Thèse déf version électro

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UNIVERSITE PARIS IV - SORBONNE
ECOLE DOCTORALE V
ED 0433
Equipe d’accueil 3552
Doctorat
Histoire de la philosophie
Agnès GAYRAUD
LA CRITIQUE DE LA SUBJECTIVITÉ ET DE SES FIGURES CHEZ T.W. ADORNO
UNE CONSTRUCTION MODERNE
Sous la direction de M. le Professeur
Jean-François COURTINE
Co-direction M. le Professeur Gérard RAULET
Soutenance le 3 décembre 2010
Jury :
M. Gérard Bensussan, professeur à l’Université de Strasbourg II Marc Bloch
M. Jean-François Courtine, professeur à l’Université Paris IV Sorbonne
M. Jean-Marie Lardic, professeur à l’Université de Nantes
M. Gérard Raulet, professeur à l’Université Paris IV Sorbonne
1
2
SOMMAIRE
Résumé…………………………………………………………………………………...... 5
Summary…………………………………………………………………………...……… 7
Remerciements………………………………………………………………………..…… 9
Notice bibliographique……………………………………………………………………. 11
Introduction………………………………………………………………………….…….. 13
I Topique Retournement…………………………………………………………………… 39
II Critique esthétique Configuration……………………………………………………..... 111
III Théorie critique Systématisation……………………………………………………….. 207
IV Négativité Expression de la souffrance………………………………………………… 355
Conclusion……………………………………………………………………………….… 507
Bibliographie………………………………………………………………………………. 532
Index nominum……………………………………………………………………………. 559
Index rerum…………………………………………………………………………..…….. 561
Table des matières analytique………………………………………………...……………. 565
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UNIVERSITÉ PARIS IV SORBONNE
ECOLE DOCTORALE V
ED 0433
Equipe d’accueil 3552
Agnès Gayraud
« La critique de la subjectivité et de ses figures chez T.W. Adorno. Une construction
moderne »
RÉSUMÉ
Cette thèse expose selon une double méthode génétique et architectonique la critique
adornienne de la subjectivité et de ses figures depuis les textes de critique esthétique du
philosophe rédigés au milieu des années vingt jusqu’à la Dialectique négative. Les figures
dont la critique thématise la réification implacable à l’âge du capitalisme avancé sont à la fois
les diverses incarnations de la subjectivité (du sujet philosophique à l’individu social) et ses
produits (les œuvres d’art et la culture, le système idéaliste et la société). Nous montrons que
leur critique, articulée selon des régimes divers (philosophique, esthétique et sociologique)
s’élabore chez le philosophe comme une véritable construction. Bâtie en vue de résister à un
idéalisme irréfléchi et désuet, menaçant l’art, la philosophie et l’individu même de
liquidation, cette construction fait de l’immanence subjective – extrapolée à terme à l’échelle
de la société tout entière – son lieu problématique initial dont elle ne brise le cercle oppressif
qu’à partir de l’exigence d’une expression de la souffrance conférant à terme à la construction
sa dynamique opératoire. Sans esthétisation aucune de la pensée adornienne mais par une
attention soutenue à sa présentation, ce travail vise à donner aux modèles respectifs de la
critique qu’elle élabore – critique esthétique, Théorie critique et négativité – leur unité
fonctionnelle propre qui ne se dissout nullement dans le fragmentaire pas plus qu’elle ne se
laisse rassembler en un procès idéaliste renversé, mais présente la forme d’une construction
modulaire, en mouvement, par laquelle la subjectivité se réfrène et se libère, opposant à sa
propre loi la résistance matérielle du monde.
MOTS CLÉS
Aliénation – Critique – Esthétique – Expression/Construction – Forme marchandise –
Idéalisme/Matérialisme – Individu – Modernité – Musique – Œuvre d’art – Raison –
Romantisme – Réification – Société – Souffrance – Sujet/Objet – Système – Théorie critique
– Utopie/Dystopie.
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UNIVERSITE PARIS IV SORBONNE
ECOLE DOCTORALE V
ED 0433
Equipe d’accueil 3552
Agnès Gayraud
« The critique of subjectivity and its figures by T. W. Adorno. A modern construction »
SUMMARY
This thesis proceeds both genetically and architectonically to present Adorno’s critique of
subjectivity and its figures. It relies upon a wide array of Adornian texts, ranging from the
mid 1920s to the late 1960s. Adorno’s critique highlights the inescapable reification of
subjectivity’s figures, which he understands as both incarnations of subjectivity (from the
philosophical subject to the social individual) and products of subjectivity (works of art and
culture, the idealist system and society itself). We defend that their critique, borrowing to
aesthetic, sociological, and philosophical approaches, is elaborated by the philosopher as a
very construction. This “construction” is built to resist an obsolete, unreflective idealism,
which, in his view, threatens the arts, philosophy, and the individual with liquidation; it
proceeds from subjective immanence as the problematic core of idealism, which oppressive
circle it can only break through in following the demand for the expression of suffering,
which gives it its critical dynamic. Through close attention to Adorno’s exposition, this work
aims at restoring the functional unity of his critical models (aesthetic critique, critical theory,
and negativity), which neither dissolve into fragments nor can be brought together in an
inverted idealist process; it rather presents Adorno’s construction as a whole of dynamic,
modular units, by means of which subjectivity both refrains and frees itself, by confronting its
own laws to the material reality of the world.
KEYWORDS
Aesthetics – Alienation – Commodity Form – Critical Theory – Critique –
Expression/Construction – Idealism/Materialism – Individual – Modernity – Music –
Reification – Reason – Romanticism – Subject/Object – Society – Suffering – System –
Utopia/Dystopia – Work of art.
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8
REMERCIEMENTS
Je remercie en premier lieu mon directeur de thèse, Jean-François Courtine pour m’avoir
suivie ces cinq dernières années et m’avoir offert les conditions les meilleures pour
poursuivre sereinement ce travail durant tout le temps de sa préparation. Je remercie aussi
vivement Gérard Raulet pour son attention soutenue, critique et stimulante aux diverses
étapes de ma recherche et pour ses nombreux travaux sur le domaine de la Théorie critique
qui m’ont toujours éclairée. Je remercie en outre ceux que je nommerais avec affection, parce
que je crois en être, la « clique » de tous les jeunes adorniens qu’on peut rencontrer désormais
dans les recoins de l’Ecole Normale supérieure, du centre Malesherbes, voire du centre
d’Etudes allemandes et européennes de l’Université de Montréal, avec qui il est heureux de
pouvoir échanger librement nos idées sur cet auteur difficile. Ce sont, pour n’en citer que
quelques-uns, Pierre Arnoux, Jacques-Olivier Bégot, Julia Christ et bien sûr Gilles Moutot.
Outre leurs diverses contributions que j’ai pu lire ou entendre, toujours avec grand profit, je
saluerai en particulier leur travail de traduction de textes jusqu’alors méconnus du public
français, travail qui a considérablement facilité mon propre accès au corpus de l’auteur. Ils ont
contribué par là objectivement à la réalisation de cette thèse, tout comme mon compagnon,
Tristan Garcia avec qui maintes discussions intenses et fécondes m’ont appris à parler
d’Adorno sans parler un jargon adornien, bref, à trouver la distance nécessaire à une
reconstruction critique de la pensée de cet auteur auquel mon rapport intellectuel tient le plus
souvent de l’empathie la plus profonde. Je le remercie pour son infinie patience et pour sa
précieuse intelligence de la pensée comme de la vie.
Enfin, je remercie André Gadbois qui depuis que je suis enfant m’a encouragée avec la
bienveillance d’un père à persévérer dans ce qui m’importe. Cette thèse est le fruit de cette
persévérance et je la lui dédie.
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10
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
Afin de ne pas charger les notes tout en permettant au lecteur de s’y repérer le plus facilement
possible, nous avons codifié nos références concernant les œuvres citées d’Adorno comme
suit :
- La première occurrence de chaque ouvrage cité comprend son indication bibliographique
intégrale, dans sa version française, le titre original et la référence au tome correspondant des
Gesammelte Schriften.
- Toutes les occurrences ultérieures citent le titre de l’ouvrage ou de l’article, sans que soit
répété le nom de l’auteur.
- Chaque référence à un texte d’Adorno est suivie, après un point virgule, de la référence à
l’original allemand, indiquant, si nécessaire, le titre original du paragraphe, du chapitre ou de
l’essai cité, et systématiquement, le tome des Gesammelte Schriften, puis le numéro de page.
- Selon le nombre d’occurrences :
Soit (1) le titre français est repris mais tronqué, suivi de pointillés : c’est le cas pour divers
articles cités (ex : « L’actualité… » pour la conférence « L’actualité de la philosophie ») ou
pour des ouvrages entiers (ex : Kierkegaard, Le caractère fétiche dans la musique, Current,
Mahler, etc. ). Les références immédiatement consécutives, sont indiquées par les notations
traditionnelles de Op. cit., Ibid. ou art. cit., dès la deuxième occurrence.
Soit (2) le titre français, puis le titre allemand sont signalés par un sigle.
Liste des sigles appliqués dans ces cas, correspondant respectivement à la traduction française
si elle existe puis au texte allemand.
Correspondance Adorno Benjamin : CorrAB
A/B Briefwechsel
Correspondance Adorno Berg : CorrABer
A/Berg Briefwechsel
Adorno Kracauer Briefwechsel :
A/K Briefwechsel
Dialectique négative : DN
Negative Dialektik : ND
Dialectique de la raison : DR
Dialektik der Aufklärung : DA
Jargon de l’authenticité : JA
Jargon der Eigentlichkeit : JE
Minima Moralia : MM*
Notes sur la Littérature : NsL
}
Mots de l’Etranger (Notes sur la littérature II) : MdE
}
Théorie esthétique : TE
Noten zur Literatur : NzL
Ästhetische Theorie : ÄT
* Sigle identique dans les deux langues, non répété. Pour toute citation des Minima moralia,
on aura le sigle MM suivi éventuellement du numéro de paragraphe et de son titre, toujours du
numéro de page de la traduction française, puis du numéro de page de l’original dans le tome
des GS concerné.
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12
INTRODUCTION
§1 OBJET
Cette thèse vise à exposer les spécificités de la critique de la subjectivité et de ses figures dans
l’ensemble de l’œuvre de T. W. Adorno. Articulée selon des régimes divers, à la fois
philosophique, esthétique et sociologique, une telle critique produit diversement son objet : la
subjectivité s’y décline dans une variété de figures qui vont du sujet philosophique à
l’individu social ou existentiel, de la Raison à la totalité subjective absolutisée, bref au
système, et finalement à la société. Puisqu’une telle critique enveloppe tout aussi bien celui
qui l’énonce, nous montrerons la manière dont Adorno a entrepris de la construire. Cette
construction, moderne, en ce qu’elle veut rompre avec la systématicité idéaliste de ces figures,
l’est également en tant qu’elle est indissociable d’un sauvetage paradoxal de la subjectivité.
Elle se tient pour ainsi dire à égale distance d’un idéalisme romantique et d’un postmodernisme déconstructionniste.
§2 SITUATION
Une critique commune au XXe siècle
L’histoire de la philosophie n’a pas attendu le post-modernisme pour déconstruire le sujet1.
Vaste est la tradition des historiens et contempteurs – depuis Nietzsche – de « l’illusion
grammaticale » que ce mot recouvre. De fait, de la critique analytique de Wittgenstein2 à
1
Cf. Manfred Frank, Gérard Raulet, Willem van Reijen (Hrsg), Die Frage nach dem Subjekt, Frankfurt-amMain, Suhrkamp, 1988, recueil confrontant le concept de sujet hérité de la philosophie moderne à la
déconstruction radicale contemporaine et soulignant toutefois la part déconstructionniste déjà à l’œuvre dans la
modernité elle-même. Voir, par exemple, l’article de W. Hübener sur la triple mort du sujet moderne (« Der
dreifache Tod des modernen Subjekts », op. cit., pp. 101-127) qui fait apparaître les étapes d’une déconstruction
du « sujet fondement » dès la critique réformée du libre arbitre, mais encore dans la tradition cartésienne (par
exemple chez Malebranche, contre Descartes précisément) et dans l’idéalisme allemand.
2
Voir en particulier sur la question l’ouvrage de Jacques Bouveresse concernant la critique du mythe de
l’intériorité dans la philosophie du langage du second Wittgenstein. En dissipant l’illusion de l’ego cartésien et
du solipsisme par la mise en évidence de son privilège grammatical et des jeux de langage afférents, la position
wittgensteinienne non seulement s’oppose à la phénoménologie husserlienne et à sa descendance, mais encore
constitue, du point de vue de Bouveresse, une attaque anticipée contre la « déconstruction radicale » qui fait
voler en éclat la primauté du phénomène langagier lui-même, dans le vain espoir de trouver un commencement
vraiment primitif en deçà de lui. Jacques Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité, Expérience, signification et
langage privé chez Wittgenstein, Paris, Minuit, « Critique », 1976, réédition avec une nouvelle préface de
l’auteur, 1987.
13
l’archéologie de Foucault3, jusqu’au pragmatisme de Rorty, le XXe siècle s’est largement
appliqué à la « démythologisation » de la subjectivité-fondement et de la subjectivitésubstance. Dans ce programme partagé, l’œuvre d’Adorno, structurée par une critique de fond
de l’idéalisme philosophique et du romantisme esthétique, peut être raisonnablement inscrite.
Elle stigmatise en particulier avec une agressivité caractéristique la fiction du sujet autonome
des Lumières et tous ses avatars philosophiques qu’elle décèle là même où ils sont en
apparence explicitement abandonnés4. Entre Heidegger qui s’orienta contre le sujet vers l’être,
et Lacan et Derrida qui en radicalisèrent la déconstruction, Adorno apparaît comme un des
apôtres de sa « démythologisation ».
Ambiguïté
Nonobstant, quoique ce travail de démythologisation soit incontestable, la critique du sujet
n’a pas, chez l’auteur, l’effet performatif de sa liquidation. Elle semble au contraire se donner
pour but paradoxal son maintien. Distincte en cela des formes généalogique, analytique ou
déconstructionniste de la critique de la subjectivité, la critique adornienne reste tributaire des
catégories idéalistes qu’elle remet en cause : elle est structurée par l’opposition dialectique du
sujet et de l’objet5 qui informe toute la stratégie critique mise en œuvre contre des théories
non-dialectiques, par exemple le positivisme logique et la phénoménologie. Alors que depuis
le début du siècle les grands mouvements philosophiques cherchent avant tout à dépasser
cette opposition, et à en dissoudre les apories, Adorno fait fond sur elle pour « cartographier »
les impasses de la philosophie de son temps. Ni les phénomènes appréhensés par la
phénoménologie ni les faits tels qu’ils sont invoqués par le positivisme, isolés du processus de
leur inévitable construction subjective, n’offrent à la pensée de véritable alternative à cette
structuration héritée. La dialectique du sujet-objet loin d’être dépassée serait seulement
refoulée par l’« actualité philosophique ». À contre-courant de ce refoulement, Adorno
installe sa critique au cœur d’une telle opposition dialectique, entretenant la pertinence des
catégories idéalistes jusque dans le processus de leur démythologisation.
Cette ambiguïté théorique assumée explique l’objection adressée par J. Habermas en 1981
dans sa Théorie de l’Agir communicationnel, ouvrage qui marque le tournant stratégique de la
Théorie critique vers le paradigme de la philosophie du langage. Taxé d’une dépendance
stérile vis-à-vis du paradigme de la « philosophie de la conscience », devant précisément
selon Habermas être dépassé, le projet d’Adorno en manifesterait l’épuisement historique6. En
effet, sa dialectique du sujet et de l’objet, enlisée dans une insurmontable aliénation,
l’empêche de concevoir, au-delà de sa critique du sujet théorique – connaissant et se
représentant – et du sujet pratique – ou plus précisément poïétique, capable d’agir sur un
matériau et de produire des objets –, un sujet communicationnel. Enfermée dans la « prison de
la philosophie de la conscience », la Théorie critique se serait rendue incapable à terme de
penser les conditions rationnelles de l’intersubjectivité, enjeu d’une véritable théorie critique
3
On trouve une synthèse des aspects communs à la critique analytique et post-structuraliste du concept de sujet
dans l’ouvrage de M. Frank, Qu’est-ce que le néo-structuralisme ?, trad. fr. de C. Berner, Paris, Le Cerf, pp. 279295.
4
Chez Heidegger par exemple.
5
Voir sur ce point le texte tardif mais reprenant la dialectique structurelle de cette opposition dans l’ensemble de
son œuvre, » Zu Subjekt und Objekt «, in Kulturkritik und Gesellschaft II, Gesammelte Schriften 10, 2, édité par
R. Tiedemann, G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1977, pp. 741–58.
6
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, trad. fr. de J.-M. Ferry et J.-L. Schlegel, 1987, rééd.,
Paris, Fayard, 2001, pour le t. I, p. 390 : « Je persisterai dans l’idée que le programme de la première théorie
critique ne doit pas son échec à tel ou tel hasard, mais à l’épuisement du paradigme de la philosophie de la
conscience ». Ainsi Habermas justifiait-il de la nécessité pour la Théorie critique d’un tournant impliquant
d’abandonner le paradigme de la philosophie de la conscience pour un paradigme issu des recherches sur la
sémantique formelle accomplies au début du siècle par Frege et Wittgenstein (op. cit., pp. 390 et 399).
14
contemporaine. Au lieu de quoi elle reconduit la critique à un sur-place indéfini dans
l’antichambre d’une réconciliation toujours différée et finit, repliée sur une autoréflexion
radicale, dans les paradoxes de la constitution transcendantale d’un sujet théorique, qui
occulte la question de l’intersubjectivité seule à même de le réconcilier avec la pratique.
Mêlant à la fois les inconvénients d’une philosophie de la conscience et de sa critique
radicale, elle culmine dans les « contradictions performatives de la dialectique négative »,
d’une dialectique finalement « privée de sujet »7.
Ainsi, l’ambiguïté d’une critique radicale de la subjectivité inscrite en même temps dans
l’horizon d’un sauvetage se traduit-elle dans ce paradoxe d’une « philosophie de la
conscience » « privée de sujet ». Dans les termes habermassiens, ce paradoxe, au regard de ce
qui reste à penser pour la subjectivité même par-delà sa critique, n’exprime rien d’autre
qu’une impasse. Si nuancée soit-elle, la déconstruction adornienne n’a pour la philosophie
plus rien de constructif. Prise dans les rets de son dispositif critique clos sur lui-même, elle ne
donne en rien les moyens d’atteindre à la seule incarnation du sujet susceptible de survivre à
sa démythologisation assidue tout au long du XXe siècle : ce sujet communicationnel,
désubstantialisé, qui se revendique et se crée continûment dans l’échange, qui court de
Wittgenstein, dont Habermas se revendique, au post-structuralisme français et à la
postmodernité, cet être de langage qui ne s’éprouve que dans une pratique constamment
médiatisée par autrui. De fait, pour Adorno qui n’ignorait nullement l’importance de cette
constitution langagière, les conditions de cette pratique dans la société moderne se trouvaient
fondamentalement altérées, rendant suspect de naïveté ou bien de démagogie l’idéal d’une
telle communication de soi. Mais ce présupposé d’incommunicabilité dans les sociétés
capitalistes témoigne encore contre lui aux yeux de ses critiques. Spéculative et pessimiste, la
critique adornienne de la subjectivité ne semblait pouvoir que s’effondrer sur elle-même au
seuil de la Postmodernité.
Seconde chance
Pourtant, en dépit de sa stérilité annoncée et de son apparente désuétude, certains aspects de
cette critique ont manifestement refait surface. Un tel regain d’intérêt a partie liée avec le
retrait des eaux marxistes amorcé dès le début des années quatre-vingt. L’accusation
habermassienne de « philosophie de la conscience » – accusation qui conservait, dans le
contexte d’une critique de la stérilisation de la pratique où elle s’inscrivait, d’incontestables
présupposés marxistes relayés par la génération intellectuelle qui s’impose après la mort
d’Adorno en 1969 – a été relativisée par de nouveaux enjeux. De même, a été éclipsé le
contexte althussérien des années soixante-dix en France défendant l’importance de la
problématique marxienne des structures, contre celle, bourgeoise, de la subjectivité. C’est en
fin de compte par la médiation de courants situés en marge d’un tel débat, associés à la
nébuleuse post-structuraliste, – via Derrida et la « French Theory » en particulier aux ÉtatsUnis – à cheval entre les disciplines littéraires et philosophiques, bref, dans un champ d’abord
plutôt esthétique, que les enjeux adorniens d’une élaboration informelle de la subjectivité ont
refait surface.
Si, d’un côté, le sujet adornien a semblé trop rigide et trop isolé pour ouvrir la voie à une
réflexion approfondie sur les conditions de l’intersubjectivité, d’un autre côté, les dernières
7
Voir J. Habermas, Cahiers de Philosophie, n°3, 1987, p. 59 : tournant, comme Nietzsche, la raison « contre sa
propre réflexivité c'est-à-dire jusqu'au point où elle détruit ses propres fondements […], Adorno se distingue des
successeurs de Nietzsche, d'un côté Heidegger et de l'autre Foucault, en ce sens qu'il se refuse à sortir du
paradoxe de cette critique de la raison en quelque sorte privée de sujet – il entend en rester aux contradictions
performatives de la dialectique négative qui tourne contre soi-même les moyens indispensables à toute pensée de
l'identité et de l'objectivité ». On trouve encore une telle analyse dans le chapitre consacré à Horkheimer et
Adorno dans Le Discours philosophique de la Modernité, trad. fr. Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz,
Gallimard, « Nrf », Paris, 1988, p. 143.
15
recherches philosophiques consacrées à l’esthétique du philosophe comme à sa critique de la
culture ont donné lieu à une réévaluation de sa conception de la subjectivité. Ainsi, tout un
pan de sa réception a entrepris d’interroger l’issue que pouvait représenter l’utopie de la
subjectivité qui s’esquisse dans l’œuvre d’art face à l’impasse du « Soi » que la Dialectique
de la raison décrivait comme pur produit de la contrainte préhistorique à l’autoconservation8.
Substituant au rapport de domination inhérent au Soi l’utopie d’un rapport mimétique,
l’esthétique adornienne est apparue, plus fermement que ne le concédait Habermas, comme le
lieu possible d’une réconciliation – y compris dans des termes communicationnels
habermassiens, comme entreprit de le montrer A. Wellmer9. Si bien que l’esquisse adornienne
d’une subjectivité esthétique informelle a pu être mise en balance avec la représentation
claustrophobique et hautaine qu’en donnait sa métaphysique, stigmatisée par Habermas. Elle
a même suscité des tentatives d’intégration aux modalités d’une esthétique de la réception
contre laquelle celle-ci s’était pourtant construite10. Enfin, quoique les principaux axes de
cette esthétique soient hégéliens et orientés contre toute esthétique subjectiviste indexée sur le
jugement de goût, des interprètes ont fait apparaître, en phase avec le retour contemporain à
l’esthétique kantienne, les aspects kantiens de sa théorie11.
Mais plus radicalement encore, c’est dans le champ de l’éthique que l’attention adornienne à
la particularité12, au non-identique13, et plus concrètement même au sujet souffrant14 est
apparue à nouveau féconde. Dans ce contexte, on peut rappeler l’importance que confère toute
une frange critique, notamment française, aux Minima moralia15. Selon Miguel Abensour,
l’orientation micrologique de ces aphorismes d’un exilé, « contre l’intégration de l’individu à
la totalité soit hégélienne, soit marxiste, contre la destitution d’un destin devant lequel se
courber » ferait émerger « une nouvelle figure de la subjectivité, sous le signe du petit »16.
8
Voir Richard Wolin, « Utopia, Mimesis and Reconciliation : A Redemptive Critique of Adorno’s Aesthetic
Theory », in Theodor W. Adorno, Sage Masters of Modern Social Thought, vol. II, Delanty (G.) (éd.), London,
Thousand Oaks, New Dehli, SAGE Publications, 2002, pp. 31-48 ; Calvin Thomas, “ A knowledge that would
not be power : Adorno, Nostalgia and the Historcity of the Musical Subjekt “, op. cit., Vol II, pp. 209-228. Voir
également la thèse de Zarkia Sanati-Masboughi, « Auf der Suche nach verlorenen Subjekt : der Stellenwert des
Ästhetischen im Kontext der Geschichtsphilosophie der kritischen Theorie », sous la direction de Andrea Essen
et Matthias Gatzeimer, Aachen, 2006.
9
A. Wellmer tenta de réinterpréter l'esthétique adornienne dans le cadre de la théorie habermassienne de la
communication. Voir la discussion de cette réinterprétation par M. Thibodeau dans son livre La Théorie
esthétique d’Adorno : une introduction, Presses Universitaires de Rennes, « Aesthetica », 2008, chap. III.
10
Voir par exemple Christoph Menke, La Souveraineté de l'art : l'expérience esthétique après Adorno et
Derrida, trad. fr. par Pierre Rusch, Paris, A. Colin, 1993, l’article de S. W. Nicholsen, “Subjective Aesthetic
Experience in Adorno and its Historical Trajectory”, in Theory Culture Society, Sage Masters of Modern Social
Thought, vol. X, London, Newberry Park, New Delhi, 1993, pp. 89-125. Nicholsen y défend la présence chez
Adorno d’une « théorie substantielle de la réception esthétique subjective », en contrepoint de la « primauté de
l’objet » essentiellement considérée par les interprètes. Pour une mise au point sur l’opposition de l’esthétique
adornienne à l’esthétique de la réception, Pauline Johnson, “ An Aesthetic of negativity/ An Aesthetic of
Reception : Jauss’ Dispute with Adorno ”, in G. Delanty (éd.), Theodor W. Adorno, Sage Masters of Modern
Social Thought, SAGE Publications, London, Thousand Oaks, New Dehli, 2002, vol. II, pp. 161-178.
11
Daniel Dumouchel, « La dialectique du beau et du sublime : l’héritage kantien d’Adorno », Philosophiques,
vol. 23, n°1, 1996, pp. 37-46.
12
Voir Peter Václav Zima, L’Ecole de Francfort : dialectique de la particularité, Paris, Éditions Universitaires,
1974.
13
Voir par exemple l’article de Fred Dallmayr, “ The Politics of Non-identity : Adorno, Postmodernism – and
Edward Said ”, in Theodor W. Adorno, SAGE Publications, London, Thousand Oaks, New Dehli, 2004, vol IV,
“Cultural theory and the postmodern challenge”, pp. 241-264.
14
Voir B. Ouattara, Adorno, Une Ethique de la souffrance, Paris, L’Harmattan, 1999.
15
Initialement traduit en France en 1980, le texte a été successivement rédité en 1991 et 2003, date anniversaire
de la mort du philosophe.
16
Voir la postface de cet ouvrage par Miguel Abensour « Le choix du petit », reprise d’un article initialement
publié en 1982, in T. W. Adorno, Minima Moralia, trad. fr. de E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Payot,
« Petite Bibliothèque », 2003, p. 352 sq. Voir également plus récemment, la présentation d’Arno Münster,
16
Tout en soulignant qu’« une pensée nouvelle de l’individu ne doit pas égarer » et que
« fragile, cette hypothèse le restera » tant cette percée de nouvelles modalités de l’individu
suppose la traversée des « déserts glacés » de la terreur et de l’horreur, Abensour atteste la
désolidarisation théorique possible de l’éthique adornienne et du cadre d’interprétation
marxiste17. Si cette désolidarisation ne sacrifie pas pour le commentateur l’intention critique et
utopique, elle peut aussi avoir pour conséquence l’appropriation possible des thèses de
l’auteur par les tenants conservateurs d’un individualisme nostalgique retrouvant dans les
aphorismes adorniens l’esprit des paradoxes tocquevilliens18.
Ironiquement peut-être, au regard de ce dernier type de lecture, plus culturelle que critique à
vrai dire, comme au regard des objections de Habermas au début des années quatre-vingt,
l’auteur de la Dialectique négative est devenu en deux décennies le compagnon intellectuel
des pensées les plus radicales de la différence issues des derniers développements
postmodernes de la philosophie du langage – autrefois brandie contre lui – et au-delà19. Sa
critique assidue du système au nom de ce qu’il nie a fourni, quoiqu’en négatif, le modèle
d’une subjectivité anarchique dont certains représentants des Gender studies20 ou encore de
l’éthique animale21 peuvent aujourd’hui se réclamer. Si héritée des catégories idéalistes soit-
Adorno. Une introduction, Paris, Hermann Éditeurs, 2009, qui insiste sur l’importance du recueil d’aphorismes –
qui fut un succès de librairie au retour d’Adorno en Allemagne – pour l’interprétation générale de l’œuvre.
17
M. Abensour, loc. cit., p. 353. Réception qui fait cependant retour aujourd’hui dans le cadre élargi de
« l’hypothèse communiste » dont Alain Badiou est l’un des principaux représentants (nous pensons à ses
récentes conférences à l’ENS sur Adorno et la Dialectique négative). Voir également les essais du critique
slovène Slavoj Zizek bénéficiant d’un écho considérable en France, (La Subjectivité à venir, essais critiques sur
la voix obscène, Paris, Flammarion, « Champs », 2006), ou encore, plus à la marge, le manifeste de Julien
Coupat qui renoue avec la critique radicale de la vie quotidienne initiée dans les Minima moralia. L’hypothèse, il
faut l’avouer, se fait ici plus radicalement anarchiste.
18
Le ton aristocratique désabusé de la critique subjective de la vie moderne des Minima moralia semble en effet
en faire, depuis sa réédition en 2003, la référence subtile de la critique culturelle de droite – une droite
« classique » s’entend – si l’on considère le nombre d’articles consacrés à Adorno dans le journal Le Figaro sur
les dix dernières années. C’est sans surprise qu’on le retrouve plusieurs fois cité chez Alain Finkielkraut, par
exemple dans son dernier ouvrage, Penser le XXe siècle, Paris, École Polytechnique, 2001. De fait, la critique de
l’individualisme hédoniste et l’hostilité déclarée du philosophe aux différents domaines de la culture populaire
donne du grain à moudre aux contempteurs de la démagogie de gauche. On repère alors chez Adorno une
ambiguïté toute tocquevillienne. Mais, s’il est vrai que Tocqueville était largement lu par les émigrés allemands
des années quarante, et qu’il est cité à l’occasion par Adorno, il convient néanmoins de souligner les différences
qui opposent, à terme, les paradoxes du conservatisme de cœur et de la démocratie de cerveau de Tocqueville et
la dialectique critique, fondamentalement anti-conservatrice d’Adorno. Là où le premier acceptait la perspective
révolutionnaire comme nécessaire tout en regrettant le changement, le second juge l’idéal d’une Révolution
suspect mais persiste à en appeler à un changement véritable. Un fossé sépare la lucidité réaliste de l’historien
Tocqueville observateur des évènements de 1789, de l’invocation désespérée de l’utopie de notre critique
européen exilé en Amérique. Sur le rapprochement d’Adorno et de Tocqueville, voir Claus Offe,
Selbstbetrachtung aus der Ferne : Tocqueville, Weber und Adorno in den Vereinigten Staaten, Frankfurt-amMain, Suhrkamp, 2004.
19
Monika Kilian, Modern and Postmodern Strategies : Gaming and the Question of Morality : Adorno, Rorty,
Lyotard and Enzenberger, Peter Lang Pub. Inc., 1998.
20
Voir par exemple l’article de Sabine Wilke et Heidi Schlipphacke, “Construction of a Gendered Subjekt : A
Feminist Reading on Adorno’s Aesthetic Theory”, in The Semblance of Subjectivity, Essays in Adorno, Tom
Huhn, Lambert Zuidervaart (dir), Paperback, 1997, ou encore Carrie L. Hull, “The Need in Thinking :
Materiality in Theodor W. Adorno and Judith Butler”, in Theodor W. Adorno, Sage Masters of Modern Social
Thought, op. cit., Vol IV, pp. 343-368.
21
Voir l’importante discussion que suscite chez les théoriciens de l’éthique animale la thèse adornienne selon
laquelle « Auschwitz commence lorsque quelqu’un regarde un abattoir et se dit ‘ce ne sont que des animaux’ » et
la théorie de la « projection pathique » qui s’y rapporte, développée au § 68 des Minima moralia ; cité et discutée
par exemple chez C. Blanke, Das Krähte der Hahn : Kirche für Tier ? Eine Streitshrift, Eschbach, Verlag am
Eschbach, 1995, p. 48, A. Bondolfi, L’Homme et l’animal : dimension éthique de leur relation, Fribourg,
Éditions universitaires, 1995; K. Davis, Prisoned Chickens Poisened Eggs : An Inside Look at the Modern
Poultry Industry, Summertown Book Publishing Co, 1996; C. Patterson dans Eternal Treblinka : Our Treatment
17
elle, sa pensée du non-identique, de l’outsider et de l’opprimé, parle mieux de ceux qui ne
peuvent encore parler que le sujet communicationnel de Habermas. Les êtres que l’histoire de
la philosophie et la société elle-même n’ont longtemps conçus qu’en négatif, la femme, le
queer et l’animal, en diraient finalement plus long sur les conditions de survie actuelle de la
subjectivité que le paradigme « hétéronormatif », dirait Butler, et nécessairement « spéciste »,
dirait Singer22, du langage partagé. Si ces filiations apparaissent extrêmes, le fait qu’Axel
Honneth, actuel directeur de l’Institut francfortois pour la recherche sociale, ait renoué,
récemment, dans la perspective d’une théorie critique de la reconnaissance, avec l’éthique
adornienne de la souffrance apparaît symptomatique23. Quoiqu’il n’ait de cesse, à la suite de
Habermas, de souligner le « déficit social » de la théorie critique d’Horkheimer et Adorno et
l’incapacité qui en découle de penser positivement les conditions d’une « pratique
intramondaine » en vue de l’émancipation des individus24, c’est manifestement en renouant
avec l’intuition adornienne d’une aliénation encore imperméable aux bienfaits de la
communication démocratique qu’il détermine l’actuelle orientation de l’Institut.
On ne saurait donc dire aujourd’hui que l’héritage idéaliste au sein duquel continue de se
mouvoir la critique adornienne des catégories subjectives la maintienne si irrémédiablement
dans l’antichambre des problématiques contemporaines. L’œuvre a décanté : paradoxalement,
son appartenance supposée au cadre de l’idéalisme objectif ne fait désormais plus écran à un
dialogue possible entre son propre traitement de la question et les données d’appréhension
contemporaines de cette dernière. Après l’effondrement des méta-récits freudo-maxistes dans
le cadre desquels elle s’inscrivait à sa manière, la dialectique adornienne redevient
fréquentable et féconde aux yeux de penseurs pour lesquels l’individualité n’est certes pas
comprise dans le cadre de la tradition de la « philosophie de la conscience » et n’est même
véritablement pensable qu’à l’issue de sa déconstruction comme catégorie métaphysique,
mais ne s’épuise pas non plus dans le paradigme communicationnel construit par Habermas.
Nouvel écueil
Que ces lectures alternatives fassent implicitement pièce à l’interprétation habermassienne de
la pensée d’Adorno comme restant définitivement tributaire d’une « philosophie de la
conscience », on ne saurait pourtant l’assurer. À tout le moins évitent-elles l’écueil d’une
interprétation qui oblitérerait l’actualité de sa conception de la subjectivité au nom de son
of Animals and the Holocaust, 2002, dont l’ouvrage vient d’être traduit en France; ou encore D. Sztybel, “ Can
the treatment of animals be compared to the Holocaust?”, Ethics & The Environment, 11, 1, 2006, pp. 97-132.
22
Actuel représentant le plus lu du mouvement « anti-spéciste » – qui connaît par ailleurs quelques défenseurs
extrémistes – Peter Singer (Université d’Oxford, Angleterre) revendique la reconnaissance d’un droit des
animaux fondé sur le critère de leur capacité manifeste au plaisir et à la souffrance, et partant, sur la nature
« biographique » et non pas seulement biologique de leur vie. Voir P. Singer, La Libération animale, trad. fr. de
L. Rousselle, Paris, Grasset, 1993 ou encore L’Égalité animale expliquée aux humains, trad. fr. de D. Olivier,
Lyon, Tahin Party, 2007.
23
Voir par exemple A. Honneth, « La dynamique sociale du mépris. D’où parle une Théorie critique de la
société ? », texte de la leçon inaugurale donnée à l’Institut Otto Suhr de l’université libre de Berlin, en novembre
1993, in Habermas, la raison, la critique, Paris, Le Cerf, « Procope », 1996. Tout en soulignant que « la théorie
habermassienne de la communication a rouvert l’accès à une sphère émancipatoire de l’action », il insiste sur
l’insuffisance d’une pensée de la réconciliation sociale n’incluant de fait que les sujets disposant des moyens de
la communication. À la lumière du constat de l’impuissance de ce paradigme dans la perspective d’une
émancipation véritablement démocratique de chaque individu, Honneth renoue avec l’attention adornienne aux
forces sociales enfermant les individus dans le mutisme en se proposant de rechercher désormais « quelle forme
doit prendre une culture morale qui confère aux intéressés, méprisés ou exclus, la force individuelle d’articuler
leurs expériences dans l’espace démocratique » (op. cit., p. 221).
24
A. Honneth, » Adornos Theorie der Gesellschaft. Eine endgültige Verdrängung des Sozialen «, in Kritik der
Macht. Reflexionsstufen einer kritischen Gesellschaftstheorie, Frankfurt-Am-Main, Suhrkamp, 1989, pp. 70-111.
18
supposé déficit communicationnel. Néanmoins, dans leur élan de réhabilitation, de telles
lectures nous exposent – pour autant qu’on les prend comme voie d’accès à une interprétation
critique du philosophe – à un autre écueil, partagé selon nous par les tenants postmodernes du
non-identique comme par ceux, conservateurs nostalgiques, de l’individu authentique, qui
consiste à surdéterminer, bref à appréhender comme « positivités », les figures de résistance
au système présentes dans l’œuvre. Faire du non-identique la bannière de tous ceux qui
s’éprouvent minoritaires – sentiment le mieux partagé du monde intellectuel comme du
monde social – revient en effet à autonomiser la négativité et la différence aux dépens de la
dialectique dont elles procèdent structurellement chez Adorno. Dans l’interprétation critique
du philosophe, la tendance à extraire une figure adéquate du sujet qu’on pourrait opposer de
façon statique à sa figure identifiante, totalitaire, mène selon nous tout droit à un tel écueil.
De façon remarquable, c’est souvent une forme de rébellion critique envers le diagnostic de
Habermas qui y conduit, comme en témoigne par exemple l’article de Christoph Demmerling
à propos « Des concepts de conscience et de sujet dans la pensée de T. W. Adorno »25. Contre
Habermas, explicitement, l’auteur entend montrer que « la classification d’Adorno sous
l’étiquette ‘philosophie de la conscience’ ne résiste pas à une lecture précise de ses textes ».
Néanmoins, souligne-t-il, « il n’est pas non plus possible de l’assimiler dans un geste hâtif et
simplificateur à la critique que le structuralisme et la théorie des systèmes font du sujet »26,
puisqu’Adorno semble incontestablement conserver une telle instance. Mais l’auteur précise
sa pensée en remarquant que c’est là l’occasion de saisir qu’« Adorno ne récuse pas
totalement le concept de sujet en dépit de sa critique explicite du concept de conscience »27 et
que « c’est précisément parce qu’il veut sauver la subjectivité qu’Adorno critique la
philosophie de la conscience »28. Une telle formule est compréhensible pour autant que l’on
entend « philosophie de la conscience » comme « philosophie de l’identité » et cette
subjectivité qu’on sauve comme un non-identique qui lui résiste. Tout se passe alors en
somme comme si la dialectique par laquelle en réalité chez Adorno le sujet s’oppose à luimême, se solidifiait en des termes imperméabilisés l'un à l'autre : « conscience » d’une part et
« sujet » de l’autre. Comme pour préserver un tel « sujet » de tout le mal qu’on doit semble-til penser de la « conscience », l’auteur indique ce faisant qu’il faut se représenter « que là où
il parle de sujet, Adorno ne pense pas au maître tout-puissant de la nature, ni à une conscience
parfaitement transparente, jusque dans toutes ses intentions, à elle-même ; mais il pense à un
sujet souffrant qui mobilise ses impulsions sensibles et somatiques contre les tendances
nivelantes qui résultent de la prétention à l’objectivité des sciences et de l’uniformisation des
besoins de l’industrie culturelle »29. Si l’on peut concéder qu’il existe chez Adorno une
détermination – qui reste négative – de la subjectivité qui « en se référant […] aux côtés
somatiques du subjectif » lui permet d’infléchir ses réflexions « dans une intention pratique,
vers un plaidoyer pour une subjectivité subversive ou anarchique » 30, le nom de « sujet »
[Subjekt] est pourtant loin de ne recouvrir qu’une telle signification et fait bel et bien l’objet
d’une critique tout aussi acerbe que la « conscience », tandis que le nom de « conscience »
[Bewuβtsein] porte tout aussi bien contre la « totalité subjective » la revendication d’une
intériorité pour les individus sociaux contraints au régime des choses. Opposer le caractère
« éthique » du sujet, dès lors connoté positivement, au statut « théorique » de la conscience
25
C. Demmerling, « Des concepts de conscience et de sujet dans la pensée de T. W. Adorno », in Revue
Descartes, 23, Paris, Puf, mars 1999.
26
Ibid., p. 25. Demmerling critique sur ce point la superficialité des rapprochements entre Luhman ou Derrida et
Adorno par H. Gripp, Theodor W. Adorno, Erkenntnisdimensionen negativer Dialektik, Universität Paderborn,
1986, pp. 132-144 et pp. 149-151, art. cit., p. 25.
27
Ibid.
28
Ibid., p. 26.
29
Ibid.
30
Ibid. L’auteur dit emprunter l’expression de « subjectivité anarchique » à R. Schürmann, à propos de
Heidegger et Foucault.
19
accusée de tous les maux, revient à distinguer ce qui, dans le texte d’Adorno, se révèle sans
cesse pris dans une même contradiction et fait dès lors l’objet d’une même critique. Le fait
que cette dichotomie si peu dialectique soit plaquée sur une opposition du théorique et de
l’éthique tout aussi peu dialectique compte tenu de leur profonde intrication dans la
métacritique adornienne est révélateur d’une approche abstraite, saisissant les contradictions
constitutives non pas dans les concepts eux-mêmes mais entre les concepts, séparant par une
magie déjà opérée par la convention du langage un concept adéquat et un concept qui ne l’est
pas. Inappropriée à la théorie à laquelle elle s’applique, une telle dichotomie a peut-être
l’intention stratégique de rendre la philosophie adornienne fréquentable pour des pensées
analytiques, comme pourraient le laisser penser les efforts que fait ensuite l’auteur pour
rapprocher la critique adornienne de la critique analytique de l’intériorité dans la théorie
wittgensteinienne du langage privé31. Si stimulant qu’apparaisse un tel rapprochement, le
découpage analytique sur lequel il fait fond nous paraît relativement artificiel. Non que ces
accents opposant une subjectivité éthique, incarnée, et l’immanence de la conscience
n’existent pas dans la théorie. Mais l’objectivation de leur opposition n’a de sens que pour
celui qui cherche à exporter la théorie dans un cadre philosophique qui n’est pas le sien. Si
l’on se montre respectueux de ce cadre, qui est fondamentalement dialectique, on ne peut
isoler dans la critique de la subjectivité telle que la construit Adorno des figures qui seraient
pour ainsi dire « épargnées », sauvées de l’aliénation qui les menace toutes, fussent-elles de
pures instances « éthico-somatiques ». En outre, à trop réduire le sujet au sujet souffrant, et
finalement au corps, en dernière analyse, on se demande comment reste encore possible
l’autoréflexion par laquelle l’auteur de la Dialectique négative espère pourtant placer la
pensée en mesure de s’émanciper.
Quoique l’invocation du non-identique ou du sujet souffrant contre l’objection
habermassienne de l’aveuglement de la philosophie de la conscience aux problèmes de
l’intersubjectivité apparaisse aujourd’hui fondée, elle comporte donc la possibilité d’un autre
écueil. Celui qui consiste à substituer au diagnostic habermassien une revendication très
sélective de figures authentiques de la subjectivité. Or, le privilège ainsi accordé au nonidentique ou au sujet souffrant comme figures positives épargnées par la critique ne nous
semble pas moins unilatéral que sa neutralisation au nom du paradigme communicationnel.
Dans les deux cas, on perd de vue rien moins que le problème inscrit au cœur de la critique
adornienne de la subjectivité, en fonction duquel elle s’élabore de façon originale32.
§3 PROBLEME
Immanence subjective
À trop vouloir défaire l’argument habermassien de « philosophie de la conscience », la
réévaluation d’une subjectivité non-identique et non-identifiante a semble-t-il le défaut de
perdre de vue ce qui crée la tension constitutive de la critique adornienne. Or, cette tension est
31
Demmerling se réfère à un cours non publié sur Une introduction à la théorie de la connaissance, script
réalisé à partir d’enregistrement sur magnétophone de cours donnés à la fin des années cinquante, notamment ce
passage p. 266 du script : « j’aimerais faire un pas de plus et vous dire que, par le simple fait de la langue […] le
moment social est anticipé et posé en même temps par rapport au sujet individuel, qui grâce à la langue, participe
toujours à l’intersubjectivité, donc à la société, l’affirmation que la seule source légitime de la connaissance est
le recours à la monade est une pure protestation, une affirmation totalement arbitraire ». Analyse de l’usage du
pronom possessif « mon » occasionnant un « fétichisme sémantique » (in art. cit., p. 24).
32
Que ce problème soit inhérent à un cadre de pensée que le postmodernisme a fait se volatiliser ne rend pas de
soi une telle critique désuète. Il signale seulement que les slogans qu’a véhiculés le postmodernisme n’ont euxmêmes de contenu qu’en référence à des problématiques qu’il n’est plus en mesure de penser.
20
en effet inhérente au cadre théorique de la « philosophie de la conscience » : c’est le problème
de l’immanence. La « prison » évoquée par Habermas n’est autre que la métaphore
typiquement adornienne de ce problème auquel, du Kierkegaard à la Dialectique négative,
l’auteur n’a eu de cesse de s’affronter. Expression claustrophobique du cercle herméneutique
dans lequel se trouve nécessairement prise toute critique immanente de la subjectivité, elle est
le cercle infernal où la subjectivité se répète au lieu de produire les conditions de son
émancipation. Dans ces conditions, avant que de pouvoir être considérée comme sa limite, la
thématisation inlassable de l’emprisonnement subjectif qu’induit toute critique immanente de
la subjectivité est chez Adorno le contenu essentiel de cette critique. Comme il y insiste dans
la Dialectique négative, « la critique immanente trouve sa limite en ce que finalement, la loi
du rapport d’immanence ne fait qu’un avec l’aveuglement qu’il faudrait briser »33. D’un côté
la critique adornienne se sait contrainte à l’immanence, mais de l’autre, il lui faut y résister,
car si elle se place sans médiation sur la « scène obscure de l’immanence subjective »
[Schauplatz das Dunkel der subjectiven Immanenz], elle s’avère « sans espoir dès le
commencement »34. Le critique subjectif de la subjectivité est ainsi voué à l’échec du
théologien Christian Schrempf35 – auquel Adorno cherche précisément à opposer sa propre
démarche dans le Kierkegaard – qui entreprit une critique subjective de la subjectivité
kierkegaardienne, et affronta courageusement et désespérément le philosophe danois « sur
chaque phrase de son œuvre et chaque décision de sa vie ». Dans sa biographie du philosophe,
la critique le cède à l’envoûtement. Prisonnier de l’immanence subjective à laquelle le
contraint son objet, il « court, aveuglé, après la trace d’un adversaire dont la forme ne se laisse
pas saisir aussi longtemps qu’en s’évaporant, elle enveloppe l’observateur lui-même »36. De
même que la subjectivité kierkegaardienne emporte dans son évaporation mythique
l’interprète qui cherche à la fixer, toute critique de la subjectivité est menacée d’évaporation
instantanée par l’immanence qui la conditionne – un sujet critique le sujet. Pour échapper à
une telle évaporation, Adorno doit donc parvenir à distinguer sa critique immanente d’une
critique subjective de la subjectivité. C’est la condition pour la critique d’opposer à la
subjectivité la résistance nécessaire qui justifie en fin de compte le sauvetage de cette
subjectivité même, sous des modalités bien particulières, nous le verrons. Car si la critique de
la subjectivité est purement et simplement subjective, la critique est impossible et le sauvetage
superfétatoire : certes on comprend ainsi comment la subjectivité n’est pas soluble dans la
critique, mais c’est la critique qui s’avère soluble dans la subjectivité. Il lui faut donc, pour
être possible et échapper à ce risque de vanité, chercher à briser l’immanence dont elle
concède en même temps l’emprise absolue. Si bien que c’est à la fois contre cette emprise et
contre l’illusion d’y échapper qu’elle prend véritablement son sens. Installée dans la prison
assumée de l’immanence subjective, elle construit les conditions paradoxales d’une évasion.
Sous l’éclairage de ce pathos de l’emprisonnement, la « philosophie de la conscience » ici en
jeu se distingue donc profondément des philosophies de l’immanence de la fin du XIXe et du
début du XXe siècle, du néokantisme, et au-delà, de la phénoménologie husserlienne.
Lorsque, comme il l’écrit dans l’Avant-propos de la Dialectique négative, l’auteur entend
33
T.W. Adorno, Dialectique négative, trad. fr. du Groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot,
1992, p. 178 ; Negative Dialektik, GS 6, 181.
34
T.W. Adorno, Kierkegaard. Construction de l’esthétique, trad. fr. et préface de É. Escoubas, Paris, Payot,
« Critique de la politique », 1995, p. 27 ; Kierkegaard. Konstruktion des Ästhetischen, GS 2, 23.
35
Christoph Schrempf (1860-1944), Sören Kierkegaard. Eine Biographie, t. I, Iéna, 1927, t. II, Iéna, 1928.
Schrempf est en outre le préfacier de l’édition allemande des Gesammelte Werke de Kierkegaard, en 12 volumes,
publiés par les éditions Eugen Diederichs à Iéna, de 1909 à 1922, utilisée par Adorno dans son commentaire.
Théologien et philosophe, c’est une figure pacifiste de l’époque. Son histoire personnelle de pasteur chassé de
l’Église pour avoir confié ses doutes suite à une crise spirituelle, l’a rapproché de Kierkegaard, qui associait
existentialisme chrétien et critique de l’institution ecclésiastique.
36
Kierkegaard, p. 27 ; GS 2, 23.
21
« dissiper, avec la force du sujet, l’illusion d’une subjectivité constitutive »37, c’est bien en
récusant la position de la conscience comme fondement. Bien qu’on ne puisse articuler le
problème de la critique adornienne de la subjectivité qu’au cadre théorique idéaliste de la
« philosophie de la conscience », il convient encore de le rapporter aux forces contraires
auxquelles, par la critique, Adorno le soumet de l’intérieur.
Aliénation
Ces forces contraires sont d’abord empruntées à la critique marxiste, dont il est en réalité
impossible de détacher la critique adornienne de la subjectivité. De façon notable, les deux
grands mouvements d’approche de la question que nous avons envisagés plus haut ont
tendance, pour diverses raisons stratégiques et contextuelles, à mettre au second plan ou à
minimiser ce point. Il est vrai, inversement, que la réception marxienne qui mit en évidence la
connexion essentielle entre la théorie critique de l’École de Francfort et la critique marxienne
de l'économie politique38, fut aussi, dans son propre contexte, conduite à relativiser l’enjeu de
la détermination de la subjectivité critique chez le philosophe, concentrée qu’elle était sur les
conséquences opératoires d’une critique de la Raison. Inscrite dans un horizon qu’elle voulait
pratique, elle ne pouvait que placer au second plan les paradoxes sur lesquels s’articule la
critique immanente de la subjectivité. Quoiqu’elle saisisse sans difficulté aucune la
dialectique de critique et de sauvetage à l’œuvre dans ces paradoxes, elle ne pouvait faire de
leur construction discontinue et aporétique l’objet central de la recherche au risque de
repousser encore un horizon pratique qui continuait de s’éloigner.
Pourtant, s’il est malaisé d’inscrire la critique adornienne de la subjectivité dans la dialectique
marxiste de la théorie et de la pratique qui prévalait alors, c’est bel et bien au cœur de la
thématisation marxiste de l’aliénation qu’elle s’ancre. La constellation des figures idéalistes
du sujet (le Moi, la conscience, l’intériorité, l’individu autonome, la personnalité) et de ses
produits (le système, l’œuvre d’art, la société) y apparaît pour ainsi dire redoublée d’un
double maléfique, duplication déformée de ces figures d’autonomie en figures aliénées. Car
tel est son point de départ : ce fait qu’en lieu et place de ces figures autonomes, emphatiques
de la subjectivité érigées dans les grands philosophies du XVIIIe et du XIXe siècle, la
Modernité exhibe leur déliquescence objective et leur irrésistible chute historique dans
l’idéologie. La Raison dégénère en arbitraire, l’Esprit s’est retiré de ses œuvres et l’Individu
kierkegaardien se recroqueville en une instance bourgeoise vouée à la mort. Toutes les figures
de la subjectivité ne perdurent ainsi que par un effet de répétition comique39 tandis que le réel
a pénétré en elles et les a, pour ainsi dire, défigurées. Ce réel, où elles s’aliènent, est chez
Adorno comme chez Marx une réalité économique : c’est la société marchande. Ce monde
marchand a induit, irréversiblement, selon l’expression de Kierkegaard, « la décomposition
des rapports fondamentaux de l’existence humaine », c’est-à-dire, dans le langage hégélianomarxiste d’Adorno, « l’aliénation du sujet et de l’objet »40.
37
DN, p. 10 ; ND, 8.
Voir en particulier Paul-Laurent Assoun, Gérard Raulet, Marxisme et théorie critique, Paris, Payot, 1978. Plus
précisément dans ce texte, les auteurs dégagent les racines à la fois criticistes (kantiennes) et marxistes de la
critique.
39
Comme le montrent d’ailleurs G. Raulet et P.-L. Assoun, interprétant le récit historique de la Dialectique de la
Raison comme répétition parodique des figures dépassées de l’idéalisme allemand – d’après l’idée marxienne de
la répétition comique développée dans le 18 Brumaire.
40
Kierkegaard, p. 50 ; GS 6, 41-42 : « Ce que Kierkegaard nomme la décomposition [Zerfall mit den
Grundverhältnissen menschlichen Daseins] des rapports fondamentaux de l’existence humaine, cela s’appelle,
dans la langue philosophique de son temps, l’aliénation [Entfremdung] du sujet et de l’objet. L’interprétation
critique de Kierkegaard doit partir de cette aliénation. Non pas qu’une telle interprétation pourrait penser, dans
un projet ontologique, la structure de l’existence comme structure du sujet et de l’objet. Les catégories du sujet et
de l’objet ont elles-mêmes leur origine historique. »
38
22
Selon son concept hégélien, conçue dans sa négativité41, l’aliénation [Entfremdung]
caractérise l’état de la conscience de soi de l’esclave face au maître : ce dernier est « dépourvu
de soi ; son soi est un autre soi, en sorte que, dans le maître, il s’aliène et se supprime comme
Je singulier et qu’il a en lui l’intuition de son soi essentiel comme d’un autre soi »42. De cette
théorie, le Marx des Manuscrits de 1844 tire sa critique généralisée du travail social que
l’injustice inhérente au rapport de classes transforme en système d’exploitation43. La
souffrance des individus au travail, préoccupation centrale de Marx dans ce texte, justifie sa
critique de l’aliénation. Ceux qui sont sensibles au « sujet souffrant » chez Adorno auraient
tort de détacher ce trait empathique de sa pensée d’un héritage marxien. Cependant, la critique
adornienne de la subjectivité n’est pas, en dépit de son ancrage dans la question de
l’aliénation, une critique de l’aliénation des individus au travail. La théorie économique des
classes qui sous-tend cette dernière chez Marx peine à être réactualisée chez Adorno de façon
convaincante. De manière révélatrice en revanche, la contrainte économique globalisée de la
société marchande, fonctionnant moins selon un rapport de classes que comme système
autonome, ne prend son sens chez lui que rapportée à l’histoire psycho-socio-philosophique
de la subjectivité bourgeoise. C’est dans la dynamique même de cette histoire que la critique
adornienne de l’aliénation concentre dans une seule et même figure l’antagonisme du maître
et de l’esclave : le sujet comme oppresseur-opprimé, subissant irrémédiablement l’injustice
qu’il commet, instance de domination qui se retourne contre elle-même. La voix du maître qui
parle dans l’esclave, et le prive d’un soi, n’est plus ici comme chez Bruno Bauer celle de la
religion ou comme chez Marx celle du propriétaire bourgeois exploitant le prolétaire, c’est
celle du maître tout court, dans son autoconstitution oppressive, c’est la voix du sujet.
De la sorte, la critique de l’aliénation chez Adorno se spécifie, et cette thèse vise à le montrer,
en critique de la subjectivisation.
Jusque dans la forme-marchandise où la voix du maître est elle-même devenue chose et
système, Adorno discerne le résultat d’un processus de subjectivisation, processus opérant
donc là même où la dialectique du sujet et de l’objet semble s’être enrayée au profit de la
chose, dans la réification. L’immanence subjective se retourne elle-même en immanence
objective « dans la prison en plein air [Freiluftgefängnis] que devient le monde »44 comme il
l’écrit en 1949. Qui prend la mesure de cette persistance significative de la métaphore de la
prison saisit que l’aliénation généralisée sous condition de laquelle il place sa critique de la
culture n’est rien d’autre que le fait d’un monde rendu totalement subjectif.
D’une prison à l’autre, l’aliénation reconduit à l’immanence subjective et la critique
adornienne ne peut ni être élaborée en fonction d’un sujet constituant ni faire fond sans
médiation sur un donné qui lui serait extérieur. Si, comme l’écrit Gérard Raulet, « la critique
de l’idéologie est pour Adorno cette gageure : un ancrage dans le concret qui ne serait pas une
identification à sa positivité »45, cette positivité est encore la forme objectivée d’une
immanence subjective au sein de laquelle, faute de pouvoir en sortir, Adorno doit construire
sa critique.
41
Car au-delà de sa négativité représentée dans la figure de l’esclave, l’aliénation, par laquelle les individus
reconnaissent une loi qui transcende leur vouloir particulier est pour Hegel – comme pour Hobbes et Rousseau –
la condition de la constitution de la conscience de soi comme liberté, comme vouloir universel. Voir G. W. F.
Hegel, Propédeutique philosophique, § 37, trad. M. de Gandillac, Paris, Minuit, « Arguments », rééd. 1997.
Cette aliénation de la singularité en tant que soi est le moment par lequel la conscience de soi opère le passage
qui fait d’elle un vouloir universel, le passage à la liberté positive.
42
G. W. F. Hegel, Propédeutique philosophique, § 35.
43
Voir l’intéressante recherche génétique à propos de l’usage du concept d’aliénation chez Marx et de la manière
dont les jeunes hégéliens, de Bauer, Feuerbach à Ruge, l’interprétaient chez Hegel, in Emmanuel Renault (dir.)
et alii., Lire les Manuscrits de 1844, Paris, Puf, 2008.
44
T.W. Adorno, Prismes, critique de la culture et société, p. 26 ; Prismen, Kulturkritik und Gesellschaft, GS 10,
29 : « Dans la prison en plein air que devient le monde peu importe de savoir qui est dans la dépendance de qui,
tellement tout est un ».
45
G. Raulet, P-L. Assoun, Marxisme et théorie critique, op. cit., p. 122.
23
§4 HYPOTHESE
Le modèle de la construction
Alors même que les données du problème de la critique de la subjectivité rendent
apparemment toute critique de la subjectivité impossible, la question est la suivante : de
quelle manière Adorno en construit-il la possibilité ? Si, dès le départ, la critique est
confrontée à un double régime d’immanence, avers et revers d’un même phénomène – le
régime d’une subjectivité se réfléchissant sans médiation qui fait s’évaporer la critique et
celui de l’aliénation qui la paralyse –, comment une critique immanente de la subjectivité
peut-elle s’articuler ? Sachant que face à la double impasse de l’immanence subjective et des
conséquences objectivantes de l’aliénation, la critique repousse également toute méthode
phénoménologique ou positiviste. Ainsi bâillonnée dans un cadre théorique qui la contraint si
radicalement, elle est à terme menacée de stérilité, et c’est au fond ce que sous-entend
Habermas quand il évoque les « contradictions performatives » de la Dialectique négative.
Mais dans une telle formule, la critique se trouve étrangement aplatie. Elle cesse pour ainsi
dire d’avoir une extension au milieu des issues barrées qui la réduisent comme une peau de
chagrin à ses conditions d’impossibilité.
Contre un tel aplatissement, niant à la fois l’évolution et le déploiement théorique de la
critique, nous faisons l’hypothèse de l’appréhender comme construction, élaboration d’un
dispositif assurant, en dépit de ses conditions d’impossibilité, son fonctionnement fécond. Si
l’on insiste habituellement sur l’importance des « constellations » et du « montage »46 chez
Benjamin, on aurait tort d’omettre à quel point la critique adornienne est déterminée par
l’enjeu de sa « construction ». C’est seulement semble-t-il guidés par un tel modèle qu’on se
rendra capable de saisir la manière dont la critique est finalement à même de faire imploser
l’immanence, en d’autres termes de ne pas réduire la critique adornienne à ses conditions
problématiques, captées dans l’image de l’emprisonnement.
Par ce terme de « construction », il s’agit moins de concevoir la critique comme architecture
assise sur de solides fondations que comme dispositif par lequel sont élaborées les conditions
immanentes d’une évasion hors de la « prison de l’immanence ». Dans le déploiement de
l’œuvre d’Adorno, ce dispositif se complexifie par des tentatives, des aménagements et des
difficultés intrinsèques. Si un modèle organique sied mal pour en décrire les transformations
tant il évoquerait une unité, une fluidité et une finalité qui, de l’aveu d’Adorno, ont chuté dans
l’idéologie, le modèle intégratif et modulaire de la construction permettra en revanche d’en
restituer le contenu et l’extension, voire, aussi bien, les dysfonctionnements.
Construction de l’esthétique et construction de la critique
En invoquant ici l’idée d’une « construction », nous reprenons une conception adornienne,
dont la portée théorique nous semble néanmoins pouvoir être étendue au-delà de l’usage
qu’en fit Adorno lui-même. Au tout début des années trente, la notion de « construction »
[Konstruktion] est en effet centrale pour l’auteur, en particulier dans son premier grand texte,
Kierkegaard, construction de l’esthétique. Dans cette œuvre, une telle construction consiste
d’abord dans la déconstruction de l’esthétique kierkegaardienne comme théorie idéaliste des
arts. Sur les ruines d’une telle théorie, Adorno défend que l’esthétique chez Kierkegaard « ne
46
Voir l’essai de Georges Didi-Huberman sur le montage chez Benjamin et Brecht dans le volume de Nathalie
Raoux, Arno Gisinger, Konstellation. Walter Benjamin en exil, Transphotographicpress/Bücher, 2009.
24
peut se construire qu’à partir de la relation sujet-objet » [aus der Subjekt-Objekt-Relation]47,
comme « position vis-à-vis de l’objectivité ». Par cette nouvelle détermination, elle est
arrachée au subjectivisme dans lequel l’enferme selon Adorno l’idéalisme tardif et
romantique de Kierkegaard, révélant en retour le caractère esthétique de son œuvre,
prisonnière d’apparences subjectives congédiant l’extériorité. Quoique le terme de
« construction » renvoie, comme le note E. Escoubas dans son introduction à la traduction
française du Kierkegaard, à une terminologie kantienne-schellingienne, il ne s’agit ici « ni
d’une analytique au sens kantien ou freudien, ni d’une synthèse au sens kantien », mais bien
plutôt d’un dispositif visant à « faire ressortir les teneurs de sens et de vérité qui étaient
refoulées par la réflexion »48. Or, ce que refoule la réflexion est le caractère esthétique de la
pensée kierkegaardienne dans son ensemble, en tant que pensée prisonnière d’apparences
« mythiques », contre l’aspiration kierkegaardienne à la transparence de la situation
existentielle. L’épreuve baroque de l’impossibilité pour la créature d’atteindre à une réalité
qui lui serait extérieure telle que la déchiffre Adorno en Kierkegaard est l’épreuve même
d’une subjectivité captive de son propre régime.
Tel est l’enjeu essentiel de la construction de l’esthétique : l’élaboration d’un dispositif par
lequel libérer l’esthétique de l’immanence subjective kierkegaardienne et, en retour,
l’immanence subjective kierkegaardienne elle-même de la fausse transparence des
« apparences transcendantales » où elle se répète indéfiniment. Dans la construction de
l’esthétique s’exposent dès lors les enjeux mêmes de la critique adornienne visant à déjouer
l’immanence de façon immanente.
Persistance de la construction
Quoique le terme soit abandonné assez tôt par Adorno – soucieux de ne pas passer pour un
« constructiviste » substituant des constructions à la place vide de la vérité sur le terrain vague
d’une modernité en manque de repères transcendantaux –, la « construction » reste effective
dans le déploiement de sa méthode critique. Elle est opératoire dans l’exigence de
« configuration » [Konfiguration] défendue au début des années trente, dans la méthode des
« physiognomonies » appliquée à l’œuvre de Wagner ou plus tard de Mahler, comme à la
« voix de la radio », dans le recours de la critique aux « modèles » et enfin, plus explicitement
après-guerre, à la « micrologie », et aux « constellations ». Dans chacun de ces contextes, la
critique de la subjectivité ne produit son contenu qu’en construisant sa possibilité. Cette
possibilité tient dans les moyens mis en œuvre pour faire de la subjectivité – déterminant
nécessairement la critique qui la vise – un objet distant. L’élaboration de l’intériorité comme
intérieur bourgeois du XIXe siècle dans le Kierkegaard acquiert sa signification dans cette
perspective et n’inaugure pas pour rien la constante critique adornienne de la subjectivité et de
ses figures. La « configuration » des apparences mythiques dans les années trente, déterminée
contre toute méthode procédant d’un donné pur ou à purifier, saisi dans une « épochè »,
poursuit tout aussi bien une telle intention. Contre la phénoménologie de Husserl, disqualifiée
à la racine par le fait historique de l’aliénation, la critique radicalise ainsi l’opacité,
l’inquiétante étrangeté de son objet, historiquement et socialement médiatisé, en le
« configurant » comme énigme selon la proposition d’Adorno dans sa conférence de 1931 sur
« L’Actualité de la philosophie ». La configuration de l’apparence, cristallisation de cette
aliénation même, consiste à en dissiper l’énigme par des « agencements expérimentaux
47
Kierkegaard, p. 44 ; GS 2, 37.
Eliane Escoubas insiste particulièrement et certes avec raison sur l’influence benjaminienne déterminante dans
le Kierkegaard. C’est encore au titre d’une telle réminiscence benjaminienne qu’elle décrit la construction
adornienne « à la fois comme mosaïque et comme montage», in Kierkegaard, op. cit., p. IV de la préface.
48
25
variables [Guppierung und Versuchanordnung] »49. Aux antipodes d’une approche
fondationnelle ou herméneutique, elle fait apparaître la subjectivité irrémédiablement tissée
d’ « apparences mythiques », au cœur desquelles ne se dévoile pas la vérité de l’être, mais la
contrainte du réel sur les concepts. Assumant cette contrainte, la configuration révèle le sujet
non comme une figure de la réflexion fruit d’une méditation cartésienne, mais comme une
instance historiquement défigurée… dans la forme-marchandise, selon l’hypothèse énoncée
dans ce même texte de 1931 à partir de laquelle s’articulera toute la critique adornienne des
années quarante.
Se précise ainsi une des caractéristiques de la construction critique adornienne, construction
qui persiste, nous semble-t-il, au-delà de l’usage adornien de l’expression en tant que telle.
Elle ne s’articule à terme qu’en retournant l’un contre l’autre les deux régimes de
l’immanence qui la contraignent, c’est-à-dire en opposant aux miroitements de la subjectivité
réflexive le phénomène objectif de son aliénation. Tandis qu’isolément chacun de ces régimes
paralyse la critique, au contraire, retournés l’un contre l’autre, ils apparaissent comme deux
contrepoids théoriques assurant à la critique une possibilité de fonctionner. Saisie sous les
espèces de cela même qui la nie – dans l’opacité de la matière, de la nature même – la
subjectivité s’avère configurée hors de sa législation propre, empesée des apparences impures
qui se sont emparées d’elle historiquement. C’est pourquoi les figures de la subjectivité se
présentent souvent dans la critique adornienne sous les espèces de leur défiguration.
L’intériorité kierkegaardienne se matérialise en espace asphyxiant, privé de toute extériorité,
la Raison se fait mythe – et l’ego transcendantal un avatar spiritualisé de la formemarchandise. Par le retournement matérialiste des catégories idéalistes, la critique de la
subjectivité s’apparente ce faisant à un constant effort de construction des « contrepoids »
objectifs lui permettant de fonctionner.
« Ponderación »
Tel qu’il s’élabore à la fin des années vingt et au début des années trente, le modèle de la
construction doit beaucoup à la critique esthétique benjaminienne, nous le montrerons en
détail. Mais le rapporter immédiatement aux constellations et au procédé du montage50
(auquel du reste Benjamin n’eut recours que plus tard) occulte la possibilité d’un autre
rapprochement avec le motif, moins thématisé quoique plus suggestif, de la « ponderación
misteriosa » évoquée à la fin de l’Origine du drame baroque allemand. À la fin de ce texte
consacré à l’élaboration critique de l’allégorie baroque, Benjamin écrit que le « regard
subjectif de la mélancolie » jouit finalement, dans l’écroulement même de ce qu’il avait
d’expressif dans la convention, d’une « ponderación misteriosa »51 (expression empruntée par
Benjamin à Calderón), d’un contrepoids mystérieux, qui assure le rééquilibrage heureux du
rêve subjectif dans l’objectivité. Et Benjamin d’évoquer ces colonnes qui soutiennent un
balcon baroque à Bamberg « agencées très exactement de manière à présenter l’image
qu’elles auraient, vues d’en bas, selon les règles ordinaires de la construction »52. Dans ces
colonnes baroques, la prise en compte de la perspective subjective est compensée par la
construction même : les colonnes vont en s’élargissant pour apparaître finalement droites à
l’œil nu. Maîtrisant les lois de l’apparence, contre ces dernières, la construction applique
volontairement à l’objet la déformation que le regard lui fait subir malgré lui. Ainsi les
49
T.W. Adorno, « L’actualité de la philosophie », in L’Actualité de la philosophie et autres essais, trad. fr. de P.
Arnoux, J. Christ, G. Felten, A. Le Goff et F. Nicodème, sous la direction de Jacques-Olivier Bégot, Paris, éd.
rue d’Ulm / Presses de l’ENS, 2008, p. 18 ; » Die Aktualität der Philosophie «, GS 1, 341.
50
Eliane Escoubas, Kierkegaard, op. cit., p. IV de la préface.
51
Expression de Calderón, citée par Benjamin, in Origine du drame baroque allemand, trad. fr. de S. Muller,
Paris, Flammarion, « La Philosophie en effet », 1985, rééd. « Champs », 2000, pp. 252-253.
52
W. Benjamin, op. cit., p. 253.
26
colonnes apparaissent telles qu’elles son réellement dans et par l’apparence. Connue pour
elle-même et construite en fonction de ses propres lois, l’apparence produit ainsi le réel et
déjoue la déformation que lui impose la subjectivité. « Et de cette façon, conclut Benjamin,
l’extase ardente se trouve sauvée, sécularisée dans la sobriété du concret »53.
Il nous semble que de la même manière, la critique adornienne de la subjectivité, n’atteint à la
sobriété du concret qu’en opposant une telle « ponderación » quoique pas nécessairement
« misteriosa » à l’immanence subjective. Elle ne fonctionne et n’acquiert son extension
propre que par l’établissement d’un contrepoids matérialiste qu’elle dégage de la chose même
saisie sous l’angle de l’aliénation.
Jusqu’à la Dialectique de la raison et à la Dialectique négative, nous montrerons que ce
principe caractérise le déploiement de la critique adornienne et justifie qu’on applique cette
idée de « construction » de façon heuristique, au-delà de son usage dans le Kierkegaard et les
textes du début des années trente. Il recèle en outre tout le sens faussement absurde de l’image
du Baron de Münchhausen évoquée au § 46 des Minima moralia qui s’extrait du marécage en
se tirant lui-même par les cheveux. Dans cette image d’un irrémédiable déséquilibre, le
loufoque personnage oppose à son poids son propre contrepoids, tirant de lui seul la
possibilité paradoxale d’un équilibre, toujours menacé de rupture. De même, la critique
adornienne de la subjectivité ne subsiste-t-elle qu’en tirant de son régime d’immanence ce
contrepoids qui lui permet de fonctionner. Comment à terme l’élaboration radicale de ce
contrepoids la rendra dysfonctionnelle et imposera qu’en soit complexifiée la construction par
l’élaboration d’un contrepoids cette fois subjectif à ce contrepoids matérialiste, c’est ce qu’il
nous faudra de montrer.
Utopie de la construction
Dans un passage de la Théorie esthétique, Adorno décrit ce qu’il appelle l’ « utopie de la
construction » en art comme « disparition » en elle de la « raison subjective »54 dont en même
temps la construction ne peut se passer. Dans ce schème, qu’il oppose à celui du montage,
entaché d’un « reste d’irrationalisme complaisant »55, il esquisse tout aussi bien l’utopie de sa
critique de la subjectivité. En effet, « la construction », écrit-il, « est la seule forme de
moment rationnel aujourd’hui possible dans l’œuvre d’art »56. Ce moment rationnel tient
d’abord à ce que, « dans la monade de l’œuvre d’art, avec une toute puissance limitée, la
construction représente la logique et la causalité, transférées hors de la connaissance
objective » qui permettent à l’art, qui « aspire désespérément à s’arracher de lui-même au
sentiment du contingent », d’« accéder à une force d’obligation supérieure, c’est-à-dire – si
53
Ibid.
T. W. Adorno, Théorie esthétique, Paralipomena ; Théories sur l’origine de l’art ; Introduction première,
trad. Marc Jimenez et Éliane Kaufholz, Paris, Klincksieck, « Esthétique », 1974, nouvelle édition revue et
corrigée, 1989. p. 90 ; Ästhetische Theorie, GS 7, 91-92 : « C’est l’une des conceptions les plus profondes de
l’esthétique hégélienne d’avoir rendu compte de ce rapport authentiquement dialectique bien avant le
constructivisme, et d’avoir recherché la réussite objective de l’œuvre d’art là où le sujet disparaît en elle [wo das
Subjekt im Kunstwerk verschwindet]. Une telle disparition, et non pas une collusion avec la réalité, permet à
l’œuvre d’art de dépasser la raison subjective, si tant est qu’elle y parvienne. C’est là l’utopie de la
construction [die Utopie der Konstruktion]. »
55
Dans ces pages, succédant à une critique de l’aura benjaminienne, Adorno développe une critique du montage.
Rappelant que dans l’histoire de l’esthétique on a pu observer un abandon progressif du montage (surréaliste) au
profit d’un principe de construction (constructivistes tels Mondrian), il décrit le montage comme procédé qui
« dispose des éléments de la réalité du solide bon sens humain, soit pour leur imposer une orientation différente,
soit pour réveiller, dans le meilleur des cas leur langage latent ». Nonobstant, critique-t-il, « le montage est
impuissant dans la mesure où il ne fait pas éclater les éléments eux-mêmes. On pourrait même lui reprocher un
reste d’irrationalisme complaisant, adaptation au matériau qui est fourni à l’œuvre, de l’extérieur, prêt à
l’emploi » (TE, p. 89 ; ÄT, GS 7, 91).
56
Ibid.
54
27
l’on veut – à l’universel »57. À ceci près que pour produire un tel universel, « le sujet abstrait
et transcendantal, masqué, selon la doctrine kantienne par le schématisme, devient sujet
esthétique ». Cependant, tempère Adorno, soulignant que les courants constructivistes – par
exemple Mondrian – constituaient à l’origine l’antithèse des tendances expressionnistes, « la
construction restreint de façon critique la subjectivité esthétique ». Car « pour que réussisse la
synthèse opérée par la construction, elle doit – en dépit de toute aversion – être dégagée des
éléments qui ne se soumettent jamais d’eux-mêmes purement et simplement à ce qui leur est
imposé. Avec raison, la construction rejette l’organique comme source d’illusion. Le sujet,
dans son universalité quasi-logique, joue ici le rôle de fonctionnaire, alors que sa
manifestation est neutre dans le résultat »58. De même dans la critique de la subjectivité
comme construction, le sujet critique se veut l’exécutant de la critique, disparaissant lui-même
en tant qu’instance subjective intentionnelle. Avec l’humilité d’un fonctionnaire kafkaïen, il
voudrait disparaître dans l’exécution même de son geste, afin que la construction elle-même
ne soit pas entachée d’arbitraire. « L’utopie de la construction » se dessine ainsi en négatif de
sa faillibilité propre qui « réside dans le fait qu’elle tend nécessairement à anéantir ce qui fut
intégré et à suspendre le processus auquel seul elle doit d’exister »59. Il s’agit pour la
subjectivité à l’œuvre d’avoir suffisamment de force pour agencer le matériau qu’elle
assemble sans pour autant faire de sa construction une synthèse subjective où elle ne se
contemple qu’elle même. Mais, inversement, si elle systématise son unité, « dans son avancée
presque irrésistible », la construction peut également s’autonomiser en « réalité sui generis »,
empruntant la pureté de ses principes aux « formes fonctionnelles techniques externes »60 qui
ne sont pas moins contingentes en elles-mêmes que le sujet esthétique qui croit s’y anéantir.
Face à ce risque, « seuls l’intervention polémique du sujet dans la raison subjective et un
surplus de sa manifestation par rapport au résultat dans lequel il voudrait se nier, ont pu
jusqu’ici nous préserver de cela. Ce n’est qu’en résolvant cette contradiction, et non pas en
l’aplanissant, que l’art peut encore espérer une quelconque survie »61. De même, la critique
adornienne de la subjectivité n’a de cesse de s’affronter à une telle contradiction, et c’est
précisément en ne soupçonnant pas en elle ce motif constructif que nous risquons de l’aplanir.
Pensée dans les termes de cette contradiction constitutive, l’utopie de la construction
s’apparente à celle de la critique en tant que dispositif où se radicalise l’intention pour le sujet
de disparaître à la faveur des forces objectives qu’il a lui-même mises en œuvre sans pour
autant leur céder tout à fait.
§5 METHODE
Attention à la présentation
Appréhender la critique de la subjectivité et de ses figures comme construction suppose
d’associer rigoureusement le contenu de la critique et ses conditions de possibilité, ellesmêmes rendues visibles en tant que construction. C’est pourquoi notre méthode suppose une
attention soutenue à la présentation de la critique adornienne comme élément constitutif de sa
teneur argumentative. Son comment s’avère indissociable de son quoi. Au fil de l’œuvre, ce
57
Ibid.
TE, p. 90 ; ÄT, GS 7, 91.
59
Ibid.
60
Écueil qu’Adorno observe dans le projet d’Adolf Loos qui dans sa lutte contre une architecture ornementale a
voulu absolutiser les principes techniques de la construction, exposant par là même cette dernière à la gratuité
esthétique qu’il cherchait à éviter. Aussi bien, l’œuvre purement objective rebascule-t-elle dans l’ornement (TE,
p. 90 ; ÄT, GS 7, 92).
61
Ibid.
58
28
comment évolue en fonction de contraintes théoriques qui se sont imposées progressivement.
Cherchant à éviter la compression habermassienne de la critique adornienne en
« contradictions performatives », notre approche vise à en libérer l’extension progressive et
problématique en tant que construction.
Génétique et architectonique
Pour la faire apparaître, selon une méthode à la fois génétique et architectonique, notre
recherche épouse la chronologie de l’œuvre adornienne du Kierkegaard du tout début des
années trente à la Théorie esthétique. En suivant ce mouvement, on mettra au jour
l’intégration progressive d’outils empruntés par Adorno à ses compagnons critiques, c’est-àdire à Benjamin certes, comme beaucoup y insistent, mais à Horkheimer également, et aussi,
de façon décisive, à Kracauer et au jeune Lukács dont on fera apparaître l’importance
matricielle pour le projet adornien62. On assumera ce faisant la diversité des champs de
l’analyse adornienne et l’évolution du cadre théorique dans lequel s’énonce la critique, de la
critique esthétique des débuts au paradigme tardif de la négativité en passant par la Théorie
critique. Paradoxalement, la réception consacrée au thème de la subjectivité chez Adorno
isole généralement ces champs les uns des autres, abordant séparément l’éthique ou
l’esthétique et des moments déterminés de l’œuvre – notamment les textes de l’après-guerre.
Ce phénomène empêche de saisir la construction d’ensemble dont la critique de la subjectivité
fait en réalité l’objet dans l’œuvre, ensemble modulaire et parfois dysfonctionnel révélant
l’originalité de la méthode adornienne. Par conséquent, si les contributions les plus
stimulantes sur la question sont souvent issues de la réception littéraire et musicale, présentées
sous le signe du fragmentaire, forme plus ou moins encouragée par l’évaluation positive dont
le fragment fait l’objet chez Adorno lui-même, il nous semble légitime de mettre en évidence
la cohérence d’ensemble que forme la configuration adornienne de ces divers fragments,
quand bien même cette cohérence ne culminerait que dans une forme de déséquilibre. Pour
cette raison, sans viser à l’exhaustivité, on envisagera tous les axes de la réflexion
d’Adorno de l’esthétique – et de la critique musicale – à la métaphysique en passant par la
critique de la culture.
Le « thème » de la subjectivité indissociable de sa critique
L’unité de ces différents axes ne consiste pas néanmoins dans l’unité de la subjectivité comme
thème mais dans celle d’une démarche : son indéfectible critique. En faux contre les
approches qui les désolidarisent, nous insistons sur le caractère indissociable du thème de la
subjectivité et de sa critique dans l’œuvre. Il importe de sortir de l’alternative qui soit ne
comprend la critique qu’en en liquidant l’objet (surestimation du caractère formel de la
dialectique qui dissout son objet dans la contradiction performative) soit ne sauve l’objet
qu’en en évacuant la critique (surestimation des contenus qui échoue dans la séparation nondialectique des bonnes et des mauvaises figures de la subjectivité). Si au fil de l’œuvre,
l’accent n’est pas toujours placé sur les mêmes figures de la subjectivité, quoiqu’elles tiennent
peu ou prou toutes ensembles dans la constellation idéaliste à laquelle les réfère Adorno, elles
sont toujours indissociables du double « maléfique » que leur construit la critique comme
62
L’affirmation de M. Jimenez dans Adorno, vers une esthétique négative selon laquelle, « de toutes les
influences qui orientèrent sa pensée dans les années 1920-1930 – il accorde une importance particulière aux
travaux de Siegfried Kracauer, d’Ernst Bloch et de Lukács – seule celle de Benjamin apparaît décisive au point
de rendre difficilement discernables leurs conceptions », (p. 156 de l’édition de 1983, Le Sycomore), nous
semble de ce point de vue inexacte. On montrera que c’est moins, comme il le fait, en comparant la construction
adornienne de l’esthétique kierkegaardienne avec l’essai de Lukács lui-même sur Kierkegaard qu’en la
rapportant à la Théorie du roman que l’influence lukácsienne apparaît décisive.
29
contrepoids salutaire : c’est l’intériorité, matérialisée en intérieur asphyxiant dans les années
trente, la Raison renversée en mythe et l’individu réifié en forme-marchandise dans les années
quarante, l’Esprit devenu pulsion d’identification dans les années soixante 63.
§6 ENJEUX
Esthétique et philosophie
En la concevant en fonction du modèle de la construction, on s’expose au reproche
d’esthétiser la critique adornienne, et de confondre ici art et connaissance. Bien compris, ce
rapprochement reste légitime pour un penseur dont nombre d’outils critiques sont empruntés à
la critique esthétique et qui a toujours dit préférer à la fausse transparence du langage
philosophique « le graphique [die Tabelle] qui confesse sans réserve la réification de la
conscience et trouve ainsi pour l’exprimer quelque chose comme une forme, sans emprunts
apologétiques à l’art »64. Néanmoins, l’intérêt massif que suscitent l’esthétique du
philosophe65 et sa conception de la modernité artistique66 justifie qu’on veille à clarifier les
termes, dialectiques et polémiques d’un tel rapprochement. En aucun cas, le rapport établi
entre art et connaissance n’aboutit chez Adorno à une esthétisation des contenus
philosophiques. Une telle esthétisation est bien plutôt caractéristique pour lui d’une
restauration romantique qu’il dénoncera si violemment comme subjectivisation de la pensée.
Alors même qu’il recourt aux outils de la critique esthétique en philosophie, ce sont ceux de
la critique philosophique qui provoquent les contenus esthétiques eux-mêmes. La poésie n’est
pas convoquée pour dépasser les limites du concept quoique ce dernier, saisi « avec une
concupiscence esthétique »67 puisse révéler des contradictions qu’il dissimule pour ainsi dire à
la raison théorique. C’est donc seulement à l’issue d’une explicitation approfondie de la
« construction de l’esthétique » par laquelle Adorno chasse les motifs subjectivistes
63
« Le système est le ventre devenu esprit, la rage [Wut] est la caractéristique de tout idéalisme ». DN, p. 31 ;
ND, 31.
64
T.W. Adorno, « L’Essai comme forme », Notes sur la littérature, trad. fr. de S. Muller, Paris, Flammarion,
1984, p. 10 ; Noten zur Literatur, GS 11, 10.
65
Intérêt amorcé en France dès le début des années soixante-dix et renforcé dans les années quatre-vingt. Voir
sur ce point M. Jimenez, Vers une esthétique négative : Adorno et la modernité, [1983, Le Sycomore]
Klincksieck, collection d’esthétique, Paris, 1986. On peut noter au passage que la réception française d’Adorno
fut dès le départ très axée sur l’esthétique. Comme le rappelle M. Jimenez dans la préface de la deuxième édition
de l’ouvrage, l’année 1973 durant laquelle paraît sa propre traduction française de la Théorie esthétique (qu’il
révise en 1995 avec Eliane Kaufholz) marque la fin d’un « long silence » de plusieurs décennies. À la fin des
années soixante, seuls L’Essai sur Wagner et La Philosophie de la nouvelle musique sont traduits et connus de
quelques musicologues érudits. A la fois bloquée par sa critique marxiste orthodoxe en Allemagne qui stigmatise
alors son incapacité à fonder de nouvelles perspectives politiques, et occultée par l’intérêt suscité par d’autres
auteurs, tels H. Marcuse ou W. Benjamin apparemment plus activistes ou plus hétérodoxes, l’œuvre d’Adorno
s’immiscera dans l’actualité de la réception avant tout par le biais de son esthétique. Celle-ci fut donc moins
l’occasion de sa redécouverte en France que de sa découverte tout court, y compris chez les auteurs marxistes :
voir la discussion que consacre Lucien Goldmann aux conséquences élitistes de l’esthétique adornienne à la fin
de l’ouvrage Lukács et Heidegger, Denoël/Gonthier, 1973, voyant néanmoins dans le philosophe francfortois
l’« une des figures les plus marquantes de la philosophie et de la pensée contemporaine ».
66
Voir les travaux de Raymond Court, Adorno et la nouvelle musique : art et modernité, Paris, Klincksieck,
1981; de Marc Jimenez, Vers une esthétique négative : Adorno et la modernité, Paris, Le Sycomore, 1983, de
Mikel Dufrenne et Olivier Revault d'Allonnes (dir.), Adorno, Revue d'esthétique, nouvelle série, 8, 1985,
Toulouse, Privat, 1985, et plus récemment d’Anne Boissière, Adorno, la vérité de la musique moderne,
Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999 ou encore de Martin Thibodeau, La Théorie
esthétique d’Adorno : une introduction, Rennes, PUR, « Aesthetica », 2008.
67
Expression de Kierkegaard, citée et commentée dans le Kierkegaard. Voir ci-dessous, IIème partie, B, 1, b,
« Le comment subjectif de la communication » et « l’intéressant ».
30
établissant entre les contenus philosophiques et les contenus esthétiques un continuum qui
dissout aussi bien l’art et la philosophie, que le rapport adornien entre art et connaissance sera
sainement abordé. Le point est ici que c’est précisément par la médiation de la critique de la
subjectivité qu’il s’avère déterminé adéquatement. Dans la mesure même où elle résiste à la
subjectivation esthétique, la construction, si artistique qu’en soit le modèle, ne vise pas à
dépasser dans une unité artificielle l’opposition du sujet et de l’objet qui structure la critique :
elle en thématise au contraire la dialectique enrayée. « Chaque fois », polémique Adorno
contre Heidegger dans son texte sur « L’Essai comme forme », « que la philosophie croit
pouvoir abolir, par des emprunts à la poésie, la pensée objectivante du sujet et de l’objet, ce
que la terminologie habituelle nomme l’antithèse du sujet et de l’objet, espérant même que
l’être lui-même pourrait parler dans une poésie fabriquée à partir de Parménide et de
Jungnickel, elle se rapproche de ce bavardage culturel éculé »68. Quelle que soit la pertinence
de ce reproche, il précise au moins négativement ce qu’engage la position théorique
adornienne vis-à-vis de toute esthétisation. On pourrait, avant de plus amples
développements, situer sa construction critique à l’égard de l’art comme il situe l’essai qui, en
dépit de ce qui lui confère « une certaine ressemblance avec l’autonomie esthétique » « se
distingue toutefois [d’elle] par son médium, c’est-à-dire les concepts, et par le but qu’il vise,
une vérité dépouillée de tout paraître esthétique »69.
Aussi bien, le rapport qu’Adorno veut établir objectivement entre art et connaissance
trouvera-t-il dans l’hypothèse de la critique comme construction une occasion d’être pensé
concrètement. Si dans ce rapprochement, la critique peut sembler menacée d’artificialité, de
cette contingence censée peser sur les œuvres d’art, il faut rappeler d’une part que l’œuvre
d’art prétend pour Adorno à la vérité et d’autre part que l’épreuve de l’artificialité de ses
constructions intellectuelles est constitutive de l’histoire moderne de la philosophie, exposée à
sa liquidation. L’un dans l’autre, il n’y a là rien de tel qu’un appel à une « création de
concepts » débridée destinée à occuper la place vide de la vérité, mais un recours aux moyens
objectifs de la pensée pour déjouer l’immanence qui en fausse nécessairement la critique en
même temps qu’elle la conditionne. Le mettre en évidence serait le premier enjeu de notre
méthode.
Sens de la dialectique
De même que l’aspect esthétique de la pensée adornienne a pu apparaître comme une « tare »
de la Théorie critique pour ses représentants ultérieurs70, c’est sur une autre de ses « tares »,
pour les pensées issues d’autres horizons, en particulier analytique et phénoménologique, que
porterait notre second enjeu méthodologique : nous voulons parler de son aspect dialectique.
En exhibant la critique comme construction, il s’agirait de désamorcer l’aplatissement de la
dialectique qui y est à l’œuvre comme caractérisation toute faite, et ce, pour mieux lui rendre
si possible, sa puissance explosive. Aujourd’hui, l’invocation de la dialectique manque de
force contre ceux qui voient dans le maniement de la contradiction un art du tour de passepasse qui n’a que trop fait d’offenses à la forme pourtant nécessairement affirmative de la
vérité. Traînant la mauvaise réputation de l’éristique dont usaient les sophistes pour prouver
une chose et son contraire, la dialectique ne saurait fonder une connaissance du monde parce
68
« L’Essai comme Forme », art. cit., p. 10 ; GS 11, 10.
Une différence avec l’art qu’Adorno revendique précisément contre Lukács, en référence à son essai du même
nom, la lettre à Léo Popper qui ouvre L’Âme et les Formes, où il défend l’hypothèse que l’essai constituerait en
lui-même un art.
70
Chez J. Habermas, A. Honneth ou O. Negt, la Théorie critique se poursuit en effet en se soulageant de
l’esthétisme (supposé) de sa version adornienne. L’accent est mis sur les sciences sociales, la théorie du droit,
l’émancipation est désormais conçue à l`intérieur du « monde vécu », soit par les « procédures délibératives »
(Habermas), soit par « la lutte pour la reconnaissance » (Honneth), soit par un retour à Marx (Negt, habermassien
de gauche, ancien élève d’Adorno).
69
31
qu’elle détruit tout et fait seulement triompher le dialecticien aux dépens la chose. C’est en
partie pourquoi la modernité philosophique fondationnelle l’a si massivement abandonnée,
elle et les métarécits censés la conditionner. Elle a acquis, avec le temps, une forme d’opacité.
Moins menaçante que dans un contexte marqué par le hégéliano-marxisme, elle semble, à des
esprits non conditionnés, vainement ésotérique. À ce titre, l’invocation du fonctionnement
dialectique de la pensée adornienne joue quasiment contre elle, dans l’hypothèse de sa
possible actualité. Pourtant, elle est bien là, décisive et discriminante en tant que forme de
cette pensée. Par notre insistance sur le modèle de la construction conditionnant la critique,
nous ne cherchons pas à en relativiser l’importance. En réalité, il s’agit moins pour nous
d’occulter ce motif dialectique que d’en restituer l’expressivité propre. À l’heure où certaines
formules d’Adorno séduisent – le « primat de l’objet » où d’aucuns lisent un
phénoménologique « retour aux choses mêmes », ou encore, ce pain béni pour un nouvel
individualisme postmoderniste : « l’analyse de la société peut retirer de l’expérience
individuelle incomparablement plus que n’en a convenu Hegel, alors qu’inversement il y a
lieu de soupçonner que les grandes catégories de l’histoire peuvent nous tromper »71 – notre
insistance sur la construction fait chorus avec l’instance dialectique contre la magie du
résultat.
Cependant, bien que l’idée de construction reste ici au service de l’idéal dialectique de la
pensée d’Adorno, elle vise à étayer concrètement un tel fonctionnement dialectique, dans le
travail même de la pensée, que l’exposition de la dialectique réduite à son squelette spéculatif
risque parfois de neutraliser. De fait, en invoquant ex nihilo ce ressort théorique, il est vrai
qu’on n’a rien démontré. Il faut donc, pensons-nous, sans renoncer à mettre en évidence le
fonctionnement incontestablement dialectique de la pensée d’Adorno, en passer par autre
chose, une méthode d’exposition qui ne présuppose pas la dialectique mais l’exhibe comme
conséquence d’une immersion dans l’objet. Or, c’est précisément ce à quoi nous semble
adéquatement pourvoir le modèle de la construction. Lorsqu’Adorno affirme que le « tout est
le non vrai », il convient, pour ne pas voir s’autodétruire ce qui dans le cadre d’une pensée
sans transcendance n’est qu’une contradiction dans les termes, de cerner la construction à
l’œuvre. Comment s’établit l’aliénation de la totalité subjective en Tout social qui pèse sur les
sujets, par quel contrepoids, elle qui est sans dehors, est-elle désignée comme fausse ? Le
modèle de la construction nous permettra de déployer la contradiction comme déséquilibre
critique. On pourrait nous reprocher un effet de spatialisation : en réalité c’est plutôt là un trait
de la pensée adornienne elle-même. Si dialectique soit-elle, elle semble se défier de la
temporalité, même en musique, sans doute parce que le temps est une forme pour ainsi dire
compromise chez Hegel dans la réconciliation. Contre l’élan réconciliateur du « processus »,
la critique adornienne se construit régulièrement par spatialisations, fût-ce à l’échelle de la
miniature. Quoique ces spatialisations illustrent le plus souvent des espaces impossibles ou
des dispositifs dysfonctionnels, de l’intérieur sans extérieur à la poulie sans contrepoids, on
comprend la dialectique là où contre toute attente, elle rend à ces espaces leur point
d’orientation et fait fonctionner le dispositif qu’ils constituent. Tronqué et abstrait de ces
constructions, le mouvement de la dialectique qui résiste à la synthèse processuelle se heurte
cependant parfois à des motifs hétéronomes à la dialectique elle-même. Ces motifs extradialectiques, voire extra-philosophiques pourront être mis en évidence par notre approche
« constructionniste », là où le jargon dialectique les rejetterait comme simples métaphores.
Certains de ces motifs touchent au plus concret : l’épreuve de la souffrance. D’autres relèvent
de la fantaisie. L’oie Mimi du conte de Hauff 72 « Le Nain “Long Nez” » joue ainsi un rôle
non négligeable dans le déverrouillage de l’immanence critique dans la Dialectique négative.
Si comme l’indique Adorno dans cet ouvrage, « sans aucun savoir provenant de l’extérieur,
71
T.W. Adorno, Minima moralia, p. 13 ; GS 4, 16.
Wilhelm Hauff, Contes, « le Nain “long-nez” », » Der Zwerg Nase «, trad. fr. de N. Casanova et P. Deshusses,
Actes Sud, 1998.
72
32
sans aucun moment d’immédiateté si l’on veut, sans intervention de la pensée subjective qui
voit au-delà de la structure de la dialectique, aucune critique immanente n’est capable
d’atteindre son but »73, notre appréhension de la critique comme construction permettra de
saisir les motifs situés au-delà d’une telle structure. La mise en évidence de tels moyens de
résistance hétérodoxes révélera la part d’audace intellectuelle inhérente à la critique
adornienne là où ceux qui n’y voient que négativité ne retiennent que la part de résignation.
