Communication n°173 – Atelier 20 : Métier du soin : son exercice Apprentissages informels des infirmiers à l’hôpital : autoformation et transmission Anne Gaudry Muller, Doctorante Université Paris Ouest Nanterre La Défense, EA 1589 Résumé Les évolutions dans le domaine de la santé ont un impact sur les pratiques infirmières hospitalières. Les savoirs à mobiliser évoluant rapidement, l’infirmière actualise ses connaissances pour maintenir et développer ses compétences au jour le jour. Elle est en situation d’apprenance permanente. A partir d’une recherche doctorale, nous démontrerons que les infirmières réalisent en situation de pratique professionnelle des apprentissages informels et ainsi s’autoforment pour être compétentes. L’analyse des données recueillies lors d’une enquête qualitative précisera les caractéristiques des transmissions infirmières, inscrites dans une temporalité, une dualité, effectuées de vive voix, non formalisées et ne donnant lieu à aucune validation. Les résultats montrent des apprentissages quasi exclusifs liés à des situations de soins présentant des éléments incidents et incrémentaux. Mots clés : apprentissages informels, autoformation, infirmier, transmission. -----------------------------------------Introduction Les mutations sociétales, l’accroissement des besoins en santé, l’accélération des progrès scientifiques et médicaux, le développement des technologies d’informations et de communication, les contraintes économiques, la restructuration de l’hôpital génèrent de nouvelles logiques de soins à l’hôpital et impactent les pratiques soignantes, notamment les pratiques infirmières. Les professionnelles sont amenées à développer ou actualiser leurs connaissances, leurs compétences en regard de ces différentes évolutions. Or, le champ des savoirs mobilisés dans la pratique professionnelle quotidienne est étendu et ces savoirs évoluent rapidement. Notre questionnement porte sur ce que les infirmières apprennent dans les services de soins et la manière dont elles le font. A partir d’une recherche doctorale, nous démontrerons que sur la base de transmission d’informations d’une professionnelle à une autre, quotidiennement sur leur lieu de travail, les infirmières réalisent des apprentissages informels et ainsi s’autoforment pour être compétentes. Un professionnel compétent est défini comme « capable de mettre en œuvre dans une situation donnée,une pratique professionnelle pertinente tout en mobilisant une combinatoire appropriée de ressources (savoirs, savoir-faire, aptitudes,raisonnements, comportements… » (Le Boterf, 2010). L’autoformation, « notion clé d’apprendre par soi-même » (Carré, 1997) est ici une « autoformation sociale » (Carré, 2010) : Les infirmières apprennent dans et par le groupe social. 1 L’analyse du recueil des données permettra de préciser les transmissions infirmières mises en évidence, leurs modalités, leurs contenus et finalités. Les liens entre transmission, information, apprentissage, socialisation et professionnalisation seront ainsi mis en évidence. La notion de « transmission » est, depuis tout temps au cœur du métier infirmier. Que ce soit dans l’exercice professionnel libéral ou en institution, l’infirmière effectue de manière quotidienne des transmissions aux professionnels avec lesquels elle travaille que ce soit en collaboration ou en réseau. Les transmissions font partie de la « routine » infirmière, des « habitus », et peuvent être de formes diverses ou variées, générales ou spécifiques, individuelles ou collectives. Afin d’en esquisser les contours puis de les décliner plus précisemment, nous les définirons, en répondant à la question qu’est ce que transmettre ? Transmettre est un verbe transitif signifiant « faire passer une chose concrète ou abstraite, une qualité, un caractère, des connaissances d'une personne à une autre ; les illustrations proposées étant « transmettre le savoir, des traditions » et les synonymes : communiquer et faire connaître » ( site cnrtl, 2012) . Le dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation indexe quatre articles à propos de « transmission »: « Transmission voir acculturation ; Communication (techniques de) ; Sciences de l’éducation », « Transmission culturelle voir Ecole parrallèle », « Transmission des savoirs voir Vulgarisation » et « Transmission familiale voir Socialisation politique ». Dans le classement des