécart maximal théorique
entre les âges de deux enfants est donc de quatre
mois). Une analyse en facteurs communs, qui
utilise les corrélations multiples en diagonale de
la matrice de corrélations, fait monter la variance
expliquée par le premier facteur aux environs de
60%.
Le fait le plus notable est que la composition du
facteur général change chaque année et évolue en
fonction de la sensibiligénétique des épreuves,
différente à chaque âge. Ainsi, à 4;6 et 5;6, ce
facteur général est essentiellement représenté par
des épreuves sollicitant la logique des relations,
les remises en ordre, les sériations. A 6;6 (année
du cours préparatoire), exceptée la sériation, ce
sont tous les invariants de conservation qui sont
en tête et qui le resteront jusquà 8;6, les
conservations de la substance et du nombre se
révélant les meilleures et les plus classantes des
épreuves pour les deux dernières années. Il est à
noter que la logique des classes (inclusion,
intersection et multiplication de classes) nest
jamais représentée dans le peloton de tête et
arrive assez loin derrière lors de chaque analyse,
ce qui peut paraître surprenant étant donné le rôle
que la théorie lui fait jouer dans le développement.
L’analyse factorielle des correspondances mul-
tiples (conduite sur le tableau de Burt des
résultats) aboutit aux mêmes constats: aucune
structure annuelle nest clairement interprétable et
aucune typologie ne se dégage, même provisoire,
entre le logique et le spatial.
Problèmes de variabilité
La variabilité interindividuelle des performance
est élevée, tout-à-fait comparable à celle que lon
observe dans la dispersion des QI à un âge donné
(pour les principales données de la littérature sur ce
point, voir Brim et Kagan, 1980).
La variabilité intra-individuelle, qui touche plus
directement au problème des stades, puisque, plus
on suppose que ceux-ci ont un effet structurant et
homogénéisateur, plus elle doit être faible, est
également assez élevée et confirme des données
classiques de la littérature depuis les premiers
travaux de Dodwell (1960, 1962, 1963). Il est
fréquent, et même presque systématique, quun sujet
présente, lors dune occasion donnée, un écart de
deux niveaux entre deux des 25 épreuves qui lui sont
!
298!
soumises. A ces décalages sont associées des
sources de variation liées à la mobilisation et à
l’expression de la performance (voir en particulier,
à propos des régressions, Bradmetz, 1992 c).
Un point essentiel est létude des changements
intra-individuels, cest-à-dire la stabilité des
patterns de réponses des sujets dune occasion à
l’autre. Cette étude permet, en effet, de faire la part
des facteurs idiosyncrasiques et de la force
normative inhérente à la théorie des stades. Nous
avons dit que certains auteurs différentialistes ont
esquissé (mais non confirmé expérimentalement)
des typologies en supposant une stabilité des
profils de réponses. Létude longitudinale est évi-
demment indispensable dans un tel cas car, même
si un groupe dépreuves montre, à tous les âges,
une structure factorielle identique, rien ne dit que
les sujets conservent des composantes en facteurs
identiques. On peut, en guise dillustration, donner
l’image dun peloton de coureurs cyclistes qui
présenterait, à des moments différents de la course,
et vu dhélicoptère, toujours la même apparence (p.