Résistance anticipée à la déconstruction
Caractériser la critique adornienne comme construction peut sonner comme une réaction à la
« Déconstruction » dont il a pu sembler être un des pères. Mais si la critique adornienne de la
subjectivité est construction, cela signifie-t-il qu’il faut la renvoyer à la préhistoire de la
déconstruction derridienne ou des effets spéculaires de Rorty ? En réalité, les constructions se
présentent déjà, dans le cadre moderniste adornien, comme démythologisantes, c’est-à-dire
élaborées au-delà du geste de déconstruction. On n’a donc pas ici affaire à des constructions
qui précèdent la déconstruction mais bel et bien à des constructions qui renoncent à cette
déconstruction même, déjà anticipée par Adorno comme un geste esthétisant et romantique.
Néanmoins, la construction adornienne semble flirter parfois avec le ton ironique d’un certain
postmodernisme74, notamment nous le verrons, quand elle se radicalise comme narration
dystopique. Mais lorsque la Dialectique de la Raison retourne le métarécit bourgeois du
progrès en catastrophe, c’est moins en vertu d’une ironie esthétique qu’en vertu d’une
intention apotropaïque, espérant déjouer l’avènement de la terreur en l’anticipant. De fait
Adorno ne s’arrache pas de la sorte à la gangue conceptuelle des méta-récits honnis du postmodernisme des années quatre-vingt, il reste un moderne, refusant de déréaliser jusqu’au bout
l’objet de sa critique.
Distance critique
La critique adornienne de la subjectivité prête évidemment le flanc à la critique. On peut se
demander si la mise en évidence de la critique comme construction permettra de désamorcer
tout à fait l’impact de critiques du type de celles adressée par Rorty à la Dialectique de la
Raison censée charrier un fatras de « fausses opinions gauchistes » et d’imprécisions
historiques75. Cependant, par notre attention aux paradoxes de la construction adornienne, on
pourra espérer faire pièce au reproche plus vaste et plus déterminant qui consiste à persister à
faire à Adorno ce que l’on pourrait appeler « l’objection du point de vue de sa critique de la
culture », consistant à faire découler ses jugements du fait de son appartenance à une classe
bourgeoise intellectuelle, pas même déshéritée, hautement élitiste. Si dans le cadre d’une
sociologie de la connaissance, telle que l’a entreprise Bourdieu dans la Distinction76, une telle
objection est admissible et affecte nécessairement l’autorité de l’œuvre – on sait qu’Adorno
dans ses critiques ne se gênait pas lui-même pour reconduire les philosophes à leur classe (cf.
73
DN, p. 178 ; ND, 181.
Le terme est à utiliser en effet avec précaution car il caractérise des positions très diverses et n’entre pas
nécessairement en contradiction avec l’héritage marxiste dans lequel s’inscrit Adorno. Voir en particulier sur ce
point F. Jameson, “Marxism and Postmodernism ” (1989) in F. Jameson, The Cultural Turn. Selected writings
on the Postmodern 1983-1998, London & New York,Verso, 1998, rééd. 2009.
75
On reviendra sur cet article polémique de Rorty contre la Dialectique de la Raison et sa réception de gauche
dans les années 1970, in “ The Overphilosophication of Politics ”, in Constellations, vol. 7, n°1, 2000, pp. 128132.
76
P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979. Voir aussi M. Jay, L’Imagination Dialectique, Paris, Payot,
p. 254, soulignant que la distinction entre art authentique et art inauthentique, le rejet de toute culture populaire
recoupant une valorisation du langage formel de l’art contre une réception sensuelle, ou même simplement
d’agrément, sont autant de marqueurs d’une attitude culturelle sociologiquement identifiable.
74
33
sa situation de Kierkegaard) – elle reste extérieure à cette dernière, et compte pour rien le fait
qu’Adorno soit le premier à se l’adresser. Si, de fait, Adorno a thématisé son appartenance de
classe, il convient de rendre justice à la construction cohérente qui cherche consciemment à la
contrer au sein de l’œuvre. Il convient d’éviter d’ériger le retour de bâton sociologique en
coup de grâce de la critique. L’attention à la construction ne saurait empêcher le moment de
réduction sociologique parfois déterminant dans la critique d’une pensée et elle ne trouve
aucun intérêt philosophique ou moral à le faire, mais elle montrera néanmoins concrètement
l’impossibilité d’absolutiser une telle réduction. Dans la construction de la critique de la
subjectivité et de ses figures chez Adorno peuvent loger et survivre des figures bien plus
incertaines et plus réelles à la fois que le sujet bourgeois plein de ressentiment censé n’assurer
par ce vaste dispositif que les conditions de sa conservation.
§7 PLAN
Dans le souci de clarifier concrètement ces enjeux, notre enquête suivra la méthode
génétique et architectonique décrite plus haut, épousant le mouvement chronologique
de l’œuvre, articulé en fonction de quatre grandes patries mettant à chaque fois en
évidence les contraintes immanentes imposées au dispositif critique par le contexte
théorique et historique dans lequel Adorno s’inscrit. D’un dispositif au suivant, la
construction se dessinera selon une logique d’intégration relevant moins d’une
Aufhebung réconciliatrice que d’un déploiement modulaire dont il s’agit de saisir le
fonctionnement opératoire.
I TOPIQUE (RETOURNEMENT)
Dans cette partie, on étudiera le premier dispositif critique de la subjectivité mis en œuvre par
Adorno telle qu’il est exposé dans Kierkegaard, construction de l’esthétique (rédigé autour de
1926, publié en 1933) ancré dans la construction de l’intériorité kierkegaardienne comme
intérieur bourgeois du XIXe siècle. Il s’inscrit dans la tradition esthético-critique des lieux
historico-philosophiques de la modernité héritée de Simmel (la métropole moderne), Lukács
(le lieu transcendantal sans abri de la Théorie du roman) et Kracauer (le hall d’hôtel du
Roman policier), dont on retracera les conceptions décisives pour comprendre le geste
adornien. C'est là qu'avec des outils benjaminiens, Adorno retourne littéralement par la
critique le plus spirituel en plus matériel, l’intériorité isolée du penseur subjectif en domaine
d’une emprise, mise illusoirement à distance dans l’apparence, du monde marchand. Par un
tel retournement matérialiste, Adorno s'émancipe totalement des traces d'existentialisme
présentes dans les premiers textes du jeune Lukács et ceux du Kracauer des années vingt.
Loin des thématisations simmeliennes de la métropole ouverte à tous les vents comme lieu de
la modernité, où se formule subtilement une critique subjective de la vie moderne, Adorno
exhibe le caractère archaïque de la subjectivité kierkegaardienne dans un intérieur
« asphyxiant », ou se trame le destin « mythique » de l'idéalisme tardif. Cette tradition
philosophique où l’on a vu s’enfler le concept de l’individu n’était déjà que le revers de
conditions historiques et sociales particulièrement menaçantes. Encore idéaliste bien que
prétendument non systématique, la philosophie de Kierkegaard retombe dans la principale
ornière du système hégélien : elle produit une fausse totalité, un faux absolu qui se contracte
finalement sur son malheureux habitant en vase clos. Au tournant des années trente, une telle
construction bâtit en quelque sorte les murs objectivés de la prison de l’immanence. Elle se
dresse déjà par là contre la restauration romantique contemporaine qu’Adorno décèle en
34
musique (dans l’expressionnisme et le renouveau romantique) comme en philosophie (en
particulier chez Heidegger). À partir de ce lieu critique, un affrontement direct avec les
avatars alors contemporains du subjectivisme kierkegaardien s’impose.
II CRITIQUE ESTHETIQUE (CONFIGURATION)
En rapprochant les critiques musicales de la deuxième moitié des années vingt au début des
années trente et les contributions polémiques d’Adorno sur l’actualité de la philosophie, cette
partie exhibera la critique adornienne de la subjectivité à partir de la critique de ses produits,
autonomisés voire absolutisés par l’idéalisme : l’œuvre d’art et le système. À l’aide d’outils
empruntés à la critique esthétique, Adorno les rapporte l’une et l’autre au fait constatable de
leur décomposition irréversible. Face à elle, la construction critique se faire « configuration ».
Tandis que l’intériorité ne saurait plus apparaître comme un refuge, les formes esthétiques et
philosophiques auxquelles elle conférait leur unité s’effritent. C’est déjà le diagnostic de
Lukács dans La Théorie du roman que permet d’assumer concrètement l’idée benjaminienne
de la critique esthétique comme « mortification » des œuvres dans l’ « Essai sur les Affinités
électives de Goethe ». Puisque aujourd’hui s’écoulent les intentions subjectives qui
présidèrent à la composition des œuvres artistiques autant que philosophiques, la critique de la
subjectivité – s’appuyant sur les outils de la critique esthétique – met au jour la décomposition
de l’œuvre esthétique et le démembrement des thèses de l’idéalisme (sur lequel fait fond toute
la polémique de l’importante conférence de 1931 sur « L’Actualité de la philosophie »). Dans
cette désintégration des formes subjectives, affleure l’importance pour la « modernité
artistique », du matériau et pour l’ « actualité philosophique », du matérialisme. C’est
pourquoi la modernité musicale et l’actualité philosophique imposent d’être observées comme
totalités décomposées, présentant des matériaux épars, que le regard critique reconfigure pour
en dissoudre l’énigme. La critique de la subjectivité associe à ce stade le geste de
retournement du plus spirituel en plus matériel issu du Kierkegaard et l’intention d’une saisie
plus vaste des conséquences culturelles et sociales de cette décomposition historique de la
subjectivité dont l’art et la philosophie paient désormais le prix. En envisageant de faire se
cristalliser cette configuration même autour de la « figure de la forme-marchandise », Adorno
émet en 1931 l’hypothèse par laquelle il espère articuler sa critique esthétique au matérialisme
plus fermement orienté vers la société de la Théorie critique de Max Horkheimer. La « figure
du réel »77 ainsi esquissée n’est plus celle de la subjectivité libre, existentielle, telle que la
voulait Kierkegaard. Elle n’est plus non plus la Raison ou l’Esprit qui progresse à partir
duquel toutes les formes de la subjectivité pouvaient recevoir leur plénitude ontologique.
Dernière figure autour de laquelle se cristallisent avec force dans leur effondrement moderne
toutes les catégories de la subjectivité érigées aux XVIIIe et XIXe siècles, la formemarchandise semble les nier toutes. Pourtant, c’est précisément en construisant cette dernière
à partir de la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise et de la théorie Lukácsienne
de la réification, comme figure défigurée de la subjectivité qu’Adorno intègre sa critique de la
subjectivité au projet horkheimerien d’une Théorie critique.
III THEORIE CRITIQUE (SYSTEMATISATION)
À partir de la seconde moitié des années trente, Adorno est mis en demeure par les
évènements de préciser le sens proprement marxiste et émancipatoire de son matérialisme. Il
le fait en se rattachant, quoique de manière bien particulière et originale, au projet
horkheimerien de la Théorie critique. En son sein, et c’est la construction matricielle qu’il
s’agit de mettre en évidence dans cette partie, Adorno fait de la forme-marchandise une figure
de la subjectivité. Reprenant l’interprétation lukácsienne dans Histoire et conscience de classe
77
« L’actualité de la philosophie », p. 18 ; GS 1, 334.
35
du caractère fétiche de la marchandise (Marx) comme réification, le théoricien, revenu de la
possibilité d’en sortir par le Sujet-Objet prolétariat investit cette figure de déterminations
psychanalytiques qui la rendent opératoire pour une interprétation de la culture et de la société
capitaliste. De la sorte, il rend dialectiquement compte du devenir-chose des individus par le
renforcement historique, amorcé depuis le XIXe siècle, du fétiche de la personnalité. Le
« diagnostic hyperbolique » (A. Honneth) de la réification induit ainsi chez Adorno et
Horkheimer dans la Dialectique de la Raison une logique de la catastrophe par laquelle la
Raison, figure émancipatrice de la personnalité bourgeoise, se renverse en figure d’oppression
intériorisée. Par sa radicalisation, une telle construction historique et sociale de la subjectivité
moderne aliénée, associée à une critique suivie de l’utopie – de celle, progressiste, de Bacon à
celle, régressive des nouveaux primitivistes – apparente l’œuvre collective de 1944 à une
véritable dystopie susceptible d’être comparée à l’œuvre de George Orwell, qui paraît quatre
ans plus tard, 1984. C’est alors en différenciant rigoureusement les deux types de discours
ainsi rapprochés (d’après une suggestion d’A. Honneth dans un entretien récent) que se
dégage la spécificité dialectique de la construction adornienne fondée sur le motif rhétorique
de l’exagération (« Seule l’exagération est vraie », est-il écrit dans la Dialectique de la
raison), investissant l’ensemble des recherches psycho-sociologiques adorniennes. Mais dans
la mesure où une telle construction ne fonctionne dans la Dialectique de la raison que par
l’invocation extra-logique – c’est-à-dire extérieure à la logique de la catastrophe pourtant
absolutisée – d’un « témoin imaginaire », la construction adornienne de la critique de la
subjectivité et de ses figures culmine dans un dispositif théoriquement dysfonctionnel, où la
critique est placée sous la contrainte de l’immanence subjective comme immanence objective,
dans le soupçon constant de sa propre aliénation.
IV NEGATIVITE ( EXPRESSION DE LA SOUFFRANCE)
Après la construction du « contrepoids » à l’individualisme moderne de la catastrophe
totalisée, la construction critique de la subjectivité apparaît si ce n’est impossible du moins
dysfonctionnelle. Avec la radicalisation du Gesamtprozeß de la liquidation historique de
l’individu, la construction critique de la subjectivité menace d’engloutir le constructeur luimême. Tout se passe dès lors comme si la critique devait dégager un contrepoids au
contrepoids massif qui la menace d’effondrement. Ce contrepoids à la totalité objectivée en
système social est dégagé dès les années quarante, notamment dans les Minima moralia, et
plus fermement encore ensuite, dans la revendication, des droits non pas juridiques mais
métaphysiques d’une subjectivité critique, n’ayant d’autre ressource qu’elle-même face au
Tout. De cette protestation subjective est tirée l’affirmation, menacée de contingence si ce
n’est de contradiction dans les termes, de la non-vérité du tout. Par ses recherches consacrées
d’une part aux figures incarnées de la subjectivité dans les textes rassemblés dans les Notes
sur la littérature, et d’autre part à l’élaboration spéculative, remarquablement délestée de
recours esthétique, d’un sujet philosophique dans la Dialectique négative, Adorno entreprend
la construction théorique de cette intuition à partir de l’idée de négativité. Esquisse négative
de la possibilité utopique d’une émancipation des individus dans l’idée du tout comme nonvrai comme dans celle du non-identique, la négativité est indissociable de son pendant
concret, la souffrance, envahissant littéralement la dernière construction adornienne de la
figure aliénée de la subjectivité – figure qui établit aujourd’hui un dialogue avec les
développements contemporains de l’éthique du Care, dialogue concrètement établi par Axel
Honneth, représentant actuel de la Théorie critique francfortoise, et même ceux, radicaux, de
l’anti-spécisme de Singer. Il s’agira de montrer comment une telle négativité, dès les Minima
Moralia et plus encore à partir des années cinquante dans les portraits rassemblés dans les
Notes sur la littérature et enfin dans la Dialectique négative et dans la Théorie esthétique, se
36
laisse également construire, comme retournement – et non comme sublimation – de
l’aliénation de la subjectivité en condition dernière de sa survie dans l’expression de la
souffrance et de sa prétention à la connaissance dans la culpabilité, en particulier dans la
Dialectique négative. Par ces dispositions humblement subjectives, la construction, plutôt que
de broyer l’individu, fonctionne finalement en dispositif de sauvetage de ce dernier, seul
capable d’établir ce contrepoids ultime de la construction critique qu’est le « primat de
l’objet ».
§8 POSITIONS
Soupçon sur l’authentique : une pensée des figures aliénées de la subjectivité
À terme, le projet adornien nous apparaît moins comme une philosophie de la conscience que
comme une pensée des figures aliénées de la subjectivité. Bien que la thématisation de ces
figures aliénées de la subjectivité puisse faire déchoir parfois la critique adornienne dans des
jérémiades catastrophistes semblant réactionnaires, il apparaît que la part progressiste de sa
pensée consiste à ne pas chercher au-delà d’elles, mais seulement en elles, un sauvetage
possible. Ce n’est pas dans un individu authentique, purifié du monde comme il va que gît la
possibilité de l’émancipation, mais dans la réflexion – elle-même se sachant conditionnée – de
ces figures aliénées elles-mêmes, voire en deçà de la subjectivité humaine78 – la « figure » de
l’animal par exemple –, bref, là où elle s’avère le plus vulnérable à la réification. C’est
seulement en s’enfonçant dans cette aliénation que la construction adornienne vise à briser,
autant que possible, le cercle de l’immanence. De ce point de vue, l’opposition adornienne à
la thématisation existentialiste l’authenticité nous semble décisive. Si comme l’écrit Adorno
dans les Minima Moralia, à « celui qui veut savoir la vérité concernant la vie dans son
immédiateté [Unmittelbare Leben], il […] faut enquêter sur la forme aliénée [entfremdeter
Gestalt] qu’elle a prise, c’est-à-dire sur les puissances objectives qui déterminent l’existence
individuelle au plus intime d’elle-même »79, un tel précepte s’applique tout aussi bien à celui
qui veut savoir la vérité concernant la subjectivité et la forme que la Modernité lui a fait
prendre.
Construction apotropaïque
Si la subjectivité et ses figures, telles qu’elles se présentent dans l’œuvre d’Adorno nous
apparaissent indissociables de leur critique, c’est qu’elles sont irrémédiablement configurées
en fonction du constat initial et à terme irrémédiable de leur aliénation. Mais en fonction de
cette donne, par essence médiatisée, la critique adornienne se déploie moins comme une
Kulturkritik, confortablement installée dans un pessimisme anthropologique sans appel – où
comme l’écrivit sévèrement Lukács à propos d’Adorno logée « au Grand Hôtel de l’Abîme »
– que comme une construction destinée à être renversée. Là où M. Jimenez parle de « la
puissance anatréptique de la dialectique négative »80, en tant que puissance par laquelle cette
dernière renverse la doxa idéaliste sans nécessairement lui substituer un autre paradigme,
78
Comme y a insisté avec pertinence Gilles Moutot dans sa thèse sur Adorno (T.W. Adorno : un matérialisme
sans image, à paraître chez Payot dans la collection « Critique de la politique »), la référence de l’auteur dans sa
correspondance avec Benjamin à la figure d’Odradek dans la nouvelle de Kafka intitulée « Le souci du père de
famille » (1919) offre un exemple saisissant de contre-figure de la subjectivité. Odradek n’est pas un homme
mais une bobine. Voir également sur ce point l’article – cité par G. Moutot – de Jean-Claude Milner, « Odradek,
la bobine de scandale », in Élucidation 10, 2004, pp. 93-96.
79
Minima moralia, p. 9 ; GS 4, 13.
80
M. Jimenez, op. cit., p. 343.
37
nous en soulignerons plutôt quant à nous le caractère « apotropaïque » : la construction, dans
son accomplissement le plus pessimiste se fera littéralement mimèsis du monde social aliéné,
« mimèsis du mort », qui se renverse, nous le verrons, aussi paradoxal que cela puisse paraitre,
en figure d’espérance.
38
Première partie
Topique
Retournement
« Le cercle métaphysique à l’intérieur duquel
vivent les Grecs est plus étroit que le nôtre ; c’est
pourquoi nous ne saurions jamais y trouver notre
place ; ou mieux, ce cercle dont la finitude
constitue l’essence transcendantale de leur vie,
nous l’avons brisé ; dans un monde clos, nous ne
pouvons plus respirer. »
Georg Lukács, Théorie du Roman81
81
Georg Lukács, Théorie du Roman, trad. fr. de J. Clairevoye, Paris, Denoël, 1968, rééd. Gallimard, « Tel »,
1989, p. 24.
39
40
DONNEES LIMINAIRES
Étude de lieux
Pour entrer dans l’histoire de la problématisation adornienne de la critique de la subjectivité,
il convient d’établir une topique, c’est-à-dire une analyse des lieux, tels qu’ils sont figurés et
décrits, non seulement chez ceux dont Adorno hérite son questionnement de façon décisive,
mais encore chez Adorno lui-même, notamment, dans sa première grande œuvre
philosophique, Kierkegaard, construction de l’esthétique. Trois lieux seront ici mis en
perspective, tout d’abord le « lieu transcendantal sans abri » décrit par Georg Lukács dans la
Théorie du Roman, puis le « hall d’hôtel » de Siegfried Kracauer dans le Roman policier, et
enfin l’« intérieur bourgeois du XIXe siècle» construit par Adorno lui-même dans son livre
sur Kierkegaard. Ces lieux ne sont pas de purs espaces, en eux-mêmes dénués de
signification. Ils sont conçus par leurs auteurs comme l’image expressive d’une situation
historico-philosophique, plus précisément, de la situation historico-philosophique de la
subjectivité dans la modernité.
D’un lieu à l’autre, de ceux décrits dans les œuvres précitées du jeune Lukács et de Kracauer
à celui où culmine le Kierkegaardbuch d’Adorno, on montrera le passage d’une critique de la
Modernité, énoncée au nom d’une subjectivité en souffrance, à la critique adornienne du
caractère archaïque, eu égard à cette même Modernité, de la subjectivité emphatique
kierkegaardienne. Si, selon la définition qu’en donne Adorno dans une lettre à Benjamin du 5
avril 1934, l’archaïque est « le lieu propre de tout ce qui a chuté dans le silence de par
l’histoire », « mesurable seulement d’après le rythme historique, qui seul le “produit” comme
histoire primitive » 82, l’intérieur kierkegaardien est archaïque : voué au mutisme de la seconde
nature lukácsienne, il manifeste objectivement, comme intérieur bourgeois du XIXe la chute
dans le silence, de par l’histoire, de la subjectivité kierkegaardienne. À cette intuition
fondamentale de la « chute dans le silence » de la subjectivité, s’articule de façon inaugurale
et constante, le rejet adornien de toute tentation existentialiste.
Au bon endroit
Si tant est qu’un argument topique, au sens rhétorique du terme, est un argument qui se
rapporte exactement à la chose dont il s’agit, cette topique ne constitue pas un détour imagé
précédant le traitement véritablement philosophique des problèmes. Par elle, il s’agit bien
plutôt d’ancrer ces derniers au bon endroit, là, précisément, où ils ont pris corps, c’est-à-dire
au croisement de la critique esthétique et d’une métacritique de l’histoire de la philosophie.
De la sorte, il s’agit de faire pièce à toute appréhension de la problématique adornienne du
sujet à partir du projet horkheimerien de Théorie critique qu’il n’intégrera qu’après coup. Si la
Théorie critique pose la question sociale et psychanalytique de l’état de la conscience des
individus dans le monde capitaliste avant et après-guerre, Adorno pose d’abord celle,
82
Lettre d’Adorno du 5 avril 1934, in Adorno/Benjamin, Correspondance 1928-1940, tr. fr. de P. Ivernel et G.
Petitdemange, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2006, p. 46.
41
métaphysique, de la subjectivité et de sa prétention possible à briser par ses propres forces la
contrainte mythique des apparences. En ce sens, la construction de la problématique
adornienne du sujet comme fonction de la construction du problème de l’individu par la
Théorie critique est tout à fait trompeuse. Pis, elle renvoie immédiatement Adorno à la
relative faiblesse de ses concepts sociologiques qui, comparés à ceux de Nobert Elias, de
Talcott Parsons à la même époque, ou même à ceux de Simmel et Weber avant eux, échouent
à déterminer leur compréhension et leur extension proprement sociologique. Nous y
reviendrons. Pour l’heure, c’est dans la représentation de ces lieux historico-philosophiques
où le sujet peine à fixer sa figure, entre ego transcendantal et subjectivité lyrique esseulée, que
se cristallise le problème adornien de la subjectivité.
Il s’agit donc de parcourir, plus brièvement pour ceux de Lukács et de Kracauer et plus
longuement pour le lieu adornien, ces trois lieux critiques de la subjectivité moderne si
déterminants.
La « grande ville» comme topos de la Modernité
De façon caractéristique, au tournant du XIXe et du XXe, la critique de la modernité prend
corps, chez des auteurs tels que Georg Simmel, Siegfried Kracauer, et Walter Benjamin luimême83, dans une description esthético-philosophique de la « grande ville »84. Saisie au vif,
sous ses multiples apparences, la métropole offre le spectacle à la fois crypté et signifiant
d’une modernité en train de s’accomplir. Dans son essai de 1903, « Les grandes villes et la vie
de l’esprit », Simmel saisissait ainsi dans les rets d’une analyse subtile le phénomène
observable chez les individus urbains de l’«intensification de la stimulation nerveuse, qui
résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes»85.
L’extériorité du lieu urbain prenait alors son sens dans l’observation de la transformation des
intériorités86. La ville comme lieu moderne par excellence structurait l’architecture de la
mentalité urbaine87. Espace à la fois social et spirituel, phénoménal et nouménal88, elle
reconduisait par conséquent à la détermination de la subjectivité moderne. À partir de là,
l’approche descriptive de la modernité dans la grande ville, comme transformation de la
psyché, que Simmel n’observait pas en pur behaviouriste, contenait, quoique de manière
subtile et parfois ambiguë, les éléments d’une critique subjective de la modernité. En effet,
Simmel n’interprétait pas autrement que comme des «protections de la vie subjective contre la
violence de la grande ville » les propensions typiques de la psyché urbaine telles que la
propension accrue d’une part à l’individualisation et d’autre part à l’intellectualisation et à la
rationalisation des rapports sociaux. Décrivant en amont de ces réactions de défense les
relations aliénées par une économie avancée de type capitaliste, les recherches de Simmel
pouvaient même apparaître comme le pendant psychologique du Capital de Marx.
Dans l’aménité descriptive qui caractérisait ses analyses, perçait donc chez l’auteur de
Philosophie de la modernité, un pathos de la subjectivité confrontée à la modernité comme à
83
Gérard Raulet, « Simmel et ses héritiers », in Lectures de Simmel, Social Science Information - Informations
sur les sciences sociales, London/New Dehli, 1986, N° 4.
84
G. Simmel, Philosophie de la modernité I, La femme, la ville, l'individualisme, Payot, Paris, 2005. Voir le
recueil d’articles Georg Simmel : Ville et modernité, sous la direction de Jean Rémy, l'Harmattan, 1995. Plus
récemment, Stéphane Jonas, Francis Weidmann, Simmel et l’espace : de la ville d’art à la métropole, Paris,
L’Harmattan, « Logiques sociales », 2006.
85
G. Simmel, « Les grandes villes et la vie de l’esprit», in Philosophie de la modernité I, op. cit., p. 234.
86
Voir sur ce point la somme inventive de Marshall Berman, All that is solid melts into air: The experience of
Modernity, New York, 1982 et London 1983.
87
Stéphane Jonas, « La métropolisation de la société dans l’œuvre de Georg Simmel », in J. Rémy (dir.), Georg
Simmel : Ville et modernité, L’Harmattan, Paris, 2000.
88
Contrairement aux approches historico-économiques de la ville qu’avaient pu livrer avant lui Max Weber ou
l’historien Werner Sombart. Voir M. Weber, La ville, Paris, Aubier, 1992 ; W. Sombart, Le bourgeois.
Contributions à l’histoire morale et intellectuelle de l’homme économique moderne, Paris, Payot, 1966.
42
une force altérante voire menaçante – chez Kracauer89, ce pathos atteint pour ainsi dire son
climax. Il est vrai que chez Simmel ce pathos était lui-même dialectisé par la reconnaissance
du bénéfice subjectif des différenciations individualisantes de plus en plus nombreuses.
Toutefois, malgré la mise en évidence de cette dynamique différenciante, la métropole, réseau
infini de connexions dont on perd peu à peu de vue le centre ne manquait pas d’apparaître
également comme le pendant le plus concret du relativisme où s’engouffrait la culture
sécularisée : bref comme l’image même d’un monde où, à mesure que se multiplient les
choses, semblent se dissoudre le sens et les valeurs.
Inflexion existentielle
De ce point de vue, l’opposition d’un monde plein de sens et d’un monde vide de sens dans la
Théorie du Roman de Lukács, poursuivait en 1917 le mode simmelien de la critique de la
modernité à partir de la thématisation de son lieu. Mais dans le lieu moderne tel que Lukács le
détermine alors, la grande ville disparaît à la faveur cependant d’une inflexion critique,
existentielle, qui n’était présente que sous forme de traces – en partie volontairement
atténuées – dans l’effort de description simmelien. En effet, dans les œuvres de jeunesse de
Lukács que sont L’Âme et les Formes (1911), la Théorie du roman (1917) et Histoire et
conscience de classe (1922), l’approche phénoménologique de Simmel et l’approche
analytique de Weber – dont Lukács était l’assistant 90 – acquiert un impact critique voire
contestataire jusque là inédit, qui, ancré au départ dans l’insistance à la fois postromantique et
kierkegaardienne de l’auteur hongrois sur la contradiction tragique de la vie et de La Vie91 le
conduira en fin de compte à l’appel à l’action révolutionnaire. Dans ces conditions, si la
redécouverte de Marx acquiert une importance décisive dans la transformation ultime de la
critique en praxis, c’est la redécouverte des textes théologico-existentiels de Kierkegaard qui
infléchit d’abord, avec une radicalité inédite, la topique moderne de la description vers la
critique.
Kierkegaard
Depuis la deuxième moitié du XIXe, Kierkegaard a fait en Allemagne l’objet d’une relecture
essentiellement théologique. Mais, comme le rappellera Adorno dans son allocution de 1966,
« Encore une fois Kierkegaard », la traduction Haecker, dans une langue véritablement
philosophique, sera l’occasion dès après la Grande Guerre d’une nouvelle lecture, profane
cette fois, qualifiée d’existentielle92. La philosophie de Søren Kierkegaard (1813-1855) qui
89
Dans Le Roman policier, œuvre rédigée entre 1922 et 1925, et moins par la suite, sachant que Kracauer
évoluera considérablement sur ce point.
90
Voir le début de la Théorie du roman où il raconte son exaspération face au réalisme du couple Weber face à
la guerre. Dans l’importante conférence qu’il tint en 1917 sur la « Wissenschaft als Beruf », Weber avait dénoncé
en outre toute expression scientifique responsable de la « conviction », renvoyée aux profondeurs d’une sagesse
philosophique prophétique et suspecte : « La science est aujourd’hui une profession pratiquée par des spécialistes
au service de la connaissance de soi et de la connaissance des conditions objectives, elle n’est pas un don de la
grâce que posséderaient des voyants ou des prophètes, et en vertu de laquelle ils dispenseraient des biens de salut
et des révélations, elle n’est pas non plus une partie de la réflexion des sages et des philosophes sur le sens du
monde. »
91
Associant les données de la philosophie de l’esprit (l’expérience vécue) à un platonisme mâtiné d’influences
romantiques, les neuf essais de L’Âme et les Formes, consacrés entre autres à Kierkegaard, Novalis, Theodor
Storm, Stefan George, posent le problème à la fois philosophique et existentiel « de savoir comment un individu
a agi dans la vie, comment l’art et la vie se rapportent l’un à l’autre, comment chacun d’eux transforme l’autre,
comment un organisme supérieur se développe à partir d’eux, et pourquoi cela ne se produit pas ». G. Lukács,
L’Âme et les Formes, trad. fr. de G. Haarscher, Paris, Gallimard, 1974, p. 38
92
Voir Adorno, « Encore une fois Kierkegaard », in Kierkegaard, construction de l’esthétique, op. cit., p. 279 ;
GS 2, 239. Adorno distingue la réception de « deux couches dans son œuvre, une philosophique, une
43
construisit au XIXe siècle la catégorie emphatique de l’Individu, source de toute vérité, dans
l’élément de l’existence, acquiert pour toute une génération de non-croyants le statut d’une
planche de salut, dans le contexte intellectuel académique apparemment si hostile à toute
considération excédant les limites kantiennes de la connaissance. Les positions de Lukács, de
Kracauer aussi bien que de Heidegger témoignent alors – nous y reviendrons – de
l’importance d’une telle redécouverte. Comme l’auteur l’écrit lui-même dans sa préface de
1962 à La Théorie du Roman, la pensée de Kierkegaard « a toujours joué un rôle
important »93. Rôle dont il a d’ailleurs alors à cœur de revendiquer l’originalité à l’époque,
soulignant qu’il avait consacré dès 1909 un essai au philosophe danois « bien avant que cet
auteur fût à la mode »94. En tout état de cause la confrontation kierkegaardienne de la vie
individuelle au système métaphysique et l’exigence en retour d’élever la vie à sa teneur
métaphysique comme existence, trouve alors chez lui un écho encore inouï, édifiant de façon
décisive ses lecteurs tels que Kracauer et Adorno. Saisissant au vol le besoin existentiel de
l’époque avant même la fin de la guerre, la proposition intellectuelle de Lukács, dans sa
nouveauté, formulée à mi-chemin entre la critique esthétique et l’essai philosophique, marque
pour ses contemporains un contraste saisissant avec « la platitude et […] la petitesse du néokantisme et de tous les autres positivismes, tant dans la manière de comprendre les figures et
les corrélations historiques que dans le traitement des réalités intellectuelles (logique,
esthétique, etc.) »95. Plus encore, Lukács restaure audacieusement les droits métaphysiques
d’une « âme » [die Seele]96 rapportée aux formes esthétiques où s’objectivent, selon une
compréhension encore marquée par la philosophie de l’esprit97, ses « aspirations »
existentielles, si bien que l’âme cristallise l’enjeu philosophique et existentiel d’un accès
théologique » ; rappelant que Kierkegaard fut d’abord utilisé de façon critique par le rationaliste Georg Brandes
pour la psychologie, puis apparut, à partir de la traduction de Christoph Schrempf, comme « patron protecteur de
ces pasteurs qui se trouvèrent pris dans un conflit de conscience avec leur fonction » (op. cit., p. 282 ; GS 2,
242). C’est à une époque qu’Adorno situe avant 1920, l’impact cette fois philosophique de la traduction par
Theodor Haecker du Livre sur Adler (tome XII des Œuvres complètes (1846-1847), « dont la force du langage
porta d’emblée Kierkegaard à son niveau en Allemagne », redécouvrant que « la théologie dialectique tout
entière fut disciple de Kierkegaard ; chez Karl Barth même, disciple de sa fermeté ». « L’influence
philosophique ne se manifesta que plus tard, au milieu des années vingt, lorsque Heidegger, aussi bien que
Jaspers émancipèrent le concept kierkegaardien d’existence de ce qui, chez lui, s’appelle les stades de la
religiosité A et B et le tournèrent vers une ontologie anthropologique, qui certes chez Heidegger ne voulait déjà
pas, à cette époque, être comprise comme une anthropologie. » (op. cit., p. 283 ; GS 2, 242).
93
G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., Avant-propos, rédigé en 1962, p. 13. Lukács précise en outre que
« durant les années qui précédèrent immédiatement la guerre, il avait entrepris à Heidelberg un travail – resté
inachevé – sur la critique de Hegel par Kierkegaard », p. 14.
94
L’essai qu’il lui consacre dans L’Âme et les Formes, « L’Éclatement de la forme au contact de la vie : Søren
Kierkegaard et Régine Olsen », date de 1909.
95
G. Lukács, Théorie du Roman, op. cit., p. 7.
96
Une vieille notion de psychologie rationnelle que la philosophie kantienne et ses héritiers ont alors depuis
longtemps mise au rebut. Kant affirmait ainsi dans la « Dialectique transcendantale » de la Critique de la Raison
pure que « toute la psychologie rationnelle s’écroule comme une science qui dépasse les forces de la raison
humaine » et qu’il ne nous restait donc plus « qu’à étudier notre âme en suivant le fil conducteur de l’expérience,
et à nous renfermer dans les limites des questions qui ne vont pas au-delà du point jusqu’où l’expérience interne
possible peut leur donner un contenu ». Mais corrélativement, il soutenait que même la psychologie conçue dans
les limites de l’expérience ne pourrait « jamais être autre chose qu’une théorie naturelle historique du sens
interne et comme telle aussi systématique que possible, c’est-à-dire une description naturelle de l’âme mais non
une science de l’âme, pas même une théorie psychologique expérimentale ». D’un point de vue empirique, la
psychologie de l’homme est écartée par Kant du champ de la réflexion. En revanche, cette dernière aborde les
affects, ou plus précisément la « raison affectée » (F. Marty) dans la morale et le droit considérés d’un point de
vue empirique, objets de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique,
97
Dans sa préface tardive à la Théorie du roman, il considère cette œuvre, « essentiellement tributaire des
impressions […] reçues dans [sa] jeunesse » des travaux de Dilthey et de Simmel, comme un « produit typique
des tendances des ‘sciences de l’esprit’» (op. cit., préface, p. 7).
44
possible de la subjectivité aux essences98, voire à l’Absolu. Cette revendication d’un rapport à
l’Absolu – indépendante de toute religiosité – a quelque chose d’une provocation face au
relativisme de la société bourgeoise99 où la « dissonance » entre la pesanteur de la vie
quotidienne et l’aspiration à une vie authentique n’est dépassée qu’au profit de la trivialité des
échanges économiques. Elle ouvre également la brèche par laquelle toute une vague
kierkegaardienne, sécularisée, s’engouffre après la Première Guerre.
À l’interface entre le religieux et l’esthétique, l’individu kierkegaardien, à la fois sérieux et
ironique, absolu et désespéré, incarne alors idéalement les paradoxes auxquels les « esthètes »
et autres revenus nostalgiques de la métaphysique du début du XXe siècle viennent ressourcer
leur angoisse – une angoisse en laquelle ils s’assurent précisément de la survie de leur
subjectivité. Brandi contre la rationalisation croissante des rapports sociaux que
diagnostiquait déjà Simmel dans la grande ville, ce parangon de la subjectivité à la fois
triomphante et malade cristallise à bien y regarder tous les espoirs de relance d’une
affirmation individuelle authentique, qui reflue, de plus en plus nettement, vers des lieux
intérieurs. On verra de quelle manière avec le cas de Siegfried Kracauer.
Années kierkegaardiennes : « île privée et montée des eaux »
Comme en témoigne sa correspondance des années vingt avec Kracauer et celle, échangée dès
1925, avec Alban Berg, le jeune Wiesengrund est quant à lui véritablement plongé dans ce
bain kierkegaardien. Si l’on en croit Kracauer lui-même, qui notait, évoquant le jeune Adorno
à l’époque, dans une lettre à Löwenthal de décembre 1921 : « il est pétri avant tout pour une
bonne part de Lukács et de moi »100, le jeune homme est alors rompu au pathos de l’intériorité
sans abri et aux paradoxes de l’existence, parfaitement apprêté pour tomber tout droit dans les
bras de l’existentialisme déjà florissant. Du propre aveu d’Adorno, c’est donc dans l’esprit du
renouveau existentialiste kierkegaardien, via Lukács et Kracauer, que se forge sa sensibilité
théorique. La déception que lui cause sa rencontre en 1925 à Vienne avec l’auteur de la
Théorie du Roman est d’ailleurs largement due à la critique impitoyable à laquelle ce dernier
soumet Kierkegaard lors de leur entretien. Dans une lettre du 21 juin 1925 à Alban et Helene
Berg, relatant sa rencontre avec celui qu’il juge alors l’avoir « influencé intellectuellement
plus profondément que tout autre »101, il rapporte qu’à sa grande confusion, Lukács polémiqua
violemment contre Kierkegaard – présenté comme un simple représentant idéologique de la
bourgeoisie en plein naufrage – concédant que si sa critique de Hegel porte bien sur le
« Hegel qui faisait des contresens pan-logiques sur lui-même », elle échoue à dépasser le
Hegel purifié par le marxisme, tout simplement parce qu’elle ignore « l’objectif de l’histoire »
et finalement le matérialisme historique qui seul lui rend justice. En outre et conséquemment,
au grand dam d’Adorno, Lukács « désavoua de fond en comble sa théorie du roman en disant
qu’elle était « idéaliste et mythologique » et lui opposa la « donation de contenu » par
98
C’est en ce sens que Lucien Goldmann peut présenter ces textes de jeunesse lukácsien comme un « lieu
d’expression théorique de la rencontre entre phénoménologie et néokantisme ». Théorie du roman, op. cit.,
postface.
99
Lukács évoque son « rejet de la guerre et – avec elle – de la société bourgeoise de l’époque » in op. cit.,
Avant-propos, rédigé en 1962, p. 6.
100
Lettre citée par Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort, Histoire, développement, signification, trad. fr. de
Ly. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1993.
101
T. W. Adorno, A. Berg, Briefwechsel 1925-1935, hrsg. von Henri Lonitz, Suhrkamp, 1997, p. 17-18. Adorno
adressa à Kracauer une autre lettre, datant du 17 juin 1925, à propos de cette même rencontre, T.W. Adorno, S.
Kracauer, Briefwechsel, „Der Riß der Welt geht auch durch mich” 1923-1966, in Theodor W. Adorno Briefe
und Briefwechsel, Herausgegeben vom Theodor W. Adorno Archiv, Band 7, Suhrkamp Verlag, Frankfurt Am
Main, 2008,79-80. Siegfried Kracauer, tout aussi marqué par l’auteur de la Théorie du roman (dont il rédigea
plusieurs comptes rendus), fut en outre certainement pour le tout jeune Adorno le « passeur » de ce texte capital.
45
l’histoire et la dialectique marxiste »102. Cette offensive lukácsienne contre l’idéalisme
subjectiviste de ses débuts semble alors à son disciple relever d’un incompréhensible
revirement103. Mais suite à une « importante discussion à Naples avec Walter Benjamin » et sa
lecture de Marx, il écrit à Berg dès 1926 qu’il se voit « pris dans une violente évolution »104 ;
confronté à la nécessité d’une transformation de ses « anciennes catégories », « imparfaites et
insuffisantes ».
« […] avec les concepts de personnalité et d’intériorité, je m’étais rendu le travail bien trop
facile, je m’étais érigé avec eux, confortablement, une île privée où, le cœur partagé certes, je
me pensais assuré de ma problématique, pour peu qu’elle fût objectivement exposée. Or voilà
qu’elle s’est trouvée immergée par les eaux. Non que j’aie abandonné ces concepts. Mais je
suis en train de les compléter : en partant de principes métaphysiques et en passant par
l’épistémologie, par une philosophie de l’histoire positive et par une théorie politique. »105
Concrètement, ce bouleversement passe par un rapprochement « décisif » avec le
communisme. Adorno, qui a rencontré Benjamin autour de 1923, lui-même converti au
marxisme dès 1924, après sa rencontre d’Asja Lacis à Capri, puis de Brecht, a commencé de
lire Marx et l’ouvrage révolutionnaire de Lukács, Histoire et conscience de classe106 : il parle
à Berg d’une émancipation salutaire du « prolétariat » et méprise plus ouvertement que jamais
le « bourgeois »107. Dans ce contexte, celui qu’il appelle encore dans sa correspondance avec
Kracauer « notre Kierkegaard » en 1930108, lui apparaît comme un « affreux moraliste » dont
on comprend que les réactionnaires d’aujourd’hui s’en emparent. Un retournement a lieu par
lequel toute affirmation unilatérale de la subjectivité – fût-elle exposée objectivement –
semble de plus en plus suspecte. La critique subjective de la modernité se renverse alors pour
Adorno en critique moderne contre l’absolutisation de la subjectivité, non pas seulement dans
sa construction épistémo-critique – contre laquelle Kracauer partait déjà en guerre – mais
encore, dans ses ressources existentielles où d’aucuns cherchent l’accès perdu à l’ontologie.
Aussi bien, le pathos de l’intériorité qui présidait à ses échanges de jeunesse avec Kracauer
fait-il place à une résistance dialectique à toute « nostalgie » de la subjectivité débridée.
Puisque l’« île privée » est maintenant immergée par les eaux, le nageur contraint au milieu
des vagues indifférenciantes de l’histoire peut au moins tenter de comprendre pourquoi la
zone était inondable. C’est là en l’occurrence la démarche mise en œuvre par l’auteur du
Kierkegaard, à ceci près que l’île privée y sera déterminée historiquement comme intérieur
bourgeois du XIXe siècle, où le penseur subjectif pose en Robinson de l’intériorité. À cette
occasion, le fervent lecteur de la Théorie du Roman intégrera donc quelque chose du propre
désaveu de Lukács lors de leur rencontre à Vienne.
102
Bloch, également marqué par Lukács avait tenté de sauver ce dernier contre lui-même en expliquant son
renoncement à la métaphysique et à l’intériorité dans Histoire et conscience de classe comme un « agnosticisme
provisoire et dialectique » dans la revue Neue Merkur d’octobre 1923-mars 1924. Lukács l’en remercia en
désavouant totalement une telle interprétation.
103
Wiesengrund note en marge de sa lettre « n’y rien comprendre », d’après Nicolas Tertulian in « AdornoLukács : polémiques et malentendus », in Cités, P.U.F. n° 22, 2005/2, p. 210.
104
Lettre à Berg du 30 mars 1926, Adorno/Berg, Correspondance, 1925-1935, trad. fr. de M. Dautrey, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2004, p. 85 ; A/Berg, Briefwechsel, 75.
105
Corr. ABer, p. 85 ; A/Berg, Briefwechsel, 75.
106
Publié en 1922. Dans sa correspondance avec Scholem, Benjamin manifeste en outre son admiration pour la
recension par Bloch d’Histoire et conscience de classe, dans le texte » Aktualität der Utopie. Zur Lukács’
Philosophie der Marxismus « in Der Neue Merkur. Monatschefte, mars 1924.
107
Corr ABer, op. cit., p. 85 ; A/Berg, Briefwechsel, 75.
108
Voir la lettre du 25 juillet 1930 in Adorno/Kracauer, Briefwechsel, » Der Riss der Welt geht Auch durch
mich « 1923-1966, Briefe und Briefwechsel 7, Suhrkamp, 2008, 237 : » Was ist aus unserem Kierkegaard
geworden «.
46
Le livre d’Adorno sur Kierkegaard
Si, selon le mot d’Adorno, ses œuvres de jeunesse manifestent eu égard au déploiement
ultérieur de sa philosophie une « anticipation qui tient du rêve », nous ne chercherons pas à
nous complaire dans un quelconque onirisme. Au contraire. Car on relève à ce propos que la
référence massive à l’expression benjaminienne de « fantasmagorie »109 pour qualifier cette
œuvre, justifie parfois les critiques de ne la considérer qu’en passant, comme ne présentant
qu’un faible intérêt – tenant essentiellement dans la reconnaissance de l’ « influence »
benjaminienne sous laquelle elle semble avoir été écrite – pour les développements ultérieurs
de la philosophie d’Adorno. Pourtant, comme l’écrit Benjamin dans la même recension, si
souvent citée, à n’en pas douter, dans le Kierkegaard : « La chrysalide de la critique renferme
une idée qui a déjà des ailes »110.
Rédigé à la fin des années vingt et publié en 1933, le texte sur Kierkegaard opère un véritable
retournement. Kierkegaard, qui fut brandi un temps par Lukács et plus explicitement encore,
on va le voir, par Kracauer, contre le monde vide de sens de la société moderne, y est décrit
en héraut d’une subjectivité mythique où la modernité ne peut en aucun cas venir se
ressourcer. Rompant pour ainsi dire au second degré avec ceux que leur fougue critique avait
conduits à se détacher de l’humeur égale de la description simmelienne, Adorno exhibe
l’intériorité kierkegaardienne comme déchet archaïque de la modernité. Si les critiques
subjectives de la modernité ont cru trouver en Kierkegaard un allié philosophique, son
interprète entend montrer qu’il fait pourtant le jeu de l’ennemi. Sa thèse sur Kierkegaard,
constitue non seulement le courageux effort de réduire l’espoir illusoire d’un salut
philosophique à partir de la pensée kierkegaardienne, mais encore la critique stratégique des
philosophies montantes ayant peu ou prou ancré leur problématique dans le renouveau
existentiel. En abordant l’image de l’intérieur vers laquelle convergent les images
kierkegaardiennes, dans sa matérialité d’image, l’intériorité elle-même est ainsi retournée en
extériorité. C’est dans ce retournement qu’elle manifeste au grand jour son caractère
« archaïque », rendu « mesurable », selon la lettre du 5 avril 1934 à Benjamin citée plus haut,
« d’après le rythme historique », qui seul le « “produit” comme histoire primitive »111.
Si tributaire des catégories benjaminiennes que soit, nous le verrons, un tel retournement dans
ce que l’on pourrait appeler sa réalisation technique, il procède bien sûr d’une intention
matérialiste et dès lors, de la découverte adornienne des thèses de Marx. Nonobstant, c’est
moins à partir des textes qui marquent l’engagement marxiste de Lukács et de Benjamin ou
encore de sa propre lecture de Marx qu’à la faveur d’une lecture assidue des textes de critique
esthétique benjaminiens, en particulier l’ « Essai sur les Affinités électives de Goethe » (1918)
et l’Origine du Drame Baroque allemand (1928, conçu dès 1919) – auquel Adorno consacre
un semestre d’enseignement à Francfort dès 1929 –, qu’il élabore son dispositif critique et
puise les outils les plus opératoires de son esthétique matérialiste. Dans ces conditions, en
revanche, comme cela est généralement concédé, le Kierkegaard témoigne à n’en pas douter
chez le jeune auteur d’un net tournant benjaminien112 – qui sanctionne, tout aussi
indubitablement, une rupture avec Kracauer qu’un intérêt commun pour le matérialisme à
l’époque de la parution du livre ne put combler.
109
Utilisée par Benjamin dans sa recension parue le 2 avril 1933 dans la Vossische Zeitung, au lendemain du
boycott antisémite. Voir W. Benjamin, Œuvres II, op. cit., p. 356.
110
W. Benjamin, op. cit., p. 358.
111
CorrAB, p. 46 ; A/B, Briefwechsel, 52.
112
Voir par exemple l’introduction d’Eliane Escoubas à sa traduction de l’ouvrage : « Le Kierkegaardbuch
d’Adorno nous paraît s’insérer entre le Trauerspielbuch de Benjamin et le Passagen-Werk du même Benjamin
et, peut-être, conduire de l’un à l’autre. » Kierkegaard, op. cit., p. XVI. L’influence décisive sur ce texte des
analyses de l’Origine du drame baroque allemand est qui plus est avérée par l’auteur lui-même ; nous y
reviendrons. Pour autant, ce n’est pas exclusivement avec Benjamin que l’auteur entre ici en débat, et c’est
justement cet autre débat qui nous importe ici.
47
Mais si sa « carte de randonnée [Wegekarte] à travers le pays de l’intériorité », ce « canton
d’où », comme l’écrivait Benjamin enthousiaste à l’auteur, « votre héros n’est pas revenu »113,
dépayse inversement un tant soit peu Benjamin, c’est qu’Adorno y poursuit une thématisation
de l’état historique de la subjectivité qu’il n’hérite pas de lui. L’affirmation d’Eliane Escoubas
dans sa très éclairante préface à la traduction française selon laquelle on pourrait « inscrire
sans difficulté, presque au titre du corpus benjaminien, le Kierkegaardbuch d’Adorno entre le
Trauerspielbuch et le Passagen-Werk de Benjamin »114 nous semble de ce point de vue devoir
être fortement nuancée. En réalité, quoique par le biais d’intuitions et d’outils nettement
inspirés de l’essai sur le Trauerspiel, c’est d’abord avec Lukács115 et Kracauer, c’est-à-dire
avec leurs cartographies originales de la subjectivité moderne dans la Théorie du roman et le
Roman policier116 que l’ouvrage établit un dialogue : avec ceux par conséquent qui associèrent
de façon si caractéristique le destin du sujet moderne à celui du « héros » et que, surtout, leur
questionnement rapprocha de Kierkegaard (ce qui n’est pas le cas de Benjamin).
Dans L’Âme et les Formes, Lukács avait en outre consacré un essai critique au « geste »
kierkegaardien de la rupture avec Régine par lequel, affectant le « masque du séducteur »117, il
avait voulu cacher celui de l’ascète chrétien. Dans sa critique de la prétendue étanchéité de
l’intériorité kierkegaardienne, Adorno se souvient sans doute du soupçon qu’avait jeté le
critique sur la tentative kierkegaardienne d’imposer par son geste l’absolu (la Forme) dans la
« pesanteur »118 – c’est-à-dire la trivialité – de la vie.
113
Lettre de Benjamin du 1er décembre 1932, CorrAB, p. 26 ; Briefwechsel, 32.
Kierkegaard, op.cit., préface d’Eliane Escoubas, p. II.
115
L’auteur hongrois désigné comme « un interprète matérialiste de Hegel » est cité à cinq reprises dans le corps
du texte : deux fois Histoire et conscience de classe, une fois L’Âme et les Formes (Adorno cite l’article sur le
geste de Kierkegaard) et une fois la Théorie du Roman.
116
La référence de Benjamin lui-même au « héros » de roman témoigne directement d’une telle filiation.
117
G. Lukács, « L’Éclatement de la forme au contact de la vie », L’Âme et les Formes, op. cit., pp. 59-60.
118
« Pour la vie, pesanteur signifie qu’il n’y a pas de sens immédiatement présent, qu’on se perd
irrémédiablement dans un dédale de causes sans signification, qu’on végète sans porter de fruits au ras du sol et
loin du ciel, qu’on demeure captif des liens de la matière brute sans espoir de se libérer. C’est-à-dire cela même,
par conséquent, que les meilleures des forces immanentes à la vie visent constamment à dépasser et qu’on peut
appeler, dans le langage axiologique de la forme, le trivial » (op. cit., p. 51). Compte tenu de cette force de
gravité résistant aux expériences pures, la rupture avec Régine fut plus et moins que le geste que voulut y réaliser
le croyant. « S’il y eut quelque héroïsme chez Kierkegaard à vouloir créer des formes à partir de la vie » et une
sûre probité à voir « des bifurcations » et à aller « au bout du chemin pour lequel il s’était décidé », sa tragédie
les fait échouer tous deux car « il voulut vivre ce que l’on ne peut vivre » (op.cit., p. 64). La conséquence
malheureuse de cet échec est encore que par son « geste », il a rendu l’Absolu désiré suspect. Qu’est-ce qui
empêche vraiment, demande Lukács, de penser que « Régine Olsen ne fut rien de plus pour Kierkegaard qu’un
échelon sur la voie menant au texemple de glace de l’amour exclusif de Dieu ? » (Ibid.). La vie dans sa richesse,
ses contradictions, la vie comme flux rétif aux essences, aux formes, la vie dostoïevskienne, ne s’est pas
cristallisée dans le geste où a voulu la concentrer Kierkegaard. Elle le nargue encore malgré lui, triviale et
incertaine, tandis que se maintient la possibilité de ce soupçon.
114
48
I. LIEUX EXISTENTIELS DE LA SUBJECTIVITE MODERNE
A. Georg Lukács et le lieu transcendantal « sans abri »
C’est au printemps de l’année 1921, « en préparant le baccalauréat », qu’Adorno fait pour la
première fois lecture de la Théorie du Roman de Lukács parue en Allemagne en 1917119.
Comme dans L’Esprit de l’utopie de Bloch qu’il découvre à la même époque, la philosophie
lui semble là « échapper pour la première fois à son destin de science officielle »120. Critique
du néokantisme ambiant comme de la société bourgeoise en général, l’auteur avait esquissé,
entre 1914 et 1915, le projet de sa Théorie du roman dans une «atmosphère » de « permanent
désespoir devant la situation mondiale »121. C’est par conséquent dans un esprit d’offensive
contre ce qui avait conduit à la catastrophe de 1914 que ce texte de théorie des genres
littéraires structure philosophiquement – comme l’explicitera en un éclair Adorno dans sa
conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature », usant cependant déjà des catégories
d’Histoire et conscience de classe pour le décrire – l’antagonisme fondateur « d’un monde
rempli de sens et d’un monde vidé de sens (d’un monde immédiat et d’un mode aliéné, le
monde de la marchandise) »122. La forme romanesque est le révélateur esthétique d’un tel
antagonisme ontologique.
« Le roman est l’épopée d’un temps où la totalité extensive de la vie n’est plus donnée de
manière immédiate, d’un temps pour lequel l’immanence du sens de la vie est devenue
problème mais qui, néanmoins, n’a pas cessé de viser à la totalité »123
Le héros romanesque comme « individu problématique » dans le déploiement moderne de la
forme épique manifeste ce faisant la crise historique de la subjectivité face à cette perte de
l’immanence du sens. Répercutée dans les formes esthétiques que, depuis L’Âme et les
Formes, Lukács conçoit comme des « relations destinales »124, ancrées historiquement,
l’expérience de cette perte est rapportée, dans sa contradiction, au « besoin de totalité » qui
survit dans les Formes esthétiques comme expression d’aspirations métaphysiques.
Mimant une méthode cartographique, la Théorie du Roman détaille ainsi des « points
d’orientations transcendantaux » qui déterminent la transformation ontologique du monde
opposition au « lieu » grec, le « lieu transcendantal » [« transzendentaler Ort »] de la
modernité où se révèle la « condition transcendantale sans abri »125 [« transzendentale
Obdachlosigkeit »], « sans feu ni lieu », du sujet moderne. Nous verrons peu à peu combien la
119
« L’Anse, le Pichet et la première Rencontre », NsL, p. 385 ; GS 11, 556.
Ibid.
121
G. Lukács, Théorie du Roman, Avant-propos, op. cit., p. 6.
122
« L’actualité…», p. 42 ; GS 1, 356.
123
G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 49.
124
« Toute écriture présente le monde dans la symbolisation d’une relation destinale, le problème du destin
détermine partout le problème de la forme » note-t-il dans « L’Essai comme Forme », L’Âme et les formes, op.
cit., p. 20. Il noue ici fermement l’esthétique au projet d’une philosophie existentielle. En tant qu’unité
signifiante et totalisante la forme devient le « symbole » de la vie d’un individu. En créant des formes, les
créateurs ne font pas autre chose que répondre au problème que leur pose la vie.
125
G. Lukács, Théorie du Roman, op. cit., p. 32.
120
49
thématisation de ce lieu « sans transcendance » présente pour ses héritiers une importance
matricielle.
1. « Topographie transcendantale »
a. Carte archétypique
Lukács affirme que la forme épique séparée du temps où cette immanence du sens allait de
soi, doit renoncer dans ce monde (le monde moderne) à son expression « infantile » comme
épopée pour laisser place à sa forme mûrie, le roman. Ainsi, plutôt que d’aborder le problème
à partir des variations des techniques d’écriture126, il établit de façon originale une topographie
des « lieux transcendantaux » à partir desquels on pourrait saisir la signification de cette
irréversible transformation historique.
« Car quelle peut être la tâche de la véritable philosophie, sinon de dresser cette carte
archétypique ? Quel est le problème du lieu transcendantal sinon de déterminer en quel sens
doit s’ordonner toute impulsion jaillie des plus intimes profondeurs vers une forme qui lui
reste inconnue mais qui lui fut assignée de toute éternité et l’enveloppe dans une symbolique
libératrice ? »127
De même que la forme concentrait dans L’Âme et les Formes les « expériences vécues les
plus pures », le « lieu transcendantal » est la situation concrète où s’ancre une telle expérience
qu’enveloppera la forme « dans une symbolique libératrice ». Si ambiguë de ce point de vue
qu’apparaisse l’invocation d’une « impulsion jaillie des plus ultimes profondeurs », Lukács
met en garde contre toute tentation d’« invertir » la « topographie transcendantale de l’esprit »
dans la psychologie128. Ce n’est pas la psychologie qui détermine les lieux transcendantaux
mais ceux-ci qui déterminent la psychologie. C’est pourquoi la détermination de la
« topographie transcendantale de l’esprit hellénique, essentiellement différente de la nôtre »129,
« échappe à toute compréhension psychologique et ne relève – au mieux – que d’une
« psychologie transcendantale ». Peut-être Lukács témoigne-t-il précisément là de l’influence
des sciences de l’esprit, et de leur espoir d’échapper à l’historicisme. Dans la Théorie du
roman toutefois – contrairement aux conceptions sous-jacentes de L’Âme et les Formes – les
« lieux transcendantaux » ne s’opposent pas en tant que simples visions du monde, mais
comme « mondes » distincts, déterminés par une certaine structure ontologique. En posant le
problème du lieu transcendantal, Lukács rapporte donc la forme esthétique romanesque à un
certain état ontologique du monde. Dans la mesure même où les formes sont tributaires d’une
telle structure, la topographie transcendantale met au jour « l’ultime relation structurelle qui
conditionne toute expérience vécue et toute création de forme »130.
Dans ces conditions, le lieu transcendantal où l’épopée fut possible, compte tenu de
l’ « expérience vécue » d’un sens immanent au monde dont est porteuse cette forme, est le
lieu de l’hellénité. La Théorie du roman s’ouvre ainsi sur l’esquisse nostalgique du lieu
transcendantal utopique du monde grec.
126
L’invocation formelle du passage du vers à la prose dans la forme épique romanesque n’explique pas mais
indique seulement ce changement qui présente, dans le texte de Lukács, une dignité d’ordre ontologique.
127
Op. cit., p. 20
128
Op. cit., p. 22
129
Ibid.
130
Op. cit., p. 23.
50
b. Le lieu grec
Le « lieu transcendantal » de l’hellénité possède un sens à la fois historique – il est constitué à
partir des textes – et éminemment fantasmatique depuis le Romantisme allemand. Il acquiert
ici un sens philosophique dans la mesure où il désigne un état du monde tel que s’y manifeste
« une totalité spontanée de l’être ». C’est un lieu où la transcendance – au sens de ce qui
dépasse et s’impose absolument à l’individu – et l’unité cosmique du monde sont de l’ordre
de l’évidence. Là, « le monde de la signification peut être compris et embrassé d’un seul
regard »131. Chacune des formes recouvrant les significations fondamentales de l’être dans le
monde, que ce soit l’épopée, la tragédie ou la philosophie y ont trouvé à la fois leur primeur et
leur perfection. Le héros de l’épopée, genre par excellence de ce cosmos métaphysiquement
pacifié, peut se mouvoir dans le monde, y vivre des aventures également inscrites dans son
propre destin et dans celui de sa communauté. Car dans le monde grec, « être et destin,
aventure et achèvement, existence et essence sont alors des notions identiques »132. L’aventure
du héros ne constitue pas une trajectoire contingente et solitaire dans un environnement
aveugle à ses desseins mais un parcours nécessaire, immédiatement signifiant,
intrinsèquement tributaire de l’hostilité ou de la bienveillance de la nature. Bref, le monde luimême exprime le héros comme le héros exprime le monde. « Dans cette demeure », il n’y pas
de sujet qui ne soit « ordonné a priori » au tout et l’esprit peut « se borner à accueillir
passivement dans sa vision un sens déjà achevé »133. En effet, pour que l’auteur de l’épopée
lui-même soit possible, pour qu’Homère puisse décrire ce lien cosmique entre Achille et son
destin, il faut bien penser que le Grec se situe dans un « lieu transcendantal » où la narration
spontanée de ses aventures n’implique aucune distance ironique, aucune perspective ni
inclinaison du regard. Il faut que ce regard ne se dissocie pas lui-même de ce qu’il voit, que la
» schöne Totalität « selon l’expression du jeune Hegel et des Romantiques allemands, ne
dégénère pas en beau spectacle pour un spectateur nécessairement extérieur à elle. Homère
était aveugle : pour Lukács, comme pour Nietzsche dans la Naissance de la tragédie, c’est là
le gage symbolique d’un regard qui se situe en deçà du regard, en deçà de la conscience qui
distingue l’être de la représentation que nous en avons. Cette innocence du regard coïncidant
avec la vérité est la formule même de l’hellénité qui fascina la pensée allemande de
Winckelmann à Jacob Burckhardt, et de Hölderlin à Heidegger.
Partageant cette fascination, Lukács l’inscrit toutefois immédiatement sous condition d’une
forme tragique134 : l’attrait nostalgique du lieu grec est directement corrélé à notre
impossibilité vitale de le considérer comme authentiquement nôtre. Quand bien même cela
serait matériellement possible, nous ne pouvons intellectuellement rétrograder aux temps
bénis de l’hellénité.
« Le cercle métaphysique à l’intérieur duquel vivent les Grecs est plus étroit que le nôtre ; c’est
pourquoi nous ne saurions jamais y trouver notre place ; ou mieux, ce cercle dont la finitude constitue
l’essence transcendantale de leur vie, nous l’avons brisé ; dans un monde clos, nous ne pouvons plus
respirer. »135
L’image ambiguë du cercle, figure de perfection et d’unité dans la tradition idéaliste de Platon
à Hegel, est ici retournée en goulot d’étranglement. Le « cercle métaphysique » désormais
131
Ibid.
Op. cit., p. 21.
133
Op. cit., p. 22.
134
Comme le fit Hölderlin lui-même. Voire notamment, sur le rapport de l’Occident moderne à la Grèce, la lettre
à Böhlendorff de décembre 1801, où s’établit le chiasme de la fusion mystique originelle chez les Grecs qu’ils
surmontèrent par une culture de la « sobriété junonienne » et de cette même sobriété devenue nature chez les
Modernes, cherchant à se dépasser dans la culture visant une fusion plus haute.
135
Op. cit., p. 24.
132
51
irrespirable qui circonscrit le lieu transcendantal hellénique, réalisant la » schöne Totalität «, à
la fois vraie, juste et belle, semble ainsi s’être élargi ou, mieux, corrige Lukács, avoir été
brisé. D’un lieu transcendantal à l’autre, nous n’avons pas sauté dans un autre cercle
absolument étranger au premier, mais les frontières du second sont infiniment plus lointaines,
à tel point que la clôture de ce cercle – qui représente métaphoriquement son caractère d’unité
signifiante – est repoussée hors de notre vue, et que cette clôture même, dans la mesure où
nous nous la représentons, a quelque chose d’arbitraire qui la brise, comme l’archer aux
limites de l’univers chez Lucrèce les repousse à chaque jet de flèche. La finitude du premier
cercle est brisée car nous avons pris conscience de sa finitude : en nous y confinant, tout en le
sachant frangible, nous trahirions ce qui faisait son caractère utopique. L’unité du cercle n’est
plus essentielle, il ne nous reste plus que deux manières insatisfaisantes de nous rapporter à
elle : soit comme à une possibilité arbitraire, soit comme à un devoir être, en d’autres termes,
soit de manière esthétique, soit de manière éthique, mais sans jamais par là pouvoir prétendre
à une métaphysique capable d’en fonder ontologiquement l’unité.
c. « Notre lieu transcendantal »
Cette impossibilité dernière d’une compréhension ontologique spontanée détermine la
spécificité transcendantale de notre lieu moderne. Alors que le lieu transcendantal du Grec le
plaçait dans une immanence immédiatement transcendante, celui de l’homme moderne doit
subir la même transformation que le transcendantal kantien a fait subir aux transcendantaux
scolastiques : une réduction de ce qui est indépendamment du fait d’être pensé aux conditions
de possibilité de la pensée. L’Obdachlosigkeit des individus modernes est chez Lukács la
conséquence directe sur leur vie de leur « lieu transcendantal » sans transcendance136.
Maintenant que « le ciel étoilé de Kant »137 ne brille plus « que dans la sombre nuit de la pure
connaissance », incapable d’éclairer « le sentier d’aucun voyageur solitaire »138, la plus
cosmique des transcendances – le ciel lui-même – se trouve enfermé dans le crâne du sujet
transcendantal. Maigre compensation dans ces conditions que « le ciel imaginaire du devoirêtre » quand, « du dedans, aucune lumière ne rayonne plus sur le monde des évènements et
sur son labyrinthe privé de toute affinité avec l’âme »139. La voûte stellaire elle-même n’est
plus que le fantasme miniaturisé de la transcendance transcendantale dans la tête du
philosophe. Le sujet, désormais chargé à lui seul de la tâche de rendre à la totalité son sens,
émerge comme le « seigneur de l’être » que toutes ses expériences séparent pourtant du
monde – devenu son objet – au lieu de l’y impliquer spontanément.
« Nous avons découvert en nous-mêmes la seule vraie substance et, dès lors, il nous a fallu
admettre qu’entre le savoir et le faire, entre l’âme et les structures, entre le moi et le monde, se
creusent d’infranchissables abîmes et qu’au-delà de cet abîme, toute substantialité flotte dans
136
Comme l’écrit Lucien Goldmann : « Cette transcendance par rapport à l’individu peut être aussi bien celle
d’un Dieu surhumain que celle de la communauté humaine, l’un et l’autre en même temps intérieurs et extérieurs
à l’individu. Mais le rationalisme avait supprimé l’un et l’autre, Dieu et la communauté », Lucien Goldmann, Le
Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris,
Gallimard, 1955, p. 40.
137
Référence à la formule de la Critique de la raison pratique qui constitue l’épitaphe de la tombe d’Emmanuel
Kant au cimetière de Königsberg, qui y fut inscrit à la demande du philosophe : « Deux choses remplissent mon
esprit d’une admiration et d’un respect toujours renaissants et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient
plus souvent et s’y applique davantage : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Je n’ai pas besoin
de les chercher et de les deviner comme si elles étaient enveloppées de nuages ou placées, au-delà de mon
horizon, dans une région inaccessible ; je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de
mon existence ».
138
G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 28
139
Ibid.
52
l’éparpillement de la réflexivité. Il a fallu, par conséquent, que notre essence devienne pour nous
un postulat et qu’en nous et nous-mêmes s’ouvre un abîme plus profond et plus menaçant. »140
Véritable axe à partir duquel basculent les « points d’orientation transcendantaux », ce sujet
transcendantal qui ne peut plus que postuler sa valeur nouménale, établit les coordonnées
kantiennes du lieu moderne. Dans de nombreux ouvrages141 connus de Lukács, Simmel avait
mis en évidence quelques années plus tôt l’homothétie des catégories de la philosophie de
Kant et des déploiements objectifs de la modernité, soulignant l’idiosyncrasie kantienne de la
science moderne142 et même de l’économie capitaliste143. Il soulignait déjà combien l’œuvre de
délimitation analytique du criticisme kantien entraîne avec elle le résultat tragique d’un
« écart béant » au cœur de l’homme « synthétique » au sein duquel « les composantes de la
nature humaine » sont « dissociées à l’extrême »144, unifiées seulement dans des « maximes
subjectives » où la souveraineté du sujet transcendantal se manifeste dans toute sa teneur
paradoxale : contraint par la connaissance à la loi de l’objectivité, il est invariablement
enfermé en lui-même à la fois en tant que sujet connaissant et en tant que sujet moral.
Soumise aux décrets d’un tel « seigneur de l’être », « toute substantialité flotte dans
l’éparpillement de la réflexivité »145. Le vertige d’un sujet ne pouvant plus s’appuyer que sur
lui-même et habité par des abîmes impossibles à combler apparaît alors comme l’envers
tragique de la bonhomie intellectuelle de la lecture néokantienne de la Critique de la Raison
pure voyant en elle le dernier refuge de la philosophie en péril. Érigé ici a contrario en
véritable apôtre du désenchantement [Entzauberung] qu’avait thématisé Weber, Kant incarne
le moment charnière d’une philosophie qui éreinte ses prétentions métaphysiques et, ce
faisant, condamne à terme sa propre possibilité – comme en témoignent ses héritiers radicaux
de l’École de Vienne. Désormais, les hommes doivent vivre dans leur chair les divisions
kantiennes et s’ouvre alors, selon l’expression de Fichte, reprise par Lukács pour caractériser
la modernité elle-même, « l’ère de la parfaite culpabilité » [das Zeitalter der vollendeten
Sundhaftigkeit]. C’est l’ère même du rationalisme, œuvre propre de l’homme par laquelle il
s’est lui-même condamné au malheur.
2. Monde de la convention
140
Op. cit., p. 25.
Le rôle central de l’interprétation du kantisme chez Simmel est attesté par les nombreux textes qu’il consacra
au philosophe. Voire le recueil publié à l’occasion du centenaire de la mort de Kant en 1904 sous le titre Kant,
sechzehn Vorlesungen gehalten an der Berliner Universität, von Georg Simmel, chez Duncker und Humblot,
Leipzig, rassemblant seize leçon données par Simmel entre 1896 et 1904 à l’université de Berlin : « Was ist
unser Kant ? » (1896) ; « Kant und die moderne Ästhetik » (1903) ; « Die Lehre Kants von Pflicht und Glück »
(1903/4) ; « Kant und der Individualismus » (1904). Simmel lui consacrera encore d’autres écrits, en 1906,
Nietzsche et Kant, Kant et Goethe. En 1910 il est encore au centre des Hauptprobleme der Philosophie comme il
était au cœur des analyses de la Philosophie de l’argent en 1900. Tous ces textes sont rassemblés dans
Gesammte Ausgabe 7, 8 et 10, R. Kramme, A. Rammstedt, O. Rammstedt (éd.), Frankfurt-am-Main, Suhrkamp,
1993-1997. En 1910, il est encore au centre des Hauptprobleme der Philosophie.
142
Comme il le notait dans Kant et Goethe, « c’est Kant qui apparaît comme le véritable cofondateur et le
compagnon de l’esprit scientifique moderne : lui qui d’une part ne trouvait de véritable science dans le savoir
que pour autant qu’il contenait des mathématiques, et qui d’autre part limitait la validité de celles-ci à notre
forme d’intuition, déniant toute connaissabilité à ce qui n’apparaît pas immédiatement […]», G. Simmel, Kant et
Goethe, contributions à l'histoire de la pensée moderne, trad. de P. Rusch, Paris, Le Promeneur, 2005, p. 93.
143
Notamment dans la Philosophie de l’argent [1900], nous y reviendrons.
144
G. Simmel, Kant et Goethe, op. cit., p. 91.
145
G. Lukàcs, Théorie du roman, op. cit., p. 25
141
53
a. Seconde nature
À « l’ère de la parfaite culpabilité » correspond ce monde de malheur qui est le monde de la
convention. En lui, « aucune fin n’est immédiatement donnée »146. Ses structures qui sont « le
substrat et le support » de l’activité de l’âme parmi les hommes, ont perdu « leur
enracinement évident dans les nécessités supra-personnelles et normatives »147. « Simple étant,
peut-être solide, peut-être vermoulu », de telles structures « ne portent plus la consécration de
l’absolu » pas plus qu’elles ne sont désormais pour l’âme « les réceptacles naturels de sa
débordante intériorité »148. À un tel monde de la convention qui s’apparente de près à ce que
Simmel appelait la « culture objective »149, « n’échappe que la partie la plus intime de l’âme ».
Mais en retour, celle-ci ne peut aller chercher en lui un sens ni un champ d’activité
immédiatement sensible. Face à ce monde de la convention, elle est confrontée au silence des
lois de la nature sur le modèle desquelles il se déploie finalement.
« Ce monde est une seconde nature ; comme la première, il ne peut être défini que comme un
système de nécessités connues mais dont le sens reste étranger ; et à cause de cela, il reste
insaisissable et inconnaissable dans sa véritable substance. »150
La connaissance s’affirme donc comme ce qui fait barrage à la signification. De même que les
sciences de la nature connaissent la nature comme ensemble de lois, le sujet se rapporte à la
seconde nature comme à une légalité connaissable. Mais dès lors, en deçà de la seconde
nature, la première elle-même, ainsi présupposée, « n’est que l’objectivation historicophilosophique du processus par lequel l’homme et les structures qu’il a créées s’aliènent
mutuellement »151. Lukács complète par une rhétorique plus angoissante de l’aliénation
réciproque l’arrachement de la culture objective aux élans de la subjectivité dont elle provient
que thématisait déjà Simmel. L’objectivité même de la culture est comprise comme « nature »
que le sujet ne peut même plus s’opposer comme son objet, qu’elle a pu s’opposer dans
l’activité même d’une objectivation, mais comme étrangeté sous la domination de laquelle le
sujet est néanmoins placé.
« Lorsque l’élément spirituel des structures ne peut plus devenir immédiatement manifeste,
lorsque ces structures ne se présentent plus seulement comme condensation et comme
concentration d’intériorités capables de se reconvertir en spiritualité à chaque instant, elles
doivent acquérir sur l’homme un empire aveugle et universel pour subsister. Et ce que les
hommes savent de cette puissance qui les asservit, ils l’appellent lois et, à travers ce concept
de loi, l’horreur de son omnipotence et de son universalité se change, pour la conscience, en la
sublime et exaltante logique d’une inhumaine, éternelle et immuable nécessité. »152
La dialectique simmelienne de fluidification et de rigidification des formes condensant et
concentrant la vie laisse ici place à l’empire aveugle des lois naturelles. Chez Simmel, dans la
Tragédie de la culture, les formes nées de la vie, informaient cette dernière à travers toutes les
œuvres de l’esprit et se rigidifiaient dans la culture au point d’apparaître méconnaissables à
l’intention créatrice qui en était la source, mais ce jusqu’à ce que d’autres formes les
remplacent dans le mouvement incessant de fluidication des formes par la vie. Saisie
spécifiquement dans la tragédie de subjectivités créatrices isolées, la tragédie de la culture
146
Op. cit., p. 55.
Ibid.
148
Ibid.
149
G. Simmel, La Tragédie de la culture et autres essais, Paris, Rivages, 1988.
150
G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 59
151
Ibid.
152
Ibid.
147
54
n’épuisait pas chez Simmel les ressources de la vie elle-même pour la dépasser. Chez Lukács
en revanche, le processus d’objectivation une fois « naturalisé » présente une irréversibilité
qui rend la tragédie à la fois collective et historique. Tandis que la première nature comme
légalité omnipotente ne se manifeste plus à la subjectivité que dans son « inhumaine, éternelle
et immuable nécessité », la culture où cette nécessité pouvait être brisée s’est mise à
ressembler à cette nature légale. La culture n’est plus conçue au sein de la dynamique
dialectique des formes et de la vie, mais comme seconde nature où la familiarité fallacieuse de
la première nature pour le sujet connaissant est renversée en étrangeté anxiogène pour le sujet
en quête de significations. La seconde nature ne vient donc pas structurer la première comme
les formes venaient structurer la vie, elle en importe bien plutôt l’inhumaine nécessité dans le
domaine jusque là réservé de la liberté humaine : la culture, la société. Voilà qu’est marquée
de façon manifeste le tournant que représente la Théorie du Roman vis-à-vis des sciences de
l’esprit : en « étrangeant » ainsi la culture aussi radicalement dans une seconde nature
définitivement opaque et mutique, Lukács l’arrache à toute approche compréhensive, encore
moins empathique. Benjamin et Adorno s’en souviendront qui n’auront de cesse à partir de là
de l’aborder comme chiffre. On verra combien le matérialisme critique d’Adorno s’ancrera
clairement dans cette nouvelle donne : l’inintelligibilité de la culture comme point de départ.
b. De Charybde en Scylla : connaissance scientifique et états d’âme
Face à la « seconde nature », le sujet est réduit à deux attitudes possibles : soit la
connaissance, dans son modèle scientifique, basée sur la légalité du phénomène observé, soit
ce que Lukács appelle les « états d’âme ». Il faut encore dire un mot de cette double
orientation possible face à la légalité opaque du « monde de la convention » tant elle
détermine pour ainsi dire le Charybde et le Scylla entre lesquels Adorno voudra fonder la
possibilité d’une actualité philosophique.
« La nature des lois et celle des états d’âme naissent, dans l’âme, du même lieu : elles
présupposent la même impossibilité d’atteindre une substance signifiante, la même
impossibilité pour le sujet, de découvrir dans le monde un objet constitutif adéquat. »153
La nostalgie d’un tel objet est la condition même du sujet dans le lieu transcendantal moderne.
Tandis qu’ « aussi longtemps que les structures façonnées par les hommes, pour l’homme,
s’adaptent réellement à lui, elles constituent sa demeure nécessaire et naturelle » et que, dans
un tel contexte, « aucune nostalgie ne peut naître en lui qui s’assigne la nature comme objet
de quête et de découverte ». les structures qui sont les nôtres génèrent d’un côté la scientificité
exacerbée, de l’autre la sentimentalité lyrique. Si bien que même « l’appréhension moderne
sentimentale de la nature n’est que la projection de l’expérience qui enseigne à l’homme que
le monde ambiant qu’il s’est créé lui-même n’est pas pour lui un foyer, mais une prison »154.
La seule connaissance qu’offre le lyrisme est donc celle d’un tel exil. C’est bien là que
culmine l’Obdachlosigkeit du sujet. Sans autre abri que celui qu’il peut bien se construire luimême, il est prisonnier d’une alternative : d’un côté, en tant que sujet connaissant, pris dans
un pur rapport de connaissance, il se trouve éreinté par ses propres lois transcendantales « et
la pure volonté de connaître un monde purifié de vouloir et de désir le réduit à n’être qu’une
accumulation non subjective, constructrice et construite, de fonctions cognitives » ; de l’autre,
en tant que sujet contemplant, dans un pur rapport lyrique, il « dissout le monde extérieur en
états d’âme ». Si « dans le lyrisme seulement cette fulguration non médiatisée de la substance
153
154
Op. cit., p. 58.
Ibid.
55
se fait révélation soudaine, déchiffrement d’arcanes perdues »155, le sens métaphysique risque
sans cesse d’y être dégradé en sens poétique. Certes, dans « les instants lyriques » les plus
accomplis, « l’âme fige sa plus pure intériorité en substance » et « la nature, étrangère et
inconnaissable » est muée « en un lumineux symbole, par la force de l’intériorité »156. Le
Chant des Niebelungen comme « tentative purement artistique de reconstituer par les voies de
la composition, de la construction, de l’organisation, une unité qui cesse d’être spontanément
donnée » en manifeste bien la « tentative désespérée » et en même temps l’ « échec
héroïque »157. Mais détachés de toute transcendance et comme absolutisés dans ce que Lukács
appelle le « romantisme de la désillusion », les « instants lyriques » ne parviennent plus
néanmoins qu’à réfléchir indéfiniment la mélancolie du sujet solitaire. Instants poétiques,
idiosyncrasiques, ils ne laissent après eux qu’« une sorte de capharnaüm pittoresque rempli de
symboles sensibles à l’usage de la poésie »158. La culture elle-même n’est plus qu’un fatras
poétique quand le sujet devient « l’unique porteur du sens, l’unique réalité vraie ». Alors
même qu’il cherche à se fuir dans la nature, il n’en fait qu’une projection de lui-même et la
restitue tout au plus comme « un arrière-plan, un décor »159. On décèle ici que l’ « histoire de
la nature » benjaminienne trouve dans ces développements ses premiers jalons métaphoriques
et philosophiques : Adorno rapprochera en ce sens les passages édifiants de la Théorie du
roman et de l’Origine du drame baroque allemand dans sa conférence de 1932 sur « L’Idée
d’histoire de la nature ». Nous verrons plus loin ce qui se joue de décisif dans le passage
d’une conception à l’autre pour la conception adornienne même de l’interprétation critique.
*
Ainsi la topographie transcendantale lukácsienne déploie la configuration matricielle au sein
de laquelle Adorno envisage la problématique de la subjectivité. Si la connaissance
adornienne de ces conceptions lukácsiennes est avérée et nourrit très explicitement les
premiers textes adorniens, on peut pour conclure ici rappeler les termes existentialistes de leur
première réception chez le jeune disciple de Kracauer. Dans un tapuscrit posthume,
vraisemblablement rédigé au tout début des années vingt, sur « Frank Wedekind et son
tableau de mœurs Musique » on sent le questionnement adornien se forger au plus près de sa
lecture d’un Lukács kierkegaardien et de sa fréquentation de Kracauer. L’auteur s’y fait
l’écho de déplorations alors communes en écrivant que « la culture se transforme en
civilisation, ses évaluations perdent leur relation à un principe supra-personnel et deviennent
relatives aux systèmes de référence des différents individus qui s’avancent dans l’espace
vide »160. Tandis que dans une « culture liée par le sens – celle de Dante par exemple », la
question essentielle de « la position du moi par rapport au monde […] s’exprime dans
l’interrogation fondamentale du moi empli de Dieu, envers le monde spirituel et sensuel,
envers la métaphysique et la physique », dans « notre monde vide de sens [sinnlicher Welt] »,
où le moi s’est « désubstantialisé » jusqu’à devenir « chiffre dans la transformation
mécanique et sans but du processus de vie », cette question « signifie purement et simplement
[…] la question de l’existence du spirituel »161. Question fatidique s’il en est quand la
modernité apparaît précisément comme le lieu d’où le spirituel semble s’être définitivement
retiré. Mais tandis que c’est la vision des espaces vides de la modernité qui dominera la
compréhension kracauerienne d’un tel retrait, c’est l’image évoquée un peu plus haut de ce
155
Op. cit., p. 56.
Ibid., pp. 56-57.
157
Op. cit., p. 48.
158
Op. cit., p. 57.
159
Voir plus loin ci-dessous sur ce point les réminiscences lukácsiennes dans l’essai « Sur Les Affinités électives
de Goethe » de Benjamin.
160
« Frank Wedekind et son tableau de mœurs Musique », Mots de l’Étranger. Notes sur la littérature II, trad. fr.
de L. Barthélémy et G. Moutot, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004, pp. 178-179 ; GS 11, Anhang, 620
161
Ibid.
156
56
capharnaüm des significations où le fatras des états d’âmes s’est figé en décor qui en
déterminera la compréhension adornienne. Il s’agit maintenait de donner à ce point – le
renversement du vide en plein – toute son importance.
B. Siegfried Kracauer et le pathos des espaces vides
1. Hall d’hôtel
a. Vide moderne
Lecteur édifié de la Théorie du roman et figure à la fois singulière et touchante de
l’intellectuel déraciné, Siegfried Kracauer prolonge et transforme la thématisation
philosophico-esthétique des lieux transcendantaux. Ancien disciple de Simmel, il est familier
de sa sociologie sensible de la grande ville. Mais dans la métropole où les lignes de fuite des
rues et des buildings ne tracent que des directions arbitraires, où l’on va et vient sans jamais
parvenir au but, les plans s’agencent sans jamais offrir à l’architecte Kracauer, désabusé de
l’architecture, le toit spirituel qui fait défaut162. Dès 1922, il propose dans sa Sociologie
comme science [Soziologie als Wissenschaft], une critique des méthodes sociologiques de
Simmel, Weber, Troeltsch à partir d’une philosophie de « l’existence » tout droit issue de la
lecture de Kierkegaard et de Lukács. Appréhender la modernité consiste donc d’abord dans sa
perspective à prendre la mesure de la nouvelle condition historique et existentielle du sujet
qui, jusqu’alors « inclus dans le bal des figures » du monde, « émerge maintenant isolé du
chaos, porteur solitaire de l’esprit »163.
« […] devant ses yeux s’ouvrent les terres infinies de la réalité. Projeté dans l’infini glacé de
l’espace vide et du temps vide, il se trouve confronté à un matériau dépourvu de toute
signification, qu’il lui appartient d’élaborer et de modeler en fonction des idées qui l’habitent,
lui, le sujet, et qui sont les rescapées de l’époque du sens. »164
En reprenant très explicitement les thèmes luckácsiens de la solitude du sujet « seigneur de
l’être » mais « sans abri », l’auteur de Soziologie als Wissenschaft la prolonge ici par la
thématisation insistante du vide. « Le monde spirituel qui nous enserre », écrit-il encore dix
ans plus tard dans « Ceux qui attendent » – non sans rappeler le « cercle métaphysique » dont
parlait Lukács dans la Théorie du roman –, « en est venu à se vider »165. Ce n’est pas qu’une
162
Voir l’article de Gérard Raulet, « Socio-mythologie de la ville », in Nia Perivolaropoulou / Philippe Despoix
(dir.), Culture de masse et modernité. Siegfried Kracauer, sociologue, critique, écrivain, Paris, Éditions de la
Maison des Sciences de l’Homme, 2001, pp. 146-161. Gérard Raulet développe précisément le thème
kracauerien de la dispersion. [Zerstreuung] : « Dans la grande ville, la fonction a remplacé la substance, et la
dispersion, c’est l’ensemble des ‘fonctions dans un espace vide’ », op. cit., p. 151. Déréalisation de toute
substance, voire de toute instance dans la vitesse, le rythme urbains, ce thème porte à son paroxysme celui de la
« perte du monde » [Verlust an Welt].
163
S. Kracauer, Soziologie als Wissenschaft. Eine erkenntniskritische Untersuchung, 1922, in Werke 1 :
Soziologie als Wissenschaft – Der Detektiv-Roman – Die Angestellten, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 2006, cité
par R. Wiggerhaus, L’École de Francfort, op. cit., p. 68.
164
Ibid.
165
Op. cit., p. 107.
57
brèche soit apparue à l’insu de ceux qui l’habitaient : ils sont pour ainsi dire devenus euxmêmes les trous béants par lesquels le contenu du réel s’est échappé. Dans la mesure où le
monde, comme le diagnostiquait Lukács, a été progressivement « rabaissé à une dimension
dépendant structurellement du moi »166, il est devenu « petit à petit privé de sa substance »,
irrémédiablement vide. À dire vrai, le pathos de l’espace vide est la particularité de Kracauer.
Le vide est chez lui comme l’épithète homérique de la modernité. Le lieu transcendantal
moderne est l’« infini glacé de l’espace vide et du temps vide » où nous sommes projetés sans
moyen d’orientation possible. La perte de la transcendance n’a pas seulement brisé l’unité
cosmique du monde, elle l’a semble-t-il appauvri, rendu définitivement creux. Le lieu de
l’époque semble alors défini négativement comme un lieu déserté – par le sens, les valeurs.
Pour autant, cette détermination toute négative ne lui retire pas son caractère de lieu. Si vide
soit-il, nous y sommes compris. Sa vacuité ne le rend pas moins concret, il a le poids de
l’objectivité même. C’est un hall d’hôtel.
b. Manifestation de surface
Dans l’ouverture de son article de 1927 sur « L’Ornement de la masse »167 Kracauer affirme
que « le lieu qu’une époque occupe dans le processus historique se détermine de manière plus
pertinente à partir de l’analyse de ses manifestations discrètes de surface qu’à partir des
jugements qu’elle porte sur elle-même »168. Alors que ces derniers « en tant qu’expressions
des tendances du temps, ne sont pas des témoignages concluants sur l’état d’esprit global du
siècle », les dites « manifestations discrètes », « par leur caractère inconscient » sont plus
largement susceptibles de donner « directement accès au contenu fondamental de la réalité
existante »169. C’est en vertu d’un tel principe, visant en quelque sorte à prendre l’esprit par
surprise, que Kracauer développa dans Le Roman policier – genre considéré comme produit
de la culture de masse – une théorie succincte mais décisive du lieu de l’époque comme hall
d’hôtel.
Dans ce texte, rédigé entre 1922 et 1925 et dédié au jeune Adorno, l’attention à cette
« figuration artistique »170 particulière qu’est le roman policier passe par son objectivation en
symptôme – « performance a minima » de la forme esthétique. « Sans être une œuvre d’art »,
insiste Kracauer, « le roman policier présente à la société déréalisée sa propre face, sous une
forme plus pure qu’elle ne pourrait la voir autrement »171. Si faible que soit « la force
166
Op. cit., p. 108.
Paru dans la Frankfurter Zeitung en juin 1927.
168
S. Kracauer, « L’Ornement de la masse » [« Das Ornament der Masse », Frankfurter Zeitung, 9-10 juin
1927], in L’Ornement de la Masse, trad. fr. de S. Cornille, Paris, La Découverte, 2008, p. 60.
169
Ibid.
170
Comme l’écrit à juste titre Gérard Raulet, on a là un exemple frappant de la manière dont, « pour appréhender
la réalité ambiante, la sociologie dialectique de la grande ville doit se transformer en une esthétique » ; le
premier acte de cette transformation étant précisément l’élection d’objets esthétiques, quoique dégradés, en vue
d’une interprétation renouvelée du réel. Voir Périvolaropoulous/Despoix, « Socio-mythologie de la ville », art.
cit., p. 151.
171
Moins attentif aux subtilités du genre qu’un Régis Messac à la même époque, Kracauer, fort de cet a de
lecture, tient que les romans de Conan Doyle, d’Émile Gaboriau, de Sven Elvestad, Maurice Leblanc, Paul
Rosenhayn « et même les romans d’auteurs marginaux comme Otto Soyka, Frank Heller, Gaston Leroux […]
appartiennent à un seul niveau de signification et obéissent à des lois formelles similaires. Ce qui les unit et les
caractérise tous est l’idée dont ils témoignent et qui préside à leur production : l’idée de la société civilisée
parfaitement rationalisée, idée qu’ils comprennent d’un point de vue radicalement unilatéral et qu’ils incarnent
sous une forme stylisée par la réfraction esthétique. Ce dont il s’agit dans ces romans n’est pas la reproduction
fidèle de cette réalité que l’on appelle civilisation, mais bien plutôt, et dès le début, l’accentuation du caractère
intellectualiste de cette réalité. Ils présentent au caractère civilisateur une glace déformante d’où le regarde
fiment la caricature de sa propre monstruosité. L’image qu’ils présentent est assez effrayante : elle montre un
état de la société où l’intellect sans attaches a conquis sa victoire finale ; une coexistence et une confusion
167
58
existentielle de sa figuration esthétique »172, le genre a l’avantage de faire « accéder cette
réalité à la transparence »173. Mais pour ainsi dire inconsciemment. Car la « structure
caractéristique que prend la vie présentée par le roman montre bien que la conscience qui le
produit n’est pas individuelle ni contingente »174, mais l’effet d’une contrainte collective à la
négation de toute sphère existentielle. Si le roman policier révèle en ce sens le « secret de la
société déréalisée » et de « ses marionnettes dépourvues de substance »175 c’est parce qu’il est
lui-même l’œuvre des marionnettes. Outil révélateur du lieu de l’époque, il ne vaut donc pas
mieux qu’elle, mais en « parachevant intellectuellement la société dont il vient »176, il en
anticipe un tant soit peu le cauchemar : celui d’un monde entièrement rationalisé – c’est-àdire privé de toutes les possibilités de pensée et d’expérience qui lui sont étrangères – peuplé
non de personnes mais d’ego transcendantaux.
c. Surimpression
Comme les cinéastes russes pratiquent à l’époque la technique de surimpression au cinéma,
Kracauer entreprend audacieusement la surimpression de la physiognomonie de la Critique de
la raison pure et de la physiognomonie du roman policier, lisant en somme le texte
philosophique comme un roman policier et le roman policier comme un texte philosophique.
Autour des années vingt, Kracauer lit assidûment la Critique de la Raison pure, selon Adorno,
non comme « une simple théorie de la connaissance, une analyse des conditions du jugement
valable dans les sciences, mais une sorte d’écriture codée où l’on pouvait déchiffrer la
situation historique de l’esprit, avec le vague espoir d’y trouver quelque chose de la vérité »177.
À l’écoute de la « voix de Kant », il décèle dans l’ouvrage philosophique des « blessures »
dont le monde moderne semble se faire directement écho : dans l’un comme dans l’autre, la
« ratio » a pris le dessus ; une ratio solitaire, émancipée des limites imposées par une religion
et une morale transcendantes et où les individus semblent supérieurement malins, mais vides,
à l’instar de ce personnage type qu’est le détective privé. Ce dernier œuvrant à l’écart de la loi
elle-même et de la police, libéré des contraintes objectives des institutions légales comme
l’intellect émancipé l’est de toute transcendance, incarne littéralement l’ego transcendantal de
la Critique de la raison pure et ce que le Roman policier appellera donc « son horrible
finish ». Il arpente la ville à la recherche des traces du crime guidé par son esprit logique. Plus
que le juge ou le commissaire, il admire la forme scientifique du raisonnement, et s’en inspire.
À lui seul, par la force de la déduction logique, il trouvera le criminel et aura raison contre
tous – car le détective ne se trompe jamais, c’est la loi du genre. Comme le souligne Rainer
Rochlitz rappelant les termes de Kant, « il sait se soumettre à son entendement sans se
soumettre à aucune autre autorité »178. Dans cette mesure, « il personnifie la ratio », et « fait
passer la révolution copernicienne dans les actes d’une pratique quotidienne ». Et où la
pratique quotidienne du détective le conduit-elle ? Typiquement, dans ces lieux de
prédilection de l’illégalité romanesque que sont les hôtels. De même que le roman policier
exprime inconsciemment l’époque, le hall d’hôtel en géométrise l’esprit. Si « le grand hôtel
purement extérieures des personnes et des choses qui paraissent ternes et déconcertantes parce qu’elles
défigurent jusqu’à la caricature la réalité artificiellement éliminée. », S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p.
32.
172
Op. cit., p. 51.
173
Op. cit., p. 52.
174
Op. cit., p. 53.
175
Ibid.
176
Op.cit., p. 52.
177
« Un étrange réaliste », Notes sur la littérature, Gallimard, Paris, 1984, p. 264.
178
Rainer Rochlitz, préface de S. Kracauer in Le Roman Policier, trad. fr. de G. et R. Rochlitz, Paris, Payot,
« Petite Bibliothèque », 2001, p. 18.