articles, « école parrallèle » et « vulgarisation » sont considérés comme des « problématiques » des « Ressources pour l’information et l’éducation », alors que « Socialisation politique » et « acculturation » sont situés respectivement dans « lien social » et « culture et norme » des « aspects sociologiques et psychosociologiques ». Pour Dubar, la socialisation professionnelle des sociologues de l’Ecole de Chicago et la socialisation anticipatrice (Merton) permettent d’interpréter les conduites des infirmières en formation et de « rétablir la place éminente de la socialisation latente, informelle, interactive, par rapport à celle de la socialisation institutionnelle […]. Dans la 3ème édition de ce dictionnaire, le concept est enrichi de deux articles « transmission de connaissances voir Enseignant ; Machine à enseigner » et « Transmissions des valeurs voir Linguistique et éducation ». Transmettre trouve donc une place entre socialisation et acculturation, formation et profession, connaissances et savoirs. Le terme de « transmission » est omniprésent dans les articles du champ professionnel mais absent de la littérature scientifique infirmière ainsi que du glossaire du Centre Européen pour le Développement de la Formation Professionnelle (CEDEFOP) définissant les cent termes essentiels dans le domaine de la politique européenne d’éducation et de formation. Cette absence interroge et apparaît paradoxale alors que dans le référentiel d’activités du métier infirmier comme auprès des professionnelles, la transmission est considérée comme une activité incontournable de la pratique, s’effectuant souvent de manière orale pour informer ou s’informer de l’état de santé du patient. Les transmissions dans la pratique quotidienne se limitent elles à la santé du patient ? Y aurait il différents types de transmissions possibles : des transmissions autour du soin, d’une culture et d’une pratique professionnelle, liées à l’apprentissage ? Quelques jalons théoriques Le terme de transmission peut être défini et précisé selon le sens professionnel qui lui est attribué le plus couramment, qui est prescrit dans le referentiel métier, le referentiel compétence ou encore le referentiel de la formation infirmière. Toutefois, ce n’est pas sur celui-ci que notre regard est porté dans cette recherche mais sur une autre dimension réelle de la transmission : la transmission comme vecteur d’apprentissages informels et d’autoformation, mesurant ainsi l’écart entre le prescrit et le réel. 2 Le référentiel métier infirmier décline la notion de transmission dans la sixième activité nommée : coordination et organisation des activités et des soins. Sept items sont classés selon deux axes. Le premier porte sur la transmission d’informations vers les professionnels de santé, entre équipes de soins, orales et écrites à partir de documents utilisés pour les soins, pour le suivi de la prise en charge du patient et l’élaboration de résumés cliniques infirmiers. Le second considère la transmission orale d’informations au patient, à la famille ou aux proches de la personne soignée. Les transmissions ont pour finalité de prodiguer des soins de qualité, coordonnés au patient, en regard des projets thérapeutiques ou de soins définis en équipe ou en réseau de soin. Il s’agit de produire des soins de nature préventive, curative ou palliative, visant à promouvoir, maintenir et restaurer la santé, de contribuer à l’éducation à la santé et à l’accompagnement des personnes ou des groupes dans leur parcours de soins en lien avec leur projet de vie. Les transmissions sont un moyen de réaliser avec compétences des activités cœur du métier infirmier telles que : évaluer l’état de santé d’une personne et analyser les situations de soins, concevoir et définir des projets de soins personnalisés ; planifier des soins, les prodiguer et les évaluer ou mettre en œuvre des traitements. Ces transmissions représentent à la fois un moyen et une nécessité pour les infirmières d’être compétentes dans le travail en réseau pour produire des soins de qualité de manière individualisée, organisée et coordonnée à une personne soignée. Elles sont aussi le moyen, en favorisant les apprentissages informels, l’autoformation des infirmières, d’actualiser leurs connaissances au fur et à mesure des évolutions du métier, des savoirs et des techniques, des recommandations et des normes professionnelles pour ajuster