Avant-Propos
Je n'ai pas de bêtes noires chez les poètes. Tous les poètes ont du talent ;
tous les poètes – même ceux qui exercent le métier de peintre, de
scientifique ou de philosophe - aspirent à la noblesse ; la bêtise même,
chez eux, prend l'aspect gracieux ou frivole, sans offenser le sens ou mes
sens. Dans tous les autres arts, je suis allergique à des ribambelles de
ceux qui me font monter la bile ou le ressentiment. Flaubert ou Proust,
Rubens ou les impressionnistes, Haydn ou Chopin – et la liste peut se
prolonger au-delà des siècles, frontières ou filières. Mais dans tous ces
arts, les vocabulaires, les outils, les finalités, les contraintes sont
comparables et presque consensuels, contrairement à la philosophie, où
les limites du métier ne furent jamais tracées assez nettement, pour
éliminer des intrus ou des charlatans.
D'après quelles interrogations je range les penseurs ? - la place de mon
ego, le rôle de mes sentiments, la hauteur de mes pensées, la profondeur
de mon savoir, l'intensité de mon inquiétude, l'objet de mes hontes, le
sens de mes espérances, les sources de mes émotions, les remèdes de
mon désespoir, l'expressivité de mes images. Je reconnais les grands par
la présence, dans leurs écrits, d'une majorité de ces points. Les médiocres
se voueront à la vérité, bavarderont sur l'acquisition des connaissances,
s'indigneront de la prolifération du Mal, encenseront la mirifique rigueur
des déductions.
Les hasards de l'Histoire placèrent trois rats de bibliothèques – Descartes,
Spinoza, Hegel – aux croisements de la réflexion philosophique,
s'émancipant de la religion et de la banalité : le premier nous débarrassa
de l'ennui scolastique, le deuxième fit miroiter le fantôme d'une pensée
mathématisée, le troisième fit tourner les têtes du côté de l'universel, de
l'absolu, de l'infini. Sans son adversaire, le premier perd l'essentiel de son
- I -