59
est un monde en soi et [si] ce monde est pareil au reste du grand monde » comme peut le lire
le lecteur avide des frissons du suspense dans La Mort entre dans l’hôtel179, Kracauer prend
cet avertissement au mot. Après tout, « la société civilisée parvenue au terme de sa
construction peut bien posséder des sites remarquables […] qui témoignent de sa nonexistence »180. Dans ce site où circulent anonymement des figures vides se compose en fin de
compte dans une somme égale au néant la société rationalisée.
d. Une église négative peuplée de fantômes plats
Autrefois, il y avait l’Eglise. Mais précisément, avance le critique, le « hall d’hôtel qui revient
si souvent dans le roman policier », constitue à bien des égards une « image inversée de la
maison de Dieu » : c’est « une église négative »181.
« Ici comme là-bas on se présente en hôte. Mais, si la Maison de Dieu est vouée au service de
celui chez qui on se rend dans elle, le hall d’hôtel sert à tous ceux qui dans lui ne se rendent
chez personne. »182
Tandis que la Maison de Dieu « présuppose une communauté existante », l’assemblée des
fidèles, les individus ne s’assemblent dans le hall que comme repères d’une configuration
spatiale à géométrie variable. L’espace signifiant de l’église à la fois dans sa verticalité – le
rapport à Dieu – et dans son horizontalité – les liens de la communauté –, n’est plus
qu’ « espace en soi », un « néant impersonnel », devenu l’hôte, à la place de l’Inconnu
qu’était Dieu. Dans cette « région basse » caractérisée par « l’absence de tension », les
individus sont « les “sans relation” » pour qui « le voisinage dans le hall d’hôtel est sans
signification »183. Le « nous » de l’Eglise témoignait d’une « égalité » qui était
« l’accomplissement des différences qui doivent renoncer à leur singularité indépendante afin
que soit sauvé le plus intime de leur singularité »184. Au contraire, « au lieu de la relation à
Dieu, l’égalité dans le hall d’hôtel ne se fonde que sur la relation au néant »185 ; « on se trouve
dans le hall vis-à-vis de rien » [en français dans le texte]. Ni d’un monde, ni d’un Autre, ni
même d’un prochain. Le hall géométrise un pur « espace de non-relation » où des instances
privées ne vivent même plus l’expérience de l’indifférence qu’elles se vouent les unes aux
autres confirmant l’impossibilité d’« un “être-ensemble” déjà irréel en soi »186. L’individu
moderne s’apparente au point où s’entrecroisent tous ces angles morts. « Dans le vide
indéterminé » écrit Kracauer, usant d’une expression doublement privative, « on est
impuissant et on se volatilise, sans défense, devenant un ‘membre de la société en général’ qui
se tient inutile à la marge et s’étourdit en jouant »187.
Jusqu’à ce que la conscience des teneurs existentielles qui hante, même négativement, tout
divertissement, abandonne tout à fait les joueurs, figures dégingandées de marginaux sans
idée du centre.
« Des rudiments d’individus glissent dans le nirvana de la détente, des visages se perdent
derrière le journal, et l’éclairage artificiel permanent n’éclaire que des mannequins. Des allées
179
Titre d’un roman, cité par Kracauer, du romancier et journaliste norvégien Sven Elvestad (1884-1934).
Op. cit., p. 150.
181
Ibid.
182
Ibid.
183
Op. cit., p. 151.
184
Op. cit., p. 153
185
Ibid.
186
Op. cit., p. 154
187
Ibid.
180
60
et venues d’inconnus qui par la perte de leur mot de ralliement deviennent formes vides et
passent tels d’insaisissables fantômes plats. S’ils possédaient un dedans, ce dernier serait sans
fenêtre, et ils périraient par la conscience d’un infini abandon […] Mais en tant que pure
extériorité, ils disparaissent à eux-mêmes et expriment leur non-être. »188
À son extrême pointe critique, le pathos du vide se renverse ainsi chez Kracauer en tragicomédie behaviouriste où les individus ne sont plus que des « extériorités » – mannequins ou
« fracs » affectant des poses naturelles sur d’élégants fauteuils club. Leurs « particules
psychiques » ne sont pas liées entre elles et ne semblent « adaptées après coup au déroulement
de l’action, tel que le construit librement la ratio »189. Mais comme le hall d’hôtel s’oppose à
l’Église, ces intériorités closes, monadiques, qui s’apparentent à des extériorités plates
esquissent en creux une individualité qu’ils ont cessé d’incarner, une psyché concrète qu’ils
n’éprouvent plus, bref une individualité véritablement « intérieure ». Au contraire, la psyché
stylisée de ces extériorités plates est impunément soustraite par l’absolutisation de l’intellect
« à la relativité donnée par le fait de l’existence ». L’intelligence-type du mannequin-détective
dissimulé derrière son journal « aboutit à des configurations de pensée dépourvues de tout
paradoxe, unidimensionnelles »190, dont l’unidimensionnalité tient, insiste Kracauer, à
l’absence de « tension », c’est-à-dire d’expérience d’une appartenance paradoxale à plusieurs
sphères de signification.
Il convient donc de relativiser « le secteur de la société et du monde que circonscrit le roman
policier »191 puisqu’il ne désigne en vérité « qu’un stade de l’être des hommes auquel d’autres
stades de l’être sont supérieurs par leur contenu de réalité ». En d’autres termes, « la sphère
qu’il figure circonscrit un ensemble dont seule la ratio émancipée se porte garante ». Au-delà
de cette dernière, « les sphères supérieures donnent au contraire de plus en plus de place à
l’homme intégral dont la ratio n’est qu’un élément »192. Ceux qui seraient encore capables de
se rapporter à de telles sphères supérieures, au-delà de la ratio mais « sans pécher contre
l’esprit », pourraient dès lors être opposés aux « fantômes plats » du hall d’hôtel. Derrière le
négatif de l’Église s’esquisse chez Kracauer l’espoir existentiel d’une communauté des
intériorités.
3. Lieux intérieurs
a. Sphères supérieures
À la topique du hall d’hôtel où surgit un individu conceptuel « en analogie avec les concepts
généraux abstraits et formels à partir desquels la pensée ayant fui la tension s’imagine
comprendre le monde »193, répond l’ubiquité d’un Royaume « qui est partout et nulle part » 194
attendu par ceux que la ratio n’a pas rendus étrangers à leurs aspirations les plus
profondément humaines. Lieu propre de la communauté religieuse, ce royaume éternel –
« dans le temps et en dehors du temps » 195 – apparaît chez Kracauer comme le lieu vers
188
Op. cit., p. 157
Op. cit., p. 63.
190
Ibid.
191
Op. cit., 52.
192
Ibid.
193
Op. cit., p. 154.
194
Ibid.
195
Ibid.
189
61
lequel les individus modernes doivent également tendre, quand bien même ils ne sauraient
plus croire en Dieu.
« C’est vers lui [ce royaume] que s’étend la réalité existentielle, qui serait irréelle si elle ne se
mettait pas continuellement en question par la relation permanente au surréel – irréelle certes
aussi si elle donnait à cette question une réponse univoque et si elle s’abolissait elle-même
définitivement par l’intégration anticipatrice du surréel dans l’existence. »196
Compte tenu de l’indétermination « surréelle » du Royaume visé, c’est l’attitude intellectuelle
où cette visée s’incarne qui sert de modèle à l’individu conscient « de l’existence et des
données authentiques »197 : cette attitude n’est autre que celle du croyant, saisie à partir de la
conception kierkegaardienne de la foi. Chez Kierkegaard, le chrétien éprouve dans la foi le
paradoxe de sa finitude et de sa relation à l’Infini qu’est Dieu : « l’existence », écrit-il, cité par
Kracauer, « est à peu près un tel état intermédiaire ; elle convient à un être intermédiaire tel
que l’homme »198. C’est donc seulement « dans cette sphère élevée que Kierkegaard appelle la
sphère ‘religieuse’ et dans laquelle les noms livrent leur secret » que « le soi est en relation
avec le mystère suprême qui le porte à sa pleine existence »199. Là où le genre policier a
galvaudé le mystère en énigme que la ratio dissout triomphalement, la sphère religieuse en
signifie la persistance, offrant de la sorte à l’individu « la conscience exacte de sa situation
paradoxale ». Une situation que Kierkegaard saisissait dans le paradoxe de la coïncidence de
la foi et de « la catégorie décisive de l’absurdité de la foi »200. Kracauer, qui ne croit pas en
Dieu, retient essentiellement le paradoxe et sa condition : non pas la foi en la transcendance,
mais l’élan vers elle, où se structure la tension de l’existence.
b. Vers les intériorités isolées
Mais tandis que dans l’Eglise, pour la communauté des croyants, la transcendance horizontale
de la communauté religieuse rapportée à la transcendance verticale du rapport à Dieu,
établissait cette relation avec le mystère à l’échelle de l’humanité, cette « tension dans
l’existence » qui « renferme l’attente d’être résolue dans une ascension »201 vers le royaume de
Dieu reflue déjà avec Kierkegaard dans l’expérience d’un individu isolé. Or, comme l’écrivait
le jeune Adorno sous l’influence kracauerienne dans une chronique de mai 1922, on ne peut
« construire une cathédrale, lorsque aucune communauté ne la réclame même si l’on croit soimême en Dieu »202. Invoquant alors le « moi » et les « effets continus de sa décision [seiner
weiterwirkenden Entscheidung] », il concluait que puisqu’« aucun boîtier objectif ne nous
contient, nous ne pouvons que construire nous-mêmes notre maison [kein objektives Gehäuse
faßt uns, wir müssen uns unser Haus selbst bauen] »203. De l’Église rassemblant la
communauté des croyants, les individus encore conscients de la tension existentielle qu’avait
décrite Kierkegaard se trouvent désormais chassés. Leur lieu est maintenant intérieur, leur
communauté anonyme. C’est celle que décrivent les premières lignes de l’important article de
Kracauer – véritable profession de foi sans transcendance – « Ceux qui attendent » [Die
Wartenden], paru du 12 mars 1931 dans la Frankfurter Zeitung.
196
Ibid.
Ibid.
198
Op. cit., p. 39.
199
Op. cit., p. 52.
200
Op. cit., p. 192.
201
Op. cit., p. 49.
202
T.W. Adorno, Musikalische Schrifften VI, GS 19, 24: »Man kann keine Kathedralen bauen, wenn keine
Gemeinde sie begehrt, - auch wenn man selber an Gott glaubt «.
203
Ibid.
197
62
« Il existe présentement un grand nombre de gens qui, sans rien connaître les uns des autres,
sont pourtant tous liés par un destin commun. Échappant à toute profession de foi déterminée,
ils se sont conquis leur part des trésors culturels aujourd’hui accessibles à tous et pour le reste
vivent consciemment leur époque. Ils passent leurs journées le plus souvent dans la solitude
des grandes villes, ces savants, commerçants, médecins, avocats, étudiants et intellectuels de
toutes sortes ; et comme ils sont assis dans leur bureau, reçoivent des clients, mènent des
négociations, fréquentent les amphithéâtres, ils oublient très fréquemment, dans le vacarme de
leurs activités, leur véritable être intérieur et se croient libres de la charge qui secrètement pèse
sur eux. Mais s’ils se retranchent de la surface de leur être jusque dans son centre, ils sont
assaillis par une profonde tristesse, née de se savoir impliqués dans une situation spirituelle
déterminée et qui finalement envahit toutes les couches de leur être. C’est la souffrance
métaphysique due au manque d’une signification supérieure de ce monde, à leur être-là dans
l’espace vide, qui fait de ces humains des compagnons d’un même destin. »204
Comme sous l’effet d’une loupe grossissante, le regard, qui embrasse au départ l’activité
fourmillante des individus dans la grande ville plonge jusque dans leur « être intérieur » qui
n’est encore que l’enceinte de leur intimité privée « où ils se croient libres » en bourgeois
satisfaits. Mais, plus profondément encore, il apparaît que « s’ils se retranchent de la surface
de leur être jusque dans son centre », ils y découvrent non la substance qui leur fait
définitivement défaut mais une « profonde tristesse ». Tel est l’affect qui détermine le lieu
intérieur des individus « conscients » « en son centre » : une insondable tristesse, une
« souffrance métaphysique » où Kracauer découvre finalement le dernier contenu psychique
opposable à la transparence des « fantômes plats » des espaces citadins. Adorno s’en
souviendra qui en fera l’affect révélateur, mythique et critique de l’intériorité
kierkegaardienne. Dans la tristesse, les individus s’avèrent doublement frappés par
l’« absence de relation à l’Absolu » et par « la malédiction de l’isolement »205 : ces
« compagnons », « liés par un destin commun » sans pourtant « rien connaître les uns des
autres » forment ainsi une communauté d’intériorités anonymes. C’est là le fruit de la
« situation spirituelle déterminée » qui n’est autre pour Kracauer que l’éclipse du royaume de
Dieu qui fait refluer le dernier lieu du sens dans l’intimité cachée d’une tristesse historique, à
la fois universellement tue et (presque) universellement partagée. Mais en tant qu’elle établit
un contact avec des teneurs métaphysiques qui semblent avoir déserté la surface du monde
dans le « relativisme exacerbé »206 de l’époque, cette tristesse lui apparaît finalement comme
la disposition rédemptrice de « ceux qui attendent ».
Dans la disposition de l’attente, il s’agit en effet tout autant de résister au déni des « données
authentiques de l’existence » qu’à l’emballement pour une religiosité de pacotille.
Nostalgique de la communauté religieuse, il n’a de cesse de critiquer ceux qui tentent de
« combler » le vide en ressuscitant cette forme que le processus historique semble avoir
précisément condamnée. De l’anthroposophie de Rudolf Steiner qui établit « un pont
illusoire » entre science et religion en se repliant sur un idéalisme dépassé, à « l’esprit
messianique Sturm-und-Drang » d’un Bloch, « de coloration communiste […] vivant dans
des représentations apocalyptiques, dans l’attente du Messie défiant le monde », on observe,
selon Kracauer, l’aberrante nostalgie d’une foi encore possible « sans sacrificium
intellectus ».
204
S. Kracauer, « Ceux qui attendent », in L’Ornement de la Masse, op. cit., p. 107 sq.
Op. cit., p. 108.
206
Op. cit., p. 109.
205
63
« L’époque impitoyable engendre de telles natures désirantes millénaristes qui, en un tempo
furioso, s’évadent hors du vide pour aller investir tempétueusement certaines positions
religieuses définitives […]. »207
L’idéalisme de Steiner, le culte de la forme chez George, le messianisme de Bloch – Kracauer
manifeste là sa désapprobation des vues utopiques exposées par ce dernier dans son ouvrage
sur Thomas Münzer – ont tous quelque chose d’un revival : chacune de ces tentatives « ne
représente pas pour celui qui réfléchit une tentation mais la caricature d’une authentique
participation à l’absolu »208. Toutes ces « entreprises qui visent le réveil des anciennes théories
de l’humanité et qui espèrent supprimer le vide en quelque sorte par l’entrée dans les religions
positives »209 échouent à faire de leurs théories un contenu de vérité qui résiste au jugement
sans concession d’un homme de son temps. « Venant de la zone de conditionnalité
relativiste » elles voudraient ressusciter de leurs cendres « la profession de foi et la
communauté culturelle, la contrainte de l’absolu qui supprime l’isolement, le savoir du
croyant qui libère du vagabondage du non-croyant »210. Mais de la sorte, pense Kracauer, en
défiant le temps, elles sacrifient le monde, elles « enserrent un autre monde, une autre réalité
qui n’est pas celle où se déroulent les évènements physiques et les processus économiques
dans une diversité chaotique »211. Celui, comme Martin Buber – visé ici entre autres par
Kracauer – qui veut « l’union du je avec Dieu et avec le tu » oblitère les médiations, les
« formes » dit le texte, selon un vocabulaire simmelien, sans lesquelles pourtant la
communauté n’est qu’une abstraction. Il se transporte librement « hors de la sphère du
changement sans signification dans celle de l’éternité qui en est toute pénétrée »212. Bref, il
reconquiert un absolu en congédiant l’histoire, la société elle-même et tout ce qui s’ensuit. Et
Kracauer de relever combien catholicisme, protestantisme, judaïsme, « judaïsme sioniste
surtout », mais également toutes sortes de mysticismes et de sectes fleurissent et refleurissent
sur ce terrain utopique d’une communauté extra-mondaine. En semant ainsi le cours de
l’histoire, ces nouveaux religieux espèrent semer le désespoir, s’assurant arbitrairement la
« sécurité » d’un « habitacle religieux ». Au contraire, fidèle au paradoxe kierkegaardien qui
tient ensemble la foi et l’absurdité de la foi, Kracauer veut maintenir dans l’ « attente », la
résistance à la foi et la tentation de la foi. En reconduisant sans cesse l’aspiration
métaphysique à l’immanence qui la nie, il espère, évoquant cette fois la dialectique
ascendante de Platon, « lentement modifier sa position et s’élever en tâtonnant dans des
régions qui auparavant lui paraissaient insuffisantes »213.
c. Typologie existentielle
Puisque le royaume pas plus que le surréel ne se laissent déterminer positivement et que
l’esprit ne peut se sacrifier dans un engagement aveugle pour une hypothétique et suspecte
transcendance fabriquée ad hoc, la réflexion reflue vers les « comportements possibles » de
« ces hommes qui demeurent dans le vide », « conscients de leur situation » à l’exclusion de
« ceux qui choisissent de s’étourdir » et de s’évader « dans l’irréalité d’une pseudoexistence de distractions » ou « qui entrent sans conflit dans la foi authentique et de la sorte,
207
Op. cit., p. 111.
Op. cit., p. 110.
209
Op. cit., p. 112.
210
Ibid.
211
Ibid.
212
Ibid.
213
Ibid.
208
64
sans trébucher, participent bientôt à un niveau supérieur de réalité »214. Face au vide moderne,
se dressent trois types de lucidité intellectuelle – Kracauer optant pour la dernière.
1/ Le type du « sceptique par principe ».
2/ Le type de « l’homme court-circuit ».
3/ « Celui qui attend ».
Le premier type, celui du « sceptique par principe », a trouvé peut-être, d’après Kracauer, son
« représentant décisif » en Max Weber. C’est l’homme « qui saisit le terrible sérieux de la
situation d’un regard lucide, mais nourrit en même temps la conviction que lui et ses
semblables ne peuvent s’y soustraire. Sa conscience intellectuelle se révolte contre le fait
d’emprunter les chemins d’un salut putatif qui se présente alentour, lui paraissant tout autant
de fourvoiements et d’inadmissibles retours dans la sphère de la limitation volontaire ».215
Un tel type se caractérise essentiellement par « une volonté de ne pas croire »216. Il comprend
le monde « sans jamais toucher prophétiquement au sens ni quitter autrement que de manière
sporadique la sphère de l’observation neutre ».
Le second type, « les hommes court-circuit » sont ceux qui sont suffisamment conscients
pour ne pas croire tout à fait dans les propres mensonges qu’ils se font à eux-mêmes, mais
sont trop lâches pour renoncer au baume de telles illusions. Leur attitude est « davantage un
vouloir croire qu’un demeurer dans la foi » : « Ils entrent par effraction dans le domaine de la
foi […] en vertu d’une involontaire autotromperie ; […] ils cueillent de la sorte un fruit qui
n’a pas mûri pour eux et pour lequel ils ne sont pas mûrs »217.
C’est alors « plus par lâcheté métaphysique » que par conviction qu’ils s’engagent dans la foi,
« poussant de force toute leur vie dans une position qui ne lui correspond pas pleinement »218.
Aussi bien défigurent-ils à la fois leur être propre et la foi elle-même. Chez eux, conclut
Kracauer, « authenticité et inauthenticité se mêlent de manière tout à fait confuse, le
desperado intellectuel leur est largement supérieur. »219
Le troisième type de ces êtres conscients qui prennent la mesure du vide face auquel les
expose irrémédiablement la situation spirituelle de l’époque est précisément celui auquel
Kracauer veut appartenir : c’est le type de « ceux qui attendent ».
« Celui qui prend ce parti ne se barre pas la voie de la foi, comme l’obstiné affirmateur du
vide, ni ne pressure cette foi comme le nostalgique à qui sa nostalgie enlève toute retenue. Il
attend, et son attente est un demeurer-ouvert-hésitant, en un sens certes difficile à
expliquer. »220
Dans sa partition des types de lucidités intellectuelles où surgissent, en lieu et place des
fantômes plats des postures intellectuelles, Kracauer renoue encore avec la casuistique
existentielle du Traité du désespoir. On pourrait établir une correspondance assez nette entre
les trois formes du désespoir chez Kierkegaard et les trois types kracaueriens. Kierkegaard
distingue en effet celui qui choisit le désespoir et s’y maintient stoïquement (le « désespoirdéfi »), celui qui ignore son désespoir (mais qui ne le peut qu’au prix d’une apathie profonde),
et finalement le chrétien, qui se maintient dans le désespoir sans jamais cesser de vouloir en
sortir. Le desperado intellectuel est le désespéré qui défie, l’homme court-circuit, celui qui se
cache à lui-même son désespoir pourtant inévitable, et l’homme de l’attente, ce désespéré en
perpétuel déséquilibre entre sa conscience du vide et son espoir de salut. Le « demeurerouvert-hésitant » décrit ainsi une disposition qui n’est pas une position, un espoir qui n’est pas
214
Op. cit., p. 113.
Op. cit., p. 114.
216
Ibid.
217
Op. cit., p. 116.
218
Op. cit., p. 115.
219
Ibid., p. 116.
220
Ibid.
215
65
une conviction, en somme la possibilité d’un espoir lucide, dans lequel la conscience ne
sacrifie rien de sa clairvoyance, un espoir mondain, qui ne nie pas la situation spirituelle
objective de l’individu qui le porte. Les résonances chrétiennes ne jouent plus ici que le rôle
d’un appel d’air capable de faire fleurir d’ultimes fleurs métaphysiques au dessus du sol
rationalisé sur lequel elles sont historiquement condamnées à faner.
*
Ainsi, la topique kracauerienne du hall d’hôtel comme Église négative peuplée d’ego
transcendantaux formant une communauté tout aussi négative ne se déploie pas
indépendamment d’un autre lieu, d’une autre représentation des sujets qui se forme au plus
près de conceptions kierkegaardiennes. Le destin de la critique subjective de la modernité est
lié plus que jamais à des intentions propres à la philosophie de l’existence. Au cœur de la
tristesse moderne, Kracauer saisit l’ultime contenu existentiel qu’indétermine l’attente. La
« communauté des intériorités » anonymes de « ceux qui attendent » maintient dans cette
indétermination la possibilité intellectuelle de cellules d’espoir y compris pour l’émancipation
prolétarienne. Adorno ne reniera pas ces aspects de la compréhension kracauerienne, loin s’en
faut. Mais la critique de l’intériorité kierkegaardienne comme intérieur bourgeois du XIXe
siècle qu’il entreprend dans sa thèse sur Kierkegaard est directement en porte-à-faux avec
celui qui n’avait de cesse, à l’époque, d’opposer des dispositions intérieures, si ténues soientelles, à l’impersonnalité des occupants du hall d’hôtel. « À Siegfried Kracauer, mon ami »,
écrit Adorno en tête du livre : la dédicace ne signe ici rien moins que la rupture.
66
II. TOMBEAU DE L’INTERIORITE KIERKEGAARDIENNE
Dans sa thèse Kierkegaard, construction de l’esthétique, rédigée à la fin des années vingt et
publiée en 1933, Adorno opère une transformation remarquable de la topique critique de ses
aînés, en retournant pour ainsi dire la perspective : le penseur qui avait jusqu’ici fourni
quelque appui existentiel pour l’élaboration d’une critique subjective de la modernité fait cette
fois l’objet de l’analyse, et c’est son lieu « subjectif » qu’il s’agit de cartographier. En jouant
le jeu de la topique symbolique qui associe à un lieu caractéristique un état historique de la
subjectivité, Adorno en détourne les présupposés théoriques jusque là en vigueur. C’est le lieu
de la subjectivité elle-même, dans le pathos de laquelle s’est réfugié le critique de son
« horrible finish » moderne, qui constitue le terrain de l’enquête : l’« intérieur ». De façon
originale, Adorno se saisit de cette catégorie kierkegaardienne comme image, car, affirme-t-il,
« l’image de l’ “intérieur” [das Bild des Intérieurs] entraîne dans sa perspective toute la
philosophie de Kierkegaard »221.
Dans sa recension du texte du 2 avril 1933, parue dans le supplément littéraire de la Vossische
Zeitung222, Benjamin manifeste une compréhension cristalline des problèmes adorniens dans
ce livre. En quatre pages, il saisit avec force ce qui fait bel et bien le « cœur de l’étude ».
Posant clairement que « l’auteur montre l’aspect mythique inhérent, non seulement à la
philosophie existentielle de Kierkegaard, mais encore à tout « idéalisme de l’Esprit absolu » –
témoignant par là de l’originalité de la problématique adornienne au regard de ses propres
préoccupations, moins axées sur l’histoire philosophique –, il rapporte cette thèse au
« modèle » central dans le livre, de « l’intérieur bourgeois ».
« D’une main sûre, Wiesengrund a emprunté à l’œuvre de Kierkegaard un certain nombre de
descriptions fascinantes d’espaces intérieurs de ce type. […] Pascal et l’enfer allégorique du
baroque sont ici l’antichambre d’une cellule à l’intérieur de laquelle Kierkegaard s’abandonne
à la tristesse et qu’il partage avec sa fausse amie, l’ironie. »223
L’image de la chambre pascalienne où les hommes devraient savoir demeurer accuse dans sa
transformation historique sa signification dernière : la chambre atemporelle est devenue
historique. Plus encore, tandis que « l’intériorité kierkegaardienne se voit assigner un lieu
déterminé dans l’histoire et dans la société » s’y « confondent des traits historiques et
mythiques »224. Dans l’image de l’intérieur, la philosophie kierkegaardienne retient des
contenus mythiques que toute l’interprétation d’Adorno vise alors à libérer, précisément, on
va le voir en la soumettant à son dépérissement historique. Dans ces conditions, par-delà la
complexité de l’armature conceptuelle de Kierkegaard, qu’Adorno critique Hegel sous le bras,
il s’agit encore de « s’occuper […] de sa métaphorique [Metaphorik]», afin de rappeler « les
métaphores à leur authentique réalité »225 où elles témoignent de la réalité même. Une réalité
qui n’affleure que pour autant que les images, dont le style « poétique » kierkegaardien fait
grand usage, ne sont pas traitées comme des « ingrédients métaphoriques décoratifs». Car
dans la mesure où « on appelle poésie, en philosophie, tout ce qui n’appartient pas à la
221
Op. cit., p. 75 ; GS 2, 63.
Vossische Zeitung, n°14, 2 avril 1933, in W. Benjamin, Œuvres II, op. cit., p. 356.
223
Op. cit., p. 357.
224
Ibid.
225
Kierkegaard, p. 26 ; GS 2, 22.
222
67
chose [was nicht zu Sache gehört] »226, aucune de ces métaphores ne doit être saisie
poétiquement. Si l’interprétation entend ne pas refouler « l’étrangeté des idées, dans laquelle
se manifeste la puissance d’une pensée sur le réel »227, « la première préoccupation d’une
construction de l’esthétique dans la philosophie de Kierkegaard est de la séparer de la
poésie »228.
Air de serre
Dans ces conditions, pour l’interprète Adorno, c’est d’abord à une certaine atmosphère que
tient l’étrangeté fondamentale des idées kierkegaardiennes. Une atmosphère qui semble en
l’occurrence avoir échappé aux « auteurs avertis en philosophie » qui justement « n’ont pas
daigné jusqu’à présent accorder leur attention à l’ “intérieur” chez Kierkegaard »229. Seule
« l’anodine biographie » de Monrad évoque à juste titre, avec plus de sagacité qu’on ne
l’imagine, l’impression laissée par cette philosophie de « quelque chose de renfermé », dont il
se dégage comme « un air de serre »230. Pour Adorno, cette raréfaction de l’air hante la
philosophie kierkegaardienne tout entière comme l’expression de la souffrance hantait pour
Kracauer la Critique de la Raison pure de Kant231. Invoqué contre la ratio, le lieu intérieur
n’en est pas moins un lieu de suffocation. C’est ce dont témoigne, de façon caractéristique et
décisive, la substitution qu’il opère du plein asphyxiant de l’intérieur bourgeois du XIXe
siècle au pathos kracauerien des espaces vides. Le hall ouvert aux quatre vents fait place à la
chambre close, et les murs de marbre nus aux dessus de commodes parsemés de bibelots. Le
lieu anonyme et désert où s’ignorent des instances plates se renverse en serre intime où
macère l’intériorité du penseur subjectif.
Un tel renversement, si manifeste, n’est pas l’expression de deux idiosyncrasies, inoffensives
l’une envers l’autre. C’est de la part d’Adorno une prise de position, impliquant des
dommages collatéraux assumés envers les anciennes conceptions de son aîné Kracauer.
Certes, ce dernier, comme tous alors au contact de Benjamin, a pris à l’époque de la rédaction
et de la parution du livre un tournant plus matérialiste et il reçoit l’ouvrage comme
l’expression de visées intellectuelles communes232. Mais là où Kracauer est pour ainsi dire
« passé » au matérialisme sans en tirer explicitement les conséquences philosophiques pour
226
Kierkegaard, p. 13 ; GS 2, 11.
Ibid.
228
Op. cit., p. 14; GS 2, 12.
229
Op. cit., p. 72; GS 2, 61.
230
Ibid.
231
Voir l’article de 1964, « Un étrange réaliste », où Adorno raconte ses lectures de la Critique de la Raison pure
en compagnie de Kracauer autour de 1920. Par une lecture expressive, qui contrastait avec celle des « maîtres
universitaires » d’Adorno, Kracauer montrait au jeune homme « comment les moments objectifs et ontologiques
y affrontent les moments subjectifs et idéalistes » et « comment les passages les plus éloquents de l’œuvre sont
les blessures [Wunden] que ce conflit à infligé à la théorie. […] Chez lui, ce qui cherchait de façon pressante son
expression philosophique c’était une capacité de souffrance presque infinie : l’expression est la sœur de la
souffrance. La relation qu’il avait à la vérité, c’était que la souffrance devait passer sans être déformée ni adoucie
dans la pensée, qui autrement la volatilise ; la souffrance se retrouvait jusque dans les pensées traditionnelles »
(NsL p. 264; GS 11, 388).
232
Ce qui explique pourquoi le Kierkegaardbuch, durant sa rédaction et au moment de sa sortie, fut reçu par
Kracauer comme le signe d’« orientations identiques ». Dans le compte rendu enthousiaste qu’il rédige à la sortie
de l’ouvrage, mettant l’accent sur l’analyse de l’intériorité et sur l’emprunt de la méthode benjaminienne de
philosophie de l’Histoire, il se justifie « d’intervenir comme critique à propos d’un livre qui lui est dédié » au
nom de la légitimité du principe selon lequel « des gens ayant sur le fond des choses, des orientations identiques
ou analogues manifestent effectivement leur commune appartenance », S. Kracauer, « Der enthülte
Kierkegaard » (« Kierkegaard dévoilé »), GS 5.3, p. 263. Comme le rappelle Stefan Müller-Dohm dans sa
biographie d’Adorno, le long compte rendu que Kracauer avait écrit pour la Frankfurter Zeitung fut composé et
les épreuves corrigées, mais le texte ne parut pas, pour cause de licenciement de l’auteur par le directeur
Heinrich Simon (Adorno, une biographie, op. cit., p. 130).
227
68
l’existentialisme kierkegaardien233 qui présidait nettement à ses œuvres du début des années
vingt, et dont, de fait, on trouve encore la trace dans l’article sur « Ceux qui attendent »,
contemporain de la rédaction du texte adornien, Adorno quant à lui articule au contraire ce
matérialisme même à la critique du philosophe danois. C’est par conséquent moins avec un
Kracauer purement existentialiste qu’il rompt qu’avec un Kracauer qui n’a pas pris la mesure
de l’objection massive que représente le matérialisme face à l’existentialisme dont ses
conceptions sont encore implicitement tributaires.
Immanence subjective et matérialisme
Il convient en effet de souligner combien provocatrice semble à première vue la tâche
d’aborder Kierkegaard en matérialiste. Le penseur qui fait d’« une subjectivité libre,
agissante » « le substrat de toute réalité »234, semble contraindre au contraire à se donner pour
point de départ une telle subjectivité. Comment prétendre interpréter Kierkegaard de façon
immanente sans le céder à la puissance de sa propre réflexivité ? En réalité, assume Adorno,
l’interpréter véritablement suppose d’« arracher Kierkegaard à son propre contexte »235, faute
de quoi l’interprète est « contraint à son régime », enfermé « sans espoir dès le
commencement » sur la « scène » obscure de « l’immanence subjective »236. Par là, il s’agit
d’échapper au sort du théologien et philosophe Christoph Schrempf237, dont l’exégèse affronta
courageusement et désespérément Kierkegaard « sur chaque phrase de son œuvre et chaque
décision de sa vie », qui, au fil de ses analyses, « court, aveuglé, après la trace d’un adversaire
dont la forme ne se laisse pas saisir aussi longtemps qu’en s’évaporant, elle enveloppe
l’observateur lui-même »238. La subjectivité kierkegaardienne emporte, dans son évaporation
mythique, le critique qui cherche à la fixer. C’est significativement pour échapper à un tel
« sort » qu’Adorno troque toute herméneutique empathique contre une lecture littérale du
texte kierkegaardien. Tenant à l’écart « la manifestation de la subjectivité du penseur » tout
autant que « la pure cohérence de l’œuvre », il s’agit de se rapporter à l’écrit kierkegaardien
d’où, désormais, toutes les intentions se sont écoulées si bien que « le réel a pénétré dans les
concepts, se manifeste en eux et en fonde la compréhension »239.
Dès lors, se libérer de l’immanence subjective de Kierkegaard ne consiste pas pour le critique
à adopter un surplomb qui n’aurait de fait aucune conséquence critique sur l’œuvre. Ayant
« son archétype dans l’œuvre elle-même : à savoir dans l’exégèse théologique christique »240,
le « motif de la littéralité [Wörtlichkeit] » « n’a pas besoin d’être importé de la psychanalyse
dans son œuvre, bien que l’occasion et la tentation en seraient fréquentes »241. Quoique des
motifs freudiens ressurgissent en effet dans l’interprétation adornienne, l’approche
psychanalytique de l’auteur qui « voudrait seulement l’arracher au conflit des pulsions » est
objectivement absente. Déchiffrant ce qui se donne et est reçu exclusivement comme un texte,
l’interprète « en face de l’exégète Kierkegaard », libère tout autant Kierkegaard du regard
surplombant du thérapeute qu’il est lui-même libéré du regard hypnotisant du penseur
subjectif. Dans ces conditions, le motif de la littéralité assure à l’interprétation matérialiste
une immanence conquise hors de tout cercle herméneutique, dont l’exemple de Schrempf qui
s’y était engagé, montra, à ses dépens, la clôture infernale.
233
La violente critique par Adorno et Benjamin de son texte de 1937 sur Offenbach et le Paris du Second Empire
attestera pour eux de la fragilité même de ses catégories matérialistes.
234
Kierkegaard, p. 50 ; GS 2, 42.
235
Op. cit., p. 28 ; GS 2, 23.
236
Op. cit., p. 27 ; GS 2, 22
237
Sur la figure de Christoph Schrempf, nous renvoyons à ce que nous en avons dit en introduction.
238
Ibid.
239
Op. cit., p. 11 ; GS 2, 9.
240
Op. cit., p. 26 ; GS 2, 20.
241
Ibid.
69
Matérialisme polymorphe
Unifié sous l’exigence fondamentale d’une approche littérale du texte, le matérialisme
adornien présente une structure polymorphe. Il emprunte en effet à plusieurs régimes
critiques. Bien qu’ils soient entrelacés dans le texte, nous pouvons certainement en dissocier
les strates.
1) Strate hégélienne
Quoique la référence à Hegel dans une perspective matérialiste semble paradoxale, force est
de constater qu’Adorno recourt d’abord, dans sa critique, à des arguments hégéliens,
convoqués contre Kierkegaard pour ainsi dire à « rebrousse-temps ». Cette première « strate »
critique est décisive, car en neutralisant ainsi la critique kierkegaardienne de Hegel par un
retour critique de Hegel sur l’argumentaire de Kierkegaard, Adorno reconduit le philosophe
de l’existence à un idéalisme dont il avait cru sortir. Le retour post-kierkegaardien de la
critique hégélienne enferme ce dernier malgré lui dans la boucle du système idéaliste242.
L’échappée intérieure de la philosophie kierkegaardienne reste philosophiquement tributaire
d’une structure idéaliste. C’est ce que nous montrerons dans un premier temps.
2) Strate marxiste
Entrelacée à cette critique philosophique hégélienne, une seconde strate critique adopte le
surplomb de la critique marxiste. La situation historico-sociale de Kierkegaard est ainsi placée
sous le chef de catégories socio-économiques et rapportée à un déni de l’histoire qu’Adorno a
le soin cependant de dégager de façon immanente dans le texte kierkegaardien abordé
littéralement.
3) Strate critique esthétique
Cette lecture littérale, culmine quand, une fois la faconde poétique du « littérateur »
définitivement mise à distance, remonte à la surface du concept d’intériorité l’image de
l’intérieur. Cette image n’est pas seulement abordée en termes benjaminiens : on verra que la
« seconde nature » de Lukács est omniprésente dans l’interprétation. Néanmoins, elle ne
devient l’objet de la critique qu’à la faveur d’un basculement dialectique, décrit par Adorno
lui-même dans la conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature », nous y
reviendrons, de la conception lukácsienne de la « seconde nature » à la conception
benjaminienne de l’ « histoire de la nature ». Nous montrerons que ce basculement spécifique
assure le retournement de l’intérieur kierkegaardien en extérieur, ainsi exposé pour de bon,
quoique de façon immanente, au rayon de la critique. Soulignons donc sur ce point qu’il ne
faut pas voir l’influence benjaminienne dans le Kierkegaard comme si elle s’imposait à
l’auteur sans médiation, faisant oublier en un clin d’œil les anciens paradigmes hérités de la
Théorie du roman. Au contraire, la médiation dialectique instaurée entre ces paradigmes et les
outils benjaminiens est implicitement au cœur de ce livre, et formulée explicitement pour elle242
Voir G. W. F. Hegel, sur l’image du système comme cercle, Encyclopédie des Sciences philosophiques, §
XIV et XV : « Chaque partie d’un système philosophique est un tout, et forme une cercle déterminé de la
connaissance, mais l’idée s’y retrouve avec une de ses déterminations et sous une forme particulière. Chaque
cercle particulier sort de ses propres limites précisément parce que, tandis qu’il est un tout, il forme aussi la base
d’une sphère ultérieure. Ainsi le tout peut se comparer à un cercle contenant d’autres cercles, dont chacun forme
un moment nécessaire, de telle sorte que le système de ces éléments particuliers constitue la totalité de l’idée,
laquelle, par cela même, se retrouve dans chacun d’eux. »
70
même dans la conférence de 1932. Le retournement qu’elle rend possible ne conduit à rien
moins qu’au point culminant de l’interprétation adornienne mettant au jour de l’ « allégorie
centrale » de l’œuvre du Kierkegaard, inspirée de la conception benjaminienne de l’allégorie
dans l’Origine du drame baroque allemand.
*
Quoique la réflexion culmine dans la strate critique empruntant ses outils à la critique
esthétique lukácsienne et benjaminienne, on ne saurait oblitérer les autres strates critiques. Le
principe de la littéralité auquel elles sont constamment soumises atteste que nous sommes dès
le départ dans le vif du sujet. Il faudrait mettre au jour au sein des catégories philosophiques
elles-mêmes le rapport kierkegaardien à l’idéalisme – un idéalisme tardif, romantique – et le
déni fondamental de l’« extérieur », en somme de l’histoire et de la société, que révèle sa
propre conception de l’intérieur, pour pouvoir s’emparer de l’image de l’intérieur et le
retourner. Dans ces conditions, c’est par la critique hégélienne des concepts que nous devons
commencer, pour poursuivre avec celle de la situation kierkegaardienne comme situation sans
extériorité, avant de plonger dans l’image de l’intérieur et ses conséquences pour la teneur
« mythique » de l’idéalisme kierkegaardien.
A. Kierkegaard idéaliste
Quoique l’idéalisme soit un mouvement proprement philosophique, représenté dans
l’Allemagne de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle par des philosophes tels que
Fichte ou Schelling, ce n’est pas par l’évocation de leurs systèmes que Kierkegaard, qui s’est
tant élevé contre le système hégélien, révèle son appartenance tacite à l’idéalisme. C’est bien
plutôt par les traits esthétiques manifestes dans ses écrits. En effet, le texte kierkegaardien ne
se présente pas seulement comme celui d’un philosophe, mais également parfois comme celui
d’un poète ou d’un littérateur : romans, nouvelles, parties lyriques dans Ou bien-Ou bien,
Crainte et tremblement, La Répétition ou encore Les Stades sur le chemin de la vie,
témoignent bien d’une disposition esthétique chez celui qui aimait à attribuer différents
« génies » à ses divers pseudonymes. Mais tandis que le « concept le plus haut de son
prétendu esthétisme » est celui de la « génialité [Genialität] », dont il fait un usage de « type
magique »243, le soupçon est jeté sur la valeur proprement esthétique à la fois de ses
productions et de sa théorie de l’art244. Cette dernière, de façon caractéristique, se révèle assez
naïvement romantique, tissée du présupposé de l’immortalité des œuvres et de références
emphatiques aux Idées. Dans son contenu, juge Adorno, elle est de peu d’intérêt théorique,
mais littéralement, elle confirme l’hypothèse d’un Kierkegaard tributaire des catégories d’un
idéalisme tardif, romantique, proche dans ses intuitions esthétiques, d’un Schlegel – quoique
la théorie esthétique de ce dernier s’avère bien supérieure à celle de Kierkegaard. Les aspects
idéalistes de la pensée de ce « tard venu » se laissent donc d’abord appréhender à partir de ses
243
Op. cit., p. 24 ; GS 2, 19.
Théorie que présente brièvement l’auteur dans le premier chapitre : « Exposition de l’esthétique ». La
réflexion artistique de Kierkegaard est présentée comme passablement grossière, vieux jeu, manifestant à la fois
les défauts d’une esthétique du contenu, nominaliste, et d’un formalisme unilatéral. Idéal de l’immortalité des
œuvres et philosophie du goût s’associent ainsi chez Kierkegaard dans une esthétique un peu lâche, non
dialectique, en somme très XVIIIe siècle, quoique sans la puissance analytique de l’esthétique kantienne. Dans
l’esthétique kierkegaardienne proprement dite, comme théorie de l’œuvre d’art, sont simplement transposés les
deux moments abstraits – supposés constitutifs de l’œuvre – du soi abstrait et de l’idée abstraite. Finalement chez
lui, l’esthétique comme théorie de l’œuvre d’art reste seulement esquissée.
244
71
aspects esthétiques de sa philosophie. Or esthétique ne signifie pas ici « une simple théorie de
l’art, mais, pour parler de façon hégélienne, une position de la pensée par rapport à
l’objectivité »245.
1. Esthétisation des contenus philosophiques
a. Artiste sans œuvre
Qu’engage alors le rapport kierkegaardien à l’esthétique en tant que position vis-à-vis de
l’objectivité ? Aux yeux d’Adorno, la faiblesse de sa production poétique « qui voudrait
satisfaire d’elle-même aux critères artistiques témoigne de façon concluante que le concept
d’artiste ne peut s’appliquer à Kierkegaard »246. Mais si le concept d’artiste ne peut
s’appliquer à Kierkegaard, pour autant que l’on n’admet pas la possibilité d’un artiste sans
œuvre « concluante » – puisque c’est cette absence d’œuvre qui fonde Adorno à lui dénier le
statut d’artiste – le fait que Kierkegaard élise le champ artistique pour établir sa posture
philosophique reste révélateur.
« Ce n’est pas par hasard que l’impuissance artistique de Kierkegaard choisit de préférence
l’art et le statut d’artiste comme objet. L’un des motifs centraux de l’apparence au XIXe siècle
s’annonce ici. En tant qu’artiste, il n’a pas affaire à la mise en forme de la teneur de la chose
rencontrée, mais au contraire à la réflexion du processus artistique et de l’homme artiste en
eux-mêmes. »247
Tout aussi bien, chez Kierkegaard, l’art n’est-il pas lui-même rapporté au monde dans un
processus effectif de création, bien plutôt, « l’art devient son propre objet ». C’est là un trait
de l’idéalisme esthétique de Schelling ou de Schopenhauer, qui chez Wagner et chez
Nietzsche est mené à son « terme destructeur » – à cette différence près que chez Wagner
subsiste l’œuvre. La réflexion de l’art enveloppe la production artistique, au point de s’y
substituer. Alors qu’en arborant la posture de l’artiste, Kierkegaard brise, en partie comme
Nietzsche, « sous l’influence du romantisme allemand », la systématique philosophique qui
gouverne alors l’esthétique, il ne peut pourtant se rapporter que formellement « à une praxis
artistique pour laquelle lui-même n’est pas encore à la hauteur »248. Adorno y insiste,
Kierkegaard est un mauvais poète. Dès lors, plutôt que l’œuvre d’art, dans son rapport à
l’esthétique, c’est la réflexion de l’art qu’il pense et en elle, celui qui réfléchit, l’individu,
dans sa posture existentielle. Esthétique et philosophie ne se rencontrent alors chez lui qu’au
profit d’une élaboration de la figure individuelle elle-même, non d’une connaissance des
œuvres. En lieu et place d’un intérêt pour l’œuvre, l’artiste oriente l’esthétique vers la scène
réfléchissante de cette union sans descendance de l’esthétique et du philosophique qui n’est
autre que la pure et simple subjectivité. Dans la thématisation – qu’une telle orientation rend
possible – du « comment subjectif de la communication », Adorno trouvera néanmoins
quelque fécondité philosophique, nous y reviendrons. Mais il convient de déjouer avant une
autre désignation, toute aussi trompeuse, concernant Kierkegaard que l’était celle d’artiste.
245
Kierkegaard, p. 305 ; GS 2, 270.
Kierkegaard, p. 16 ; GS 2, 12.
247
Op. cit., p. 19 ; GS 2, 16.
248
Ibid.
246
72
b. L’esthète et le dandy
« Pour désigner le Kierkegaard esthétique qui n’était pas un poète, une formule est tout prête :
celle de l’ “esthète” [Ästheten], qui se tient passif entre la connaissance philosophique et
l’exigence artistique de la forme. »249
Cette dénomination qui souligne la double impuissance à la fois poétique et philosophique
aurait le mérite de rapporter la figure historique kierkegaardienne à la figure moderne du
dandy chez Baudelaire.
Dans le Journal du séducteur, Kierkegaard se décrit comme une « nature poétique » qui
« n’était pas assez riche ou pas assez pauvre, comme on voudra, pour dissocier poésie et
réalité »250 : « d’abord, il jouissait personnellement de l’esthétique, puis esthétiquement de sa
personnalité »251. À la personnalisation de l’esthétique répond l’esthétisation de la
personnalité : le séducteur est un esthète. Comme l’existence du séducteur est esthétique, au
sens d’une indétermination de l’éthique, il est pour lui-même un objet dont la réflexion le
situe esthétiquement dans l’existence. « Il avait donc toujours possédé le poétique avec
l’ambiguïté dans laquelle sa vie tout entière s’est déroulée »252, note l’auteur du Journal. La
possession du poétique est une qualité du séducteur non d’une œuvre. C’est là une possession
ambiguë parce que le stade esthétique lui-même est le stade de l’ambiguïté : le séducteur y
conçoit les paradoxes de l’existence, et existe en les contemplant sans choisir. Le « malheur »
de l’existence du séducteur, lit-on dans le Journal, est alors que ce dernier « s’intéresse à
beaucoup trop de chemins » et « ne [se] décide pas pour un seul d’entre eux ». Cette
indécision est le soubassement existentiel de l’attitude esthétique.
Fort de ces analyses du Journal, Vetter, que cite Adorno, tenta de penser l’esthète
kierkegaardien sous l’éclairage du dandysme baudelairien – dont Kierkegaard ignorait tout.
Mais dans « l’étroit voisinage d’une telle ressemblance », Adorno voit plutôt une forme
d’usurpation.
« L’esthétisme n’est pas une “attitude” qui pourrait être prise à volonté. De même que son
temps, elle a son lieu : les grandes villes à l’époque de leur avènement. C’est là que, semblable
à l’éclairage artificiel des rues, semblable au désespoir qui commence au crépuscule, brille,
étrangère, dangereuse, souveraine, la forme qui immortalise de façon crue la vie qui
s’échappe. Cette scène, l’œuvre de Kierkegaard ne l’a jamais atteinte. Le sérieux bruyant
d’une vie privée étroite qui accompagne les déclarations de l’esthétisme kierkegaardien, le
manque de toute expérience évidente dans le paysage social que pouvait hanter le flâneur et le
dandy, l’espace de la petite ville comme espace d’une séduction qui devait chercher sa victime
à l’école de cuisine253 ; cet ensemble débouche sur une parodie du dandysme auquel il
tendait. »254
La vérité historique de l’esthétisme, qu’Adorno concède dans la figure du flâneur baudelairien
auquel Benjamin consacre environ à la même époque ses réflexions, n’est pas la vérité
kierkegaardienne. Du sens de l’esthétisme baudelairien comme puissance de captation de la
modernité quand « brille la forme qui immortalise de façon crue la vie qui s’échappe », il n’y
a rien chez Kierkegaard. Le peintre de la vie moderne fait place à un peintre de la petite ville
de province, où se croisent maîtres et valets dans des pièces familières. Rien de la brutalité de
249
Op.cit., p. 20 ; GS 2, 16.
S. Kierkegaard, Le Journal du séducteur, O.C. III, cité dans Kierkegaard, p. 287 ; GS 2, 246.
251
Ibid.
252
Ibid.
253
S. Kierkegaard, O.C. III, pp. 316-317.
254
Kierkegaard, p. 22; GS 2, 18.
250
73
la société industrielle ne transparaît chez Kierkegaard : or, c’est face à elle seule que l’esthète
a une signification, pendant subjectif de la modernité rationalisée. De fait, dans l’esthétisme
kierkegaardien, rien ne semble consciemment ressaisi du présent. L’idéalisme de son
esthétisme se révèle tout au contraire chez lui dans un goût affirmé pour l’atemporalité qui
loin d’en faire le contemporain intellectuel de Baudelaire, anticipant sur sa puissante
conception de la Modernité en fait bien plutôt un représentant « tard venu » de l’idéalisme
finissant, ressaisi dans son déclin par l’esthétique romantique.
c. Nouveau Schlegel
Ni poète, ni véritablement esthète, Kierkegaard se rapproche en réalité de figures plus
anciennes. En vérité, cette « nature hybride qui semble si souvent faire de ses produits des
mélanges bâtards de littérature et de connaissance »255, comme l’écrivait Benjamin dans sa
recension, exhibe littéralement chez lui ce passage que tentèrent d’établir Schiller dans un but
utopique et Schlegel dans sa théorie de la critique un peu avant l’éclosion de la pensée
hégélienne, qui les condamna. En d’autres termes, Kierkegaard n’exprime dans son
esthétisme rien d’autre que la marque historique sur sa pensée de l’« idéalisme esthétique
propre au romantisme » 256, cette « époque tardive »257 de l’idéalisme qui s’éleva, par la poésie
et par l’ironie contre le rationalisme asséchant des Lumières. Il n’est pas étonnant dans ces
conditions que la critique hégélienne de l’ironie258 chez Schlegel coïncide remarquablement
avec la critique qu’Adorno adresse à Kierkegaard. Dans l’ironie, affirmait Hegel, l’art devient
une disposition purement subjective, si bien que le romantisme schlegelien a produit à travers
elle plutôt qu’une pensée de l’art une pensée de l’artiste. Aux dépens de la considération de
l’œuvre, la subjectivité créatrice est devenue le principe d’une philosophie de l’art sans objet.
D’après ce principe, considère Hegel, « je vis en artiste si toutes mes actions, toutes mes
expressions, pour autant qu’elles portent sur un contenu quelconque, ne sont pour moi que des
apparences et ne reçoivent que la forme que leur impose ma puissance »259. Tel est bien
l’ipséisme kierkegaardien que repère Adorno dans le rapport du penseur subjectif à
l’esthétique. De cette mienneté systématique des apparences, il « résulte que je ne puis
prendre au sérieux ni ce contenu, ni son expression, ni sa réalisation »260 car on ne prend au
sérieux que ce qui est « substantiel »261, c’est-à-dire un contenu qui existe pour lui-même, tel
que son essentialité, tandis que je m’y plonge, me rend moi-même essentiel. Cette esthétique
d’une subjectivité « qui pose et détruit tout »262 culmine dans la « virtuosité d’une vie
artistiquement ironique »263, autant dire pour Hegel dans un bavardage sans substance
parasitant l’histoire de l’art. Étourdie par la puissance formelle du moi, l’ironie romantique
n’aboutit qu’à la thématisation de sa négativité. Parmi les variantes d’une telle négativité
qu’Hegel attribue à un manque de caractère, il reconnaît les pensées de la « vanité du concret,
du moral, de tout ce qui est riche en contenu, de la nullité de tout ce qui est objectif et possède
une valeur immanente »264. Il en résulte chez de tels penseurs « une situation malheureuse
255
W. Benjamin, Œuvres II, op. cit., p. 356.
Ibid.
257
Ibid.
258
G. W. F. Hegel, Esthétique, Introduction, « L’art du point de vue philosophique », op. cit., p. 100 : « C’est F.
von Schlegel qui a inventé cette ironie, et beaucoup d’autres se sont livrés à des bavardages à ce sujet après lui
ou recommencent à en bavarder de nos jours ».
259
Op. cit., p. 99.
260
Ibid.
261
Ibid.
262
Op. cit., p. 100
263
Ibid.
264
Ibid.
256
74
contradictoire » : le sujet aspire bien « à la vérité et à l’objectivité, mais étant impuissant à
s’arracher à son isolement, à sa retraite, à cette intériorité abstraite et insatisfaite », il tombe
alors « dans une sorte de tristesse langoureuse dont on trouve déjà les symptômes dans la
philosophie de Fichte »265. Qualifiée d’«état morbide » – celui d’une « belle âme mourant
d’ennui »266 – cette tristesse langoureuse est tout aussi bien l’affect de l’habitant du château
fort kierkegaardien qui paie comme « rançon de sa pureté » sa « nostalgie du réel et de
l’absolu »267.
Brisant les charmes de l’esthétisme kierkegaardien, Adorno les reconduit à des origines
anciennes, replaçant le penseur subjectif dans la galerie des figures que le système hégélien a
lui-même intégrées et dépassées. C’est là pour ainsi dire la phase de « destruction » de
l’esthétique kierkegaardienne, retirant la figure mythique du penseur-artiste aux esthètes
modernes qui ne sont ni philosophe ni chrétien. Dans ses ruines, il ne reste ni une œuvre
artistique, ni même la construction véritable d’une posture esthète telle que Baudelaire a en
revanche su la construire. Ce qui reste, c’est la marque historique de l’idéalisme, dont il s’agit
maintenant de montrer que, loin d’en être restée à la surface de l’expression, elle a pénétré
dans les concepts.
2. Un idéalisme solipsiste
Convaincu de ce phénomène, Adorno pose une identité polémique entre la dialectique
immanente de la subjectivité kierkegaardienne et le principe d’identité au cœur des systèmes
idéalistes post-kantiens. Il applique alors, mutatis mutandis, la critique que Hegel avait établie
de l’idéalisme fichtéen et de l’idéalisme schellingien conçus comme les derniers avatars de
l’idéalisme transcendantal, condamnés au solipsisme.
a. Dialectique immanente
Dans son contexte philosophique précis, l’intériorité kierkegaardienne polémique contre la
dialectique hégélienne du sujet et de l’objet. En la renvoyant à son abstraction, elle la dissout
au profit d’un usage subjectif de la dialectique inspiré de l’ironie socratique. La dialectique du
sujet-objet quant à elle est supplantée par la réflexion de leur indifférenciation au sein de
l’intériorité. Une telle dialectique intériorisée s’apparente à une « dialectique immanente »
selon l’expression critique d’Adorno. En effet si Kierkegaard pense sous le terme de
dialectique « le mouvement que la subjectivité accomplit pour récupérer le “sens” à partir
d’elle et en elle […], la dialectique ne peut, dès le commencement, être pensée comme
dialectique du sujet et de l’objet, puisqu’il n’y a nulle part une objectivité de contenu
commensurable à l’intériorité. Elle se produit entre la subjectivité et son “sens”, qu’elle
contient sans s’identifier à lui […] »268. Plutôt qu’une « dialectique réelle » ainsi que le
nouveau protestantisme croyait la repérer chez Kierkegaard s’opposant et dépassant la
« dialectique idéaliste » hégélienne, il n’y a là que pure immanence d’une pensée dont « le
monologue ne s’articule que par les contradictions qu’elle produit elle-même »269. La
265
Op. cit., p. 101.
Ibid.
267
Ibid.
268
Kierkegaard, p. 55; GS 2, 46.
269
Op. cit., p. 58; GS 2, 48.
266
75
dialectique ne se maintient que dans l’immanence de la subjectivité, qui ne fait que s’y
affirmer.
b. Identité sans objet
Au sein d’une telle dialectique, c’est en mimant la logique de l’idéalisme fichtéen, que
Kierkegaard affirme l’autoposition transparente du moi : « dans le rapport à soi-même et en
voulant être soi-même, le soi se fonde de manière transparente sur la puissance qui l’a
posé »270. Mais Kierkegaard contrairement à Fichte, comme s’empresse de le relever Adorno,
n’établit pas ici une identité spéculative – qui suppose, une différence, une altérité, en d’autres
termes ce que Fichte appelle précisément le Non-Moi. Ici, le soi qui se fonde est une figure
englobante qui s’enveloppe elle-même et ne s’aliène que dans le rapport qu’elle peut avoir à
elle-même. L’infinité de l’intériorité n’a pas de correspondant et comme l’affirme finalement
Kierkegaard de façon saisissante : « l’extérieur est l’intérieur et l’intérieur est l’extérieur »271.
Dans cette identification des contraires, c’est finalement l’intériorité qui donne sens à chacun
des termes, et « l’extériorité est complètement indifférente »272. Dans La Maladie à la mort273
où Kierkegaard affronte la difficulté logique qu’il y a à concevoir une intériorité sans
extériorité dans la mesure où il s’agit de ne concevoir que la « réclusion », c’est-à-dire la zone
intérieure, sans considérer qu’elle est déterminée, cernée par une extériorité, il propose
l’image – saisissante pour le critique qui va observer en elle l’emprisonnement de la
subjectivité – d’« une intériorité dont la serrure est bloquée »274. Dans ces conditions, la
constitution immanente et déjà paradoxale de l’intériorité sans extériorité manifeste dans le
projet kierkegaardien une transformation radicale de la philosophie idéaliste de l’identité :
l’identification idéaliste est dissoute dans la disparition de l’objet à identifier.
« Pas plus qu’il n’est un philosophe de l’identité, il ne reconnaît un être positif, transcendant à
la conscience. Pour lui, le monde des choses n’est ni propre au sujet ni indépendant du sujet.
Bien plutôt : il est supprimé. Il n’offre au sujet qu’une simple “occasion” pour l’action, une
simple résistance pour l’acte de foi. En lui-même, il reste tout à fait indéterminé. Il ne lui
appartient pas de participer au “sens”. »275
L’immanence se caractérise donc ici par la confiscation de tout autre objectif. En cela, juge
Adorno, Kierkegaard n’est pas un philosophe de l’identité puisqu’il ne reconnaît aucun
« autre » que sa dialectique immanente puisse identifier. Son idéalisme, concentré dans le seul
Individu existant, est sans identité parce que sans objet.
c. Ni théorie de la connaissance ni ontologie
Il est remarquable qu’en oblitérant la dimension de l’objectivité la philosophie
kiekergaardienne prend position vis-à-vis de la philosophie tout entière dans ses tentatives
historiques de construction de l’objectivité. Celles-ci se rassemblent d’un côté sous la forme
270
S. Kierkegaard, O.C. XVI, op. cit., p.172.
S. Kierkegaard, O.C. III, op. cit., p.3, cité dans Kierkegaard, p. 53; GS 2, 45.
272
S. Kierkegaard, O.C. XVI, op. cit., p. 228.
273
Nous employons ici cette traduction du titre de l’ouvrage de Kierkegaard, autrement traduit – plutôt que celle
du Traité du désespoir – car c’est littéralement celle qu’emploie Adorno : » Krankheit zum Tode «, s’appuyant
précisément à terme sur la littéralité pour souligner l’humeur morbide de la philosophie kierkegaardienne.
274
Kierkegaard, p. 53 ; GS 2, 45.
275
Ibid.
271
76
soit de théories de la connaissance276, soit d’ontologies. Kierkegaard esquive les deux. Il
trouve là le ferment de son hostilité fondamentale à la fois à Kant et à Hegel. Or, c’est
précisément cette double hostilité qui l’inscrit infailliblement dans l’histoire de l’idéalisme,
comme expression historique de son impasse : c’est ce dont apporte la preuve un des passages
les plus stimulants du Kierkegaardbuch où en quelques pages, Adorno situe la tentative de
l’auteur de la Répétition dans un filet tressé par Kant d’une part et Hegel de l’autre.
Contrairement à Heidegger, Kierkegaard, malgré son absolutisation de l’existence, ne peut
faire de l’existant l’objet de l’ontologie. L’Individu compte tenu de son isolement, ne peut en
être que la scène mélancolique. Pourquoi ? Avant tout parce que l’ontologie rationnelle est
historiquement disqualifiée sur le terrain de la subjectivité où Kierkegaard, bon an mal an, se
place. La Critique de la raison pure, rappelle Adorno « signifiait critique de l’ontologie
rationnelle : historiquement celle de Wolff »277. Avec Kant, la philosophie fait de façon
irréversible pour le jeune Adorno « l’épreuve de la contingence du matériau de l’intuition en
tant qu’il ne peut être déduit des catégories. Si elle ne peut être sauvée en tant que contenu de
l’expérience, elle peut l’être en tant que sa forme. » Restent les « jugements synthétiques a
priori » et « la sûre et impuissante transcendance des postulats ». Chez Kant, se maintient dès
lors la forme de l’ontologie : « protégée de la contingence par la puissance systématique du
centre spontané » et « de l’illusion spéculative par la validité dans l’expérience »278.
Mais, conclut Adorno, « le prix à payer en est l’abstraction : les principes ne sont
‘nécessaires’ que dans la mesure où ils sont ‘universels’»279. L’éradication criticiste de la
contingence vide en retour l’être – à la fois la subjectivité et la chose – de tout contenu, au
profit de cet ego transcendantal dont Kracauer voit « l’horrible finish » dans le hall d’hôtel
vide.
Si, contre ces résultats kantiens, le système hégélien est « la tentative de reconquérir les
contenus perdus de l’ontologie »280, en posant le matériau concret comme identique à la
subjectivité, il succombe lui aussi pour Kierkegaard à l’abstraction : « l’identité du réel et du
rationnel volatilise l’ontologie en l’étendant à la totalité de l’existence et en renonçant par là à
tout critère concluant aussi bien pour l’existence exhaussée que pour un “sens” qui, étant
partout, menace de se renverser en un nulle part »281.
La tête de Jivaro du sujet transcendantal, réduite à un point « sans extension » selon sa
définition mathématique, laisse place avec Hegel à un océan de subjectivité, où l’individualité
est éclipsée comme elle s’évanouissait chez Kant.
« Le projet de Kierkegaard est l’antithèse exacte aussi bien de la thèse kantienne que de la
synthèse hégélienne. Contre Kant, il poursuit le plan d’une ontologie concrète ; contre Hegel,
il poursuit le plan qu’une ontologie qui ne succombe pas au simple étant en l’absorbant en
elle. »282
C’est dans ces conditions que surgit comme une revendication l’Individu kierkegaardien, qui
est « la conscience particulière de l’individu en tant que conscience concrète. Celui-ci devient
pour lui le porteur d’un sens matériel que la philosophie de l’identité ne pouvait réaliser dans
le matériau sensible contingent, tandis que le “ Je pense ” abstrait de Kant ne suffisait pas
pour confirmer comme dotée de sens l’existence qu’il avait maîtrisée »283. Mais dès lors,
276
On peut comprendre sous cet éclairage l’accusation adressée par Heidegger au néokantisme, en 1929 à Davos,
de réduire la philosophie à une épistémologie.
277
Op. cit., p. 126 ; GS 2, 106.
278
Ibid.
279
Ibid.
280
Ibidem.
281
Op. cit., p. 127 ; GS 2, 107.
282
Ibid.
283
Ibid.
77
« avec l’identité hégélienne il sacrifie aussi l’objectivité transcendantale kantienne »284. Entre
les deux feux contraires de la limitation kantienne du sujet et de l’absolutisation de la
dialectique du sujet et de l’objet, Kierkegaard revendique un individu concret, saisi dans
l’immédiateté de son existence. Mais face à la contingence psychologique de son point
d’appui, il se voit contraint de produire un « soi abstrait » dont il a sacrifié, du côté kantien,
les dispositions transcendantales et, du côté hégélien, la constitution dialectique entre nature
et esprit. Ce soi qui n’est ni connaissant, ni unité dialectique de l’en-soi et du pour-soi laisse
apparaître un Individu, qui « du point de vue historique » atteint « son point culminant »285.
« Ce n’est plus comme dans l’idéalisme abstrait, en tant que porteur de mondes transcendants
qu’il est significatif, c’est en lui-même et en lui seul qu’il porte sa valeur et il semble même
que les valeurs de l’être ne trouvent, elles non plus, leur justification que pour autant qu’elles
aient été subjectivement vécues, qu’à partir de leur signification pour l’âme et l’individu »286.
Quoique existentiellement référé à Dieu, l’individu surgit donc seul, sans objet à connaître et
sans histoire à réaliser hors de lui, fût-ce comme procès de l’Esprit. Unique garant des
« valeurs de l’être » et unique « porteur de l’exigence utopique face à la réalité »287, il veut
n’être que face à lui-même.
d. Logique des sphères
Le déploiement des sphères esthétique, éthique, religieuse au sein du « système de
l’existence » apparaît alors comme tentative pour regagner l’épaisseur de la médiation, mais
sans la médiation même, dans le discontinu. « Critique de la continuité idéaliste »288, la
différenciation des sphères de l’existence pour laquelle est perdue l’ontologie brise l’unité du
processus de la conscience.
« C’est précisément la compréhension de l’occultation de l’ontologie
Kierkegaard à distinguer les sphères. Parce que la vérité est occultée, la
développements à partir de l’idée, sans interruption et sans arrêt, se transforme
qui se brise dans les fractures entre les sphères. La totalité de l’infini est
conscience conditionnée ; dans le fini pourtant, il faut faire des différences. »289
qui contraint
continuité de
en une fiction
interdite à la
Mais dans cette fiction même, Kierkegaard ne regagne pas pour la subjectivité ce qu’il perd
pour l’ontologie. « La discontinuité du mouvement dans son ensemble est attestée par le
‘surplace’ du mouvement psychologique, du mouvement de l’individu »290. Et Adorno se
montre encore radicalement hégélien sur ce point : le fait que l’on ne passe chez Kierkegaard
d’une sphère à l’autre que par le « saut », sacrifie nécessairement la conscience en sacrifiant la
continuité du processus : « En tant que mouvement, le saut n’est plus commensurable avec
aucun mouvement immanent aux sphères : il ne peut plus être exhibé dans aucun acte de
conscience »291. La pensée laisse place à l’élection par la grâce, la raison se dépossède pour la
prédestination. Sous l’apparence de « l’intermittence », revendiquée contre le « processus »,
se maintient en fait pour le critique l’illusion de l’immédiat.
284
Ibid.
Op. cit., p. 115 ; GS 2, p. 96.
286
Ibid.
287
Ibid.
288
Op. cit., p. 170 ; GS 2, p. 143.
289
Op. cit., p. 157 ; GS 2, p. 131.
290
Op. cit., p. 170 ; GS 2, p. 143.
291
Op. cit., p. 168 ; GS 2, p. 141.
285
78
e. Illusion de l’immédiat
Lorsque, dans ce but, Kierkegaard écrit dans les Miettes philosophiques que « ce qui est
ipséique est justement l’individuel et ce que cela signifie seul l’individu en tant qu’individu le
sait, puisque considéré sous des catégories générales, cela peut tout signifier, mais de telle
sorte que ce tout ne signifie absolument rien », Adorno lit alors la parfaite illusion d’un accès
à la pure singularité, dont on peut seulement dire qu’elle ne se laisse pas dire. « Dire que seul
l’individu sait ce que l’individu est », commente Adorno, « c’est là une pure et simple
paraphrase de ce que cela ne peut pas être su du tout ; ainsi le moi absolument déterminé reste
le moi absolument indéterminé »292. En hégélien, Adorno convoque la critique classique de la
certitude sensible et de l’immédiat développée dans la Phénoménologie de l’Esprit. Après
« avoir écarté l’abstraction comme il avait écarté le sujet transcendantal kantien »,
Kierkegaard ne s’aperçoit fatalement pas que « dans le rétrécissement du concret, elle fait
retour dans le pur ceci-là »293. Et l’immédiat qui se refuse au concept défie moins le concept
qu’il ne perd pour toujours la possibilité de penser la chose. Car dans cet immédiat, gisait,
d’après le projet de Kierkegaard, la possibilité nouvelle de retrouver le concret perdu par les
tentatives kantiennes et hégéliennes. Au contraire, et c’est là son échec, chez lui « le soi,
refuge de toute concrétude, se contracte dans sa singularité de telle manière que plus aucun
prédicat ne peut lui être attribué : il se renverse dans la plus extrême abstraction »294. La
tentative kierkegaardienne se brise donc dans l’abstraction comme celles avec lesquelles, pour
cette raison même, elle se proposait de rompre. Alors même que dans cette revendication
d’immédiateté, l’existant kierkegaardien échappe une fois de plus à la saisie ontologique, il
n’est plus non plus le refuge du concret qu’il espérait être, à partir duquel le projet d’une
ontologie trouvait son sens.
Ainsi, selon la critique adornienne, il apparaît que l’idéalisme n’est pas nécessairement
l’apanage d’un système philosophique, ni même d’une pensée de l’identité. Il perce, selon
Adorno, dès que s’affirme unilatéralement la subjectivité. La critique adornienne de
Kierkegaard vient presque cruellement comprimer son Individu contre « le pur X dans
l’abstraction de tous ses prédicats » de Husserl dans les Idées directrices pour une
phénoménologie295. Par l’accusation d’abstraction, Adorno écrase dialectiquement l’un contre
l’autre des figures éloignées de l’idéalisme subjectif. Mais si dans les catégories du sujet et de
l’objet ainsi saisies dans leur indifférenciation, « l’interprétation est capable de s’emparer de
la figure historique de Kierkegaard [der geschichtlichen Figur Kierkegaards] »296, ce n’est pas
en l’identifiant aux derniers produits de la phénoménologie mais en situant précisément
« l’intérieur » comme position vis-à-vis de l’extériorité que la dialectique immanente renvoie
apparemment à l’indifférence : l’histoire, la société.
B. Exposition d’une situation « sans extérieur »
292
Op. cit., pp. 128-129; GS 2, 109.
Op. cit., p. 130; GS 2, 110.
294
Op. cit., p. 128; GS 2, 109.
295
Op. cit., p. 129; GS 2, 108.
296
Op. cit., p. 50 ; GS 2, 42.
293
79
La situation comme réflexion
La situation est un concept kierkegaardien spécifique, construit précisément hors de toute
référence à une extériorité297. Au sens kierkegaardien en effet, la « situation » appartient à la
sphère de la réflexion, mieux elle « pose tout dans la réflexion »298, et est conçue elle-même
comme sphère de la réflexion. Qu’est-ce à dire ? Rendre chrétien celui qui l’est déjà où celui
qui se donne pour tel mais ne l’est pas, voilà la situation qui, selon Kierkegaard, ne peut être
saisie que par la réflexion, c’est-à-dire non pas à l’aide d’une médiation par l’objectivité, en
l’occurrence l’histoire du christianisme, mais par le mouvement de la pure intériorité revenant
sur elle-même. La situation du chrétien est celle où il réfléchit la non-chrétienté qui se tient
dans son affirmation de chrétienté et la possibilité pour lui de devenir chrétien alors même
qu’il l’est déjà.
Plus concrètement, la situation consiste pour Kierkegaard dans cette réflexion de son propre
christianisme offensé par l’histoire même de la chrétienté. Il se compare dans cette
perspective à Socrate, qui ne se disait pas philosophe bien qu’il fût le seul qui méritât le
mieux ce nom. Kierkegaard ne se dit pas chrétien mais prétend montrer par la réflexion de
cette situation même que ses contemporains le sont encore moins que lui. En ce sens, la
situation n’est rien d’autre que la réflexion, réfugiée dans la subjectivité insulaire du soi, du
problème qu’énonce le titre de son ouvrage tardif de 1855 : « Comment Christ juge le
christianisme ? »
Le concept de « situation » comprend alors en soi des « moments historiques réels »299 quand
il oppose les témoins de la vérité, les glorieux « qui sacrifièrent tout pour le christianisme »
aux prêtres dont l’observation conduit à dire que « le christianisme n’est pas encore la vérité,
c’est le profit qui est la vérité »300, mais, parce qu’ils sont maintenus dans un rapport
d’opposition non dialectique, « ceux-ci », juge Adorno, « sont isolés et se subordonnent à la
personne »301. Et cela parce que la situation ne jette pas le soi dans l’objectivité où il est
pourtant nécessairement pris dans la perspective matérialiste d’Adorno, mais réfléchit la
possibilité qu’il croit découvrir en lui-même d’y échapper. Le concept de « situation »,
« arraché à la continuité historique »302, correspond donc pour le propre présent de
Kierkegaard « au concept de contemporanéité pour la Révélation passée. Comme la
Révélation, la situation est réfléchie par définition sans la médiation de l’époque. Il s’agit
toujours de rechercher, hors de l’entrave de l’histoire réelle de l’Église, la contemporanéité à
l’absolu qui se donnerait dans l’instant. Médium d’une contemporanéité que la prise en
compte de l’histoire dans sa continuité ne peut qu’altérer, la réflexion est la pensée qui, pour
se saisir elle-même, se réfléchit indépendamment de toute médiation par l’objectivité. Vouée
comme telle à l’abstraction par l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit, pour qui c’est au
contraire l’histoire même du christianisme dans son effectivité qui confère au Christ le
contenu de son intention, elle est revendiquée dans son instantanéité même par Kierkegaard
comme dimension la plus concrète, la plus vivante eu égard à sa signification pour l’individu.
Mais comme Lukács avait objecté à Kierkegaard l’impossibilité du geste comme Forme,
c’est-à-dire de la conformation de la vie dans l’absolu de la Forme, Adorno confronte la
297
Ce terme déjà employé chez Hegel désigne précisément la détermination inverse : « Ainsi se crée ce qu’on
peut appeler d’un terme général la situation qui constitue l’ambiance plus spéciale dans laquelle s’effectuent
l’extériorisation et l’activation de tout ce qui, dans l’état général du monde, existe encore en puissance et non
développé », in G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr. de J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris, Aubier,
1995-1997, t. II, p. 261.
298
S. Kierkegaard, O.C. XVII, p. 267.
299
Kierkegaard, p. 67 ; GS 2, 57.
300
S. Kierkegaard, O.C., XIX, op. cit., p. 286.
301
Kierkegaard, p. 67 ; GS 2, 57.
302
Ibid.
80
situation kierkegaardienne à l’histoire et à la société, plus précisément, à sa propre conception
de ces dernières. De même que la vie ne se laisse pas diviser absolument dans le ou bien – ou
bien de la décision éthique, ni ramasser dans un geste univoque, de même l’histoire et la
société ne sauraient être laissées à la porte de l’intériorité kierkegaardienne. Le « saut par
lequel l’âme […] quitte les faits toujours relatifs de la réalité pour atteindre à l’éternelle
certitude des formes »303, échouait pour Lukács dans la pesanteur de la vie. Ici le saut qui
cherche à la préserver du cours de l’histoire l’y reconduit. Pour l’interprète Adorno, par son
exposition même de l’intérieur, Kierkegaard expose – c’est-à-dire rapporte à l’extériorité – la
situation qu’il voulait tout intérieure.
1. Histoire
a. Adam
Adversaire de la doctrine hégélienne de l’esprit objectif, Kierkegaard n’a pas développé de
« philosophie de l’histoire »304. Plus encore, tout le système de l’existence est construit en vue
de la congédier : « avec la catégorie de la personne et son histoire intérieure, il voudrait
exclure l’histoire extérieure de son domaine de pensée »305. C’est la question du « péché
originel » et de l’hérédité de la culpabilité en chaque homme de la faute d’Adam et Eve,
abordés dans le Concept de l’Angoisse qui le contraint toutefois à s’y confronter.
Contestant l’opposition qui fait de la culpabilité la conséquence du péché en Adam et la
condition du péché chez l’homme, Kierkegaard relève qu’une telle opposition sépare Adam
de l’espèce dans laquelle il doit pourtant nécessairement être compris pour que l’hérédité soit
possible. Mais si Adam est dans l’espèce et non en dehors d’elle, alors la culpabilité ellemême a une histoire. Le péché d’Adam chez Kierkegaard constitue, selon l’expression de son
interprète, un « archi-phénomène anthropologique aussi bien qu’historique » où se révèle à
première vue un concept de l’histoire « pensée comme historicité, comme possibilité abstraite
de l’existence dans le temps », s’intégrant parfaitement à ce titre comme « élément d’une
anthropologie pure ». Ce concept de l’histoire qui est en fait concept de l’historicité n’est pas
pour rien « illustré par un phénomène archi-historique qui, en tant qu’archi-historique, est
pourtant extra-historique : Adam »306. En somme, il ne prend son sens que séparé de l’histoire
malgré la critique que fait Kierkegaard d’une telle séparation. Car Adam doit être compris
dans l’espèce sans quoi « l’humanité aurait son début en dehors d’elle-même, ce qui est
contraire à tout concept », écrit Kierkegaard. Ce concept qui serait ainsi contrarié n’est autre
selon Adorno que « le concept universel de l’homme historique en général ». Mais le fait
même que ce concept se vérifie alors dans l’héritage indivis de la culpabilité adamique de
génération en génération, dans ce « recommencement dans chaque individu, qui est requis
pour qu’Adam ne se situe pas “hors de l’espèce”, nie toute authentique histoire en tant que
transformation constitutive de l’homme »307. L’homme historique en général n’est pas pris
dans l’histoire mais compris dans une historicité telle qu’Adorno n’aura de cesse d’en réfuter
le concept chez Heidegger.
Ainsi, chez Kierkegaard, la philosophie de l’histoire qui était ouverte par la question du péché
d’Adam est refermée par l’idée de sa pure signification subjective dans la transmission du
303
G. Lukács, L’Âme et les Formes, op. cit., p. 56.
Kierkegaard, p. 58 ; GS 2, 49.
305
Ibid.
306
Op. cit., p. 60 ; GS 2, 50.
307
Op. cit., p. 59 ; GS 2, 50.
304
81
péché. Mais comme dans un système de vases communicants, alors que l’homme est rempli
de cette historicité où il découvre sa détermination anthropologique – dans le contexte
chrétien, ladite culpabilité –, « la substance historique est vidée »308.
« Dans la doctrine kierkegaardienne du péché originel l’histoire n’est rien d’autre que le
schéma formel d’après lequel la dialectique intrasubjective doit se transformer dans la
dialectique de l’ ‘absolu’. Elle pose les limites de la pure et simple subjectivité, mais laisse le
fait historique dans une obscure contingence. »309
b. Maelström
Mais alors même qu’elle n’accède pas pour elle-même à la conceptualité, l’histoire se
maintient comme objet de rage : « Puisse-t-on comme le païen brûlait les bibliothèques, se
débarrasser de ces dix-huit cents ans ; si on ne le peut, alors le christianisme est aboli »310,
clame l’auteur de l’Exercice du christianisme. À l’historique et à son intrusion dans
l’existence proprement chrétienne s’oppose l’intention de destruction. Cette intention là
encore n’est pas éloignée, par l’idéalisation de l’origine qu’elle sous-tend, de l’intention
heideggérienne de détruire la métaphysique, afin de retrouver, aux origines de la pensée, la
question de l’Être telle qu’elle a été littéralement oblitérée au cours de cette histoire.
Conséquemment, l’auteur de l’Instant voit dans cette histoire qu’il voudrait détruire un
processus de dégradation de l’Idée : l’histoire, contrairement à sa conception hégélienne, ne
consiste pas « – supposition ridicule ! – à purifier l’idée, qui n’est jamais plus pure qu’à son
début ; non, elle consiste en ce que, peu à peu, l’idée est de plus en plus gâtée, faussée, affadie
en bavardage, brouillée, de telle sorte que ce qui a lieu c’est le contraire d’un filtrage
puisqu’on introduit en elle les impuretés qui ne s’y trouvaient pas à l’origine […] jusqu’à ce
que [cela] ait conduit si loin que l’idée s’est complètement évanouie […] »311. « La lutte de
Kierkegaard contre l’histoire » qui, rappelle Adorno, s’enracine empiriquement dans les
évènements de 1848, résonne ici ultimement dans toute sa portée métaphysique « comme une
doctrine néo-platonicienne et gnostique »312:
« L’horreur face à toute teneur historique spécifique se concrétise finalement comme une
philosophie négative de l’histoire »313.
Mais cette philosophie négative par laquelle l’historique est systématiquement mis au ban de
l’intériorité confirme le caractère de cette intériorité comme « une île romantique où l’homme
entreprend de sauver son “sens” face au flux historique »314. Et Adorno de citer ces phrases où
Kierkegaard semble confirmer de lui-même dans une forme d’optimisme un tel jugement :
« chaque individu à l’intérieur d’une génération reprend dans une certaine mesure la vie à son
commencement » et ainsi « la possibilité est donnée à chacun d’échapper à ce maelström »315.
Le soi absolu est placé au dessus du maelström de l’histoire comme le bateau au dessus de
l’abîme dans le texte d’Edgar Alan Poe qu’Adorno a précisément choisi de placer en
épigraphe du livre. Telle est, à vrai dire, la situation historique de l’intériorité
308
Op. cit., p. 61; GS 2, 51.
Ibid.
310
S. Kierkegaard, L’Exercice du christianisme (1850), O.C. XVII, cité dans Kierkegaard, p. 132.
311
S. Kierkegaard, L’Instant, in O.C., XIX, cité dans Kierkegaard, op. cit., p. 213
312
Kierkegaard, p. 65 ; GS 2, 55.
313
Ibid.
314
Op.cit., p. 66 ; GS 2, 56.
315
S. Kierkegaard, Ou bien-ou bien, O.C., IV, pp. 28-29.
309
82
kierkegaardienne : c’est une suspension, où les lois de la gravité sont défiées par des forces
transversales plus ou moins fantastiques comme dans la nouvelle de Poe316.
2. Sociologie
a. L’instant, le point et le robinet
Comme la situation historique, la situation sociale est occultée dans la conception existentielle
de l’intériorité. Pourtant, quoique « l’intériorité se donne comme la restriction de l’existence
humaine à une sphère privée qui serait soustraite au pouvoir de la réification », « en tant que
sphère privée, elle appartient elle-même, même si c’est de façon polémique, à la structure
sociale »317. Le fait que Kierkegaard ait conçu l’idée du point pour représenter la forme d’une
philosophie qui ne se développe pas comme une succession, mais se tient dans une parfaite
simultanéité de tous les moments coïncidant dans « l’instant » de l’ « exister » »318, vient
contester là encore, dans ce rétrécissement ultime, toute objectivation possible : « toute
extériorité s’est contractée dans le point »319. L’instantanéité de l’existence n’est autre que le
revers d’une pensée qui veut se construire à l’écart de ses conditions objectives : à la limite de
l’espace, à la limite du temps, en fin de compte hors de l’histoire et de la société. Mais lorsque
Kierkegaard, afin d’illustrer cette instantanéité, recourt à l’exemple d’un robinet qu’on peut
actionner depuis l’étage d’une maison sans avoir à descendre pour aller chercher de l’eau, son
critique zélé repêche les traces superficiellement effacées de l’histoire – cette fois déclinée
sous l’aspect de la vie technique. Le point existentiel est tout aussi bien un point de contact
avec la trivialité dont il voulait se détourner.
b. Ni pro ni contra
Si c’est « avec une modestie ironique et de façon assez hautaine »320, que Kierkegaard se peint
en penseur privé, il n’a de cesse dans la méditation de l’Instant d’excepter ce dernier du cours
de l’histoire. Lorsqu’il conçoit ce que serait une véritable « individualité éthique » – éthique
parce que l’individu y détermine son rapport au monde – l’auteur du Post-scriptum définitif et
non-scientifique aux Miettes philosophiques (1846), congédie littéralement le monde.
« Une individualité éthique, grande en vérité, passerait sa vie ainsi : elle travaillerait de toutes
ses forces à se développer elle-même et exercerait peut-être ainsi une grande influence à
316
Edgar Allan Poe, Une descente dans le maelström (1841) : « Le bateau semblait suspendu comme par magie,
à mi-chemin de sa chute, sur la surface intérieure d’un entonnoir d’une vaste circonférence et d’une profondeur
prodigieuse. Ses parois, parfaitement polies, auraient pu être prises pour de l’ébène, sans l’éblouissante vélocité
avec laquelle elles pirouettaient et l’étincelante et horrible clarté qu’elles répercutaient sous les rayons de la
pleine lune, qui, de ce trou circulaire entre les nuages […], ruisselaient en un fleuve d’or et de splendeur le long
des murs noirs et pénétrait jusque dans les plus infimes profondeurs de l’abîme. » Cité sous la dédicace à
Siegfried Kracauer, p. 9 de la traduction.
317
Kierkegaard, p. 83 ; GS 2, 70.
318
Op. cit., p. 78 ; GS 2, 66.
319
Ibid.
320
Op. cit., p. 83 ; GS 2, 70.
83
l’extérieur, mais elle ne s’en occuperait absolument pas, parce qu’elle sait que le monde
extérieur n’est pas en son pouvoir et n’a par suite aucune signification ni pro ni contra. »321
« Ni pro ni contra » : l’individualité se drape dans un stoïcisme, voire un scepticisme
« local », réservé au monde « extérieur », qui l’en préserve comme ontologiquement. Elle a
aspiré en elle toute signification, tandis que ce dernier en est vide, quoiqu’il suive
apparemment son cours. En même temps, elle se rêve paradoxalement comme « influente »
sur une extériorité censée au départ échapper à son pouvoir. Sous cette structure qui chasse le
monde comme il va tout en le supposant comme monde sur lequel on peut « avoir une
influence » et qui peut à terme, confirmer, malgré lui, la grandeur de telle ou telle
individualité éthique, le penseur privé établit entre lui et le monde un rapport non-réciproque :
il peut juger le monde sans être jugé par lui. La critique kierkegaardienne de l’Église ou de la
société témoigne assez de cette capacité du penseur subjectif à juger le monde, dans le détail,
ou à le condamner en bloc – quoique sa critique ne s’affronte jamais aux bas-fonds de la
question sociale. Mais l’individualité comme vérité interdit le chemin de retour par où le
monde peut toujours lui renvoyer objectivement ce dont, subjectivement, elle l’accable. Parce
qu’elle ne peut « partager » la vérité avec le monde, l’individualité dénonce alors
unilatéralement, comme on dénoncerait un contrat, l’objective réciprocité de l’influence de
l’individu sur le monde et du monde sur l’individu.
c. Rente
Toutefois, une telle dénonciation reste objectivement lettre morte : « en déniant la question
sociale, Kierkegaard tombe à la merci de sa propre position sociale »322. Tel est l’effet retour
de l’objectivation sur celui qui cherche a s’en préserver. La posture du penseur privé, si
séparée du monde qu’elle se veuille, est une position dans le monde : « c’est la position du
rentier de la première moitié du XIXe siècle »323. Assurant à l’écrivain une relative
indépendance économique, plus grande que celle « du propriétaire de la même quantité de
capital à la période du grand capitalisme » sur laquelle pèsent « la concentration du capital
financier et le système des actions »324, la rente est une « niche », séparée de la production
économique et de l’accumulation du capital par l’exploitation. Le fait que, pour des raisons
religieuses, Kierkegaard ne plaça pas à l’intérêt sa fortune caractérise plus nettement encore
son type économique : un type alors déjà « en passe de devenir archaïque ». En effet, explique
Adorno, « le progrès de la concurrence économique ne laisse bientôt aucune place pour ce
type d’individu […]. Seul un pays d’économie agricole sous-développée lui garantit au départ
sa sécurité et rend possible son mode de vie particulier »325. Néanmoins, la niche économique
archaïque lui assure un apparent îlot d’indépendance : « ni dépendant d’un capital étranger, ni
obligé de vendre sa propre force de travail, le rentier conserve son “franc coup d’œil”. Sa
connaissance dépasse la pure immédiateté de son “milieu” à laquelle le “boutiquier” » –
figure qu’oppose volontiers Kierkegaard à la sienne – « resterait enchaîné ; la détresse de sa
propre situation sociale ne lui bouche pas la vue sur la totalité et sur l’ “essentiel” »326.
321
S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non-scientifique aux Miettes philosophiques (1846), O.C., X, cité
par Adorno, Kierkegaard, p. 127 ; GS 2, 107.
322
Kierkegaard, p. 84 ; GS 2, 71.
323
Ibid.
324
Ibid.
325
Ibid.
326
Op. cit., pp. 84-85 ; GS 2, 71.
84
d. Fiction du prochain
Si pénétrée d’essentialité soit-elle, « l’éthique autonome de la personne absolue témoigne
toutefois, dans ses teneurs concrètes, de sa relativité par rapport à la situation bourgeoise de
classe »327 : « c’est avec les nègres et les chanteuses que l’universalité éthique trouve chez
Kierkegaard ses limites »328. Et Adorno de citer à l’appui de cette cinglante remarque deux
phrases du penseur danois, un propos des Stades, sur Othello : « car un Noir, qui ne peut bien
sûr pas représenter l’esprit… » ; et une lettre à Boesen : « en perdant une chanteuse, on ne
perd en général pas grand-chose ». Dans sa suffisance, celui qui se targuait d’un rapport
privilégié à l’essentialité est rendu dépendant d’une conscience de classe « petitebourgeoise ». Tout aussi bien, la hauteur des vues du théologien l’a-t-elle rendu aveugle aux
sources économiques de la pauvreté. « Sur la question des difficultés extérieures », il lui
paraît plus opportun de citer un sermon de Luther : « On n’a jamais entendu dire qu’un
chrétien fût mort de faim »329. Temporairement épargné par le fatum économique, le rentier
sans usure « excepte la crise tout entière, comme “ possibilité poétique citée arbitrairement ”,
d’une réalité dans laquelle, à l’époque où Ou bien – ou bien fut écrit, se produisait le plus
terrible appauvrissement du prolétariat industriel anglais »330.
L’ensemble du discours éthique kierkegaardien est alors placé sous condition d’une telle
position particulière de classe qui rend suspecte l’innocence où il croit se tenir. Le concept du
« prochain » qui le fonde est dévoilé comme « fictif », non seulement « parce qu’il vaut pour
un état de la société dont les rapports sont immédiatement humains » mais encore parce que
« Kierkegaard sait bien que cet état a disparu »331. Ce double langage fait de « l’éthique
kierkegaardienne d’une vie concrète et pleine de sens […] une piètre et trompeuse morale de
classe »332, oscillant à vrai dire entre la niaiserie et le cynisme. Lorsqu’elle est exposée comme
le fruit de l’enseignement de la parole révélée, elle est niaise, car elle supprime toutes les
médiations où se tiennent justement les difficultés objectives à rejoindre dans une solidarité
spontanée ce prochain qu’on aimerait aimer ; lorsqu’elle est présentée par opposition au
« tribunal pour la “vérité” » de la « masse » incapable d’une véritable « éthique du prochain »,
elle est cynique, car elle rend la masse responsable d’une perte dont elle est en fait la première
à payer le prix. « Si chacun aimait son prochain comme lui-même, l’égalité entre les hommes
serait, inconditionnellement, complètement atteinte »333, écrit-il en 1848. En regard, Adorno
énonce dans un vocabulaire marxiste les conditions économiques objectives d’impossibilité
d’une telle rêverie bien-pensante : « Cette égalité n’existe pas là où les relations entre les
hommes sont préformées par la domination de la valeur d’échange, par la division du travail
et le caractère-marchandise du travail, de telle sorte que, pas plus que le prochain ne peut se
comporter à l’égard du prochain de façon immédiate plus d’un instant, pas davantage la bonté
de l’individu ne suffit pour aider le prochain et encore moins pour exercer une action sur la
structure sociale. »334 Le « prochain » que par ma bonté je rendrais mon égal n’existe pas ou
plus. C’est pourquoi l’individu kierkegaardien n’a personne à qui adresser son éthique. La
possibilité d’un autre est finalement entravée par « la liberté » exaltée du moi qui de même
qu’elle décide du moi, « décide de la société »335, c’est-à-dire refuse d’en penser la contrainte.
À la place, se maintient l’illusion fallacieuse d’une société « qui se rétrécit en un cercle de
‘prochains’ libres » dont « les nécessités sont repoussées, en tant qu’ “accidentelles”, hors des
327
Op. cit., p. 86 ; GS 2, p. 72.
Ibid.
329
S. Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie, O.C., IX, p. 165.
330
Kierkegaard, p. 87 ; GS 2, p. 73.
331
Op. cit., p. 88 ; GS 2, p. 74.
332
Ibid.
333
S. Kierkegaard, O.C., XVI, Op. cit., p. 87.
334
Kierkegaard, p. 89; GS 2, 74.
335
Ibid.
328
85
portes de la philosophie »336. Cette illusion est stigmatisée par le jeune lecteur de Marx comme
l’indice de la conscience même qu’eut la bourgeoisie au XIXe siècle de son propre déclin.
Ainsi, « l’identité de la vérité et de la personne »337, s’ancre dans une objectivité qui en fait la
menace. Attentif au contexte historico-économique dans lequel elle s’énonce, dans la
première moitié du XIXe siècle, Adorno soumet à la question sociologique une instance qui
s’est précisément construite pour s’y dérober. La revendication de l’isolement, de soi-même
comme penseur privé, si hautaine semble-t-elle dans le ton kierkegaardien, n’est par
conséquent que l’indice du pressentiment inavoué de la péremption des conditions objectives
d’une telle identité. Dans l’enceinte confinée de l’intérieur bourgeois où le penseur privé vit
subjectivement un désespoir existentiel dont le monde extérieur dénué de signification ne
conçoit même pas la possibilité, l’histoire est entrée.
3. Psychologie
Dans la psychologie kierkegaardienne déterminée en deçà des catégories existentielles de
l’angoisse et du désespoir, dans le « comment subjectif » de l’exposition, affleure l’intériorité
qui ne se rapporte qu’à elle-même dans son rapport à l’extériorité. Réprobation du monde
extérieur et tristesse en sont les deux premiers traits saillants.
a. Réprobation
Le « monde extérieur » chez Kierkegaard, « n’est réel que comme monde réprouvé »338. Par
cette réprobation même, il acquiert sa première teneur.
« Plus durement la subjectivité rebondit en elle-même à partir du monde extérieur, dépourvu
de qualification ou même mauvais, plus clairement le monde extérieur s’exprime en elle de
façon médiate, en tant que “réfléchi” »339 .
Alors même que la « situation » telle que Kierkegaard en livre le concept, est censée se
construire selon la dialectique immanente du moi comme rapport se rapportant à soi-même,
tout en elle « répond à l’intrusion douloureuse de la réalité dans l’intériorité sans objet –
intrusion que marque le mouvement régressif du soi »340. Réfugié dans une intériorité où il
renonce à tout objet dans l’espoir de saisir sa propre substance, l’Individu est confronté en
négatif à ce qu’il doit bannir pour s’affirmer. Puisque « la situation lui présente le présent
réprouvé comme son propre fondement : en protestation, elle est contrainte à
la “réflexion” »341. Réfléchie, la situation acquiert en extension ce que dans l’idéal du point
elle avait sacrifié à la compréhension : « la connaissance de la réification de la vie sociale, de
l’aliénation de l’homme par une réalité qui ne parvient plus à lui que comme marchandise »342.
Face à cette dernière, que Kierkegaard n’aborde que comme « monde réprouvé » tandis qu’à
la même époque Marx en dégage les structures frangibles, l’« exhaussement démesuré » de la
336
Ibid.
Ibid.
338
Op. cit., p. 69; GS 2, 59.
339
Op. cit., p. 68; GS 2, 58.
340
Ibid.
341
Op. cit., p. 69; GS 2, 59.
342
Ibid.