leurs compétences tout au long de la vie professionnelle et maintenir leur professionnalité. Méthodologie L’enquête exploratoire de cette recherche, qui s’est déroulée en 2008 sur une durée de neuf mois a eu lieu auprès d’une population de trente infirmiers, exerçant dans différents services : médecine, chirurgie, réanimation, bloc, psychiatrie ou prison, sur deux terrains d’enquête, une clinique et un hôpital en Ile de France. Un outil, le journal de bord, permet le recueil des apprentissages réalisés chaque jour, pendant six semaines. Les infirmières y consignent la date, les connaissances, savoir-faire, ou attitudes appris dans la journée, l’occasion d’apprentissage, les ressources humaines ou matérielles utilisées, ainsi que l’intérêt pour leur pratique professionnelle. Au terme des six semaines, un entretien en face à face permet la compréhension objective des écrits. L’analyse empirique des apprentissages met en évidence une typologie des apprentissages qui peuvent être classés en trois catégories selon un degré variable d’intentionnalité et/ou une conscience de l’acquisition de connaissances. A partir de ces mêmes critères, Schugurensky (2007) a proposé une taxonomie de trois types d’apprentissage informel : l’apprentissage autodirigé, l'apprentissage accessoire et la socialisation. Carré (2005) établit, dans les modes d’expression de l’apprenance, trois types d’apprentissages informels à partir de deux critères : l’intention et la direction (intentionnel, informel et dirigé ; intentionnel, informel et autodirigé et informel, non-intentionnel et dirigé). Au terme de notre analyse, trois types d’apprentissages informels sont déclinés. Une première catégorie concerne des apprentissages conscients et volontaires : des apprentissages autodirigés, liés à des projets individuels de l’infirmière. La seconde catégorie propose des apprentissages inconscients et involontaires qui sont conscientisés au décours des entretiens. La dernière catégorie, la plus représentée, concerne des apprentissages incidents, liés à des situations inhabituelles ou nouvelles, rencontrées par l’infirmier dans la pratique, tels que les changements de poste de travail, de prise de responsabilités nouvelles, de dysfonctionnements 3 ou les situations quotidiennes de soins auprès des patients. Ces apprentissages, conscients et involontaires, de survenue aléatoire sont des apprentissages incrémentaux concernant des données ou des ressources modifiées, en lien avec l’évolution des savoirs, des techniques ou des organisations. Ils sont les plus nombreux, car nécessaires dans l’activité infirmière pour « savoir agir » dans l’ici et maintenant (leBoterf, 2010). Notre publication concerne ce type d’apprentissage, la transmission entre pairs y tenant une place privilégiée. Présentation des résultats Au total, les trente infirmiers déclarent prés de 500 apprentissages composés de savoirs, savoir-faire et attitudes. Soit 16,5 en moyenne par personne pour tous les apprentissages confondus : les savoirs sont de l’ordre de 10 apprentissages par personne, les savoir-faire de 3 par personne, les attitudes entre 1 à 2 par personne. Les savoirs, représentant 67% des apprentissages déclarés, concernent l’institution (administration, culture, valeurs, organisation, projets, outils de communication intranet) ou des savoirs théoriques spécifiques au service relatif à la spécialité (les progrès matériels et médicaux, les nouvelles molécules, les pathologies, les techniques opératoires, et techniques de soins) et les soins infirmiers qui en découlent, les protocoles et procédures d’entrée, de techniques de soin). Les savoir-faire représente 21% (mise en œuvre de protocoles, de soins techniques, de commandes) et les attitudes 9% (gestion de stress, de conflits, prise de position, savoir dire non). Deux dimensions prépondérantes permettent de les préciser : les dimensions thérapeutique et organisationnelle avec respectivement dans les deux cas : 53% et 12% pour les savoirs et 34% et 17% pour les savoir-faire. La dimension thérapeutique des apprentissages est en lien avec les évolutions scientifiques et techniques, le développement des procédures qualité. L’infirmier apprend des gestes techniques, des procédures pour agir en situation, être opérationnelle. La dimension organisationnelle des apprentissages est significative de l’évolution des structures internes et externes à