ex. quelques échappés, un groupe de poursuivants,
le gros du peloton et un groupe de retardés), mais
dont lexamen des dossards révélerait une
importante redistribution des rôles à chacun de ces
moments, un même coureur pouvant tour à tour
appartenir à divers groupes. Il est clair quil serait
abusif dinférer des typologies de coureurs à partir
de la simple comparaison de plusieurs de ces
clichés aériens. De cinq façons différentes (dont
une recherche de relations non-linéaires par une
méthode connexionniste), nous avons étudié ce
problème et abouti à des conclusions conver-
gentes sur labsence de stabilité des profils, cette
absence étant en partie déterminée par la logique
de la régression vers la moyenne (cf. Bradmetz,
1992 a, 1995). En dautres termes, le format des
objets mentaux que lenfant peut manipuler
entrave les spécialisations précoces, gouverne
l’ensemble de son activité cognitive et impose des
limites inférieures et supérieures à ses
performances. Les épreuves piagétiennes sont
d’élégantes preuves de lexistence de ces limites
en sollicitant lenfant dans des situations inha-
bituelles et en lui posant des questions quil ne se
pose jamais, en révélant ainsi ses capacités déla-
boration spontanées des réponses. Exploitant ce
caractère insolite, certains auteurs ont avancé lidée
dun artefact : les épreuves piagétiennes seraient
comparables à des illusions perceptives visant à
mettre en faut des mécanismes dinhibition ou
d’activation. On ne peut guère prendre cet argument
au sérieux pour deux raisons au moins. Dune part,
le parallèle nest pas satisfaisant puisquune illu-
sion ne se dissipe pas avec le développement (au
contraire, les illusions secondaires voient leurs effets
croître), alors quun concept opératoire finit par
être acquis. Dautre part, cest la nature même de
l’expérience que dêtre insolite et de mettre le
monde dans une situation inaugurale. En confron-
tant lenfant à de la pâte à modeler qui se déforme,
Piaget crée de toutes pièces la situation qui
provoque le monde. Qui dirait que lexpérience de
Michelson et Morley ou que celle de Pasteur vacci-
nant des moutons ont pris le monde au dépourvu ?
Les stades
Bien que la mise en évidence des stades soit déli-
cate, car elle présuppose que la métrique utilisée
pour apprécier le développement soit exempte de
tout artefact, nous avons tenté dapprécier si, dans
le passage de lanalyse des correspondances à
celles des transformations (niveaux 1 et 2 des
épreuves, cf. Piaget, 1980), il était possible de
déceler une accélération et une homogénéisation
temporaires du développement (nous avions choisi
la métaphore de la percolation). Lanalyse statis-
tique confirme cette vue (Bradmetz, 1993) et
permet de supposer, autour de six ans en moyenne,
un changement de paradigme dans lanalyse des
situations: même si les causes en demeurent en
partie inconnues (accroissement de lespace mental,
réorganisation et/ou redescription de la motricité,
etc.), lenfant commence, sous le sensible, à laisser
percer lintelligible, et il le fait dune façon qui,
sans être systématique, touche significativement
l’ensemble de son activité intellectuelle.
L’organisation diachronique des conduites
L’organisation des conduites dans le temps est
étroitement liée à la théorie constructiviste. Piaget
a formulé, par exemple, des hypothèses précises
sur la filiation entre la logique et le nombre et sur
les réorganisations de la représentation de lespace
en fonction de ses invariants successifs (voisinage,
ligne droite, longueur et distance). Retrouver des
traces statistiques de ces filiations serait une pré-
cieuse confirmation (non-démonstrative) de la pé-
!
299!
nétration de cette conception. Plusieurs modèles de
régression ont été utilisés à cette fin, mais sans
succès. Autant pour le nombre (Bradmetz, 1992 b)
que pour lespace (id. 1992 d), il na pas été
possible de valider un quelconque modèle de
détermination diachronique des conduites. Ces
faits ne constituent pas à proprement parler une
falsification des idées constructivistes car rien ne
dit que les sources de variation supposées (p. ex.
classes + relations = nombre) agissent selon une
composition additive transparente et, dautre part,
il nest pas exclu que ce mécanisme de synthèse et
dinfluence réciproque ne soit intelligible et
explicite pour le sujet qua posteriori, c’ est-à-dire
une fois que lessentiel du concept est construit et
que le niveau de performance est optimal. Cest un
phénomène de ce type qui a été observé à propos
des liens entre les relations et le nombre : alors que
l’analyse logique laisse attendre que le nombre
implique la mise en relation de lordination et de la
cardination, laquelle implique la maîtrise sous-
jacente de la transitivité, cest exactement le
contraire que livre létude expérimentale en mettant
en évidence des décalages systématiques (c.-à-d.