337
86
subjectivité culmine paradoxalement dans « la renonciation à jouer encore un rôle quelconque
dans la structuration du monde extérieur »343. À partir de l’expérience historique commune de
l’aliénation, la situation kierkegaardienne s’énonce comme envers de la praxis
révolutionnaire. Rapportée à cette dernière, elle apparaît comme renonciation. Mais en elle,
« le moi » qui « ne reconnaît plus qu’en lui-même la source de tout devoir-être »344 n’est plus
alors que la forme d’une impuissance : impuissance à regagner le réel abandonné à sa
contingence. Dans cette impuissance, le moi « s’endeuille, en tant qu’intériorité sans objet,
pour les choses comme pour le ‘sens’ »345.
b. Tristesse
La tristesse est l’affect où ce deuil se cristallise. Ainsi la situation se révèle-t-elle dans la
métaphore d’un lieu : le château fort. Véritable refuge imagé où s’exile de la réalité le penseur
subjectif.
« Ma tristesse est mon château fort ; il se dresse comme un nid d’aigle au sommet d’une
montagne et s’élève haut dans les nuages. Personne ne peut l’assaillir. De là, je vole jusqu’en
bas dans la réalité et je saisis ma proie. Mais je ne séjourne pas en bas ; je ramène mon butin
dans mon château. Mon butin, ce sont des images ; je les fais entrer dans une tapisserie et j’en
revêts les murs de ma chambre »346
Adorno lit dans ce passage de L’Alternative l’expression plus directe que Kierkegaard ne la
voulait peut-être de la prison intérieure où le penseur subjectif se trouve enfermé. Dans
cette « image », la subjectivité isolée semble « cernée par une obscure altérité »347 qui, à
défaut de prendre corps objectivement, se matérialise pour la subjectivité dans l’affect de la
tristesse. Associée à la métaphore du château fort elle fait de cette « situation » au sujet de
laquelle Kierkegaard « ne se lasse pas d’affirmer qu’elle a perdu la réalité »348 un lieu
observable.
Dans ces conditions, loin de ne présenter ici qu’un sens anecdotique en tant qu’expression
psychologique, « la tristesse peut être pragmatiquement exhibée en tant qu’affect fondamental
de Kierkegaard, dans le contexte fondateur de sa philosophie »349. Sa teneur « pragmatique »,
c’est-à-dire matériellement inscrite dans la façon dont s’expose la théorie, ne se révèle que
dans l’étude précise des métaphores qui l’entourent.
c. Passage des digues
Logis archaïque, le « château fort » semble se détacher fantasmatiquement de toute histoire :
dans l’intention kierkegaardienne, il décrit à la fois l’isolement et la hauteur du penseur
subjectif. À l’atemporalité de la « situation » de l’Individu qui se réfléchit fait ainsi écho
l’appartenance onirique du château fort à un « passé immémorial » et à une sphère supérieure
de la réalité. Pourtant, objecte Adorno, le for intérieur kierkegaardien ne trouve pas
nécessairement là sa métaphore la plus adéquate.
343
Op. cit., p. 115 ; GS 2, p. 97.
Ibid.
345
Op. cit., p. 54; GS 2, 45.
346
S. Kierkegaard, O.C. III, op. cit , p. 43.
347
Kierkegaard, p. 54; GS 2, 45.
348
Ibid.
349
Ibid.
344
87
« Le nom approprié de la “situation” […] n’est pas le château fort avec lequel Kierkegaard, en
romantique, compare l’intériorité. Il […] se trouve pragmatiquement tout prêt dans l’œuvre
même. À savoir dans la métaphorique de l’intérieur de l’habitation, qui ne se découvre il est
vrai qu’à l’interprétation et même provoque l’interprétation par son indépendance
frappante. C’est l’ “ intérieur ” bourgeois du XIXe siècle, devant lequel toute question
concernant le sujet, l’objet, l’indifférenciation, la situation, pâlit en une métaphore abstraite,
bien que chez Kierkegaard l’image de l’ “ intérieur ” cautionne en tant que pure et simple
métaphore l’ensemble des concepts fondamentaux. »350
En tant que vague métaphore, l’intérieur ne livre encore rien de sa véritable teneur.
Redoublant dans l’imagination l’ensemble des concepts fondamentaux de l’existentialisme
kierkegaardien, elle ne les interroge pas. Le « château fort » est à ce titre la métaphore idéale
de ce moment d’opacité. Dans un registre qui rompt par sa familiarité apparente avec
l’étrangeté du château fort, les évocations occasionnelles dans le texte kierkegaardien luimême, qui font si irrésistiblement penser à l’« aménagement caractéristique du spacieux
appartement de location du XIXe siècle »351, en disent pour l’interprète Adorno bien plus long
sur la « situation » effective du penseur subjectif.
Toutefois, dans sa subtilité socratique, son caractère polémique, la dialectique
kierkegaardienne, résiste en partie, Adorno en a conscience, à une telle interprétation : « à la
limite de l’espace, “l’intérieur” est posé, polémiquement, comme le seul être déterminé,
polémiquement équivalent au “penseur subjectif ” »352. Aspirant toute détermination dans
l’intérieur, Kierkegaard veut polémiquement vider l’extérieur de tout le contenu par lequel il
pourrait peser sur l’intériorité. À la limite même de l’objectivation – comme l’intérieur est à la
limite même de l’espace –, la métaphore polémique qui chasse toute extériorité échappe ainsi
à sa propre extériorisation. La liberté de la réflexion à laquelle il faudrait s’en tenir pour en
saisir la signification la fait échapper à son destin de chose. En jetant le discrédit sur
l’objectivité, le subjectif s’absolutise et rend toute objectivation caduque. C’est la contrainte
d’identité propre de ce qu’Adorno appelle lui aussi polémiquement la « systématique »
kierkegaardienne. En concevant au contraire la métaphore non plus comme la simple
répétition imagée de la situation mais comme son analogon matériel, « l’interprétation
abandonne la contrainte d’identité qu’exerce encore l’idée kierkegaardienne de situation »353.
En d’autres termes, elle en brise l’immanence spirituelle. Maintenant, l’intériorité
kierkegaardienne prend la forme concrète de l’ « intérieur », où ses conditions matérielles sont
exhumées. Déchue des sphères toutes spirituelles de la réflexion, elle se présente sous
l’apparence historiquement et socialement déterminée d’un intérieur bourgeois du XIXe
siècle. L’identification « polémique » du penseur subjectif et de son intérieur est maintenant
prise au mot et sont interrogés pour eux-mêmes les éléments descriptifs apparemment
accidentels, voire ornementaux ou purement pédagogiques introduits par Kierkegaard luimême dans ses réflexions : que le sujet mire les reflets des choses dans le « miroir réflecteur »
d’un salon ou entende au loin quelqu’un tirer le « cordon de sonnette du troisième étage »354 ,
voilà qui signifie au-delà de l’intention toute spirituelle de la réflexion du philosophe. En
faisant procéder l’interprétation critique de Kierkegaard non de l’instantanéité subjective où il
cherche sans cesse à la reconduire mais de « la décomposition des rapports fondamentaux de
l’existence humaine », c’est-à-dire, de « l’aliénation du sujet et de l’objet », Adorno tente de
conférer au « point » insondable de l’intériorité toute son « extension » matérielle.
L’intériorité kierkegaardienne est un intérieur bourgeois du XIXe siècle. Au cœur du
350
Kierkegaard, p. 72; GS 2, 61.
Op.cit., p. 74 ; GS 2, 63.
352
Op.cit., p. 76 ; GS 2, 64.
353
Op.cit., p. 74 ; GS 2, 63.
354
Op. cit. p. 72 ; GS 2, 61.
351
88
Kierkegaardbuch, Adorno procède à son « explication »355, qui n’est autre que son
extériorisation où, depuis l’image illustrant l’intérieur, l’interprétation est conduite au
concept de l’intérieur comme image.
Puisque, comme le sous-tend déjà le concept de la forteresse, elle est maintenant assiégée, que
l’île est désormais noyée sous les eaux, face à l’assaut de la réalité dans l’intérieur privé qui la
récuse, l’interprétation adornienne retourne donc l’intérieur kierkegaardien comme un gant,
en une extériorité qui n’en révèle pas seulement le caractère historique, mais le caractère
mythique.
C. Retournement de l’image de intérieur
Point culminant de l’exégèse dans son attention à la littéralité des images kierkegaardiennes,
l’intériorité est saisie au cœur du livre sur Kierkegaard à partir de son image déterminée,
configurée en intérieur bourgeois. Par là, un tunnel est creusé entre critique des concepts et
critique sociale, maintenant, dans une image sociale, la critique des concepts. Sur ce point
l’ « intérieur bourgeois » n’est pas une image absolument originale, inventée par Adorno : de
Rilke à Benjamin – dans Sens unique356 en particulier – elle a toujours figuré l’idéal bourgeois
dans son dépérissement même. Mais ici, c’est en s’affrontant plus explicitement encore que
Benjamin lui-même à cette étrange image, avec les outils de la critique esthétique
benjaminienne, qu’Adorno observe dans l’intérieur, où le sujet, faute d’extériorité, est voué à
dépérir, l’indifférenciation du naturel et de l’historique.
1. Apparence de l’intérieur
a. Ambiance exotique
À titre de simple métaphore, l’intérieur bourgeois sous ses divers aspects (la chambre – lieu
de production de l’individu isolé –, le salon – où l’on reçoit, interface privée entre l’intimité
355
« Explication de l’intérieur » est le titre du troisième chapitre, central, de l’ouvrage.
Ainsi Benjamin notait dans Sens Unique ; « L’intérieur bourgeois des années soixante à quatre-vingt dix, avec
ses buffets gigantesques débordant de sculptures sur bois, les angles sans soleil ou se tient le palmier,
l’encorbellement que retranche la balustrade, et les longs corridors avec la flamme chantante du gaz ne peut
abriter convenablement qu’un cadavre. “Sur ce sofa, la tante ne peut qu’être assassinée”. La luxuriance sans âme
du mobilier ne devient confort véritable qu’en regard du cadavre Cet Orient luxuriant des intérieurs des romans
policiers est beaucoup plus intéressant que l’Orient de leurs paysages : le tapis persan et l’ottomane, la lampe à
huile et le noble poignard du Caucase. Derrière les lourds kilims drapés, le maître de maison célèbre ses orgies
avec les valeurs boursières, peut s’imaginer en négociant levantin, en pacha corrompu dans le khanat de
l’esbroufe, jusqu’à ce que le poignard, suspendu dans son fourreau d’argent au dessus du divin, mette par un bel
après-midi un point final à sa sieste, à sa vie. » Cité par Adorno dans sa recension de Sens Unique, MdE, p. 242 ;
GS 11, 680. De façon remarquable, la description benjaminienne de l’intérieur bourgeois orientalisant dans Sens
Unique [1928], se situe pour ainsi dire à mi-chemin entre l’intérêt kracauerien pour le roman policier et la
critique adornienne de la subjectivité du XIXe siècle. Le fil conducteur de tout cela est moins l’Orient que la
découverte nécessairement morbide qu’exhibent en la cachant ces intérieurs suffocants.
356
89
de la chambre et l’extériorité du monde) est, de l’avis même du penseur subjectif, l’espace
clos où se trame le destin de l’intériorité philosophique. Dans le Journal du séducteur, les
allées et venues du « flâneur » en chambre figurent ainsi adéquatement le cheminement de
l’intériorité. Mais c’est dans un passage plus volontiers pittoresque, longuement cité par
Adorno, où le séducteur détaille l’ambiance de la « petite pièce » où Cordélia le reçoit, qu’il
livre, mieux que jamais, « la clé de toute sa production littéraire »357.
« La salle de séjour est petite, bien confortable, à proprement parler seulement un cabinet.
C’est depuis le sofa que j’aime le mieux voir cette pièce, de là où je suis si souvent assis à côté
d’elle. Devant le sofa, il y a une table à thé ronde, sur laquelle une belle nappe tombe en riches
plis. Sur la table, il y a une lampe en forme de fleur qui s’élève, épanouie et vigoureuse ; au
sommet de la lampe est suspendu un voile de gaze finement découpé, si léger qu’il est toujours
en mouvement. Cette lampe par sa forme originale me rappelle l’Orient et le mouvement
incessant du voile me rappelle les douces brises qui soufflent là-bas. Le sol est recouvert d’un
tapis fait d’une sorte de roseau tressé tout à fait particulière et qui donne une impression aussi
exotique que la lampe. Dans mon imagination, je suis maintenant assis là avec elle, sur le sol,
sous cette merveilleuse fleur ; ou bien je suis sur un bateau, dans la cabine des officiers, et
nous voguons au loin sur le grand océan. Comme le rebord de la fenêtre est assez haut, nous
avons vue directement sur l’étendue infinie du ciel. »358
L’enceinte sécurisante et familière est ouverte : elle apparaît même comme le poste idéal d’où
le monde entier peut être agréablement convoqué. Si dans sa description, Kierkegaard
« rencontre, sans qu’il y soit pour rien, des teneurs de choses historiques objectives »359,
celles-ci se dissolvent dans le plaisir esthétique instantané qu’il semble éprouver à goûter
cette ambiance exotique. Entre les murs suffisamment rapprochés de la pièce chauffée peut
s’engouffrer l’infini du ciel comme dans l’intériorité finie du penseur la conscience soudaine
de son appartenance à l’infini. Mais alors qu’il en allait pour l’auteur de ces lignes de la
description d’une « “atmosphère” vaguement érotique » et plus avant de la dialectique du
séducteur entre l’infini et l’« intimité du personnel et du privé », « la force des choses va audelà de l’intention métaphorique »360. La vignette descriptive est prise au piège de son pouvoir
d’illustration, elle s’autonomise comme simple « décor »361. Les choses décrites et « toutes les
formes spatiales » paraissent maintenant « étrangères au but qu’elles représentent, privées de
valeur d’usage propre, seulement engendrées dans l’habitation isolée qui, à son tour, n’a de
configuration que par leur juxtaposition »362. L’intérieur se matérialise comme cet assemblage
d’artefacts. Si bien qu’à l’intérieur de l’habitacle confiné où le penseur croit accéder
directement à l’« étendue infinie du ciel », le décor mime un monde qui a déserté la scène, où
les choses ne sont plus qu’apparences. Si dans une perspective hégélienne l’apparence est un
moment de la vérité, elle prend également ici le sens platonicien d’une manifestation
appauvrie du réel. Les choses, dissociées de leur valeur d’usage y manifestent leur être
purement ornemental. La « lampe en forme de fleur » couverte d’un voile fait le décor d’un
« Orient de rêve », si isolé du reste du monde que la pièce ressemble à « une cabine de bateau
remplie d’ornements précieux raflés à travers l’océan »363. Ceux-ci n’évoquent le lointain que
parce qu’ils furent arrachés à leur lieu d’origine : sous leur effet exotique est dissimulé le fait
trivial de leur appropriation. Les objets présentent ainsi « l’apparence d’une nature
immuable », tandis que leur essence historique – leur caractère même de marchandises – est
357
Op. cit., p. 75 ; GS 2, 63.
S. Kierkegaard, O.C. III, op. cit., pp. 362-363.
359
Kierkegaard, p. 76 ; GS 2, 64.
360
Ibid.
361
Op. cit., p. 77 ; GS 2, 65.
362
Ibid.
363
Ibid.
358
90
occultée. Le décor, qui n’est peint que d’un côté, se suffit enfin à lui-même. Il suffit tel quel
au sujet qui l’habite et qui lui donne en fin de compte toutes ses couleurs. En effet, pour
l’habitant solitaire de l’intérieur, « les choses muettes parlent comme des “symboles”, ici de la
“vie”, là de la “sensualité”, ici encore de la familiarité, là de “l’exotisme” : ce sont « des
images archaïques écloses dans “l’intérieur” ; l’image de la fleur en tant qu’image de la vie
organique, celle de l’Orient en tant que nom du pays de la sensualité ; celle de la mer en tant
qu’image de l’éternité elle-même »364. Ainsi s’assemblent dans l’apparence de l’intérieur des
images qui, en se portant garantes en apparence des choses, ne témoignent que de leur
absence. De la sorte, « les objets perdus sont conjurés dans l’image »365, tandis que dans les
symboles qu’on leur substitue, « on leur arrache une signification ». Pour caractériser la
dimension illusoire et menaçante à la fois de la réduction des choses à la projection de leur
apparence, Adorno se réfère ironiquement au fata morgana qui est le nom du mirage
mythique où sombrent les marins – puisque Kierkegaard s’imaginait lui-même, depuis la
chambre de Cordélia, sur un bateau. Le pseudo-capitaine qui scrute l’horizon depuis le
pseudo-pont de son salon bourgeois scrute seulement son propre fantasme et le bateau reste
pour cela tout à fait immobile. Alors même qu’il croit convoquer magistralement le monde, il
n’y a plus sous ses yeux que le spectacle que projette le spectateur.
b. Apparences mythiques et enfer
Mais tandis que dans l’image de l’intérieur les teneurs historiques des marchandises décrites
sont neutralisées comme apparences atemporelles, se « constitue l’illusion des choses comme
nature morte »366. En tant que forme esthétique, la nature morte rassemble, dans l’apparence,
la corruptibilité des choses et l’éternité de ce caractère corruptible et transitoire. Or, comme le
note Adorno, « l’apparence à laquelle leur heure historique condamne les choses est
éternelle ». Les apparences par lesquelles les choses survivent à leur histoire en « natures
mortes » hantent ainsi un éternel instant. La chambre kierkegaardienne est l’écrin éternel où
se déploient hors du temps les apparences. Car « dans l’image de l’“intérieur” […] l’éternité
du caractère transitoire de toute apparence »367 préserve de l’histoire lampes et canapés
familiers. Figées dans l’instant de leur mort, les choses restent pour ainsi dire animées dans
l’éternité, par la magie de l’apparence. L’intérieur présente de la sorte une image à la fois
morbide et enchantée esthétiquement comme présentation d’apparences signifiantes. Or, c’est
précisément ce sens où se détend l’habitant de l’intérieur qui constitue l’essence mythique des
apparences368. C’est précisément ce sens où il s’emmure nécessairement en lui-même, et se
condamne au ressassement qui constitue, selon une image qui hante littéralement le
Kierkegaardbuch, l’intérieur en Enfer369. Dans les apparences figées, la familiarité qui ne
rassure que quand elle est encore mémoire, devient immémoriale. Elle s’impose alors non
comme la trace d’une humanité vivante de l’occupant du lieu, mais comme un enchantement
qui tient aux choses mêmes, à leurs apparences, soudain autonomisées. L’habitant ne connaît
plus son lieu, il est connu de lui, victime de ses sortilèges, Tantale dans ce lieu infernal où
l’eau et la nourriture se retirent dès qu’on en approche sa bouche. Les apparences de
l’intérieur sont cet Enfer où la promesse du monde extérieur se retire dès lors qu’on essaie de
364
Ibid.
Ibid.
366
Ibid.
367
Ibid.
368
Voir ci-dessous sur l’opposition entre les « phénomènes » de la phénoménologie et l’apparence dont la
critique fait son objet notre deuxième partie, II, B, 1, a, troisième paragraphe : « S’engager convenablement dans
le cercle : du phénomène à l’apparence ».
369
« L’actualité… », art. cit., p. 11; GS 1, 329.
365
91
la saisir. La répétition infernale370 qui se révèle comme le motif mythique de la réflexion
kierkegaardienne n’est rien d’autre que la conséquence de ce sur-place de la dialectique dans
laquelle se confine une pensée dépossédée du réel. Il n’est pas étonnant dans ces conditions
que dans l’expression la plus pure de l’intériorité, « dans le désespoir, flamboient de façon
démoniaque les archétypes de la répétition existentielle : Sisyphe, Tantale en tant que porteurs
du mythe de la répétition »371. Ce mythe investit littéralement l’intérieur comme apparence.
Dans l’autonomisation esthétique des apparences, apparemment orchestrée par Kierkegaard,
s’enclenche en fait « la dialectique du destin mythique »372, celle-là même qui accable dans les
récits archaïques ceux qui firent preuve de démesure. L’hybris kierkegaardienne est celle de
l’intérieur sans extérieur, de l’apparence sans image, par laquelle l’individualité qui se croit
libre, artiste, se place sous le coup d’un fatum absurde.
c. Angoisse mythique
Si Freud ancrait lui aussi sa compréhension du mythique dans les récits archaïques,
l’apparence mythique [der mytische Schein] de l’intérieur bourgeois évoque un autre motif
freudien sur lequel Adorno fait fond : celui de l’inquiétante étrangeté [Unheimlichkeit]. Dans
la conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature », à propos des apparences
mythiques, il évoque le « phénomène du déjà-vu, de la reconnaissance », que l’on peut
constater – précise Adorno en reliant implicitement cette analyse à celle de l’intérieur
bourgeois – « dans certaines habitations » –373. À cette sensation « est intimement liée la
pensée de ce qui a toujours été, l’idée que celui-ci n’est que reconnu »374. Quand cette
reconnaissance s’impose et s’avère en même impossible à énoncer, « c’est le phénomène
mythique originel de l’angoisse qui fait retour »375. Chez Freud, l’angoisse surgit en effet dans
retour caché d’un événement traumatique, l’individu étant incapable de retrouver les
circonstances de son histoire personnelle où il a subi le traumatisme par lequel il est alors agi
inconsciemment : ce qui le soumet à l’angoisse376, qui en tant que confuse inconscience peut
être rapprochée, comme le fait Adorno, de l’aveuglement mythique. Le recouvrement de la
mémoire en constitue pour ainsi dire l’antidote.
« Il y a accès d’angoisse archaïque partout où ce monde de l’apparence qu’est le monde de la
convention vient nous faire face. À quoi s’ajoute le moment de la menace qui est toujours
propre à cette apparence ; que l’apparence ait pour caractéristique de tout engloutir en soimême comme dans un entonnoir relève également du moment mythique de l’apparence »377.
Atrophie de tout mémoire, chute de la familiarité dans l’immémorial, le « monde de la
convention » qui s’impose ici dans les apparences autonomisées se révèle menaçant. Mais
tandis que chez Freud, ce qui menace, dans l’angoisse, est la révélation du passé tel qu’il s’est
déroulé, la menace tient pour Adorno dans l’appréhension que le recouvrement de la mémoire
s’avère impossible, que la familiarité ne puisse jamais se relier à nouveau à l’histoire, à
370
Kierkegaard, p. 141; GS 2, 119.
Ibid.
372
Ibid.
373
« L’Idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 53 ; GS 1, p. 365.
374
Ibid.
375
Ibid.
376
L’angoisse, on le voit, n’a pas ici son sens kierkegaardien, ancré dans la réflexion de l’existant mais retrouve
un sens psychanalytique. Dans ce cadre, elle est conçue comme un affect à la limite de la sensation – une
sensation d’étouffement que vient souligner l’évocation de l’entonnoir – qui, contrairement à son interprétation
heideggérienne, ne la dissocie pas de la peur puisque s’y maintient la « menace » : celle d’une absolutisation des
apparences, sans issue vers le monde.
377
Ibid.
371
92
l’écoulement objectif du temps. L’angoisse archaïque saisit la créature qui pressent soudain la
possibilité cauchemardesque de l’engloutissement du monde entier dans l’entonnoir de
l’apparence. Mais quoique sans prises sur le réel, l’habitant de l’intérieur qui éprouve une
telle angoisse brise en le subissant le cercle enchanté des apparences mythiques. Dès lors que
l’« air de serre » se matérialise assez pour asphyxier l’occupant, les apparences mythiques
sont en passe de présenter une face émancipatrice, qu’avec Benjamin, Adorno qualifiera d’
« image dialectique ».
Dans l’intérieur comme image, les apparences éternelles de l’intérieur sont soumises au
dépérissement [Vergänglichkeit]. Par là, elles sont pour ainsi dire libérées de l’enfer de la
répétition, et l’habitant recouvre la mémoire.
2. L’intérieur comme image
a. Seconde nature
Dans ce lieu qui n’a plus d’autre réalité que le fatras des apparences miroitantes, l’habitant est
moins le maître des lieux que le prisonnier d’un rêve. L’intériorité est finalement confinée
dans son propre pouvoir de suggestion : c’est le lieu archétypique d’une « intériorité sans
objet », structure d’apparence orpheline de toute essence où s’accomplit « l’indifférenciation
du subjectif et de l’objectif ». Mais c’est dans l’image où elle se matérialise, qu’Adorno
trouve en quelque sorte la clé pour en sortir, considérant non plus l’image de l’intérieur, mais
l’intérieur comme image, matérialisée et observable en tant que telle. En elle, l’esprit qui
semblait partout, n’est plus nulle part, il se décompose dans la matière, et ne se maintient dans
le spectacle de cette décomposition. On reconnaît là les traits de la « seconde nature » que
décrivait Lukács et dont Adorno rappelle les termes dans sa conférence de 1932 sur « L’Idée
d’histoire de la nature ».
« Cette nature n’est pas muette, sensible et dénuée de sens, comme la première ; elle est la
pétrification d’un complexe de sens devenu étranger ; elle est un ossuaire d’intériorités mortes
[…]. »378
Mais si l’image de l’intérieur est abordée comme un tel ossuaire, le problème se pose à
Adorno, comme il s’est posé à Lukács, de savoir « comment il est possible de connaître ce
monde mort, chosal et aliéné, de l’interpréter »379. Or, pour Lukács, la seconde nature trop
familière – elle n’est ni « muette » ni « dénuée de sens » – et trop étrangère à la fois, est
devenue opaque à toute intention de connaissance. Aucune « expérience vécue » ne peut la
ranimer spirituellement, l’envelopper dans un énième symbole qui la transcende. L’idée de
« seconde nature » chez Lukács contient donc dans son concept l’impossibilité de sa
connaissance. Face à elle, ne se maintient que la possibilité d’une protestation subjective qui
ne se légitime qu’en concédant la précarité de son point de vue.
« […] C’est pourquoi, si l’entreprise était possible, elle ne pourrait revivre que par un acte
métaphysique qui ranimerait [belebbar]380 l’élément spirituel qui la créa dans son existence
378
Op. cit., p. 58 ; GS 2, 49.
« L’idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 43; GS 1, 356.
380
Dans sa citation, Adorno substitue « erlebbar » (pouvant être vécue) à « belebbar » (pouvant être ranimée),
comme le font remarquer les traducteurs de « L’Idée d’histoire de la nature », p. 44 : mettant l’accent sur
l’impossibilité de faire de cet éveil de la nature une expérience vécue [Erlebnis]. Cette thématique du réveil
379
93
primitive ou la maintient sous sa forme idéale, mais jamais par l’opération d’une intériorité.
Elle est trop apparentée aux aspirations de l’âme pour que celle-ci puisse la traiter comme
simple matière première de ses propres états, et néanmoins trop étrangère à ses aspirations
pour en constituer une expression adéquate. »381
L’« éveil du figé »382, la résurrection instantanée du spirituel par le miracle d’une spiritualité
échappant à sa propre prison, serait la seule et improbable issue. Il faudrait pense alors Lukács
en hégélien nostalgique d’une totalité perdue, un « acte métaphysique », brisant comme de
l’extérieur le déterminisme infrangible de l’aliénation réciproque du sujet et de l’objet383.
Adorno se souviendra sans doute de cette hypothèse mystique – davantage peut-être que des
conceptions messianiques de Bloch ou de Benjamin – dans le dernier paragraphe des Minima
moralia384. Lorsqu’il cite (in extenso) ce passage dans la conférence de 1932, le même Adorno
fait déjà grief à Lukács de n’avoir pensé là cet « éveil » que « sous la catégorie du réveil
théologique, selon l’horizon eschatologique »385. Il invoque alors face à lui Benjamin qui « a
ramené l’éveil de la seconde nature d’un lointain infini à une proximité infinie et en a fait
l’objet de l’interprétation philosophique »386. De cette manière, c’est ce que nous allons
maintenant montrer, là où la seconde nature de Lukács ne pouvait que la renvoyer au silence,
il a dégagé la possibilité, dont Adorno se saisit alors, de la critique de l’image de l’intérieur
comme image mythique.
b. Histoire de la nature
Si l’image de l’intérieur, appréhendée en tant que « seconde nature », reste un complexe de
sens définitivement scellé, elle se révèle interprétable à partir de la catégorie benjaminienne
d’histoire de la nature. Ce basculement du paradigme lukácsien à un paradigme benjaminien
offre donc l’occasion décisive de son déchiffrement.
Dans la conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature »387, Adorno met évidence les
termes d’un tel basculement. Tandis que Lukács a décrit dans la « seconde nature » le
mouvement par lequel de l’historique se métamorphose et redevient nature, Benjamin a conçu
dans l’histoire de la nature cette dernière nature, seconde, comme « nature périssable »388
redevenant elle-même historique par ce processus de « dépérissement » [Vergänglichkeit].
Respectivement, l’auteur de la Théorie du Roman et celui de L’Origine du drame baroque
allemand ont ainsi dégagé les « deux versants du phénomène » : à l’aliénation scellée du sujet
et de l’objet dans la seconde nature chez Lukács, est substituée l’indifférenciation de l’histoire
et de la nature dans le dépérissement, indifférenciation qui chez Benjamin s’avère déchiffrable
dans l’allégorie.
Par la détermination du motif de l’allégorie dans l’Origine du drame baroque allemand, ce
dernier a fait de la seconde nature un objet appréhendable, connaissable, pour la critique,
renvoie peut-être de la part de Lukács à la conception de Schelling qui voyait la nature comme une « intelligence
pétrifiée » qui attendant son réveil.
381
G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 58
382
« L’Idée d’histoire de la nature », p. 44 ; GS 1, 357.
383
Quelques années plus tard, Histoire et conscience de classe fera du Sujet-Objet prolétarien la seule issue
historique possible à ce mysticisme lui-même.
384
Minima Moralia, § 153, p. 333 ; GS 4, 283. Lorsqu’il évoque le « rayon » ou la « lumière » « de la
rédemption portant sur le monde » sous laquelle il faudrait placer la connaissance, chose néanmoins « totalement
impossible, parce qu’elle présuppose un point de vue éloigné – ne serait-ce que d’un rien – du cercle magique de
l’existence ».
385
« L’Idée d’histoire de la nature », p. 44 ; GS 1, 357.
386
Ibid.
387
Dans le contexte polémique d’une critique de l’historicité phénoménologique.
388
Ibid., p. 45 ; GS 1, 358.
94
quoique selon un régime d’approximation infinie, c’est-à-dire un régime exégétique et non
proprement scientifique, un régime que ne légitime qu’un « très petit nombre de résultats »,
comme l’écrit Adorno dans la conférence de 1931 sur « L’Actualité de la philosophie ». À la
fois image où se lit le caractère naturel de l’histoire dans son dépérissement et écriture –
désormais illisible – où se présente, comme chiffre, le caractère historique de la nature,
l’allégorie présente un matériau dont la critique esthétique peut désormais faire son objet.
L’extériorité mystique lukácsienne seule susceptible de réveiller l’intériorité engourdie à
jamais laisse place à l’extériorité du critique lui-même, capable de déchiffrer dans un
fragment ce que Lukács n’espérait saisir que comme totalité.
Néanmoins, cette extériorité même du critique n’est pas instantanée. Selon la conception
benjaminienne de la critique exposée dans l’essai sur les Affinités électives – essai qu’Adorno
a lu et dont il tire des éléments essentiels à sa propre méthode – une « teneur [Gehalt] de
vérité » n’est pas immédiatement accessible. Le « contenu [Inhalt] concret » qui fait l’objet du
commentaire – resituant l’œuvre et ses symboles dans leur contexte historique – s’oppose à la
« teneur de vérité » que le critique ne saisit qu’après « mortification de l’œuvre ». De ce point
de vue, en les faisant dépérir « l’histoire des œuvres prépare leur critique »389. De la même
manière, dans l’Origine du drame baroque allemand, la libération des contenus de vérité est
conçue à partir du dépérissement de tout ce qui dans les œuvres y fait barrage, tant qu’elles
sont vivantes, conscientes d’elles-mêmes, au sein d’une époque familière des conventions sur
lesquelles elles reposent et qui en comprend immédiatement les contenus concrets. La
thématique de l’alchimie présente dans l’essai sur Goethe – qu’on ne retrouve d’ailleurs pas
chez Adorno, est abandonnée au profit de l’affirmation de l’œuvre comme « ruine », dont
« les charmes anciens parlent de moins en moins au cours des siècles »390, que son
dépérissement a fait pour ainsi dire « décanter » de façon immanente. Le dispositif
benjaminien n’est donc opératoire qu’à une condition fondamentale : la non-contemporanéité
de l’objet interprété et de sa critique. Tant qu’il vit, le Trauerspiel ne peut lui-même « faire
parler ce qu’il a de hiéroglyphique »391. De même, l’intériorité kierkegaardienne ne livre sa
teneur de vérité qu’à l’heure de son dépérissement comme « intérieur bourgeois » du siècle
passé. Le Trauerspiel, dans son propre contexte historique était « incapable de délivrer le sens
profond ainsi emprisonné dans l’image écrite signifiante en le faisant passer dans un son doué
d’âme »392. C’est une fois seulement que s’est définitivement tu un tel « son doué d’âme » que
le déchiffrement de l’image écrite est possible.
De la sorte, la mort contre laquelle venait nécessairement se briser l’intention interprétative
chez Lukács devient chez Benjamin l’occasion de la critique. C’est précisément en tant
qu’archi-paysage, en tant que tête de mort, que l’« ossuaire » lukácsien se trouve chez lui
replacé « sous le signe de la “signification” »393. Tandis que « chez Lukács, il s’agit
simplement de quelque chose d’énigmatique, chez Benjamin, cela se transforme en chiffre qui
est à lire »394. Alors tributaire d’une compréhension herméneutique de l’interprétation, Lukács
voit succomber la possibilité de l’interprétation face à la seconde nature. Dans sa “préface
épistémo-critique” de son ouvrage sur le Trauerspiel, Benjamin se libère au contraire d’une
389
Ibid.
W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 196. « L’objet de la critique philosophique,
c’est de montrer que la fonction de la forme artistique est précisément celle-ci : faire des contenus réels de
l’histoire, qui constituent le fondement de toute œuvre significative, des contenus de vérité de la philosophie.
Cette transformation des contenus réels en contenus de vérité fait que le déclin de l’effet produit dans lequel les
charmes anciens parlent de moins en moins au cours des siècles, devient le fondement d’une renaissance, où la
beauté éphémère s’effondre complètement et où l’œuvre s’affirme comme ruine. »
391
Op. cit., p. 217.
392
Ibid.
393
« L’Idée d’histoire de la nature », p. 47 ; GS 1, 360.
394
Ibid., p. 48 ; GS 1, 361.
390
95
telle compréhension en dissociant radicalement vérité et intention : il ouvre ainsi pour Adorno
la brèche par laquelle la critique peut à nouveau se glisser.
Dans ce retournement, la médiation de l’écrit, on l’a compris, est fondamentale. L’opacité
mythique de la seconde nature n’est devenue déchiffrable que parce que le critique accède à
des écrits – drames baroques ou textes kierkegaardiens – qui la présentent maintenant
littéralement comme « archi-paysage pétrifié » dans l’allégorie. C’est la culture comme texte
qui rend, quoique comme expression chiffrée, la possibilité de sa critique. C’est pourquoi
Adorno dans le Kierkegaard insiste tant sur l’écrit kierkegaardien. L’écrit considéré à la fois
comme expression et comme image mortifiées par l’histoire exprime un état archi-historique
du sens qui, comme tel, peut être appréhendé. Mais en tant qu’il est à la fois archi-historique
et fragmentaire, le « signifier » du chiffre qui est ici à lire « n’est plus le problème propre de
l’herméneutique ou du sens transcendant, il devient ce moment qui opère constitutivement la
transsubstantiation de l’histoire en archi-histoire »395. Signification, précise alors Adorno, veut
dire « que les moments que sont nature et histoire ne se résolvent pas l’un dans l’autre, mais
se désagrègent au contraire et en même temps s’entrelacent de telle manière que le naturel
entre en scène comme signe renvoyant à l’histoire et que l’histoire, là où se veut le plus
historique, entre en scène comme signe renvoyant à la nature »396. En d’autres termes,
l’allégorie est un jeu de renvoi où l’histoire et la nature se rappellent l’une l’autre en se niant.
Et ce qui les renvoie si confusément l’une à l’autre n’est autre que leur commune vulnérabilité
au dépérissement. En effet, comme y insiste Adorno en 1932, « le point le plus profond où
convergent histoire et nature se situe précisément dans ce moment du caractère périssable
[Vergänglichkeit] de toutes choses »397. Dans son étrangeté, cette convergence n’enveloppe
pas instantanément le sujet mais ouvre l’espace d’un étonnement philosophique qui pose à la
nature des questions d’historien et à l’histoire des questions de naturaliste. Paradoxalement,
c’est alors la thématisation du dépérissement qui réanime ainsi non pas la seconde nature ellemême mais sa signification, et la possibilité de la mettre au jour. Chez Lukács l’aliénation
réciproque du sujet et de l’objet pétrifiait en retour tout regard porté sur « la seconde nature »,
ne laissant à la subjectivité que le pathos de son esseulement – c’est pourquoi il ne trouvera
d’issue à cette problématique que dans sa conception du Prolétariat comme Sujet-Objet
historique dans Histoire et conscience de classe. Pour Adorno, qui très vite ne partage plus
l’enthousiasme lukácsien pour la révolution prolétarienne, Benjamin offre les outils d’une
critique « matérialiste » pour laquelle l’étrangement de la subjectivité et du monde n’est plus
un barrage, mais une condition.
3. Allégorie
Telle que la conçoit Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand, l’allégorie n’est
pas « une simple catégorie de l’histoire de l’art », mais une « expression » où histoire et
nature s’indifférencient en fragment d’archi-histoire, exsudant alors des significations restées
jusque là scellées. De même que, comme l’affirmait Benjamin, il n’y a dans l’allégorie « nulle
liberté ‘symbolique’ de l’expression », « nulle humanité », car elle exprime moins « la nature
de l’existence humaine tout court » que « le caractère historique de la biographie individuelle
qui, de manière signifiante, s’exprime en tant qu’énigme à travers cette figure individuelle, la
395
Ibid., p. 47 ; GS 1, 360.
Ibid.
397
Ibid., p. 45 ; GS 1, 358.
396
96
plus soumise à l’empire de la nature »398, de même les métaphores du texte kierkegaardien ne
sont pas conçues comme la symbolisation libre de l’existence humaine de et par Kierkegaard,
mais comme énigme, « la plus soumise à l’empire de la nature », où se joue la véritable
signification historique de sa philosophie. En ce sens, aux antipodes de l’esthétisation
symbolique, il y a, écrit Adorno en 1932, « entre l’allégorie et ce qui est visé allégoriquement,
une relation chosale », et cette relation chosale « n’est rien d’autre qu’un rapport historique »
car « le sujet de l’allégorique est tout bonnement l’histoire »399. Or telle était précisément
l’intention adornienne : se rendre capable dans l’interprétation des catégories
kierkegaardiennes, saisies dans leur contenu philosophique comme dans leur présentation, de
s’emparer de la figure historique de Kierkegaard.
Là où l’interprétation marxiste a mis en évidence une telle figure, rapportée en négatif au déni
historique de l’histoire par l’existentialisme kierkegaardien, seuls les outils de la critique
esthétique sont à même de faire surgir les traits concrets d’une telle figure dans l’allégorie de
la mélancolie.
a. Penseur baroque
Kierkegaard se qualifie lui-même anachroniquement de « penseur baroque ». C’est cette
détermination qui permet à Adorno de le rattacher aux interprétations benjaminiennes de
l’Origine du Drame Baroque allemand et à sa conception de l’allégorie. De fait, les
composantes du drame baroque qu’avait rassemblées Benjamin – bestiaire, cimetière,
déguisements, tyrans et martyrs, enflure et cruauté – apparaissent il est vrai au grand complet
dans la « caverne de sa philosophie »400. Le saut qui marque la discontinuité régissant le
passage d’une sphère de l’existence à l’autre évoque l’œuvre célèbre de Hans Holbein le
Jeune, Les Ambassadeurs (1533), où il faut, pour apercevoir le crâne peint en anamorphose
adopter un tout autre point de vue que celui qui régit la scène centrale. D’un point de vue à
l’autre, il n’y a pas un passage continu, mais une rupture. Dans les deux cas, la créature est
soumise au régime des apparences intermittentes où la représentation de la mort, elle-même
miroitante, la sépare, dans la convention, irrémédiablement de la réalité. Pour l’habitant de
l’intérieur bourgeois du XIXe siècle, prisonnier des apparences, « l’isolement de l’intériorité
sans objet renvoie au délaissement baroque de la créature [barocke Verlassenheit der Kreatur]
dans l’immanence de ce monde-ci »401. Dès lors, à la condition baroque de l’habitant
correspond l’affect baroque par excellence : si « l’intériorité est la prison historique de l’être
humain archi-historique [das geschichtliche Gefängnis des urgeschichtlichen
Menschenwesens], l’affect du prisonnier est la mélancolie »402. C’est précisément dès lors
qu’on saisit chez lui les traits qui « entourent l’image de la mélancolie » [das Bild der
Melancholie]403, que le nom de penseur baroque acquiert ici son véritable sens, pour autant
que, comme le fait Benjamin, on s’attache à « faire parler » ce que cette mélancolie
nonchalamment invoquée a, chez Kierkegaard, de « hiéroglyphique ».
398
W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op.cit, p. 179, cité par Adorno, trad. modifiée dans
« L’idée d’histoire de la nature », in T. W. Adorno, L’actualité de la philosophie et autres essais, op. cit., p. 46 ;
» Die Idee der Naturgeschichte «, GS 1, 359.
399
« L’Idée d’histoire de la nature », p. 45 ; GS 1, 358.
400
Kierkegaard, p. 108 ; GS 2, 91.
401
Op. cit., p. 109 ; GS 2, 92.
402
Op. cit., p. 105 ; GS 2, 89.
403
Op. cit., p. 110 ; GS 2, 93.
97
b. La mélancolie comme affect où s’indifférencient l’historique et le naturel
Cet affect, qui apparaît dans la psychologie kierkegaardienne comme l’expression baroque,
c’est-à-dire rapportée à l’alchimie du corps et de l’esprit là où la tristesse pouvait rester toute
spirituelle, n’y a pas la même valeur théorique que les concepts d’angoisse ou de désespoir.
Moins que « la maladie à la mort » ou l’épreuve de l’instant-limite entre l’innocence et le
péché, la mélancolie n’est qu’un affect sans concept. Bref, la psychologie kierkegaardienne ne
saurait véritablement rendre compte d’un tel affect sur un plan existentiel. Elle n’est invoquée
par le penseur subjectif que lorsqu’il recourt à des images et qu’il esthétise sa séparation du
monde. L’écrivain lui-même ne l’introduit que sous le signe d’un certain arbitraire : préservée
comme « impression primitive »404 par laquelle s’infiltrent des « idées étranges » où se glisse
également « la crainte de Dieu »405, elle est relativisée comme « maladie d’époque ». Mais là
où le « tempérament mélancolique » est désigné comme « maladie d’époque » se trame
l’indifférenciation de l’historique et du naturel où s’ancre précisément le caractère mythique.
Pour Adorno, l’invocation de cet affect, impur, au regard de la théorie de l’existence, à la fois
archaïque – il est issu de la théorie archaïque des tempéraments – et si contemporain, dans
l’esprit du XIXe siècle, exhibe tout aussi bien la figure historique de Kierkegaard et ce faisant
la teneur de vérité de son œuvre. La mélancolie n’est alors pas un simple affect parmi d’autres
dans la psychologie de Kierkegaard, elle enveloppe sa philosophie de l’existence tout entière.
Dans ces conditions, juge Adorno, elle peut être exhibée comme « l’allégorie centrale » de
cette philosophie.
Comme l’avait montré Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand, l’allégorie, par
opposition au symbole, n’est pas « l’idée elle-même, incarnée, rendue sensible » (Creuzer)
mais une expression dont le contenu « référent » s’est perdu tandis qu’en fut seulement
conservé le « chiffre » illisible isolé comme « expression de conventions »406 semblant
survivre artificiellement à leur désuétude.
Dans son étude sur le Trauerspiel, Benjamin avait mis au jour l’allégorie baroque comme
expression de la mélancolie d’une subjectivité confrontée à son infini « bavardage » –
Benjamin emploie le mot de Kierkegaard – sur le bien et le mal, tel que les significations les
plus hautes sont miniaturisées en accessoires et pacotille. Ce qu’elle représentait, écrit
Benjamin, c’est le « mirage d’un royaume de la spiritualité absolue, c’est-à-dire sans Dieu, un
royaume lié à la matière comme sa réplique symétrique, dont le mal seul permet de faire
l’expérience concrète »407. Sans le savoir, l’allégorie baroque se matérialisait alors comme tête
de mort : « facies hypocratica de l’histoire », présentant l’histoire comme nature, le monde de
la liberté comme monde de la nécessité, et les deux ensemble dans leur dépérissement. De
même, lorsque Kierkegaard est pris d’un sentiment mélancolique, il saisit sans le savoir les
apparences de l’intérieur bourgeois pour ce qu’elles sont, des apparences, des natures mortes,
figées dans une éternité qui dépérit. À la mélancolie kierkegaardienne répond donc également
la mort, non comme « maladie à la mort », désespoir, mais comme faille objective par où les
apparences de l’intérieur s’avèrent corrompues, et dès lors matérialisées, prenant dans cette
matérialisation leur sens historique. Dès lors, pour l’interprète Adorno, si les « motifs
pragmatiques » kierkegaardiens correspondent au plus haut point avec ceux du baroque
littéraire, c’est donc que le penseur subjectif « partage avec celui-ci l’immanence recluse en
soi, tout autant que la conjuration, par l’allégorie, de teneurs ontologiques perdues »408.
404
Op. cit., p. 104 ; GS 2, 88. Cette primitivité elle-même est précisément sa teneur d’apparence. De façon
caractéristique chez Kierkegaard, « l’histoire intérieure de la mélancolie, tout comme l’histoire de la subjectivité
dans son ensemble, est posée […] dans l’indifférence à l’égard de l’histoire extérieure ».
405
Op. cit., p. 105 ; GS 2, 89.
406
Op. cit., p. 188 ; GS 2, 158.
407
W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op.cit., p. 248.
408
Kierkegaard, p. 108 ; GS 2, 91.
98
Comme l’allégorie du XVIIe siècle, empesée d’emblèmes figés – couronnes, sceptres et autres
accessoires de la souveraineté et de la soumission – exprimait pour Benjamin la
« mélancolie » inhérente à la contemplation du jeu du monde à la fois factice et fatal, la
mélancolie apparaît pour Adorno comme le sceptre kierkegaardien où la réalité qui serait son
royaume est déchue au statut d’emblème.
L’attitude esthète par laquelle l’intention philosophique de la connaissance se convertit chez
Kierkegaard en esthétique, ne prend son sens qu’une fois extraite la mélancolie comme
allégorie.
c. Cauchemar du monde profane
Saisie dans l’allégorie mélancolique, l’image de l’intérieur bourgeois se matérialise, dans son
dépérissement. Les apparences qui y flottent s’épaississent et se pétrifient, ce qui se donnait
comme éternel devient archi-historique et un fatras de choses, dont on a oublié l’usage,
semble envahir l’espace apparemment si aérien. L’image de l’intérieur rappelle dès lors les
allégories du drame baroque allemand du XVIIe siècle, où, soulignait Benjamin, la spiritualité
absolue est envahie par le monde profane des objets. Ce monde des objets, dont la tragédie
était totalement séparée, « domine au contraire de façon angoissante l’horizon du
Trauerspiel »409 : « C’est la fonction de l’érudition, avec son fatras d’annotations, que
d’évoquer le cauchemar que les objets matériels font peser sur l’action »410.
Envahi d’accessoires, le Trauerspiel matérialisa même dans l’écriture le pendant immatériel
des accessoires : « les rêves, les apparitions de spectres, l’épouvante entourant la fin des
personnages, créant une nouvelle chape “temporelle” » venant compléter les éléments
spatiaux, « dans un cercle plus ou moins rapproché autour de la mort »411. À l’épure tragique
telle qu’en rendait compte Lukács répond la densité scripturale, horizontale comme l’écriture,
face contre terre, de l’allégorie du Trauerspiel telle que la décrit Benjamin.
De même, dans leur matérialisation, les apparences kierkegaardiennes et les symboles qui les
enchantaient reconduisent le fatras baroque, manifestant cette fois, en plein XIXe siècle,
l’envahissement du monde de la spiritualité absolue par celui de la marchandise.
Tout se passe comme si Kierkegaard et le XIXe siècle esthétique tout entier tentaient
d’échapper au cauchemar que les objets matériels, l’histoire même, font peser sur non
seulement sur l’action, mais son l’homme même, en tant que personne. Dans l’intérieur
bourgeois du XIXe siècle, se joue la conjuration des objets profanes dans une spiritualité qui
s’absolutise, et n’en retient que l’apparence, pour échapper à leur pouvoir qui est précisément
de la transformer elle-même en objet. Mais la spiritualité kierkegaardienne ne s’arrache au
cauchemar des objets matériels, de l’histoire elle-même, qu’à un certain degré, esthétique et
unilatéralement spirituel, de la conscience. Objectivement, ce retrait dans l’apparence et dans
l’esprit est déjà placé sous condition du « fétichisme de la marchandise », c’est-à-dire de
l’aliénation des individus dans l’échange marchand. Il s’oppose comme surdétermination de
la conscience à son aliénation dans la société. En cela, il ne produit pas du rêve, mais bien
plutôt un enfer, celui où se perpétue dans l’apparence la répétition du même : le déni des
transformations historiques et la fixation de l’homme dans une atemporalité spirituelle où se
sacrifie comme corps. C’est pour cette raison qu’Adorno proteste dans la lettre des 2 et 4 août
1935 contre l’interprétation onirique du XIXe siècle offerte par l’exposé de Benjamin sur les
Passages. En saisissant le XIXe siècle à partir de ses rêves et de la nécessité de l’éveil,
Benjamin maintient sur le plan de la conscience ce qu’il faut saisir hors d’elle. Car en elle,
précisément n’est pas déchiffrée l’époque suivante, l’avenir de la société, mais « l’image
409
W. Benjamin, op. cit., pp. 141-142.
Ibid.
411
Ibid.
410
99
dialectique du XIXe siècle comme enfer »412. Et l’enfer signifie l’impossibilité même de cette
époque à concevoir la suivante. Ce n’est pas dans le rêve qu’une telle impossibilité peut
encore être renversée, c’est au contraire en lui que cette impossibilité se trame. Face à la
fantasmagorie marchande qui fait de la marchandise une instance autonome, les individus ne
s’émancipent pas par le rêve, ils sont contraints au rêve. Subjectivement, ils sont donc bel et
bien des instances oniriques, mais c’est précisément ce qui en fera alors pour Adorno des
instances aliénées. Pas plus qu’il n’en constitue l’issue, le rêve ne constitue pour Adorno le
reflet inversé du monde de la marchandise ou une image en soi dialectique413 : il ne livre sa
teneur d’image dialectique, d’allégorie qu’en tant qu’enfer, c’est-à-dire en tant que spiritualité
absolue contrainte à la répétition, et dans cette répétition même, à son propre sacrifice.
Adorno fait en quelque sorte ici au Benjamin de l’Exposé la leçon du Benjamin de l’Origine
du drame baroque allemand : le rêve ne se déchiffre que comme cauchemar du monde
profane. Mais la « médiation » manquante de la physiognomonie benjaminienne qui, de plain
pied dans le rêve, ne voit pas en lui l’enfer, est peut-être alors le sujet du rêve, celui-là même
qui répond à la forme-marchandise par « le désir et l’angoisse », c’est-à-dire par le corps, et
trahit dans le rêve, comme pure spiritualité, à la fois une fuite et un sacrifice. Au contraire,
juge Adorno, en maintenant le rêve comme image dialectique, soustraite à la détermination
historique et sociale des sujets, « l’image sans classe est antidatée dans le mythe au lieu
d’accéder vraiment à la transparence sous forme de fantasmagorie infernale »414.
En dépit d’une détermination encore trop vaguede la « catégorie de la marchandise » « pour
éclairer le XIXe siècle »415, d’un déficit de précision historico-économique dans le
Kierkegaard même, c’est dans ce livre que s’expose avec le plus d’insistance, on va le voir, la
connexion décisive qu’il établit entre spiritualité absolue et enfer. Comme l’enfer lui-même,
qui, comme enfer de la répétition, est la réplique démoniaque de la nécessité naturelle, la
spiritualité absolue subit de part en part une telle contrainte naturelle. C’est précisément en
tant que présentations instantanées de ces deux significations apparemment contradictoires –
l’esprit pur et la nature aveugle – que l’enfer comme la spiritualité absolue sont des images
mythiques. En elles, l’idéalisme kierkegaardien se révèle comme impasse mythique,
produisant la raison elle-même comme sa victime sacrificielle.
4. Impasse mythique de l’idéalisme
Tandis que l’explication de l’intérieur comme image a permis de mettre au jour la mélancolie
comme allégorie centrale de l’œuvre de Kierkegaard à laquelle répond l’image dialectique du
412
CorrAB. p. 120 ; A/B Briefwechsel, 140.
Voir ci-dessous notre troisième partie, I, B, 4. L’usage benjaminien de l’dialectique menaçait de relever selon
Adorno de la logique d’un « réalisme de pure copie sit venia verbo ». Nous y reviendrons. Notons, pour
mémoire, sur la spécificité de l’image dialectique chez Benjamin dans son élaboration en vue d’une critique de la
modernité, la mise au point de Gérard Raulet dans Le Caractère destructeur, Esthétique, théologie et politique
chez W. Benjamin, Paris, Aubier, 1997 : « Il est manifeste, note l’auteur, qu’en critiquant la technique même de
Benjamin, Adorno s’est refusé à voir la connexion entre allégorie et modernité au cœur du projet de Benjamin »
(op. cit., p. 180). Lorsqu’Adorno reproche à l’image dialectique benjaminienne un « réalisme de pure copie »,
sous prétexte qu’elle n’est pas médiatisée par une compréhension de l’ensemble social, il méconnaît le fait que
les « images dialectiques » ne devaient prendre sens pour Benjamin que pour autant qu’elles étaient « soustraites
au prétendu sens historique », le dispositif critique reposant sur la possibilité même de cette extraction. Le
malentendu révèle déjà, en fin de compte, la différence incompressible, en dépit de points communs, de la
conception benjaminienne et de la conception adornienne de l’histoire.
414
CorrAB, p. 121 ; A/B, Briefwechsel, 121.
415
Comme il le concède à Benjamin dans la lettre d’août 1935, tout en adressant la même critique à l’Exposé.
413
100
XIXe comme enfer, les catégories philosophiques de son « idéalisme » se révèlent, au-delà des
griefs mis en évidence par une critique hégélienne, mythiques.
« De même que dans l’“intérieur” métaphorique les intentions de la philosophie de
Kierkegaard se croisent, de même l’“intérieur” est en même temps l’espace réel qui libère hors
de soi les catégories de la philosophie. »416
En les libérant, il révèle le caractère mythique de ce qui se donnait dans l’immanence pure du
spirituel.
a. Caractère statique et contradictoire des catégories mythologisées
Comme l’indique Adorno dans la conférence de 1932, « les données mythiques
fondamentales sont en elles-mêmes contradictoires et se meuvent de façon contradictoire
(rappelons le phénomène de l’ambivalence, le ‘sens opposé’ des mots originaires) »417. Dans
ces conditions, est mythique ce qui dévoile simultanément des déterminations contradictoires,
qui ne fonctionnent pas dialectiquement, et ne peuvent dès lors qu’être figées en image418 et
produisent « l’illusion du caractère statique »419 que la critique doit parvenir à dissiper. À
chaque fois que les catégories se figent, se matérialisent sans que soient tirées au sein de
l’analyse philosophique les conséquences de cet épaississement, cet effet de mythologisation
[Mythologisierung420] semble à l’œuvre. C’est pourquoi Adorno critique ultimement les
sphères de l’existence elles-mêmes à partir de leur matérialisation en un « raccourci baroque »
où la constellation astrologique impose la loi de la nécessité naturelle comme loi de la liberté
individuelle, faisant pour ainsi dire « s’écrouler » le ciel étoilé de Kant dans le soi aveugle et
renverser sa liberté hors de lui, dans une insondable loi astrale421. Les sphères où s’énonce le
déploiement libre de l’existence expriment littéralement le pur fatum. À un stade inférieur de
leur élaboration paradoxale, le spiritualisme kierkegaardien peut d’ores et déjà être convoqué
comme catégorie mythologique.
416
Kierkegaard, p. 73 ; GS 2, 62.
« L’Idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 50 ; GS 1, 363. Nouvelle évocation explicite de Freud. Adorno
donne pour exemple le mythe de Cronos où « la force créatrice la plus extrême du dieu est en même temps posée
comme identique au fait que c’est lui qui anéantit ses propres créatures, ses enfants »
418
De ce point de vue, la conception platonicienne du mythe, dans laquelle Kierkegaard trouvait d’importantes
ressources philosophiques n’est pas paradigmatique de ce caractère contradictoire. Une note d’Adorno lui-même
dans la conférence de 1932 renvoie sur ce point à Kierkegaard, Begriff der Ironie, Berlin-Munich, 1929, p. 78,
sq : « Le mythique dans les premiers dialogues platoniciens, comme indice d’une spéculation plus riche », in Le
Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, Œuvres complètes, t. II, Paris, Éd. de l’Orante, 1975, p. 89
sq. C’est dans les Idées de Platon, poursuit Adorno plutôt que dans ses mythes, que se dévoile en revanche le
mythique comme « l’illusion du caractère statique » dont nous avons « à nous débarrasser, si nous voulons
arriver à une image concrète de l’histoire de la nature » (art. cit., p. 51). Ce caractère statique, saisi dans les
hypostases est dès lors lui-même indice du caractère mythique des Idées qui, pour rester identiques à ellesmêmes, doivent être « inéluctablement transposées parmi les étoiles » (ibid.) Le lien établi chez Kierkegaard
entre l’idéalisme et les images astrologiques reproduit historiquement cette connivence mythique du spirituel et
de l’astral. On peut se reporter sur ce dans le Kierkegaard aux développements sur la constellation, dont,
contrairement aux idées reçues, Adorno ne fait alors nullement un usage benjaminien : la constellation y est
comprise dans son sens astrologique, c’est-à-dire mythique et jamais comme une authentique configuration des
Idées. Il prend en outre ici totalement ses distances avec la fascination benjaminienne de la préface épistémocritique de l’étude sur le Trauerspiel pour les Idées platoniciennes.
419
Ibid., p. 51; GS 1, 364.
420
Lettre à Kracauer du 1er juillet 1930, A/K, Briefwechsel, BB, 7, p. 229.
421
Kierkegaard, p. 155 ; GS 2, 130 : « La formule kantienne du ciel étoilé au-dessus de nous et de la loi morale
en nous apparaît avec les sphères kierkegaardiennes dans un raccourci baroque ; le ciel étoilé s’est écroulé dans
le soi aveugle, et la loi de sa liberté s’est transformée dans celle de la nécessité naturelle ».
417
101
b. Spiritualisme
En tant que thèse de la suprématie du spirituel sur le physique, le naturel ou même le vivant,
« la thèse du spiritualisme »422 est la thèse chrétienne par excellence423, assurant le caractère
concevable d’une survie de l’âme post-mortem. Parce que pour lui « le moi naturel » est la
« non-vérité »424, Kierkegaard, juge polémiquement Adorno, en est un représentant. En tant
que doctrine où se dissipe la dialectique de la nature et de l’esprit, le spiritualisme présente le
caractère mythique que l’on retrouve dans sa variante dégradée qu’est le spiritisme. Le
spiritualisme fait tourner l’esprit au-dessus de la nature comme le spiritisme fait tourner les
tables au-dessus des tapis d’Orient dans l’intérieur bourgeois du XIXe siècle. Ceux qui
dialoguent irrationnellement avec les esprits des morts ne font que radicaliser l’irrationalité du
spiritualisme dans ce qu’il a de sérieux : la prétendue autonomie de l’esprit par rapport au
monde des choses, à commencer par le corps propre, où il semble bien pourtant, assez
objectivement, enchaîné. Dans la mesure où « le spiritualisme de Kierkegaard est par-dessus
tout hostilité à l’égard de la nature »425, il veut concevoir un individu délesté des caractères qui
le lient à la nature. Tandis qu’elle place l’individu en son centre, la philosophie de l’existence
se tient à cette conséquence. L’individu dont elle parle « n’est pas l’homme singulier
développé dans sa sensibilité ». De fait, « aucune propriété autre que le maigre besoin ne lui
est accordée. L’intériorité n’est pas définie par la plénitude »426. L’individu, saisi comme
intériorité, s’explique comme être métaphysique, partiellement psychologique, bien plus que
comme être physique. Ce qu’il y a de corporel en lui, voire de pulsionnel, est renvoyé à
l’extériorité non pertinente : « Le corps n’entre en jeu que sous les espèces de la
“signification” de la vérité et de la non-vérité de l’esprit »427. Pour l’existant, qui s’émancipe
de tout ce qui fait entrave au paradoxe existentiel qui le constitue métaphysiquement, c’est un
« corps spirituel ». Ainsi, dans un passage des Miettes philosophiques, Kierkegaard défend
que l’homme éveillé par le Christ fait l’expérience d’une seconde naissance, qui est en tant
que passage de la non-vérité à la vérité, passage du non-être à l’être. Avant cet éveil par le
Christ, l’individu incarné, héritant dans sa chair du péché originel, est donc conçu comme un
non-être. La véritable naissance est une naissance spirituelle. De même que « toute sexualité
est exclue de la psychologie érotique »428 dans la rhétorique du séducteur, de même tout corps
disparaît dans l’exaltation du Moi. Car la « pruderie » kierkegaardienne ne concerne pas
seulement ici le sexe, plus généralement, « le substrat charnel et l’intuition » sont « effacés »
de sa philosophie »429. La nature est donc chassée au profit d’une dialectique de part en part
spiritualisée. Ni le corps ni la nature n’entrent donc dans la dialectique à l’origine du
désespoir tel que Kierkegaard en livre le concept: « la Maladie à la mort n’est pas une
dialectique de l’esprit et de la nature – ici l’esprit s’est lui-même divisé en liberté et
démonie »430. Pourtant, c’est précisément sous l’aspect de la démonie qu’Adorno retrouve la
nature dans le spiritualisme kierkegaardien.
422
Au même moment, Max Horkheimer développe dans Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire
(1930) une réflexion philosophique et historique sur le spiritualisme ascétique comme trait de la subjectivité
bourgeoise qu’Adorno ne doit pas ignorer.
423
De concert en ce sens avec l’idéalisme platonicien : « Dans le moment platonicien où la conscience a déjà
succombé à la tentation de l’idéalisme ; l’esprit, banni du monde et rendu étranger à l’histoire, acquiert le statut
d’absolu au prix de ce qui est vivant ». « L’idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 51; GS 1, 363.
424
Kierkegaard, p. 90 ; GS 2, 76.
425
Op. cit., p. 92 ; GS 2, 77-78.
426
Op. cit., p. 89 ; GS 2, 75.
427
Op. cit., p. 91 ; GS 2, 76.
428
Ibid.
429
Op. cit., p. 90 ; GS 2, 75.
430
Op. cit., p. 91 ; GS 2, 76.
102
L’idée de « démonie », rarement définie et pourtant omniprésente dans les textes d’Adorno
est directement empruntée à Goethe. C’est Benjamin le premier qui y fait longuement
référence dans son essai sur les Affinités électives431. Le « grossier mégalithe » du concept de
« démonique » est l’expression goethéenne de l’« insaisissable expérience de l’ambiguïté de
la nature »432 . Chez Goethe, il est la nature comme irrationalité sans malveillance qui peut
pourtant jeter des sorts, et dont il faut se sauver alors même qu’elle est partout. Il intervient,
transformé, chez Benjamin comme chez Adorno à chaque fois que la créature subit la
contrainte de la nature sous l’apparence de l’esprit, la force contraignante de ce qui aveugle
sous l’apparence de la pacification. Mais tandis que chez Goethe est maintenu un rapport de
fascination à cette instance irrationnelle –– dont il faut se sauver mais « qui se plaît dans
l’impossible »433 et qui est donc en un sens également stimulante pour l’artiste Goethe –
Benjamin et Adorno y reconnaissent toujours une puissance d’aveuglement. Le démonique,
comme nature mutique, à la fois animée et morte, ne prend tout son sens que comme
puissance mythique, qui exerce sur les êtres cultivés un charme que leur culture ne peut
déjouer puisqu’il ne procède justement que d’elle434. Chez Kierkegaard, faute d’un concept de
démonie, est déployé celui, théologique, du démoniaque. Pour Adorno qui comprend la
démonie à l’œuvre dans le spiritualisme kierkegaardien comme hégémonie de la nature dans
l’apparence du pur esprit, le fait que « là où Kierkegaard aperçoit le caractère mythique du pur
esprit, il le nomme démoniaque »435 révèle dans l’expression ce que la catégorie philosophique
dissimulait.
c. Le démoniaque
431
W. Benjamin, « Essai sur les Affinités électives de Goethe », in Œuvres I, op.cit., p. 314. Le développement
du texte sur la démonie sera republié par Benjamin en mai-juin 1937 dans les Cahiers du Sud, n° 194, sous le
titre « L’Angoisse mythique chez Goethe ».
432
Dans son essai de 1918, Benjamin cite in extenso un extrait éloquent de Fiction et Vérité : « À mesure que je
racontais ma vie, on a pu voir, de façon circonstanciée, de quelle façon enfant, adolescent, jeune homme,
l’auteur, par des moyens divers, a tenté d’approcher le domaine qui est au-delà des sens [...]. Il crut découvrir
dans la nature, celle qui vit et qui est morte, l’animée et l’inanimée, quelque chose qui ne se manifestait qu’à
travers des contradictions, et qu’on ne pouvait, par conséquent, traduire ni en concepts ni, moins encore, en mots.
Cette réalité n’était pas divine, car elle semblait irrationnelle ; elle n’était pas humaine, car il lui manquait
l’entendement, pas diabolique non plus, car elle faisait du bien, ni angélique cependant, puisqu’on trouvait en
elle une certaine joie maligne. Elle ressemblait au hasard, car elle ignorait la logique ; elle tenait de la
providence, puisqu’elle suggérait des connexions. Tout ce qui nous limite, il paraissait qu’elle pût le franchir ; on
eût dit qu’elle disposât librement de ce qui est nécessaire à notre existence ; elle contractait le temps et dilatait
l’espace. Dans l’impossible seul elle semblait se plaire et c’est avec mépris qu’elle semblait rejeter loin d’elle le
possible. – Cette essence, qui semblait pénétrer entre toutes les autres réalités, les séparer et les unir, je la
nommai démonique, à l’exemple des Anciens et de ceux qui avaient perçu quelque chose d’analogue. De cette
terrible essence, je tentai de me sauver » (J.W. Goethe, Fiction et vérité, trad. fr. de P. Colombier, Paris, Aubier,
1941, IV, p. 20).
433
J. W. Goethe, Ibid.
434
C’est précisément la « teneur de vérité » que le critique Benjamin dégage de son analyse des Affinités
électives. Si mythique est le calme mutique qui s’associe à la « nature maléfique » du lac : « comme élément
chaotique de la vie, l’eau ne menace point ici en flux sauvage qui engloutirait l’homme, mais dans le calme
énigmatique qui le laisse aller à sa perte » (Œuvres I, op. cit., p. 286). Le mythique se présente ici comme l’oubli
de la possibilité du salut. Le lac qui tait cette possibilité, la retenant captive, comme un secret, n’est plus nature.
La puissance mythique de ce secret ne tient pas au fait que les protagonistes sont des personnages naturels ; en
vérité, « c’est de culture surtout que font ici preuve les intimes » (op. cit., p. 283). « C’est au niveau de la culture
qu’ils sont, quant à eux, soumis aux forces que la culture prétend avoir vaincues, bien qu’elle puisse se révéler
impuissante à les dominer. Elles leur ont laissé le sens des convenances, non de la morale. Il ne s’agit pas ici de
juger leur conduite, mais leur langage. Doués de sentiment mais sourds ; doués de vision mais muets ; ainsi vontils leur chemin. Sourds devant Dieu et muets devant le monde » (op. cit., p. 289).
435
Kierkegaard, p. 97; GS 2, 82.
103
Dans le Concept d’angoisse, « le démoniaque » est défini comme « ce qui est reclus en soimême et qui est révélé malgré soi »436. Rompant avec le catéchisme du démoniaque qui
s’incarne dans la figure mythique du Diable, Kierkegaard procède à « l’immigration de la
nature mythique dans l’intériorité spirituelle »437.
« Il n’est guère utile de faire du démoniaque un épouvantail, de trembler d’horreur à sa vue et
puis de l’ignorer, puisqu’il y a bien des siècles qu’il ne s’est plus montré dans le monde ; une
telle manière de l’envisager est une grande stupidité, car il n’a peut-être jamais été aussi
répandu de nos jours : sauf qu’à l’heure actuelle, il se montre surtout dans les sphères de
l’esprit. »438
Conçu dans sa nature proprement spirituelle, et non comme épouvantail brandi puis oublié, le
Diable est celui qui est « seulement esprit et, par là, conscience absolue et absolue
transparence »439 : il est la figure de cette liberté « qui saisit l’évènement archi-historique du
péché originel lui-même comme un acte de liberté »440. En tant qu’ange, le Diable est la figure
dans laquelle est éprouvée l’absolue ressemblance à Dieu : à ce détail près que c’est un ange
déchu, que le choix du péché fait plonger dans le démoniaque. Mais ce n’est pas le contenu du
choix qui est cause de ce basculement, mais le choix lui-même, élevé à l’affirmation pure
d’un Soi qui veut être tout : ainsi note Kierkegaard, « le démoniaque ne se renferme pas avec
quelque chose, mais se renferme en lui-même ; et c’est là le sens profond de l’existence que la
non-liberté se constitue elle-même comme prisonnière »441. Reclus en lui-même dans
l’absolue conscience, le Diable est celui qui retient la non-liberté prisonnière, c’est-à-dire
celui qui radicalise l’affirmation de la vérité subjective contre et en dépit de la vérité
ontologique de Dieu, par laquelle est pourtant limitée sa liberté. Le Diable est celui qui nie la
non-liberté : c’est pourquoi l’expression de son désespoir, qui est selon Kierkegaard, le
désespoir le plus intense « parce qu’en lui il n’y a pas d’obscurité, pas d’excuse pour atténuer
le désespoir », « est le défi le plus absolu »442. C’est pourquoi cette non-liberté est elle-même
« un phénomène de la liberté et ne doit pas être expliquée par des catégories de la nature »443.
Le démoniaque, en tant que figure absolument spirituelle – autonome dans sa méchanceté,
comme l’avait montré Kant444, contrairement à toute méchanceté incarnée dont les sources
sont toujours hétéronomes – n’est pas l’effet d’une dialectique de l’esprit et de la nature, mais
de l’esprit renfermé en soi-même défiant la transcendance de la vérité divine. Il manifeste
avant tout l’aveuglement avec lequel l’esprit autonome s’imagine absolu.
Mais en attribuant au pur esprit démoniaque « le caractère mythique », Adorno confère au
démoniaque un caractère dont Kierkegaard voulait précisément le distinguer. Car la
reconnaissance d’un tel caractère mythique serait la reconnaissance d’un surgissement de la
nature que le théologien du démoniaque avait clairement exclu. Reste que, pour Adorno, la
« protestation théologique » qui veut, chez lui, « par la pure et simple affirmation […] séparer
la démonie de la nature », ne suffit pas « pour séparer la pure intériorité du mythique »445. Le
démoniaque, en tant que pur esprit est ainsi renvoyé au mythique lui-même et donc à la
nature : il désigne en tant qu’expression d’un esprit qui se veut fallacieusement absolu, la
chute de l’idéalisme lui-même dans le mythique là où il s’en est cru émancipé. Dans ces
436
S. Kierkegaard, O.C., VII, Op. cit., p. 220.
Kierkegaard, p. 97; GS 2, 82.
438
S. Kierkegaard, O.C., VII, op. cit., p. 232.
439
S. Kierkegaard, La Maladie à la mort, O.C., XVI, op. cit., p. 193.
440
Kierkegaard, p. 98; GS 2, 83.
441
S. Kierkegaard, O.C., VII, Op. cit., p. 221.
442
La Maladie à la mort, op. cit., p. 193
443
O.C., VII, op. cit., p. 231.
444
E. Kant, Sur le Mal Radical, tr. fr. de F. Gain, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2001.
445
Kierkegaard, p. 98; GS 2, 83.
437
104
conditions, « la souveraineté de l’esprit » est le démoniaque même dans l’interprétation
adornienne, et retourne allégoriquement, au statut mythique de la figure du Diable épouvantail
dont Kierkegaard daubait la stupidité446.
On relève que la critique adornienne du spiritualisme kierkegaardien – qui culmine ici dans la
démonie – ne s’effectue pas au nom du naturalisme qui en serait l’antithèse mais en des
termes hégéliens, à partir de la critique dialectique du spiritualisme comme dissipation de la
dialectique de la nature et de l’esprit. Mais tandis que chez Hegel une telle dissipation vouait
la doctrine spiritualiste à l’unilatéralité, elle la voue chez Adorno, appliquée à travers
Kierkegaard à l’échelle de l’histoire de l’idéalisme tout entier, au mythique.
d. Sacrificium intellectus
Nécessairement insoluble dans le mutisme figé où se maintient en lui la contradiction, le
mythe implique la victime sacrificielle. Comme la contrainte mythique se confirme dans les
Affinités électives, lorsque Ottilie se suicide pour expier une faute dont elle n’est pas
coupable, l’absolutisation kierkegaardienne de la subjectivité ne confirmera son caractère
mythique que dans la découverte d’une victime sacrificielle. Or, force est de constater que « le
dernier mot de la dialectique existentiale est la mort et c’est avec raison que Heidegger
interprète l’existence kierkegaardienne comme être pour la mort, même si Kierkegaard rejette
un tel être comme désespoir »447.
Pour avoir radicalisé l’autorité de l’immanence subjective, au-delà même de la philosophie de
l’identité de l’idéalisme spéculatif, Kierkegaard se tient véritablement sur le « point
d’Archimède [der Punkt…als der archimedische] de l’idéalisme systématique : le droit de la
pensée, en tant qu’elle est sa propre loi, de fonder la réalité »448. Mais si « nulle part la
revendication du droit de la conscience n’est poussée aussi loin, nulle part elle n’est déniée
aussi complètement que dans le sacrifice de la conscience en tant qu’accomplissement de la
réconciliation ontologique »449. Car celle-ci, alors même que le système de l’existence s’en
défie constamment, a lieu dans la thématisation de la sphère religieuse : « Avec une
dimension véritablement pascalienne, la dialectique de Kierkegaard oscille entre la négation
de la conscience et son suprême droit »450. Son droit qui pour Adorno se déploie précisément
dans la sphère éthique que la sphère religieuse balaie chez Kierkegaard si hâtivement, tandis
que précisément, « dans son éthique, la vie humaine se défend, dans l’impuissance, contre la
destruction sacrificielle [opfernde Vernichtung] »451. La personne incarnée qui seule peut faire
un choix, reconnue dans le moment éthique, est balayée dans le saut qualitatif, dont la
dialectique ne rend pas compte, vers le religieux. En lui, la dialectique immanente elle-même
se dissout et la raison individuelle se sacrifie. La saisie spontanée de la transcendance de la foi
ne s’opère que dans le sacrifice de l’être subjectif. Ce sacrificium intellectus rapproche
Kierkegaard de la gnose – « à laquelle le protestant Kierkegaard s’oppose par ailleurs
passionnément » concède Adorno – dans sa mystification de la connaissance même452 pour ce
que chez lui, « le sacrifice de la conscience est accompli selon ses propres catégories,
rationnellement »453. C’est la conscience du « scandale » qui pèse sur la créature jusqu’à ce
446
Op. cit, p. 99 ; GS 2, 84.
Op. cit., p. 141; GS 2, 119.
448
Op. cit., p. 180; GS 2, 152.
449
Ibid.
450
Op. cit., p. 187; GS 2, 157.
451
Ibid.
452
L’idéal gnostique de la connaissance du mystère renvoie la connaissance elle-même à un mystère et nie la
rationalité de la connaissance.
453
Op. cit., p. 191; GS 2, 161.
447
105
qu’elle cède en sacrifiant par la raison sa raison. Comme le désespoir du stade éthique est la
maladie à la mort, cette morbidité s’accomplit finalement dans « la pulsion à l’éradication du
soi et à la destruction » qui « fait retour dans la “conscience à son sommet”, dans l’absolue
spiritualité »454. Au comble de sa spiritualisation où il devait s’affirmer dans son absoluité,
l’Individu renonce à lui-même et à sa raison.
Est-ce à dire qu’une pensée de l’existence « tronquée » de la sphère religieuse où elle culmine
chez Kierkegaard serait prémunie d’une telle disposition sacrificielle ? Adorno ne le croit pas
qui d’une part observe une même morbidité dans l’être-pour-la-mort heideggérien et d’autre
part souligne la « falsification » qu’introduit quoi qu’il en soit le fait de tronquer l’ensemble
de la sphère religieuse455. Mais outre que la « projection » d’une sphère dans l’autre est
impossible sans déformation, le fait que chez Kierkegaard se maintienne le religieux, loin
d’apparaître comme une excroissance dispensable de son « système de l’existence » en
confirme pour Adorno l’appartenance tragique au destin de l’idéalisme, qui pris dans
l’impasse historique de sa propre incapacité à connaître le monde s’est lui-même mystifié puis
sacrifié dans le mystère.
« Le “saut” dans la transcendance, qui demeure inauthentique, sans contenu, lui-même un acte
de pensée subjectif, et qui trouve sa détermination la plus haute dans le paradoxe selon lequel
l’esprit subjectif doit ici nécessairement se sacrifier lui-même et retient pour cela une foi dont
les contenus, contingents pour la subjectivité, ne sont issus que de la parole biblique. »456
Ce constat, synthétisé dans ces lignes de la conférence de 1931 sur l’ « Actualité de la
philosophie », saisit la foi kierkegaardienne comme un basculement en deçà de la raison. Du
moins est-ce comme espoir457 et non comme désespoir que cette foi peut elle-même être
sauvée dans le Kierkegaard. Reste que, au sein de cette intériorité dans les profondeurs de
laquelle Kierkegaard veut dépasser l’idéalisme par ses propres moyens, il n’y a que la parole
biblique et non pas la philosophie qui donne son sens au saut. Du point de vue proprement
philosophique, si cette parole biblique ne peut plus être invoquée, c’est dans une impasse que
Kierkegaard attire l’idéalisme tout entier. Mais cette impasse est intrinsèquement entraînée
par les apories de l’idéalisme lui-même : dès lors, la tentative et, pour Adorno, l’échec de
Kierkegaard en figurent l’impasse historique. Si non seulement par sa dialectique immanente,
« Kierkegaard n’a donc pas “surmonté” [überwunden] le système hégélien de l’identité », il
est encore « placé dans ce schéma » « par la véritable histoire »458 et surgit dans l’histoire
philosophique elle-même comme sa victime sacrificielle.
Avec Kierkegaard, l’idéalisme est donc poussé dans ses derniers retranchements : le sujet s’y
sacrifie finalement en faisant l’épreuve de sa toute puissance. Néanmoins, en exhibant malgré
lui cette contradiction, le penseur subjectif a réservé pour la pensée une dose d’« explosif
matérialiste »459 capable de dynamiter l’immanence close. Dans sa tournure extrême, la pensée
de l’existence a le mérite d’accomplir l’idéalisme jusqu’à un point de non retour qui en exhibe
le caractère mythique. Tout en en radicalisant l’impasse, Kierkegaard incarne l’ultime
tentative, la plus audacieuse et la plus significative, pour en sortir par le sujet. C’est
finalement sa psychologie qui l’arrache à la démonie de sa dialectique immanente et permet,
de l’intérieur, d’éprouver le poids historique de l’idéalisme, et en l’éprouvant, d’en soulever la
454
Ibid.
Op. cit., pp. 174-175; GS 2, 146.
456
« L’actualité…», art. cit., p. 11-12 ; GS 1, 330.
457
C’est néanmoins avant tout à la fantaisie, promesse de réconciliation dans les images, en deçà des œuvres
d’art, que l’espoir reste lié. Voir le dernier chapitre du Kierkegaard, « Construction de l’esthétique », pp. 231232 ; GS 2, 195.
458
Kierkegaard, p. 58 ; GS 2, 49.
459
Op. cit., p. 69; GS 2, 59.
455
106
masse. On va voir comment, à partir du « retournement de la mélancolie » kierkegaardienne,
Adorno saisit chez Kierkegaard « les affects en tant que chiffres » comme se portant « garants
de la vérité occultée » quoiqu’ils « appartiennent eux-mêmes à la pure subjectivité en
mouvement »460.
5. « Ponderación »
a. Retournement de la mélancolie
L’impasse mythique de l’idéalisme kierkegaardien révèle un condamné qui a perdu le monde.
Dès lors, la mélancolie dans laquelle se cristallisait l’œuvre remonte à la surface comme affect
où perce quelque chose de la vérité. Si la mélancolie est un sentiment esthétique – elle vit
dans un monde d’apparence –, une humeur hippocratique – elle fait, face à elles, l’épreuve du
dégoût –, elle désigne du point de vue psychologique, un affect, au sens concret de ce qui
affecte, c’est-à-dire d’une souffrance. Dans sa thématisation baroque, elle est décrite comme
deuil. Tandis que s’indifférencient en elle le naturel et l’historique, elle oriente
nécessairement au-delà des apparences qui suscitent son écœurement. En cela, juge Adorno, y
cernant un retournement décisif, elle est « élan vers une ontologie transcendante »461. Dans la
mélancolie que Kierkegaard rapporte en « psychologue », l’intériorité établit donc un combat
avec elle-même. Elle s’endeuille face aux apparences dont elle perce à jour le dépérissement.
Elle s’arrache ainsi négativement, par l’affect du deuil, que l’espoir, pour Adorno, peut
convertir en nostalgie, à l’immanence des apparences mythiques. Sur le modèle d’une
dialectique déjà négative, la mélancolie est l’affect d’une créature qui se souvient encore du
monde perdu. Alors même que Kierkegaard ne la convoque qu’à titre de métaphore, sans lui
donner le poids d’un concept existentiel, pour son exégète « l’intention de la métaphore est
l’intention ontologique »462. C’est ici, dans ses formulations impures que, plus que jamais, « la
psychologie des affects veut, avec l’être humain éternel et authentique, convoquer le sens qui
s’est perdu dans l’histoire »463.
Face à elle, ressurgit finalement cette extériorité que l’existence a bannie, par un effet de
« ponderación misteriosa »464, selon l’expression que Benjamin emprunta à Calderón. Ce
contrepoids mystérieux offre soudain, quoique dans une révélation morbide465, à la
subjectivité mélancolique, la « sobriété du concret »466. Par elle, l’affect kierkegaardien
apparaît finalement comme le souvenir de la réalité par où l’habitant de l’intérieur pourrait
peut-être s’échapper de sa prison.
460
Op. cit., p. 201; GS 2, 170.
Op. cit., p. 54; GS 2, 45.
462
Op. cit., p. 105; GS 2, 89.
463
Op. cit., p. 49; GS 2, 41.
464
W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op, cit., pp. 252-253.
465
Car « c’est là le noyau de la vision allégorique, de l’exposition baroque de l’histoire comme histoire des
souffrances du monde ; elle n’a de signification que dans les stations de sa décadence. Autant de sens, autant
d’emprise de la mort, parce que la mort enfouit au plus profond la ligne de démarcation brisée qui sépare la
physis et la signification. Mais si la nature a de tout temps été gouvernée par la mort, elle a toujours été
allégorique. » Op. cit., pp. 178-179.
466
Op. cit., pp. 252-253.
461
107
b. Présentation de la vérité
C’est précisément d’un tel pouvoir d’émancipation qu’Adorno l’investit, lorsqu’il retourne
finalement la basse extraction à la fois naturaliste et esthétisée de la mélancolie en ressort
fondamental de sa portée métaphysique.
« C’est dans la mélancolie que la vérité a sa présentation et le mouvement de la mélancolie
[Schwermut] est le mouvement en vue du salut du “sens” perdu. C’est assurément un véritable
mouvement dialectique. Car si la vérité a sa présentation dans la mélancolie, cette présentation
n’est pourtant pour la pure intériorité que présentation de l’apparence. La vérité est en elle
pure imagination »467.
En se heurtant douloureusement au miroitement de ses représentations, la mélancolie présente
la vérité, à la faveur non pas d’un saut qui l’arracherait à son origine esthétique mais d’une
considération de l’apparence susceptible d’orienter le regard au-delà d’elle, faisant de
l’apparence non le medium d’un aveuglement mythique mais de l’« imagination de la
vérité ».
c. Tristesse archi-historique
En concédant cette part émancipatrice à la mélancolie comme affect, Adorno concède à
Kracauer – contre Heidegger et son analytique de l’angoisse – le sens dialectique de la
subjectivité affectée. Mais tandis que, comme l’« aspiration » dans L’Âme et les Formes de
Lukács, la tristesse chez Kracauer tenait lieu d’expérience vécue métaphysique, fondement de
l’hypothèse émancipatrice d’une surréalité, la mélancolie telle que la construit Adorno chez
Kierkegaard n’est pas un médium de l’expérience, mais au contraire le chiffre de
l’impossibilité historique de l’expérience. C’est pourquoi la tristesse ne conserve son sens
critique que pour autant qu’elle est comprise comme affect archi-historique, c’est-à-dire
comme mélancolie. L’individu – que Kracauer certes n’absolutisait pas – ne peut faire de sa
tristesse une attitude prétendant à une signification infra-subjective, car l’intuition adornienne
est bien plutôt qu’un tel individu est figé lui-même en allégorie mélancolique, devenant luimême cet « archi-paysage pétrifié » dont parlait Benjamin. Aussi bien, la mélancolie est-elle
l’expression matérielle de ce que la tristesse n’exprimait que subjectivement : la perte de la
réalité. Mais ce que veut montrer Adorno, c’est que loin de pouvoir être reconquise à partir de
l’existence, la réalité est au contraire sacrifiée dans la pensée qui en fait son lieu absolu,
comme intérieur. Si la mélancolie est l’allégorie du système de l’existence, ce n’est pas parce
que l’individu Kierkegaard était une figure mélancolique, mais parce que sa figure historique
est devenue tête de mort.
*
Soumettant à une critique essentiellement hégélienne les catégories kierkegaardiennes qui se
rassemblent dans la revendication de l’« intérieur », Adorno les replace sous l’éclairage d’un
idéalisme tardif, esthétisant et romantique. Quoique l’aspiration hégélienne à une unité de la
subjectivité et du monde dans une totalité à la fois surplombante et réconciliée avec ce qu’elle
comprend, ait été abandonnée par Kierkegaard, Adorno montre qu’elle est chez lui
involontairement reconduite – mais sans objet – dans l’immanence fermée sur elle-même de
l’intérieur subjectif. Par là, il fait de Kierkegaard un idéaliste, dont la situation existentielle
« atemporelle » est retournée par la critique en situation historique. La figure historique de
Kierkegaard s’esquisse alors comme celle de l’« habitant » mélancolique d’un intérieur sans
467
Kierkegaard, p. 105; GS 2, 88.
108
extérieur. Matérialisé en « intérieur bourgeois du XIXe siècle », cet « intérieur » interprété
littéralement, révèle une situation d’emprisonnement de la subjectivité au sein d’une
philosophie précisément construite contre la clôture du système hégélien. En déterminant la
mélancolie comme affect fondamental du « prisonnier » exprimant l’allégorie centrale de la
philosophie de Kierkegaard, Adorno opère en ce sens le dévoilement systématique de la
manière dont sa pensée de l’« intérieur » accomplit la perte des choses. Et tandis que la perte
de la réalité s’avère fatale pour l’habitant de l’intérieur, les catégories qui voilent ce destin se
mythologisent. En s’efforçant de dégager la dialectique à l’œuvre entre la nature et l’esprit
dans les images mythiques où se sont figées les catégories, Adorno inaugure son entreprise,
qui restera constante, de « démythologisation » des contenus philosophiques. Le contenu
philosophique éminent qu’il s’agit de dialectiser et d’arracher à toute « illusion de caractère
statique » est l’idéalisme même. Avec la critique de Kierkegaard, Adorno établit l’amorce
décisive d’une critique qu’il poursuit, mais cette fois contre Hegel et non avec lui jusqu’à la
Dialectique négative.
Pour l’heure, il s’agit maintenant de s’évader du système de l’existence qui ne conduit qu’à
une impasse mythique, en tenant pour démontré que ce système lui-même vole
nécessairement en éclats dans l’absence d’objets. Car si ultimement la mélancolie se retourne
comme imagination de l’extériorité, offrant une clé pour en sortir, seule une critique
matérialiste de tout subjectivisme rendra cette simple possibilité effective.
***
109
CONCLUSION DE LA TOPIQUE
Notre étude des lieux a mis en perspective le lieu intérieur kierkegaardien avec le lieu
transcendantal sans abri de Lukács et le hall d’hôtel vide de Kracauer. On a vu que d’un lieu à
l’autre, se déterminaient les coordonnées fondamentales dans lesquelles Adorno devait
inscrire son propre lieu critique. En tant qu’auteurs d’ouvrages de critique esthétique, voire de
théorie des genres, Lukács et Kracauer associaient leurs lieux à la situation d’un sujet. D’un
lieu à l’autre, ce sujet change de figure, sujet lyrique esseulé, individu problématique, c’est un
ego transcendantal kantien dans le hall d’hôtel. Avec Adorno, dans l’intérieur bourgeois du
XIXe siècle, c’est un soi idéaliste, prisonnier des apparences. Mais le lieu n’est plus un espace
hors de lui, où il pourrait se perdre, c’est son lieu intérieur, sans extérieur et sans objet.
En choisissant d’explorer l’« intérieur » d’un tel sujet, tel qu’il s’est affirmé dans la
philosophie kierkegaardienne un peu moins d’un siècle plus tôt, Adorno retourne la
perspective des ses aînés et rompt avec tous les jalons existentialistes qu’il avait hérité d’eux.
Au pathos de la subjectivité moderne, il substitue l’allégorie mélancolique, autrement dit, la
« tête de mort » du sujet kierkegaardien. On est loin, après cette plongée dans l’intimité du
Soi d’où Adorno ne rapporte que l’image d’un ossuaire « enchanté » dans les apparences, de
la grande ville simmelienne révélée comme lieu moderne. De Simmel à Adorno,
l’appréhension topique de la modernité est maintenue. Mais relèvera-t-on, en s’autorisant ce
mouvement de recul, selon une perspective qui, de l’un à l’autre, s’avère tout à fait inversée,
et ce à un double titre. Premièrement, tandis que chez Simmel, on progressait de l’extériorité
citadine jusqu’à l’expérience vécue, où l’intériorité, perdue, cherchait à se retrouver à la
surface des phénomènes, on commence chez Adorno par l’intériorité bourgeoise, lieu de
l’intimité subjective, à partir de laquelle l’extérieur ne semble plus pouvoir être rejoint.
Deuxièmement, l’explication de la Modernité n’est plus recherchée à partir de manifestations
de la vie moderne, que Baudelaire voyait « saisie au vol » chez Constantin Guys : elle
commence ici par la mise en évidence de ce que la Modernité renvoie dans l’archaïque, de ce
que « le rythme historique a fait chuter dans le silence » et qui ne peut donc plus, aujourd’hui
être restauré. Bref, elle commence, de façon remarquable par une théorie du XIXe siècle468.
Si, comme il le confie à Benjamin dans sa lettre datée du 5 avril 1934, Adorno a « le
pressentiment de l’historicité principielle, catégorielle, de l’archaïsme : non comme étant le
plus ancien historiquement, mais comme découlant d’abord de la loi la plus intérieure du
temps », la tête de mort kierkegaardienne, rendue archaïque comme allégorie mélancolique,
loin de signifier le retour mythique de l’origine sur l’affirmation historique de l’individu doit
elle-même pouvoir être expliquée historiquement. La question de savoir pourquoi les
Lumières ont pu conduire dans leurs linéaments tardifs à ce sacrifice mythique du Soi,
absolument contraire à l’autonomisation heureuse qu’elles promettaient, se pose déjà ici. En
tant qu’effort de reconstruction historique d’un tel sacrifice, la Dialectique de la Raison,
rendra en ce sens justice à la « figure historique de Kierkegaard » – même si elle ne la
convoque pas explicitement. Car de fait, c’est dans cette « figure », que, dix ans plus tôt, et
c’est ce qu’on a tenté de montrer, Adorno a vu périr l’individu.
468
C’est également le geste benjaminien qui fait de l’étude sur le Trauerspiel un travail sur la modernité à partir
d’une forme du XVIIe siècle.
110
Deuxième partie
Critique esthétique
Configuration
« Notre époque nous rappelle avec force la décomposition
de la cité grecque : tout demeure mais personne n’y croit
plus. Le lien spirituel invisible, qui donne légitimité et
tenue à ce qui demeure, a disparu et ainsi notre époque est
en même temps comique et tragique ; tragique parce qu’elle
périt, comique parce qu’elle demeure. »
S. Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes
philosophiques469
469
S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, in O.C., XI, Op. cit.,
p. 55. Cité par Adorno dans Kierkegaard.
111
112
INSPECTION DES RUINES
Fantômes
Véritable lieu de répulsion de la démarche adornienne, l’enceinte étouffante de l’intériorité
kierkegaardienne est ancrée dans un XIXe siècle censément révolu. Mais dans son impasse, le
projet kierkegaardien qui resurgit au début du XXe siècle pour beaucoup comme une planche
de salut, n’a pas éreinté jusqu’au bout l’idéalisme traditionnel de la philosophie. Il alimente
plutôt tous les nouveaux projets de restaurations romantiques qui, à contre-courant du présent
intellectuel qui s’impose, entretiennent les vieilles images d’Épinal de l’individualité sûre
d’elle-même dans lesquelles la bourgeoisie avait pu contempler son idéal d’humanité.
Esthétiquement, c’est l’avènement du kitsch où – comme l’affirmait déjà Kierkegaard à
propos du XIXe siècle – « tout demeure mais personne n’y croit plus »470. Tout se passe de ce
point de vue comme si, même après la Grande guerre, le XIXe siècle n’en finissait pas de
mourir ; en musique, où le néoromantisme entretient l’exaltation d’une subjectivité désuète,
comme en philosophie, où on cherche dans les vécus les moyens d’une résistance à
l’assujettissement de la pensée à un paradigme purement scientifique. On pourrait dire que
dans la perspective adornienne, l’époque, au lieu de « rêver la suivante », comme l’écrit
Benjamin dans Le Livre des Passages au sujet du Paris du XIXe siècle, persiste au contraire à
rêver la précédente comme s’il s’agissait de sa propre réalité. Là où d’autres s’apitoient sur un
monde que l’esprit semble avoir déserté, Adorno entend avant tout déjouer l’illusion de la
subjectivité qui reste. Après l’effondrement de son « abri transcendantal »471, l’individualité
qui avait cru lui survivre, s’est elle-même figée en une image mythique, archi-historique, bref
en une image du passé. Adorno la prend pour ce qu’elle est désormais : une survivance
résiduelle. Une fois observé au plus près son apogée mélancolique, dans la figure historique
de Kierkegaard, il s’agit maintenant de chasser le fantôme. Car cette instance fantasmagorique
qui survit irrationnellement à sa propre mort, continue de hanter à la fois l’art, prisonnier du
romantisme, et la philosophie, à l’idéalisme larvé. En se maintenant comme un leurre, elle les
expose tous deux à une commune liquidation. En effet, telle est l’alternative à laquelle
l’époque nous confronte en vérité : soit le subjectivisme romantique est dépassé, soit art et
philosophie seront liquidés ensemble.
Désagrégation des formes
À quelle condition cette menace a-t-elle un sens ? En quoi le subjectivisme devrait-il conduire
à la liquidation de ce qui, après tout, est œuvre de l’esprit et dès lors peu ou prou, de la
subjectivité ? C’est que l’art, défendra invariablement Adorno, comme la philosophie – ce qui
est plus admis – ne sont pas des branches plus ou moins élaborées de l’expression subjective
où l’esprit rassemble ses dernières forces dans le déni du cours objectif du monde. Art et
470
S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, in O.C., XI, op. cit., p.
55.
471
Voir plus haut le développement sur Lukács et l’idée de « condition transcendantale sans abri »
[« transzendentale Obdachlosigkeit »].
113
philosophie prétendent à la vérité472. Pas plus que la philosophie, l’art ne se satisfait par
conséquent de ce que Hegel qualifiait d’ « unilatéralité subjective ». Il faut donc ancrer cette
vérité même à laquelle ils prétendent ailleurs que dans la pure épiphanie kierkegaardienne de
l’individualité. Une conception affadie de l’art comme divertissement expressif – à laquelle
l’art musical semble particulièrement vulnérable – pourrait laisser croire qu’il peut cependant
mieux s’accommoder que la philosophie elle-même de la perte de tous repères
transcendantaux. Pour Adorno, qui confère aussi bien à l’art qu’à la philosophie le tranchant
de la vérité, cette perte place en fait le premier, au même titre que la seconde, en situation de
crise de légitimité. Face au triomphe du modèle scientifique de la vérité et tandis que la
société rationalisée dégrade à nouveau l’art au statut d’ornement – un statut dont le
romantisme lui-même l’avait émancipé – la vérité artistique se trouve relativisée. Plus
intrinsèquement encore, la fragmentation du monde fragmente également les « formes »,
privant leur unité de toute nécessité objective, comme Lukács l’avait montré dans la Théorie
du roman.