l’hôpital (la sectorisation, la répartition en pôles d’activités, les parcours de soins des patients, les réseaux de soins, la collaboration), de la rationalisation (économie, efficience) du processus qualité (certification des hôpitaux (V2012,) du mode de management (mode participatif), des conditions et des modes de travail (ajustement des effectifs, pénurie, flexibilité du travail). Ces savoirs et savoir-faire représentent 89% des apprentissages. La majorité de ces apprentissages, conscients et involontaires, se réalisent à l’occasion de situations de soins dans le service auprès d’un patient, lors d’une activité de soins dans laquelle l’infirmier agit. Ils ont lieu avant ou pendant l’activité par ce que nécessaires à la réalisation de cette activité. Les infirmiers déclarent apprendre pour développer des compétences pour 53% et gérer les situations de soins à 11%, assurer des soins de qualité à 25 % ou encore pour 11% informer le patient. 17% des infirmières déclarent apprendre seules. 83% apprennent grâce à des ressources humaines : leurs pairs pour 44% puis avec les médecins pour 27%. Les 12% restants sont répartis entre responsable qualité, agents administratifs, autres paramédicaux ou patients. Le téléphone est un outil qui permet de contacter la personne ressource au bon moment, pour répondre à un besoin d’information. La majorité d’entre elles apprennent à partir d’une information transmisse par une autre personne. Il est question de « transmission » en tant qu’action de transmettre, de faire passer quelque chose à quelqu'un ». Une personne transmet une information à une autre, l’information devient une nouvelle ressource qui peut être combinée avec d’autres pour être compétent ou encore moyen d’apprentissage. Le résultat de cette action, est, in fine, la réalisation d’un apprentissage par l’infirmière qui reçoit l’information. Ces apprentissages sont des apprentissages professionnels informels définis comme : « tout phénomène d’acquisition et/ou de modification durable de savoirs (déclaratifs, procéduraux ou comportementaux) produits en dehors des périodes explicitement consacrées par le sujet aux 4 actions de formation instituées (par l’organisation ou par un agent éducatif formel) et susceptibles d’être investis dans l’activité professionnelle » (Carré, Charbonnier, 2003). La transmission est un vecteur à finalité d’apprentissage. Les caractéristiques d’une transmission vectrice d’apprentissage De la même manière que les infirmières transmettent des informations concernant les soins personnalisés aux patients, elles vont se transmettre des informations concernant les pratiques de soins, les activités à réaliser pour produire des soins prescrits, en collaboration, par le médecin, en regard des dernières recommandations professionnelles. De ce fait, ces transmissions s’effectuent selon une temporalité significative, coordonnée à l’organisation des activités dans la pratique professionnelle. La transmission est quotidienne, séquencée au fil de la journée au cours des différentes activités du travail, « dans le juste à temps », facile d’accès. Elle est indispensable à l’infirmière à la fois demandeuse et receptrice de l’information pour « savoiragir » avec compétence. (Le Boterf, 2010). Cette transmission qui véhicule la réponse à une demande formulée, est située, ancrée dans une pratique professionnelle, qui est « le déroulé de choix, de décisions et d’actions mis en œuvre par le professionnel pour faire face aux exigences d’une situation professionnelle à gérer » (Le Boterf, 2010). Cette transmission est une activité secondaire, qui précède ou se superpose à une autre activité, parce que nécessaire à la réalisation de celle-ci, en regard de critères de performance attendus. La transmission est séquencée dans la journée en fonction et au fur et à mesure des besoins d’informations et de connaissances requis dans les différentes activités quotidiennes, en fonction des aléas du travail. Avant ou au cours d’une activité de soin, l’infirmière identifie ne pas avoir la connaissance nécessaire pour effectuer le soin dans les « règles de l’art » et recherche l’information auprès d’une collègue qui « sait » comment faire, comment agir dans la situation et lui transmet l’information utile pour être en capacité d’effectuer seule l’activité. La transmission d’information se réalise soit avant le soin mettant en capacité l’infirmière