présents chez tous les sujets à un seuil de confiance
donné). La conservation du nombre est acquise
(seuil de confiance = 95% des sujets) avant la mise
en relation de lordination et de la cardination, elle-
même acquise (même seuil) avant la réussite aux
items de transitivité qui survient en dernier ; ainsi,
la thématisation des structures sous-jacentes à un
concept donné serait postérieure, du point de vue
de la prise de conscience, au concept lui-même.
Autrement dit, chercher à inférer les mécanismes
d’apprentissage, à partir de lordre des acquisitions,
peut découvrir une complexité insoupçonnée car le
périphérique dexpression de la performance
(essentiellement le langage, via la prise de
conscience) peut être influencé, dans des
proportions variables, par des facteurs procéduraux,
déclaratifs, réflexifs, etc. et des composantes non
équilibrées des divers types dabstraction décrits
par Piaget. Ces remarques sont banales, labsence
de résultat expérimental probant, dont elles ren-
dent compte, ne ruine toutefois pas lidée de
construction des connaissances, car de nom-
breuses contraintes formelles demeurent dans
l’organisation des acquisitions, notamment toutes
celles qui sont liées aux très nombreux décalages
systématiques (collectifs) et à lindiscutable exis-
tence dun gradient de complexité. Il faut, néan-
!
moins, se résoudre à admettre une absence de
transparence de la performance, le niveau d’ana-
lyse piagétien est trop éloig du traitement de
l’information pour que celui-ci puisse lui apporter
une caution, ce qui a conduit dailleurs beaucoup
d’auteurs à une forme de découragement (voir les
analyses de Bideaud, 1988).
L’enseignement principal que nous tirons de
ces études est que le développement opératoire
montre une singulière combinaison entre la
souplesse des parcours individuels, de lidio-
syncrasie développementale (forte variabilité intra
et interindividuelle, changements intra-indivi-
duels dominés par la logique de la régression vers
la moyenne, pas de typologies de sujets
repérables par des facteurs de groupe dans les
épreuves, etc.) et la robustesse des indicateurs de
complexité, attestée par la régularité des progrès
et les nombreux décalages systématiques. Il sem-
ble que chaque concept possède une profondeur
logique liée à un degré de complexité calculatoire
contraignant, qui ne prouve, certes pas, la validité
de la théorie de lopération, mais cautionne
l’approche structuraliste, étant entendu que son
champ dapplication doit être restreint au travail
de la prise de conscience et de la conceptua-
lisation et que personne ne songe plus à contester
le fait que lenfant sache une infinité de choses
sur le monde en allant lire, de façon automatique
et non réfléchie, dans ses gènes, dans son langage,
dans les objets et dans les systèmes dhabitudes
culturelles. Nous ne nierons pas, par exemple, que
l’enfant possède une compétence innée pour
apprendre à parler, (nous nen savons rien, peu
importe) mais nous pouvons nier beaucoup plus
facilement quil dispose dune telle compétence
lorsquil comprend la grammaire, cest-à-dire
lorsquil réorganise sa connaissance de la langue
sur un plan conscient et réfléchi.
Après ce rappel de quelques faits expérimentaux
et lévidence de limpossibilité de leur donner un
caractère décisif, nous aimerions engager la discus-
sion à propos du constructivisme endogène de la
connaissance, objet de vives critiques et pour lequel
aucun modèle satisfaisant na pu encore être proposé.
Nous essayerons de mettre ses faiblesses en lumière,
de montrer comment une partie de la psycho-
logie, sous prétexte de les dépasser, sest en fait
attachée à de nouveaux objets détude relative-
ment insignifiants au regard du projet de Piaget. Il ne
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