« Pour [les] formes, il n’y a plus de totalité qu’elles auraient seulement à assumer. Aussi fautil, ou bien qu’elles rétrécissent et volatilisent ce à quoi elles doivent donner forme, de façon à
pouvoir le porter, ou bien qu’elles mettent en lumière d’une manière critique l’impossibilité de
réaliser leur objet nécessaire et le néant interne du seul possible, introduisant ainsi dans
l’univers des formes l’incohérence structurelle du monde. »473
Quand, dans sa conférence de 1931 sur « L’Actualité de la philosophie », le jeune
conférencier décrit l’expérience moderne de la « désagrégation » de l’ « adéquation de la
pensée à l’être comme totalité »474, il glose littéralement – en allant jusqu’à épouser sa
métaphorique – le texte lukácsien475. Ce que Lukács formulait en 1917 dans le cadre
« restreint » de la critique esthétique se trouve explicitement extrapolé à la situation
philosophique elle-même. Le constat de la fragmentation des formes esthétiques due à
l’explosion du monde clos, s’applique mutatis mutandis à la forme unifiante du système
philosophique. Toute tentative d’unification spirituelle du monde est confrontée désormais à
son « incohérence structurelle ». Le point est maintenant de signifier avec insistance
qu’aucune projection subjective, aucune intention, aucun projet existentiel, si puissants soitils, ne pourront y remédier. Ceux qui entretiennent une telle illusion happent nécessairement
l’art et la philosophie vers un subjectivisme qui ne peut que les perdre. Le néoromantisme a
tort en art, l’existentialisme a tort en philosophie. C’est contre eux qu’avec un esprit
polémique corrosif Adorno érige sa conception de l’art et de la philosophie.
De fait, avec la Modernité, quelque chose à eu lieu qui ne tient pas qu’à la succession
miroitante des « visions du monde », la culture s’est raidie, les œuvres se sont tues, l’esprit
n’est plus de connivence avec ses œuvres : quelque chose est posé en face de lui qui lui résiste
et lui oppose, dans son royaume déserté, un ultime objet, mutique, sa propre histoire faite
nature, qu’il devra, telle est sa tâche actuelle et imposante, parvenir à faire parler. Le premier
objet du matérialisme adornien, la musique, exprime d’entrée de jeu ce que ce mutisme a de
contradictoire et de tragique. Les œuvres musicale elles-mêmes, sonores, par excellence, se
sont tues. C’est de leur retour vers la matière que procède le matérialisme adornien qui n’est
472
Adorno, nous y reviendrons, rejoint sur ce point la thèse hégélienne de l’art comme un moment de la vérité,
mais contrairement à Hegel, il conçoit une telle prétention à la vérité au-delà du moment où Hegel avait cherché
à l’enclore.
473
G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 30.
474
Ibid.
475
Dans ces lignes résonnent en effet à dessein les métaphores de la Théorie du roman où le jeune Lukács avait
montré que seul le « lieu transcendantal » des Grecs de l’Antiquité pouvait encore désigner pour nous un monde
clos dont les bienheureux habitants pouvaient « se borner à accueillir dans [leur] vision un sens déjà achevé ».
Voir G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 23. Une véritable glose de ce texte, adapté aux problèmes
particuliers d’Adorno, court dans les deux conférences de 1931 et 1932.
114
pas un matérialisme de la matière brute, mais un matérialisme des œuvres de l’esprit, saisies
dans leur déspiritualisation historique476, dans l’évaporation irréversible historiquement de
leurs contenus spirituels. C’est là un contrepoint saisissant à la philosophie de l’esprit de type
historiciste telle que l’avait développée Dilthey et dont est issu Heidegger, bref une position
radicalement hostile à toute compréhension herméneutique des œuvres héritées.
Actualité philosophique d’une critique esthétique
Dans ce contexte, l’esthétisation kierkegaardienne de la philosophie, condamnée
vigoureusement, ne saurait évidemment constituer la contre-attaque efficace à la crise de
l’idéalisme dont le jeune théoricien fait, au tout début des années trente, le « diagnostic
hyperbolique »477 face à l’actualité de la philosophie. Néanmoins, c’est au sein de la critique
esthétique qu’Adorno dégage les outils à partir desquels affronter la crise du romantisme et
l’idéalisme philosophique. Contre la subjectivisation ambiante des contenus non scientifiques,
la critique esthétique détermine les premières bases du matérialisme de l’auteur. Encore très
inspiré par les outils benjaminiens issus de l’essai sur Goethe et de l’essai sur le
Trauerspiel478, Adorno a trouvé dans l’idée de l’allégorie l’occasion même de la critique, qui
plutôt que de fuir et de s’avouer vaincue devant l’inquiétante étrangeté de son objet figé en
seconde nature, en appréhende, plus vigoureusement que jamais, le dépérissement historique.
Toujours alors, dans l’idée d’ « histoire de la nature » et la conception plus ancienne encore
chez Benjamin de la critique comme mortification des œuvres, accélération du processus de la
leur décomposition, Adorno découvre une « vigueur spéculative » susceptible, au-delà de
Kierkegaard, de percer toutes les bulles idéalistes contemporaines. Nonobstant, le fait que les
outils critiques de Benjamin soient, plus explicitement et plus fermement que chez ce dernier,
convoqués dans le but de déjouer l’idéalisme latent des contenus philosophiques et le
subjectivisme résigné des contenus esthétiques, transforme la donne. Car Adorno use de la
critique esthétique non pas en marge de l’histoire de la métaphysique mais en plein cœur de
cette dernière. Son idée propre, dans ce contexte, relativement à la critique benjaminienne,
tient à « reconfigurer » les résidus objectifs des œuvres de l’esprit, et à s’efforcer, dans cette
reconfiguration, de les faire « parler », non pas de livrer un « sens », survolant l’époque, mais
d’exhiber pour ainsi dire d’elles-mêmes, la teneur matérielle de celle-ci, qui n’affleure plus,
comme le veut encore Husserl dans les « Idées » et comme le veut l’herméneutique dans le
« sens », mais dans la matérialité du langage, saisi de la façon la plus littérale, en art d’ailleurs
– en particulier ici en musique –, comme en philosophie. Telle serait désormais, note Adorno
dans ses « Thèses sur le langage des philosophes », « la signification constitutive de la
critique esthétique pour la connaissance » :
« Alors que la philosophie doit se tourner vers l’unité immédiate du langage et de la vérité –
unité qui jusqu’à présent n’a été pensée qu’en termes esthétiques –, et qu’elle doit
nécessairement mesurer sa vérité à l’aune du langage, l’art acquiert un caractère
476
Déspiritualisation qui n’est pas contradictoire mais principielle relativement à leur spiritualisation – on
devrait dire intellectualisation – accrue dans la modernité artistique. Sur cette dialectique de la spiritualisation de
l’art – qui chez Hegel devait précisément conduire à son dépassement dans la philosophie voir l’article de 1966,
« L’Art et les Arts », in T. W. Adorno, L’Art et les arts, trad. fr. de J. Laurois, Desclée de Brouwer, Paris, 2002,
p. 51 : « L’esprit des œuvres flotte pour ainsi dire au-dessus d’elles : entre lui et les éléments qui le portent, il y
a, pour ainsi dire, la béance des gouffres. […] La spiritualisation, le fait de disposer rationnellement des
procédures, semble évacuer l’esprit en tant que teneur même de l’affaire. Ce qui tendait à spiritualiser le
matériau aboutit à un matériau nu, pur et simple étant ».
477
Comme Lukács, d’après Honneth, le fera de la réification, cf. notre troisième partie, « Théorie critique », I, A.
478
Tandis qu’à l’époque, ils apparaissent insuffisants à Benjamin pour la mise au jour de « la forme
marchandise », et sont progressivement complétés chez lui par des dispositifs issus de Brecht d’un côté, de
réminiscences simmeliennes de l’autre, et de philologie, ce qui lui reprochera Adorno. Voir la lettre du 5 août
1935.
115
gnoséologique : sur le plan esthétique le langage de ce dernier sonne juste si et seulement si il
est “vrai”, [c’est-à-dire] si d’après la situation historique, ses mots sont existants. »479
D’après ce chiasme historique qui confère à l’art un caractère gnoséologique et prend acte de
la crise de la philosophie dont la prétention à la connaissance elle-même est exposée à une
dissolution complète dans la contingence subjective, le langage apparaît comme le medium
objectif où se joue la possibilité pour la pensée de se « tourner » à nouveau vers une unité
immédiate avec la vérité, quoique précisément leur caractère historique ne fasse ni du langage
ni de la vérité quelque chose d’immédiat. Dans un tel contexte, la critique esthétique
originellement conçue pour « achever » la vérité des œuvres480, devient la méthode
historiquement adéquate au matériau philosophique lui-même pour accélérer le processus de
décomposition de son langage, là où il s’est mis, historiquement, à sonner faux. La critique
esthétique d’un tel langage devient la méthode philosophique adéquate pour faire succomber
toutes les apparences révolues, tous les spectres qui le menacent d’être une forme creuse.
La reconfiguration des restes, de ce qui, pourtant tombé de par l’histoire dans la plus complète
désuétude, s’accroche encore au langage musical autant que philosophique, apparaît au jeune
philosophe comme la forme la plus conséquente d’une philosophie actuelle, matérialiste et
critique de la subjectivité.
Situation
La genèse de cette position théorique décisive présente un tour remarquablement polémique,
nous le verrons, et ce, dans l’intention même de l’auteur. Dès lors, son étude nous donnera
l’occasion de situer Adorno comme Valéry situait Baudelaire 481: dans sa réaction à des
courants bien connus de lui mais face auxquels son rapport polémique constitue la première
donnée de son originalité philosophique, comme première étape fondamentale de sa
« construction critique de la subjectivité ». Comme Baudelaire s’était fait « classique » en
réaction, selon Valéry, au romantisme de la poésie française du XIXe siècle, Adorno se fait
matérialiste contre un subjectivisme qu’il décèle partout – et précisément dans ce qu’il
qualifie de « restaurations romantiques ». Mais tandis que Baudelaire se fit moderne en se
faisant classique contre les Romantiques, la modernité d’Adorno consiste à se faire
matérialiste contre leurs derniers rejetons. Dès la seconde moitié des années vingt, il lui
semble clair, en ce début de XXe siècle, à la faveur de sa rencontre avec Benjamin et de sa
découverte de Marx, que l’art vraiment moderne et la philosophie véritablement actuelle
doivent se réfléchir en fonction d’un tel matérialisme. En esthétique comme en philosophie,
jamais le choix de la subjectivité ne permet d’échapper à sa contingence. C’est le matériau
historique qu’il s’agit dans les deux cas de faire enfin affleurer. C’est dans ce contexte que le
critique musical prend donc très tôt parti pour la Modernité viennoise qui semble la seule
alternative historiquement convaincante au romantisme en crise. En parallèle, le philosophe
inaugure sa carrière universitaire par une attaque fulgurante des philosophies contemporaines
en revendiquant l’exigence d’une « actualité » matérialiste de la philosophie. Dans le champ
479
T. W. Adorno, « Thèses sur le langage des philosophes », in T. W. Adorno, L’actualité de la philosophie et
autres essais, op. cit., p. 62 ; » Thesen über die Sprache des Philosophen «, GS 1, 370.
480
Selon une idée schlegelienne très présente dans les premiers travaux critiques de Benjamin.
481
Paul Valéry, « Situation de Baudelaire » in Variété I, II, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1998, p. 232.
« Plaçons-nous dans la situation d’un jeune homme qui arrive en 1840 à l’âge d’écrire. Il est nourri de ceux que
son destin lui commande impérieusement d’abolir. [....] Il s’agit de se distinguer à tout prix d’un ensemble de
grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans la même époque tous en pleine vigueur. Le
problème de Baudelaire pouvait donc, – devait donc – se poser ainsi : “être un grand poète mais n’être ni
Lamartine, ni Hugo ni Musset”. […] En somme, il est amené, il est contraint, par l’état de son âme et des
données, à s’opposer de plus en plus nettement au système, ou à l’absence de système, que l’on appelle, le
romantisme. »
116
intellectuel de l’époque, la posture adornienne est de ce point de vue fondamentalement
militante. Epargné par la grande guerre et longtemps peu intéressé par les évènements du
monde économique et politique qui traversait pourtant une crise sans précédent482, c’est dans
le champ théorique et esthétique qu’Adorno surgit en habit de combattant. Ici comme là, le
processus de « minage » du dispositif idéaliste amorcé avec le Kierkegaard se précise. Il est
conçu par son auteur comme une tâche urgente et historique, qui comme la révolution, est
refoulée par l’époque où elle s’avère pourtant être absolument nécessaire.
*
Après la figure existentielle de la subjectivité kierkegaardienne, la critique adornienne de la
subjectivité se radicalise en critique du romantisme musical et de l’idéalisme philosophique.
À la lumière du parti pris d’Adorno pour une inflexion critique esthétique de la critique
philosophique qui marque ses premiers écrits polémiques, directement affrontés à la situation
contemporaine, nous étudierons d’abord les textes esthétiques – essentiellement de critique
musicale – écrits entre 1920 et 1930 qui articulent ses arguments décisifs contre toute
restauration romantique dans le domaine de l’art. Puis, nous dégagerons, essentiellement à
partir des deux importantes conférences prononcées en 1931 et 1932, respectivement,
« L’Actualité de la philosophie » et « L’Idée d’histoire de la nature », les axes fondamentaux
de sa critique de l’idéalisme philosophique, tel qu’il se présente, sous une forme démembrée,
dans le contexte philosophique germanique de l’époque. Au moment où la polémique se
transforme en effort de construction critique, nous dégagerons les termes constructifs de la
critique esthétique, qui dans une intention matérialiste renforcée, se comprend comme effort
configuration ou reconfiguration des ruines du monde idéaliste, où l’énigme de l’éternité des
œuvres d’art et des Idées philosophiques pourrait bien se dissoudre littéralement.
482
Comme le note Marianne Dautrey dans sa présentation de la Correspondance entre Adorno et Berg : « On est
étonné de constater à quel point ces deux auteurs, tellement habités par leurs problèmes musicaux, restent
silencieux sur la réalité politique et économique où ils se trouvent. […] Ils ne font pour ainsi dire jamais mention
de la crise de 1929, qui frappa si durement l’Allemagne et l’Autriche. […] De la montée du nazisme, il est
relativement peu question aussi. » (Corr ABer, p. 17).
117
I. MODERNITE MUSICALE
Les débuts d’Adorno sont ceux d’un critique musical – et dans une moindre mesure
littéraire483 – hésitant quelque peu entre musique et philosophie. C’est lors de son
apprentissage auprès d’Alban Berg rencontré à Vienne, en 1925, qu’il affermit des intuitions
de jeunesse déjà hautement élaborées. Dès la fin des années vingt, confronté à l’exigence
d’une transformation de sa conceptualité au départ centrée sur l’intériorité qui ne lui paraîtra
bientôt plus tenable, il prend fermement parti pour la musique des représentants de l’École de
Vienne et s’engage dans la rédaction de nombreux textes de combat. C’est le premier acte,
dans le champ esthétique de la musique contemporaine, de son positionnement intellectuel.
Vouant à Berg son mentor une fidélité chevaleresque et à Schœnberg la fidélité résignée du
disciple éconduit, il lutte dès la seconde moitié des années vingt, par des publications dans les
divers organes de presse, tels que Pult und Tacktstock et l’Anbruch – dont il est le rédacteur
en chef avant d’être licencié du fait de son élitisme peu commercial484 –, afin d’imposer ces
représentants de la nouvelle École de Vienne. Convaincu de l’importance historique de
l’atonalité, il se fait le plus violent détracteur de toutes les tentatives néoromantiques et
néoacadémiques contemporaines contribuant à une « stabilisation » bourgeoise de la musique
à l’époque où, du fait de compositeurs tels que Schœnberg et Berg et d’auteurs tels que
Brecht, elle est en passe de dévoiler son potentiel révolutionnaire. En deçà des
conventionnalismes bourgeois, un autre ennemi se fait déjà jour : le jazz. Adorno assiste en
1925 en compagnie de Berg à un concert de jazz à Vienne et vouera dès lors au mouvement
une hostilité constante. C’est d’ailleurs un des enjeux de sa polémique avec Ernst Krenek,
compositeur de l’opéra Johnny spielt auf (1927) qui confronte un violoniste classique et un
musicien de jazz.
En tant que critique, tout comme ses amis Kracauer et Benjamin, c’est dans l’atmosphère
parfois houleuse485 des rédactions qu’Adorno déploie les grands jalons de ses conceptions
musicologiques et, plus largement, esthétiques. Mais contrairement à ses amis, il fait
immédiatement preuve d’un rapport plus ferme et peut-être plus unilatéral à la Modernité qui
lui permet d’ancrer la possibilité de la vérité artistique dans un phénomène moderne. Là où
Kracauer et Benjamin explorent le monde moderne avec l’espoir d’une rédemption
messianique voire d’une révolution, mais incertains de jamais trouver dans ses phénomènes
un contenu véritable, Adorno sait où trouver la vérité même : dans la Modernité musicale.
Dans le lieu de la modernité déserté par la transcendance, Adorno, qui partage le diagnostic de
ses aînés, bénéficie d’un mât qui leur fait défaut : la conviction que la vérité artistique a élu
domicile dans les œuvres atonales de la Nouvelle musique.
Il s’agit ici pour nous de dégager les étapes de l’instauration de cette conviction, son rapport
avec une pensée à la fois nostalgique et critique du romantisme, et les tensions impliquées par
483
Voir les articles de jeunesse sur le théâtre de Wedekind ou encore le bel article surle Le Magasin d’Antiquités
de Charles Dickens (nous y reviendrons en quatrième partie).
484
Voir la lettre de Hans Heinsheimer, datée du 1er octobre 1929, annexe II de la Correspondance avec Berg, op.
cit., p. 340 ; A/Berg, Briefwechsel, 352. Constatant une chute du nombre des abonnés et déplorant le style
intellectuel et élitiste adopté par la revue, Heinsheimer écrit à Adorno : « Nous devons faire valoir les
phénomènes d’époque en tant que tels, même s’ils nous paraissent moins sympathiques, voire peut-être, d’un
point de vue plus large, faux et même contestables. »
485
Parce que traversée d’oppositions politiques. La Réaction qu’Adorno combat alors n’est pas seulement dans
les œuvres, mais dans le domaine théorique tout entier, c’est-à-dire également dans la manière d’analyser les
œuvres.
118
une position qui veut maintenir dans le refus absolu du pathos des cellules d’expressivité. En
revenant sur quelques écrits décisifs rédigés entre 1920 et 1930, on s’efforcera de dégager ces
étapes dans la particularité même des analyses adorniennes. Si Anne Boissière a raison de
reprocher à Albrecht Wellmer un défaut d’attention aux analyses particulières des œuvres
musicales après 1945 où la systématicité apparente de l’approche adornienne présente des
contours plus subtils, il nous semble quant à nous utile, quoique dans une perspective
nettement philosophique, de nous pencher sur les analyses particulières qui précèdent leur
systématisation dans Philosophie de la Nouvelle musique486. Dans ces dernières, le dispositif
critique adornien apparaît élaboré au plus près de l’héritage de la critique esthétique
lukácsienne et benjaminienne. C’est dans cet héritage, de plus en plus digéré et transformé par
Adorno au cours de son œuvre, que se fondent les termes mêmes de sa critique de la
subjectivité, dont le matérialisme est finalement la conséquence.
A. Débris de l’intériorité romantique
1. Leurre expressionniste
Au tout début des années vingt, Wiesengrund rédige divers articles extrêmement sévères
contre l’expressionnisme – concernant sa branche essentiellement littéraire il est vrai, puisque
les articles portent sur le théâtre de Franz Wedekind, de Reinhard Sorge ou de Fritz von
Unruh.
Pour autant que les représentants de la seconde École de Vienne ont pu être historiquement
rattachés à ce mouvement, il semble en aller pour le jeune critique d’une forme de revirement.
Trois articles de jeunesse, datant d’un temps où l’auteur venait à peine de passer son
baccalauréat, en témoignent explicitement. Comme le signale à juste titre Rolf Tiedemann
dans sa postface éditoriale, l’auteur « y défend des positions esthétiques qui sont
diamétralement opposées à celles qu’il adopta peu après – et tout particulièrement dans les
écrits sur la musique qu’il rédige à partir de 1925 »487. Adorno défendra bientôt Schœnberg –
qui en 1910 se réclamait de l’expressionnisme – et le même Wedekind qui faisait l’objet des
critiques les plus acerbes sera l’auteur du livret de l’opéra Lulu, œuvre du maître d’Adorno,
Alban Berg. Pourtant, alors même que ces textes semblent condamner ce dont les textes
ultérieurs feront l’éloge, il est remarquable que sur le fond, le réquisitoire élaboré contre
486
Voir A. Boissière, Adorno, la vérité de la musique moderne, Presses universitaires du Septentrion, pp. 32-35.,
à propos de l’article de A. Wellmer, » Wahrheit, Schein, Versöhnung, Adorno Aesthetische Retlung der
Modernität «, originellement publié dans Adorno Konferenz, 1983, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1990, trad.
fr. de R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, in R. Rochlitz (dir.), Théories esthétiques après Adorno, Arles, Actes
Sud, 1990, pp. 247-294. S’efforçant de déterminer l’esthétique d’Adorno au plus près de ses interprétations
particulières des œuvres, A. Boissière relève dans l’interprétation wellmérienne de l’esthétique d’Adorno fondée
sur le triptyque « vérité, apparence, réconciliation , une part de systématicité, assurée par une approche déductive
de l’esthétique qui ne rejoint qu’après coup l’approche empirique des écrits musicaux. Ainsi Wellmer s’en tient
aux analyses de Philosophie de la nouvelle musique comme à des « analyses-type paradigmatiques » livrant d’un
bloc le sens philosophique de l’art chez Adorno. Quoique ses développements mettant en évidence
l’entrelacement de la dialectique esthétique et de la dialectique de la raison présentent un intérêt considérable,
nous y reviendrons, A. Boissière juge qu’il ne peut fonder sur eux son dépassement critique d’Adorno par une
esthétique communicationnelle, dans la mesure où il a passé sous silence les analyses particulières où Adorno
dépasse lui-même le cadre systématique où il l’a enfermé.
487
T. W. Adorno, Mots de l’Étranger. Notes sur la littérature II, trad. fr. de L. Barthélémy et G. Moutot, Paris,
Maison des sciences de l’homme, 2004, postface éditoriale, p. 262.
119
l’expressionnisme – à ceci près qu’il semble parfois moins solide et plus confus – présente un
intérêt pour celui qui examine l’élaboration adornienne de la critique de la subjectivité. En
effet, si le jeune Adorno s’en prend à l’expressionnisme, c’est parce qu’il voit dans ce
prétendu style un subjectivisme mal dégrossi qu’il critique alors comme Lukács dans la
Théorie du roman critique le lyrisme post-romantique ou « romantisme de la désillusion ».
Déjà sensibilisé à l’enjeu de la véracité historique de l’art, l’expressionnisme lui semble donc
un leurre. Nous nous leurrerions à notre tour en rejetant cette position de départ comme
indifférente, eu égard aux développements ultérieurs de sa critique.
a. Cri et crise
Un article de 1920, « L’expressionnisme et la véracité artistique », publié à l’époque dans Die
Neue Schaubühne 488, permet d’examiner la teneur des vues esthétiques du jeune critique alors
âgé de dix-sept ans. L’article, à la rhétorique conceptuelle très dense, pose d’entrée de jeu que
l’expressionnisme comme « nouvelle spiritualité en train de se former » n’est rien d’autre que
le « résultat du déracinement qui frappe le style »489. Dans la « grande expérience que vit
l’époque », celle de la perte des repères transcendantaux, l’art fait l’épreuve radicalisée de
l’arbitraire des formes, rejetant finalement leur contrainte disciplinante. Après les
bouleversements romantiques de l’harmonie et des formes totalisantes, la voix, médium
symbolique le plus évident de l’expression du Soi, dont la musique a jusque-là maîtrisé la
hauteur, le timbre, la durée et plus subtilement encore l’intensité par des indications écrites490,
sort tout à fait de ses gonds : l’expressionnisme « exige le cri à l’état pur »491. « Car l’art est le
cri de détresse de ceux qui vivent à l’intérieur d’eux-mêmes le destin de l’humanité… en eux
est le mouvement du monde : à l’extérieur n’en résonne que l’écho, l’œuvre d’art », affirmait
Schœnberg autour de la création en 1909 des Trois pièces pour piano, op. 11, des Cinq pièces
pour orchestre op. 16 – dont la Klangfarben Melodie (mélodie des timbres) – et enfin
d’Erwartung, qui marquent l’entrée du compositeur dans la voie de l’atonalité492. Si tant est
que le cri succède au choc, à la blessure, l’expressionnisme acquiert par là une signification
cathartique. En criant, il exprime la rébellion de la créature contre un monde dénué de
signification transcendante. Au niveau proprement poétique, cette rébellion est rejet des
formes – dans le cri, l’art se purge de ces dernières. De là naît une poétique de l’expression où
la catharsis l’emporte sur la mimèsis. Les structures atemporelles qu’étaient les Formes chez
Lukács migrent à l’intérieur de l’individualité créatrice particulière sans plus pouvoir
prétendre refléter le monde. Ce qu’elles expriment en fin de compte, ce n’est même plus cette
individualité mais son cri, informe. Lorsque le critique de dix-sept ans à peine écrit à propos
488
» Expressionismus und künsterlische Wahrhaftigkeit. Zur Kritik neuer Dichtung «, paru dans Die Neue
Schaubühne, 2e livraison, 1920, pp. 233-236, cahier n° 9, in Adorno, MdE, p. 166-168 ; NzL, Anhang, GS 11,
609-611.
489
MdE, p. 166 ; NzL, Anhang, GS 11, 609.
490
Il s’agit des indications précisément dites d’expression – piano, forte, mezzo piano, mezzo forte, fortissimo –
qui se sont complexifiées au cours des siècles par des nuances encore plus subtiles d’« accentuation » –
crescendo, diminuendo, morendo, legato, sforzando, staccato – et de « caractère » – cantabile, con grazia,
disperato, flebile, etc. Au XX siècle, ces indications se sont singularisées, jusqu’à ne plus sembler caractériser
une intensité plus ou moins objective de la voix elle-même, mais une intention bien particulière, voire une
vision, communiquée par le compositeur à l’interprète, comme en témoigne par exemple l’indication « comme
une buée irisée » dans Cloche à travers les feuilles de Claude Debussy ou le « avec une douceur de plus en plus
caressante et empoisonnée » d’Alexandre Scriabine dans sa 9e Sonate pour piano, mesure 97.
491
MdE, p. 166 ; NzL, Anhang, GS 11, 609.
492
Notons que loin d’être appréhendée comme le résultat d’une évolution purement formelle, le principe de
l’équivalence harmonique des douze tons bouleversant l’harmonie tonale est alors conçu par le compositeur
viennois comme une contrainte de l’expression. L’entrée historique de la musique occidentale dans l’atonalité a
donc fondamentalement partie liée avec l’expressionnisme chez Schoenberg.
120
de l’expressionnisme qu’ « ainsi le nouvel art se précipite furieusement dans une crise » 493, il
décèle dans ce resserrement l’abdication par l’art des conditions de ce qu’il appelle alors sa
« véracité artistique » [künstlerlische Wahrhaftigkeit]. Le cri est-il l’expression de la crise où
se reflète comme le voulait Schœnberg le « destin de l’humanité » ou la simple incantation
débraillée sans portée universelle d’un art incapable d’en sortir ?
b. Véracité et expérience vécue
Avec la fermeté sans appel qui caractérisera toujours son style, Adorno pose immédiatement
que « l’art n’est légitime que s’il est véridique »494 et la « véracité de l’expérience vécue est la
première loi de la création »495. L’invocation de l’ « expérience vécue » qui place son analyse
sous influence lukácsienne et kracauerienne, inscrit la réflexion sous condition d’une
conceptualité qu’il abandonnera très vite. Cependant, il convient de souligner qu’elle est déjà
indissociable de l’exigence d’arracher l’œuvre à la pure et simple expression de la subjectivité
individuelle comme en témoigne l’insistance adornienne sur la nécessité d’élever la véracité
individuelle de l’expérience vécue à ce qu’il appelle sa « véracité typique » susceptible de
faire « passer le moi dans la légalité extra-temporelle de l’humanité »496. Dans L’Âme et les
Formes, où les œuvres et la critique elle-même se fondaient, avec de fortes réminiscences
diltheyiennes497, sur une telle « expérience vécue », Lukács avait élevé cette dernière à
l’expression métaphysique d’une « relation destinale »498 assurant aux Formes leur
atemporalité toute platonicienne. « Unique manifestation des expériences vécues les plus
pures »499, la Forme acquérait ainsi en dépit de son caractère subjectif, une signification
universelle, à la fois anhistorique dans sa signification et historique dans son interprétation.
Pour l’admirateur de Lukács, intégrant au passage des éléments d’anthropologie
kracauerienne (l’idéal de la communauté, le rôle de la volonté, l’éros) si « la véracité de
l’expérience vécue du moi est nécessaire pour forcer l’œuvre à s’élever du chaos jusqu’à la
pureté d’une volonté séparée »500, c’est donc tout aussi bien en tant que véracité typique
universellement humaine. « Saut » dont l’expressionnisme ne semble alors pas pour sa part
capable.
c. Exaltation d’un Moi absolu comme réaction à l’époque
En effet, « l’expressionnisme pose le moi de façon absolue »501. Cette « position » n’est pas
celle, raisonnée, du Moi de l’idéalisme fichtéen. Elle ne prend en fait son sens, son
493
« L’expressionnisme… », MdE, p. 166 ; NzL, Anhang, GS 11, 609.
Ibid.
495
Ibid.
496
Op. cit., p. 167 ; NzL, Anhang, GS 11, 610.
497
Dans sa préface tardive à la Théorie du roman, op. cit., p. 7, Lukács considère cette œuvre, « essentiellement
tributaire des impressions […] reçues dans [sa] jeunesse » des travaux de Dilthey et de Simmel, comme un
« produit typique des tendances des ‘sciences de l’esprit’». A propos de ces tendances, il évoque plus
particulièrement, la « fascination » ercée par le livre de Dilthey paru à Leipzig au début du siècle, Expérience
vécue et création littéraire, ouvrage où étaient développées avec une ampleur et un sérieux sans précédent les
ressources d’une herméneutique fondée sur la compréhension des « expériences vécues » [Erlebnisse]. Voir W.
Dilthey, Expérience vécue et création littéraire, Das Erlebnis und die Dichtung. Lessing-Goethe-NovalisHölderlin (1905-1910), Stuttgart, B.G. Teubner, 1957, in Œuvres 7.
498
Voir L’Âme et les formes, « L’Essai comme Forme », op. cit., p. 20 : « Toute écriture présente le monde dans
la symbolisation d’une relation destinale, le problème du destin détermine partout le problème de la forme. »
499
Op. cit., p. 272.
500
« L’expressionnisme…», MdE, p. 166-167 ; NzL, Anhang, GS 11, 609.
501
Ibid.
494
121
« absoluité » même, que comme réaction à une absence tout aussi absolue de transcendance
qui lui serait « imposée ». Créer prend alors pour l’artiste expressionniste le sens d’une
position réactive du moi qui s’absolutise faute d’absolu. La « création » devient réaction des
individualités artistiques à l’état où elles se trouvent, sans repères esthétiques susceptibles de
s’imposer hors d’elles et de leurs décrets arbitraires. Elle réaffirme alors négativement le
besoin de la transcendance qu’elle a perdue, puisqu’elle est constituée en réaction à ce
manque. Le Moi qu’elle absolutise n’est pas déterminé par sa puissance ou sa décision
autonome mais par l’expérience vécue de sa propre impuissance. En cela l’expressionnisme
est tout sauf le style du triomphe immanent du Moi : il est l’expression révoltée de son
insuffisance, « il ne s’oriente jamais vers le Soi, il oriente le Soi contre le monde »502 – dont il
ne parvient plus à éprouver la résistance comme transcendance.
En dépit du caractère en apparence inéluctable d’une évolution du style postromantique du
XIXe vers l’expressionnisme musical des premières œuvres de Schœnberg ouvrant le XXe,
cette réactivité plus ou moins débraillée affaiblit d’entrée de jeu la proposition
expressionniste, incapable qu’elle semble, à partir d’un Moi sur lequel elle s’appuie tout
entière, de rejoindre une dimension qui dépasse sa contingence.
En somme, « si l’art pré-expressionniste avait perdu la véracité individuelle […] », c’est
maintenant, comme par un mouvement de balancier historique, « l’expressionnisme [qui]
menace de perdre la véracité typique »503. Le romantisme qui le précède ne relève pas d’un
« pré-expressionnisme » en ce sens. Historiquement, il constitue le moment du surgissement
de la véracité individuelle – la notation musicale de l’expression fait au XVIIIe siècle l’objet
d’une complexification sans précédent – affirmée contre les formes pacifiées du classicisme.
En ce sens, l’expressionnisme ne fait que radicaliser la conception romantique « d’un devenirson de la subjectivité, que rien de concret ou d’objectif n’arrête ». Mais comme le précisera
plus tard Adorno, dans un article rédigé au début des années cinquante, une telle conception
dans son premier contexte « découlait de l’expérience musicale de la génération active autour
de 1800 »504, expérience alors fondamentalement indexée sur « un élément transcendant »,
« qui n’est lié strictement à aucune détermination individuelle » mais qui était pour ainsi dire
« flottant » : le triomphe de la rationalité de l’Aufklärung au XVIIIe siècle. À cette
transcendance historique, le romantisme opposa donc objectivement, quoique par
l’affirmation de la subjectivité, un « idéal d’irrationalité ».
Dans son second contexte qui est celui de l’expressionnisme, ce « devenir-son » de la
subjectivité ne fait maintenant qu’épancher dans l’œuvre ce qui s’est déjà répandu partout : un
relativisme généralisé des valeurs. Dans l’expressionnisme, l’individualité ne s’affirme ainsi
plus qu’aux dépens d’une humanité privée d’expérience commune. Ce faisant, la par d’esprit
objectif – l’ Aufklärung – qui structurait le romantisme malgré tout lui fait tout simplement
défaut. Si l’expressionnisme renouvelle, en en faisant varier l’intensité, la puissance lyrique
déployée dans le romantisme, son lyrisme n’est plus à même de produire un style : il en
exprime seulement le déracinement, c’est-à-dire l’incapacité où il se trouve d’être le fruit
d’une dialectique entre le sujet et le monde, ce qu’il impose au monde et ce qui s’impose à lui.
Au contraire, « tant que la volonté expressionniste cherche à tirer des forces d’un seul pôle,
tant qu’elle reste lyrique, le monde produit la galerie des glaces miroitantes de l’âme, inondée
d’une lumière indubitable »505, mais aveuglante, sans les contours imposés par une extériorité
qui lui donne justement sa forme. Les « glaces miroitantes » de l’âme ne sont pas sans
rappeler ici la critique lukácsienne du « romantisme de la désillusion », ce « capharnaüm
pittoresque rempli de symboles sensibles à l’usage de la poésie »506 que produisait selon
502
Ibid.
Op. cit., p. 167 ; NzL, Anhang, GS 11, 610.
504
T.W. Adorno, « Classicisme, Romantisme, Nouvelle musique », Figures sonores, p. 112 – article plus tardif.
505
« L’expressionisme… », MdE, p. 167 ; NzL, Anhang, GS 11, 610.
506
G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 57.
503
122
Lukács le dernier lyrisme. Certes, dans « les instants lyriques » les plus accomplis, « l’âme
fige sa plus pure intériorité en substance » et « la nature, étrangère et inconnaissable » est
muée « en un lumineux symbole, par la force de l’intériorité »507 comme cela lui semblait le
cas dans le Chant des Niebelungen comme « tentative purement artistique de reconstituer par
les voies de la composition, de la construction, de l’organisation, une unité qui cesse d’être
spontanément donnée »508. Mais « tentative désespérée » en même temps qu’« échec
héroïque » chez Wagner, l’absolutisation de l’instant lyrique détaché de toute transcendance
ne semble plus pouvoir parvenir qu’à réfléchir indéfiniment la mélancolie du sujet solitaire.
Devenu « l’unique porteur du sens, l’unique réalité vraie », le sujet échoue à produire une
forme artistique qui, dans son concept emphatique, ne devrait précisément pas être une simple
figure poétique, mais une « relation destinale », dont la portée serait métaphysique. En deçà
d’une telle portée, argue Adorno, sur les traces évidentes d’une critique lukácsienne, « ce qui
advient de façon contingente et selon le moi reste contingent et selon le moi aussi dans son
effet »509. La médiation concrète de l’œuvre ne produit pas d’effets au-delà de ce qui la cause.
La complaisance expressionniste à la dislocation du monde dans l’œuvre n’est rien moins
qu’un geste artistique : c’est essentiellement « le symptôme de cet extrême manque de
véracité » qui l’accable. Dans l’œuvre expressionniste, le monde « privé de ses lois propres
[…] devient un jouet entre les mains de qui s’en saisit pour le seul plaisir de montrer son
manque d’unité, non pour en dégager le sens »510.
De ce point de vue, à défaut de s’élever à une véracité typique arrachée au ludisme de la
subjectivité, l’expressionnisme s’inscrit comme une mode dans l’époque. Comme le relève
sardoniquement Adorno à propos du drame Place de Fritz von Unruh qui tient « pour une
force l’ “intemporalité” de sa pièce » : « C’est le contraire. Place ne se situe pas au-delà des
diverses époques mais en deçà – comme tout ce qui cherche ici à signifier l’éternité mais qui
n’est qu’informe présence dans l’ici-bas »511. Trop faible pour faire de son héros le porteur
d’un évènement historique, le drame en fait une inoffensive figure assez idéalisée pour
enchanter le bourgeois avec qui elle est mise en contraste. Car l’écrivain n’a pas « la force de
dessiner son héros, à partir de son érotisme égocentrique, en porteur d’un processus
historique, de peur que la médiocrité de sa substance ne le fasse apparaître anodin et banal par
rapport aux formes nettement mises en relief d’un arrière-plan historiquement articulé »512.
Les violentes critiques d’Adorno contre la pièce pacifiste de von Unruh, Ein Geschlecht,
grand succès francfortois en juin 1918 contrastent avec les éloges dithyrambiques de ses
collègues. Chez d’autres dramaturges comme Georg Kaiser (Les Bourgeois de Calais), Carl
Sternheim, Paul Kornfeld – « très critiques envers leur époque, opposant la recherche de soi
d’un sujet sans repère éthiques à la duplicité morale d’une bourgeoisie en déclin, et ce souvent
sous la forme d’un expressionnisme pathétique »513, Adorno flaire une complaisance toute
bourgeoise dans une authenticité gnangnan, exaltant la moralité d’individus jugés « purs »,
sans mettre en doute la possibilité même de leur existence en tant qu’individus. L’ensemble
s’évapore dans « le brouillard d’une ironie étrangère à toute réalité », ne dégageant en fin de
compte « aucune forme esthétiquement convaincante »514. L’art, ainsi réduit à l’expression du
507
Op. cit., pp. 56-57.
Op. cit., p. 48.
509
« L’expressionisme… », MdE, p. 167 ; NzL, Anhang, GS 11, 610.
510
Ibid.
511
« Place », MdE, p. 174 ; » Platz «, NzL, Anhang, GS 11, 620.
512
Ibid.
513
Comme le relève Stefan Müller-Doom dans sa biographie, Adorno, op. cit., p. 47, aucun de ces auteurs –
Georg Kaiser (Les Bourgeois de Calais) Carl Sternheim, Paul Kornfeld – « très critiques envers leur époque,
opposant la recherche de soi d’un sujet sans repère éthiques à la duplicité morale d’une bourgeoisie en déclin, et
ce souvent sous la forme d’un expressionnisme pathétique », ne trouvait alors grâce aux yeux d’Adorno, le refus
du pathos et une certaine méfiance envers tout succès caractérisant déjà sa sensibilité critique.
514
« Place », MdE, p. 168 ; GS 11, 616.
508
123
pathos, est détourné de sa portée spirituelle et « pèche contre l’esprit », écrit Adorno selon
une expression chère à Kracauer. Si « nous courons tous le risque de devenir des gens qui
pèchent contre l’esprit »515, Adorno cherche dès le départ, les moyens modernes de faire
échapper l’art à ce péché, non en le remplissant arbitrairement d’esprit – en un sens c’est déjà
ce que réalise l’expressionnisme qu’il dénonce – mais en retournant à la considération de sa
matière : l’esprit semble imposer plutôt une forme de dissolution de la subjectivité.
2. Crise du romantisme
Alors même qu’Adorno s’engage des 1925 aux côtés de la nouvelle Ecole de Vienne et de
Schœnberg, qui s’inscrit au départ dans la mouvance expressionniste, les positions
philosophiques qui fondaient sa critique ne se sont pas totalement renversées. L’affirmation
unilatérale du Moi qu’il dénonçait dans l’expressionnisme reste invariablement l’objet de la
critique. Néanmoins, cette même critique s’inscrit maintenant dans un diagnostic plus large
dans le cadre duquel modernité musicale et expression pathétique du moi sont radicalement
opposées. Ce diagnostic, c’est d’abord la « crise du romantisme ». Hegel affirmait que « le
vrai contenu de l’art romantique516 est constitué par l’intériorité absolue, et sa forme
correspondante par la subjectivité spirituelle, consciente de son autonomie et de sa liberté »517.
Cette intériorité même, se réalisait selon lui dans la musique comme « intériorité sans objet »
car « seule l'intériorité sans objet, la subjectivité abstraite se laisse exprimer par les sons.
Subjectivité abstraite qui est un moi entièrement vide, sans autre contenu »518. Cette
détermination de l’intériorité ne rappelle pas en vain l’analyse adornienne de l’intériorité
kierkegaardienne, qui précisément, manifestait en cela, mais de façon critique pour Adorno
contrairement à Hegel, l’essence esthétique et romantique de la philosophie kierkegaardienne
de l’existence, fondamentalement déliée du monde extérieur et de toute dialectique où
précisément l’intériorité s’affronte à l’objectivité. Du point de vue proprement musical
cependant, cette absence d’objet ne contredisait pas pour Hegel l’essence ultimement
musicale du romantisme, si tant est que « la tâche principale de la musique consiste [...] non
pas à reproduire les objets réels, mais à faire résonner le moi le plus intime, sa subjectivité la
plus profonde, son âme idéelle »519. Cette âme, subjectivité purement affective, sujette à la
variation520, à l’intermittence, était pour Hegel le sujet même de la musique. En se libérant de
tout objet, l’intériorité devenait à elle-même, dans l’expression pure des variations de l’âme,
son propre contenu. L’« intériorité abstraite »521 affirmait Hegel, à laquelle « se rattache la
musique », prenait ainsi corps dans le « sentiment, par la subjectivité élargie et amplifiée du
moi »522. L’art romantique enveloppait ainsi le monde dans les formes de cette subjectivité
515
Ibid
Rappelons ici, sans nous y attarder les deux sens de « romantique », tels que les expose avec clarté Jacques
Darriulat : « Le romantisme trouve son modèle dans l’art du Moyen Âge, et s’oppose ainsi au classicisme
comme à la Renaissance, qui trouvent leur modèle dans l’art de l’Antiquité. Dans son Cours de littérature
dramatique (1809), August Schlegel définissait ainsi le sens qu’il donnait à romantisch (par opposition à
klassisch) : ce qui est « propre aux œuvres littéraires inspirées de la chevalerie et du christianisme médiéval ».
« L’art romantique » désigne donc, dans le cours d’esthétique de Hegel, en premier lieu l’art médiéval et
chrétien, et en second lieu seulement, l’art des modernes qui se réclament d’un tel patronage, réagissant ainsi
contre le rationalisme des Lumières ».
517
G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr. de J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris, Aubier, 1995-1997, t.
II, p. 262.
518
Op. cit. t. III, p. 322.
519
Op. cit., pp. 322-323.
520
Ibid.
521
Op. cit., pp. 334-335.
522
Ibid.
516
124
amplifiée, assurant, dans cette absolutisation du moment expressif une « belle union du
dehors et du dedans »523.
Sans approfondir davantage la conception hégélienne de l’art romantique en général, et de la
musique en particulier524, on peut constater un fait remarquable : tout se passe comme si
Adorno adoptait la conception hégélienne de la musique romantique, mais en la retournant en
critique. Elle ne fut pas « fausse », en son temps, mais tout l’édifice sur lequel reposait son
droit à l’expressivité pure – déterminé en négatif par Adorno comme la rationalité des
Lumières – s’est effondré. De cette manière, Adorno concède finalement à Hegel sa
conception terminale de la musique romantique, mais là où ce caractère terminal signifiait
l’accomplissement et la fin de l’art, il signifie chez Adorno l’ultime manifestation légitime de
la pure expressivité.
En ce début de XXe siècle, l’expressionnisme et le néoromantisme surgissent alors comme des
avatars – déracinés historiquement – d’un tel romantisme. Mais le maintien du romantisme
relève d’une mésentente face à la « crise du pathos expressif »525 que doit affronter tout
compositeur moderne. Les œuvres romantiques héritées elles-mêmes se délitent. Alliant ce
constat à une conception benjaminienne de la critique comme mortification des œuvres,
Adorno en tire les arguments fondamentaux de son matérialisme musical. Pour la
composition, pour la critique comme pour l’interprétation, tout converge vers ce décisif mot
d’ordre : haro sur le pathos !
a. « Musique de nuit » ou l’exigence du regard extérieur
-
Vers l’extériorité audible
Tandis que la critique de la subjectivité s’appuyait sur un idéal dialectique qui ne la renversait
pas encore tout à fait dans les tout premiers textes écrits contre l’expressionnisme, la critique
s’oriente plus fermement à partir de 1926 vers le matérialisme. La création en de l’opéra
Wozzeck526 d’après la pièce de Georg Büchner marque de l’aveu du critique un tournant. Face
à cette œuvre qui vient nourrir par ses thèmes la prise de conscience qui a résulté de
« l’importante discussion à Naples avec Walter Benjamin », Adorno confie à Berg devoir
désormais dégager pour la compréhension de la musique un concept « d’extériorialité
[Auswendigkeit] » – renversant celui d’« intériorité [Innerlichkeit] » – voire, peut-être audessus de lui, « un point de vue critique »527. L’opéra Wozzeck l’a aidé selon lui « à en
concevoir l’élaboration matérielle ». Adorno fait état à plusieurs reprises d’un texte rédigé sur
cet œuvre, apparemment dans la douleur, qui ne paraît finalement jamais et ne sera pas lu par
Berg. C’est à la même époque qu’il rédige « Musique de Nuit », un article qui ne dit mot de
l’opéra de Berg et dont l’Anbruch ne voulut pas tant le texte semblait « difficile et
523
Op. cit., t., II, p. 260.
Sur les relations entre la pensée de Hegel et la vie musicale en son temps, Alain Patrick Olivier, « Les
expériences musicales de Hegel et leur théorisation dans les cours d’esthétique de Berlin », dans Musique et
philosophie, sous la direction d’Anne Boissière, CNDP, 1997, pp. 79-111. Voir, du même auteur également, A.
P. Olivier, Hegel et la musique. De l’expérience esthétique à la spéculation philosophique, préface de B.
Bourgeois, Paris, Honoré Champion, 2003.
525
« Nouveaux Tempos », Moments musicaux, trad. fr. et commentaires de M. Kaltenecker, Genève, éd.
Contrechamps, 2003, p. 63 ; » ; » Neue tempi «, Moments musicaux, GS 17, 70.
526
Opéra créé le 14 décembre 1925 au Staatsoper de Berlin, dont Adorno lut la partition longtemps avant de
l’entendre. Cf. Corr. ABer.
527
CorrABer, lettre du 30 mars 1926, p. 85 ; A/Berg, Briefwechsel, 75.
524
125
inactuel »528. Ce texte déploie pourtant avec une clarté et une fermeté sans précédent, à partir
du constat édifiant du « mutisme des œuvres », l’exigence matérialiste d’un renversement
nécessaire de la perspective qui fait procéder la compréhension des œuvres de l’intériorité
artistique vers celle de leur extériorité. C’est subtilement sous le titre de Nachtmusik529 qu’il se
lance dans une si décisive entreprise. La « musique de nuit », forme développée dès la fin du
XVIIIe siècle, fut particulièrement explorée par Frédéric Chopin lui-même sous le nom de
« Nocturnes ». C’est la forme par excellence de l’expression romantique dans son déclin.
Toutefois l’atmosphère intime et confidentielle qui faisant tout le charme sentimental d’une
telle forme n’est ici évoquée que pour être dissipée. Un fait s’impose, irrémédiable et décisif
pour le jeune Adorno : les œuvres composées dans ce langage de l’intimité, de la vie
intérieure, ne nous soufflent plus rien au creux de l’oreille. Les œuvres du répertoire
romantique du XIXe siècle passé, si animées, si vivantes, selon la conception même de
l’artiste qui présida à leur création, ne nous sont plus immédiatement accessibles. Bref, elles
nous sont devenues méconnaissables, et finalement impossibles à interpréter si tant est que
l’interprétation musicale se fonde sur une empathie minimale avec l’intention présidant à
l’écriture
de
la
partition
qu’elle
interprète.
Cette
« ininterprétabilité »
[« Uninterpretierbarkeit »] des œuvres, du moins selon de tels critères subjectifs –
herméneutiques – de l’interprétation détermine la situation historique de la musique.
« Les fondements constitutifs de la musique sont passés à nouveau vers l’extériorité audible.
La décomposition d’une intériorité seulement apparente a restitué à la musique sa face
extérieure réelle.»530
Si le romantisme et son intériorisation des fondements de la musique n’avaient été qu’une
parenthèse, la chute historique de ses œuvres dans le mutisme ferme maintenant cette
parenthèse. C’est « l’extériorité audible » qui constitue la musique et non une âme qui serait
dissimulée en elle, et réanimable à souhait dans le cours de l’histoire, au gré des écoutes et
des interprétations. Dans ces conditions, il faut cesser, à la fois comme auditeur, comme
interprète et comme critique – voire comme créateur – de « regarder la musique de
l’intérieur ». C’est ce que défend ce texte dont le mélange réussi de concision et d’images
suggestives nous encourage à reproduire ici un assez long passage.
-
Mutisme des œuvres
« Nous avons gardé l’habitude de considérer candidement la musique seulement de l’intérieur.
Il nous semble que nous nous tenons en elle comme à l’intérieur d’une maison bien fermée,
dont les fenêtres seraient nos yeux, les couloirs nos veines, la porte notre sexe […]. Nous nous
posons comme son sujet, et même quand, au prix d’un amaigrissement philosophique, nous
nous posons comme sujet général et transcendantal, afin d’arracher la musique à la
décomposition de tout ce qui est seulement organique, c’est encore nous qui lui prescrivons sa
règle. Or la crise de la musique subjectiviste, révélée pareillement de nos jours par la réflexion
et par la pratique, ne s’arrête pas devant les œuvres qui découlent de la conscience immanente
– au sens où l’écriture d’une autre musique deviendrait certes nécessaire, mais que la musique
subjective antérieure, inattaquable, subsisterait. La musique serait effectivement telle si nous
continuions uniquement à la regarder par l’intérieur. Mais le naufrage du subjectivisme
musical s’est fait historiquement de telle sorte que la part subjective s’évanouit même des
528
CorrABer, p. 101 ; A/Berg, Briefwechsel, 98. C’est dans la lettre à Berg du 28 juin 1926 qu’il évoque pour la
première fois le texte qui sera remanié pour sa parution effective en 1929 (CorrABer, pp. 96-97 ; A/Berg,
Briefwechsel, 87-88).
529
»Nachtmusik «, in Anbruch, XI, Heft I, 1929.
530
« Musique nocturne », Moments musicaux, p. 51 ; » Nachtmusik «, GS 17, 59.
126
œuvres construites à l’origine de manière subjective. Il n’existe pas, en vérité, de musique
purement subjective ; c’est simplement que derrière la dynamique purement subjective se sont
embusquées des qualités objectives, menaçantes et oubliées depuis longtemps, et qui percent à
présent. Car la décomposition des œuvres est tout particulièrement celle de leur intériorité. Les
contenus essentiels qui se libèrent sont avant tout ceux, constitutifs de la personne et du sujet,
qui par leur structure, sont à l’abri des aléas d’une réalisation subjective, privée,
psychologique. Dans les œuvres de Beethoven par exemple, c’est la spontanéité autonome de
l’homme moral qui se manifeste aujourd’hui très clairement comme fond constitutif […] Alors
que s’écoule le contenu transcendantal, la critique aussi quitte l’immanence subjective : son
point de vue devient transcendant. Elle ne peut certes lever le silence de l’œuvre muette qui a
subsisté ; mais en considérant l’œuvre et sa teneur comme ayant été séparée par le temps, elle
cible exactement le mutisme de l’œuvre elle-même, et les contours de l’œuvre muette sont très
différents de celle qui parlait. […] Les contenus auparavant immergés dans l’œuvre
l’illuminent à présent clairement de l’extérieur, et dans cette lumière, ses linéaments extérieurs
forment des figures qui pourraient bien être des hiéroglyphes de la vérité. »531
Adorno rassemble ici tous les fils critiques qui fondent son engagement pour la Modernité
musicale et pose l’intuition qui domine toute sa critique du romantisme esthétique : l’idée du
« mutisme des œuvres » dont le corollaire est le fait que « les œuvres elles-mêmes cessent
d’être interprétables ». Telle qu’elle se déploie dans le texte, cette intuition acquiert un sens à
la fois ontologique et historique.
Aujourd’hui, les œuvres de « l’intériorité romantique », voire même de la « personnalité » où
elle culmina, « de la spontanéité autonome de l’homme moral » chez Beethoven, sont muettes
– c’est le plan « historique ».
L’œuvre musicale n’est pas l’expression d’une intériorité, et à vrai dire, elle ne le fut jamais –
c’est le plan « ontologique ».
À ce double titre, ontologique et historique, la musique doit s’enfuir « vers les régions d’une
utilisation infra-subjective, après une longue plongée illusoire dans l’intériorité »532. Par
conséquent ne peut plus subsister aux côtés d’une musique qui prend acte de cette nécessaire
fuite vers l’extérieur une musique qui maintiendrait l’illusion de l’intériorité. Le problème
musical ne peut plus se poser désormais que comme celui d’une « forme pure s’exprimant au
dessous de toute intention subjective ». C’est là l’expression ferme du « matérialisme
musical » qui s’inaugure ainsi chez Adorno conjointement à l’engagement pour la Modernité
viennoise. Mais le « matériau » qui est ainsi l’objet d’un tel « matérialisme musical » ne doit
pas être compris comme sa solidification hors de l’intention individuelle dans un panthéon
éternel. Dans une lettre à Bloch, Adorno parle de » Nachtmusik « comme d’un texte « contre
l’œuvre »533. Il ne s’agit en effet ici rien moins pour Adorno que de marquer les limites
objectives du « discours sur l’immortalité des œuvres »534. L’extériorité des œuvres où
s’expose désormais tout leur être les soumet au contraire au régime de la mortalité. Les
œuvres dépérissent et par là même nous deviennent étrangères. Pour le critique, s’impose
alors une méthode paradoxale à la fois dissolvante et constructiviste, saisissant finalement
comme l’essentiel de l’œuvre en décomposition la structuration de son matériau.
-
Mortification des œuvres
Il n’est pas étonnant de ce point de vue, que le texte se fasse ici explicitement l’écho de la
lecture adornienne de l’essai de Benjamin sur les Affinités Electives et de la conception de la
531
« Musique nocturne », p. 50 ; GS 17, 58. Nous soulignons par des italiques.
Ibid., p. 51 ; GS 17, 58.
533
E. Bloch, Briefe II, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1985, 417.
534
« Musique nocturne », p. 45 ; GS 17, 52.
532
127
critique que celui-ci y défendait. Le mutisme des œuvres n’est autre que l’expression, dans le
contexte musical, de ce que Benjamin appelait leur mortification, condition de la critique.
Benjamin disait que la critique – contrairement au commentaire – ne pouvait extraire la teneur
de vérité d’une œuvre que pour autant que cette dernière avait décanté, afin de ne saisir que la
flamme de cette vérité même sur le bûcher de l’œuvre consumée. En décantant, en se
consumant dans l’histoire, les œuvres de l’intériorité romantique sont devenues muettes. Et
c’est dans ce mutisme que manifeste aujourd’hui leur décomposition historique que gît en fait
pour le critique Adorno leur teneur de vérité.
« L’histoire fait remonter dans l’œuvre des contenus latents, disposés en elle objectivement et
non subjectivement ; le garant de leur objectivité est ce regard qui s’approche davantage du
texte et perçoit en lui des traits auparavant cachés, éparpillés dans l’œuvre, et que le texte luimême révèle à présent – des traits, il est vrai, qui ne peuvent se révéler qu’à un moment
historique donné. »535
Sans épouser jusqu’au bout la conception benjaminienne du critique « alchimiste »536– héritée
en partie de Schlegel – accomplissant l’œuvre au-delà de l’intention de son auteur, Adorno en
conserve le schéma : l’œuvre n’est révélée qu’au regard rapproché jeté sur une œuvre distante,
d’où se sont écoulés avec l’histoire tous les contenus disposés en elle « subjectivement » :
désormais, elle laisse apparaître ses « contenus objectifs latents ».
-
Temps de la conscience, temps musical – histoire
Mais remarquera-t-on, semblant dans son déploiement temporel dynamique épouser le flux de
la vie elle-même, l’œuvre musicale accuse sa mortification comme une contradiction avec son
médium même : le temps. S’il est par excellence, l’élément de la musique, le temps est
également l’élément de la conscience, de la subjectivité vivante : or, précisément, cette
dernière s’est retirée. Adorno qui prend acte de ce fait, ne fait pas de la musique un art du
temps. Voilà une détermination commune sur laquelle en réalité il ne met jamais l’accent. Le
fait qu’à l’idée benjaminienne de mutisme des œuvres vienne s’ajouter chez lui la
spécification de leur « atrophie » [Schrumpfung], indique au contraire cette suspension
soudaine de tout lien au temps de la musicalité expressive de la subjectivité romantique.
Dans ces conditions, chez Adorno, l’accent mis sur le caractère historique des œuvres est tout
aussi bien une critique de leur compréhension immédiate à partir de l’idée de temps. Il
convient bien plutôt pour lui d’arracher l’œuvre au médium unifiant du temps pour la rendre
aux discontinuités de l’histoire : l’œuvre détemporalisée, réduite à un matériau qui se
reconfigure, retrouve son caractère historique. Tandis que l’herméneutique musicologique
insiste sur cette temporalité, elle perd toujours de vue la dimension historique, qu’elle ne pose
au départ qu’à titre contextuel. Au contraire, chez Adorno, l’histoire n’est pas simple
effectuation du temps à l’échelle de l’humanité qui structurerait sous d’amples catégories
inoffensives les données de l’œuvre. Dans son concept benjaminien et adornien, elle entretient
avec le temps un rapport antithétique. L’histoire fige et fixe ce que le temps dilue, offrant ce
faisant un résidu accessible à l’appréhension matérialiste. La connexion benjaminienne entre
l’histoire et la mort, arrêt du temps par excellence, exprime une telle antithèse. De même,
pour Adorno, à partir du moment où les œuvres appartiennent à l’histoire, ce ne sont plus des
durées, mais des images, fixes, qu’il s’agit d’arpenter jusque dans leurs détails les plus
infimes.
535
536
« Nouveaux tempos », p. 60 ; GS 17, 67.
Dans l’essai sur les Affinités électives de Goethe.
128
De cette conception fondamentale découlent les principes d’une interprétation matérialiste
appliquée polémiquement par le critique aux œuvres romantiques, ces œuvres que la doxa
veut si pleines d’épanchements, de longueurs et de vécus.
b. Principes d’une interprétation matérialiste
-
Règle historique de l’interprétation
L’« interprétation » [Interpretation] se dit en deux sens : il s’agit à la fois du médium de la
critique et de l’exécution musicale, au sens très concret d’une exécution pianistique par
exemple d’une sonate de Beethoven. Pour Adorno, l’une détermine l’autre. La critique doit
saisir l’œuvre depuis un regard extérieur ; l’exécution ne consiste pas davantage pour
l’interprète à ressentir les intentions émanant de l’hypothétique intériorité à l’origine de
l’œuvre. Comme il le remarque dans l’article de 1928 « Neue Tempi », avec une pointe de
misogynie vaguement fondée sur la tendance féminine à la sentimentalité, « bien des femmes
pianistes verseront leurs nostalgies privées dans les labyrinthes des formes schumaniennes en
agitant leur chevelure, sans remarquer dans leur vanité que c’est uniquement leur propre écho
qui leur est renvoyé »537. Solitude de l’interprète qui échoue à restituer l’œuvre quand il n’y
mire que son reflet. Face à cette complaisance dans le pathétique, il s’agit au contraire
d’établir « de façon rigoureuse une prééminence de l’histoire sur l’interprétation »538, et
dénoncer par là « l’idéologie réactionnaire des interprètes »539 qui, en croyant être fidèles à
l’œuvre, plaquent sur elle des accents désuets.
L’interprétation des œuvres du passé pose évidemment le problème de leur actualisation. Si
leur contenu latent ne se révèle qu’historiquement, la règle de cette interprétation ne semble
pas donnée dans les œuvres elles-mêmes en tant qu’œuvres éternelles. Comme l’affirme
Adorno « même s’il on estime avec Pfitzner que les œuvres sont immuables, croyant toujours
à cette pérennité imaginée par le XXe siècle pour diviniser l’artiste créateur, le texte des
œuvres elles-mêmes réfute une telle éternité »540. La constitution bourgeoise du
« répertoire »541 offrant aux interprètes un accès – par la partition – aux œuvres du passé, met
pour ainsi dire à disposition des œuvres qui, historiquement, ne pourraient plus être produites.
Cette tension entre le maintien de l’œuvre dans le répertoire – donc la possibilité maintenue
de son exécution – et le caractère historique déterminé de sa construction qui lie
infailliblement la Flûte enchantée de Mozart à la possibilité historique d’un opéra-comique
écrit dans « la langue du peuple » – est en apparence dissoute par le présupposé d’une
immortalité ou d’une atemporalité de l’œuvre, au moins du point de vue de l’interprète.
Pourtant, oppose Adorno, « une règle d’interprétation » est en vérité « introuvable dans
l’œuvre hors histoire »542. Pour interpréter l’œuvre, il faut donc nécessairement remettre en
cause cette intemporalité qui est en même temps présupposée dans le fait que l’on trouve
encore un sens à l’exécuter. Dans ces conditions, « interpréter une œuvre de manière
actuelle » n’est possible qu’ « en se réglant sur l’état actuel et objectif de la vérité qu’elle
renferme »543. Aussi bien ne peut-on interpréter aujourd’hui Mozart comme il l’a voulu, car ce
n’est plus le sujet compositeur qui, dans cette historicisation impose sa loi à l’œuvre, mais
537
« Musique nocturne », p. 49 ; GS 17, 56.
« Nouveaux tempos », p. 61 ; GS 17, 68.
539
Ibid., p. 63 ; GS 17, 70.
540
Ibid., p. 59 ; GS 17, 66.
541
Notion qui précisément n’apparaît qu’au XIe siècle.
542
Ibid., p. 59 ; GS 17, 66.
543
Ibid., p. 60 ; GS 17, 67.
538
129
l’histoire, qui par exemple, dans le cas de la Flûte enchantée, nie selon Adorno la possibilité
d’une telle joie544. Il en va donc, pour l’interprète de l’enjeu d’une « véritable actualisation de
l’interprétation musicale », qui ne peut s’appuyer sur la certitude d’un « en-soi abstrait de
l’œuvre » qui en réalité reste infailliblement « prisonnière de la constellation historique de son
époque d’origine »545. L’interprétation prend la mesure de cette incompressible distance
historique : en aucun cas, elle ne la supprime. L’œuvre qui n’a pas en elle la règle de son
interprétation, s’impose néanmoins comme historique. Si l’interprétation doit donc
s’apparenter à une recréation546, c’est parce que la partition héritée ne donne pas elle-même la
règle de son interprétation. La liberté de l’interprète n’intervient dans ce processus que pour
se soumettre à la règle d’interprétation qu’impose en revanche l’histoire de l’œuvre. Pas plus
qu’on ne peut invoquer une loi subjective de l’œuvre qui en jaillirait encore spontanément,
peut-on s’en remettre à la liberté de l’interprétation : celle-ci, compte tenu du mutisme de
l’œuvre auquel elle a affaire lorsqu’il s’agit d’une œuvre du passé est « déviée vers une
subjectivité arbitraire d’ordre privé »547.
-
Nouveaux tempos
Dès lors, et c’est là que l’article sur les « Nouveaux Tempos » atteint son véritable objet :
l’exécution musicale elle-même des œuvres romantiques doit déjouer tout épanchement.
Comment ? Par la rapidité de l’exécution.
« On peut supposer, en restant conscient de toutes sortes de fluctuations et des contradictions
empiriques, et tout de même avec une certaine certitude générale, qu’au cours du temps, les
œuvres devront être jouées de plus en plus vite. »548
Ainsi, « le droit catégorique du texte est battu en brèche »549. De nouveaux tempi plus vifs
doivent saisir dans l’interprétation la « crise du pathos expressif »550 à laquelle l’histoire
soumet les œuvres. Alors que le pathos s’attarde, l’exécution « rationnelle »551 – et c’est le
mot qu’emploie Adorno – saisit l’œuvre dans son contenu essentiel : elle montre que l’œuvre
ne parvient plus à subsister comme totalité organique et qu’il faut donc, dans un effort pour
ainsi dire mécanique, en comprimer les différentes parties, selon un tempo accéléré, « pour
que les particules se rapprochent les unes des autres »552. Ces parties ne sont pas elles mêmes
des unités autonomes, elles doivent être uniquement compréhensibles comme fragments
d’une totalité – « rationnelle » et non pas « organique ». Par-dessus tout, cette totalité ne
semble plus pouvoir sans risque se déployer si ce n’est dans la durée, du moins dans ses
544
Voir Philosophie de la nouvelle musique, sur l’expression désormais impossible de la joie dans les œuvres
musicales et la Flûte enchantée comme dernière occurrence de sa possibilité.
545
« Nouveaux tempos », p. 60 ; GS 17, 67.
546
Référence adornienne à l’ancienne forme contrapuntique du haut baroque le ricercare, alliant l’art de la
recherche à celui de l’imitation.
547
« Musique nocturne », p. 46 ; GS 17, 53.
548
Ibid., p. 60 ; GS 17, 67.
549
Ibid., p. 61 ; GS 17, 68.
550
Ibid., p. 63 ; GS 17, 70.
551
Ibid., p. 64 ; GS 17, 71. Un problème que Hegel lui-même en son temps avait envisagé à propos de la
« musique épique » de Jean-Sébastien Bach « dont on n’a commencé à apprécier que récemment la grande
génialité, foncièrement protestante, solide et presque savante. » (Esthétique, op. cit., p. 385), affirmait que dans
une telle musique, le compositeur comme l’interprète doivent s’effacer devant la perfection objective de
l’œuvre : « Non seulement l’artiste exécutant n’aura rien à y ajouter venant de lui, mais il risque même de nuire
grandement à l’effet en le faisant. » (op. cit., p. 392). Néanmoins, il faut éviter l’écueil d’une exécution d’
« automate musical », de « un simple manœuvre qui tourne la manivelle d’un orgue de Barbarie. » (Ibid.)
552
« Nouveaux tempos », p. 64 ; GS 17, 71.
130
longueurs. Comme on secoue un cadavre dans l’espoir de le rappeler à la vie ou de lui rendre
l’apparence d’un être animé, l’accélération des tempi est la réaction mécanique à l’atrophie
des œuvres. Non qu’elle brutalise le matériau, mais elle sait ne pouvoir en retrouver la
dynamique que dans une exécution assez rapide pour laisser apparaître la structure véritable
que l’interprétation pathétique dissout dans des longueurs investies d’une fausse intensité.
Aussi bien, dans l’image qu’en donne ici Adorno, la virtuosité semble-t-elle devoir être une
qualité nécessaire de l’interprète – d’aucuns diront suffisante puisque tout sentiment est censé
en être banni. Mais Adorno s’est défendu de galvaniser la « praxis technique » pour ellemême. Plus encore, si la virtuosité est la démonstration de la technique aux dépens de l’œuvre
interprétée – qui n’est plus que l’occasion d’une telle démonstration – ce n’est pas elle qui
fonde chez Adorno l’interprétation, pas plus que l’interprétation ne se donne cette virtuosité
pour but.
Les « nouveaux tempos » s’accélèrent en vérité pour des raisons qui sont à chercher du côté
des œuvres elles-mêmes et non de « considérations psychologiques » ou de l’intention
préconçue d’une technicisation de la musique pour la faire culminer dans la virtuosité. En
effet, défend Adorno, alors même que l’unité subjective illusoire de l’œuvre décante
historiquement, ses contenus essentiels [Seinsgehalte] refluent dans ses détails : de « plus en
plus petits », « ils se retirent toujours davantage de la grande forme apparente repliée sur ellemême, pour devenir à la fin des centres d’énergie comparables à des monades, qui se donnent
à voir dans le passage d’un étant vers l’autre, et non plus directement dans ceux-ci »553. Si bien
que « l’authenticité de la musique passe vers des cellules infiniment petites et leur
corrélation »554. En d’autres termes, l’unité de sens de la forme comme totalité se fragmente et
réserve, au sein de ces fragments des unités qui sont moins des substances musicales,
incrustées dans le matériau global comme des joyaux que des entités de transition, des figures
de passage. De la sorte, là elle où se loge, la signification dernière adhère à la structure de
l’œuvre, elle est cette structure même dans son dénuement le plus cru. On voit que ce thème
largement déployé dans l’étude plus tardive Alban Berg. Le maître de la transition infime555,
trouve déjà ici son expression raisonnée et son application dans l’interprétation des œuvres
romantiques.
En tout état de cause, c’est à partir d’une telle fragmentation et miniaturisation de la structure
que le « processus de fonctionnalisation technique en musique »556 trouve pour Adorno sa
légitimité : le changement d’échelle démultiplie la précision des connaissances requises. Le
« rapetissement total » de la structure privée de l’ample totalité formelle accroît l’exigence
technique musicale comme le microscope a accru celles des sciences de la nature. Ce
phénomène est du reste directement observable, rappelle-t-il, dans l’histoire technique de la
musique dont la notation musicale voit progressivement disparaître la longa, la brevis et la
semibrevis (la ronde), que seule la réaction néo-classique tente de recaser. Dans Erwartung, la
semibrevis est notée comme triple croche. Le temps long, continu de la ronde est ainsi
réinvesti par des croches, le saturant d’intensités discrètes, comme si sa voûte pacifiée
menaçant de s’écrouler, devait maintenant être soutenue par la multiplication de poutrelles de
soutènement.
c. Critique matérialiste d’une œuvre romantique de Franz Peter Schubert
553
Ibid., p. 60 ; GS 17, 67.
Ibid.
555
T. W. Adorno, Alban Berg. Le maître de la transition infime, trad. fr. de R. Rochlitz, préface de J.-L. Leleu,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1989 ; T. W. Adorno, Berg. Der Meister des kleinsten Übergangs.
Die musikalische Monographien, Gesamelte Schriften 13, loc. cit.
556
« Nouveaux tempos », ibid.
554
131
-
« Paysage de Schubert »
À maints égards, cet article consacré à l’œuvre de Franz Peter Schubert557 (1797-1828) est le
pendant de l’analyse de l’intérieur bourgeois du XIXe siècle chez Kierkegaard – l’attention à
la littéralité kierkegaardienne laisse place ici à l’attention aux structures de l’œuvre musicale.
Adorno y construit une analyse en porte-à-faux complet avec les méthodes d’une musicologie
« herméneutique » visant à déceler dans les œuvres un programme psychologique secret ou
sous-jacent de telle sorte que l’analyse en serait la paraphrase verbale. Les contemporains
d’Adorno Heinrich Kretzschmar (cité dans article sur la Missa solemnis) ou encore, Arnold
Schering, sont les représentants de cette mouvance. En porte-à-faux complet avec leur
méthode, la critique adornienne rompt avec tous les motifs de l’interprétation herméneutique :
la psychologie du compositeur, sa « vie intérieure », ses intentions et toutes les formes où se
reconnaît la conscience, dans son déploiement, en particulier dans la « durée » musicale.
« Seule une œuvre muette perdure en soi »558, l’objet de l’interprétation est sa cristallisation
figée. C’est pourquoi dans cet article, Adorno entend « parler au sens strict d’un paysage de
Schubert ».
Dans la perspective d’une critique matérialiste, le critique commence donc par dénoncer
l’erreur d’aborder « la figure du compositeur », cette unité spontanée de l’individu, « comme
une personnalité dont l’idée directrice, son centre virtuel, ordonnerait les traits disparates »559.
C’est le « mauvais infini » de l’interprétation schubertienne à partir d’intentions subjectives,
de détails biographiques.
« Plus les caractéristiques de la musique de Schubert s’éloignent au contraire d’un tel point de
référence humain et mieux ils s’affirment comme signes d’une intention qui se réalise
uniquement au-delà des fragments de la totalité trompeuse d’un homme, qui aimerait exister
par soi-même et comme esprit autodéterminé. »560
Il s’agit donc de soustraire l’analyse de l’œuvre de Schubert à tout « synopsis idéaliste » aussi
bien qu’ « à la recherche phénoménologique hâtive de quelque “unité de sens” »561.
Adorno invoque d’abord un contexte bourgeois où émerge la figure historique de Schubert.
Un siècle plus tard, la « transformation de l’homme Schubert en un objet abject de la
sentimentalité petite-bourgeoise »562, à travers la figure littéraire du « Schwammerl »563, le
révèle comme une potentielle « figure kitsch »564, présentant quelque « affinité » avec l’esprit
du Biedermeier et de l’esthétique des cartes postales. Reste que, l’image d’un « Schubert
traînant avec lui son désarroi sexuel et qui est la risée des petites vendeuses de magasin »,
« cadre bien mieux » que celle d’un rêveur du Vormärz565 qui écoute sans se lasser le murmure
557
» Schubert « , in Die Musik, XXI, Heft I, 1928.
« Schubert », Moments musicaux, p. 18 ; » Schubert « , Moments musicaux ; GS 17, 20.
559
« Schubert », pp. 13-14 ; GS 17, 18.
560
Ibid.
561
Ibid.
562
Ibid., p. 15 ; GS 17, 20.
563
C’est le titre d’un roman populaire de Rudolf Hans Bartsch, 1921, plaçant Schubert au centre de petites
intrigues amoureuses. Sur le plan proprement musical, Heinrich Berté réalisa un pot-pourri de ses œuvres dans
l’adaptation en opérette de la Maison des trois filles [Dreimädlerhaus].
564
C’est quasiment toujours le sort des compositeurs romantiques. Schumann en fit aussi les frais : « L’élan
débordant chez Schumann, le sujet qui se définit lui-même comme infini et se perd dans ses épanchements, sera
pour ainsi dire réifié en un personnage psychologique dont les émotions successives – l’exemple le plus parlant
est Elektra – sont enregistrées et reflétées par la musique » (« Classicisme, romantisme, nouvelle musique », in
T. W. Adorno, Figures sonores. Écrits musicaux I, trad. fr. de M. Rocher-Jacquin, avec la collaboration de C.
Maillard, Genève, éd. Contrechamps, 2006. p. 111 ; Klangfiguren. Musikalische Schriften I, GS 16, 133).
565
C’est-à-dire d’avant la révolution de 1848, renvoyant à l’époque du Biedermeier.
558
132
des ruisseaux »566. L’invocation crue de la frustration sexuelle vaut encore mieux, semble
indiquer Adorno, que la neutralisation de toute psychologie dans la niaiserie d’une image
lissée par le respect envers le compositeur dont on fait bénéficier l’homme. Mais tandis que
les « pots pourris » des thèmes d’opéra du XIXe siècle, qui comme des « puzzles musicaux »
« voudraient retrouver un peu au hasard l’unité perdue des œuvres d’art »567 en entretiennent
la mémoire, ils occultent, en favorisant les moments « curieusement irritants » de la « joie
comblée » chez Schubert, la teneur de vérité de son œuvre qui tient plutôt dans la tristesse.
Loin de la joie des marches militaires « qui se laisse récupérer », « l’harmonie schubertienne
atteint son point le plus bas dans le pur mineur de la douleur ». En exhibant le motif de la
tristesse – plus particulièrement du « deuil » – comme teneur centrale de l’œuvre schubertien,
Adorno établit une nouvelle passerelle entre l’interprétation de l’œuvre musicale de Schubert
et celle, philosophique, de Kierkegaard.
Comme pour ce dernier, l’analyse structurelle de l’œuvre la saisit littéralement, vidée de ses
intentions subjectives. Or, la forme lyrique schubertienne met au défi la matérialisation de son
œuvre comme la subjectivité kierkegaardienne mettait au défi toute objectivation.
L’indifférenciation du sujet et de l’objet kierkegaardien ressurgit comme « indifférence neutre
du subjectif et de l’objectif au sein d’une forme lyrique »568. Mais, comme chez Kierkegaard,
l’histoire en matérialisant un tel lieu intérieur, fût-ce celui d’une œuvre lyrique, le fait dépérir.
Car « la désintégration de la forme lyrique » est « toujours celle de sa teneur subjective »
c’est-à-dire, de ses « contenus thématiques » dont l’unité est « fonction de l’époque historique
qui se défait par la suite »569. L’œuvre lyrique apparaît alors comme le « choc dialectique » où
se confrontent deux puissances : celle de la pure forme – les étoiles dans le ciel, faussement
immuables – et celle de la pure conscience immanente et non déductible. Ces deux puissances
se posent chacune comme des « données autonomes et indéductibles »570 : mais « ce choc les
détruit toutes deux et avec cela l’unité provisoire de l’œuvre ». Ce faisant, l’œuvre devient à
partir de là « la scène où se joue leur déclin »571. Elaborée non plus comme unité symbolique
de la forme et de la subjectivité, l’œuvre apparaît comme la scène d’un dépérissement, où
finalement le matériau a raison des fausses catégories subjective requises pour le construire. Il
faut donc à la fois ce moment mythique et son dépérissement pour que la voûte stellaire
immuable soit convertie dans « la voûte friable de l’œuvre d’art »572. L’œuvre d’art sonne le
glas de la subjectivité créatrice et des formes mêmes dans par l’unité dialectique desquelles
elle fut produite. Cette unité est devenu choc et le tout s’effondre. Encore une fois, selon une
compréhension toute benjaminienne, Adorno voit dans cette dissipation historique de ces
unité transcendante illusoire l’occasion de la « libération véritable des contenus dialectiques
de l’œuvre de Schubert », qui donc ne peut s’effectuer qu’après coup, qu’après que le
Romantisme a eu lieu, face à ce qu’il en reste. Là où l’herméneute s’imagine perdre dans cette
dissipation tout accès à la chose, l’interprète matérialiste saisit l’occasion de la critique.
En effet, conçoit Adorno, c’est dans ce reste matérial qu’affleurent désormais les caractères
objectifs de l’œuvre qui furent « mis en vibration originellement […] par des sentiments euxmêmes périssables »573. Chez Schubert, ce qui reste alors est un paysage. L’œuvre temporelle
s’est contractée dans une image où l’on décèle « les creux laissés par la subjectivité évadée et
les fissures dans la surface poétique » qui « se remplissent à vue d’œil de ce métal auparavant
scellé par les jugements bien carrés portant sur la vie de l’âme »574. Rien de végétal dans ce
566
« Schubert », p. 16 ; GS 17, 19.
Ibid., p. 16 ; GS 17, 21.
568
Ibid., p. 14 ; GS 17, 19.
569
Ibid., p. 15 ; GS 17, 20.
570
Ibid.
571
Ibid.
572
Ibid.
573
Ibid.
574
Ibid.
567
133
paysage, où un esprit goethéen pourrait voir quelque germination. Le mutisme de l’œuvre
n’est autre que celui de « cette vie non organique, faite de ruptures et de fissures, qui est celle
des pierres »575. Parmi ces dernières, la configuration, toujours fragmentaire de l’œuvre de
Schubert relève pour Adorno du « cristal »576, parce que dans leur matérialisation en paysage,
les contenus esthétiques accèdent au « pouvoir de transparence de la vérité » qui n’est plus
bridé « mais pénètre directement dans le réel »577. Mais le paysage tel que le décrit Adorno,
dans ses aspérités, sa forme circulaire, ressemble à un cratère : à la bouche même des Enfers.
En effet, dans la simultanéité de ses développements musicaux se resserrant dans des durées
infimes, dans la répétition des thèmes qui caractérisent la Wanderung – Der Wanderer est le
titre d’une œuvre particulièrement mélancolique de Schubert, composée en 1816, pour piano
et voix –, dans sa forme en cheminement circulaire, « retour du même », et enfin dans sa
Stimmung578, son atmosphère, qui « est ce qui change dans ce qui demeure égal à luimême »579, l’œuvre de Schubert se déploie « sur un registre infernal ». Tandis qu’il procède
« par éclairages » sans que rien ne change, par dévoilement de thèmes immuables et
développements qui renoncent à décomposer les thèmes en motifs, la forme idéale de l’œuvre
s’épaissit, se matérialise, à force de parcourir un même cercle, en ce paysage infernal.
En contrepoint de la Wanderung infernale, la durée qui s’arrache au piétinement apparaît
comme un délassement : « c’est tout un bien-être longuement étalé qui chante, aussi
consistant que sa durée même est physique »580. Or, la force schubertienne se tient pour
Adorno au contraire dans l’intemporalité pétrifiée où il maintient la forme lorsqu’il se gausse
des « divines longueurs » et du « pathos de la grande forme ». Ce n’est donc pas dans des
durées généreusement déployées que l’Enfer trouve une issue, mais « dans des régions situées
bien en dessous des formes consacrées par la pratique musicale bourgeoise »581, dans les
minuscules détails où il parvient à « attirer dans la forme produite la vérité, en une
cristallisation infiniment petite »582. La vérité qu’on « produit » perd sa transcendance, ce qui
fait d’elle la vérité, mais tandis que face à ce paradoxe, elle se décompose dans la « grande
dimension »583 où règne la mort, Schubert la cristallise dans « le registre de l’infime ». Adorno
observe ainsi la transformation d’une tierce majeure en une tierce mineure, « dans un espace
tellement resserré que la tierce mineure, quand elle suit la majeure, se révèle comme son
ombre ». La mineure ici comme ombre n’est autre que l’homme : l’ombre d’un homme, en
qui se logent à la fois la tristesse et la consolation, puisque dans l’Enfer, il survit, infime. Mais
les images lyriques étaient « visées par l’homme, comme des cibles », et restent son ouvrage :
« la force qui les atteint est humaine et non artistique, c’est un sentiment venant de l’homme
qui la meut »584. Pour ce dernier qui ne thématise dans son œuvre que le deuil, le « salut se
réalise dans le pas le plus petit »585 – c’est quasiment mot pour mot, la phrase qui clôt le
Kierkegaard. Le matérialisme adornien repère la force de ces petits pas quand les sauts et les
envolées lyriques n’emportent au fond réellement plus personne au-delà du réel imposé, dans
l’objectivité duquel la subjectivité devra bien se résoudre à se nicher, quasiment au point de
disparaître, pour survivre.
575
Ibid., p. 18 ; GS 17, 24.
Ibid., p. 17 ; GS 17, 22.
577
Ibid.
578
Typique de l’esthétique du XIXe siècle.
579
Ibid., p. 21 ; GS 17, 27.
580
Ibid., p. 25 ; GS 17, 31.
581
Ibid.
582
Ibid., p. 14 ; GS 17, 18.
583
Ibid., p. 19 ; GS 17, 25.
584
Ibid., p. 14 ; GS 17, 18.
585
Ibid., p. 24 ; GS 17, 30.
576
134
-
Pertinence historique du pot-pourri
Schubert lui-même a composé à l’époque où naissait la « vogue du pot-pourri », de l’ersatz,
du paysage miniaturisé, ces formes dégradées où précisément l’esprit bourgeois tente de
sauter « brusquement hors de l’histoire », « comme pour la retrancher d’un coup de
ciseaux »586. Or, remarque Adorno, le destin de ces pots-pourris « est toujours lié à l’histoire,
mais ils en représentent seulement le lieu : l’histoire n’est jamais leur objet ». Postmodernes
avant l’heure, « les pots-pourris ne connaissent pas de temps propre : que toutes les unités
thématiques singulières y soient absolument interchangeables indique la simultanéité de tous
les évènements rapprochés les uns des autres hors de toute histoire »587. Son paysage conserve
quelque chose de cette anhistoricité historique, qu’il conduit, dans l’ensemble de l’œuvre
jusqu’à sa réalisation infernale, lui offrant dès lors sa vérité. De ce point de vue, la vérité de la
musique de Schubert dépasse celle d’une musique d’époque, datée, classée sans suite au
panthéon des grandes œuvres romantiques, mais, comme celle de l’œuvre kierkegaardienne,
l’expression XIXe siècle comme âge historique où l’histoire s’est niée dans sa représentation,
du XIXe siècle comme Enfer du retour du même, que seule sa contingence rend infini.
Mais, l’anhistoricité se renverse en réalité historique quand on considère l’intégration
schubertienne des folklores. Alors même que le folklore est tradition sans histoire ou hors de
l’histoire, son intégration dans le matériau compositionnel fait selon Adorno « trembler
l’image de la vérité » artistique de l’époque. Car au XIXe siècle la découverte même de ces
folklores coïncide avec l’histoire telle qu’elle a bien lieu et non pas telle qu’elle est
représentée. C’est l’histoire de l’autonomisation des peuples encore sous la coupe des
Habsbourg. Dans son Divertissement hongrois et à sa Fantaisie en fa mineur, résonne « la
transcendance lointaine de ce qui est tout proche […] devant les portes de la ville, comme la
Hongrie, et en même temps aussi éloigné que cette langue incompréhensible »588.
-
L’ombre d’un homme
Sous l’influence de cet élément folklorique qui signifie donc bien au-delà de l’ornement, le
langage musical de Schubert s’apparente à un « dialecte », « un dialecte sans terre », corrige
même Adorno, selon une expression qui marqua Bloch589. Le Wanderer chemine maintenant
non plus en se sentant étranger partout mais comme une singularité cosmopolite, qui, dans sa
langue incompréhensible retient peut-être l’espoir, comme si l’ombre d’un homme qui passe
promettait un autre homme qui n’est pas encore là. C’est peut-être ce qui permet de
comprendre le sens de la mise en exergue adornienne de cette citation d’Aragon :
« Tout le corps inutile était envahi par la transparence. Peu à peu, le corps se fit lumière. Le sang rayon.
Les membres dans un geste incompréhensible se figèrent. Et l’homme ne fut plus qu’un signe entre les
constellations. »590
Il émane presque de cette sentence une anticipation de l’hypothèse foucaldienne d’un posthumanisme591 – quoique la figure de l’homme ne disparaisse pas sur le sable mais dans les
étoiles. Cette disparition de l’homme dans la transparence, livrée par une métaphore céleste,
est reproduite dans l’analyse adornienne du côté du monde chtonien, où les pierres, comme le
586
Ibid., p. 17 ; GS 17, 22.
Ibid.
588
Ibid., p. 25 ; GS 17, 31.
589
Ibid., p. 26 ; GS 17, 32.
590
Ibid., p. 13 ; GS 17, 18.
591
Voir M. Foucault, les dernières pages de Les Mots et les Choses.
587
135
verre, accèdent à leur tour à la transparence. Dans le paysage il est vrai, contre toute illusion
herméneutique, l’homme Schubert disparaît. Mais le « signe entre les constellations » qu’il
peut devenir doit continuer d’envoyer ses signaux musicaux – chose qu’il persiste à faire, à
l’échelle de la miniature. Parce que sa critique de la subjectivité ne s’identifie pas avec un
post-humanisme, Adorno persiste à trouver l’homme, plus exactement, l’ombre d’un homme,
dans les cellules infimes de l’œuvre, où ne s’annonce pas son anéantissement, mais de façon
utopique, ce que l’homme pourrait être, puisqu’à l’écoute de l’œuvre de Schubert, « nous
pleurons sans savoir pourquoi », « nous qui ne sommes pas encore tels que cette musique
nous promet d’être »592.
B. Nouvelle musique
1. De l’expression à la construction
C’est en regard non seulement de la crise du romantisme diagnostiquée plus haut mais encore
de la construction critique de l’œuvre face à sa décomposition que l’engagement d’Adorno
pour la Modernité de la nouvelle École de Vienne – quoique ce nom d’École lui apparaisse
déjà problématique – prend son sens. Sa construction critique matérialiste de la crise du
romantisme est indissociable de son adhésion militante à la cause de l’atonalité
Schœnbergienne. C’est dans ce contexte que, comme il l’écrit à Berg dans la lettre du 28 juin
1926, il est convaincu « que rien n’est plus important aujourd’hui, dans la musique, que
l’élaboration d’une construction formelle imaginative [Formkonstructive Phantasie] », – bien
plus important, précise-t-il, « à la vérité, que cette personnalité et intériorité de l’ “individu
[Einzelnen]” (qui bien entendu se suppose dialectique !), sur laquelle j’ai planché durant
toutes mes années kierkegaardiennes »593. À l’époque où il s’engage fermement aux côtés des
représentants de l’Ecole de Vienne, Schœnberg, Berg et Webern sont précisément les
partisans d’une telle construction formelle imaginative – qui n’est pas pour cela, en particulier
avec Berg594, dénuée de toute expressivité. À l’opposé du spectre, le néoromantisme maintient
pour Adorno la fausse évidence d’une personnalité et intériorité de l’individu, incapable dès
lors, à partir d’un tel épouvantail qui ne vit plus, d’apporter quelque transformation
substantielle aux formes artistiques héritées.
« Jamais l’orchestre romantique, même celui si virtuose de Strauss et de Schreker, n’est déduit
du matériau lui-même : il vient envelopper tout ce qui se produit dans la musique, il le décore
et tente d’obtenir de force une plénitude et une conviction que le matériau ne possède
plus. »595
Au contraire, les Lieder de Berg visent une « indifférenciation de la sonorité et de la
composition »596 telle que le son y apparaît comme « la cristallisation des évènements
592
Ibid.
CorrABer, pp. 96-97 ; A/Berg, Briefwechsel, 87-88.
594
Comme le soulignera Adorno dans la monographie qu’il lui consacrera, Alban Berg, le maître de la transition
infime, où se vérifie encore l’idée esthétique d’un refuge de l’expressivité moderne dans la miniature.
595
« L’instrumentation des Sieben Frühe Lieder de Berg », Figures sonores, Écrits musicaux I, pp. 80-81 ; GS
16, 126.
596
Ibid., p. 81 ; GS 16, 97.
593
136
musicaux »597qui s’imposent contre toute logique d’ornementation. Dans ces conditions,
s’établit le partage, inscrit dans le rapport des œuvres mêmes au matériau, entre une musique
progressiste et une musique réactionnaire où le tour critique adornien acquiert toute sa
puissance d’exclusion.
a. Transhumance de l’expressivité
Comme Adorno le notera plus tard dans un article de 1958 sur « Classicisme, Romantisme
et Nouvelle musique », « dans son opposition au romantisme finissant, la Nouvelle musique a
tout de même hérité, comme d’une tâche qui reste à réaliser, de la question qui s’y était
cristallisée : celle d’un état de la conscience qui ne peut plus se fier à aucun canon formel
objectif et doit s’objectiver par lui-même, à partir de son propre poids, des lois de gravitation
de sa propre subjectivité »598, lois qui précisément ne peuvent plus être celles, volatiles, de la
subjectivité ancienne, mais celles, modernes, d’une subjectivité aliénée et consciente de l’être,
comme nous le montrerons. Dans le romantisme est déjà exprimé le hiatus entre la conscience
accrue que la subjectivité a d’elle-même et la transcendance des formes esthétiques. C’est
dans la subjectivisation même de la forme qu’il « dépasse » pour ainsi dire ce hiatus, en
donnant à l’unité artistique la forme même du déploiement de la conscience. La musique
apparaît de ce point de vue pour le romantisme comme l’art le plus malléable, le plus capable
d’épouser les linéaments d’une vie intérieure en devenir où se déploient des impulsions
contraires. Le matériau musical épouse ainsi les contours d’une souffrance subjective qui
semble ne plus s’exprimer qualitativement qu’à travers ce médium. La musique est plus que
jamais « expression ». Mais à partir du moment où la foi tourmentée dans la subjectivité sur
laquelle reposait le romantisme s’est elle-même « réifiée » dans la représentation bourgeoise,
l’expression s’est perdue comme vérité artistique. L’expression s’est elle-même canalisée
dans des « conventions expressives contrôlées par la bourgeoisie »599. Dans ces conditions, la
Nouvelle musique s’oppose au romantisme en ce qu’elle cherche précisément à résister à ces
conventions, et à « libérer totalement de ses chaînes un sujet jusque-là entravé même dans
l’expression de sa souffrance »600. Tel est bien pour Adorno en premier lieu, l’élément
authentique de cette nouvelle musique : la résistance au conventionnalisme de l’expression.
L’attachement du critique pour les œuvres romantiques et son engagement pour la Nouvelle
Musique n’ont donc rien de contradictoire : de l’un à l’autre s’opère « une transhumance de
l’élément expressif »601, transhumance irréversible que menace d’oblitérer tout
néoromantisme. Car dans cette transhumance en effet, « l’élément expressif a connu sa propre
évolution, qui le situe « en opposition à l’idéal d’expression du premier romantisme »602.
Désormais, l’élément expressif doit paradoxalement muer en refus du pathos expressif et être
supplanté par une construction formelle érudite.
b. L’ironie formelle de Schœnberg
C’est en insistant sur les ressources de l’ironie qu’Adorno écrit ses premiers articles sur
Schœnberg comme en témoigne l’article paru dans Pult und Taktstock, en septembre 1925,
597
Ibid.
« Classicisme, Romantisme, Nouvelle musique », art. cit., p. 116 ; GS 16, 136.
599
Ibid., p. 118 ; GS 16, 138.
600
Ibid.
601
Ibid., p. 111 ; GS 16, 133.
602
Ibid.
598
137
consacré à la Sérénade, op. 24. I du compositeur603. Œuvre charnière, puisqu’elle marque le
passage à une technique dodécaphonique, elle est aussi l’occasion pour le jeune critique de
démontrer l’importance de la nouvelle École de Vienne contre ses détracteurs. Prenant acte de
la désuétude du langage musical du romantisme, elle le tourne, pour ainsi dire, en dérision.
Tandis que l’expression immédiate d’une subjectivité ne donne plus lieu qu’à un évènement
d’ordre privé, sans jamais atteindre le statut d’objet esthétique, l’ironie, qui marque une
« distance » entre l’intention et le « langage musical », le « sujet et l’objet » semble être une
ultime planche de salut. Pourtant, « la crise même du romantisme de l’expression semble
remettre en question la possibilité de toute ironie musicale »604, dans la mesure où c’est du
romantisme lui-même que l’expression a hérité le motif de l’ironie. Elle n’apparaît possible
chez Schœnberg qu’à condition de se déployer non pas à partir de la posture du sujet créateur
de l’œuvre mais dans les détails de la construction même de l’œuvre : « L’ironie vient se
loger en se dissimulant dans la distance entre le langage musical et l’intention. »605 Par la
répétition finale du thème d’ouverture, inchangé « comme si, entre-temps, rien ne s’était
passé », qui revient « après un quiproquo de tous les thèmes », Schœnberg déploie une ironie
formelle qui établit, dans sa provocation adressée aux codes bourgeois venus adhérer à la
forme musicale, le « lieu historique et philosophique » où, juge Adorno, quatre ans plus tard,
s’inscrit la nouvelle École de Vienne. Le compositeur des Cinq pièces pour orchestre,
d’Erwartung et des Six petites pièces pour piano renverse à cette échelle « les normes rigides
de la société bourgeoise »[die Rechtsnormen der bürgerlichen Gesellschaft] qui se présentent
sous l’apparence du « naturel-éternel» [natürlich-ewig] non en leur opposant le « chaos de
pulsions aveugles » [dem Chaos blinder Triebe] mais dans la construction formelle. Ainsi,
citant dans cette œuvre des formes traditionnelles (valse, passacaille, lied, canon, choral,
fugue), Schœnberg fait preuve de l’esprit Jugendstil, de l’« artificialité ludique » qu’Adorno
interprète alors comme ironie. Tandis que sont convoquées toutes ces formes auxquelles le
compositeur ne peut plus s’abandonner absolument, « leur objectivité elle-même croît pour
ainsi dire entre les parois de verre du sujet solitaire »606.