de produire le soin, soit en cours de soin. Elle correspond à une variable d’ajustement de la compétence. Les informations transmises viennent enrichir les ressources de la professionnelle qui les mobilise et les articule avec pertinence dans l’activité et ainsi se professionnalise (Le Boterf, 2003). La transmission permet de développer ou d’actualiser les compétences des professionnelles en situation en vue de garantir la qualité de la production du soin. Elle concoure ainsi à développer la professionnalité des infirmières, entendue comme l’amélioration de leur développement professionnel (Bourdoncle, 2000), leur permettant de « gérer une gamme de situations professionnelles qui peuvent aller du simple au complexe, de l’habituel à l’inédit, du normal au dégradé, de l’incidentel à l’accidentel » (Le Boterf, 2003) et par extension la professionnalité de l’organisation. Le professionnalisme est aussi convoqué : la transmission permet à la professionnelle de respecter dans sa pratique les procédures, les normes ou les valeurs établies par la profession (Bourdoncle, 2000). Selon un « processus d’identification », en faisant partie d’une équipe, les professionnelles infirmières suivent la logique de soin actuelle vers l’injonction de qualité des soins (Dubar, 1998). Cette socialisation peut être qualifiée de socialisation professionnelle, la socialisation étant définie dans le dictionnaire des Sciences sociales ou humaines comme « le processus dans lequel les individus intègrent les normes, les codes de conduite, les valeurs, de la société à laquelle ils appartiennent ». Les infirmières transmettent, intériorisent et intègrent les valeurs d’appartenance et les normes de fonctionnement de la communauté de pratique dans laquelle elles se situent, en participant à des activités entre pairs au travail. 5 La transmission est toujours singulière et située car adaptée, ciblée à un professionnel dans une situation et un contexte donnés. Un professionnel transmet une information à un autre professionnel et à un seul pour une activité donnée. Le pluriel n’existe pas : une infirmière ne transmet ni plusieurs informations ni à plusieurs collègues. Cette dimension significative s’explique par la temporalité des transmissions et la stratégie de l’infirmière qui est de questionner une seule personne à la fois, avant tout un pair, dans son environnement de travail proche, sans avoir recours à une autre source d’information. Si celui-ci répond, l’infirmière prend en compte la donnée, sinon elle demande à une autre personne dans son environnement proche, dans le service, et ainsi de suite, plutôt que d’avoir recours à une ressource matérielle. Les rapports sociaux sont privilégiés au sein de la communauté de pratique infirmière, définie comme groupe de personnes qui partagent un intérêt pour une pratique et qui apprennent comment l’améliorer par des interactions régulières. (Wenger, 1998). L’oralité est le mode de transmission privilégié à 83% par les professionnels. Les deux principaux « transmetteurs », médecins et pairs dispensent 71% de transmissions de manière orale. Cette modalité orale de transmission est considérée comme étant plus rapide, valide et efficiente. Aucune infirmière n’a évoqué le fait d’écrire, mais toujours de « dire » ou « redire aux collègues ». La transmission peut être limitée entre deux professionnels ou alors devenir un maillon d’une chaine de « transmissions » entre professionnels, mais toujours de l’un à l’autre. Les transmissions peuvent donner lieu à des écrits à usage individuel, pour « se souvenir dans une autre situation ». Aucune transmission à un collectif n’est évoquée. Une infirmière, disposant d’un choix des ressources varié pour trouver une information, à propos d’un protocole à mettre en œuvre, va privilégier comme source d’information une collègue plutôt que d’aller dans l’intranet de l’hôpital où l’information, stockée, est validée. Ceci confirme le fait que le métier infirmier est un métier d’oralité. La transmission orale, liée aux pratiques sociales, permettent des apprentissages sur le tas. L’infirmière qui a reçu l’information, a ensuite l’intention de la transmettre à ses collègues pour qu’elles puissent à leur tour, faire preuve d’efficience dans la réalisation de l’activité de soin. Les transmissions s’inscrivent donc dans un processus de continuité de « sachant » à « non-sachant », qui prend une