« Le “ comme si ” de cette objectivité, son caractère ludique, se communique à la technique de
composition, qui a elle-même quelque chose de non immédiat, d’une authenticité au second
degré […] très éloigné de la littéralité des protocoles psychiques de l’expressionnisme. »607
Sérénade opus 23-24 de Schœnberg, est une œuvre qui, pour Adorno, appartient déjà à la
période de composition sérielle, et marque une « tendance à s’échapper de l’expressionnisme
et à aborder le problème de l’objectivité à travers une confrontation renouvelée avec des types
formels déjà constitués »608, la systématisation de la technique des douze sons à partir de 1921,
603
« Schoenberg : Sérénade, op. 24. I », Moments musicaux, p. 66 ; »Schoenberg: Serenade, op. 24. I« ,
Musikalische Schriften V, GS 18, 324-330.
604
Ibid. : » Die Krisis der romantischen Ausdrücksmusik scheint die Möglichkeit aller musikalischen Ironie in
Frage zu stellen «, GS 18, 324.
605
Ibid. : » Ironie, als Haltung gebrochenen Wesens, sammelt notwendig ihr Strahlenspiel in der Weisheit des
sprachlich beredten Begriffes, will nicht, wie noch Beethovens singbare Entsagung, eingehen in die unmittelbar
bedeutende musikalische Begrifflichkeit, deren Intention untrennbar dem Ereignis des Erklingens zugehört,
während Ironie gerade in der Distanz von Äußerung und Intention sich verschweigend bestätigt. «
606
Ibid., p. 66 ; GS 18, 324.
607
Ibid., p. 67 ; GS 18, 325. Rénchérissant sur cette image d’un sujet enfermé dans sa transparence, Adorno
renchérit sur le Pierrot lunaire : Herzwächse [feuillages du cœur], l’adaptation d’un poème de Maeterlinck et
sur l’idée d’un effeuillage qui, une fois les enveloppes successives tombées, ne laisse apparaître qu’une
transparence. Les termes mêmes de l’interprétation de Kierkegaard reviennent : « Son objectivité se situe dans le
domaine d’une intériorité sans objet » […]. « Entre les parois de la serre, les formes ne sont pas, comme on dit,
ressuscitées mais produites à nouveau à partir de la structure du matériau et du processus de composition : aussi
restent-t-elles le propre du sujet ».
608
Ibid.
138
confronte l’interprétation dialectique à la technicité de plus en plus accrue des œuvres
Schœnbergiennes. Tentant de regagner par une telle systématisation la possibilité d’une
« grande forme “symphonique”, après l’abandon total de la tonalité »609, Schœnberg
renvoyait-il le projet de la Nouvelle Musique aux purs effets – certes virtuoses – d’une
technique compositionnelle aveugle ?
-
Défendre le dodécaphonisme contre sa technique
Dans l’article de 1928 « Le Quintette à vents de Schœnberg » – œuvre dodécaphonique
composée entre 1923 et 1924 – Adorno s’efforce de séparer la musique dodécaphonique de sa
dimension de pure technique. Il entend, contre ses détracteurs qui la perçoivent comme
déshumanisée, y faire apparaître une nécessité qui ne soit pas seulement de l’ordre d’un calcul
mathématique, d’une déduction formelle. Le fait qu’il n’y ait « pas une seule note dans cette
partition dont la place ne soit déterminée par la technique en question » a pour résultat de
rendre pour ainsi dire le quintette « déductible ». C’est en un sens flatteur, puisque l’œuvre
semble enfin tout à fait nécessaire, et en un autre sens, compte tenu de l’exigence pour la
créativité artistique de se détacher de la pure technicité, c’est tout le problème de ce quintette.
En effet, si le quintette s’épuise vraiment dans son agencement dodécaphonique, s’il est
purement et simplement déductible, « qu’en resterait-il […] après la soustraction de tous les
évènements sériels » ?610 Il convient de retrouver la marge de la « performance de
l’imagination créatrice […] dont l’origine n’est pas déductible et qui est soumise à des lois
uniquement musicales, jamais mathématiques »611. Et Adorno d’insister sur ce fait que le
rythme, l’architecture de la forme globale, l’ensemble du travail thématique ne sont pas
construits à partir des séries. La « décision de ce qui sera répété ou transformé » tout ce qui a
trait à la « variation » échappe à sa pure déduction.
De façon remarquable, Adorno cherche à sauver le Quintette de la pure technicité en le
rapportant dialectiquement à ce qu’il nie, plus précisément, plus dialectiquement de fait, à ce
qu’il a surmonté.
Premièrement, en insistant sur la prévalence de la réflexion schœnbergienne sur la variation.
Adorno n’aura de cesse, dans ses expositions nombreuses des enjeux de la musique
schœnbergienne d’insister sur la genèse de la technique dodécaphonique dans son travail
préalable et fondamental sur la variation. Ainsi les douze sons comme résultats thématiques et
formels doivent être envisagés avant de « poser » la technique au départ dans l’analyse.
Deuxièmement, en le rapportant à la forme sonate. Dans le Quintette, la forme sonate est
amputée de sa composante harmonique. L’individualité thématique est supprimée, et la forme
sonate se confond avec le thème. Le Quintette est ainsi référé à la symétrie perdue du système
tonal. Dissoute chez Schœnberg dans la construction thématique, la forme sonate est restituée
« à nouveau » par un chemin qui reconduit à elle « comme en spirale »612, à l’heure de sa
destruction.
Troisièmement, en élevant l’opus schœnbergien à une méta-forme réflexive. En effet, écrit
Adorno, « il ne s’agit pas d’une sonate typique, ni de son adaptation a posteriori à quelque
postulat ontologique objectivement perdu ; c’est plutôt, si l’on peut dire, une sonate sur la
sonate, devenue entièrement transparente et dont l’essence formelle évanescente est
reconstruite en une transparence cristalline ; et cet état de lucidité, global, définitif, largement
soustrait désormais à l’aléatoire d’une individuation que dans le cadre d’une norme, et visant
609
« Classicisme, Romantisme, Nouvelle musique », Figures sonores, p. 127 ; GS 16, 141.
Ibid.
611
Ibid.
612
Ibid., p. 130 ; GS 17, 143.
610
139
à présent uniquement l’essence révélée de la forme, voilà qui fait la difficulté du Quintette –
non pas sa structure dodécaphonique »613.
Les ressorts compositionnels sont ainsi arrachés à la pure technicité du dodécaphonisme,
rapportés à ce qu’on pourrait qualifier l’intelligence historique du compositeur où se révèle sa
disposition artistique par opposition à ce que pourrait être un technicien virtuose mais aveugle
de la technique des douze sons. Dans le Quintette, la sonate est devenue « évidente à ellemême ». En d’autres termes, Schœnberg a livré à la fois une œuvre musicale et une œuvre de
critique musicale. Plus encore, semble-t-il, une œuvre musicale philosophique, si l’on relève
la métaphore philosophique à laquelle recourt enfin Adorno pour décrire l’œuvre : « on dirait,
pour emprunter une image au langage philosophique, que dans le Quintette, le schéma
transcendantal de la sonate, condition de sa possibilité en soi, n’est plus rempli, comme
auparavant, par un contenu, mais qu’il est représenté immédiatement comme son propre
contenu »614. Le formalisme affleure ici conceptuellement, comme métacritique de la forme de
représentation. Ce faisant, triomphe Adorno : « la sonate est arrachée à son fondement
émotionnel obscur ; elle est éclairée par une bonne rationalité »615. Là où une pure technique
aveugle ignorerait son rapport à ce qu’elle nie – la tonalité, comme « harmonie pulsionnelle et
naturelle », le dodécaphonisme « dissout » cette dernière « de façon rationnelle » engageant
une « performance créative » – qui ici n’est autre que l’intelligence même de l’histoire
musicale occidentale – que la technique des douze sons ne permet pas de déduire.
-
Mortification instantanée des œuvres
Ainsi l’œuvre de Schœnberg accède-t-elle à la « transparence » – métaphore capitale de la
critique musicale adornienne de cette époque – où se manifeste la vérité même, par
cristallisation des contenus essentiels. Dans l’œuvre de Schubert, en vertu de la distance
historique qui sépare sa critique de sa création, cette transparence ressurgit à l’issue d’un
processus historique. Selon la conception benjaminienne d’Adorno, l’œuvre ne décante
qu’historiquement, ne révèle qu’historiquement sa teneur de vérité, n’acquiert qu’au-delà du
projet de son créateur une telle transparence. Nonobstant, il semble ici que Schœnberg soit en
mesure de l’atteindre sans le secours d’une telle médiation. Allant par sa lucidité historique au
devant du processus objectif de mortification des œuvres, Schœnberg, pourrait-on dire,
produit en quelque sorte des œuvres déjà mortes. Elles exhibent déjà dans le présent ce que
leur mortification historique – au sens de l’évacuation en elle de tout enchantement subjectif –
pourrait faire remonter à la surface. L’intellectualisme de la musique schœnbergienne dans ses
formes les plus réflexives anticipe le discours du critique lui-même, en décapant le matériau,
dès le commencement du processus créatif. Il n’est pas étonnant de ce point de vue que le
compositeur ait manifesté très tôt une méfiance voire une hostilité envers son jeune critique et
adepte616, au cas où peut-être, au jeu de l’anticipation théorique, Adorno sème le compositeur
lui-même, ou inversement, lui retire sa prétention véritablement musicale.
Lorsque Adorno écrit à Berg, sur les Chœurs opus 29 de Schœnberg, que cette œuvre est
« maintenant devenue muette d’un point de vue humain », il confirme que la transhumance de
l’expressivité totalement reversée dans le formalisme dodécaphonique a peut-être sa limite
dans ce contact si étroit de l’artistique et du critique dans l’œuvre même. Ce qui dès lors
réserve à l’œuvre de Schœnberg son moment d’opacité, susceptible de la faire échapper à la
pure transparence réflexive qui l’arracherait définitivement au matériau pour la confier à la
613
Ibid.
Ibid.
615
Ibid.
616
Dès 1927, Adorno fait part dans une lettre à Kracauer de sa déception face à l’hostilité de Schœnberg à son
égard.
614
140
conceptualité pure et simple, c’est sa difficulté même. D’une certaine manière – et Adorno
thématisera souvent cette ressource paradoxale pour sa propre critique –, l’œuvre
schœnbergienne se refuse à l’écoute. Elle a sacrifié tous les éléments de séduction dont est
saturé le romantisme. Mais par-delà sa puissance réflexive qui convainc par sa rationalité le
jeune critique de vingt-six ans, sa « teneur de vérité » reste médiatisée dans la contradiction de
la transparence de l’œuvre et de l’hermétisme qu’on lui reproche. L’insuccès démocratique de
l’œuvre de Schœnberg la fait, pour ainsi dire, directement « décanter » pour le critique qui
s’en empare617. Maintenant que la démocratie a triomphé culturellement, les forces objectives
faisant dépérir l’œuvre agissent instantanément : la majorité des auditeurs, pour autant qu’elle
ait accès à cette musique, en fera une musique intellectualiste, coupée de l’émotion subjective,
et elle aura déjà raison quoiqu’en la rejetant pour son snobisme, elle ait, pense Adorno,
profondément tort.
3. Réaction et progrès
Dans la mesure où la critique du pathos expressif s’inscrit chez Adorno dans une réflexion sur
l’état historique de la subjectivité affectée, l’histoire est également le juge de toutes les
options esthétiques. Avec l’image de l’intérieur kierkegaardien, Adorno a mis au jour le
caractère archaïque de la subjectivité romantique. Indexée sur un état historique, la musique
doit se débarrasser de tout ce qui en elle, hérité du romantisme, passe sous silence l’évidence
d’un tel archaïsme. Ceux qui, au contraire, maintiennent l’illusion de la subjectivité, dans la
revendication d’un « style » – au sens d’une manière propre – ou dans le choix d’une volupté
sonore, ne sont autres que des représentants modernes d’un tel archaïsme, de faux
romantiques importés du passé, bref, des réactionnaires. Dans un article intitulé « Réaction et
progrès »618 paru dans la revue Anbruch en 1930, exposant déjà les éléments de structuration
de la Philosophie de la nouvelle musique, Adorno livre les jalons théoriques de sa position
esthétique. Celle-ci n’est pas seulement « moderne », mais, insistera-t-on, exclusivement
moderne, rejetant dans les limbes de la réaction et du conformisme esthétique des
compositeurs aussi divers que Kaminski, Casella, Kodály, Weinberger et bien sûr Stravinsky.
Le progrès ne se déploie donc pas pour Adorno en diverses branches plus ou moins
incommensurables. Tout entier incarné par la Nouvelle musique, il n’a qu’un autre,
unilatéralement déprécié : la « réaction ». Dans ces conditions, hors de la Modernité, tel
qu’Adorno en donne le concept et l’œuvre schœnbergien le paradigme, point de salut : il faut
être moderne ou avoir tort.
a. L’histoire de la musique comme progrès
-
Progrès du matériau
Alors même qu’elle n’est que rarement rapportée au temps, l’œuvre est chez Adorno
indéfectiblement liée au cours de l’histoire. Une histoire qu’il conçoit, en penseur dialectique,
à la fois dans ses contradictions et dans sa linéarité, du moins dans son orientation
vraisemblable. De façon remarquable en musique, cet effet de linéarité, d’unité spéculative
617
618
Adorno s’inquiètera du succès immédiat de la Lulu de Berg, dévalorisant pour la vérité de l’œuvre.
» Reaktion und Fortshritt «, texte initialement publié dans Anbruch, XII, Heft 6, 1930.
141
hégélienne, se manifeste plus explicitement que lorsqu’Adorno aborde l’histoire des hommes
tout court. Pour cette dernière, nous le verrons, toute unité de sens si elle est concédée, est au
contraire retournée en précipitation vers la catastrophe. Non que l’histoire de la musique se
déroule à part de l’histoire en général, son implication même avec l’Esprit objectif reste
conçue de façon hégélienne, sans renversement catastrophiste. Mais l’histoire de la musique
se maintient comme celle de la spiritualisation de son matériau. C’est l’histoire du matériau
musical en tant que produit de la dialectique du sujet créateur et de la matière qu’il arrache
progressivement à ses déterminations purement naturelles, et ce, jusqu’au basculement
moderne – que pour le coup Hegel ne pouvait anticiper – où le matériau, au comble de sa
spiritualisation, impose au compositeur, devenu exécutant, ses exigences internes. Le langage
philosophique adornien qui associe aux étapes de la transformation du matériau leur « vérité
historique » universalise cette histoire. On lui a reproché, avec raison, cette indifférence un
peu bornée à deux millénaires d’histoire musicale écoulés hors d’Europe619. Pour autant, il
faut convenir que dans les liens étroits qu’elle entretient à l’histoire de la subjectivité
occidentale, l’histoire adornienne de la musique ne pouvait être … qu’une histoire de la
musique occidentale. Plus encore, compte tenu des liens étroits qu’entretient cette musique
occidentale avec les mouvements de pensée idéalistes et romantiques et dont dès lors le nœud
problématique se forme chez lui grosso modo au XIXe siècle, le champ de réflexion adornien
s’étend quasi exclusivement à une histoire de la musique occidentale savante, celle-là seule
qui, selon, pour toutes ces raison, présente véritablement une histoire, contrairement aux
folklores620 qu’elle a pu néanmoins intégrer à l’occasion avec plus ou moins de bonheur.
Dans un tel contexte occidental, savant et sur une période limitée à un moins de trois
siècles621, le son, isolé dans la gamme, décomposé dans l’harmonie, comprimé dans le rythme,
étalé dans la variation, est un tel matériau en progrès dans le cours de l’histoire musicale. Plus
largement, c’est toute l’élaboration du langage tonal et sa décomposition qui intéresse le
philosophe. Si cette élaboration est désignée comme « progrès », il convient de marquer deux
différences :
D’une part, la spiritualisation maintenue ne s’apparente pas à un progrès idéaliste de l’Esprit,
au sens où celui-ci mènerait vers l’Absolu. Compris dans son sens de progression historique,
irréversible, le « progrès » de l’Esprit conduit à redescendre dans le matériau : c’est ce
renversement matérialiste qui préserve l’histoire adornienne de la musique de tout idéalisme
esthétique. En admettant que le matériau « progresse », on ne suppose pas l’idée d’un progrès
d’une œuvre à l’autre. D’autre part, il ne s’agit pas non plus d’une hiérarchisation ontologique
des œuvres, supposant l’idée d’un progrès d’une œuvre à l’autre : « dans le domaine de l’art,
619
La musique indienne par exemple, en dépit de la complexité de ses polyrythmies et la signification
particulière, incompréhensible dans une logique tonale, qu’elle confère à la vie d’un râg, n’a pas, à proprement
parler, d’ « histoire » dans la conception très européanocentrée d’Adorno.
620
Selon Adorno, le propre de tout folklore, de par son anhistoricité même, est de voir se retourner sa pseudointention de spécificité collective en généralité : « La spécificité résolue des musiques folkloriques est justement
punie par la ressemblance abstraite qu’elles ont toutes entre elles. Le stade auquel est aujourd’hui parvenue la
conscience rapproche les unes des autres les œuvres qui le nient. Ce qui a pu un jour, dans leur singularité, les
relier à la terre, les relie maintenant uniformément entre elles. La monodie de jadis est réprimée, en Hongrie
comme en Espagne, par la dimension harmonique conquise depuis ; la répétition rituelle d’un seul et même motif
n’est plus un moyen propre à constituer une forme une fois que les motifs eux-mêmes sont devenus
interchangeables ; les modes primitifs tendent à se confondre entre eux devant la tonalité rationnelle de la
musique européenne, dont ils donnent l’impression d’être une transformation ultérieure, seraient-ils plus anciens
qu’elle ; il n’est pas jusqu’aux motifs eux-mêmes qui ne se rapprochent étrangement les uns des autres. Ainsi,
cette musique qui cherche à conserver la spécificité de son origine tombe-t-elle précisément sous le pouvoir de la
généralité, qui la catalogue comme « art populaire » après qu’elle s’est vidée de sa substance. […] » (T. W.
Adorno, Quasi una Fantasia, Écrits musicaux II, trad. fr. de J.-L. Leleu avec la collaboration de O. H. Love et P.
Joubert, présentation et notes de J.-L. Leleu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1982, p. 23 ; Quasi
una fantasia. Musikalische Schriften II, GS 16, 268).
621
Le plus ancien compositeur cité par Adorno est J. S. Bach (1685-1750).
142
le lieu du progrès n’est pas celui des œuvres isolées, mais celui de leur matériau »622. Adorno
tiendra fermement jusqu’au bout cette conception, les œuvres restent incommensurables entre
elles.
-
Démythologisation de la nature
Dans le vocabulaire adornien critique, qui n’est plus seulement celui de Hegel mais celui du
matérialisme historique, le progrès du matériau s’apparente à partir de la comme sa
démythologisation, c’est-à-dire, son émancipation de la contrainte naturelle. Si le mythe est la
contrainte de la nature tapie dans des formes historiques, alors il s’agit de saisir dans le
matériau ce qui est contrainte naturelle. La « démythification de la musique »623 est donc la
véritable tâche d’une avant-garde. Le premier acte de cette démythification fut son
arrachement « pour toujours aux liens mythiques avec le Nombre »624. Désormais, c’est de la
tonalité elle-même qu’il s’agit de libérer le matériau musical, elle constitue historiquement sa
dernière et plus lourde contrainte naturelle.
« À ceux qui craignent que la démythification de la musique, le pouvoir grandissant de la
conscience subjective, aille au détriment de ses différences qualitatives, voire de la nature ellemême à la fin, pour aboutir à quelque jeu stérile, il faudra répliquer que les différences
qualitatives en musique se sont précisément rétrécies sous l’empire du dernier et du plus
violent des principes naturels, celui de la sensible et de la dominante. »625
Il s’agit pour Adorno de déplacer l’attention de ce que la musique a de qualitatif – la couleur,
le tempo, tout ce qui a trait au « moment culinaire », séduisant pour l’oreille –, vers l’élément
structurel – la construction, bref, de ce qu’il y a de nature en elle à la liberté consciente,
historiquement déterminée. Car on n’a pas à « défendre la nature » : ce serait tout aussi
pathétique selon Adorno que de vouloir défendre « l’usage menacé des costumes populaires »,
puisqu’en vérité, « ce qui est immuable au sein de la nature peut très bien veiller sur soimême. Il nous incombe à nous de la transformer »626. Ces élans marxistes appliqués au
matériau musical rapportent finalement l’effort d’évacuation du naturel-mythique à un projet
humaniste. C’est d’ailleurs en se référant à « l’espace d’un humanisme réel » qu’Adorno met
en garde contre toute nature « qui demeure en elle-même de façon trouble et rigide et doit
craindre la lumière de la conscience, qui lui apporte chaleur et clarté »627. Ici ressurgit la
démonie goethéenne de la nature628 qui enveloppe de ses voiles mythiques la créature. Mais la
nature dans le matériau musical n’est pas la nature libre de la contrainte humaine, que
Descartes et Bacon invitaient à dominer. Comme il l’écrit dans un article sur les
« Antécédents historiques de la composition sérielle », « la nature musicale est toujours déjà
seconde nature »629. C’est l’histoire de la liberté des hommes devenue nature, en d’autres
termes, la nature mythique : il n’y a donc pas ici d’enjeu d’une domination de la nature en tant
que telle, mais d’une émancipation de la seconde nature inscrite dans les conventions de
l’expression, à commencer par la convention de la tonalité. Face au délitement de tout ce que
622
« Réaction et progrès », Moments musicaux, p. 121 ; GS 17, 133.
Ibid., p. 126 ; GS 17, 139.
624
Ibid.
625
Ibid.
626
Ibid.
627
Ibid.
628
À qui Adorno, via Lukács et Benjamin, emprunte le concept.
629
« Antécédents historiques de la composition sérielle », conférence pour la Norddeutsche Rundfunk, 1958, à
partir d’un essai sur les Pièces pour orchestre opus 16 de Schoenberg paru dans Pult und Taktstock, März/April
1927, Écrits musicaux I, p. 55 ; ; GS 16, 68.
623
143
la tonalité charrie de conventionnel – et qu’Adorno attribue paradoxalement à la « nature »
dans la musique, c’est-à-dire au corps et à l’immédiateté – comme face au « chromatisme
banalisé », le matériau doit se dénaturaliser en se « déconventionnalisant ». Il doit briser la
contrainte de la tonalité. Ainsi, le compositeur ne commande pas à la nature en lui obéissant,
il lui faut au contraire arracher le matériau au mutisme dans lequel l’histoire le plonge à
mesure que les formes humaines de l’expression vieillissent et se faussent, avec le temps.
On voit là qu’Adorno est confronté à une double exigence : contre le subjectivisme
néoromantique, il lui faut défendre l’objectivité du matériau, la contrainte historique et
prendre position pour les constructions atonales. Mais cette position lui attire le reproche
symétrique de technicisme, de négation de l’humain, de la nature, à quoi il répond par la
revendication d’une position « humaniste », où la « liberté », la « volonté » humaine
conservent une place décisive mais ne prennent sens que dialectiquement.
Matérialisme humaniste plutôt qu’humanisme matérialiste, la Modernité suppose, en
contrepoint à ce qui semble s’imposer, l’accent placé sur la prééminence de l’objectivité. Sous
la question de la réaction et du progrès gît l’enjeu de la « liberté créatrice », et de la liberté
tout court, qu’Adorno ne peut pas ne pas préserver quand il retourne l’accusation de
nécessitarisme en brandissant l’exigence d’une transformation de la nature. Toutefois, et il
retrouve les contradictions du marxisme sur ce point, la véritable possibilité de transformer
cette nature-convention qu’est le matériau musical ne se tient semble-t-il que dans la liberté
de se soumettre à la contrainte historique. Le moment historique impose le choix du progrès.
Ainsi, la dialectique adornienne suppose d’invoquer à l’aller la contrainte historique contre le
fantasme bourgeois de la liberté artistique, pour ensuite, cheminant en sens inverse,
convoquer une certaine idée de la liberté, comme exigence de transformer la nature contre
ceux qui résistent à sa démythologisation. D’un côté comme de l’autre, la dialectique vise un
même ennemi néoromantique, qui aime à la fois la nature et la liberté, mais dans les deux cas,
dans ce qu’elles ont de mythique, précisément déconnectées de l’histoire là où il convient de
les rattacher fermement à elle.
b. Verdict historique
-
Limitation historique des moyens compositionnels disponibles
Dans la mesure où le progrès est celui du matériau qui se spiritualise et non le progrès d’un
esprit qui flotterait au-dessus de ce matériau, l’idée d’un tel progrès n’a rien d’une instance
surplombante « au-dessus du compositeur impuissant, qui n’aurait rien d’autre à faire que de
la pourchasser comme s’il suivait un ballon »630, tentant de répondre « aux exigences de
l’époque ». Mais l’affirmation inverse d’une liberté individuelle surgissant sur la scène vide
de l’histoire est tout aussi déplacée : « avec toute la liberté du psychisme, une œuvre peut
justement n’être aucunement libre dans sa constitution matérielle et représenter l’exécution
aveugle d’un verdict historique »631.
Dans ces conditions « progresser ne signifie rien d’autre que saisir à chaque fois le matériau
dans l’état le plus avancé de sa dialectique historique »632. Cette dialectique historique indique
que le matériau n’est pas lui-même la nature. C’est pourquoi celui-ci n’est pas « immuable par
nature et donné de façon identique à toutes les époques ». Adorno prend ici l’exemple de la
septième diminuée (qu’il reprend tel quel dans sa Philosophie de la Nouvelle Musique), selon
630
« Réaction et progrès », p. 122 ; GS 17, 134.
Ibid., p. 123 ; GS 17, 135.
632
Ibid.
631
144
lequel « le même rapport d’harmoniques qui engendre la septième diminuée a pu être utilisé
comme moyen de tension extrême à l’époque de Beethoven, dans le cadre d’un certain état
précis du matériau musical, mais s’est trouvé dévalué en consonance inoffensive à un stade
ultérieur, et même considéré par Reger comme inadapté à la modulation »633.
« Le cercle élargi des moyens actuels, où l’auteur se meut en somme comme dans un horizon
découvert par l’histoire mais face à un choix plus restreint de possibilités, qu’il cite comme
étant passées, influe sur ces moyens ; leur signification, pas seulement affective, mais surtout
formelle, a changé »634.
Ainsi le compositeur se rapporte à l’histoire comme à un cercle au centre duquel il se trouve :
tandis que la circonférence du cercle est élargie par les possibilités passées mais son centre,
comme présent, actualité historique, se resserre sur des possibilités restreintes. Comme pour
le cercle métaphysique de Lukács, cette donne est irréversible, imposée – c’est cette
conception « autoritaire du Moderne » qui en prépare pour les critiques d’Adorno, le
vieillissement635. On ne peut escompter, malgré elle, quelque restauration idyllique d’un
« sens originel ». Il se peut qu’un compositeur emprunte des ressources compositionnelles à
un état antérieur du matériau, mais, juge Adorno, soit ces emprunts restent impuissants « face
à une harmonie bien plus riche maintenant en tensions dissonantes et en type d’accords »,
faisant alors « naufrage dans la composition »636, soit il sont purement « idéologiques,
arbitraire, réminiscence historique mensongère ». Tout retour à un style classicisant ou
romantisant ne serait qu’un arrangement culturel. À toute prétendue liberté artistique
débridée, Adorno oppose finalement le vieux désaveu hégélien de toute répétition, de ce que
l’on appellerait aujourd’hui des revivals.
« Il ne sert à rien de s’approprier de nouveau pour ainsi dire substantiellement des vues du
monde des temps passés, c’est-à-dire vouloir s’accrocher à une de ses manières de voir
[…]. »637
En phase avec le geste de toute avant-garde comme « négation de ce qui ne doit plus exister
actuellement »638, la Modernité adornienne exclut tous ceux qui outrepassent un tel interdit.
-
Exclus du progrès
Les termes de l’exclusion varient, car il y a d’abord deux façons matricielles de se défiler face
aux exigences de la modernité.
633
Ibid., p. 121 ; GS 17, 133.
« Réaction et progrès », p. 123 ; GS 17, 135.
635
Voir l’article de Peter Bürger, « Das Altern der Moderne », in Adorno-Konferenz, 1983, p. 177 sq. Bürger
souligne le « vieillissement » du concept adornien de Modernité, opposant – comme Krenek alors – à la thèse
adornienne du matériau le plus avancé à chaque époque, un pluralisme des matériaux et des procédés. Seule
l’œuvre individuelle peut, écrit Bürger, dans une situation concrète, décider, dans sa liberté à nouveau assumée,
ce qui est possible esthétiquement (pp. 191-194).
636
Ibid., p. 124 ; GS 17, 136.
637
G.W.F. Hegel, Esthétique, II, p. 145.
638
Théorie esthétique, p. 42 ; GS 7, 40.C’est en effet, en sympathie avec un idéal avant-gardiste de la création
artistique que la Théorie esthétique consacre un passage à la défense des –ismes, cette désinence caractéristique
des mouvements esthétiques à manifestes, rejetant formellement – c’est-à-dire catégoriquement et abstraitement
– le passé. Néanmoins, l’idée d’une rupture avec la tradition ne suppose en rien chez Adorno celle de son oubli –
qui ferait précisément perdre à la rupture tout son sens. La négation du passé et déjà négation déterminée et donc
assimilation complète de ce passé même.
634
145
La première, celle qu’Adorno condamne dans des œuvres musicales savantes, relève d’une
décision coupable dans la mesure où elle revient à faire fi d’une histoire du matériau dont elle
usent pourtant directement : c’est délit de réaction.
La seconde, celle qu’Adorno observe dans les musiques populaires, relève de l’hétéronomie
totale de leurs formes soumises aux exigences fonctionnelles de l’industrie musicale et de
l’idée d’un art autonome, où seul prend sens l’idée afférente d’un progrès du matériau. De fait
l’essence même des musiques populaires est pour Adorno d’être atemporelles, au sens négatif
chez lui de folkloriques : elles commettent, vis-à-vis de son tribunal esthétique, un délit
d’anhistoricité639. C’est pourquoi, le jazz, relevant pour Adorno de la seconde catégorie, sera
polémiquement qualifié de « mode atemporelle ».
La musique classique conventionnelle est ignorante de sa propre histoire, les musiques
populaires n’ont pas d’histoire. Dans les deux cas, elles sont rejetées hors du champ de la
modernité et puisque la modernité des œuvres conditionne leur valeur esthétique la sanction
est sans appel : nous ne sommes pas en présence d’« œuvres véritables ». Mais le comble
advient pour Adorno lorsque ces deux faux rapports à l’histoire fusionnent, du côté de la
musique savante elle-même sous le masque ambigu du primitif, de l’extatique. En aucun cas,
juge le critique, l’objectivité de la nouvelle musique ne peut se fonder sur une préindividualisation primitive, telle que Nietzsche l’avait conçue par exemple dans l’idée du
« dionysiaque »640. Au contraire, elle procède d’un comble d’individualisation, d’un esprit de
plus en plus conscient de lui-même, et ne peut, comme si de rien n’était, retourner en deçà.
« Toute autre tentative » écrit Adorno simplement « stylistique » visant une objectivité
musicale, « serait sans issue »641. C’est là justement le cœur de la polémique – contemporaine
de ses premiers écrits anti-jazz642 – d’Adorno contre Ernst Krenek, compositeur prolifique et à
succès, influencé par la Nouvelle Objectivité et le jazz, qui voyait dans le jazz une issue
valable. Krenek contesta directement dans un article la « construction adornienne d’une
contrainte objective »643 du matériau et affirma contre ce principe que tel cliché musical
pouvait très bien surprendre à nouveau « grâce au caractère unique de la personne et de
l’instant créateur »644. Au principe atonal, Krenek préférerait la restauration d’un « diatonisme
franc », la persistance de la signification des termes de « génie », de « personnalité »645, et
faisait éloge de la souplesse de style et d’une liberté proche de l’improvisation. Arguments
évidemment inadmissibles pour le critique.
Le second masque de cette unité de la réaction et de l’anhistoricité – où, encore une fois, la
musique savante entreprend de se ressourcer dans un rapport non savant à la musique – est
celui du dilettantisme ou de l’éclectisme.
C’est dans l’article de 1948646, publié en 1958 dans Philosophie de la nouvelle musique, « Igor
Stravinsky et la restauration », que le compositeur d’origine russe fit le plus sévèrement les
639
Voir notre note ci-dessous sur le folklore.
Voir l’influence de la critique schopenhaueriennes de l’individuation dans La Naissance de la tragédie.
641
« Classicisme, Romantisme, Nouvelle musique », p. 116 ; GS 16, 227.
642
Dès 1931, il publie des aphorismes anti-jazz dans la revue Die Musik – qui deviendra l’organe officiel de la
Communauté culturelle du parti nazi, Kulturgemeinde NS, en 1933, puis, cette même année, un texte intitulé
« Adieu au Jazz », préparant la construction négative du « Jazzsubjekt », « sujet-jazz », de l’article de 1936 « À
propos du jazz ». Nous y reviendrons, en troisième partie, I, B.
643
Il rédigea une réponse polémique à l’article d’Adorno « Réaction et progrès ».
644
Martin Kaltenecker, Moments musicaux, postface, op.cit., p. 185.
645
Comme le remarque Martin Kaltenecker à propos de ces positions de Krenek : « On peut percevoir une
orientation politique sous-jacente (affirmation de la toute puissance de l’individu) exactement opposée au
matérialisme adornien ; Krenek sera séduit peu après par le fascisme italien (et restera toujours un légitimiste
prônant le retour des Habsbourg) », (Op. cit. p. 189, note 175). Dans Über Neue Musik (1936), Krenek
entreprend une interprétation d’héritage de ce temps où il emprunte à Bloch l’idée de « non-contemporanéité »
du présent pour une conception, « polyrythmique » de l’histoire, « assez convaincante » selon M. Kaltenecker.
Voir Adorno und die Musik, Graz, 1979, Claudia Morer-Zenck, « Die Auseianderstezung Adornos mit Krenek ».
646
Trois ans avant le tournant sérialiste de Stravinsky…
640
146
frais d’un tel reproche. Jugés réactionnaires et vains, les emprunts au folklore russe du Sacre
du Printemps, puis le néoclassicisme du ballet en un acte Pulcinella crée pour la première fois
à l’opéra de Paris en 1920, à partir d’emprunts à Pergolèse et à des chants antiques,
manifestaient moins, selon le critique, la vérité de la musique moderne qu’un « éclectisme
brisé », incapable en cela de rompre avec le syncrétisme vaseux de la musique bourgeoise du
XIXe siècle. La résurrection impromptue de stades antérieurs du matériau musical est le fait
d’un esthète, bref d’un homme de goût, à la mode du XVIIIe siècle, non du génie647. Alors que
la modernité impose la rupture avec le code désuet de la tonalité, dans Le Sacre du Printemps,
« les particules mélodiques […] sont pour la plupart du genre diatonique, elles sont
folkloriques selon leur cadence ou bien simplement empruntées à la gamme chromatique […].
Ce n’est jamais une succession d’intervalles “ atonale ”, entièrement libres, ne se référant à
aucune gamme préordonnée »648. Dans le néoclassicisme de Pulcinella, Adorno stigmatise le
mensonge d’un rapport dilettante au matériau dans ses multiples configurations historiques
considérées comme « toujours aujourd’hui disponibles ». Stravinsky adopte une attitude
d’esthète, indifférent à l’irréversibilité du procès historique qui est simultanément procès de
vérité, et pioche pour ainsi dire, dans la masse des formes dépassées des ingrédients
facilement assimilables. Aussi se trouve-il exclu de la Modernité.
Mais en dépit de sa violence, ce verdict sera nuancé, dans le moment surréaliste – qu’il
attribue également à Weill – du « meilleur Stravinsky ». Ce « surréalisme » musical qui n’a de
sens que par analogie au mouvement littéraire, assume, contrairement au dilettantisme, la
désuétude de son matériau : « En exploitant les moyens compositionnels en ruine, le style
surréaliste les utilise en tant que ruines, obtenant une forme à travers ce “scandale” que les
morts produisent en sautant brusquement parmi les vivants »649. Dans l’immanence de ce
monde en ruines, la technique surréaliste obtient la cohérence par « une incohérence
brusquement éclairée et mise à nu », par le « montage des débris de ce qui a été »650. Option
satellitaire de la Modernité exclusive ou exception qui confirme la règle ? De fait, la critique
musicale adornienne est aussi autoritaire que nuancée – tout en restant cohérente – chez ceux
qu’elle veut préserver de la radicalité de son verdict.
647
« La tradition de la musique allemande, Schœnberg y compris, depuis Beethoven, se définit au bon comme au
mauvais sens du terme, par l’absence du goût. Par contre, chez Stravinsky, la prévalence du goût coïncide avec
la chose » (Philosophie de la nouvelle musique, p. 161 ; GS 12, 136). Or, « le goût est réduit à se contenter de la
seule surface, autour de laquelle jouent les sentiments et pour laquelle ne peuvent se faire valoir que des
principes unilatéraux. C’est pourquoi, le soi-disant bon goût s’effraie de toute action plus profonde et se tait
lorsqu’on arrive à exprimer la chose et que disparaît tout ce qui est superficiel et secondaire ». Adorno s’appuie
ici sur la vieille polémique opposant Kant à Hegel. Dans la Critique de la Faculté de juger, Kant opposait le goût
comme une faculté simplement « appréciative », au génie, faculté véritablement « productrice » des beaux-arts.
Le goût devait cependant intervenir dans la production des œuvres comme « discipline (ou dressage) du génie »
et « sacrifier » si nécessaire les extravagances du génie, ce contre quoi s’éleva violemment Hegel dans
l’Introduction à son Esthétique. Voir Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Alain Renaut, Aubier, Paris,
1995, p. 297, §48 : « Du rapport du génie au goût ». « Pour porter des jugements d’appréciation sur des objets
beaux, comme tels, il faut du goût ; mais pour les beaux-arts eux-mêmes, c’est-à-dire pour la production de tels
objets, c’est du génie qui est requis. » Et § 50, « De la combinaison du goût avec le génie dans la production des
beaux-arts » : « Le goût est comme la faculté de juger en général, la discipline ou le dressage du génie : il lui
rogne durement les ailes et le civilise ou le polit ; mais en même temps il lui donne une direction qui lui indique
en quel sens et jusqu’où il doit s’étendre pour demeurer conforme à une fin ; et en introduisant de l’ordre et de la
clarté dans les pensées dont l’esprit est rempli, il donne une consistance aux Idées et les rend capable d’obtenir
un assentiment durable, mais aussi en même temps universel. Si par conséquent, en cas de conflit entre ces deux
sortes de qualité, quelque chose, dans une production artistique, doit être sacrifié, ce sacrifice devrait plutôt
intervenir du côté du génie […] » (op. cit., p. 306).
648
Philosophie de la nouvelle musique, p. 158 ; GS 12, 133.
649
« Réaction et progrès », p. 125 ; GS 17, 138.
650
Ibid.
147
-
Exception : Ravel et la prison de verre
On trouve de fait dans l’œuvre critique adornienne maintes exceptions à la règle de fer de
l’atonalité. Mieux, on trouve une expression heureuse de cette transparence à laquelle l’œuvre
doit accéder aux dépens de sa propre survie dans l’œuvre nostalgique de Maurice Ravel
(1875-1837). Dans un article de 1928, Adorno qualifie ce contemporain de Schœnberg (18741951) qui en imita ponctuellement la technique dodécaphonique d’« impressionniste
ironique »651. Retardataire sur l’époque dans le choix de ses formes, l’œuvre de Ravel n’est
pas jugée réactionnaire. En elle, Adorno observe une « transparence » – caractéristique du
moderne dans ses critiques on l’a vu – présentée à la pointe d’un formalisme ludique et
nostalgique. Chez Ravel en effet, la composition de l’œuvre s’apparente au jeu sérieux de
l’enfant. Représentant « d’une certaine couche d’aristocrates et de grands bourgeois, lucide
sur elle-même et qui s’aperçoit que les fondations sur lesquelles elle tient sont minées »652,
Ravel ne s’en dissocie pas : dans son œuvre s’entretiennent l’« image rêvée d’une high life, le
conte de fée d’une mondanité »653. Pour autant, « il ne veut pas communiquer en tant
qu’individualité, ne part pas d’une intériorité ; il note avec sûreté les figures évanescentes du
moment historique qui est le sien, tout comme Degas, à qui il ressemble sur bien des points,
fixait ses chevaux de course et ses danseuses de ballet »654. Nonobstant, ce moment historique
lui-même retient sa conscience captive, alors qu’elle « prend conscience de la possibilité de la
catastrophe », elle « doit demeurer telle qu’elle est sous peine de s’anéantir »655. Enveloppée
par ce qu’elle met à distance, cette conscience jette dans son jeu avec les formes classiques les
rayons d’une ironie paradoxalement nostalgique. L’ « impressionnisme » de son œuvre
musicale s’apparente aux (re)touches portées facétieusement sur un monde dont il ne se
différencie pas et dont il ne peut renverser la forme dans sa totalité comme cela serait possible
depuis un angle extérieur.
« Il domine le monde formel dont il reste lui-même captif : son regard le transperce comme du
verre, mais sans briser la vitre, et il s’y installe avec le raffinement d’un prisonnier. Son style
et son lieu social sont ainsi définis. »656
Opposée aux « tours de passe-passe effrontés de Stravinsky », la « prison de verre »
ravélienne a quelque chose de l’intérieur bourgeois kierkegaardien. À ceci près que dans
l’ironie, à la française, les murs ont accédé à la transparence. Le monde n’est pas renversé,
mais l’être raffiné qui s’y trouve enfermé n’ignore pas qu’il est condamné. Son raffinement
consiste à trouver encore, avec si peu, comme l’enfant, les ressources de jouer. Ressources
mêmes de l’espoir. Ainsi, Ravel figure dans la transparence ironique de la forme musicale ce
qui s’avère, pour sa conscience, l’infrangible frangibilité des normes bourgeoises.
Dans ces premiers textes décisifs, il est frappant de constater que l’auteur file des métaphores
qui structurent sa critique. À la métaphore de l’intérieur bourgeois chez Kierkegaard, répond,
maintes fois convoquée (dans l’article consacré à Sérénade de Schœnberg, l’article consacré à
Ravel) saisie dans les œuvres modernes, celle de la cage de verre, corps même d’un sujet qui
accède pour lui-même à la transparence sans pour autant pouvoir sortir de la cage. Là où la
philosophie s’asphyxie entre les parois surchargées, les formes esthétiques modernes,
conscientes, libèrent la métaphore du poids de la matière dont, d’un autre côté, elles se
651
« Ravel », in Anbruch, XI, Heft 4/5, 1930. Version retravaillée.
Ibid.
653
« Ravel », Moments musicaux, trad. fr. de M. Kaltenecker, Paris, Contrechamps, 2006, p. 54 ; GS 17, 61.
654
Ibid.
655
Op. cit., p. 54 ; GS 17, 61.
656
Op. cit., p. 53 ; GS 17, 60.
652
148
chargent en tant qu’œuvres. Pris dans un rapport inverse, le système de l’existence croule sous
la surcharge du mythique quand conceptuellement, il veut se déployer dans la transparence.
*
Ainsi, de la critique de l’expressionnisme de 1920 à la prise de position polémique des années
trente opposant la réaction au progrès, on observe l’élaboration progressive, parfois ambiguë,
du matérialisme adornien. Ce qui frappe, c’est la constance du refus de l’affirmation
subjective unilatérale dans cette forme que le romantisme a rendue si vulnérable à une telle
mécompréhension : la musique. En connaisseur averti des œuvres héritées du répertoire
romantique, Adorno défend la musique contre les esthètes qui dans leur relativisme
caractéristique, la privent, en l’adorant, de sa prétention légitime à la vérité. Or la vérité de la
musique, sa vérité moderne, est l’écoulement même hors du matériau musical de tout ce que
les amateurs d’art croient préservé en elle dans le monde moderne rationalisé : la sensibilité,
« l’âme élargie » selon l’expression de Hegel, l’intériorité pure. Dans ces conditions, la
revendication adornienne de la modernité exclusive de la Nouvelle musique ne se veut pas
barbare, oublieuse du passé, elle se présente au contraire comme la conséquence d’une prise
de conscience aiguë du devenir archaïque d’un tel passé, dont elle ne sauve pas sans nostalgie
les débris comme on l’a vu dans son interprétation de l’œuvre schubertien. Mais ce qui se
formule philosophiquement comme un refus du subjectivisme, prend concrètement, du point
de vue du matériau musical, le sens d’un encouragement à une technicisation accrue, d’une
insistance sur la structure, la reconfiguration. Or l’un n’implique pas en vérité chez Adorno
l’orientation enthousiaste vers l’autre. Sa défiance de plus en plus ouverte envers le
dodécaphonisme schœnbergien en témoigne. C’est donc dans cette tension même qu’il faut
prendre la mesure du caractère polémique de sa « situation » au sens valéryen du terme.
Polémique en tant qu’elle suppose son contraire, et ne s’oppose à lui que pour autant qu’elle
connaît la vérité qu’il contient. Cette vérité du romantisme, qu’est l’expression, que
l’esthétique adornienne semble vouer si unilatéralement aux gémonies dans ses textes de
combat, est néanmoins conservée, mais sous la forme de la miniature. Miniaturisée dans
l’argumentaire philosophique comme elle l’est dans les œuvres mêmes, elle n’en reste pas
moins ce « négatif » qui travaille et travaillera la construction adornienne de façon de plus en
plus manifeste. Le point est de saisir que là où, jusque ici, le négatif était l’objectivité même,
il a migré dans l’expression subjective. C’est là l’essence du renversement matérialiste
qu’Adorno fait subir à l’esthétique idéaliste dont il hérite en même temps la conceptualité.
Mais ce renversement engage à vrai dire l’idéalisme tout entier, et c’est seulement en abordant
maintenant pour eux-mêmes les textes déterminants de la situation cette fois philosophique
d’Adorno au début des années trente qu’on pourra faire apparaître la continuité, voire la
porosité décisive, de son esthétique et de sa philosophie, dans la revendication du modèle de
la critique esthétique pour le matériau philosophique lui-même.
149
II. ACTUALITE PHILOSOPHIQUE
De la même manière que l’art affronte la crise de sa prétention à la vérité – fût-elle subjective
– dans la crise du romantisme, la philosophie est confrontée à la décomposition de sa
systématicité objective. Face au déclin du système où s’unissaient dans l’effectivité l’ancrage
subjectif de la philosophie et l’objectivité de ses objets, la modernité philosophique a ouvert
deux voies distinctes. D’un côté, avec Kierkegaard, celle d’une affirmation unilatérale de la
subjectivité structurée par la question de l’existence. De l’autre, avec les descendants
positivistes du criticisme, celle de l’exigence d’une conformation de la philosophie aux
critères de l’objectivité scientifique. Historiquement écartée des recherches proprement
scientifiques, la philosophie affronte donc de plein fouet la menace moderne de sa liquidation
dans les sciences ou dans un imaginaire inoffensif. Telle est l’alternative calamiteuse dont la
conférence de mai 1931 sur « L’Actualité de la philosophie » fait procéder toute son urgence.
La gravité du moment est à la mesure du « sérieux quasi inouï » avec lequel l’empiriocriticisme viennois a entrepris la liquidation de la philosophie. La restriction exclusive de
toute connaissance authentique à l’expérience par l’école de Vienne issue de Schlick657, et
représentée alors par Carnap et Dubislav, « en liaison étroite avec les logisticiens et avec
Russell », pose les termes de la dernière philosophie encore possible : « tout dépassement du
domaine de ce qui est vérifiable par l’expérience est interdit ; la philosophie n’en vient à être
qu’une instance de mise en ordre et de contrôle des sciences, elle n’a pas le droit d’ajouter
elle-même quoi que ce soit d’essentiel aux diagnostics scientifiques »658. Qualifiant de
métaphysiques, c’est-à-dire de creuses, « toutes les propositions qui, d’une manière ou d’une
autre s’aventurent hors de la sphère de l’expérience et de sa relativité », et déterminant cette
sphère de l’expérience elle-même dans le cadre objectif de l’expérimentation scientifique, le
positivisme dispute même au néokantisme le terrain étroit qu’il s’était conquis de haute lutte
face aux sciences. Par le Cercle de Vienne, la philosophie est mise en demeure : il lui faut
prendre acte de sa crise ou accepter la queue entre les jambes de devenir un hobby pour
individus déconnectés du réel.
Certes, selon toute apparence, la philosophie se maintient avec les variantes des néokantismes
marbourgeois et heidelbergiens, la phénoménologie husserlienne, la philosophie de la vie
simmélienne, et enfin, la tentative heideggérienne d’une phénoménologie existentiale. Mais la
question est alors de savoir dans quelle mesure ces divers projets protègent réellement la
philosophie de sa liquidation quand tous, sans exception, c’est là la provocation adornienne,
relèvent d’un idéalisme larvé. Les difficultés que chacune d’elles rencontre sont autant
d’indices d’une telle appartenance. La gageure est de comprendre comment une telle
657
Physicien de formation, élève de Max Planck, Moritz Schlick est le fondateur du Cercle de Vienne. Lisant la
Critique de la Raison pure comme une mise en œuvre transcendantale des présupposés de la physique
newtonienne, il proposait d’en radicaliser le projet criticiste en renvoyant à une métaphysique inutile l’esthétique
transcendantale et son dégagement des formes a priori de la perception. Il convenait de se détourner de ces
dernières pour aborder de plein pied le champ de l’expérience à partir d’un réalisme « critique ». Convenant de
l’exigence de limitation kantienne, comme les néokantiens, il la radicalisait, contre eux, en plaçant hors de la
limite des connaissances possibles la détermination de leurs conditions transcendantales. C’est dans un ouvrage
tardif, Allgemeine Erkenntnis Lehre, Berlin, [1918], qu’il dénonce contre Husserl, l’inanité des connaissances
synthétiques a priori et à partir de là toute prétention de la métaphysique à se constituer comme science. Voir
Jocelyn Benoist, L’a priori conceptuel. Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999.
658
« L’actualité…», p. 14 ; GS 1, 332.
150
identification est possible alors même que les projets ainsi rassemblés s’avèrent antagonistes
sur bien des points.
A. Ruines de l’idéalisme
Une crise de l’idéalisme à l’âge de son déclin
Lors de cette brève et décisive conférence de mai 1931 sur « L’Actualité de la philosophie »,
Adorno généralise à tout le paysage philosophique contemporain son diagnostic d’une crise
de l’idéalisme. Dans le style d’une lettre à un jeune philosophe, la conférence s’ouvre sur
l’exigence d’un renoncement où est livré un premier concept de l’idéalisme.
« Quiconque choisit aujourd’hui de faire du travail philosophique sa profession doit d’emblée
renoncer à l’illusion sur laquelle s’ouvraient autrefois les projets philosophiques – l’illusion
selon laquelle il serait possible de saisir par la force de la pensée la totalité du réel. »659
« Autrefois » signale la désuétude même de cette « illusion », ainsi doublement disqualifiée, à
la fois historiquement et épistémologiquuement. Dans le paysage universitaire de l’époque, et
c’est la doxa dont Adorno se joue ici en quelque sorte, cette illusion est unanimement prêtée à
la philosophie hégélienne, négligée dès le milieu du XIXe siècle, au profit d’un « retour à
Kant » historique660. La prétention évoquée, qui suppose la coïncidence du réel comme
totalité et de la force de la pensée capable de le rassembler en elle parce qu’elle en est,
ultimement, constitutive, est certes le propre d’une philosophie idéaliste, mais plus encore, en
tant qu’accomplissement même d’une telle « prétention » idéaliste, d’une philosophie de
l’Absolu. À vrai dire, comme la philosophie hégélienne l’a montré, le présupposé d’un accès
à « la totalité du réel » par la force de la pensée rend philosophiquement indissociables ces
deux dimensions. Porté à son comble, l’idéalisme n’est pas une philosophie de la subjectivité
mais de la réalité comme totalité spirituelle… Tout cela est bien connu. Reste qu’en 1930,
personne ne prétend plus à un tel idéalisme absolu, ni au surplomb possible d’une telle
spiritualité. « Zurück zu Kant ! », ont clamé au contraire ceux qui ont vu dans le système
hégélien la prétention totalisante de la philosophie menée à son point de ridicule.
L’autonomisation féconde depuis le XIXe siècle des disciplines que le philosophe de l’Absolu
inscrivait dans le giron universel du penser philosophique (psychologie et sociologie en
particulier), a confisqué l’autorité du savoir philosophique sur des contenus particuliers mieux
décrits ailleurs. Tout le projet néokantien est alors une tentative de reconquérir à nouveau,
face au discrédit dans lequel est tombée la philosophie suite aux égarements de l’idéalisme
hégélien, son statut scientifique à titre de théorie de la connaissance661. Dans cette
perspective, c’est sur la scientificité des méthodes qu’est mise l’accent662. Exit la science
659
« L’actualité… », p. 7 ; GS 1, 325.
La fin du XIXe siècle est marquée en Allemagne par ce que les historiens de la philosophie, reprenant les
termes des philosophes eux-mêmes, ont qualifié d’un « retour à Kant » Voir M. Ferrari, Retours à Kant, trad. fr.
de T. Loisel, Paris, Le Cerf, 2001. Le regain d’intérêt pour la philosophie kantienne commence dans les années
1860, d’après E. Cassirer lui-même, cité par M. Ferrari.
661
Voir sur ce point la synthèse d’Éric Dufour, Les Néokantiens, Paris, Vrin, 2003, p. 9.
662
Ce n’est certes pas là le seul fait de la tradition héritée de Kant. Depuis le milieu du XIXe siècle, la majorité
des courants de pensée marquants manifeste une prétention constante à la scientificité. Le positivisme même de
Marx et les prétentions freudiennes à faire de la psychanalyse une science en témoignent. A l’exception de la
660
151
hégélienne comme totalité réconciliée du savoir : le modèle est maintenant celui des sciences
expérimentales dont, depuis le XVIIIe siècle Kant a dégagé les fondements épistémologiques.
L’exigence d’une fondation de la connaissance ne repose plus sur la capacité à produire le
système où se confondent le réel et le rationnel, mais à partir du fait de la science, pour en
retrouver les conditions de validité. À la recherche de la vérité philosophique est substituée
l’optique d’une reconquête de la validité du discours philosophique.
Si l’on n’a pas renoncé au réel pour autant – on cherche même à y retourner et ce retour est
lui-même chez Husserl une objection polémique au néokantisme – nul ne prétend l’extraire
comme totalité unifiée à partir de la pure immanence de la pensée. La pensée, le concret,
survivent, plus ou moins rendus étrangers l’un à l’autre, mais la totalité a disparu. Le réel
n’est pas le rationnel pas plus que la réalité n’est la totalité cosmique propre au lieu
transcendantal grec. Bref, la « prétention philosophique à la totalité »663 a, depuis et avec
Hegel, fait définitivement long feu. L’illusion sur laquelle s’ouvraient « autrefois » les projets
philosophiques a bel et bien été dissipée.
Dans ces conditions, comment affirmer maintenant la survivance d’un tel idéalisme, fût-ce sur
le mode de la crise ? D’un côté, l’idéalisme revendiqué à l’époque par Husserl, et développé
sous un angle criticiste par les néokantiens, ne se définit nullement comme « savoir de la
totalité », c’est « un idéalisme transcendantal ». De l’autre, chez Simmel ou chez Heidegger
un tel idéalisme transcendantal fait précisément l’objet de la critique. De part et d’autre, la
définition proposée sied apparemment bien mal à l’actualité philosophique : s’il s’en tient à sa
première définition, présentant d’entrée de jeu l’idéalisme comme une prétention désuète,
Adorno semble soit rater sa cible, soit enfoncer des portes ouvertes. Cette « thèse de
l’idéalisme » dont il voudrait faire dépendre d’un geste toute la philosophie allemande de
l’époque semble anachronique.
Survie
Pourtant, comme pour signifier de façon percutante son actualité dans les propositions les plus
contemporaines et les plus prétendument novatrices, Adorno enchaîne, à titre de véritable
captatio benevolentiae, sur la question radicale heideggérienne : « Cette question qu’on
nomme aujourd’hui la question radicale et qui est pourtant la moins radicale de toutes : la
question de l’être pur et simple, telle qu’elle est formulée expressément par les nouveaux
projets ontologiques […] était aussi, malgré tout ce qui les oppose, au fondement des
systèmes idéalistes que l’on croit dépassés »664. Car il est clair que « cette question
présuppose, afin qu’une réponse soit possible, que l’être pur et simple soit adéquat et
accessible à la pensée, que l’on puisse s’enquérir de l’idée de l’étant »665. En effet,
l’herméneutique heideggérienne du Dasein semble bien confirmer une telle possibilité, dans
le projet affirmé d’une ontologie. À l’époque d’Être et Temps, le Dasein constitue à la fois
l’être et celui qui le dévoile : l’ « être pur et simple » semble donc accessible à la pensée
quoiqu’il ait jusque là été voilé pour elle. L’invocation contemporaine de la possibilité même
de cet accès, et d’un discours sur l’être à partir de là, renoue avec les illusions de jadis.
Comme c’était le cas hier – si l’on considère les reproches que tous font alors à Hegel – « une
philosophie qui fait aujourd’hui passer la réalité pour vraie et juste ne sert à rien d’autre qu’à
la voiler et à l’éterniser dans son état présent »666. Le projet hégélien de la réconciliation de
l’être et de la pensée et sa conséquence politique (la justification absolue de l’effectivité), se
tradition herméneutique issue de Dilthey qui avait dissocié la logique des sciences humaines de celle des
sciences de la nature, le savoir dans sa généralité semble devoir être « scientifique » ou ne pas être.
663
« Actualité… », p. 8 ; GS 1, 326.
664
Ibid., p. 7 ; GS 1, 325.
665
Ibid.
666
Ibid.
152
maintiennent, prétend Adorno, là où on ne les soupçonne plus. Et ce maintien en lui-même
induit une position inadéquate de la pensée face au réel auquel elle a maintenant affaire.
Occulté, en tant qu’être, dans l’ontologie heideggérienne, le réel semble s’offrir encore à la
connaissance dans sa plénitude pour autant qu’on soit capable de lever le voile avec une
absolue délicatesse phénoménologique. À la métaphorique hölderlinienne667 du voile chez
Heidegger, Adorno oppose celle, toute lukácsienne et benjaminienne, des ruines et de la
décomposition. D’une métaphorique à l’autre, la réalité est débarrassée de toute fausse pudeur
et la philosophie perd son pouvoir de séduction comme la possibilité – obscène, aurait jugé
Nietzsche – de son « dévoilement » ultime. L’unité de la réalité comme être n’est pas cachée ;
elle n’existe plus. De « la réalité ronde et close, étoile baignant dans une claire
transparence »668, il ne reste rien que traces et ruines, éparses. En affirmant la possibilité
d’une ontologie, si révisée et transformée soit-elle, Heidegger le nie. Il n’en faut pas
davantage à Adorno pour laisser entendre que le projet idéaliste persiste donc tacitement chez
l’auteur d’Être et temps. Il a beau se libérer dans l’unité corrélationnelle phénoménologique
de l’opposition du sujet et de l’objet, le phénoménologue ne prend pas acte de la contrainte
imposée à toute pensée, dont seule la conscience peut dissiper l’illusion idéaliste tenace : ce
fait que « l’adéquation de la pensée à l’être comme totalité s’est désagrégée »669. À bien
considérer les conséquences objectives de cette contrainte sur la pensée, il semble clair que
« la plénitude du réel ne se laisse pas soumettre à l’idée de l’être, qui lui assignerait son sens,
pas plus que l’idée de l’étant ne se laisse construire à partir des éléments du réel »670. La
répétition d’une question prétendument radicale ne peut rien y changer. Historiquement, l’ère
des questions en philosophie naît avec le constat de l’impuissance de « l’idée de l’être ».
Adorno pense au criticisme kantien, et à ses questions ouvertes. Mais peut-être également
invoque-t-il là contre Heidegger une réminiscence de la Théorie du roman, où Lukács
déplorait cette « différence qualitative insurmontable » qui nous a rendus si questionnants
tandis que, dans son innocence, « le Grec a répondu avant de s’être interrogé »671. La radicalité
de la question heideggérienne n’est rien d’autre que son enracinement dans un lieu
transcendantal antithétique avec son projet d’une pensée de l’être. Si bien qu’aujourd’hui,
affirme Adorno sans ambages, l’être « n’est rien de plus qu’un principe formel vide, dont la
dignité archaïque sert à habiller des contenus quelconques »672.
Si frappante que soit cette critique abrupte, l’illusion idéaliste ne semble y survivre que
partiellement : malgré les efforts rhétoriques adorniens pour faire reconnaître derrière l’être et
le Dasein heideggériens la totalité et la Raison hégélienne, quelque chose semble s’être perdu
en route. Ici, il convient d’analyser plus explicitement que ne le fait Adorno lui-même la
teneur précise de la « thèse idéaliste » ainsi maintenue. Car c’est précisément dans son
« analyse », dans sa division même en axiomes spécifiques que cette dernière survit
véritablement. En effet, et on ne peut comprendre le propos de « L’Actualité de la
philosophie » qu’en ayant conscience de cette subtilité, la thèse de l’idéalisme absolu n’est ici
formulée que pour être démembrée. Ce n’est pas le maintien de la thèse en elle-même mais
l’autonomisation de ses axiomes constitutifs qui est ici en jeu. La crise est précisément le
résultat d’une telle dissociation interne. Loin d’être l’effet de la pleine subsistance d’une telle
thèse que tous s’accordent à récuser, elle se radicalise dans cet éparpillement. On verra sur ce
667
Voir F. Hölderlin, « Les disciples à Saïs ».
« L’actualité… », p. 7 ; GS 1, 325.
669
Ibid.
670
Ibid., p. 8 ; GS 1, 326.
671
G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 23. La question de la différence irrémédiable du monde grec et du
monde contemporain déterminé comme monde de la technique n’est évidemment pas étrangère à Heidegger luimême, qui reviendra maintes fois sur l’enjeu herméneutique de la lecture des œuvres de l’Antiquité (cf. texte) et
sur l’incommensurabilité des visions du monde (Grec et moderne). Perspective qui rappelle ses influences
diltheyiennes.
672
« L’actualité… », ibid.
668
153
point que c’est chez Kant que se révèle ce moment de désolidarisation des axiomes
fondamentaux de l’idéalisme que Hegel cherchera à réconcilier après lui. En vérité, si Hegel –
qui n’est pas cité – est la figure type de l’idéalisme absolu apparemment visé au départ, Kant
semble clairement incarner celle de l’idéalisme démembré qui survit ici.
Ainsi, tandis que les eaux kierkegaardiennes se retirent, apparaît sur le rivage moderne une
configuration à la fois nouvelle et ancienne du problème. L’intériorité exaltée dans sa pure
immanence, par laquelle Kierkegaard voulait échapper à l’ontologie comme à la théorie de la
connaissance, n’était autre que l’impasse tragique de l’idéalisme subjectif. Dans son échec,
elle laisse remonter à la surface les deux voies figées de l’idéalisme que le philosophe danois
avait voulu écarter : la théorie de la connaissance et l’ontologie de la totalité. C’est au sein
de ces branches autonomisées qu’Adorno diagnostique maintenant une « crise de
l’idéalisme »673 généralisée.
1. La thèse démembrée de l’idéalisme
Pour le comprendre, il convient de dégager les « axiomes » relatifs à la thèse idéaliste, qui,
formalisés, ont pu survivre, associés ou dissociés, à son déclin. Dans une variante de la
formulation de la thèse de l’idéalisme, stratégiquement formulée, après sa captatio
benevolentiae à propos de l’ontologie heideggérienne, ils apparaissent unifiés sous le thème
de la ratio : « la ratio autonome – c’était la thèse de tous les systèmes idéalistes – était censée
pouvoir développer à partir de son propre fonds le concept de réalité et toute réalité
même »674. Cette thèse, où tiennent ensemble d’une part l’axiome de la réalité – l’autonomie –
de la ratio comme instrument adéquat de la description du réel, et d’autre part l’axiome de la
rationalité de la réalité « s’est dissoute »675. Le point est que sa dissolution, au sens propre, a
laissé subsister indépendamment ces deux axiomes – quoique au prix d’une légère
transformation.
a. Deux axiomes
Le premier, en tant qu’axiome de la réalité de la ratio comme instrument adéquat de la
description du réel, a subsisté comme prétention de la pensée à se déterminer comme ratio
autonome, dont les catégories et les conditions de possibilité se déploient de façon
immanente, sous le nom d’épistémologie ou philosophie de la connaissance. Hypertrophié
relativement à son traditionnel corollaire, l’axiome de la réalité de la ratio a réduit l’autre
axiome à un simple postulat, bientôt lui-même sans contenu.
Ce dernier, second axiome de la thèse idéaliste, est celui de la rationalité de la réalité.
Détaché du premier, il a subsisté comme prétention de la pensée à se rapporter à un être ou à
une essence, sous le nom d’ontologie. La transformation notoire qu’il subit dans son
autonomisation tient au fait qu’il ne fait plus de sa dimension rationnelle même son objet,
mais s’oriente directement vers la réalité qu’elle saisit. Le logos de l’ontologie n’est plus
déterminé comme étant la Raison même. Du moins ce présupposé peut-être indispensable à
l’ontologie est-il ici passé sous silence.
673
Ibid., p. 7 ; GS 1, 325.
Ibid., p. 8 ; GS 1, 326.
675
Ibid.
674
154
-
Kant bifrons
Parmi les tenants du premier axiome, on peut, vraisemblablement, reconnaître les néokantiens
de Marbourg et de Heidelberg. Heidegger, quant à lui, hériterait plutôt du second. Il est alors
révélateur de rappeler que les uns et les autres se réclamèrent d’interprétations antithétiques
de la philosophie de Kant. En effet, c’est chez Kant, dont la philosophie est loin en ce début
de XXe siècle d’être une philosophie parmi d’autres, que ces deux branches furent à la fois
dissociées et maintenues de façon problématique. En témoigne le fait que des ennemis
théoriques tels que le néokantien Cassirer et Heidegger lui-même676 puissent alors se réclamer
également de l’auteur de la Critique de la Raison pure. « J’entends par néo-kantisme », avait
déclaré polémiquement Heidegger au printemps 1929, à Davos, contre le Marbourgeois
Cassirer, « une certaine conception de la critique : celle qui explique la partie de la Critique
de la Raison pure qui mène jusqu’à la “Dialectique transcendantale” comme une théorie de la
connaissance relative à la science de la nature »677. Et le phénoménologue de poursuivre :
« Il s’agit pour moi de montrer que ce que l’on prétend dégager ici comme épistémologie était
pour Kant inessentiel. Kant n’a pas voulu nous donner une théorie de la science de la nature,
mais il a voulu manifester la problématique de la métaphysique, plus exactement de
l’ontologie. »678
Dans le texte rédigé entre 1926 et 1929 sur Kant et le problème de la métaphysique, il expose
en ce sens « l’explicitation de l’idée d’une ontologie fondamentale par l’interprétation de la
Critique de la raison pure comme instauration du fondement de la métaphysique ». Alors que
les néokantiens lisaient dans ce texte une recherche sur les bases épistémologiques de la
connaissance, Heidegger y décèle la recherche implicite du fondement ontologique de la
connaissance. À considérer un tel renversement, Kant a quelque chose d’un Janus bifrons
dans le paysage philosophique allemand de l’époque, chaque proposition philosophique
fondant sa légitimité sur sa lecture la Critique de la Raison pure, contradictoire avec celle
qu’elle cherche à réfuter. Mais la possibilité même de ces lectures antagonistes s’ancre
précisément dans l’ambiguïté de la théorie kantienne elle-même.
Dans une page marquante du Kierkegaard, Adorno avait livré la teneur de ce double visage
du kantisme en y décelant le maintien problématique de la théorie de la connaissance d’une
part et d’une ontologie « formelle » d’autre part. Historiquement, rappelait-il, le projet du
criticisme consiste explicitement dans la critique de l’ontologie rationnelle wolffienne. Mais à
partir de cette critique, la philosophie fit avec Kant « l’épreuve de la contingence du matériau
de l’intuition en tant qu’il ne peut être déduit des catégories », sans jamais pouvoir rejoindre
ce matériau en soi. Pour elle, le contenu de l’ontologie s’avérait donc perdu. Il en restait la
« forme » dans les « jugements synthétiques a priori » et dans « la sûre et impuissante
transcendance des postulats ». Ce faisant, « protégée de la contingence par la puissance
systématique du centre spontané » et « de l’illusion spéculative par la validité dans
l’expérience »679, la forme de l’ontologie donnait un contenu formel à la puissance
transcendantale. Mais, soulignera-t-on, tandis que la forme est donnée comme contenu, le
contenu se trouve vidé de la contingence empirique qui le constitue pourtant. Ainsi, l’axiome
de la réalité – ou autonomie – de la ratio prend le pas en tant que contenu accessible de la
676
Voir M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique (1929) et la Conférence de Davos la même
année.
677
E. Cassirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929) et autres textes
présentés par Pierre Aubenque, rédaction des textes de la conférence par Dr. O. F. Bollnow et J. Ritter, trad. fr.
de P. Aubenque, J.-M. Fataud, P. Quillet, Bauchesne, 1972, p. 29.
678
Ibid.
679
Kierkegaard, p. 126 ; GS 2, 106.
155
philosophie sur celui de la rationalité de la réalité, elle-même seulement postulée et maintenue
dans la forme. C’est dans la « chose-en-soi », à la fois résidu de réalisme et résidu du
scepticisme humien, que se noue alors chez Kant l’aveu de l’impossibilité de la fusion des
deux axiomes dans le cadre criticiste. Par elle, l’ego transcendantal conçoit la contingence des
formes mêmes de l’objectivité et jette pour toujours le soupçon du « comme si » sur
l’adéquation de la connaissance et de la chose connue. En débarrassant le criticisme de ce
« comme si », par l’artifice duquel étaient paradoxalement maintenus dans leur étrangeté les
membra disjecta de la thèse idéaliste, la critique néokantienne de la théorie de l’Abbild680
concentre le néokantisme sur la théorie de la connaissance. Inversement, c’est en
approfondissant l’énigme de la synthèse dans les jugements synthétiques a priori et dans le
schématisme qu’Heidegger cherche à dégager chez Kant le contenu de l’ontologie. Mais pour
trouver un tel contenu, il lui faut plonger dans la constitution transcendantale du Dasein et
demander, comme il l’écrit dans Kant et le problème de la métaphysique :
« Comment l’homme, qui est fini, et comme tel livré à l’étant et ordonné à la réception de
celui-ci, peut-il avant toute réception connaître l’étant, c’est-à-dire l’intuitionner, sans être
cependant son “ créateur ” ? Autrement dit : comment cet homme doit-il être lui-même
constitué ontologiquement pour qu’il puisse s’apporter, sans l’aide de l’expérience, la
structure ontologique de l’étant, c’est-à-dire une synthèse ontologique ? »681
Cette structure de l’étant qui relèverait d’une synthèse ontologique préalable à l’expérience682,
et précédant donc la finitude de la réceptivité humaine comme finitude de l’intuition,
680
Le néokantisme – de Marbourg comme de Heidelberg – visait à une résorption des résidus ontologiques du
criticisme dans une logique. La logique signifie, dans le cadre néokantien, théorie de la connaissance : mais il
s’agit là non d’une logique simplement formelle mais d’une logique transcendantale, qui dégage dans l’activité
du sujet connaissant les conditions de la transcendance de l’objet. Cette approche a pour conséquence de rendre
l’objet indissociable de la connaissance, supprimant la médiation de la représentation (Abbild) qui impliquait à
son origine, l’inconnaissable « chose en soi ». La logique transcendantale embrasse en une seule forme ce que la
logique formelle et l’esthétique kantienne séparaient comme formes a priori passives de l’expérience et
catégories à la base de l’activité du sujet dans la connaissance issue de cette expérience. En concentrant l’analyse
sur l’activité du sujet et à partir d’elle sur la production de l’objet de la connaissance, il s’agissait d’échapper au
psychologisme comme au réalisme menaçant la théorie kantienne. Ainsi le statut ambigu des catégories dans
l’ouvrage de Kant qui sont en partie le résultat d’une déduction transcendantale de bonne méthode selon les
Heidelbergiens mais en partie également naturalisées en facultés qui posent le problème de l’énigme de leur
coïncidence avec les objets du monde dont elles sont à nouveau séparées. Il s’agit d’échapper à la fois à
l’idéalisme spéculatif allemand qui dissout ce problème dans l’activité du sujet et confine au solipsisme et le
réalisme précritique de l’empirisme anglais qui s’appuie sur l’hypothèse de pures impressions sensibles
dissociables du travail de la pensée. La transcendance de l’objet ne saurait être ni aspirée et par là-même niée
dans l’activité du sujet, ni posée comme une instance absolument étrangère – et si tel était le cas, comment ne le
resterait-elle pas toujours ? – venant frapper nos sens.
681
M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, (1929), trad. fr. de A. de Waelhens et W. Biemel,
Paris, Gallimard, 1953, rééd. « Tel », 1981, p. 99.
682
Selon Heidegger, le schématisme, exposé au début de l’ « Analytique des principes », apparaît comme une
ontologie qui pose le problème de l’apparence de façon positive et non négative. Capacité transcendantale
partiellement énigmatique pour Kant de l’usage empirique des catégories, le schématisme opère en effet la
« synthèse apriorique » du rationnel et de l’empirique que l’auteur de la Critique de la Raison pure détermine
comme les deux sources de la connaissance tout en renvoyant leur origine commune à l’inconnu. Heidegger fait
alors de la « souche commune » de ces deux sources, le contenu même de l’ontologie où se dessine l’essence
finie de l’homme, elle-même ancrée dans sa « réceptivité » qui est le « trait caractéristique de la finitude de
l’intuition» – cette dimension passive que les néokantiens avaient en l’occurrence cherché à minimiser. Le
transcendantal qui dans un cadre épistémologique laisse toute question d’essence hors champ est alors compris
comme transcendance de telle sorte qu’il ne s’agisse plus à travers lui de conditions de la connaissance mais de
fondement de la vérité, elle-même conçue comme « essence de la transcendance ». L’épistémologie
transcendantale des conditions de possibilité de la connaissance est alors comprise comme une métaphysique
implicite de « l’essence de la vérité de la transcendance ontologique », en d’autres termes, pour Heidegger,
comme une ontologie fondamentale (cf. Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., pp. 97-98).
156
Heidegger ne veut pas seulement l’explorer comme fondement ontique (c’est-à-dire
fondement de la connaissance des étants), mais comme fondement ontologique (fondement de
la connaissance de l’être). Il s’agit bien de comprendre « comment l’étant fini que nous
appelons homme » doit être, « en son essence la plus intime », pour être « ouvert à l’étant »,
un étant que, précise Heidegger, « il n’est pas lui-même » et « qui donc, de son côté, devra
être capable de se manifester de soi »683. On voit que la régression en deçà des conditions
transcendantales de la connaissance implique une régression en deçà des objets mêmes de
cette connaissance, considérés comme étants de telle sorte que, dans l’intention
heideggérienne, « le problème de la possibilité de l’ontologie est la question relative à
l’essence et au fondement essentiel de la transcendance propre à la compréhension préalable
de l’être »684. Cette transcendance est l’homme lui-même en tant qu’être, en tant que Dasein.
Si toute tentative de saisie de cette transcendance par la psychologie ou la logique « apparaît
désespérée »685, « fût-ce même en les combinant de l’extérieur entre elles », il faut
appréhender cette saisie en des termes métaphysiques qui seuls peuvent dévoiler « les
conditions dont naîtra, selon sa possibilité intrinsèque, la totalité d’une ontologie »686.
Heidegger rend ainsi à nouveau possible, de l’intérieur de la structuration kantienne, la
question de l’ontologie.
Le projet de Heidegger relève ainsi de la thèse idéaliste qui présuppose la rationalité de la
réalité puisqu’il prétend, par la méthode phénoménologique, « gagner de l’être trans-subjectif
en posant la question de “ l’être lui-même ” que le criticisme kantien avait pourtant mise au
rancart »687. Chez lui comme chez Husserl, juge alors Adorno, « le moyen par lequel on tente
de gagner de l’être trans-subjectif n’est rien d’autre que cette même ratio subjective qui,
auparavant, a mis sur pied la structure de l’idéalisme critique »688. Notons cependant
qu’Heidegger ne parle ni de ratio ni de subjectivité... Mais par ces ellipses conceptuelles
volontaires, Adorno entend faire apparaître sa dépendance au second axiome de l’idéalisme,
entraînant selon lui son projet tout entier. Sans ego transcendantal, sans sujet, sans autonomie
de la raison, Heidegger rejoue les élans systématiques totalisants de la philosophie hégélienne
dont son héritage kierkegaardien aurait du précisément le détourner.
-
Membra disjecta
Ainsi, tandis que l’accent est porté sur l’un des deux aspects possibles de l’héritage kantien –
épistémologique avec les néokantiens ou ontologique avec Heidegger – à l’exclusion de
l’autre, l’actualité philosophique semble bien faire fond sur l’axiomatique démembrée de la
thèse idéaliste. Le tableau adornien de l’actualité philosophique comme crise de l’idéalisme
ne peut être compris qu’à partir de l’idée d’une survivance des membres épars de cet
idéalisme même dans les divers programmes philosophiques alors contemporains. Tel est le
sens de son état critique : il est démembré. Mais la désolidarisation des deux axiomes de la
thèse idéaliste atteste qu’il n’est pas dépassé pour autant, il survit encore incognito. Puisque
nul n’est hégélien alors, puisque la thèse de l’idéalisme dans sa version hégélienne est
unanimement récusée, c’est donc à partir de Kant et du criticisme, auquel tous s’affrontent,
qu’il faut faire remonter les éléments contemporains de la crise de l’idéalisme pour voir se
configurer de la sorte le champ philosophique. En ce champ, l’idéalisme se révèle comme
ruine par la confrontation de la modernité toute kantienne à la formule de l’idéalisme qu’elle
683
Op. cit., pp. 102-103.
Ibid.
685
Ibid.
686
Ibid.
687
Ibidem
688
« L’idée d’histoire de la nature », p. 33 ; GS 1, 347.
684
157
juge la plus « archaïque ». Telle est l’ironie d’Adorno qui, ce jour de mai 1931, fait
apparemment patte blanche en tirant d’entrée de jeu sur l’ambulance hégélienne dans une
conférence polémique contre des écoles allemandes qui ne sont rien moins que les derniers
rejetons du kantisme. Sans crier gare, Adorno relaie en ce sens, outre sa métaphorique des
ruines, la construction du lieu transcendantal moderne comme lieu kantien qu’avait déployée
Lukács dans sa Théorie du roman. Mais à la différence de Lukács ou de Simmel avant lui,
cette physionomie implicite du lieu ici temporalisé en « actualité » n’est pas condamnée au
nom d’un pathos subjectif dont, avec la critique de Kierkegaard, il a déjà accusé le naufrage.
Adorno lie sa critique à un engagement qu’il veut matérialiste pour la philosophie face à la
menace de sa liquidation689. Ici, la critique se veut donc immanente, la crise de l’idéalisme
n’est pas thématisée à titre de condamnation de la philosophie mais comme le phénomène
matériel de la désagrégation de son unité idéaliste essentielle face auquel, précisément, une
conversion matérialiste s’impose.
Une fois mise en évidence la signification polémique de ces « ruines » qui font soupçonner
comme à contretemps une « crise de l’idéalisme », il s’agit de ressaisir le tableau général de
l’actualité philosophique qu’il esquisse à partir d’elles en quelques pages fulgurantes. On peut
distinguer deux pans dans ce tableau : d’un côté, la tradition rationaliste qui regroupe les
néokantiens et la phénoménologie husserlienne, de l’autre, une tradition qui peut être qualifiée
polémiquement d’irrationaliste, qui regroupe la philosophie de la Vie simmelienne et la
phénoménologie heideggérienne. Le propre de la première tradition est de maintenir au cœur
ce que les secondes récusent fondamentalement : l’idée d’un sujet, en l’occurrence d’un sujet
transcendantal. Tandis que le néokantisme a concentré la « teneur » d’un tel ego sur son
activité, et Husserl, à sa suite, sur ses opérations, Simmel ou Heidegger prétendent pouvoir
dispenser la philosophie d’une telle figure, le premier au nom du concept de « vie », le second
au nom du concept d’ « existence » (Dasein). Dans les deux cas, ils s’exposent selon Adorno
à un subjectivisme renforcé qui, loin de les faire échapper à la crise idéaliste, en confirme
l’évidence.
2. L’idéalisme des rationalistes
Il s’agit de tous ceux qui, quelles que soient les transformations de méthode qu’ils lui font
subir, conçoivent la philosophie comme un projet rationaliste. Les néokantiens et Husserl, qui
se revendiquent respectivement de l’héritage criticiste kantien et de l’héritage cartésien –en
partie du moins pour Husserl – relèvent de cette catégorie. De façon caractéristique, ni le
néokantisme ni la phénoménologie n’abandonnent la notion de « sujet » et d’ego
transcendantal. La critique adornienne de leur idéalisme prend acte de cet attachement comme
d’une honnêteté – honnêteté qu’il concède plus difficilement à ceux qui persistent sans sujet
dans des formes subjectivistes.
a. Les néokantiens
Dans le contexte du « retour à Kant », succédant, depuis la fin du XIXe siècle, au discrédit de
la philosophie hégélienne, le néokantisme se présentait comme une tentative de sauvetage de
689
En effet, le maintien d’une philosophie possible est l’enjeu même de toute la seconde partie de l’article : il
s’agit de chercher où ancrer l’« impossibilité principielle, pour toutes les questions posées par la philosophie, à
être dissoutes dans celles posées par les sciences », art. cit., p. 15.
158
l’activité philosophique face au triomphe des sciences expérimentales690. En se donnant pour
point d’appui le fait de la science, et pour but la fondation des conditions de validité de la
connaissance, Hermann Cohen, fondateur de l’École de Marbourg, proposait même
d’interpréter la Critique de la raison pure comme une théorie de la connaissance
scientifique691. Mais pour ce faire, il fallait concevoir contrairement à Kant la priorité de la
Logique transcendantale692 sur l’Esthétique transcendantale (ce que précisément Heidegger
contestera), c’est-à-dire la priorité de la légalité des jugements et de l’usage des catégories sur
la question de la réceptivité. Tel le point de nodal qui concentra en partie les affrontements
théoriques des divers représentants marbourgeois (Natorp, Cassirer) eux-mêmes 693. Dans ce
cadre épistémologique, la question de la forme transcendantale de la connaissance devait
précéder épistémologiquement celle de l’expérience. Le projet néokantien visait donc à partir
de là à purifier et amender les catégories transcendantales des confusions avec d’une part des
catégories grammaticales et d’autre part des résidus psychologiques qu’elles charriaient
encore chez Kant. Le « jugement », ainsi ne devait plus être la performance occulte d’un sujet
cognitif mais un énoncé conçu comme tel, dans l’immanence du penser. Mais la clarification
logique du criticisme conçu comme théorie de la connaissance eut pour contrepartie
l’obstruction de la brèche par où « remplir » les catégories philosophiques en contenus
concrets.
« Le néo-kantisme de l’école de Marbourg, qui s’efforçait avec la plus grande rigueur
d’extraire de catégories logiques la teneur [Gehalt] de la réalité a certes conservé sa clôture
systématique, mais il se prive en contrepartie de tout droit sur la réalité, et se voit renvoyé vers
une région formelle où toute détermination de contenu [Inhalt], devenue le point final virtuel
d’un processus infini, s’évapore. »694
Tandis que la critique de la « chose en soi » comme reliquat de réalisme695 en supprimait
l’instance, la philosophie transcendantale perdait l’ultime et fragile point d’accroche qui la
retenait encore à la réalité concrète. Pris dès lors entre les feux contraires d’un idéalisme
spéculatif d’une part – qui dissout le « monde extérieur » dans l’activité du sujet et confine au
solipsisme – et du réalisme précritique de l’empirisme anglais de l’autre, le néokantisme
devait tirer au clair, dans un cadre transcendantal, une transcendance de l’objet comme objet
690
Paul Natorp donnait en 1918, dans un article consacré à Hermann Cohen, un témoignage éloquent sur la
situation de la philosophie à l’époque : « Dans les universités […] la philosophie passait pour une occupation
qui, à côté de la science, semblait un misérable tâtonnement de dilettante, aux buts et aux moyens incertains, qui
s’attelait à tous les problèmes les plus élevés, qui n’étaient qu’à peine les vrais problèmes, mais ne savait
embrasser fermement aucun d’eux, a fortiori pas les résoudre. Combien tranchait sur elle le travail qui osait
vaillamment se risquer sur le vaste océan de l’exploration, qui avançait à grands pas, entraîné à des tâches
toujours nouvelles, le travail fortifiant et créateur des sciences expérimentales […] » (P. Natorp, « L’œuvre
philosophique de Hermann Cohen du point de vue du système », [paru dans Vorträge der Kant Gesellschaft,
1918], trad. fr. dans L’École de Marbourg, Paris, Le Cerf, 1998, pp. 144-145).
691
Voir H. Cohen, La Théorie kantienne de l’expérience (1871), trad. fr. de E. Dufour et J. Servois, Paris, Le
Cerf, 2001.
692
Ce que Cohen précise lors de la deuxième édition de ce texte, en 1883.
693
Contre Cohen, Natorp fait ainsi valoir, à partir d’une réflexion sur la détermination de l’objet singulier
comme détermination de l’acte de connaissance, la part de « fondation subjective » de la connaissance dans les
vécus devant compléter nécessairement sa « fondation objective » dans la logique. Cf. P. Natorp, Psychologie
générale. Il entama à partir de là des discussions avec la psychologie husserlienne, à laquelle il reprochait
néanmoins de se fonder sur l’illusion d’un donné, qui à vrai dire ne peut jamais exister de lui-même comme
chose, mais seulement, du point de vue du transcendantalisme, comme divers ou comme X indéterminé sans être
pour cela métaphysiquement posé comme « inconnaissable ». Voir É. Dufour, op. cit., p. 87.
694
« L’actualité… », p. 8 ; GS1, 326.
695
La « chose en soi », affirmait Cohen, n’est en vérité que le résidu d’une théorie précritique de la
connaissance : la théorie de la représentation [Abbild]. Plutôt que de rapporter la connaissance à un objet de la
connaissance, on doit désormais partir du fait de la connaissance où l’objet ne se constitue comme objet que
parce qu’il est objet de connaissance.
159
de la connaissance, qui ne soit ni soluble dans les dispositions psychologiques du sujet
connaissant, ni posée comme une instance qui lui soit absolument étrangère venant frapper ses
sens. C’est dans les jugements synthétiques a priori que le néokantisme trouvait un modèle
d’immanence véritablement transcendantale. À partir de leur élucidation logique complète, il
s’agissait de faire migrer, et dès lors de dissoudre, à l’intérieur des conditions
transcendantales de la connaissance, tous les résidus mythiques d’ « harmonie préétablie » qui
maintenaient hors de l’esprit transcendantal le fondement véritable de la connaissance. Tous
les éléments de transcendance que Kant avait laissés hors de la structure transcendantale
devaient ainsi être reconduits en elle. D’où le refus de la chose en soi, certes, mais également
l’accent porté sur l’activité du sujet plutôt que sur sa passivité comme réceptivité (Rickert
attribue à la pensée certaines déterminations que Kant attribuait à l’intuition). D’où enfin
l’idée radicale, chez Natorp comme chez Rickert, de parvenir à faire dépendre le singulier luimême des procédures de la pensée.
Quoique cette idée soit thématisée en des termes criticistes, logicistes, voire
phénoménologiques, Adorno y reconnaît le vieux démon de l’idéalisme dans sa signification
la plus archaïque : la perte unilatérale de la réalité. Le reproche est vague et ne fait pas cas des
efforts du néokantisme lui-même pour affronter ce problème, mais le seul fait que la
transcendance ait représenté à la fois le problème central des philosophies transcendantales696
et celui dont elles ont toujours semblé vouloir se débarrasser parle de lui-même.
Transcendantalisme sans transcendance, la philosophie de l’immanence n’a eu de cesse de
venir buter sur l’altérité du divers. On peut rendre son sens à la thèse de 1928 sur Kant que
rejeta le néokantien Cornelius. Adorno y « ruse » véritablement avec le vocabulaire
néokantien de la transcendance : celle-ci déterminée comme inconscient permet l’intégration
de la topique freudienne et de la critique sociale marxienne aux catégories transcendantales,
plaçant la logique elle-même non plus sous condition d’une psychologie des facultés mais
sous condition psychanalytique et idéologique. De la sorte, Adorno transforme le statut
fonctionnel de ce concept dans son rapport à l’élaboration de la connaissance : la
transcendance n’est plus une instance rendue douteuse par une pensée prisonnière de sa
propre immanence, mais la contrainte pesant sur elle et la déterminant intrinsèquement.
Si face au formalisme de l’école de Marbourg, l’école de Heidelberg, pensa « disposer, avec
les valeurs, de critères philosophiques plus concrets et plus maniables que n’en posséd[aient]
avec leurs idées les Marbourgeois »697, la relation qu’ils tentèrent par leur méthode d’établir
entre « l’empirique » et ces valeurs était selon Adorno « quoi qu’il en soit douteuse »698.
« Le lieu et l’origine des valeurs demeurent indéterminés ; elles se situent quelque part entre
nécessité logique et multiplicité psychologique ; n’engageant à rien dans le réel, dépourvues
de transparence dans le spirituel. »699
Finalement, Adorno repère dans l’entreprise « une pseudo-ontologie, qui ne peut pas plus
prendre en charge la question de l’origine de la validité que celle du domaine de la
696
Écoles de Marbourg et de Heidelberg confondues comme en témoignent les travaux de Rickert sur la
transcendance de l’objet. Dans son ouvrage alors très diffusé sur L’Objet de la connaissance, Rickert insistait sur
ce fait qu’« admettre la légitimité de la théorie de la connaissance dans son irréductibilité à l’examen génétique
implique l’admission a priori de la transcendance à titre de petitio principii », car « la question n’est pas de
savoir s’il y a une transcendance, mais en quoi elle consiste et comment elle est connue ». Or un donné conçu
isolément ne peut être vécu sans être pensé si bien que le « en quoi » elle consiste est compris dans le
« comment » elle est connue. La question de l’essence est immédiatement reversée dans celle de la connaissance
comme activité.
697
« L’actualité…», p. 14 ; GS 1, 332.
698
Ibid.
699
Ibid.
160
validité »700. La validité en soi [» Geltung-an-sich «] des valeurs de Windelband rebascule
dans le psychologisme honni : on y engage un sentiment de transcendance plutôt qu’une
preuve de transcendance. Aussi bien de telles difficultés introduisirent-elles, en plus des
difficultés logico-transcendantales internes, le loup du relativisme dans la bergerie
néokantienne. Alors même qu’elle cherchait à se prémunir contre les errances ontologisantes
de Kant, la logique transcendantale, dans son déploiement immanent, a échoué à résorber le
problème de la transcendance. Mis temporairement à la porte par la logique transcendantale, il
est revenu par la fenêtre de son fondement pratique au sein même de la connaissance. Dans sa
compulsion même à l’autarcie, le néokantisme a reproduit de façon immanente les tensions
auxquelles il voulait échapper en dépassant les dualismes. Sur le front phénoménologique
comme sur le front matérialiste, on lui a alors indéfiniment reproché son formalisme
hautement universitaire et un peu stérile : dans l’immanence d’une pensée de la limite ne
reconnaissant pourtant rien au-delà d’elle-même, la philosophie semblait avoir perdu le
monde. Né sur les cendres du système hégélien totalisant qui avait gonflé outre mesure les
compétences de la philosophie, le néokantisme semblait quant à lui avoir réduit ces dernières
comme peau de chagrin. Si ambitieux et honnête qu’ait été le projet d’ensemble, rien ne
pouvait, dans ces conditions, prémunir cette école philosophique – au sens large – contre la
véritable fonction de repoussoir701 qui fut finalement la sienne. Cela étant, un tel statut de
repoussoir eut un sens ambigu. Tant pour la tradition heideggérienne que pour la tradition
critique matérialiste dans laquelle se place Adorno, le néokantisme occupa en effet la position
équivoque d’une philosophie vouée à l’échec tout contre laquelle néanmoins des démarches
plus fécondes purent être entreprises. Pour le lecteur d’aujourd’hui qui se penche sur le corpus
très conséquent des œuvres prolifiques des Marbourgeois Cohen, Natorp, Cassirer ou des
Heidelbergiens Rickert, Windelband, Lask, corpus fourmillant de nombreuses difficultés
irrésolues, de discussions infinies opposant les différents représentants en question aux
sciences de l’esprit, à la phénoménologie, à la psychologie mais aussi ces représentants
mêmes entre eux, le néokantisme, dans sa diversité, s’apparente à une sorte d’hydre de Lerne
de l’ « idéalisme transcendantal » dont Adorno semble chercher à couper toutes les têtes dans
le fulgurant tableau d’échec de la philosophie universitaire qu’il dresse dans sa conférence
inaugurale sur « L’Actualité de la philosophie » en 1931.
Au printemps 1929, à Davos, Martin Heidegger avait cherché quant à lui, au grand dam de
Cassirer, à en couper la tête immortelle en réduisant tout le projet même à une pure théorie de
la connaissance702 offrant finalement de Kant une vision tronquée et à la philosophie des
perspectives stériles. Si Heidegger, en véritable Hercule face à l’hydre, s’affirme comme le
héraut d’une nouvelle voie philosophique indubitablement plus séduisante, Adorno entend
casser une telle victoire en replaçant Heidegger mutatis mutandis dans les apories où le
néokantisme lui-même a sombré. Car dans la phénoménologie, à laquelle, avec quelque
700
Ibid., pp. 8-9 ; GS 1, 326-327. C’est là de la part d’Adorno une critique assez peu éloignée en substance de
celle de Martin Heidegger lui-même lorsqu’il indique, au § 33 d’Être et temps, la triple détermination
problématique de la valeur chez les Heidelbergiens: elle désigne à la fois une obligation psychologique que
chacun peut constater en lui-même, une condition logique mise en évidence par l’analyse théorique du jugement
et enfin une réalité ontologique qui existe indépendamment de la conscience cognitive. Chez Rickert, le statut
logique semble se dissoudre dans le fait psychologique, chez Lask il n’est maintenu qu’au prix d’une
ontologisation de la valeur.
701
La manière dont Ludwig Marcuse livre les néokantiens de sa jeunesse à la caricature en apporte encore un
autre témoignage. Un jeune disciple de Rickert envoyé au front en 1914 écrivait selon lui : « Je ne peux tout
simplement pas croire que les évènements du monde corporel puissent influer le moins du monde sur nos parties
transcendantales, et on ne pourra m’en persuader, même si un éclat de grenade français devait toucher mon corps
empirique. Vive la philosophie transcendantale. » In L. Marcuse, Mein zwanzigstes Jahrhundert, Zurick,
Diogenes, 1975, p. 30, cité par Rüdiger Safranski, dans Heidegger et son temps, Paris, Grasset, 1996, p. 68.
702
E. Cassirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929) et autres textes
présentés par Pierre Aubenque, rédaction des textes de la conférence par Dr. O. F. Bollnow et J. Ritter, trad. fr.
de P. Aubenque, J.-M. Fataud, P. Quillet, Paris, Bauchesne, 1972, p. 29.
161
présomption, Adorno ne promet pas un grand avenir, sous toutes ses formes, husserlienne,
heideggérienne et schélerienne, repoussent infatigablement, comme les têtes de l’hydre de
Lerne, les apories propres à la perte de toute transcendance, en somme, les apories de
l’idéalisme décomposé hérité de Kant – qu’Husserl reconduira le premier dans le cadre d’un
projet qui pourtant promettait d’en sortir.
b. Phénoménologie husserlienne
Tout comme chez les néo-kantiens, Husserl congédie la chose en soi kantienne – dont la
critique remonte à Jacobi et à l’idéalisme postkantien. Mais le point essentiel, à partir de là,
est qu’il le fait sans perdre de vue la chose en la concevant non pas comme « étant » existant
hors de la conscience mais comme apparition [Erscheinung] donnée dont la « valeur »
indubitable vient de ce qu’elle est pour moi absolument évidente dans l’immanence « réelle »
de mes « vécus » [Erlebnisse]. Cette immanence « réelle » des vécus, qui permet de découvrir
en eux les choses703, ne peut cependant être gagnée dans le seul cadre de la psychologie
intentionnelle héritée de Brentano. Si toute conscience est conscience de quelque chose, cette
conception de la conscience comme visée qui établit le caractère nécessairement
corrélationnel de la conscience et de son objet, de telle sorte que leur séparation n’est pas un
point de départ réel mais une abstraction, doit s’affirmer au-delà de la seule psychologie dans
ce que Husserl va appeler une « phénoménologie transcendantale » dans les Leçons de 1907
sur L’Idée de la Phénoménologie.
Dans le cadre d’une telle phénoménologie transcendantale, le phénomène occupe la position
du transcendantal, c’est-à-dire du point de départ absolu. Le dualisme kantien de l’esthétique
et de l’analytique transcendantale d’une part et de l’empirie, du monde comme objet
d’expérience d’autre part est pour ainsi dire dissout dans la primauté du phénomène entendu
comme vécu de la conscience. Néanmoins, pour Husserl, ce passage à l’idéalisme
transcendantal n’est pas un rejet de tout genre de transcendance objective et ne s’identifie pas
immédiatement à un « idéalisme subjectif »704. Car en vérité « ce qui est en jeu » pour le
phénoménologue, à la différence du psychologue, ce n’est pas d’établir la thèse dogmatique
de l’existence ou de l’inexistence du monde au-delà de la conscience705, « ce sont les vécus
considérés purement en fonction de leur essence, des essences pures, ainsi que ce qui est
inclus a priori dans l’essence selon un rapport de nécessité inconditionnée »706. Ainsi se
présente écrit Adorno « l’effort de l’esprit philosophique que nous connaissons sous le nom
de phénoménologie : l’effort pour atteindre, après la décomposition des systèmes idéalistes et
avec l’instrument de l’idéalisme, la ratio autonome, un ordre d’être dont la fiabilité soit
assurée au-delà du niveau subjectif »707. La première démarche d’Adorno consiste de ce point
de vue à concéder à Husserl une véritable avancée pour la philosophie. Immédiatement
compris, à juste titre, dans un cadre rationaliste, son idéalisme assumé est moins sujet à
l’ironie critique du conférencier.
703
Si tant est que comme le note Paul Ricœur, « en définissant la vérité par l’évidence et la réalité par
l’originaire, Husserl ne rencontre plus aucune problématique de l’en soi. Kant était soucieux de ne pas se laisser
enfermer dans le phénomène ; Husserl est soucieux de ne pas se laisser abuser par des pensées non effectuées.
Son problème n’est plus de fondation ontologique mais d’authenticité du vécu. » in À l’Ecole de la
phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 299.
704
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, trad. fr.
de P. Ricœur, Paris, Gallimard, « Tel », §55, pp. 183-186.
705
Ce point devient bien sûr problématique à mesure que la phénoménologie transcendantale affirme plus
fermement l’absoluité de sa position idéaliste.
706
Op. cit., Livre I, §36, p. 116.
707
« L’actualité… », ibid.
162
-
Résistance à l’attaque positiviste
Nonobstant, lorsqu’Adorno lui-même se rapporte au rationalisme husserlien dans sa
spécificité, il ne s’ébahit pas, on s’en doute, sur l’idéal de la contemplation des essences et le
paradigme du voir. En cela, il est certes bien moins platonicien lui-même que criticiste. Mais
Husserl a conquis quelque chose pour la rationalité, en particulier la rationalité philosophique,
que la science avait manqué de lui dérober tout à fait : il a arraché les données immédiates,
« indéductibles » de la conscience à la pure et simple psychologie et, à terme, à la science.
« La véritable découverte productive de Husserl – bien plus considérable que la méthode de
l’ “ intuition des essences ”, qui a eu plus de retentissement – fut de reconnaître l’importance,
pour le problème fondamental du rapport entre raison et réalité, du concept de donné
indéductible, tel que l’avaient élaboré les courants positivistes, et de le rendre fécond. Il a
arraché à la psychologie le concept d’intuition donatrice originaire et a regagné pour la
philosophie, en élaborant la méthode descriptive, une fiabilité d’analyse limitée qu’elle avait
depuis longtemps perdue au profit des sciences. »708
C’est au cœur d’une tension dialectique entre raison et réalité – qu’Husserl n’a pas tout à fait
méconnue, au moins sous la forme d’un scepticisme709 –, qu’Adorno situe le geste husserlien
le plus décisif à ses yeux : la reconquête du concept de « donné indéductible » comme
véritable cran d’arrêt de la subjectivité, qui ne serait pas une « chose en soi » inaccessible ni
une simple impression immédiate, mais la « chose même », en somme, sur laquelle la pensée
véritablement se fonde. Le concept d’une telle chose est alors constitué au-delà des régions
occupées par les sciences, pour être rendu, dans sa forme et sa signification intellectuelles
premières, à la philosophie. Plus précisément, il est arraché à sa détermination empiriocriticiste, c’est-à-dire positiviste, dans l’expérience : en témoignent les efforts constants de
Husserl pour dissocier ses concepts d’expérience, de vécu, de donnée immédiate ou
« indéductible » et, en fin de compte, de chose, des concepts correspondants dans une
compréhension purement empiriste. Si bien que seule, une « fausse interprétation » de la
phénoménologie pourrait s’y méprendre710, car « la faute cardinale de l’argumentation
empiriste » est précisément d’« identifier ou [de] confondre l’exigence fondamentale d’un
retour « aux choses mêmes » avec l’exigence de fonder toute connaissance dans l’expérience.
En limitant ainsi le domaine des « choses » connaissables une telle conception naturaliste
« tient pour acquis sans autre examen que l’expérience est le seul acte qui donne les choses
mêmes. Or les choses ne sont pas purement et simplement les choses de la nature ; la réalité,
au sens habituel du mot ne s’identifie pas purement et simplement à la réalité en général ;
c’est seulement à la réalité de la nature que se rapporte cet acte donateur originaire que nous
nommons l’expérience »711. L’élévation de la chose à une entité transcendant l’expérience
comme expérience de la réalité de la nature, place chez Husserl son appréhension dans les
sphères d’une « expérience synthétique a priori » – « expérience » dit-il, et non pas
« connaissance » comme disaient les néokantiens plus fidèles à Kant – qui, ne soit plus un
paralogisme de la raison pure mais en confirme enfin les objets propres.
Comme le relève assez précisément Adorno en 1931, la restriction exclusive de toute
connaissance authentique à l’expérience par l’école de Vienne issue de Schlick, et représentée
708
Ibid., p. 10 ; GS 1, 328.
Voir la préface de Ricoeur à la traduction des Ideen, et l’évocation de la période de scepticisme où Husserl ne
parvenait pas à résorber le hiatus entre le « vécu de conscience » et l’objet : » Wie kann sie über sie hinaus und
ihre Objekt zuverlässig treffen ? «, »Wie kann das Erlebnis sozusagen über sie hinaus ? « : « Cette question
revient sous mille forme dans les inédits de cette période » assure Ricoeur ( in E. Husserl, op. cit., p. XXXIV de
la préface).
710
Voir le chapitre II des Idées directrices.
711
E. Husserl, Idées directrices, op. cit., pp. 64-65.
709
163
alors par Carnap et Dubislav, « en liaison étroite avec les logisticiens et avec Russell », avait
justement produit la critique la plus ferme des jugements synthétiques a priori.
« Ainsi, la question kantienne de la constitution des jugements synthétiques a priori serait tout
simplement sans objet, parce qu’il n’y a tout bonnement pas de jugement de ce genre ; tout
dépassement du domaine de ce qui est vérifiable par l’expérience est interdit ; la philosophie
en vient à n’être qu’une instance de mise en ordre et de contrôle des sciences, elle n’a pas le
droit d’ajouter elle-même quoi que ce soit d’essentiel aux diagnostics scientifiques. »712
En qualifiant de métaphysiques, c’est-à-dire de creuses, « toutes les propositions qui, d’une
manière ou d’une autre s’aventurent hors de la sphère de l’expérience et de sa relativité », et
en déterminant cette sphère de l’expérience elle-même dans le cadre objectif de
l’expérimentation scientifique, le positivisme disputait même au néokantisme le terrain étroit
qu’il s’était conquis de haute lutte face aux sciences. L’école avait bel et bien entrepris avec
un « sérieux quasi inouï » la liquidation de la philosophie.
Mais dans un tel contexte, la phénoménologie de Husserl, issue précisément d’une
confrontation avec la logique, s’avérait seule à même de retourner le fer contre l’attaque
positiviste, car elle faisait fond sur un concept rationnel de l’expérience que les fondements
empiristes du positivisme avaient occulté. En partant de l’expérience considérée comme
phénomène pur de la conscience intentionnelle pouvait être construite une méthode de
découverte des « essences pures », données d’une « intuition éidétique » – et non pas
simplement « sensible » – rendant ainsi à la philosophie la possibilité d’un discours rigoureux
fondé sur les vécus de la conscience conçue phénoménologiquement. Si Adorno salue
l’acuité de la position husserlienne du problème plutôt que sa solution proprement dite,
infiniment problématique, il est clair que, stratégiquement, il reconnaît ici en Husserl un allié
pour la philosophie, et le rationalisme en général. Si, à propos du Cercle de Vienne, il écrit
que « par l’acuité avec laquelle elle formule ce qu’il y a de scientifique dans la philosophie,
elle rehausse les contours de tout ce qui, de la philosophie, est soumis à des instances autres
que logiques et scientifiques »713, la phénoménologie husserlienne est la première qui donne à
ces contours un contenu opposable à la science. On sait que dans le célèbre texte de 1911 sur
la « Philosophie comme science rigoureuse », Husserl se réclama, pour la phénoménologie,
d’une rigueur de type scientifique. Ce tournant lui fut reproché par Heidegger lui-même ou,
pour d’autres raisons, par tous ceux (Simmel, Bloch, Kracauer) pour qui l’appréhension du
« concret » supposait une rupture avec les outils dits scientifiques et devait au contraire faire
fond sur le déploiement d’une rationalité plus ouverte voire véritablement débridée. En vérité
cette scientificité se laissait moins définir à partir de la conception empirio-criticiste de la
science qu’à partir d’une conception toute classique de la philosophie dans sa grande
tradition. Le projet tel qu’il s’est confirmé chez Husserl d’établir la « législation fondamentale
– issue de la logique et appliquée à toute connaissance possible ou à toutes les objectivités
possibles de la connaissance – selon laquelle les individus [par opposition aux genres] doivent
pouvoir être déterminés sous des “principes synthétiques a priori”, en fonction de concepts et
de lois »714, relève en ce sens davantage d’un concept classique de la philosophie, capable
d’assigner à partir d’un langage formel sa place à chaque science, que du modèle des sciences
expérimentales. Si, dans cette exigence de rigueur scientifique, la forme limitative de la
rationalité reprend ses droits, elle a procédé, c’est ce que lui concède Adorno, de points de
départ qui précisément lui ont permis de résister à sa liquidation dans la science, tout en
restant éminemment rationnelle.
712
« L’actualité… », p. 14 ; 332.
E. Husserl, op. cit., p. 16.
714
Op. cit., p. 58.
713
164
-
Rationalisme et étude du concret
En ouvrant un champ de recherches que la focalisation néokantienne sur les conditions de
validité de la connaissance avait semblé verrouiller, la phénoménologie apparaît alors comme
une méthode beaucoup plus propice à l’invention philosophique. C’est sans doute une des
causes de sa considérable postérité et son élément le plus fédérateur et le plus séduisant. Chez
des critiques matérialistes marginaux, elle ne fut pas seulement reçue comme l'étude des actes
intentionnels, mais aussi comme une nouvelle approche de la réalité objective, non
simplement comme système d’un nouvel idéalisme subjectiviste mais comme cette
« phénoménologie des petites images » [Bilde-Phänomenologie] qu’Adorno reconnaît chez
Kracauer715. À mesure pourtant que s’est affirmée la rationalité de la phénoménologie
husserlienne, dans sa rigueur scientifique, l’appréhension du concret que certains avaient cru
reconnaître dans les « choses mêmes » semblait devoir être toujours différée. La rationalité de
contenu du donné indéductible phénoménologique n’était pas celle du concret chez Hegel, en
un sens éminemment rationaliste, ni du concret chez Simmel, en un sens confinant à la
richesse du donné psychologique. Bien plutôt, Husserl le signifia très explicitement dès 1913,
« l’idée directrice » de la « tâche à accomplir » en phénoménologie vise à « déterminer, à
l’intérieur du cercle des intuitions que nous avons des individus, les genres suprêmes qui
régissent le concret et, de cette façon, de distribuer tout l’être individuel tombant sous
l’intuition en régions de l’être, chacune de ces régions caractérisant une science (ou un
groupe de sciences) éidétique et empirique, qui se distingue de toute autre par principe,
puisque la distinction repose sur des raisons éidétiques absolument radicales »716. Le concret
lui-même n’est pas la matière première de la recherche – en tant que matière posée comme
étrangère à la conscience – sa saisie individuelle est précisément différée par la mise en
évidence des « genres suprêmes » qui le régissent, genres qui ne peuvent être atteints qu’à
condition que soit suspendue cette « attitude naturelle » qui aborde directement le concret et
manque le phénomène qui le fonde et à partir duquel il est véritablement constitué. Les choses
mêmes n’ont donc initialement rien du concret avec lesquelles elles furent confondues.
Dans ces conditions, l’inauguration phénoménologique de la « tendance à privilégier le
contenu » selon l’expression employée plus tard par Adorno dans un portrait de Kracauer,
devait nécessairement représenter pour le matérialisme en quête de réalité concrète une
« bonne nouvelle » ambiguë. Husserl aurait-il mieux accompli sa promesse en infléchissant
son projet phénoménologique vers une application matérialiste comme le fit Max Scheler ?
Non, pense Adorno. On ne saurait approuver « la prétention de Scheler de saisir par
expérience, sans réflexion, une valeur objective » comme il le remarquera assez sévèrement
dans un article tardif consacré à Kracauer717.
Dès 1931, il ne cache d’ailleurs pas son hostilité envers celui qui initia pourtant son ami
Kracauer à la phénoménologie. Cette hostilité achoppe précisément sur la question du
rationalisme. Alors que Husserl détermine un terrain philosophique où « il se contente,
comme seul Kant lui-même s’en est contenté, de prendre possession de la sphère de ce qu’il
lui est possible d’atteindre adéquatement », ses émules directs veulent voir à l’époque « dans
cette humble autorestriction de la phénoménologie husserlienne sa limitation »718. Selon eux,
doit être désormais mené à son terme « le projet de cet ordre d’être qui précisément, dans la
relation noético-noématique, n’était mis en place que de manière formelle »719. Loin de militer
en faveur d’une telle concrétisation, Adorno affirme franchement qu’il lui faut
« expressément contredire à cette conception». Car le passage à la phénoménologie matérielle
715
« Un étrange réaliste », NsL, p. 267 ; NzL, GS 11, 392.
Ibid.
717
Ibid.
718
« L’actualité… », p. 10 ; GS 1, 328.
719
Ibid.
716
165
coûte à vrai dire à la phénoménologie « cette fiabilité dans le constat » qui seule lui assurait
son fondement en droit720. En matérialisant la phénoménologie, Scheler l’a rendue
irrationnelle : l’inconstance de ses positions témoigne pour Adorno d’une forme de rapport
artistique aux propositions philosophiques tout à fait révélatrice. Sa phénoménologie qui
décrivait l’être de manière formelle-idéaliste chargée des « images d’une vérité
suprahistorique » esquissées « sur le fond d’une doctrine catholique close » a finalement
laissé se brouiller et se désagréger ses propres essences dès lors qu’elle « alla les chercher
précisément dans cette réalité » 721 que la « phénoménologie matérielle » se proposait de saisir.
À la rigueur husserlienne font place, au nom du concret, des tâtonnements idiosyncrasiques
incertains.
« Dans l’évolution de Max Scheler, les vérités fondamentales éternelles se sont succédées dans
un changement soudain pour être finalement bannies dans l’impuissance de leur
transcendance, on peut alors y voir assurément l’infatigable impulsion questionnante d’une
pensée qui n’arrive à prendre part à la vérité que par un mouvement allant d’erreur en
erreur. »722
Cette animosité envers Scheler qui contraste avec la critique respectueuse de Husserl rappelle
que loin de se fonder uniquement sur la promesse faussement matérialiste du « retour aux
choses mêmes », l’intérêt constant pour la démarche husserlienne repose également sur son
rationalisme affirmé. Mais ce qu’Adorno condamne alors chez Scheler, il le sauvera, mutatis
mutandis, chez Kracauer. Peut-être parce que « l’étrange réaliste » en question ne prétendit
pas fonder sa phénoménologie matérialiste ailleurs que dans une physiognomonie sociale où
se thématisait constamment le « soupçon de la théorie »723.
Reste que cette prise de position en faveur de Husserl contre la « phénoménologie
matérielle » doit être comprise en un sens dialectique. Car Adorno ne manque pas de
reprendre très vite à son compte le reproche adressé par tout matérialiste à Husserl.
Nonobstant, il lui faut ancrer ce reproche lui-même non pas dans un oubli ou une limitation –
qui pourraient donc être amendés au sein d’une méthode phénoménologique – mais dans une
critique du rationalisme lui-même, qui, dans sa forme fondationnelle et productrice plutôt que
transcendantale et criticiste n’a conquis un îlot philosophique stable qu’au regard de sa propre
immanence. Voilà que dans la critique adornienne de la phénoménologie, les divisions
temporairement chassées issue du kantisme – divisions certes conçues dans leur caractère
problématique, mais semblant néanmoins indépassables – reviennent au galop…
-
Critiques adorniennes 1923-1931
Encore étudiant, Adorno rédigea sous l’influence de la philosophie transcendantale de son
professeur Hans Cornelius724 un mémoire sur « La transcendance du chosal et du noématique
chez Husserl »725. Ce texte, qui est encore un texte de Schulphilosophie 726, est directement
référé par son auteur aux thèses de son maître qui, dans sa Systématique transcendantale
720
Ibid.
Ibid., p. 11.
722
Ibid.
723
« Un étrange réaliste », ibid.
724
Hans Cornelius, philosophe mais aussi artiste, était une figure néokantienne assez originale. Il était également
le professeur de Horkheimer. Quoique non marxiste, sa critique en faveur de l’individuel a semble-t-il marqué
ses deux éminents étudiants.
725
T. W. Adorno, Die Transcendenz des Dinglichen und Noematischen in Husserls Phänomenologie, GS 1.
726
Selon l’expression de Rolf Tiedemann.
721
166
[Transzendentale Systematik] défendait, dans le langage du néokantisme, l’exigence d’un
accès pour la connaissance à des données immédiates conçues dans leur pluralité. Les
objections adressées par Cornelius au néokantisme comme à la phénoménologie se fondaient
sur une insistance sur l’empirie voire sur les données psychologiques premières. Cornelius
voulait allier l’idéal d’une systématique à une attention renouvelée à l’individuel. En centrant
son problème sur la liquidation de ces faits immédiats dans la phénoménologie de Husserl,
Wiesengrund se place bien dans l’optique de son professeur. En effet, le slogan husserlien du
retour aux choses mêmes et donc, interprète Adorno, dans le vocabulaire de Cornelius, aux
« faits immédiats » [die unmittelbaren Gegebenheiten], semble achopper sur le fait que la
phénoménologie considère les choses comme des « absolus transcendantaux »727 [absolute
Transzendenzen] qui ne peuvent apparaître phénoménologiquement que dans leur relation
avec la conscience, mais dont l’être propre devrait être en principe indépendant de la
conscience. Or les « faits immédiats » nécessairement corrélationnels dans leur manifestation
ne sont précisément pas essentiellement indépendants de la conscience chez Husserl. C’est ce
dont ni Adorno ni son professeur ne veulent convenir. On ne peut prétendre sans équivoque
réaliser la promesse d’un « retour aux choses » dans la pure et simple immanence de la
conscience. Selon une telle attente, la promesse husserlienne n’est tout simplement pas tenue.
Tandis que le retour aux choses comme retour aux faits immédiats semble s’apparenter à
l’affirmation réaliste d’une existence de ces faits immédiats hors de la conscience – ce que ne
dit pas Husserl, mais que semble lui reprocher Adorno – leur appréhension à partir des seuls
vécus de la conscience conçus comme des « absolus transcendantaux » semble contredire le
réalisme posé au départ et rappeler dans la conscience des faits qui devraient la transcender.
Une contradiction qu’Adorno relève dans le concept de « l’expérience immédiate ». Que
l’expérience soit immédiate, on peut bien le concéder, que les choses dont il est fait
l’expérience le soient autant, c’est ce qu’on ne saurait admettre. Les choses ne sont pas les
expériences que nous en faisons. Force est de constater ici que cette différence est toute
kantienne. Mais c’est à partir de l’idée de médiation qu’Adorno tente de dégager une structure
unifiant malgré tout ces deux pôles : les choses auxquelles la méthode phénoménologique
prétend accéder directement sont en fait « représentées à la conscience par le biais de la
mémoire » affirme-t-il. Cette médiation ne retire pas leur consistance aux choses, elle la leur
rend, car paradoxalement, l’illusion d’une expérience immédiate objective, réifie, selon lui
tout donné.
« En fait, une expérience médiatisée reste nécessaire [stets ein vermittelndes Erlebnis
notwendig] à la connaissance pour tout objet, dans la mesure où ces objets ne peuvent,
compte tenu de leur nature [ihrer Natur], qu’être donnés médiatement. »728
L’erreur de Husserl a donc été d’établir un lien direct entre la perception et le perçu, entre la
cogitatio et les cogitata, entre la médiation de la donation et l’immédiateté du donné si bien
qu’il n’a pas respecté sa propre distinction entre « les manières d’être donné » et les « data
transcendantaux ». Adorno reproche à Husserl sa méconnaissance de la « fonction
symbolique »729 de la conscience où tiennent ensemble la présentation sensible des choses
apparaissantes et ce qui transcende cet apparaître mais dont il procède nécessairement. On
727
Voir GS 1, 375. Il s’agit là de la présentation résumée de la dissertation par Adorno lui-même : » Einerseits
fordert Husserl die Begriindung alles dinglichen Seins einzig durch Riickgang auf die unmittelbaren
Gegebenheiten, andererseits gelten ihm die Dinge als "absolute Transzendenzen", die zwar nur in ihrer
Bezogenheit auf das Bewusstsein erkenntnis-theoretisch sich ausweisen, deren eigenes Sein aber prinzipiell
unabhängig vom Bewusstsein sein soll « .
728
GS 1, 29: » Hat wohl vor allem die schwer zu iiberwindende Neigung gefiihrt, alle Gegenstande sofort zu
verdinglichen. Fiir die Erkenntnis aller dinglichen Gegenstande ist in der Tat stets ein vermittelndes Erlebnis
notwendig, weil diese Gegenstande . . . ihrer Natur nach nur mittelbar gegeben sein konnen. «
729
GS 1, 30-1, 44.
167
relèvera que la notion hautement dialectique de « symbole » en dit plus long sur les intérêts
d’Adorno que sur la conception husserlienne. À vrai dire, dans la « structure noéticonoématique » de l’intentionnalité, Husserl a restauré les pôles fondamentaux qu’Adorno lui
oppose : mais la notion reste équivoque. Issu de l’exigence de distinguer les opérations de la
conscience de ses résultats éidétiques, le noème730 la transcende tout en lui restent immanent.
À cette ambiguïté, Adorno oppose la théorie de son professeur, selon laquelle les choses ne
sont ni transcendantes, ni purement objets d’expérience, mais « les règles mêmes de
l’expérience » (sans en être la cause) en tant qu’elles assurent l’interconnexion
[Zusammenhang] des apparences.
« Les choses ne sont pas de simples expériences, mais corrélation entre des
expériences [Beziehungen zwischen Erlebnissen] – lois de leur déroulement [Verlauf]. En tant
que telles, cependant, elles sont totalement et au sens strict immanentes à la cohérence
d’ensemble de la conscience [Zusammenhang des Bewusstseins] » 731
À la conception corrélationnelle de la conscience défendue par Husserl, Cornelius opposait
une conception relationnelle des choses inspirée d’un mélange de psychologie, de
néokantisme et de gestaltisme telle que l’idée d’une analytique réduisant l’expérience à ses
éléments ne pouvait qu’aller contre l’enrichissement de la connaissance des choses. Dans
cette perspective, la procédure de la réduction ne peut donc leur rendre justice puisqu’elle fait
éclater la configuration qui précisément doit être examinée, ne produisant qu’une atomistique
psychologisante, une mosaïque d’éléments dans le flux infini de la conscience, qui ne fournit
jamais la loi globale de la structure d’ensemble [gezetzmäßige Zusammengang] du
phénomène.
Le texte d’Adorno est scolaire mais, dans ses aspects de critique kantienne, il reste révélateur
du soupçon qu’opposera toujours l’auteur à l’affirmation non critique, non médiatisée, de la
corrélation immanente, phénoménologique des faits immédiats et de la conscience. Une fois
dissocié de la doctrine propre de Cornelius, le fond de la critique reste constant un peu moins
de dix ans plus tard dans la conférence sur « L’Actualité de la philosophie ». Là encore, le
projet husserlien est conçu sous le signe d’un « paradoxe profond » : ce paradoxe que
constitue « l’effort pour atteindre, après la décomposition des systèmes idéalistes […] un
ordre d’être dont la fiabilité soit assurée au-delà du niveau subjectif […] au moyen des mêmes
catégories que celles engendrées par la pensée subjective, post-cartésienne »732. L’esprit
dialectique de la critique de 1931 n’est pas si éloigné des reproches néokantiens du mémoire
de 1923. La critique des catégories non médiatisées remplace celle des faits que la tête
kantienne de l’étudiant de Cornelius ne pouvait concevoir comme immédiats dans la
conscience mais bien médiatisés en elle, pour nous. Comme il affirmait alors son incapacité à
fonder la transcendance du noématique, il thématise, en 1931, l’impossibilité où la
phénoménologie se trouve d’« atteindre cette objectivité qui précisément est contredite dès
l’origine par ces intentions »733. Dans un cas comme dans l’autre, on relève que le critique
raisonne à partir d’oppositions indépendamment desquelles Husserl entendait raisonner, le
soumettant ce faisant à des dualismes auxquels il cherchait à échapper : la phénoménologie ne
fait pas sienne la division de l’objectif et du subjectif que suppose le conférencier. Mais
l’essentiel est peut-être avant tout de comprendre que c’est dans cette inadéquation de la
730
Husserl a fait la recension du livre de Cornelius, Essai d’une théorie des jugements d’existence, où il est
précisément question de cette opposition de l’objet et du noème, Husserl défendant le second, dans Sur les
Objets intentionnels, trad. fr. de J. English, Paris, Vrin, p. 357-379.
731
GS 1, 34: » Die Dinge sind nicht einzelne Erlebnisse, sondern Beziehungen zwischen Erlebnissen - Gesetze
fiir ihren Verlauf. Als solche aber sind sie dem Zusammenhang des Bewusstseins durchaus und im strengen
Sinne immanent. «
732
« L’actualité… », p. 9 ; GS 1, 327.
733
Ibid.
168
phénoménologie et du langage critique dialectique qu’Adorno lui applique, langage qui
s’enracine précisément dans des divisions kantiennes, que prend son sens la césure
fondamentale entre l’invocation adornienne des teneurs concrètes et l’invocation husserlienne
du retour aux choses. Si Adorno parlait le langage de Husserl, il ne pourrait tout simplement
pas lui opposer cette critique.
La dialectique suppose les divisions kantiennes : les pensées non-dialectiques telles que la
phénoménologie ou la philosophie de Bergson s’exposent toujours à une mécompréhension
de la part d’un dialecticien, car c’est précisément de manière non-dialectique qu’elles
renvoient dos-à-dos idéalisme et réalisme pour les dissoudre réciproquement. Tandis que pour
ces dernières, il n’y a pas de « moment » réaliste ou idéaliste à surmonter, mais un plan
(transcendantal pour Husserl, d’immanence pour Bergson) à conquérir, le fond kantien de la
pensée dialectique voit toujours double dans l’unité du phénomène husserlien ou des données
immédiates bergsoniennes. Le plan transcendantal de l’unité du phénomène qui est conquis
chez Husserl à partir de la « réduction » présente toutes les caractéristiques de l’« apparence
transcendantale »734 kantienne, cette apparence intellectuelle dont le propre est d’entraîner
« hors de l’usage empirique des catégories » et ce faisant d’étendre de façon illusoire le
pouvoir de l’entendement pur. Finalement est faite à Husserl l’objection que Kant faisait à
Descartes à propos du paralogisme psychologique de la psychologie rationnelle.
« L’apparence dialectique dans la psychologie rationnelle vient de ce que l’on confond une
idée de la raison (l’idée de l’intelligence pure) avec le concept indéterminé à tous égards d’un
être pensant en général. Je me pense moi-même en vue d’une expérience possible en faisant
abstraction de toute expérience réelle, et j’en conclus que je puis avoir conscience de mon
existence même en dehors de l’expérience et des conditions empiriques de celle-ci. »735
Bien que l’époché husserlienne se distingue de l’époché cartésienne dans la mesure où la
première ne suspend pas momentanément l’existence du monde hors de moi mais affirme
phénoménologiquement sa non-existence hors des vécus de la conscience, la forme de
l’objection est la même : on reproche à l’entendement de s’attribuer seul une autorité qu’il ne
peut avoir sans la résistance de ce qui n’est pas lui, en l’occurrence un monde phénoménal qui
devrait « en principe, dans son être propre, être indépendant de la conscience ». Mais en
invoquant ce principe, la critique adornienne fait seulement apparaître une tension de
principe, sans y apporter de confirmation claire. L’illusion transcendantale, pas plus que
l’illusion empirique, ne peut s’évanouir d’elle-même, elle persiste toujours alors même que le
jugement a résolu de ne pas s’y tromper. C’est pourquoi la réfutation adornienne de la
phénoménologie transcendantale husserlienne achoppe toujours sur le caractère aporétique de
cette dernière, dans la mesure où le réalisme et l’idéalisme qui y sont décelés ne
s’entredétruisent pas mais se maintiennent comme expression-limite – car volontairement
734
Contrairement à l’ « apparence empirique » qui est celle par exemple des illusions optiques, où le jugement
n’est pas égaré par l’entendement lui-même mais par l’ « influence de l’imagination », « l’apparence
transcendantale » est l’apparence « qui influe sur des principes dont l’usage ne s’applique jamais à l’expérience,
auquel cas nous aurions encore au moins une pierre de touche pour en vérifier la valeur, mais qui, malgré tous
les avertissement de la critique, nous entraîne tout à fait hors de l’usage empirique des catégories et nous abuse
par l’illusion d’une extension de l’entendement pur » (E. Kant, Critique de la raison pure, « Dialectique
transcendantale », op. cit., p. 320). « La cause en est », dit Kant plus loin, qu’il y a dans notre raison (considérée
subjectivement et comme un pouvoir humain de connaître) des règles fondamentales et des maximes de son
usage, qui ont tout à fait l’apparence des principes objectifs et qui font que la nécessité subjective d’une certaine
liaison de nos concepts, en faveur de l’entendement, passe pour une nécessité objective de la détermination des
choses en soi. C’est là une illusion qu’on ne saurait éviter, pas plus que nous ne pourrions éviter que la mer ne
nous paraisse plus élevée au large qu’auprès du rivage, puisque nous la voyons alors par des rayons plus élevés,
ou pas plus que l’astronome lui-même ne peut empêcher que la lune lui paraisse plus grande à son lever, bien
qu’il ne soit pas trompé par cette apparence » (op. cit., p. 321).
735
E. Kant, op. cit., p. 371.
169
écartée par la problématisation husserlienne – et contradictoire du projet phénoménologique.
Le plan husserlien, qui est immédiatement celui du phénomène736, est nécessairement un plan
médiatisé pour un esprit kantien. Il en va d’un incontournable obstacle à la compréhension
immanente du projet : à chaque fois que le phénomène est invoqué comme donnée originaire,
le kantien comme plus tard le dialecticien y voient la négation de l’action conjointe d’un
donné empirique et d’une forme transcendantale, qui si intriqués soient-ils dans la constitution
du phénomène ne peuvent être reversés l’un dans l’autre, quand bien même on ne
considérerait que des vécus purs et non des vécus psychologiques.
Si scolaire que soit l’étude d’Adorno dans ses détails – au sens où elle ne livre pas encore les
bases de ce que sera la philosophie adornienne de la maturité – la problématisation de « la
transcendance du chosal et du noématique dans la philosophie de Husserl » présente déjà les
linéaments d’une critique de la philosophie de la conscience737, critique qui se fonde toujours
sur la différenciation de l’être comme conscience et de l’être comme réalité. Si cette
différenciation prendra un sens absolument dialectique chez Adorno, elle semble tout aussi
bien ancrée dans une intelligence kantienne du problème. Adorno fait finalement au
rationalisme constitutif de Husserl l’objection du rationalisme limitatif de Kant,
dialectiquement intégré à une conception de la philosophie qui pour autant refuse les
frontières imposées par le néokantisme.
3. L’idéalisme des « irrationalistes »
Si dans la conférence de 1931, la figure kierkegaardienne proprement dite est placée au
second plan, au profit d’analyses plus directes des philosophies contemporaines, on notera
que Kierkegaard est brièvement évoqué – à propos de Heidegger.
On comprend qu’en plaçant dans sa thèse Kierkegaard au cœur de l’histoire de l’idéalisme et
de ses contradictions, Adorno n’a fait pas seulement œuvre d’histoire de la philosophie. C’est
inévitablement à partir de l’actualité du philosophe danois que le texte prend tout son sens. En
effet, si l’ « actualité de la philosophie », semble en partie dominée par les philosophies
rationalistes de l’immanence – dont la phénoménologie husserlienne ne s’émancipe qu’en se
tournant résolument vers l’idéalisme transcendantal – tous les ennemis ou faux alliés de cette
mouvance possèdent en Kierkegaard un ancêtre commun. La Vie (Simmel), l’existence
(Jaspers, Heidegger), sont autant de thèmes rénovés d’une philosophie en rupture avec un
héritage idéaliste, qui, dans le système, a perdu de vue l’individu. Ce n’est donc pas « un
hasard » si Heidegger « recourt précisément au dernier projet d’ontologie subjective que la
pensée occidentale ait produit : la philosophie existentielle de Sören Kierkegaard »738. Chez
lui, « du moins dans les écrits publiés » précise Adorno, « en lieu et place de la question des
idées objectives et de l’être objectif, c’est […] la question subjective qui surgit »739. C’est en
effet en exhumant certaines catégories de l’existentialisme kierkegaardien (l’existence, le
concept d’angoisse, l’être-pour-la-mort faisant écho à la « maladie à la mort » qu’est le
désespoir chez Kierkegaard) que Heidegger s’arrache à la conceptualité rationaliste du
736
Bien qu’il soit certes « médiatisé » si l’on veut, pour employer un terme non-husserlien,
méthodologiquement, mais non essentiellement – puisque la constitution de l’essence n’est possible qu’à
condition d’avoir chassé toutes les médiations – dans la réduction.
737
Quand Adorno émigre en Grande-Bretagne afin d'obtenir une chaire d'enseignement à Oxford, en 1937, il
entreprend pour cela un nouveau travail de doctorat sur Husserl à Merton College (Pour une métacritique de la
théorie de la connaissance).
738
Ibid.
739
« L’actualité… », p. 11 ; GS 1, 329.
170
néokantisme qu’il remet alors en cause jusque dans ses fondements. Dans ce geste
destructeur, il rejoue en quelque sorte contre Kant – ou, devrait-on préciser, contre une
certaine interprétation néokantienne de Kant – la protestation kierkegaardienne jadis élevée
contre Hegel. Il croit parvenir ainsi à s’échapper du système de l’idéalisme transcendantal
comme Kierkegaard croyait résister par l’existence au système hégélien. Mais en dégageant la
teneur fondamentalement idéaliste de l’existentialisme kierkegaardien, Adorno a opéré un
tour de force polémique. Il a rassemblé a priori la philosophie de l’immanence et celle de
l’existence sous le même bonnet d’âne. Il a ainsi inscrit dans une seule et même histoire, celle
de l’idéalisme, Kant et Kierkegaard, et avec eux leurs descendants contemporains … Avec sa
thèse kierkegaardienne, Adorno a donc affirmé polémiquement l’idéalisme de Kierkegaard
contre tous ceux qui croient trouver dans les catégories de l’existentialisme les moyens d’une
rupture de fond avec cette « tradition ». En révélant l’inscription de l’existentialisme
kierkegaardien au sein de l’idéalisme, Adorno place sous le coup de sa critique ceux-là
mêmes qui espéraient y échapper en se référant à Kierkegaard. Ce faisant, il désolidarise
l’idéalisme du rationalisme auquel celui-ci est classiquement associé dans son paradigme
hégélien comme dans les philosophies de l’immanence alors contemporaines. Si les héritiers
de Kierkegaard, tenants d’une critique de la rationalité, de sa conceptualité comme de ses
fondements se déclarent ennemis des tenants néokantiens d’un rationalisme criticiste
réaménagé, l’idéalisme, et c’est là l’affirmation provocatrice d’Adorno, les enveloppe tous
comme un voile de Mâyâ. Loin d’être le pur apanage du rationalisme, l’idéalisme perdure
aussi bien dans les entreprises en rébellion contre la conceptualité rationnelle que dans les
projets qui s’inscrivent d’eux-mêmes dans le cadre de la philosophie transcendantale héritée
de Kant. Comme il y insistera dans la conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la
nature », « le dernier tournant en date de la phénoménologie » a réintroduit un moment
irrationnel par le biais du « vivant »740 – la philosophie schopenhauerienne bien qu’issue des
motifs fondamentaux de l’idéalisme rationnel, à savoir le sujet transcendantal de Fichte,
« parvient à l’irrationalisme », « par cette seule et unique voie »741. Ceci explique pourquoi la
critique adornienne de Simmel et Heidegger s’articule fondamentalement sur la critique de
leur « vitalisme ». Néanmoins, si la vie apparaît comme un déterminant d’irrationalité, la
question se maintient : que devient l’idéalisme indépendamment de sa structuration
rationaliste ? Comment d’ailleurs en maintenir le concept ? Désolidarisé de la rationalité, il est
pur et simple subjectivisme. Il se maintient il est vrai chez Kierkegaard – Adorno a voulu le
montrer – jusqu’au point culminant de son subjectivisme comme sacrifice de la raison. Chez
Simmel ou Heidegger, la « possibilité d’un idéalisme allant de pair avec des contenus
irrationnels »742, se réalise autrement. En l’occurrence, pour Simmel à partir d’un vitalisme
métaphysiquement indécis, et pour Heidegger par l’application d’un projet d’ontologie à ce
vitalisme même.
a. Simmel ou la transcendance confuse
D’un revers de main, la philosophie de la Vie de Simmel743 est classée, à l’opposé du spectre
de l’école néo-kantienne marbourgeoise, « dans le milieu de l’idéalisme »744 : « d’orientation
psychologique et irrationaliste », elle a « certes conservé le contact avec la réalité dont elle
traite, mais elle a, en contrepartie, perdu tout droit de donner un sens à l’empirique qui afflue,
740
« L’Idée d’histoire de la nature », p. 39 ; GS 1, 352-353.
Ibid.
742
Ibid.
743
Si les travaux de Simmel séduisent Benjamin lui-même, Adorno s’en méfiera toujours. Lorsqu’il écrira plus
tard sur Bloch comme sur Kracauer, Adorno n’aura de cesse de l’accabler au passage.
744
« L’actualité… », p. 8 ; GS 1, 326.
741
171
et s’est résignée au concept naturel de vivant, aveugle et opaque, qu’elle a cherché en vain à
élever à la transcendance confuse, illusoire de ce qui est plus-que-la-vie ». Par cette étrange
désignation – qui évoque également Bergson – il faut comprendre la Vie, subrepticement
élevée de son immanence à un plan métaphysique où elle assurerait la cohérence ultime de la
réalité mouvante des innombrables expériences vécues de l’individu fortement différencié
dont Simmel faisait son objet privilégié. Comme l’écrit Kracauer en 1920 dans un article
consacré à son ancien professeur745, cette attention à « l’être humain en tant que porteur de la
culture et être spirituel mature, agissant et évaluant, en pleine possession de ses facultés
psychiques, allié à ses contemporains, pour agir et ressentir ensemble »746, fait de Simmel,
plus qu’un « philosophe de la culture », « un philosophe de l’âme, celui de l’individualisme
ou de la société »747. Sans ancrer ses réflexions comme Bergson dans « l’étude de problèmes
biologiques »748, ni cantonner sa méthode à une pure psychologie empirique, Simmel n’est pas
phénoménologue. Le refus « de porter attention aux structures constitutives générales de la
conscience, par exemple aux processus de la pensée, aux sentiments, aux actes d’imagination,
d’amour et de haine, etc. » dénote bien plutôt chez lui, selon l’expression remarquable de
Kracauer, un « refus de la phénoménologie ». Quoique dans ses écrits « ces entités soient
fréquemment effleurées et qu’on y rencontre une série de discussions ayant trait à elles, elles
ne font jamais l’objet d’une recherche théorique particulière »749. Moins concentré sur les
opérations de l’esprit que sur leurs résultats, ces derniers ne sont jamais chez lui conçus
isolément mais « logés au sein même des grandes connexions de la Vie »750. Il n’a alors de
cesse d’établir, par une méthode unissant « relations d’appartenance à la même essence » et
« analogie » des « connexions nécessaires entre d’innombrables phénomènes », exerçant par
là, juge sévèrement Kracauer, « une activité intellectuelle qui relie aussi bien qu’elle
dissout »751. L’infinité de connexions signifiantes ainsi dégagées entraîne la réflexion dans un
relativisme plus ou moins esthétisé dont Kracauer explore les métaphores que la théorie ne
peut que développer, si tant est que « plus notre expérience vécue des choses est profonde »
moins elle entre « de toute son étendue dans les concepts abstraits : c’est seulement habillée
dans l’image qu’elle nous renvoie ses rayons lumineux, nous la voilons pour la posséder dans
sa nudité »752. Mais dans la multiplication des images que Simmel déploie sans les transformer
en symboles, c’est-à-dire en unités de sens hypostasiées, il a besoin d’un concept de totalité
dont les présupposés de sa méthode le privent. Aussi existe-t-il chez lui une tension entre
d’une part une épistémologie – conduisant à « une négation authentiquement relativiste de
l’absolu » par laquelle il « renonce à une compréhension proprement personnelle de la
totalité » et se limitant à la « présentation d’images universelles typiques – et d’autre part une
métaphysique de la Vie – « tentative de grande ampleur pour comprendre les phénomènes à
partir d’un principe absolu »753. C’est pourquoi, alors même qu’il en dissout les termes,
Simmel affronte sans cesse le problème de la « relation du sujet connaissant et de l’objet
connu » et lutte continûment « pour trouver un concept de vérité capable de servir de base à
son relativisme »754. Viciée dès le départ par le relativisme de sa méthode, la philosophie
simmelienne se noie dans sa propre aménité sans bornes envers la richesse des phénomènes.
Car « ce-qui-est-plus-que-la-vie » ne surmonte pas pour Adorno le concept trivial de la vie, tel
qu’il s’applique « au concept naturel de vivant ». De même que le dostoïevskien Lukács de
745
S. Kracauer, « Georg Simmel », (1920), in S. Kracauer, L’Ornement de la Masse, op. cit., pp. 195-227.
Ibid., p. 196.
747
Ibid., p. 195.
748
Ibid.
749
Ibid., p. 196.
750
Ibid., p. 205.
751
Ibid., p. 203.
752
Ibid., p. 206.
753
Ibid., p. 208.
754
Ibid., p. 198.
746
172
L’Âme et les Formes opposait cette vie dans sa pesanteur au geste absolutisant de
Kierkegaard, de même Adorno l’oppose à Simmel comme instance « aveugle et opaque »,
plus aliénante – dès lors qu’elle s’absolutise – que créatrice de valeurs. La vie, telle quelle,
n’est pour le dialecticien Adorno rien d’autre que la nature, dans ce qu’elle a d’aveugle,
comme contrainte naturelle aux besoins, à l’autoconservation. Elle ne représente rien de tel
qu’une autre voie libératrice pour l’homme ou pour sa façon de pensée. L’ampleur un peu
lâche de ce concept jamais clairement déterminé – et pour cause, puisqu’il est tout – n’a
d’égale que l’indifférence qu’avait bien perçue Schopenhauer dans laquelle la vie tient tout ce
qui vit. Mais c’est la fascination même pour cette justice aveugle appliquée sans conscience à
tout ce qui est qui fait l’attrait philosophique de ce concept qui semble sauter par-dessus la
tête du sujet.
Dans la « Vie », la philosophie recherche en effet un moment extatique qui la libère de la
dialectique du sujet et de l’objet. Cette dialectique se fonde sur une dissociation que Simmel
se propose de remettre en cause dans l’introduction à sa Philosophie de l’argent. Loin d’être
« aussi radicale que le laisse accroire le partage tout à fait légitime entre ces deux catégories,
opéré par le monde pratique aussi bien que scientifique »755, elle est en fait le fruit d’une
« conscience secondaire », d’une « analyse après coup », liée au langage : au moment où
l’homme se dit « je », il reconnaît des objets en soi extérieurs à lui-même. En deçà de ce
moment de différenciation, « la vie psychique commence bien plutôt par un état
d’indifférence, le moi et ses objets reposent dans l’indivision, les impressions ou les
représentations remplissent la conscience sans que le porteur de ces contenus en soit déjà
séparé »756. Dans ces conditions, avance Simmel, la métaphysique selon laquelle « l’essence
transcendante de l’être serait absolument unitaire, au-delà de l’opposition sujet-objet » trouve
bien, en deçà de ce langage, « son répondant psychologique dans le fait qu’un contenu de
représentation peut emplir la conscience de façon simple et primitive, comme c’est observable
chez l’enfant qui ne parle pas encore de lui comme d’un je, et sous forme rudimentaire tout au
long de la vie peut-être »757. C’est plus encore dans l’expérience de la jouissance en général et
de la jouissance esthétique758 en particulier qui désignent des « états où nous nous oublions
nous-mêmes » que le philosophe découvre le paradigme d’une expérience échappant au
clivage sujet-objet que « seul un processus de conscience démarrant à neuf » pourrait révéler
dans son « unité ingénue »759. Une telle expérience trouverait son modèle dans le désir et dans
ce que Simmel appelle les processus de « valorisation »760. Or, si, historiquement, les « Temps
755
G. Simmel, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 27.
Ibid.
757
Op. cit., p. 28.
758
Op. cit. p. 30 : « Nous ne ressentons pas l’œuvre d’art comme quelque chose face à nous, parce que l’âme a
totalement fusionné avec elle, l’a absorbée en soi, aussi bien qu’elle s’est abandonnée à elle ».
759
Ibid.
760
Op. cit., p. 29 : Le désir est la « tension qui disloque la naïve unité pratique du sujet et de l’objet ». Comprise
dans le cadre psychologique de cette tension, la différenciation la soulage sans la satisfaire, puisque « la
différenciation aiguisée du besoin va de pair avec l’affaiblissement de sa violence élémentaire […] l’affinement
et la spécialisation du besoin contraignent la conscience à se donner plus à l’objet, le besoin solipsiste est privé
d’un certain quantum d’énergie». Mais alors même que ce quantum d’énergie s’apaise et se concentre sur l’objet
dans la connaissance, comme désir, créant la « distance » qui va différencier l’objet, il détermine toute valeur.
C’est donc de l’ « écart entre le sujet et l’objet », un écart qui suppose d’abord une indifférenciation, que naît la
valeur. Il faut donc comprendre la différenciation du sujet et de l’objet comme résultat d’une conscience seconde
pour comprendre la véritable dynamique de la valeur. C’est dans l’« importance générale de la distanciation »
qu’il faut chercher la clé du processus à l’œuvre « pour toute valorisation conçue comme objective »760. La
valeur en elle-même n’est que ce mouvement de distanciation d’une part, par lequel elle surgit, et de
rapprochement d’autre part par lequel les individus la « valorise » en se l’appropriant. Elle est de la sorte une
dynamique qui échappe nécessairement à la double objectivation du sujet et de l’objet. De manière révélatrice,
cette dynamique a totalement échappé à Kant. Sa théorie de la valeur, en tant que valeur morale identifiée au
Bien et détachée de sa genèse psychologique dans la jouissance et le désir de bonheur a préparé, selon Simmel,
le désert des valeurs modernes.
756
173
Modernes » sont « parvenus à concevoir l’entière profondeur et acuité de la notion du moi –
culminant avec l’importance, étrangère à l’Antiquité, du problème de la liberté – en même
temps que la force de la notion d’objet, telle qu’elle s’exprime à travers l’idée des lois
inviolables de la nature », ce perfectionnement a procédé d’une conception faisant de la
distinction en soi d’un « moi-sujet source de représentations » et d’un « moi-objet
représenté » la « prestation fondamentale » de notre esprit. Pourtant, d’un point de vue
philosophique, il est possible de saisir au contraire, en deçà de cette « prestation »,
l’indifférenciation originelle du sujet et de l’objet dans l’acte d’une représentation primitive.
Dans la mesure où « la représentation primitive, indifférenciée, ne comportant que la
conscience d’un contenu, ne saurait être caractérisée de subjective, puisqu’elle n’est pas
encore prise dans l’opposition sujet/objet », elle offre en effet des contenus qui, sans être
subjectifs, ne se laissent pas non plus appréhender par une méthode de type scientifique
puisque « ce pur contenu des choses ou des représentations n’a rien d’objectif »761. C’est dans
cette unité immanente des représentations comme contenus que « s’établira finalement notre
image intellectuelle du monde »762. Tout en se confrontant sans cesse à la relation entre le
sujet connaissant et l’objet connu, l’approche simmelienne fait implicitement fond sur une
telle unité, ce moment d’indifférenciation où Simmel aperçoit néanmoins la possibilité de
contenus qui ne sont pas éprouvés comme séparés de la réalité pas plus qu’ils ne le sont de
l’être qui les éprouve.
Adorno ne croit pas à cet idéal d’indifférenciation – jusque dans sa conception la plus
utopique de la connaissance dans les années soixante, il ne pensera pouvoir l’esquisser que
dans la négation déterminée la plus austère, et à terme, dans une pensée des différences, que
suppose son idée essentielle de mimèsis763. Reste que, déjà à l’époque, contrairement à ce
qu’elle escompte, la « philosophie de la Vie » ne lui semble pas plus réceptive aux
phénomènes en les abordant en deçà des différenciations dont la philosophie et la science ne
peuvent, quant-à-elles, que procéder. En passant sous silence ces différenciations, le
philosophe de la Vie est plus subjectif que jamais. C’est pourquoi la phénoménologie sociale
simmelienne ne fait finalement qu’échouer, de l’avis d’Adorno, en subtile psychologie. Si le
souhait de ne pas préformer son objet dans des catégories rationnelles est louable d’un point
de vue critique, il a pour conséquence la suppression d’une réflexion en retour sur les
catégories que charrie nécessairement tout processus de connaissance. Pour autant qu’elle
prétend à une telle connaissance, la philosophie de la Vie simmelienne tronque ce moment
dialectique où Adorno situe précisément la responsabilité philosophique. En croyant se libérer
des catégories de la subjectivité, Simmel en renforce par conséquent la prégnance
inconsciente. La Vie devient le cache-misère de la subjectivité qui, prétendant contempler le
monde, ne réfléchit qu’elle-même. Le moment extatique est retourné en comble
d’introspection : voilà que l’identité idéaliste en deçà de laquelle la philosophie de la Vie
recherchait les conditions de sa compréhension immanente des choses est reconduite. Le
monde retourne tout entier dans l’intimité des projections subjectives.
b. Heidegger ou l’écueil ontologique
-
Phénoménologie et philosophie de la vie
761
Ibid.
Op. cit., p. 30
763
Voir ci-dessous, quatrième partie, III, C.
762
174
En fondant son analyse du donné sur l’hypothèse d’une réalité « à-portée-de-la-main »,
« principiellement non dialectique et historiquement prédialectique »764, Heidegger s’est rangé
de lui-même dans une démarche phénoménologique. Pourtant, toute la critique que lui adresse
Adorno est moins fondée sur cette appartenance que sur une filiation plus tacite…avec le
vitalisme. Le cas Heidegger est ainsi compris polémiquement dans « L’Actualité de la
philosophie » comme ce « passage de la phénoménologie au vitalisme »765 par lequel « la
décomposition définitive de la philosophie phénoménologique est d’ores et déjà en
préparation »766. Ce vitalisme caractérisé qui le place dans la lignée de Simmel, mais surtout
de Dilthey en Allemagne et de Bergson en France, Adorno le repère précisément là où, faute
d’une transcendance que le fondateur de l’existentialisme ancrait dans la foi, Heidegger rompt
avec la « spéculation idéaliste de Kierkegaard ». De la « maladie à la mort » où se nouait le
paradoxe de l’existence rapportée au divin, Heidegger ne retient qu’un « être-pour-la-mort »
qui « ne reconnaît plus qu’une transcendance par rapport à la vie telle qu’elle est : dans la
mort »767. Tandis que par l’invocation phénoménologique du dernier mot, le plus concret, de la
finitude, Heidegger se soustrait aux conséquences problématiques du saut chez Kierkegaard,
il ne produit rien moins, à la place, qu’une « métaphysique de la mort »768. Mais, dans la
mesure où la « transcendance » (la mort) ne rompt ici qualitativement avec l’immanence (la
vie) qu’en tant que son « terme », son issue, elle ne peut être comprise qu’à partir de cette
immanence même. Bref, il n’y a qu’une philosophie de la vie qui puisse s’opposer, de façon
immanente, une métaphysique de la mort.
« On ne peut passer sous silence le fait que, de la sorte, la phénoménologie est sur le point de
se retrouver finalement aux côtés de ce vitalisme auquel elle avait à l’origine déclaré la
guerre : la transcendance de la mort chez Simmel ne se distingue de celle de Heidegger que
par le fait qu’elle en reste à des catégories psychologiques, là où Heidegger utilise dans son
discours des catégories ontologiques, sans qu’il soit encore possible de trouver dans la chose –
par exemple dans l’analyse du phénomène de l’angoisse – quelque moyen assuré de les
distinguer. »769
En vérité, bien que le courant de la philosophie de la vie lui ait d’abord semblé suspect et trop
irrationaliste770, Heidegger s’en est ouvertement inspiré après-guerre. « Converti » dès 1916771
à la phénoménologie husserlienne, ses cours de la première période de Fribourg (1919-1923)
témoignent des influences de Nietzsche, de Bergson et de Dilthey, en somme de cette
philosophie de la vie à partir desquelles est entreprise la critique du néokantisme. À ce stade,
sa pensée présente de fortes proximités avec les réflexions de Simmel et de Lukács, bien
qu’aucune considération sociologique n’entre chez lui en ligne de compte. Dans un de ses
premiers cours fribourgeois sur L’idée de la philosophie et le problème des visions du monde,
il entreprend, tout en maintenant une forme d’agressivité contre les philosophies de la
764
« L’actualité… », p. 12 ; GS 1, 330.
Ibid.
766
Ibid., p. 13 ; GS 1, 331.
767
Ibid., p. 12 ; GS 1, 330.
768
Ibid.
769
Ibid.
770
On sait que du temps de la rédaction de sa thèse sur Duns Scot, le jeune Heidegger se montrait plutôt hostile à
la philosophie de la vie, méprisée comme un simple esprit du temps, opérant un travail de sape constant sur les
objets et les principes éternels de la rationalité. Voir la biographie de Rüdiger Safranski, Heidegger et son temps,
Grasset, Paris, 1996, pp. 59-69. L’expérience de la guerre est le bouleversement qui modifiera le rapport de
Heidegger à ce mouvement – et corrélativement son engagement catholique : « Il faudra d’abord que le monde
d’hier de Heidegger soit ruiné par la Première Guerre mondiale. Heidegger doit d’abord devenir un sans-logis de
la métaphysique, avant de découvrir la “vie” à sa manière, et de la baptiser facticité ou existence » (op. cit., p.
65).
771
Année de sa nomination à Fribourg comme successeur de Rickert.
765
175
Weltanschauung – et même, fait remarquable, contre leur « jargon de l’authenticité » – de
saisir « l’attitude originelle du vivre » hors des écueils irrationalistes dénoncés. C’est dans
cette optique que s’ancre l’intérêt particulier du jeune Heidegger pour les marginalia de la vie
quotidienne que Bloch aborde au même moment dans L’Esprit de l’utopie avec une
imagination plus débordante. Marginalia sur lesquelles il s’agit de reconquérir la possibilité
d’un regard qui ne revienne pas à les chosifier772 – Heidegger emploie le terme lukácsien de
verdinglichen 773 –, en ses propres termes, à les « dé-vivre ». Car à l’heure actuelle, celle du
désenchantement, « le vivre du monde ambiant est dé-vécu jusqu’à ce dernier reste : connaître
le réel comme tel », c’est-à-dire s’y rapporter selon l’attitude de la science, cette attitude
d’origine kantienne, qui creuse entre sujet connaissant et objet le fossé qui conditionne toute
connaissance, chacun tenant l’autre en respect. Mais s’il y a un « vivre » à partir duquel ce
rapport sujet-objet peut enfin être déjoué, alors la philosophie est encore possible. D’une
manière qui rappelle l’entreprise même d’Adorno en 1931, Heidegger inscrit, dix ans plus tôt,
son projet dans l’effort d’une préservation de la philosophie.
« Nous sommes à la croisée des chemins méthodiques, où se décide la vie ou la mort de la
philosophie, au bord d’un abîme : ou bien nous empruntons la voie du néant, autrement dit de
l’objectivité absolue, ou bien nous parvenons à accomplir le saut dans un autre monde, ou plus
précisément : le saut qui nous fait entrer dans le monde pour la première fois. »774
Seule une pensée fondée sur le vivre peut faire pendant au « dé-vivre » théorique qu’impose
la compréhension scientifique du monde.
C’est donc effectivement une impulsion venue de la philosophie de la vie qui permet l’amorce
de la rébellion heideggérienne contre l’opposition traditionnelle du sujet à l’objet, impulsion à
laquelle la phénoménologie husserlienne fournit de nouvelles armes méthodologiques.
Essentiellement conçue comme méthode par Heidegger, celle-ci s’intègre à un projet relevant
au départ d’une problématique qui n’est donc nullement husserlienne. Avec elle, Heidegger a
soudain la force de concentrer en une seule philosophie la rigueur de la phénoménologie
transcendantale et l’objection vitaliste contre le divisionnisme philosophique issue du
criticisme kantien. Alors même qu’elle procède en partie de réflexions néokantiennes et
logicistes, la thématisation husserlienne d’un ego et d’un monde qui n’existent tout
simplement pas hors des vécus qui les font apparaître s’accorde sans difficulté apparente avec
la critique vitaliste du déphasage entre la connaissance telle qu’elle trouve son paradigme
dans la science et le vivre ou l’ « expérience vécue » qui en sont pourtant les véritables points
de départ. La méthode de Husserl ne fait certes nullement référence à une unité fondamentale
telle que la vie et ne passe outre les distinctions du rationalisme moderne que dans un cadre
transcendantal. Mais en tout état de cause, pas plus que Husserl, Heidegger ne substantialise
la vie. Durant le cours du semestre d’hiver de 1919 sur les problèmes fondamentaux de la
phénoménologie, il envisage néanmoins la possibilité d’une description de la « vie dans sa
vitalité la plus haute ». Il s’agit de la concevoir phénoménologiquement, « en soi et pour soi ».
Pourtant, compte tenu du sens précis de l’épochè husserlienne, la mise en évidence épochale
de la vie elle-même est déjà paradoxale : la suspension de toute attitude naturelle dans le but
d’accéder à la vitalité la plus haute doit soit vider tout à fait le concept de vie, soit le remplir
prématurément. C’est là un « problème pour l’esprit » que Heidegger qualifie alors lui-même
de « problème à la Münchhausen » : « se tirer soi-même par les cheveux du marécage de la
vie naturelle »775 pour saisir la vie « dans son essence propre ». Ce paradoxe était tension chez
772
M. Heidegger, GA, t. 56-57, p. 91.
Voir la réflexion que consacre Lucien Goldmann à la relation entre la pensée de Lukács et Être et temps de
Heidegger dans Lukács et Heidegger, Paris, Denoël, Gonthier, 1973.
774
M. Heidegger, GA, t. 56-57, p. 110.
775
M. Heidegger, GA, t. 56-57, p. 16.
773
176
l’auteur de L’Âme et les Formes, il constitue chez le jeune émule de Husserl l’expression du
défi que va constituer sa démarche : entreprendre une phénoménologie de la vie digne de ce
nom – c’est-à-dire attachée à une méthode de réduction indispensable des contenus auxquels
ont affaire la psychologie (sous la forme des vécus contingents) aussi bien que la biologie
(sous la forme de la manifestation naturelle du vivant). C’était déjà en partie le problème de
Dilthey, de Bergson et de Simmel. Mais Heidegger a de nouvelles armes et s’inspire alors
certes de Dilthey mais également de la phénoménologie schélerienne orientée en ce sens. Qui
plus est, la vie n’est plus pour lui ce flux non substantiel qui dépasse finalement hommes et
choses eux-mêmes. Elle est désormais intégrée à la problématique de son sens pour l’homme,
en tant qu’elle lui est essentielle. Or cette essentialité, avance Heidegger, n’est effective
qu’« en tant qu’elle vit dans un monde »776, compris non pas seulement comme « monde
avec [Umwelt] » et comme « monde ambiant [Mitwelt] » mais comme « monde du
soi [Selbstwelt] ». Alors que du point de vue de la méthode phénoménologique husserlienne,
le monde est précisément ce qui doit être suspendu dans l’épochè, de telle sorte qu’à l’issue
de leur « mise hors circuit », se maintiennent les vécus en tant que vie pure de l’esprit, le
« monde du soi » est le résultat de la procédure épochale, de telle sorte que s’y manifeste la
« pleine spontanéité du soi vivant », c’est-à-dire l’Existenz777. Dans cette perspective, la saisie
de la vie dans « sa vitalité la plus haute »778 qui n’est autre que « ce qu’elle est elle-même en
propre »779 n’est pas celle des seuls vécus comme expression de la vie pure de l’esprit. Elle
engage comme corrélat un apparaissant qui quand bien même il se maintient comme vécu en
tant qu’il est « monde du soi » est pourtant le monde, que la corrélation empêche de concevoir
comme transcendant mais qui oblige néanmoins à le cerner comme vécu comprenant celui qui
le comprend. Cette double détermination établit ce qu’Être et Temps appellera la
« mondanéité [Weltlichkeit] du Dasein » (§14) : l’être-au-monde est un « moment constitutif »
qui ne vient pas après la position du Dasein mais précède toutes ses positions. Dans ces
conditions, Heidegger introduit une compréhension des vécus dans l’unité du vivre, un monde
que l’épochè mettait chez Husserl hors circuit. La description phénoménologique des choses
mêmes va au contraire engager systématiquement chez Heidegger un tel monde. Lors du
cours du semestre d’hiver de 1921-1922, alors qu’il décrit avec la neutralité volontaire d’un
regard qui interdit de réduire le voir à son objet et cet objet à ses « qualités premières » ou
« secondes », bref à son analyse, Heidegger lance que la chaire comprend le monde dans le
regard que je porte sur elle parce que je suis moi-même au monde : « Vivant dans un
environnement, cela a une signification pour moi, partout et toujours, tout est du monde, il
monde »780. Le « monder » du monde est une dynamique qui est comprise dans celle de
l’intentionnalité même, mais l’impersonnalité du « il » signifie bien que celui-ci ne s’ancre
pas dans l’activité d’un sujet, pas plus qu’elle ne suppose un monde transcendant. Dans tout
vécu, « il monde », et vivre n’est rien d’autre que « monder ». La vie « facticielle » [das
faktische Leben] telle qu’elle se présente au regard est l’expérience indépassable de ce
« monder » : il convient donc de philosopher, non pas sur elle – ce qui reconduirait la
méthode phénoménologique à d’autres tentatives, plus fragiles dans leur fondements, comme
celle de Simmel – mais à partir d’elle.
776
M. Heidegger, Grundprobleme der Phänomenologie (cours 1919-1920), GA, t. 2, p. 34, trad. fr. de Françoise
Dastur dans un article de Theodor Kisiel, « Génèse et développement d’un thème : l’isolement », p. 198, in
Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Actes du colloque
organisé par J.-F. Marquet (Université Paris-Sorbonne, novembre 1994), édité par J. - F. Courtine, Vrin, Paris,
1996.
777
M. Heidegger, in Th. Kiesel, art. cit., pp. 260-261.
778
Ibid., p. 123.
779
Ibid., pp. 184-185.
780
M. Heidegger, GA, t. 56-57, pp. 71-72
177
-
L’existence en question
C’est dans le passage de l’attention aux vécus comme évènements de la conscience au vivre
comme « attitude » que se formule chez Heidegger la question anthropologique dans sa
spécificité. Pas plus chez Heidegger que chez Husserl, la vie n’est « la substance », l’être
même qui fait question. Dans les cours du début des années vingt qu’il consacre à la
phénoménologie de la religion, à Saint Paul, Augustin, Luther, ou encore Kierkegaard, c’est
vers la question kantienne « qu’est-ce que l’homme ? » que le philosophe n’a de cesse
d’orienter ses réflexions. En même temps, les éléments de personnalisme qui persistent dans
la constitution de l’ego transcendantal husserlien lui paraissent équivoques, compte tenu du
projet phénoménologique d’un retour aux choses et de sa prétention à sortir des oppositions
traditionnelles. Cette double détermination – d’une part le retour de la question de l’essence
de l’homme et le refus de l’ego transcendantal – se cristallise en fin de compte, comme pour
tous ceux qui redécouvrent alors Kierkegaard, en question de l’existence. Si dès les premières
années de sa collaboration avec Husserl, Heidegger tend « à séparer les idées de ce dernier du
contexte immanent de la conscience, et à les jeter dans le monde »781, la question de l’homme
n’est elle-même abordée qu’à partir de ce geste. L’homme est par excellence cet « être-jeté »
comme Dasein, c’est-à-dire, existence. À ce stade, la rupture avec l’éidétique husserlienne est
déjà consommée.
Dans le sillage de Scheler, mais d’une façon plus spécifique, « l’exigence d’ontologie
matérielle est réduite au domaine de la subjectivité, et elle cherche dans la profondeur de
celle-ci ce qu’elle ne parvient pas à trouver dans la plénitude ouverte de la réalité »782. À la
pensée husserlienne des choses mêmes comme essences, Heidegger substitue une pensée du
Dasein comme être. Tandis que Husserl a rendu possible l’insertion de la subjectivité
humaine dans la problématique de la corrélation, Heidegger insère le monde au sein de cette
corrélation, non en rappelant un « sujet » et un « monde extérieur » dont la phénoménologie
avait su réduire le dualisme, mais en ne concevant l’étant à analyser que comme existant dans
le monde. En vérité, cette « ouverture » apparente constitue pour Adorno une véritable
« rétractation ».
En effet, rapporté à la matrice phénoménologique husserlienne, le projet de Heidegger est
pour Adorno une régression. Une simple observation en témoigne : son ontologie
fondamentale restaure « les catégories de la suprématie desquelles la phénoménologie voulait
décharger la pensée : pure et simple subjectivité et pure et simple temporalité »783. Sans le
préciser, Adorno pointe là les reproches massifs qu’avait adressés Husserl lui-même à son
disciple. Par son herméneutique existentiale, Heidegger perdait de vue la démarche
fondamentale dont procédait l’attitude phénoménologique : la réduction, où est suspendue
« l’attitude naturelle ». Adorno ne se fait finalement ici que l’écho de Husserl lui-même.
« […] on ramène ma phénoménologie à un niveau dont le dépassement constitue précisément
toute sa signification ; en d’autres termes, […] on a méconnu ce qu’il y a d’essentiellement
nouveau dans la ‘réduction phénoménologique’ et […] par là même on n’a pas compris que
l’on s’élevait [Aufstieg] de la subjectivité mondaine (i.e. de l’homme) à la “subjectivité
transcendantale” ; on reste donc prisonnier d’une anthropologie, qu’elle soit empirique ou
apriorique, anthropologie qui, d’après ma théorie, demeure encore loin en deçà du terrain
spécifiquement philosophique, et la considérer comme philosophie c’est retomber dans l’
“anthropologisme transcendantal” ou plutôt dans le “psychologisme transcendantal” »784.
781
R. Safranski, Heidegger et son temps, op. cit., p. 95.
« L’actualité… », p. 11 ; GS 1, 329.
783
Ibid., p. 13 ; GS 1, 330.
784
E. Husserl, » Nachwort zur meinen Ideen «, in Husserliana : Edmund Husserl gesammelte Werke 5. 3, (hrsg.)
Marly Biemel, La Haye, Martinus Nijhoff, 1952, tr. fr. de A. L. Kelkel in Revue de Métaphysique et de Morale,
62/1957 (4), p. 373.
782
178
Comme Husserl récuse le statut phénoménologique que Heidegger attribue à ses catégories
existentielles, Adorno en dénonce « l’étroitesse » : « l’être-jeté », l’ « angoisse » et la
« mort », « ne parviennent pas à conjurer la plénitude du vivant » si bien que « le pur concept
de vie s’empare pour de bon du projet heideggérien d’ontologie »785. La polémique l’emporte
certes ici en partie sur le jugement s’il est vrai que ces catégories herméneutiques sont
soigneusement dissociées de l’expérience concrète, impure, de la » Verfallenheit «786, bref du
« on » et du « bavardage » qui tient lieu ici d’attitude naturelle suspendue. En effet, selon
Heidegger lui-même, avec l’angoisse, « la familiarité tombe en miettes »787, de telle sorte que
loin d’en rester à une simple catégorie psychologique, elle constitue l’élément systémique à
partir duquel l’herméneutique de la facticité est rendue possible. Dans la mesure où le Dasein
en proie à l’angoisse est « mis de par son propre être en face de lui-même » de telle sorte
qu’ainsi « découvert dans l’angoisse » il est « déterminé en tant que tel dans son être»788, le
phénomène de l’angoisse peut s’apparenter mutatis mutandis à la réduction husserlienne, dans
la suspension qu’elle opère de la pure et simple psychologie789. En s’emparant du Dasein –
elle n’est pas choisie – l’angoisse acquiert son statut systémique de phénomène de
« découvrement » : par elle, la transcendance surgit dans le vécu de celui qui jusque-là ne se
concevait lui-même qu’à partir de son essence finie, et qui se découvre, seuil de toute
ontologie fondamentale, comme être-au-monde.
Cela étant, bien que sa démarche ne soit pas tout à fait étrangère à la méthode épochale, il
convient de rappeler que l’intention heideggérienne est en même temps critique des
implications husserliennes de la réduction. Dans un cours de 1925 sur l’Histoire de l’esprit du
temps, Heidegger avait récusé explicitement la conception husserlienne de « l’idéation comme
fait de détourner les yeux de l’isolement [Vereinzelung] réal » vivant « avant tout dans la
croyance que le quoi [Was] de chaque étant doit être déterminé en détournant les yeux de son
existence [Existenz] »790. C’est précisément en orientant à nouveau le regard vers cette
existence délaissée que Heidegger dégage le quoi de son ontologie chez « un étant dont le
quoi est précisément d’être, et rien que d’être »791. Tandis que chez Husserl la problématique
de la réduction permet de « mettre en évidence dans sa spécificité irréductible la régionconscience, en marquant l’Ur-scheidung, le partage primordial qui sépare la sphère de
l’immanence pure de la réalité transcendante »792, elle prépare chez Heidegger l’ontologie du
Dasein qui n’est rien de tel qu’un ego transcendantal.
« L’angoisse esseule et découvre ainsi le Dasein comme “solus ipse”. Mais ce “solipsisme”
existential transporte si peu un sujet à l’état de chose isolée dans le vide aseptisé où il
apparaîtrait en dehors de tout monde qu’il met justement le Dasein, dans toute la rigueur des
termes, devant son monde comme monde et le met du même coup devant lui-même comme
être-au-monde. »793
785
« L’actualité… », p. 13 ; GS 1, 330-331.
Littéralement la « décadence ».
787
M. Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 238.
788
Op. cit.,§ 40, p. 233
789
Voir l’article de J.-F. Courtine, « Réduction et différence », in J.-F. Courtine, Heidegger et la
Phénoménologie, Paris, Vrin, 1990. Comme il le démontre, c’est en effet semble-t-il dans son herméneutique de
l’angoisse comme existential fondamental que la réduction a véritablement lieu, appliquée cette fois dans
l’intention d’une ontologie fondamentale. L’angoisse, comme « disposibilité insigne » du Dasein rejoue la
réduction éidétique comme réduction existentiale à partir de laquelle est possible tout remplissement.
789
M. Heidegger, op. cit., p. 237.
790
M. Heidegger, cours de 1925, Prolegomena…, op. cit, p. 152, tr. fr. extraite de Th. Kiesel, art. cit., p. 198.
791
Ibidem.
792
J. F. Courtine, art. cit., p. 246.
793
M. Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 237.
786
179
Lorsque dans ce passage de la réduction éidétique husserlienne à l’« esseulement » du Dasein,
Adorno repère une régression d’une problématique des idées objectives à celle de l’être
subjectif, il oblitère ce que celui-ci engage de critique de la subjectivité à laquelle précisément
Heidegger a voulu substituer la « situation », « l’être-là » du Dasein comme « être-aumonde ». Or de même que la vie n’est ressaisie que dans l’herméneutique de cet être-aumonde qui en transforme le concept, de même un tel être ne s’identifie pas chez Heidegger au
sujet traditionnel de la philosophie. À vrai dire, comme il l’objecte à Cassirer lors de la
Conférence de Davos, le Dasein n’a pas d’équivalent dans le vocabulaire d’un rationaliste
néokantien.
« Si l’on disait “conscience” ce serait justement ce qui a été rejeté par moi. Ce que je nomme
Dasein n’est pas seulement co-déterminé dans son essence par ce que l’on désigne comme
“ esprit ” ni non plus par ce que l’on nomme “ Vie ”, mais ce dont il s’agit, c’est l’unité
originaire et la structure immanente de l’être-en-relation d’un homme qui est, d’une certaine
façon, enchaîné dans un corps, et qui, de ce fait, a une façon propre d’être lié à l’étant au
milieu duquel il se trouve, non pas au sens d’un esprit qui abaisserait ses regards sur cette
situation, mais en ce sens que le Dasein, jeté au milieu de l’étant, accomplit en tant que libre
une percée dans l’étant, laquelle est toujours historique [geschichtlich] et, en un sens dernier,
contingente. »794
Libérée de la « conscience » et de l’« homme » au sens purement anthropologique, la
réflexion aborde la « structure immanente de l’être-en-relation » de l’homme, à partir de sa
percée historique et contingente au sein de l’étant. Par-delà toute « considération idéative »,
c’est l’existence [Dasein] même qui se présente. Précisément pour arracher ce « donné » à la
philosophie de la vie et au flux indéterminé de la trivialité de la vie, Heidegger recourt à la
méthode phénoménologique comme à une méthode purificatrice. Seule capable « d’éloigner
les préjugés – voir, tout simplement, et s’en tenir à ce qu’on a vu, sans se demander avec
curiosité ce qu’il faut faire »795, elle permet de dégager une pensée pure de l’implication de
l’homme dans le monde en évitant les écueils de l’historicisme des visions du monde
(Dilthey) ; en d’autres termes, elle permet de dégager la « métaphysique du Dasein humain »
qui « demeure foncièrement éloignée de toute anthropologie, même philosophique »796. Cet
abandon des catégories traditionnelles du rationalisme et de l’anthropologie philosophique
situe Heidegger dans une tradition kierkegaardienne qu’il expurge même – plus radicalement
encore que les vitalistes – de ses concepts idéalistes (esprit, intériorité, sujet). Le dépassement
husserlien de l’opposition du sujet et de l’objet libère ainsi le « phénomène » de l’existence.
Puisque, comme il le note, dans un registre très kierkegaardien, « l’homme a toujours déjà
l’élément de son existence dans l’artificiel, dans le mensonge, dans les bavardages »797, seul le
regard phénoménologique, dans sa « neutralité », est à même d’y cerner l’apparition de
régimes d’être purifiés, c’est-à-dire authentiques. Or, ceux-ci, « dans toute cette durée du
Dasein qui s’étend entre la vie et la mort »798, n’éclatent qu’en « un très petit nombre de rares
instants »799 : la discontinuité des surgissements « authentiques » du Dasein contraste autant
avec le continuum de la vie courante des hommes qu’avec l’atemporalité de la conscience
d’un pur ego transcendantal. Cette discontinuité est alors en quelque sorte la brèche par
laquelle s’engouffre la possibilité de la constitution de l’ontologie. Elle établit des crans
d’arrêt dans le relativisme vitaliste où elle a puisé certaines de ses impulsions, dissipant la
tension que Kracauer relevait déjà dans le vitalisme de Simmel entre une ouverture débridée
794
E. Cassirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie, op. cit., p. 45.
Voir cours sur L’idée de la philosophie et le problème des visions du monde.
796
Kierkegaard, p. 57 ; GS 2, 48.
797
M. Heidegger, Ga, tome 20, p. 37, cité par R. Safranski, op. cit., p. 94.
798
E. Cassirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie, op. cit., p. 45.
799
Ibid.
795
180
au phénomène mettant au défi toute ontologie et le besoin épistémologique et métaphysique
d’un absolu, d’un être ultime. Contrairement au vitalisme, grâce à la méthode
phénoménologique, mais tout en rompant cependant de manière décisive avec
l’imperméabilité du rationalisme husserlien à la question de l’existence, la phénoménologie
heideggérienne se rend capable d’une ontologie. Mais dans cette extrapolation de l’intention
husserlienne, Heidegger, juge Adorno, ne se libère pas du vitalisme, pas plus que de
l’historicisme dont il vient. Le fait que la remise en cause husserlienne de l’opposition du
sujet et de l’objet culmine chez lui en ontologie constitue pour Adorno in fine un
retournement contre nature de son vitalisme larvé. Plus encore, en tant même qu’héritier du
« dernier projet d’ontologie subjective que la pensée occidentale ait produit »800, il trahit en
fait, en l’ontologisant, la leçon kierkegaardienne sur le concept d’existence. Si bien que tout
son projet ontologique est conçu comme le simple habillage abscons – dissimulant mal son
statut purement tautologique – d’évidences triviales. L’ontologie s’avère artificielle autant
dans son accomplissement apparent de l’existentialisme que dans son dépassement apparent
des apories du vitalisme. À la fois eu égard au concept d’existence – rapporté à
l’existentialisme kierkegaardien – et eu égard à celui d’histoire – rapportée à sa facticité,
l’ontologie se dissout.
-
Le non-sens d’une ontologie de l’existence : la trahison du projet
kierkegaardien
Si, en constituant l’ontologie à partir de l’existant, la phénoménologie heideggérienne trahit
Husserl, elle trahit également Kierkegaard. Autant son subjectivisme existentialiste le sépare
de Husserl, autant sa volonté de constituer l’ontologie de l’existence le sépare de Kierkegaard.
Dans sa thèse sur Kierkegaard, Adorno relève une phrase de Heidegger selon laquelle « la
marque distinctive ontique de l’existence réside en ce qu’elle est ontologique »801. Il n’y a
pourtant rien de tel qu’une ontologie de l’existence dans l’œuvre du philosophe danois. Par
conséquent, « cette phrase de Heidegger reste incompatible avec l’intention
kierkegaardienne »802, car si chez Kierkegaard l’ontologie est « cherchée dans le cercle de
l’existence », l’existence n’est pas, réciproquement, « la réponse à une question
ontologique »803. Quoique Kierkegaard ait employé lui-même le terme d’« ontologie » –
Adorno renvoie à un passage des Stades sur le chemin de la vie – c’est « de façon seulement
polémique, comme équivalent de métaphysique ». Comme il l’écrit à Kracauer dans une lettre
du 1er juillet 1930, il convient plutôt d’insister sur ce qu’il appelle sa théorie de la voie barrée
de l’ontologie [Theorie der versperrten Ontologie], c’est-à-dire le rapport pour ainsi dire
privatif instauré chez lui entre l’existence et son ontologisation. Si « c’est la question
ontologique en tant que question du “sens de l’existence” qui est lue en tout premier lieu
aujourd’hui chez Kierkegaard »804, écrit Adorno, associant cette remarque à une note référant
directement à Être et Temps, chez lui pourtant l’existence « ne saurait être comprise comme
un mode de l’être, dût-elle être un mode de l’ouverture à soi-même. Il ne s’agit pas pour lui
d’une “ontologie fondamentale” qui doit être cherchée dans l’ “analytique existentiale de
l’existence [Dasein]” »805.
Par conséquent, l’ontologie existentiale ne peut être rattachée à la conception
kierkegaardienne qu’au prix d’une triple lecture biaisée où 1) la thématisation du devenir est
800
« L’actualité de la philosophie », pp. 11-12 ; GS 1, 329.
M. Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 28.
802
Kierkegaard, p. 118 ; GS 2, 99.
803
Op. cit., p. 119 ; GS 2, 100.
804
Op. cit., p. 117 ; GS 2, 99.
805
Op. cit., p. 118 ; GS 2, 99.
801
181
fixée en être, 2) la source de l’impulsion ontologique est identifiée au contenu de l’ontologie,
3) le sens de l’existence est autonomisé. Trois points que développe Adorno pour révéler en
fin de compte la façon dont, non content d’avoir détourné les intentions husserliennes,
Heidegger trahit finalement celles de Kierkegaard…
1) En tant que détermination de l’être, l’ontologie contredit la thématisation kierkegaardienne
du devenir. Comme fixation atemporelle et finie – fût-ce dans la structure même du temps –
elle contredit le déploiement infini de la subjectivité.
« C’est précisément ce qui élève Kierkegaard au-dessus des tentatives de reconstruction
romantiques, qui affirment pouvoir réinstaurer immuablement – phénoménologiquement – une
ontologie. Il préfère laisser errer la conscience, sans commencement ni fin dans l’obscur
labyrinthe d’elle-même et de ses voies qui communiquent entre elles, attendant sans espoir,
sinon l’espoir de voir apparaître, au bout du tunnel le plus reculé, comme une clarté lointaine
de la sortie, plutôt que de s’enchanter avec le fata morgana d’une ontologie statique dont les
promesses de la ratio autonome sont laissées inaccomplies. D’où la prépondérance du devenir
sur l’être, malgré la question ontologique de l’origine. La multiplicité qualitative de l’être des
idées est transposée dans l’unité du devenir immanent. »806
En affirmant la primauté de l’existence de l’individu, Kierkegaard n’a pas fixé cette dernière
dans les termes atemporels d’une ontologie : « l’existence de la personne est pour lui un
devenir qui défie toute objectivation »807. De même que l’objectivation du devenir n’en
conserve qu’un moment, dans la fixité de ses catégories, fussent-elles déployées à partir de la
temporalité du Dasein, l’ontologie rend unilatéral le paradoxe de l’existence. La fonction
« dynamique-dialectique » de la spiritualité kierkegaardienne sur laquelle insiste Adorno se
déploie donc en porte-à-faux permanent avec la possibilité d’une telle fixation. Au plein
immobile de l’être heideggérien s’opposent les appels d’air des « idées telles qu’elles
surgissent dans le mouvement de l’existence sans demeurer en elles »808. C’est pourquoi
l’existence, comme devenir, met au défi l’ontologie. Plus encore, elle est la dynamique même
par laquelle le moment ontologique – conçu comme moment d’objectivation – est sans cesse
repoussé, ou « conjuré », selon l’expression adornienne. Ce n’est pas l’être dans sa plénitude
mais « la non-certitude objective, maintenue dans l’appropriation de l’intériorité la plus
passionnée » qui « est la vérité, la plus haute vérité qui soit pour un existant »809. Dans son
idéalisme démonique, Kierkegaard ne tombe donc nullement dans l’écueil d’une restauration
romantique d’un être immuable – il le sait déjà perdu pour la philosophie lorsqu’il envisage
« sous la catégorie de la négativité, de la non-certitude »810 les paradoxes de l’existence. Les
affects de la psychologie kierkegaardienne – et c’est ce qui la distingue principiellement de «
la philosophie phénoménologique d’aujourd’hui »811 – n’expriment rien d’autre que cette
impossibilité pour l’existence d’être établie comme un acquis de la pensée, structuré une fois
pour toute dans une analytique existentiale. On peut remplir l’existence d’être, il s’en écoulera
instantanément comme l’eau du tonneau des Danaïdes. Car tandis que « toute
phénoménologie cherche, en vertu de la ratio autonome, à constituer sans médiation
l’ontologie […] la psychologie de Kierkegaard sait d’avance que l’ontologie est occultée pour
la ratio. Dans les affects, elle vise seulement à saisir les reflets de l’ontologie »812. Ces reflets
806
Op. cit., p. 57 ; GS 2, 48-49.
Op. cit., p. 121 ; GS 2, 102.
808
Op. cit., p. 118 ; GS 2, 99.
809
S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, in Œuvres complètes
de Kierkegaard, trad. fr. de P.H. Tisseau et E. M. Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante, t. X, p. 189.
810
Ibid.
811
Kierkegaard, p. 48 ; GS 2, 40.
812
Ibid.
807
182
sont saisis comme tels par l’habitant, triste, du château fort qui ne ramène du monde que des
images. Cette tristesse médiatise ainsi l’intention ontologique kierkegaardienne : elle la révèle
comme une tension infinie, toujours irréalisée, non comme accomplie dans l’existant.
2) Dans son identification de l’être même au Dasein, la phénoménologie opère une confusion
de la source de l’impulsion ontologique et de son objet, identifiant le contenu de l’ontologie à
ce qui n’en est chez Kierkegaard, selon l’expression d’Adorno, que la « scène ».
Seule une telle différence entre l’impulsion et l’objet permet de saisir comment d’une part
chez lui « la question […] de la vérité apparaît de la façon la plus impérieuse là où, sans thèse
dogmatique ni antithèse spéculative, elle est dirigée vers […] l’existence de l’individu »813,
tout en restant « séparée de tout projet ontologique de la personne »814. Quoique dirigée vers
l’existence, la vérité n’y trouve pas son contenu objectivé. En elle, « l’idée de la vérité se
différencie d’une vérité purement subjective par le postulat de l’ ‘infinité’ à laquelle le moi
fini est purement et simplement incommensurable », en même temps qu’« elle se distingue de
toute objectivité, de quelque sorte qu’elle soit, par le rejet de tout critère trans-subjectif
positif »815. Si bien que « c’est par la négation de la subjectivité immanente, c’est-à-dire par la
contradiction infinie, que la transcendance de la vérité est produite »816. Comme a cessé de le
penser Heidegger, subjectivité et vérité ne se rassemblent ici que dans le paradoxe817, c’est-àdire dans la forme dialectique de leur contradiction réciproque sans dépassement. Mais « ce
n’est que parce qu’elle n’est pas elle-même ontologique que l’existence de l’individu est pour
Kierkegaard la scène de l’ontologie»818. Rétive à toute ontologisation de l’existence,
l’existence de l’individu est cependant la scène d’une ontologie élaborée à partir de l’existant.
Lorsque Heidegger fait du Dasein un contenu ontologique, qui lui-même, dans une
perspective encore fidèle à Kant, conditionnerait a priori de la connaissance, l’existence
kierkegaardienne sait ne pouvoir trouver le contenu ou le sens qu’hors d’elle-même. Véritable
cible en direction de laquelle s’arme la question de la vérité, l’existence de l’individu n’est
pas fixée ontologiquement dans le tir : il s’agit bien plutôt de rebondir à partir d’elle, et d’elle
seulement, vers une vérité qui n’est pas en elle mais hors d’elle.
3) Dans son autonomisation du sens de l’existence, identifiant finalement le premier à la
seconde, Heidegger fait adhérer à l’existence un sens qui, chez Kierkegaard, ne lui appartient
en aucun cas.
« La question du “ sens” de l’existence n’est par pour lui la question de ce que l’existence est
en propre. Mais bien plutôt, la question de ce qui donne un sens à l’existence, en elle-même
vide de sens »819.
À l’interprétation heideggérienne d’une ontologie de l’existence à partir de la question de son
sens, Adorno oppose le fait que chez Kierkegaard la question du sens relève en réalité d’une
sphère que l’existence peut rejoindre mais à laquelle elle ne s’identifie pas : celle du religieux.
Si comme il l’affirme en 1931, « le projet de Kierkegaard est brisé et ne peut plus être
restauré »820, c’est précisément parce que chez lui l’« acte de pensée subjectif » ne s’arrache à
son inauthenticité que par « une foi dont les contenus, contingents pour la subjectivité, ne sont
813
Op. cit., p. 117 ; GS 2,
S. Kierkegaard, op. cit., p. 189.
815
Kierkegaard., p. 122 ; GS 2, 103.
816
Ibid.
817
Ibid.
818
Op. cit., p. 121; GS 2, 102.
819
Op. cit., p. 118 ; GS 2, 99.
820
« L’actualité… », p. 11 ; GS 1, 329.
814
183
issus que de la parole biblique »821. « Obtenir dans la subjectivité un être fermement fondé, la
dialectique inlassable de Kierkegaard n’en fut point capable » : elle ne put résoudre en elle la
question de l’existence. À « l’ultime profondeur » qu’elle y découvrit « celle du désespoir où
la subjectivité se décompose », elle ne trouva « qu’une issue : le “saut”, dans la
transcendance »822. À cette transcendance divine, Heidegger a substitué la transcendance
sécularisée de la mort. Dans le processus d’une telle sécularisation est perdue la teneur de la
pensée kierkegaardienne de l’existence : en réalité, « elle est remplie de présupposés
théologiques ; elle n’est pas une anthropologie qui se suffirait à elle-même »823 . Tandis que
l’ontologie existentiale met à l’écart l’invocation d’un sens transcendant dans l’interprétation
de l’existence, c’est justement le geste de Kierkegaard de n’avoir pu interpréter cette dernière
que comme « scène pour le sens transcendant apparaissant », sens transcendant sans lequel la
scène elle-même disparaît. Il en va, dans le déploiement de l’existence, d’un élan vers ce qui
serait « qualitativement différent de l’existence »824 – et dont la mort, comme pure négation de
la vie, ne livre qu’une morbide caricature. En ontologisant l’existence, Heidegger passe sous
silence ce rapport constitutif à ce qui n’est pas elle. Il échange contre cette hétéronomie
constitutive du concept – qui en fonde le déploiement dialectique – l’identité du sens et de
l’existence. Pourtant, « ce n’est pas au moyen du sens que l’existence elle-même s’explicite,
mais plutôt en se distinguant de ce qui est dénué de sens [sinn-leer], de la contingence »825.
Contingence que précisément aucune ontologie ne peut saisir, qui plus est dans le cadre d’une
herméneutique qui a chassé tout non-sens, comme cela éclate dans les difficultés qu’elle
rencontre à appréhender la facticité de l’histoire.
-
L’échec de la saisie de la facticité : l’histoire
Indexée au départ sur l’être-en-relation du Dasein, l’historicité devient la matière même de
l’ontologie fondamentale. C’est précisément ce « tournant » dans la phénoménologie
heideggérienne qui donne à Adorno de nouvelles armes pour attaquer Heidegger, car le
relativisme historiciste dont il cherche en vain à limiter la puissance corrosive sur toute
métaphysique, discrédite a priori, faute d’une appréhension frontale de la facticité historique,
son projet ontologique. Dans sa conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature » –
qu’il conçoit comme une réponse à la « Discussion de Francfort » –, Adorno relève la
proximité troublante qui s’établit désormais non plus entre phénoménologie et vitalisme mais
entre phénoménologie et historicisme. Alors même qu’en invoquant l’histoire, « le projet
semble absorber l’abondance des déterminations de l’être » et que, ce faisant « le soupçon à
l’égard de l’absolutisation d’un élément contingent diminue lui aussi »826, « c’est désormais
l’histoire elle-même, dans sa mobilité extrême qui est devenue la structure ontologique
fondamentale »827. Ainsi rendue structurale, et c’est là le paradoxe que pointe Adorno,
l’historicité du Dasein, n’est plus saisie, en dépit de l’insistance heideggérienne sur sa
facticité, que dans son atemporalité. Comme chez le premier Scheler, « qui a tenté de
construire, sur la base d’une intuition purement rationnelle des teneurs anhistoriques et
éternelles, un ciel des idées brillant au-dessous de tout ce qui est empirique, porteur d’un
caractère normatif, et par rapport auquel l’empirique est perméable »828, le « dernier tournant
821
Ibid., p. 12; GS 1, 330.
Ibid., p. 11; GS 1, 329.
823
Kierkegaard, p. 48; GS 2, 40.
824
Kierkegaard, p. 119; GS 2, 100.
825
Op. cit., p. 118 ; GS 2, 99.
826
« L’Idée d’histoire de la nature », p. 36 ; GS 1, 350.
827
Ibid.
828
Ibid., p. 35; GS 1, 349.
822
184
de la phénoménologie », ne saisit l’histoire que dans les « déterminations universelles »829 que
dégage l’analytique existentiale. Pour Heidegger, « toute pensée qui cherche à ramener à des
conditions historiques des teneurs en train de se former, présuppose un projet de l’être luimême, par lequel l’histoire est donnée d’avance comme structure d’être »830. L’histoire n’a
plus de sens ici que comme historicité. Pourtant, objecte Adorno, « le problème de la
contingence historique ne se laisse pas maîtriser à partir de la catégorie d’historicité »831. En
effet, en intégrant l’histoire comme historicité à la subjectivité, toute chance de saisir la
dimension de facticité constitutive de l’histoire est perdue. C’est fallacieusement que « l’être
historique saisi sous la catégorie subjective d’historicité, est censé être identique à
l’histoire »832. En réalité, oppose Adorno, préparant là le terrain de ses représailles
lukácsiennes et benjaminiennes, « l’histoire se place face à l’historicité comme quelque chose
d’accompli, de figé et d’étranger ». On aura beau reconnaître dans un phénomène historique
des « déterminations universelles structurelles de la vie » – « le retour et l’intégration de ce
qui a été […] l’importance de la spontanéité humaine » – de « larges pans » de « la facticité
de la Révolution française en sa seule qualité de fait nu » « tomberont hors du champ que
couvrent ces déterminations »833. L’historicité, dans sa structuration subjective, place, vis-àvis de l’histoire, la philosophie de l’existence dans « l’impasse suivante : toute facticité
n’entrant pas dans le projet ontologique lui-même est subsumée sous une catégorie, celle de la
contingence, du hasard, et cette catégorie est intégrée au projet en tant que détermination de
l’historique » 834. De deux choses l’une : soit la phénoménologie a affaire à la facticité
historique et elle doit, pour en préserver le concept, résister à son intégration à l’ontologie
comme historicité, soit l’ontologie se fonde sur une telle historicité et elle perd toute chance
de penser, fût-ce négativement, la facticité historique. Pour échapper à ce dilemme,
l’ontologie fondamentale fait de la facticité le propre du Dasein, substituant selon Adorno à la
contradiction de départ une tautologie : le Dasein s’approprie la facticité qui lui est propre.
Elle lui devient donc propre parce qu’elle lui est propre. Cette manière de raisonner, « pour
conséquente qu’elle soit », ironise Adorno, contient en soi un aveu d’échec : la maîtrise du
matériau empirique a échoué »835. La facticité est bel et bien sacrifiée dans cette appropriation.
Lorsque, consciente de cette perte, « la pensée néo-ontologique » s’accommode finalement de
« l’inaccessibilité de ce qui est empirique », elle « procède encore et toujours d’après le même
schéma » : un schéma idéaliste selon lequel, dans le vocabulaire d’Adorno, la ratio doit
toujours faire du monde son produit pour l’appréhender, si bien que ce qu’elle ne produit pas
n’a pour elle aucun sens. Loin de se rendre capable d’appréhender la facticité historique ou la
mort elles-mêmes, tous ces moments, qui « n’entrent pas dans des déterminations de la pensée
et ne peuvent être rendus transparents », elle les maintient « purement et simplement là,
immobiles » en leur imprimant « une dignité ontologique »836 dans des catégories opaques.
Car en constituant le Dasein en être à partir de l’être-pour-la-mort et de l’historicité, la
phénoménologie mystifie la transcendance de la mort et l’histoire mêmes. Ainsi « le projet de
l’être affirme toujours sa priorité par rapport à la facticité, traitée quand à elle à un niveau
inférieur »837. Or, relève Adorno, rattachant Heidegger à Kant là où son effort de constitution
de l’ontologie l’en éloignait, ce rapport de force en faveur du projet présente une structure
analogue à celui qui oppose dans la Critique de la raison pure « l’agencement catégorial
subjectif et le divers empirique » : bref, la prééminence de la constitution transcendantale sur
829
Ibid., p. 37; GS 1, 350.
Art cit, p. 36; GS 1, 350.
831
Ibid., p. 37; GS 1, 351.
832
Art. cit, p. 40; GS 1, 353.
833
Ibid., p. 37; GS 1, 350.
834
Ibid.
835
« L’idée d’histoire… », p. 37; GS 1, 351.
836
« L’idée d’histoire... », p. 38; GS 1, 351.
837
Ibid., p. 40; GS 1, 353-354.
830
185
ce qui apparaît. Tout l’effort adornien consiste à déjouer cette prééminence : en s’efforçant de
« concevoir l’être historique lui-même, dans sa déterminité historique la plus prononcée, là
où il est le plus historique, comme un être relevant de la nature ; ou encore, si l’on parvenait
à concevoir la nature, là où elle semble demeurer dans la plus profonde immobilité, comme
un être historique »838. Bref, à l’ontologie qui fait fond sur l’atemporalité de l’historicité, il
s’agit d’opposer l’interprétation de l’histoire de la nature comme dépérissement. Une telle
historie de la nature révélera alors l’idéalisme lui-même comme un paysage pétrifié, soumis
au régime objectif de la désuétude et de la mort839.