posture d’ « apprenant ». (Carré, 2005). Au fil des transmissions successives, les informations se déploient ainsi dans l’organisation. La transmission a un caractère positif, sans jugement de valeur , ni rapport au pouvoir. La transmission d’information, puisque permettant un agir compétent, est vécue comme satisfaisante par les professionnels, qu’ils en soient l’émetteur ou le recepteur. Ceci est renforcé par le fait que toute demande conduit à une transmission d’information. Le fait que l’information transmise résulte de l’experience positive d’autrui, d’un savoir issu de l’expérience, d’un savoir d’action (Barbier, 1996), et d’une action réussie accentue encore le caractère positif de la transmission, telles les expériences vicariantes (Bandura, 1986). Sans jugement de valeur, donnant à l’infirmière le sentiment de sa compétence à agir, entrainant ainsi la satisfaction des deux professionnels, émetteur et récepteur, ainsi que celle du patient, elle induit une boucle de reproduction de transmission identique pour le futur. L’infirmière perçoit un sentiment d’auto-efficacité personnel relatif à l’activité dans le contexte (Bandura, 2003). Lors de cet apprentissage autorégulé, la satisfaction éprouvée et les inferences adaptatives ont un effet positif sur les prochains cycles d’apprentissages. (Zimmerman, 2002). Il n’y a pas de formateur, ni de formé mais un « apprenant » et une infirmière détentrice d’une ressource, d’un savoir (Carré, 2005; Le Boterf, 2003). Les transmissions sont de type horizontal, souvent par les pairs présents dans le service de soins, du fait de la proximité dans 6 la pratique de soin, au sein de l’équipe. Il n’est pas question de transmission de l’experte à une novice (Benner,1995). Les transmissions sont relatives à l’évolution du métier, aux savoirs nouveaux, aux techniques nouvelles. Les anciennes professionnelles apprennent en même temps et au même rythme que les plus jeunes. Le caractère générationnel n’intervient pas plus que celui de l’expertise, puisque les informations transmises sont en lien avec les évolutions récentes des sciences, des techniques et des situations de travail inédites pour la professionnelle. Il s’agit d’actualisation des connaissances, de protocoles, de recommandations professionnelles à appliquer dans la pratique quotidienne. Les évolutions sont communes à tous les professionnels infirmiers, chacun est au même niveau dans cette communauté de pratique, œuvre pour une finalité commune, la qualité des soins au patient. C’est le savoir expérientiel acquis lors de la confrontation à une situation identique qui permet la connaissance de l’infirmière qui transmet. Toute infirmière est susceptible ou en capacité de transmettre, du fait de sa présence dans le service, si elle a déjà l’expérience de la situation questionnée. Si notion de pouvoir il y a, elle est de la professionnelle, « sujet social apprenant » qui prend du pouvoir sur ses propres moyens de formation dans une société éducative émergente. (Carré, 1997). Le contenu de la transmission n’est ni vérifié ni validé Aucune information transmise ne fait l’objet d’évaluation ni de validation de la part d’un tiers. La transmission n’est pas anticipée par l’infirmière qui transmet : elle répond à la demande de sa collègue quand elle la questionne, dans le « juste à temps » de l’activité. Elles sont considérées de fait comme étant juste et pertinente, puisque permettant d’ « agir en situation ». C’est la performance obtenue lors de leur mobilisation dans la réalisation de l’activité qui les valide, en référence aux trois jugements que sont les jugements d’efficacité, qui porte sur les résultats, de conformité qui porte sur les conditions de réalisation et les façons d’agir et de beauté, qui porte sur les règles de l’art. Celui-ci ne peut être fait que par des pairs ou des experts. (Le Boterf, 2003). Bateson classe cette transmission d’information, caractérisée par l’immédiateté et la facilité d’accès, à un degré zéro de l’apprentissage, spécifique mais non réajustable : la réponse n’est ni transformée, ni corrigée. (Bateson, 1997). Un questionnement émerge : est-ce lié à la confiance mise dans les savoirs de la professionnelle qui transmet ? Est-ce dû au caractère inopiné de la transmission ou encore à la primauté de l’oral sur l’écrit ? L’écrit permettrait dans sa fonction de trace et de preuve de vérifier la pertinence de l’information recherchée. L’ambigüité des professionnels apparaît ici : elles questionnent ou transmettent pour le bien du patient, la qualité des soins, leur professionnalité, celle de leur pair et de l’institution mais elles vont à l’encontre des principes mêmes du professionnalisme qui est la rigueur dans la recherche, dans l’exploitation de l’information. Transmission en situation de travail et réalisation d’un apprentissage informel. Une transmission d’information, matière première mise en forme, peut-elle être source d’apprentissage informel ? Une première professionnelle questionne, la seconde en lui transmettant l’information la renseigne, permettant ainsi un possible apprentissage. Comment passe t’on d’une transmission d’information à un apprentissage ? Une recension des écrits sur le thème nous y aide. La transmission concerne des « informations », le terme d’information pouvant être défini tel un savoir « un énoncé communicable socialement validé », « un énoncé descriptif ou explicatif d’une réalité, établi et reconnu par et dans une communauté scientifique et culturelle donnée à une époque donnée » (Wittorski, 1998), disponibles dans les encyclopédies et les ouvrages spécialisés ou une « connaissance en acte » (Vergnaud, 1995). L’infirmière qui reçoit l’information, se l’approprie en transformant ses représentations en connaissances. Puis dans un second temps, elle la mobilise en agissant dans cette situation. 7 Cette nouvelle connaissance dépend des pré-requis de la professionnelle sur le sujet, des conditions d’élaboration et des contraintes de la situation. Les infirmières s’approprient donc en situation les ressources qui lui manquent et qui lui sont transmises. La pratique quotidienne de travail invite l’infirmière à mettre à l'épreuve ses connaissances, à les confronter à celles de ses collègues, à les déconstruire ou à les enrichir en regard de l’activité de soin qui évolue. Les informations sont soumises à un processus de transmission-appropriation. La professionnelle passe du « savoir que » résultat de la transmission au « savoir faire », elle a réalisé un apprentissage, de niveau 1, celui du « savoir-faire » selon le processus « apprendre » (Reboul, 1980), celui du changement de comportement (Bateson, 1977). Cet apprentissage, qui correspond à un processus d'acquisition de connaissances réalisé dans l'interaction entre le sujet et l'environnement dans lequel il évolue, passe par la reconstruction et l'intériorisation des rapports sociaux de mise en œuvre des savoirs transmis , en référence à une conception socioconstructiviste, courant théorique qui privilégie la position de « l'apprenant ». Apprentissages informels, auto et éco-formation Dans leur pratique professionnelle, les infirmières réalisent des apprentissages de manière incidente en fonction des aléas du travail quotidien, liés à la discipline du service hospitalier, à leur poste de travail ou à la rotation de ce poste, aux dysfonctionnements de ressources humaines ou matérielles notamment. Les infirmières apprennent « en faisant » ce qui renvoie au « learning by doing » (Dewey) et à la notion de praticien réflexif (Schön, 1994, 1996). L’infirmière interroge sa pratique, prend conscience de ce qu’elle fait ou devrait faire et ainsi réalise un apprentissage informel, défini comme : « apprentissage découlant des activités de la vie quotidienne liées au travail, à la famille ou aux loisirs. Il n’est ni organisé ni structuré (en termes d’objectifs, de temps ou de ressources). L’apprentissage informel possède la plupart du temps un caractère non intentionnel de la part de l’apprenant » (Cedefop, 2008). Il est autorégulé et contraint : l’infirmière régule de façon autonome ses apprentissage en regard des contraintes liées à l’environnement, que ce soit lors des occasions d’apprentissage ou du respect des normes professionnelles à respecter (Carré, 2010). Il permet à l’infirmière de developper son agentivité (Piguet, 2008). L’agentivité correspond à la « puissance personnelle d’agir » (Ricœur, 2000) ou encore à l’influence personnelle sur son fonctionnement et son environnement (Bandura, 1986). Les infirmières apprennent de nouvelles connaissances pour répondre au caractère inédit d’une situation ou encore pour transformer ou approfondir leurs connaissances, en les réinvestissant dans des activités professionnelles relatives au rôle infirmier sur prescription. Cet apprentissage est dépendant de l’environnement et de notre rapport à cet environnement, ce qui renvoie à la notion d’éco-formation (Pineau, 1989). La transmission participe à la diffusion des savoirs infirmiers à l’hopital. L’hôpital pourrait être considéré comme organisation apprenante dans le sens où il est le lieu qui propose et expose aux situations apprenantes, dans lesquelles les infirmières sont amenées à réaliser des activités, et parce qu’il favorise la diffusion, le traitement et l’interprétation de l’information indispensable pour répondre aux exigences des soins, et réaliser des apprentissages informels. Conclusion De la même manière que les infirmières transmettent à leur pair ou aux autres membres de l’équipe soignante des informations concernant l’etat clinique du patient et l’organisation du plan de soin pour y répondre, elles transmettent des informations concernant le cœur du métier, la pratique de soin, en regard de l’évolution des savoirs, des normes professionnelles ou des techniques. Cette « autre » transmission n’est pas celle d’une experte à une novice, inter-générationnelle, mais entre pairs au sein d’une même communauté. L’infirmière est 8 amenée à transmettre l’information qu’elle a acquise, pour avoir déjà été confrontée à cette situation et y avoir répondu. Ses buts sont directement tournés vers l’opérationnalité et l’efficience. La transmission favorise le developpement des compétences infirmières, permet de soigner le patient dans le juste à temps, de répondre en temps réel au travail prescrit. Insérée dans l’activité quotidienne, élaborée dans les collectifs de travail, elle est souvent invisible mais répond à des enjeux, économiques, sociaux, individuels ou collectifs pour les acteurs, patients, professionnels et institution hospitalière. Elle permet de diffuser des savoirs d’évolution du métier sans lesquels l’institution serait en difficulté pour « produire » les soins, de développer la professionnalité des acteurs. La transmission des savoirs informels non codifiés interroge. Quelle est la précision des informations recueillies et remises en jeu dans le soin, sans avoir été l’objet de critique ? La transmission renseigne aussi l’observateur sur les formes d’organisation du travail à l’hôpital et l’axe sur lequel porte essentiellement la reconnaissance du travail infirmier : les activités relatives au rôle en collaboration prescrit par les médecins. Les professionnels pour exercer se réfèrent à des savoirs fondés à la fois sur la recherche scientifique et sur ce qui est défini comme « l’état de l’art » dans leur discipline. (Perrenoud, 2010). Dans notre recherche, ce sont les infirmières eux-mêmes qui diffusent et contrôlent le protocole ou la référence prescrite par l’état et l’organisation. Les infirmières participent actuellement à la diffusion de savoirs pour soigner mais peu à leur production ou leur validation, qui permettraient d’élaborer des savoirs disciplinaires et de progresser d’un métier vers une profession (Perrenoud, 2010). [email protected] Bibliographie Bandura A. (1986). L’apprentissage social. Editions Mardaga. Barbier J.M. (1996) (dir.) Savoirs théoriques et savoirs d'action. Paris : PUFJ Barbier J. M.&Bourgeois E.&Chapelle G.&Ruano-Borbalan J.C.(2009). Encyclopédique de la formation. Paris : PUF. Bateson G. (1977) .Vers une écologie de l’esprit. Paris : Le Seuil Tome I Benner P. (1995) De novice à expert : excellence en soins infirmiers. Paris : Inter Editions. Bourdoncle R. (2000) Formes et dispositifs de la professionnalisation. Autour des mots. Professionnalisation. Recherche et formation (35) ,117-132. Carré P. (1992) L'autoformation dans la formation professionnelle. Paris : La documentation française Carré P. & Pearn M. (1992). L’autoformation dans l’entreprise. Paris : Editions Entente Carré P.& Charbonnier O. (dir.) (2003). Les apprentissages professionnels informels. Paris : l’Harmattan. Carré, P. (2005). L’apprenance : vers un nouveau rapport au savoir. Paris : Dunod Carré, P. & Muller, A. (2009). Evolution des compétences infirmières et formation tout au long de la vie. Savoirs et soins infirmiers. Paris : Masson. Carré P.&Moisan A.& Poisson D. (2010). L’autoformation.Perspectives de recherche. Paris : PUF. Darmon M. (2008) La socialisation, Paris : Armand Colin. Dubar C. (1991). La socialisation. 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