-
Ontologisation de la « situation transcendantale sans abri »
De cette oblitération du non-sens de l’existence et de la facticité historique surgit l’évidence
d’un inévitable malentendu entre Heidegger et toute anthropologie – si négative soit-elle –
d’obédience marxiste. Si par la situation heideggérienne du Dasein le thème lukácsien de « la
situation transcendantale sans abri [transzendentale Obdachlosigkeit] » trouve un droit de cité
philosophique, en l’occurrence phénoménologique, hors d’un cadre de référence théologique
ou esthétique, son ontologisation en déterminant fondamental de l’être-là en fait un
déterminant que ni l’histoire ni les hommes eux-mêmes ne changent. Descriptive, l’analytique
existentiale s’en tient à la prévalence de la finitude de l’être-pour-la-mort, dans un esprit noncritique, là où la dialectique marxiste veut trouver dans l’immanence concrète les ressources
d’une action commune émancipatrice. De l’une à l’autre, c’est la conception des limites qui
change. Chez Heidegger, les limites kantiennes de la connaissance sont extrapolées en limites
de l’être même. Chez Bloch ou Benjamin, rompre avec la pensée de la limitation kantienne
est la condition d’une reconquête de la métaphysique mais dans le but, à partir d’elle, de
concevoir les moyens de repousser dans le monde les limites objectives imposées à
l’émancipation des individus. Ici, une métaphysique est reconquise, mais au moment même
où est investie la sphère du sens de l’existence, l’espoir en retour d’une transformation du
monde est vidé de toute pertinence : c’est une vision du monde, un choix éthique, qui qualifie
tel ou tel Dasein, mais n’est pas le présent même, que tend à transformer l’avenir, dans le
contexte historique donné (Bloch). Car précisément, pour Heidegger, cette situation n’est pas
historique, elle est ontologique.
Une telle ontologisation contredit toute philosophie de l’émancipation pour laquelle la limite
objective n’est une limite ontologique qu’idéologiquement parlant. Le repli heideggérien de
la situation historique en situation ontologique est peut-être alors le grief le plus tenace que lui
opposera la tradition marxiste qui n’a voulu quant à elle la penser que dans la perspective
révolutionnaire et/ou utopique de sa transformation. C’est sans doute ici que se dessinent le
plus nettement les contours de deux conceptions de l’homme : selon que la finitude comme
sort de la créature est conçue comme ce qui lui est propre ou au contraire comme expression
de l’aliénation se déterminent deux anthropologies antithétiques.
Ainsi, dans le Kierkegaard comme dans les conférences de 1931 et 1932, la polémique
adornienne revient en somme à assiéger Heidegger de toutes parts : à la fois par le versant
kantien (sa fondation d’une ontologie sur le schématisme), et par le versant kierkegaardien ;
par le versant de la perte d’un rapport au concret (critique de l’historicité) et par celui de son
ontologie (qui maintient la croyance fallacieuse d’un accès à la réalité).
838
Ibid., p. 41; GS 1, 354-355.
Nous reviendrons sur la transformation particulière qu’opère en ce sens Adorno dans le passage de la seconde
nature de Lukács à l’histoire de la nature benjaminienne dans la « Construction de l’esthétique ».
839
186
*
En guise de bilan de cette attaque littéralement généralisée contre la philosophie académique
de l’époque, en laquelle Adorno identifie, sous des masques divers, la thèse brisée d’un
idéalisme persistant, on peut dégager, en creux, deux thèses adorniennes essentielles sur la
subjectivité. Premièrement, la subjectivité, à elle seule, ne peut fonder un projet de
connaissance ontologique, c’est-à-dire, accéder à l’être même : elle a perdu cette prétention
depuis la critique kantienne de la raison pure. Deuxièmement, il n’y a pas de fondation
transcendantale possible de sa « vérité », car toute autoposition de la subjectivité la suppose
coupée d’un monde d’objets qui pourtant la médiatise et la détermine, hors duquel elle n’a
tout simplement aucune teneur. De ces deux thèses, on peut extraire deux conséquences, que
la pensée adornienne s’efforcera toujours d’appliquer : d’abord, la subjectivité doit être
pensée sous condition du concret socio-historique qui la détermine. Ensuite, comme nous
allons le voir plus précisément, la philosophie ne peut accéder à ce concret que sous le régime
d’apparences mythiques – que la Dialectique négative désignera comme « conditions
fausses » –, et non comme « être ».
Reste à mettre en évidence cette dernière conséquence à laquelle s’affrontent véritablement
les deux conférences de 1931 et l932, en dégageant maintenant la part constructive, quoique
nécessairement toujours critique et non fondationnelle de l’actualité adornienne de la
philosophie. Si le tableau de cette actualité forme un champ de ruines où subsistent les avatars
d’un idéalisme démembré, comment une pensée, qui tient à rester philosophique, doit-elle
donc s’y prendre avec le matériau décomposé qui lui échoit ?
B. L’actualité comme tâche : dissolution de l’énigme
Au vu du tableau critique adornien, brossé sous la lumière crue de la menace de sa liquidation
par les derniers développements du positivisme, il apparaît que l’incapacité historique où la
philosophie se trouve désormais de réconcilier l’objectif et le subjectif, la condamne
définitivement à son démon subjectif. Tandis que bon an mal les néokantiens comme Husserl
restaurent les impasses du « vieil idéalisme » de Kant et de Descartes, auxquelles Kierkegaard
avait cherché à échapper en s’engouffrant dans une troisième impasse esthétique le conduisant
au sacrifice de l’intellect, Simmel et Heidegger s’efforcent, avec la vie pour l’un et l’ontologie
pour l’autre, de maintenir l’orientation kierkegaardienne sans en payer le prix. À rebroussepoil de toute complaisance pro-philosophique, le tableau adornien confirme ainsi
polémiquement le verdict du Cercle de Vienne : si la philosophie persiste dans ce
subjectivisme, elle s’expose à sa pure et simple liquidation. Comme les phénoménologues
eux-mêmes, c’est d’abord en revendiquant une différence de méthode qu’Adorno sauve la
philosophie de sa liquidation dans la science : comme « interprétation » [Deutung] susceptible
d’un « très petit nombre de résultats », elle s’oppose à la science qui est « recherche », et
susceptible d’un plus grand nombre de résultats. À partir de cette différenciation cruciale
s’esquisse la tâche nouvelle d’une philosophie véritablement actuelle qui serait donc
« matérialiste » : le deuil de l’accès à la totalité du réel est son point de départ, l’interprétation
dialectique, sa méthode, la vérité, toujours son but. Le propos est essentiellement
programmatique, et pour cela quelque peu abstrait – ce qui lui fut reproché. Mais c’est selon
nous de façon très conséquente qu’Adorno se tiendra à l’esprit de ce programme : c’est
pourquoi il convient de le prendre au sérieux. En posant les jalons d’une méthode
interprétative critique de l’herméneutique dans les deux conférences de 1931 et de 1932,
187
celui-ci ne fait rien moins qu’equisser, à l’échelle de la miniature, ses « modèles critiques »
ultérieurs.
1. Critique esthétique de la langue philosophique
a. Du « cercle herméneutique » à l’interprétation sans le sens
-
Equivoque de la donation de sens
« L’origine subjectiviste de la phénoménologie » se dévoile dans la tension où elle se trouve,
face à sa visée ontologique, quand elle aborde la question du sens. En effets, les expressions
de « sens » [Bedeutung] ou de « signification » sont « chargées d’équivoque » : elles
désignent soit un « contenu transcendant », signifié par l’être, situé derrière l’être et extrait de
celui-ci par voie d’analyse »840, soit le sens est « l’explicitation de l’étant lui-même selon ce
qui le caractérise comme être, sans que pour autant l’être explicité se voie par là déjà doté de
sens »841. D’une compréhension à l’autre on passe du présupposé idéaliste de la rationalité de
la réalité à celui de l’autonomie de la ratio, qui, puisqu’elle n’est plus « raison » chez
Heidegger, s’apparente au geste ambigu de la « donation de sens » qui n’est, polémique
Adorno, « rien d’autre qu’une manière d’importer des significations, telles qu’elles ont été
posées par la subjectivité »842. Dans ces conditions, l’ontologie heideggérienne retrouve
finalement en sous-main les deux axiomes fondamentaux de l’idéalisme, puisque par l’être,
elle affirme la rationalité de la réalité, tandis qu’en le constituant par le sens, elle affirme
l’autonomie de la ratio. C’est cette duplicité de la question du sens et de la question de l’être
qui « plaide avec insistance », une fois encore, pour l’hypothèse d’une complicité
fondamentale de la phénoménologie heideggérienne, « jusque dans son dernier tournant
irrationaliste » avec l’idéalisme. Mais alors même qu’elle en exemplifie radicalement, sous un
déguisement existentialiste, le destin moderne, elle en manifeste la contradiction interne. En
effet, il y a, remarque Adorno, quelque chose de paradoxal, pour un projet ontologique, à
poser la question du sens en même temps que celle de l’être. Pourquoi ? Parce que la question
du sens appartient à une situation où précisément la question de l’être ne trouve plus d’espoir
de réponse. En droit, la question du sens ne peut surgir que « là où la ratio reconnaît la réalité
effective qui lui fait face comme quelque chose de perdu et relevant du domaine des
choses »843. En d’autres termes, elle n’intervient que dans un contexte où sont dissociées
comme étrangers l’un à l’autre la réalité effective et la ratio, où, par conséquent, il n’y a pas
de « sphère de significations qui serait toujours accessible, valable et à l’abri de
l’empirique »844. En posant la question du sens, la phénoménologie exhibe donc d’elle-même
le caractère fallacieux de la question de l’être, plus précisément encore, le caractère fallacieux
de sa réponse ontologique à une telle question. Car s’« il est possible de s’enquérir de l’être,
comme signification de la catégorie être, de s’enquérir de ce qu’est proprement l’être (…) il
se peut alors – conformément à l’esprit de cette première question – que l’étant s’avère non
840
« L’idée d’histoire… », p. 34 ; GS 1, 347.
Ibid.
842
Ibid.
843
Ibid., p. 34 ; GS 1, 347.
844
Ibid.
841
188
pas rempli de sens mais au contraire dépourvu de sens »845. C’est précisément cet être
« dépourvu de sens » qui s’avère inaccessible à la phénoménologie heideggérienne, elle qui,
consciente de l’indépassable circularité de l’intention herméneutique est « toujours déjà »
dans le sens donné. Heidegger s’en justifiait au §32 d’Être et Temps :
« Et pourtant, voir dans ce cercle un cercle vicieux et chercher les moyens de l’éviter ou même
simplement l’ “éprouver” comme une imperfection inévitable, cela signifie mécomprendre
radicalement le comprendre. […] Ce qui est décisif, ce n’est pas de sortir du cercle, c’est de
s’y engager convenablement. »846
Citant in extenso ce passage dans la conférence de 1932, Adorno concède : « j’ai tendance à
donner raison à Heidegger sur ce point »847. Néanmoins, il appert qu’il comprend l’affirmation
herméneutique heideggérienne sur un mode dialectique, lorsqu’il commente ainsi sa
concession.
« Mais si la philosophie reste fidèle à sa tâche propre, cette manière de s’y engager
convenablement peut uniquement vouloir dire que l’être qui se détermine lui-même comme
être et s’explicite lui-même, met en lumière, dans l’acte même de l’explicitation, les moments
à travers lesquels il s’explicite comme tel »848 .
Le « vieux motif idéaliste de l’identité » se retrouve au contraire là où les moments – qui, au
sens hégélien, sont toujours tel que la subjectivité s’affronte à ce qui lui est étranger – sont dès
le départ, intégrés à la structure de l’être, comme ses déterminations. Au sein d’un tel motif,
resté ininterrogé, la circularité du cercle herméneutique n’exprime plus l’idée d’un point de
départ si contingent soit-il849 et d’un retour à ce point identique, transformé par le parcours
effectué et les moments rencontrés sur ce cercle, mais comme un sur-place où le point
d’arrivée est en tout point identique au point de départ, sub specie aeternitatis. Or c’est
précisément ce sur-place qui menace la phénoménologie heideggérienne, engagée, selon
Adorno en 1932, dans un « troisième tournant ontologique », qui n’est autre, selon le critique,
qu’un « tournant vers la tautologie »850. Comme en témoignent « les antithèses ternes » entre
« histoire et historicité », toute différenciation conceptuelle semble s’y résumer au fait
d’emprunter à l’étant des déterminations qui, transposées dans le domaine de l’être,
deviennent des déterminations ontologiques. En ironisant ainsi sur les effets de cercles d’une
herméneutique qui se veut à la fois immanente et constitutive d’un être trans-subjectif,
Adorno repère une fois de plus l’idéalisme dissimulé du projet heideggérien, mais cette fois,
rendu manifeste dans l’élément du langage. Néanmoins, cette dimension tautologique « n’est
pas la conséquence des hasards de la forme langagière » : il « adhère nécessairement au
questionnement ontologique lui-même »851. Un questionnement que la façon heideggérienne
de s’engager dans le cercle herméneutique constitue de telle sorte, que sa position de départ,
845
Ibid., p. 34 ; GS 1,348
M. Heidegger, Sein und Zeit, p. 153 de la 18e édition, Tübingen, M. Niemeyer, 2001, traduction hors
commerce d’E. Martineau (utilisée, lorsqu’Adorno reprend ce passage dans sa conférence, par les traducteurs de
L’Actualité de la philosophie et autres essais, op. cit.).
847
« L’Idée d’histoire… », p. 40 ; GS 1, 353.
848
Ibid.
849
Comme Hegel l’avait montré au § 17 de l’introduction de L’Encyclopédie des sciences philosophique : il n’y
a pas de commencement en philosophie. Le tournant hégélien de Heidegger, évoqué par Adorno, confirme à la
fois le reproche d’une dépendance à une compréhension idéaliste, et en même temps les limites d’une entreprise
qui reprend Hegel sans la dialectique, c’est-à-dire précisément sans la forme même qui rendait compte des
transformations de la pensée par l’objectivité au sein des « moments ».
850
« L’idée d’histoire de la nature », p. 37 ; GS 1, 351.
851
Ibid., p. 38 ; GS 1, 351.
846
189
« la position de départ de la ratio idéaliste » qui « détermine son sens »852, ne peut y être
réfléchie. La méthode phénoménologique pêche ainsi par un défaut de dialectique susceptible
de saisir l’intrication de la position de départ et du déploiement herméneutique – « ce n’est
que si elle est dialectique que l’interprétation philosophique me semble possible », assène
brièvement Adorno. Pourtant, alors même qu’il s’agit de s’y rapporter dialectiquement, cette
position de départ n’est pas à rechercher comme un principe à la lumière duquel on pourrait
déduire la conduite rationnelle d’une donation de sens « conforme ». Il ne s’agit en aucun cas,
de fixer, en amont de la réflexion, l’idée d’homme ou de sujet qui doit présider aux
développements de l’interprétation. C’est bien ce qu’indiquait clairement le conférencier un
an auparavant dans l’ « Actualité de la philosophie » :
« Je ne veux pas décider s’il y a, à la base de ma théorie, une conception déterminée de
l’homme et de l’existence (Dasein). Mais je conteste la nécessité d’avoir recours à cette
conception. C’est là une exigence idéaliste, celle du commencement absolu, telle que seule
une pensée pure peut le déployer en son propre sein ; une exigence cartésienne qui croit qu’il
est de son devoir de ramener la pensée à la forme de ses présuppositions, de ses axiomes »853.
Si s’engager convenablement dans le cercle herméneutique consiste à réfléchir l’inévitable
médiatisation de sa position de départ, cela ne revient pas à l’isoler une fois pour toutes,
comme origine, comme axiome ou comme présupposé. Aucun concept positif de l’homme ou
du sujet posé de façon liminaire ne peut défaire de l’idéalisme. C’est pourquoi, la philosophie
telle qu’Adorno en décrit alors le programme « n’ira pas au bout du chemin qui mène aux
présupposés rationnels, mais restera là où la réalité irréductible fait irruption »854, de plain pied
face à ses « enchevêtrements ». En refusant de sacrifier comme Heidegger à l’ « imposture du
commencement » « cette réalité où se situent ses tâches authentiques »855, Adorno affronte
donc plus radicalement encore la circularité herméneutique. Ce cercle rappelle dans sa
clôture, l’intériorité kierkegaardienne : c’est en rompant avec l’herméneutique du sens
qu’Adorno compte cependant échapper à son Enfer.
-
S’engager convenablement dans le cercle : du phénomène à
l’apparence mythique
Sans contester l’infrangibilité du cercle herméneutique, il s’agit donc de chercher dans les
phénomènes ce qui oppose une résistance au sens et non de placer toute manifestation sous le
joug d’une totalité structurelle signifiante. En vérité, comme on va le voir, avec Adorno,
réfléchir le cercle herméneutique, c’est le parcourir dans les deux sens comme directions :
celle du sens projeté par le sujet sur les apparences, sens qui historiquement dépérit, faisant
précisément des phénomènes des « apparences mythiques » et qui donc, de lui-même, conduit
circulairement non plus au sens dont les apparences sont porteuses mais à leur non-sens. En
d’autres termes, le cercle herméneutique est lui-même soumis, chez Adorno, à son
dépérissement historique. De la sorte, il est moins éternel – et équivoque – retour du même
sur lui-même (sujet qui donne sens) que la « manière qu’à la langue de sonder sa profondeur
mythique »856. Mais pour pouvoir sonder une telle profondeur, il faut certes « purifier le projet
phénoménologique de la représentation d’une totalité englobante »857 – ce qu’Adorno opère
par la critique philosophique de son idéalisme latent – mais il faut encore se rendre capable, y
852
Ibid.
Ibid., p. 26 ; GS 1, 343.
854
Ibid., pp. 26-27 ; GS 1, 343.
855
Ibid.
856
Ibid., p. 40; GS 1, 353.
857
Ibid., p. 41; GS 1, 354.
853
190
compris dans l’immanence, de dégager néanmoins une « unité concrète », « puisée aux
déterminations de l’être effectif lui-même »858 .
Or, cette unité concrète consiste précisément pour la phénoménologie dans le phénomène :
c’est par lui qu’elle s’engage convenablement dans le cercle de l’interprétation.
Au §7 de Être et Temps, le « concept formel » du phénomène est entendu comme « le semontrant-par-soi-même »859 qui, contrairement à la simple apparence, n’implique aucun
arrière monde. Dans son sens « inaugural »860, un tel concept se voit ensuite associé
essentiellement à celui de λόγος comme « mode déterminé du faire voir » tel que la vérité qui
s’y joue y est « dévoilée » comme άληθεία861. Heidegger convoque la polysémie du terme
grec d’άληθεία pour appuyer cette corrélation fondamentale de la vérité et du voir, dans le
λόγος comme « faire voir quelque chose, donner accueil à l’étant dans la perception ».
« Voir dévoile toujours les couleurs, entendre dévoile toujours les sons. Au sens le plus pur et
le plus original du “vrai” – c’est-à-dire dévoilant seulement sans jamais pouvoir voiler, c’est le
pur νοειν qui est vrai, le pur et simple percevoir considérant les plus simples déterminations de
l’étant comme tel. Ce νοειν ne peut jamais voiler, jamais être faux, tout au plus peut-il
demeurer à l’état d’une non-perception, αγνοειν, insuffisante pour donner le simple accès
approprié. »862
L’innocence du voir, comme accès le « plus pur et le plus original » au vrai est la
manifestation première du λόγος, « et comme finalement λόγος au sens de λεγόµενον peut
également signifier : ce qui, étant abordé dans la discussion, devient visible dans sa relation à
quelque chose, dans son « être-en-relation », λόγος reçoit la signification de relation et de
rapport »863. Fidèle à cette innocence du voir inaugurale et à son sens « corrélationnel », ce ne
sont pas les contenus de l’investigation philosophique « mais la manière dont s’y prend celleci » que la phénoménologie prendra pour objet. En substituant au quoi [Was] de l’ontologie
traditionnelle son comment [Wie] – expression kierkegaardienne –, Heidegger opère le
déplacement du regard phénoménologique des essences vers l’existant. L’analytique
existentiale prépare ainsi la désobstruction de l’ontologie. À partir d’elle, ce que la
phénoménologie a à « faire voir », qui « doit être appelé “phénomène” en un sens privilégié »
et « de par son essence, constitue le thème nécessaire d’une monstration délibérée » est
l’« être de l’étant ». Bien sûr, « l’être de l’étant ne peut absolument pas être quelque chose
“derrière” quoi se tient encore autre chose “qui n’apparaît [Erscheint] pas” », il n’a pas ici à
être recherché dans un arrière monde. Mais il n’est pas non plus directement « sous la main »,
à notre portée dans l’attitude naturelle : il est « en retrait » et apparaît précisément d’abord
dans le « besoin » du Dasein de faire accéder pleinement au phénomène ce qui en lui reste
« occulté »864. « Le concept d’être-occulté est la contrepartie de celui de “phénomène”» 865
sans que soit par là restauré au sein du phénomène le dualisme qui opposait l’être à
l’apparence. Dans cet écart qui sépare l’être-sous-la-main de l’être occulté se joue la brèche
qu’investit la phénoménologie, concevant alors l’« ontologie » comme « méthode de
dévoilement de l’ “être-occulté”»866.
858
Ibid.
M. Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 58.
860
Op. cit., p. 62
861
Op. cit., p. 60.
862
Op. cit., p. 61.
863
Ibid.
864
Ibid.
865
Ibid.
866
Ibid.
859
191
Une telle innocence du voir et plus encore l’idée d’un λόγος affleurant directement dans le
phénomène est justement ce que cherche à pourfendre littéralement la conception adornienne.
Bien plutôt à ses yeux, « le caractère mythique » revient alors lui-même « dans ce phénomène
historique qu’est l’apparence »867. S’engager convenablement dans le cercle herméneutique
implique de rompre avec la neutralité supposée de l’apparence. Celle-ci appartient au monde
de la convention : elle résulte de médiations subjectives et objectives enchevêtrées par
lesquelles ce cercle herméneutique lui-même se charge de déterminations historiques. Pour
cette raison même, il est en effet saturé de sens. Mais dans cette saturation même, « le
monde » est « muré de la manière la plus étanche qui soit par tout ce “sens” »868. Dès lors, au
moment même où est reconnue une telle densification du sens, le phénomène devient
« apparence », au sens critique du terme869, c’est-à-dire, dans le vocabulaire adornien d’alors,
seconde nature : parce qu’en elle, loin d’accéder à un sens donné, si nous la considérons telle
qu’elle se présente, véritablement, nous nous heurtons à un mur d’étrangeté. De la sorte,
l’apparence n’est pas au sens hégélien manifestation de la vérité mais manifestation du fait
que la réalité effective est perdue pour nous et que nous croyons la comprendre comme
remplie de sens tandis qu’elle en est vidée. »870 C’est cela même qui la rend « mythique », de
telle sorte que son interprétation, si circulaire soit-elle ne peut venir en confirmer le sens mais
au contraire doit chercher à le dissoudre comme enchevêtrement de conventions devenues
insensées et contradictoires. Comme si, à l’opposé du la conception caressante d’une
phénoménologie du dévoilement, il s’agissait pour Adorno de casser les murs de sens dont les
apparences mythiques ont fini par enserrer le monde, la culture et ce faisant, la philosophie
elle-même.
Là où pour Heidegger, le phénomène comme ce qui se donne à voir permet d’entrer
convenablement dans le cercle herméneutique où se tient nécessairement la réflexion, il est
conçu chez Adorno comme apparence mythique à partir de quoi il est non seulement
fallacieux de trouver un sens mais peut-être plus encore, d’en trouver un.
-
L’objet non intentionnel de l’interprétation
L’interprétation qui procède du constat d’une désagrégation des formes idéalistes, doit par
conséquent rigoureusement désenchanter son cercle herméneutique. Aucun être, aucun sens,
ne peut la justifier de façon immanente : elle « s’écoule aujourd’hui entre les mailles de ce qui
était autrefois la trame du tout ». Elle sait précisément ne pouvoir « éclairer le réel »871 qu’à
condition de se distancier « davantage de tout “sens” de ses objets » : « car depuis longtemps,
l’interprétation s’est séparée de toute question sur le sens ou bien, ce qui revient au même –
les symboles de la philosophies sont tombés en ruine »872. Il faut que la philosophie apprenne
867
Op.cit., p. 52; GS 1, 364.
Op.cit., p. 53; GS 1, 365.
869
Un sens critique hérité de la tradition idéaliste elle-même en tant que tradition philosophique amorcée par
Platon. Opposée à ce qui est réellement – en l’occurrence, l’Idée – la notion d’apparence relève d’un régime de
pensée dualiste. Concéder l’apparence comme mystification, illusion trompeuse, c’est concéder ce dualisme. On
a vu que c’est en partie en fonction d’une telle opposition dualiste de l’apparent et du réel qu’Adorno décèle dans
les apparences de l’intérieur bourgeois la perte de la réalité. De fait, un penseur marxiste critique, héritant d’un
concept tel que celui d’idéologie ne peut que maintenir cette idée d’une part de mensonge fondamentalement
associée à ce qui se manifeste « à la surface » et qui chez Marx n’est plus désigné comme apparence mais
comme superstructure. Toutefois, de ce même point de vue matérialiste, les apparences – dont l’arrière-monde
« révélateur » en tant qu’infra-structure, sera précisément la forme-marchandise autour de laquelle elles se
cristalliseront – acquièrent le statut des derniers fragments du réel auxquels il est possible d’avoir affaire.
870
« L’Idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 52 ; GS 1, 364.
871
« L’actualité…», p. 19 ; GS 1, 336.
872
Ibid.
868
192
désormais « à se tirer d’affaire sans la fonction symbolique, au sein de laquelle – au moins
dans l’idéalisme – le particulier paraissait représenter l’universel »873. Aux symboles du
monde sensé, se substituent des configurations variables, qui s’éprouvent au contact
d’enchevêtrements.
Dans la mesure où un tel projet matérialiste cherche précisément la vérité au-delà du sens, ou
plus précisément, en deçà, « la philosophie n’a pas pour tâche de rechercher les intentions
cachées ou manifestes de la réalité mais d’interpréter la réalité non intentionnelle »874. Son
intérêt porte d’abord sur « les éléments petits et non intentionnels »875. Elle s’oriente, selon
une expression de Freud que reprend Adorno, « vers le rebut du monde phénoménal ». Ce
point le rattache aussi bien quoiqu’il n’en dise mot, aux intuitions de Kracauer et bien sûr de
Benjamin. Dans la « Préface épistémo-critique » de l’Origine du drame baroque allemand, ce
dernier avait thématisé de façon frappante la contradiction de la « vérité » et de
l’ « intention ». Là où la phénoménologie comprend les choses à partir de la structure de
l’intentionnalité, l’Idée, dont la constellation manifeste la vérité, doit être fondamentalement
arrachée au régime de l’intention : « elle est un donné, échappant en tant que tel à toute espèce
d’intention »876. De la sorte, « elle n’apparaît pas elle-même comme intention ». La (dis)solution phénoménologique de l’opposition du sujet et de l’objet dans l’intentionnalité et la
dimension co-relationnelle de tout vécu est invalidée par l’évocation du concept même de
vérité, dans son absoluité.
« La vérité n’entre jamais dans aucune relation, et surtout pas dans une relation
d’intentionnalité. L’objet de la connaissance, en tant qu’il est déterminé par l’intention du
concept, n’est pas la vérité. La vérité est un être sans intentionnalité, formé à partir des idées.
Par conséquent, l’attitude adéquate, ce n’est pas de constituer une visée par le moyen de la
connaissance, mais d’entrer et de disparaître dans la vérité. La vérité, c’est la mort de
l’intention. »877
Valable tout au plus pour la détermination d’un « objet de la connaissance » – au sens
restreint –, la structure de l’intentionnalité vole en éclats face à la vérité. D’une manière qui
sans doute édifie Adorno, qui, à la même époque consacre un semestre à l’ouvrage de son
ami, Benjamin flaire le subjectivisme latent de la doctrine phénoménologique : il oppose le
donné de la vérité à l’intentionnalité par laquelle la phénoménologie a fait entrer le sujet dans
l’objet en prétendant dépasser leur opposition. Face à cela, les termes benjaminiens sont
carrément idéalistes, mais cette fois au sens platonicien du terme, quand l’idéalisme était la
doctrine de la réalité même et que les Idées subsistaient hors du sujet connaissant. Dans sa
recension de Sens unique, Bloch notait avec pertinence que « dans la philosophie de Benjamin
chaque intention « meurt de la vérité », et la vérité se divise en « idées » immobiles entourées
de leurs halos : les « images »878. Mais plus remarquable encore que cette brutale réfutation du
réquisit phénoménologique fondamental est l’ « attitude adéquate » que recommande à partir
de là Benjamin : il s’agit d’entrer dans la vérité et d’y disparaître (afin précisément d’éviter de
la perdre comme vérité en l’annexant à une intention qui la tue). Inversement, la mort de
l’intention est la mort du sujet lui-même porteur de l’intentionnalité. Abandonnant tous les
oripeaux de la subjectivité, et la visée qui la structure, il s’agit d’entrer dans la vérité comme
par effraction, précisément afin d’éviter de la corrompre. Il y a là quelque chose de l’image
wittgensteinienne de l’échelle qu’il faut laisser tomber une fois qu’on l’a empruntée. À
873
Ibid.
Ibid., p. 18 ; GS 1, 335.
875
Ibid., p. 19 ; GS 1, 336
876
W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 33.
877
Ibid.
878
E. Bloch, « La forme de la revue dans la philosophie », in Héritage de ce temps, trad. fr. de J. Lacoste, Paris,
Payot, 1978, p. 343.
874
193
l’attitude phénoménologique de la visée, Benjamin substitue celle de la disparition.
L’ « Idée » s’oppose ici à un simple produit de l’activité cognitive : par elle, Benjamin refuse
de faire de la vérité un pur contenu de conscience. Comme le mythe, opacité contraignante et
objective pour celui qui y est pris sans le savoir, la vérité, qui en est le pendant contradictoire
est une constellation concrète non soluble dans l’esprit de celui qui la contemple.
-
Agencement expérimental d’images historiques
C’est en invoquant – quoique sans référence à l’ « Idée », on comprend stratégiquement
pourquoi – une telle compréhension de la vérité comme constellation non intentionnelle
qu’Adorno détermine l’objet non symbolique et non intentionnel de l’interprétation : évoluant
ainsi d’« indications fugitives, évanescentes » jusqu’aux « figures énigmatiques de l’étant et
dans leurs étranges enchevêtrements »879, l’effectivité concrète de l’objet de l’interprétation
est gagnée au sacrifice de l’intention et du sens. Le « matériau conceptuel de la
philosophie »880 s’apparente alors au précipité du rebut phénoménal, muet et aveugle que
l’interprétation n’éclaire que par « recoupement », par « agencement expérimental » et
« construction » [Konstruktion]. Or ce précipité n’échappe à l’herméneutique du sens que
pour autant qu’il est arraché au langage, à la spiritualité elle-même. Là où l’herméneutique
issue de Dilthey se concentrait sur les significations langagières et culturelles, saisies dans
l’intropathie, l’interprétation adornienne s’arrime plus volontiers à des formes plus mutiques :
les images, non en tant que représentations, mais dans leur présentation même, comme
configurations visibles, plus ou moins confuses, mais concrètes, manifestes, parce que moins
symboliques qu’historiques.
« Ces images historiques ne constituent pas le sens de l’existence mais résolvent et dissolvent
les questions posées par elle – ces images ne sont pas de simples données spontanées
[Selbstgegebenheiten]. Elles ne sont pas disponibles à même l’histoire qui les contiendrait
organiquement ; pour les apercevoir, nulle vision, nulle intuition n’est nécessaire, elles ne sont
pas des divinités magiques de l’histoire qu’il faudrait accepter et révérer. Au contraire, elles
doivent être produites par l’homme et elles ne se légitiment finalement que par ceci que la
réalité, avec une évidence frappante, se cristallise autour d’elles. »881
Les images historiques se prêtent à l’interprétation comme « cristallisations » pour autant
qu’elles se refusent au sens. L’interprétation philosophique ne se trouve pas empêchée par ces
images : leur objectivité même la rend possible. Elle assume leurs impuretés, l’incertitude des
métaphores, ontologiquement indifférenciantes. Là où Heidegger, pour qui « ce n’est pas cet
étant-ci ni celui-là mais […] l’être de l’étant »882 qu’il convient de rechercher, opère par
purifications successives, évitant le tout-venant du phénomène, mais « ce qui réclame de
devenir phénomène en un sens privilégié »883, le matérialisme adornien commence dans
l’attention à des images, trouvées et pensées telles quelles avec leurs bords racornis et la
pellicule de poussière qui les recouvre un peu, depuis le temps. Refusant toute sélection
ontologique dans un phénomène où se multiplieraient exception et privilèges, Adorno
l’aborde toujours tel quel, dans sa défiguration – parfois il est vrai nous le verrons
exagérément présupposée. Dans la rage adornienne contre l’exaltation heideggérienne de
l’authenticité se joue le même antagonisme des démarches. Quand Heidegger distingue le
Dasein qui sait mourir des autres, indexant la mort – jusqu’ici universellement partagée – sur
879
« L’actualité… », p. 17 ; GS 1, 334.
Ibid., p. 24 ; GS 1, 341.
881
Ibid., p. 24 ; GS 1, 341.
882
« Thèses sur le langage des philosophes », p. 63 ; GS 1, 371.
883
Ibid.
880
194
une authenticité distinctive, Adorno voit mourir les apparences elles-mêmes, méditant leur
dépérissement archi-historique.
Objectivées en « images historiques », de telles apparences constituent donc qui l’objet impur
de l’interprétation. Néanmoins, si étrangères qu’elles apparaissent désormais, elles sont le
produit de l’homme : c’est pourquoi ce dernier est capable de les défaire. Adorno prend
d’ailleurs soin de les distinguer des « archétypes archaïques, mythiques » rencontrés chez
Klages, qui « décrivent leur trajectoire fatidique au-dessus de la tête des hommes »884.
Contrairement à ces derniers, elles sont « maniables et saisissables, instruments de la raison
humaine, même là où elles semblent, comme des pôles magnétiques, orienter objectivement
vers elles l’objectif »885. Ainsi, à l’enchantement des intentions, est substituée la matérialité
des images comme objets appréhendables par la « raison ». C’est dans ce présupposé que se
glisse l’espoir d’émancipation associé à l’interprétation, non plus conçue comme
herméneutique mais comme critique.
b. Critique du langage philosophique
-
Illusion d’un langage « symbolique »
Le lieu où se cristallisent les apparences mythiques, et auquel aura affaire continument le
philosophe et le critique de la culture, est le langage lui-même. Comme l’écrit Adorno dans sa
cinquième thèse sur le langage des philosophes : « l’intelligibilité visée par le langage
philosophique est aujourd’hui à dévoiler de part en part comme une illusion »886. Cette
transparence même de la forme et du contenu que supposent encore les projets philosophiques
inspirés des méthodes scientifiques procède d’une compréhension idéaliste du langage :
premièrement parce qu’elle dissocie cette forme et ce contenu, la première étant pensée
comme « détachable »887 du second, et deuxièmement parce qu’elle présuppose leur
congruence indubitable dans des énoncés censés objectifs. Faussement transparents, de tels
énoncés persistent à « signifier » des diagnostics ontologiques tacites, qui restent
« transcendants par rapport à la forme de la pensée »888. En d’autres termes, là où ils se
veulent les plus « clairs », ils sont seulement les plus conventionnels. Toute « définition de
logique extensionnelle », toute « déduction systématique » n’est qu’une « relation de surface
abstraite», « non vraie par rapport aux choses »889, tant qu’elle occupe ce lieu conventionnel
sans en rendre compte. Elle repose en fait sur une confiance idéaliste dans le fait que les mots
signifient, et plus encore, qu’ils signifient ce que l’on veut, supposant une souple
subordination du langage à la pensée. C’est cette unité idéaliste de la chose et du mot dans le
signe au sens immédiatement intelligible que désigne ici l’idée, que récuse Adorno, d’un
langage « symbolique ».
Les mots, affirme en effet Adorno, ne sont pas de simples « signes » : « un langage qui a pour
but la vérité ne connaît pas de signa [Signa] »890. Les signes n’ont pas d’histoire, or, « par le
langage, l’histoire prend part à la vérité et les mots ne sont jamais de simples signes [Zeichen]
de ce qui est pensé sous eux, mais c’est au contraire l’histoire qui fait irruption dans les
884
Ibid.
Ibid.
886
Ibid., p. 58 ; GS 1, 366.
887
Ibid., p. 57 ; GS 1, 366.
888
Ibid., p. 62; GS 1, 370.
889
.Ibid
890
Ibid., p. 58; GS 1, 366.
885
195
mots »891. Conçus comme des signes « correspondant » aux choses par une harmonie
préétablie, les mots dissimulent leur inévitable réification, c’est-à-dire l’accroissement
inconscient de la convention au sein de l’expression. Une telle conception du « signe »,
comme ce qui serait sans histoire, peut être immédiatement contestée par un sémioticien.
Mais replacée dans le contexte théorique adornien, elle recoupe en fait l’opposition
benjaminienne du symbole (idéaliste) et de l’allégorie (aux ressources matérialistes). Tandis
que l’un se présentait dans l’esthétique comme l’unité sensible de la forme et du contenu,
l’autre est outrageusement conventionnelle. À l’unité symbolique, Benjamin opposait les
contours incertains, fragmentés, chargés, de l’allégorie, précisément dans ce but d’exhiber le
langage comme masse conventionnelle et en ce sens, présentation de l’histoire dans les mots
et non représentations d’ « Idées » dans les signes. De même pour Adorno, le « signe » est
l’adéquation symbolique qui tout en maintenant abstraitement séparés, extérieurs l’un à
l’autre la forme et le contenu, empêche tout retour critique sur les formes langagières en les
présupposant innocentes, et faillibles simplement à cause de ce fait qu’elles seraient « mal
choisies ». Or tout aussi bien, « que l’on puisse mettre n’importe quel nom sur les choses est
le signe de toutes les formes de réification opérées par la conscience idéaliste »892. Comme le
symbole, le signe, rapporté instrumentalement au contenu, apparaît comme « choisi »,
extérieur à la chose, il ne peut être convoqué que subjectivement : en lui, dès lors que l’unité
du sens s’est historiquement décomposée, « le choix des noms est devenu affaire de goût »,
ceux-ci deviennent « de libres positions de la conscience »893. Ce qui apparaissait comme le
véhicule d’une pensée transparente à elle-même, objective, n’est plus que l’instrument de la
subjectivité. Dans sa prétention à l’intelligibilité, la langue philosophique scientifique est
contrainte, malgré qu’elle en ait, à l’esthétisation. Elle méconnaît seulement le « supplément »
subjectif qui n’appartient pas à la chose qu’elle suppose pourtant dès lors qu’elle se
communique. Mais ce faisant, elle renvoie plus que jamais le signe à sa contingence. Dans la
prétendue intelligibilité des mots « scientifiques », Adorno retrouve l’arbitraire esthétique du
« choix » des mots. La boucle qui relie infailliblement idéalisme et esthétisation – au sens de
perte de la réalité – est une fois encore bouclée. Car la conception idéaliste du langage comme
ensemble de signes « à disposition » de la pensée a nécessairement pour conséquence
l’esthétisation du langage – non comme embellissement de ce dernier mais comme
relativisation de sa forme, ainsi dissociée abstraitement de son contenu, à un choix subjectif,
qu’Adorno qualifie pour cela d’« affaire de goût ». Selon une telle conception du langage, les
mots se tiennent à distance respectueuse des choses pour mieux les dire, mais là où les mots
n’adhèrent pas à la chose précisément se glisse l’esthétisation qui ne dit plus les choses, mais
les goûts, la disposition subjective face aux choses. Dans l’illusion de la transparence,
s’impose la contingence du choix des mots. Le plus « scientifique » est le plus « poétique » au
sens dégradé de ce terme894.
-
Illusion d’un langage de l’origine
Mais dès lors, surgit le problème majeur, exposé dans la seconde thèse :
891
Ibid.
Ibid., p. 57 ; GS 1, 366.
893
Ibid.
894
La déconstruction de l’esthétique dans le Kierkegaard est la destruction du poétique comme ce qui ne tient
pas à la chose.
892
196
« Pour une pensée qui ne veut plus reconnaître l’autonomie et la spontanéité comme le
fondement de droit de la connaissance, la contingence de l’attribution réciproque du langage et
des choses devient radicalement problématique. »895
Il lui faut faire sien ce « caractère problématique que l’histoire confère aux mots »896. De ce
caractère problématique, la démarche heideggérienne, concède Adorno, prend acte, à sa
manière. Mais en inscrivant à l’époque d’Être et temps sa conception du langage dans un
modèle inspiré de la nomination adamique des choses – rencontrant sur ce point en partie les
thèses benjaminiennes de 1916 sur le langage, au grand dam de Benjamin –, Heidegger,
cherche « à ériger à partir d’une singularité un nouveau langage philosophique »897. En
d’autres termes, il tente d’arracher le langage à l’esthétisation en l’ancrant dans une
disposition humaine, comme détermination transcendantale du Dasein. C’est dans le Jargon
de l’authenticité et dans l’article « Parataxe » qu’Adorno développera plus fermement sa
critique du langage heideggérien. Quoique la théorie heideggérienne du langage ait elle-même
considérablement évolué des premiers textes sur Duns Scot à Être et Temps et jusqu’aux
commentaires de Hölderlin, Adorno persistera à y voir, comme il le note déjà à l’époque, une
langue qui « s’enfuit de l’histoire sans pour autant lui échapper »898. Le fait que, dans
l’étymologie, la langue soit sans cesse rapportée à une origine, justifie en partie ce diagnostic.
Reste cependant que, d’un point de vue immanent, la destruction de l’histoire de la
métaphysique est associée chez Heidegger de façon cohérente à la destruction de son langage.
Mais cette « singularité » à partir de laquelle Heidegger cherche à résoudre le problème de la
contingence du langage reconduit plus nettement, à l’époque de la rédaction des thèses sur le
langage des philosophes, à l’héritage kierkegaardien présent chez Heidegger du « comment
subjectif de la communication ». C’est en effet en ancrant la différence de la philosophie dans
ce « comment [Wie] »de l’être au monde, où se détermine l’intentionnalité husserlienne
comme rapport au monde, qu’Heidegger impose sa phénoménologie face au positivisme dans
les premières décennies du vingtième siècle. La critique ici seulement esquissée du langage
heideggérien – plus haut déterminé comme tautologique à partir de la critique de
l’herméneutique – reconduit donc à celle du « comment subjectif » chez Kierkegaard.
-
Le « comment subjectif de la communication » et l’ « intéressant »
Avec le « comment subjectif » de la communication, Kierkegaard a thématisé pour la langue
philosophique l’idéal d’une détermination propre, idiosyncrasique, en conflit avec le modèle
scientifique de l’intelligibilité. Une détermination qu’il ne pouvait faire accéder à la décision
philosophique que parce que, comme Heidegger, il avait pris acte de la situation historique
problématique du langage : i. e. de sa réification, éprouvée aux premières loges par l’Individu
réalisant l’impossibilité de se « transmettre » en lui. En effet, chez Kierkegaard, au-delà du
simple style, le « comment subjectif de la communication », fait passer dans l’expression plus
que la langue et la chose : il saisit dans la langue la manière dont la subjectivité se rapporte à
la chose, imprimant autant que possible dans l’écrit qui les trahit toujours le paradoxe et
l’intermittence. La densité de l’expression kierkegaardienne manifeste bien l’entremêlement
des déterminations d’objet et du mode subjectif dans le médium de la communication. Dans
cette densité, dans cette intensification subjective de la communication philosophique, la
philosophie se différencie puissamment du discours scientifique. À mesure que ce dernier se
technicise, s’abîme plus délibérément – en apparence – dans l’objet et dans le dispositif qu’il
895
Ibid., p. 58 ; GS 1, 366.
Ibid., p. 59 ; GS 1, 368.
897
Ibid.
898
Ibid.
896
197
met en œuvre pour le connaître, la philosophie subjectivise son discours, et culmine, dans le
« comment subjectif », en rendant indissociables la vérité et l’expression.
Parce que la philosophie porte une attention sans précédent aux conditions de son énonciation,
et comprend en elle-même le processus de sa réification en s’efforçant d’y résister, le
« comment subjectif de la communication », reste pour Adorno une amorce fondamentale de
la critique du langage. Avec Kraus, Kierkegaard représente une conscience historique sans
précédent des implications philosophiques de la forme langagière dans le contexte de la
modernité. C’est cette conscience et cette critique que conservera notre auteur et non le
« comment » en tant que « mode d’être » à partir duquel se structure la phénoménologie
heideggérienne. Si le « comment subjectif » kierkegaardien constitue une protestation
fondamentale contre la réification du langage à laquelle la philosophie est confrontée, cette
protestation elle-même dégénère et retombe dans l’oubli pour Adorno chez Heidegger dans
une ontologie où « être » et « sens » se confondent dans des noms arrachés à leur histoire.
Ce faisant, dans sa malléabilité, sa complexité, correspondant à la malléabilité et à la
complexité de la subjectivité elle-même, le « comment subjectif » affine les moyens de la
communication : et assure au langage les moyens de nommer ce qui se dérobe à la
conceptualité. De la sorte, dans le « comment », la philosophie peut toucher à des variations
du réel que la fixité des concepts n’atteint pas. Il dégage un « objet » auquel la langue
objectivée ne peut se rapporter : c’est l’intéressant. En lui, le sujet et l’objet ne sont pas
maintenus dans une séparation abstraite mais rapportés l’un à l’autre « éthiquement et
esthétiquement » comme l’observe Kierkegaard dans un passage de la Répétition.
« L’intéressant est, au surplus, une catégorie-limite, aux confins entre l’esthétique et l’éthique.
Dans cette mesure, notre recherche doit constamment effleurer le domaine de l’éthique, tandis
qu’elle doit, pour parvenir à une signification, saisir le problème avec une intériorité et une
concupiscence esthétiques [ästhetische Konkupiszenz]. »899
L’expression qui se saisit de cette catégorie-limite exclut un rapport purement gnoséologique,
un rapport de connaissance. Si pour Adorno, le penseur est là « capable de formuler comme
“problème” ce dont l’esthète, par l’attitude, ne donne pas de preuves »900, la concupiscence
esthétique par laquelle le domaine de l’éthique est ainsi effleurée perd hélas sa vérité en étant
saisie purement esthétiquement. Parce qu’il reste tributaire d’une « attitude esthétique », le
« comment subjectif » kierkegaardien rate en effet l’objectivité même de l’intéressant. C’est
pourquoi, aux yeux d’Adorno, « si fructueuses que se révèlent chaque fois du point de vue
matérial les normes d’une critique du langage que Kierkegaard a posées avec le “comment
subjectif” [subjektive Wie] d’une philosophie qui menaçait de succomber à la contamination
avec la science, la fondation théorique de ces normes à partir d’une subjectivité totale manque
pourtant pareillement la tâche de la philosophie et celle de l’art »901. Néanmoins, si la
« concupiscence esthétique » dont parle Kierkegaard peut s’avérer comprise en un sens
matérialiste, rompant avec les normes d’une subjectivité totale, la critique adornienne du
langage peut encore faire sienne une telle concupiscence sans se désavouer. L’« intéressant »
pour le « comment subjectif » peut aussi l’être pour celui qui cherche une effectivité concrète
dont il ne veut pas faire une catégorie mais une signification-limite, quelque chose qui se
présente comme signifiant et non-intentionnel à la fois et justifie ce rapport concupiscent
esthétiquement à sa présentation littérale, mais attentif philosophiquement à la vérité objective
qui s’y condense.
Si la philosophie sait qu’elle ne peut plus désormais que « saisir le problème avec une
intériorité et une concupiscence esthétiques, il lui faut, pour Adorno trouver dans la langue le
899
S. Kierkegaard, La Répétition, in O.C. V, op. cit., pp. 171-172.
Kierkegaard, p. 23 ; GS 2, 19.
901
Ibid., p. 226 ; GS 2, 191.
900
198
contrepoids matériel, la « ponderación » benjaminienne, qui ne dégradera pas une telle
concupiscence en arbitraire esthétique. Ce contrepoids matérialiste au comment subjectif de la
communication qui tendait avec raison à résister à la réification du langage consiste à
appréhender ce dernier non plus à partir de son intérêt esthétique pour l’éthique mais à partir
de son intérêt « configuratif » pour la philosophie.
c. Configuration
-
Réveil des forces langagières sur un « plan configuratif »
« Toute critique philosophique est possible aujourd’hui en tant que critique du langage. Cette
critique du langage n’a pas à s’étendre uniquement à l’ “adéquation” des mots aux choses,
mais tout autant à la manière dont les mots se tiennent auprès d’eux-mêmes ; c’est auprès des
mots qu’il s’agit de se poser la question de savoir dans quelle mesure ils sont capable de
supporter les intentions qui leur sont assignées, dans quelle mesure, sur le plan historique, leur
force s’est éteinte, dans quelle mesure elle pourrait être conservée éventuellement sur un plan
configuratif. Le critère en est essentiellement la dignité esthétique des mots. Des mots sont
reconnaissables comme dépourvus de force lorsque dans l’œuvre d’art langagière – qui, seule,
face à la dualité scientifique, a conservé l’unité du mot et de la chose –, ils ont succombé
nettement à la critique esthétique, alors même que jusqu’à présent, ils pouvaient jouir sans
restriction de la faveur philosophique complète. De là découle la signification constitutive de
la critique esthétique pour la connaissance. Alors que la philosophie doit se tourner vers
l’unité immédiate du langage et de la vérité –unité qui jusqu’à présent n’a été pensée qu’en
termes esthétiques –, et qu’elle doit nécessairement mesurer sa vérité à l’aune du langage, l’art
acquiert un caractère gnoséologique : sur le plan esthétique le langage de ce dernier sonne
juste si et seulement si il est “vrai” : si d’après la situation historique, ses mots sont
existants. »902
On voit que dans la manière dont Adorno rapporte la critique esthétique à la philosophie, ce
n’est en rien la philosophie qui s’esthétise, mais la critique esthétique qui devient moyen de
connaissance, parce que l’art lui-même, en tant « présentation de teneurs ontologiques
réelles », converge vers la connaissance.
Lorsque Adorno affirme que « l’importance croissante de la critique philosophique du
langage peut être formulée comme un début de convergence entre l’art et la connaissance »903,
il ne revendique en rien une quelconque esthétisation de la philosophie. Il saisit au contraire
dans la présentation matérielle essentielle à l’art l’élément objectif dont la philosophie
participe elle aussi par le langage. La convergence ainsi perçue entre art et philosophie se
détermine à partir de l’attention matérialiste à la configuration du matériau, configuration qui
n’est vraie, en art comme en philosophie, que pour autant qu’elle est le résultat de la
contrainte que lui imprime « l’état de la vérité »904.
Puisque comme nous l’avons vu à propos de le refus adornien d’une interprétation
herméneutique, c’est sur les mots, où se cristallisent les images historiques évoquées plus
haut, que la critique philosophique doit porter. Bref, il lui faut se rapporter « avec une
concupiscence esthétique » à ce qu’ils charrient d’apparences mythiques auxquelles ils
s’efforcent, dans leur prétention à dire ce qui est, de résister. Dès lors, « face aux mots
traditionnels et à la visée subjective dépourvue de langage, la configuration [Konfiguration]
902
« Thèses sur le langage des philosophes », p. 62 ; GS 1, 370.
Ibid.
904
Ibid., p. 58 ; GS 1, 366.
903
199
constitue un troisième terme »905. Quoique ce langage « configuratif » soit lui-même
indissociable d’une exposition dialectique, il ne constitue pas pour autant une médiation entre
les mots traditionnels et la visée subjective – médiation qu’en un sens le « comment
subjectif » cherchait à établir. Par une appréhension « configurative » du langage, ce dernier
est au contraire libéré de la visée, de l’intention906. Il est saisi dans sa présentation même. Face
à elle, la critique esthétique a une fonction corrosive, elle fait succomber le mot qui ne tient
plus à la chose, elle fait succomber comme convention le signe détaché de la teneur.
-
Dissolution de l’énigme
Mais une configuration du langage n’est possible qu’autour d’une figure, en laquelle
précisément la subjectivité ne puisse se reconnaître complaisamment comme face à un sens
qu’elle aurait elle-même donné. La figure qu’Adorno suggère alors à partir de laquelle
interpréter le dépôt visible quoique encore énigmatique de l’histoire récente est précisément la
forme où échoue définitivement la spiritualité vécue, dans la réification des contenus
spirituels : c’est la « forme marchandise ». Interpréter les configurations variables de la
modernité à partir d’une telle figure implique de renoncer à toute sympathie subjective avec
l’objet. La « forme marchandise » énonce avant tout, négativement, la contradiction à laquelle
est désormais confrontée l’herméneutique de la culture : ses propres objets lui sont devenus
étrangers, illisibles, et ce sont eux qui interprètent le monde, c’est-à-dire lui donnent,
paradoxe ultime, eux, objets non intentionnels, son sens insensé. Contre l’herméneutique, la
« forme marchandise » désigne le modèle d’appréhension d’une culture maintenant illisible.
Par elle, seulement, en tant qu’elle résiste fondamentalement au sens et oppose à l’esprit une
contrainte et non sa volonté, la raison peut s’approcher, « par l’épreuve et par l’essai »,
« d’une réalité réfractaire à la loi ». Dans les « agencements expérimentaux variables » du
réel, on peut alors lire cette figure « comme réponse, tandis que dans le même temps disparaît
la question »907. « Pour peu qu’il soit correctement frappé »908 le sceau d’une telle figure
pourrait laisser se cristalliser les images historiques autour d’elle et de la sorte, en renforçant
la tension, en faire éclater le mystère mythique dont la configuration ne fait précisément plus
un mystère, mais une énigme.
« La résolution de l’énigme a pour fonction, en un éclair, de mettre en lumière la configuration
de l’énigme [Rätselgestalt] et de l’abolir, non de persister derrière l’énigme et de lui
ressembler. »909
La « configuration »910 en tant que forme conférée à l’énigme produit ainsi le mystère comme
énigme, « puzzle », qui suppose la possibilité de sa dissolution rationnelle. Et c’est en
l’occurrence à une telle dissolution que vise l’interprétation. L’énigme, qui « n’est pas sensée
mais dépourvue de sens, aussitôt que la réponse, sans réplique, lui est délivrée »911, ne survit
donc pas à sa critique. De façon caractéristique, Adorno associe à cette dissolution un projet
d’émancipation : quoique la réalité ne puisse être abolie par une simple reconfiguration du
concept, « de la construction de la figure du réel suit à coup sûr l’exigence de sa
905
« Thèses sur le langage des philosophes », thèse 8, p. 61; GS 1, 369.
Ibid.
907
« L’actualité… », p. 18 ; GS 1, 335.
908
Ibid., p. 25 ; GS 1, 341.
909
Ibid., p. 18 ; GS 1, 335 : » […] die Funktion der Rätsellösung es ist, die Rätselgestalt blitzhaft zu erhellen
und aufzuheben, nicht hinter dem Rätsel zu beharren und ihm zu gleichen «
910
Notons ici que bien qu’il apparaisse dans la traduction française, c’est dans les « Thèses sur le langage des
philosophe » que le terme allemand de Konfiguration est véritablement employé de façon récurrente.
911
Ibid., p. 21 ; GS 1, 338.
906
200
transformation réelle »912. Et Adorno de marquer à partir de là sa différence avec un
« sociologisme philosophique », que son nominalisme ne met plus en mesure de produire une
« figure » opératoire, et conduit, maintenant qu’il se dispense même de la notion de classe913 –
ce que regrette Adorno – à un « relativisme général ». Si la philosophie interprétative doit
pouvoir « construire des clefs devant lesquelles s’ouvre subitement la réalité »914, elle veut
pouvoir les forger à la taille de la serrure qui se présente aujourd’hui verrouillée. Et Adorno
de relever, filant la métaphore dans une image qui fait de l’interprète de la réalité une sorte de
Little Nemo au Pays des Rêves, que « pour ce qui est de la mesure des catégories de clefs, la
situation est bien étrange. Le vieil idéalisme les choisit trop grandes : du coup, elles n’entrent
pas du tout dans le trou de la serrure. Le sociologisme philosophique pur les choisit trop
petites ; certes, la clef entre, mais la porte ne s’ouvre pas »915. Au jeu des clés que tous forgent
infailliblement trop grandes ou trop petites faute d’une méthode critique adéquate, Adorno
fait le pari de gagner en forgeant la sienne en fonction de la figure de la forme-marchandise.
Nous verrons de quelle manière dans la troisième partie.
Dès lors, la critique esthétique ne s’effectue comme critique de l’idéalisme en philosophie que
pour autant qu’elle amende sa propre forme langagière, non comme système, mais comme
configuration, captation des cristallisations langagières qui, selon des expérimentations
variables font parler pour ainsi dire objectivement le matériau. Au sein du langage comme des
apparences, la critique esthétique se fait attention à la présentation plutôt qu’à la
représentation, à la configuration plutôt qu’à la signification, elle dissipe tous les « doublons »
idéalistes des choses. Reste à penser la forme rhétorique adéquate à une philosophie
configurative.
2. L’essai comme forme
a. Une configuration critique, à l’échelle de la miniature
Confrontée à la péremption historique de sa « grande forme » désormais incapable de saisir
un monde effrité, la philosophie, si elle espère encore forger des clés à la mesure du réel, doit
en effet finalement repenser sa forme. Face au Charybde de la liquidation de la philosophie
par le Cercle de Vienne et au Scylla de son maintien problématique dans des méthodes
phénoménologiques tributaires d’un idéalisme historiquement condamné, Adorno invoque, à
la fin de sa conférence sur « L’Actualité de la philosophie » le modèle de l’essai. Dans L’Âme
et les Formes, Lukács avait fait de l’essai une « Forme »916 au sens à la fois esthétique et
métaphysique – platonicien. Mais la référence immédiatement lukácsienne ne doit pas
occulter que cette forme n’est pourtant pas conçue par Adorno à partir de son seul usage
esthétique. Contrairement à Lukács qui en faisait un art, Adorno en revendique l’usage
fondamentalement philosophique. Cette position – qui revendique à la fois la forme de l’essai
et son usage philosophique – restera constante chez Adorno, comme en témoigne le texte
inédit « L’Essai comme Forme », écrit plus de vingt après (entre 1954 et 1958)917, répondant
912
Ibid.
« L’actualité… », p. 24 ; GS 1, 341.
914
Ibid., p. 23 ; GS 1, 340.
915
Ibid., p. 21 ; GS 1, 338.
916
Il s’agit de la lettre à Léo Popper d’octobre 1910, intitulée « À propos de l’essence et de la forme comme
essai », qui ouvre le recueil. G. Lukács, L’Âme et les Formes, op. cit., pp. 12-33.
917
Publié dans le tome I des Notes sur la Littérature.
913
201
explicitement à l’essai lukácsien. En 1931, c’est en rattachant clairement l’essai à son histoire
philosophique qu’Adorno entend dissiper toute ambiguïté à ce sujet. De même que « les
empiristes anglais, tout comme Leibniz, ont appelé « essais » leurs écrits philosophiques,
parce que la puissance de la réalité fraîchement éclose à laquelle leur pensée s’est heurtée les
a contraints à chaque fois à avoir l’audace d’essayer », il s’agit à nouveau, de faire preuve
d’une telle audace que « le siècle postkantien a perdue, en même temps que la puissance de la
réalité »918. Puisque aujourd’hui une telle réalité file entre les colonnes de l’armée rangée des
systèmes, reste la possibilité dernière de son abordage « à échelle réduite », « en petit ».
Forme antérieure au système philosophique tel qu’il s’est absolutisé au XIXe siècle, elle lui
succède dans sa décadence. Cette décadence ne s’est opérée que parce que « la philosophie
proprement dite, dans les grandes dimensions de ses problèmes » « ne disposait plus depuis
longtemps »919 d’un accès aux concrétions du réel. Référé à la fois aux longues recherches des
« Si avec la décomposition de toutes les certitudes de la philosophie, l’essai y fait son entrée ;
s’il établit un lien avec les interprétations limitées, aux contours dessinés, non symboliques,
des essais esthétiques, alors cela ne me semble pas condamnable, pour peu que les objets
soient bien choisis : pour peu qu’ils soient réels. Car l’esprit n’est sûrement pas capable de
produire ou de comprendre la totalité du réel ; mais à échelle réduite, en petit, il permet d’y
pénétrer, et, à ce niveau, de faire exploser le cadre du simple étant. »920
C’est donc par l’usage d’un modèle hybride et doublement marginal – du point de vue
esthétique comme du point de vue philosophique – qu’Adorno espère reconquérir un territoire
philosophique. Puisque celui-ci s’est aujourd’hui réduit comme peau de chagrin, c’est à partir
de ce dispositif élaboré à l’échelle de la miniature, que notre guérillero, à la suite de Kracauer,
de Bloch et de Benjamin, prépare les représailles.
d. Soupçons
Tandis que l’actualité philosophique a été présentée sous la lumière crue de la crise de
l’idéalisme, les bases théoriques du matérialisme adornien semblent il est vrai encore quelque
peu obscures. Dans la conférence sur « L’Actualité de la philosophie », seules brèves
évocations de la « forme marchandise » comme « figure », et le regret de l’absence en
sociologie d’une théorie des classes relient explicitement le propos aux conceptions
matérialistes marxistes de l’Institut. La concision et les ellipses du programme visant à
soulever la masse envahissante de l’idéalisme – à partir d’un dispositif élaboré à l’échelle de
la miniature ! – furent d’ailleurs immédiatement reprochés à Adorno. Stefan Müller-Doohm
rapporte les jugements sévères d’Horkheimer, ainsi que la lettre de Kracauer suggérant pour
« sauver » Adorno que ce dernier a fait là preuve de ruse, visant à introduire le loup marxiste
dans la bergerie académique de la philosophie sans avoir l’air d’y toucher921. Mais il n’en va
pas là que d’un défaut de communication. De fait, le matérialisme adornien est construit au
plus près de la critique esthétique benjaminienne. De ce point de vue, Adorno s’attirait déjà
les reproches de Horkheimer lorsqu’il rédigeait le livre sur Kierkegaard. La lettre d’Adorno à
Kracauer du 25 juillet 1930922, éloquente sur ce point, raconte que Horkheimer a lu le
918
« L’actualité… », p. 27 ; GS 1, 343-344.
Ibid.
920
Ibid.
921
S. Müller-Doom, Adorno, une biographie, op. cit.
922
Lettre d’Adorno du 25 juillet 1930. A/K Briefwechsel, p. 235. Adorno évoque le chapitre IV » Analyse des
Existentials « : » Es fließ freilich Bllut bei der Arbeit. Weder von Heidegger noch von der „dialektischen
Theologie“ dürfte viel unangefochten daraus hervorgehen. Aber es hat es ja nicht besser verdient. Dabei
verleugne ich keinesfalls die eignen theologischen Motive. «
919
202
quatrième chapitre et le trouve difficile « plus difficile que le livre sur le Baroque ». Et
Adorno de s’exclamer avec un brin d’insolence facétieuse : « Je n’y peux rien, cela tient à la
chose, j’ai découvert le caractère mythique-démonique du concept kierkegaardien de
l’Existence, qui ne se laisse pas traduire dans la langue souabo-marxiste, aussi ne puis-je rien
y faire. »923
Mais l’affaire semble néanmoins nécessairement épineuse dès lors que, comme nous l’avons
exposé, le dispositif de repli matérialiste, déterminé comme essai dans la conférence de 1931,
apparaît connecté à l’esthétique d’une manière qui peut sembler ambiguë. En effet, à inscrire
la philosophie dans les « contours dessinés, non symboliques » de l’essai, Adorno ne basculet-il pas dans une esthétisation des contenus philosophiques digne du romantisme dont on a vu
qu’il cherchait à défaire l’art ? Ne tombe-t-il pas peu ou prou dans cette esthétisation à
laquelle Carnap lui-même destinait la métaphysique?924 Alors même qu’il conçoit
conjointement les difficultés de l’art et de la philosophie face au délitement du réel comme
totalité unifiée, ne prépare-t-il pas la résolution dans le premier des problèmes de la seconde,
entremêlant les modèles pour compenser la perte qu’accusent respectivement ces domaines
distincts ? Force est de constater qu’il s’élève pourtant clairement contre la solution hautaine
du positivisme logique, n’invitant plus le dernier bastion des métaphysiciens – non
entièrement convaincus par la « construction logique du monde » – qu’à accoler à l’idéal
purement scientifique de la philosophie « un concept de poésie philosophique qui n’engage à
rien au regard de la vérité »925. Quoi qu’il arrive, assène Adorno, « ignorance de l’art et
infériorité esthétique »926 seraient les traits d’une telle poésie, dégradée en « supplément
d’âme » d’une philosophie scientificisée : « À tout prendre, on ferait mieux de liquider la
philosophie en bloc et de la dissoudre en sciences que de lui venir en aide avec un idéal
poétique qui n’est rien d’autre qu’un mauvais déguisement servant à orner des pensées
fausses »927.
Il faut donc saisir à quelles conditions le matérialisme adornien se rapporte à l’esthétique sans
en faire le « mauvais déguisement » d’une pensée fausse. Or c’est uniquement en clarifiant
son usage philosophique de l’esthétique que peut être clarifié son matérialisme. Car dans sa
« construction » adornienne, que nous allons maintenant éclairer, l’esthétique n’est pas ce qui
fait barrage au matérialisme, elle en est au contraire la voie d’accès. Il s’agit de comprendre
comment cette articulation est possible sans contradiction quand celui qui l’opère s’élève
précisément contre toute esthétisation de la philosophie.
923
Ibid.
« Une métaphysique déterminée comme tout discours se prononçant au-delà des données observables de
l’expérience scientifique et de la logique qui permet de la construire… », R. Carnap, La Construction logique du
monde [1928], trad. fr. Elisabeth Schwarz et Thierry Rivain. Paris, J. Vrin, 2002.
925
« L’actualité… », p. 15 ; GS 1, 332.
926
Ibid.
927
Ibid.
924
203
CONCLUSION DE « CRITIQUE ESTHETIQUE »
Tels que les envisage Adorno du milieu des années vingt à la première moitié des années
trente, l’art et la philosophie ne paraissent pouvoir s’extirper de la menace de leur liquidation
qu’au prix d’une transformation radicale de leur auto-compréhension. D’un côté, dans le
domaine de l’art, soit l’esthétique s’accroche à d’anciennes catégories telles que
l’individualité créatrice et l’artiste et elle retire à l’art toute prétention à la vérité, soit elle
affronte l’objectivation des œuvres d’art, leur extériorité même, détachée des intentions qui
présidèrent à leur création, comme leur vérité : c’est selon Adorno l’orientation propre de la
Modernité musicale tournée vers le progrès du matériau. De l’autre, dans le domaine de la
philosophie, soit la pensée maintient des axiomes qui la rendent incapable d’accéder au réel,
soit elle accepte de réfléchir les conditions subjectives de son énonciation et reconfigure
consciemment son matériau en ruines. Dans les deux cas, un certain tout l’état historique de la
subjectivité la contraint au retrait. Dans la musique, ce retrait en passe par un refus de
l’expression, et une rupture avec les catégories romantiques de la création comme de la
réception. En philosophie, ce retrait implique un retour réflexif et une configuration
matérialiste du langage et des objets de la philosophie historiquement constituée dans
l’idéalisme et ses catégories. C’est à la critique esthétique conçue comme instrument de
corrosion, de décomposition des fausses unités de sens, que succombent pour le jeune Adorno
le romantisme tout autant que les refondations philosophiques.
On a vu de ce fait la dépendance structurelle de la méthode adornienne aux grandes intuitions
de l’esthétique benjaminienne telle qu’elle est constituée autour des années vingt, portée
notamment par l’intuition d’une possibilité de critique immanente et matérialiste à partir de la
présentation du sens, pétrifié en histoire de la nature, plutôt que de sa représentation au
travers de signes devant être interprétés. Ainsi, dans les œuvres comme dans les textes
philosophiques, concepts et images sont reconduits à leur apparence comme apparence,
matérialisée, exhibant une couche conventionnelle que le critique s’attache à « gratter », non
pour révéler un arrière monde plus « vrai » que ces apparences mais pour mettre au jour, en
elles, le caractère historique de la vérité.
Cette convergence, mise en évidence par la critique esthétique de l’art et de la connaissance,
n’induit nullement le présupposé d’un dépassement des apories philosophiques dans
l’esthétique928 : en aucun cas ici, l’esthétique ne « sauve » la philosophie de ses problèmes. Et
c’est précisément cette illusion d’une « hybridation » entre art et philosophie que le jeune
Adorno a déjà cherché à déjouer dans le livre sur Kierkegaard en montrant que les traits
esthétiques de sa philosophie convergent avec son idéalisme tardif, restreint à une dialectique
immanente, sans objet, prisonnier des apparences. En revanche, le matérialisme adornien
s’ancre bel et bien dans l’apparence, dans sa manifestation la plus concrète, en l’occurrence
comme langage : le travail de reconfiguration de ces dernières, qui est tout autant
reconfiguration langagière établit déjà la conviction adornienne qu’il faut que la philosophie
s’intègre à elle-même le moment d’une critique esthétique où elle se rapporte à son propre
langage, bref à ses concepts, comme à des apparences, chargées de conventions, et peut-être
928
Cf. Martin Thibodeau, La Théorie esthétique d’Adorno, Presses Universitaires de Rennes, Aesthetica, 2008.
Cet ouvrage insiste sur la connexion essentielle chez Adorno entre vérité et esthétique, art et philosophie. Cette
connexion est réelle. Il apparaît seulement que l’approche immédiatement esthétique d’Adorno occulte son
caractère second, critique vis-à-vis de ce rapport vérité-esthétique qui, il faut le rappeler, fut d’abord posé par un
romantisme, et au-delà, par l’idéalisme dans sa forme tardive, kierkegaardienne précisément, contre lequel
Adorno construit à la fois sa philosophie et son esthétique.
204
vidées de sens. Néanmoins, elle doit faire avec ces concepts, et c’est précisément parce
qu’elle refuse de basculer dans une fuite poétique qu’elle se comprend comme
reconfiguration.
Mais soulignons maintenant ce qui doit faire basculer cette méthode – qui va rester vivante
dans la critique adornienne – dans un régime critique moins configuratif et plus
constructiviste : en d’autres termes, un régime qui, en restant critique, doit devenir théorique.
Si les écrits de jeunesse que nous avons abordés posent avec une audace et une fermeté
certaines les jalons de la critique adornienne, il faut pourtant se demander, dans quelle mesure
ils apparaissent encore insuffisants au regard d’une Théorie critique telle que la conçoit
Horkheimer. Bien que dans sa conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature »,
Adorno établisse un rapport « d’explicitation immanente » et non pas seulement de
« complémentarité » entre la théorie de l’histoire de la nature benjaminienne et celle du
matérialisme historique, il ne l’explicite pas et s’ « en remet pour ainsi dire au jugement de la
dialectique matérialiste »929. De ce rapport qu’il « faudrait montrer », Adorno ne dit pas
davantage que le fait que son propos « ne constitue qu’une explication de certains éléments
fondamentaux de la dialectique matérialiste »930. Reste donc à montrer comment ce rapport –
que, certes Adorno ne cherche pas à rendre « orthodoxe » – va se spécifier dans le
déploiement d’une critique non plus esthétique mais culturelle, et finalement sociale : bref
dans une théorie critique. Reste donc, dans la même perspective, également à voir comment
au sein de cette critique sociale, Adorno devra s’émanciper de la critique benjaminienne de la
modernité élaborée à l’époque dans les Passages et l’essai sur Baudelaire. Tandis qu’il
reproche à ce dernier, en 1934, à propos de l’Exposé sur « Paris, Capitale du XIXe siècle », un
« matérialisme immédiat, anthropologique » qui cache toujours « un élément profondément
romantique »931. À quel point la surimpression de l’allégorie et de la « figure » de la « formemarchandise », de la catégorie esthétique de Benjamin et de la catégorie marxiste, en somme
la surimpression encore seulement esquissée au début des années trente chez Adorno, entre
mythe et fétiche, assure une ferme passerelle théorique entre la critique esthétique et un
matérialisme dialectique historique. Où Adorno trouvera-t-il quant à lui la médiation
manquant à Benjamin ? C’est précisément ce qu’il faut maintenant montrer par une recherche
des conditions d’évolution d’une critique esthétique configurative des langages musicaux et
philosophiques – chassant de ces derniers tous les fantômes subjectifs – à une théorie critique
freudo-marxiste dans laquelle la construction critique de la subjectivité se verra systématisée.
929
« L’Idée d’histoire de la nature », p. 53 ; GS 1, 365.
Ibid.
931
Lettre du 10 novembre 1938. CorrAB, p. 324 ; A/B Briefwechsel, 368.
930
205
206
Troisième partie
Théorie critique
Systématisation
« Je dirais que pour nous le concept d’époque
historique est tout simplement inexistant (de même
que nous ignorons la décadence et le progrès au
sens commun, que vous détruisez vous-mêmes
ici) ; nous connaissons seulement l’âge du monde
comme extrapolation du présent pétrifié. Et
personne, je le sais, ne me le concéderait en théorie
plus volontiers que vous. »
Adorno, Benjamin, Correspondance,
lettre du 17 décembre 1934932.
« [...] un grand nombre de gens ne sont plus, ou
plutôt n’ont jamais été, des “individus” au sens où
l’entendait la philosophie traditionnelle du XIXe
siècle. »
T. W. Adorno, Etudes sur la personnalité
autoritaire933.
932
Lettre du 17 décembre 1934, à propos du texte de Benjamin sur Kafka. CorrAB, p. 79 ; A/B, Briefwechsel,
91-92.
933
T.W. Adorno et alii, Études sur la personnalité autoritaire, traduction Hélène Frappat, Allia, Paris, 2007.
207
VUE D’ENSEMBLE
Extension : la critique de la subjectivité comme théorie critique de la société
Dès la seconde moitié des années trente, la critique adornienne de la subjectivité, opérée
jusque là à partir d’un régime critique esthétique dans les domaines philosophique et
musicologique, prend une nouvelle envergure. Plus précisément, elle se théorise, s’unifie
comme structure explicative d’un objet qui n’est plus seulement la subjectivité artistique ou la
subjectivité philosophique, mais la société elle-même. Dans la mesure où la critique de la
décomposition historique des formes subjectives dont elle avait fait jusque là son thème
apparaît désormais insuffisante pour une conférer au propos la portée d’une théorie globale de
la société telle que la vise la Théorie critique initiée par Max Horkheimer depuis le début des
années trente, cette théorisation suppose nombre de médiations dont il faut rendre compte, en
particulier celle qui consiste dans l’élaboration originale d’une théorie de la « formemarchandise » opératoire pour appréhender le monde social lui-même. De fait, c’est bel et
bien dans cette élaboration que s’opère véritablement le passage du paradigme matérialiste
« flottant » de la critique esthétique au cadre matérialiste marxiste de la Théorie critique.
En quoi est-on cependant encore en droit d’affirmer que, dans ce passage, la construction de
la critique de la subjectivité se poursuit ? Il pourrait en effet sembler contestable de persister à
voir, entre la critique appliquée aux langages musicaux et philosophiques et celle du
fétichisme de la marchandise, le fil continu d’une même critique, simplement déclinée
autrement. Pourtant, investie qu’elle se veut le départ d’enjeux socio-historiques, c’est bien
cette même critique des figures de la subjectivité qui reste chez Adorno le nerf de sa Théorie
critique de la société. Loin que cette affirmation revienne à forcer notre objet, elle permet
d’en dégager la cohérence. Si la critique adornienne s’affronte depuis le début aux fantômes
puis aux débris des figures idéalistes de la subjectivité, la société que l’idéalisme hégélien a
conçu comme l’œuvre de l’Esprit objectif est la nouvelle figure qu’elle appréhende, sous les
espèces « matérialistes » du monde marchand. Dans le dépérissement de la valeur d’usage que
celui-ci réalise, de façon accélérée depuis la seconde moitié du XIXe siècle, Adorno observe
alors la liquidation – diagnostiquée depuis longtemps par Lukács et par Kracauer, et, dès le
début des années trente, à partir d’éléments de méthode plus ouvertement historiographiques
par Horkheimer934 – des individus eux-mêmes. Réciproquement, et en cela tient son
originalité, il déchiffre la nouvelle figure des individus sociaux dans celle de la « forme
marchandise » autour de laquelle il avait suggéré que l’énigme du monde moderne pouvait
être configurée.
Consolidation de la construction
934
En effet, depuis le début des années trente, Horkheimer développe des recherches historiographiques
relativement précises sur l’histoire du sujet bourgeois. Dans Les Débuts de la philosophie bourgeoise de
l’histoire, il avait dégagé un des thèmes fondamentaux de son œuvre : la critique de l’ascétisme bourgeois et
l’avait explicitement connectée à l’individualisme moderne comme annihilation de l’individu. Ainsi, Horkheimer
soumet à une critique matérialiste des figures politiques historiques telles que Robespierre, révolutionnaire en
qui le théoricien découvre des éléments de réaction, chez qui l’invocation permanente de la « vertu » apparaît
comme un symptôme.
208
Si dès lors l’intégration du projet adornien à celui de la Théorie critique horkheimerienne ne
dissout pas, dans l’ensemble plus vaste que serait la culture, la critique de la subjectivité
précédemment amorcée, on peut même affirmer, au contraire, que cette dernière s’y
consolide. Mieux, dans le cadre pluridisciplinaire offert alors par l’Institut, elle dégage, en
quelque sorte, pour employer le langage de la construction, ses fondements objectifs – bien
qu’elle s’affirme théoriquement en porte-à-faux avec toute théorie fondationnelle. De » Über
Jazz « à l’Essai sur Wagner jusqu’aux recherches sociologiques entreprises en Amérique et
aux conférences sociologiques données dans les années cinquante en Allemagne, en passant
par l’essentielle Dialectique de la Raison, les recherches adorniennes convergent vers
l’exhumation des fondements psycho-socio-historiques susceptible de supporter le diagnostic
de la liquidation de la subjectivité et sa critique. Mise en demeure de devenir à sa manière,
explicative, face à la liquidation massive de l’individu qui se confirme alors de la façon la
plus macabre – après le choc de la Première Guerre mondiale et désormais la persécution des
Juifs, jusque au génocide –, il lui faut articuler ses intuitions à une analyse globale, non
seulement de la société, mais de l’histoire tout entière de l’humanité occidentale qui a rendu
possible la « catastrophe ». Or, cette nouvelle exigence la reconduit à une profondeur
historique, voire anthropologique et psychique, qu’elle n’avait pas jusque là explorée. Elle
acquiert dès lors, en y plongeant, une autre dimension qui assoit ses diagnostics et en fortifie
le fonctionnement jusqu’à la rendre…systématique.
Systématisation
En effet, si selon sa définition minimale, le système est la théorie du tout, plus précisément,
chez Hegel, de la totalité subjective, en tant qu’elle est l’Absolu, la transformation de la
critique adornienne de la subjectivité en une théorie du tout social, un tout social « sans
dehors » dont elle va dégager la constitution essentiellement subjective, réalise une
systématisation de la critique. Les idées de totalité et ce faisant de systématisation peuvent ici
surprendre une fois encore si l’on se souvient que dans sa conférence de 1931 sur
« L’actualité de la philosophie », Adorno avait scellé l’impossibilité, pour la philosophie
contemporaine, de saisir, hors de toute illusion idéaliste, « la totalité du réel », et posé, peu ou
prou, l’interdit de la systématicité. Pourtant, à partir au moment où il inscrit ses recherches
dans le programme matérialiste historique de Horkheimer, dans la tradition d’une critique
dialectique marxiste de la société, son idée de la décomposition de la totalité implique une
difficulté théorique majeure. En effet, la critique marxienne, empruntant en cela son
fonctionnement à la dialectique hégélienne elle-même, suppose, pour fonctionner, la
conception de la société comme un tout, auquel les individus particuliers sont en mesure de se
rapporter, par la médiation de leur conscience de classe, jusqu’à pouvoir envisager,
potentiellement, la nécessaire transformation du rapport des classes relativement à l’état
objectif de ce tout ainsi représentée. En d’autres termes, quoiqu’elle substitue à l’enjeu
idéaliste de la compréhension du réel celui, matérialiste, de sa transformation, la dialectique
matérialiste a besoin d’un tout auquel référer sa pratique transformatrice. Telle est en effet la
condition de la critique dialectique dont Lukács expose le fonctionnement dans Histoire et
conscience de classe :
« Il appartient à l’essence de la méthode dialectique que, en elle, les concepts faux – dans leur
unilatéralité abstraite – parviennent à être surmontés. Mais ce procès de surmontement rend en
même temps nécessaire qu’on opère de façon ininterrompue avec ces concepts, unilatéraux,
abstraits et faux ; que les concepts soient conduits à leur signification juste, moins par une
209
définition que par la fonction méthodique qu’ils acquièrent dans la totalité en tant que
moments surmontés. »935
Commentant ces propos dans le Kierkegaard, le jeune Adorno notait alors qu’« il n’est même
pas besoin de la “totalité” pour conférer aux concepts dialectiques leur fonction de
découvrement dans la connexion de pensée »936. Sa critique esthétique assumait en effet
l’absence d’une telle totalité où se trouvent surmontés les « concepts faux ». Mais à l’heure où
il s’agit d’élever pour lui les modèles de sa critique à l’échelle, nécessairement totalisante
d’une théorie sociale, l’impossibilité de répondre à cette exigence dialectique menace sa
critique de contingence. S’il ne peut, d’un côté, épouser les a priori d’une critique marxiste
orthodoxe, convaincue de l’orientation objective du cours historique vers l’émancipation du
prolétariat, il ne croit pas non plus de l’autre pouvoir éclairer l’être social sans une telle
structure dialectique, bref sans une « véritable théorie spéculative » évitant fermement à la
critique de succomber à ce qu’il désigne, on va le voir, comme un « essayisme du social »
aussi subtil qu’inoffensif. Cette conviction est au cœur des lettres à Benjamin des 2 et 5 août
1935 et du 10 novembre 1938, souvent polémiquement brandies contre lui pour démontrer sa
prétendue incapacité à saisir l’originalité de son aîné937. On s’offusque en effet de la leçon de
dialectique orthodoxe que semble y énoncer Adorno en insistant tout à coup sur la nécessité
de la « médiation du procès global » dans « la détermination matérialiste des caractères
culturels »938. Mais ce rappel, si déplacé soit-il dans la perspective proprement benjaminienne,
est lourd de conséquences pour le propre projet d’Adorno. Il engage une difficulté massive
que la construction renouvelée de sa critique est l’effort de surmonter. En vérité, le problème
de la détermination d’un tel « procès » est au cœur de la consolidation de sa construction
critique des figures de la subjectivité, polémiquement unifiée sous la forme d’une « théorie »
de la société. Faute de pouvoir déterminer positivement l’universel assurant la médiation
nécessaire au fonctionnement de la critique dialectique censée structurer une telle théorie,
Adorno est contraint d’en développer l’ersatz dans un procès d’émancipation retourné en
procès d’annihilation. En guise d’universalité ne subsiste plus que le régime d’équivalence de
la marchandise qui réconcilie toutes choses dans l’échange, et en guise de tout, le produit de
cette dynamique indifférenciante : une totalité fausse.
Comment la construction critique justifiera-t-elle sans se dédire du retour carnavalesque de
ces figures idéalistes ? C’est ce qu’il s’agit pour nous maintenant de rechercher.
*
Puisque l’articulation de la théorie de la forme-marchandise à la critique adornienne de la
subjectivité constitue un enjeu majeur de son intégration au projet collectif de la Théorie
critique, nous y consacrerons d’abord un premier mouvement. De fait, c’est par elle que la
critique de la subjectivité s’étend, sans se dissoudre, à la critique sociale. Mais cette extension
elle-même suppose une consolidation des fondements spéculatifs de la théorie que seule la
mise en évidence d’un « procès global » historique pourra assurer, comme nous le montrerons
par l’étude d’aspects décisifs de la Dialectique de la raison. Enfin, nous traiterons de la
935
G. Lukács, Histoire et histoire et conscience de classe, Essai de dialectique marxiste, op. cit., p. 15., cité dans
Kierkegaard, pp. 12-13 ; GS 2, 10. Passage retraduit par Eliane Escoubas.
936
Kierkegaard, p. 13; GS 2, 10: » Selbst der ‘Totalitat’ bedarf es nicht […] zu verleihen” «.
937
Cf. lettre du 10 novembre 1938 d’Adorno à Benjamin, A/B Briefwechsel, 367. Sur la polémique entre
adorniens et benjaminiens inspirée par cette lettre, voir G. Agamben, « Le prince et le crapaud », in Enfance et
histoire, trad. fr. Y. Hersant, Paris, Payot, 1989, rééd. coll. « Rivages ». Plutôt que de voir, comme le fait Agamben,
dans l’invocation de la part d’Adorno de la médiation et du Gesamtprozeß le signe de son matérialisme orthodoxe,
et de sa crainte « vulgaire » du « matérialisme vulgaire » (art. cit., p. 141), cachant une incapacité à se hisser à
l’originalité du matérialisme benjaminien, nous tenterons, à distance de ce débat, d’y ancrer au contraire l’originalité
même de sa critique.
938
CorrAB, p. 323 ; A/B, Briefwechsel, 367.
210
manière dont, une fois déterminés les fondements à la fois primitifs et contingents d’un tel
procès, la théorie adornienne de la société se systématise, la description dystopique du monde
contemporain déterminant de façon sous-jacente la construction critique tout en la menaçant,
à terme… d’effondrement.
211
I. LE NŒUD GORDIEN DE LA FORME-MARCHANDISE
Dans la conférence sur l’« Actualité de la philosophie », Adorno avait invoqué la figure de la
« forme-marchandise » comme opérateur d’une interprétation dialectique matérialiste des
apparences, toujours déjà sociales. Face au caractère vague de cette invocation, Horkheimer et
Kracauer lui-même939 s’étaient montrés extrêmement critiques. La seconde moitié des années
trente est marquée par l’effort d’expliciter la teneur d’une telle figure – qui fonctionne parfois,
dans les textes de l’époque, comme une véritable garantie de la dignité matérialiste de la
théorie – et les conditions de son usage théorique fécond. Si la forme-marchandise est la
figure « qui fonde l’unité de la modernité »940, dans quelle mesure cette dernière peut être
rendue opératoire pour une Théorie critique privée du sujet désignée par Marx et Lukács
comme sujet de la révolution sociale ? Tel est le nœud gordien de cette figure imposée au
marxisme critique. Revenons sur la manière dont il fut noué avant d’exposer la manière dont
Adorno le tranche, déterminant par là, de façon décisive, sa critique sociale elle-même comme
extrapolation et approfondissement de sa critique de la subjectivité.
A. Elaboration héritée de la forme-marchandise
Alors même que la première guerre avait pour ainsi dire prononcé la fin historique des sujets
dans l’apparent déclin de la culture vers la barbarie, ceux qui assistèrent à la progression
inexorable des fascismes sous la République de Weimar jusqu’à l’installation par voie
démocratique du régime nazi totalitaire dans les années trente ne pouvaient voir dans ce
triomphe tragique que le dernier acte d’un processus historique de liquidation de l’individu et
de tout ce que la pensée bourgeoise avait pu conférer d’autonomie, de liberté, de spontanéité
enfin à cette figure incontournable de son élaboration.
939
Voir la lettre de Kracauer du 7 juin 1931, quelque peu critique envers le présumé camouflage adornien de sa
profession de foi marxiste dans sa conférence inaugurale. Kracauer le félicite de sa critique globale des
philosophies contemporaines, mais lui reproche de ne s’être pas livré « à une petite analyse réellement
dialectique ». Un manque de « sagacité tactique » [taktische Klugheit] aurait conduit le conférencier à voiler sa
« profession de foi » marxiste dans une évocation quelque peut évasive de la forme-marchandise : « car
vraisemblablement tu as dû jouer à cache-cache, à l’endroit où il te fallait parler. Tu voulais faire une profession
de foi, et tu ne le pouvais pas. De fait, une profession de marxisme, juste après ton habilitation et en cette
circonstance officielle ce n’était pas possible. […] pour éviter l’impression gênante d’un comportement déloyal,
tu as, je suppose, camouflé la chose de la sorte. », Adorno/Kracauer Briefwechsel, Surkhamp Verlag Frankfurt
am Main, 2008, pp. 281-282, cité par S. Müller-Doohm, Adorno, op. cit., p. 139. On voit combien, à l’époque,
Adorno semble encore à la traîne de ses compagnons de route concernant l’engagement de sa théorie dans le
marxisme. Les retours de bâtons adorniens contre le manque de dialectique matérialiste dans les travaux de ces
derniers entre 1935 et 1938 – de la lettre à Benjamin sur l’Exposé à la violente critique du livre de Kracauer sur
Offenbach – règlent aussi des comptes. Reste que, nous allons le montrer, leur portée théorique dépasse de loin
la pure et simple polémique visant à se montrer toujours plus marxiste que le voisin.
940
Adorno/Benjamin, Briefwechsel, 143.
212
Élevée au statut d’un constat historique, une telle liquidation ne devait pas seulement être
éprouvée et réprouvée, mais construite philosophiquement voire politiquement de manière à
en rendre la critique possible. Si le constat était pour ainsi dire répandu, c’est l’ouvrage de
Lukács, Histoire et conscience de classe, publié en Allemagne en 1922, qui amorce les termes
décisifs de sa construction telle qu’elle conditionne la critique marxiste de la culture et
société. Empruntant à Marx ses motifs critiques du capitalisme bourgeois, à Simmel sa
réflexion sur la dépersonnalisation des individus dans l’échange et à Weber l’idée d’un procès
historique de rationalisation, Lukács établit un rapport explicatif quasi exclusif entre
l’impuissance croissante des individus et le phénomène historico-économique de la société
marchande. Le phénomène exhibant objectivement ce rapport explicatif est alors appelé
réification [Verdinglichung], c’est-à-dire du « devenir chose » des hommes et de leurs
rapports. Or si les hommes devenaient des choses les uns pour les autres et finalement de plus
en plus pour eux-mêmes, incapables de se représenter comme agissant spontanément dans le
monde les environnant, c’est que la structure des échanges marchands dominant leur vie
sociale avait fini par étendre son emprise sur leur personnalité même. Dans l’important article
sur « la réification et la conscience du prolétariat », ce phénomène acquérait la portée d’un
« diagnostic hyperbolique »941 sur la société. Avec le capitalisme moderne, la « formemarchandise », d’une forme caractérisant d’abord les objets de l’échange marchand, s’était
historiquement muée en « forme de domination réelle »942.
1. Du fétichisme à la réification
Si édifiante qu’ait été la compréhension lukácsienne de la réification pour Adorno et ses
compagnons de pensée, il convient de remonter à Marx – comme ces derniers le firent euxmêmes –, plus précisément, à sa théorie du fétichisme de la marchandise, pour identifier
pleinement des outils critiques dont hérite Adorno.
a. Le caractère fétiche chez Marx : déréalisation de la valeur et mystification du travail
941
L’expression est de Honneth, dans son ouvrage La Réification, Gallimard, Nrf Essais, Paris, 2007, p. 14. Il
relève qu’après guerre, le terme de réification et son « diagnostic hyperbolique sur la société » fut abandonné au
profit de caractérisation plus tendancielles sur « les déficits de la démocratie et de la justice », avant de
« réémerger des profondeurs de l’époque engloutie de la République de Weimar pour s’imposer de nouveau
devant la scène intellectuelle », à la fois chez des écrivains américains comme Raymond Carver et Harold
Brodkey, aux auteurs allemands Elfriede Jelinek et Silke Schewermann, en passant par l’actuel « enfant
terrible » de la littérature française Michel Houellebecq ». Chez ces auteurs le monde social semble selon lui
décrit « comme si ceux qui y vivent se traitaient eux-mêmes et traitaient les autres comme des objets morts,
dénués de tout sentiment et ne manifestant aucune volonté de se mettre à la place d’autrui » (Op. cit., p. 15),
s’accordant en ce sens avec la compréhension originelle de la réification, du moins dans ses caractéristiques les
moins théoriques. Face à ces œuvres de fiction, Honneth note également une résurgence si ce n’est de la notion
du moins de ce qu’elle décrit dans la sociologie de la culture et la psychologie sociale où on observe des cas
flagrants d’automanipulation émotionnelle. Le terme quant à lui, revient explicitement dans « le domaine de
l’éthique ou de la philosophie morale ». Honneth évoque Martha Nussbaum qui désigne par « réification » « les
formes extrêmes du traitement instrumental des autres personnes », et Elizabeth Anderson, qui sans le nommer
rejoint le contenu de ce concept anticipé par Lukács. Reste que « les phénomènes empiriques auxquels se
réfèrent ces définitions correspondant à des tendances différentes, qui vont de la demande croissante de mèresporteuses à la marchandisation des relations amoureuses ou encore au développement explosif de l’industrie du
se. » Ibid.
942
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., pp. 112-114.
213
Lukács reprenait d’abord les analyses du premier livre du Capital sur le « Fétichisme de la
marchandise et son secret »943 où Marx avait développé la critique de cette « chose
extrêmement embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques »944
qu’est la marchandise comme valeur d’échange, par opposition à la valeur d’usage. En effet,
au sein de l’échange marchand, la valeur d’échange oblitère à la fois la « valeur d’usage »945
(c’est-à-dire la valeur de l’objet en tant qu’il répond plus ou moins pleinement et
adéquatement à un besoin) et la « valeur travail » (c’est-à-dire la valeur de l’objet en tant qu’il
est le fruit de l’activité d’un sujet). En surimposant une valeur d’échange (c’est-à-dire un
prix) à la chose, qui devient de ce fait marchandise, la valeur d’échange dissimule ce qui
constitue la véritable valeur de l’objet. La médiation de l’argent retire ainsi la chose à sa
valeur humaine, précisément pour la rendre échangeable. Celui qui échange n’a pas besoin
pour cela d’être un être ayant des besoins ni pratiquant une activité. Ce n’est pas davantage
son travail qui constitue l’offre ni son besoin qui constitue la demande, mais l’ « objectivité
illusoire » de la « loi du marché ». Tandis que l’œuvre des mains de l’homme comme valeur
d’usage, rattachée au besoin humain, ne fait pas mystère, « dès qu’elle entre en scène comme
marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible »946, acquérant par là un
sens fantasmagorique dont se souviendra Benjamin.
« Elle ne tient plus seulement debout en ayant les pieds sur terre, mais elle se met sur la tête
face à toutes les autres marchandises, et sort de sa petite tête de bois toute une série de
chimères qui nous surprennent plus encore que si, sans rien demander à personne, elle se
mettait soudain à danser. »947
On notera dès maintenant qu’avec Lukács et ses successeurs, la « petite tête de bois pleine de
chimères » ne sera plus seulement celle du fétiche mais celle des individus eux-mêmes. Mais
encore faut-il saisir le sens exact de ce caractère chimérique chez Marx.
« Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste simplement en ceci qu’elle
renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des
caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ce
choses possèderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des
producteurs au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre des
objets. »948
Le fétichisme est d’abord déréalisation de la valeur, en lui, « la forme-marchandise et le
rapport de valeur des produits du travail dans lequel elle s’expose n’ont absolument rien à
voir, ni avec sa nature physique, ni avec les relations matérielles qui en résultent »949. Mais de
cette déréalisation même découle son pouvoir mystificateur car en déréalisant la valeur, il
substitue au « rapport social déterminé des hommes eux-mêmes » « la forme fantasmagorique
d’un rapport entre choses »950. Dans son autonomie fantasmagorique de la sphère humaine du
travail, la marchandise matérialise la fiction d’une chose séparée du monde des hommes,
943
K. Marx, Le Capital, Livre I, chapitre 1 « La Marchandise », 4. « Le caractère fétiche de la marchandise et
son secret », trad. coll, sous la direction de J.-P. Lefebvre, Puf, « Quadrige », Paris, 1993.
944
Op. cit., p. 82.
945
« Le caractère utile d’une chose en fait une valeur d’usage. Elle est conditionnée par les propriétés de la
marchandise en tant que corps et n’existe pas sans ce corps. C’est donc le corps même de la marchandise, fer, blé
ou diamant, etc. qui est une valeur d’usage ou un bien. Et ce caractère là ne dépend pas de la quantité de travail
plus ou moins grande que coûte à l’homme l’appropriation de ses propriétés utiles. […] La valeur d’usage ne se
réalise effectivement que dans l’usage ou la consommation » (op. cit., p. 40).
946
Op. cit., p. 82.
947
Ibid.
948
Op.cit, p. 83.
949
Ibid.
950
Ibid.
214
valant par et pour elle-même. Ce pur produit de la rationalisation de la vie se rapproche alors
en dernière analyse des « formes nébuleuses du monde religieux » dans lequel « les produits
du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant
des rapports les unes avec les autres et avec les humains »951. Par la magie d’un tel
retournement les marchandises, produits du travail humain dont on a oublié qu’elles l’étaient,
sont à même de gouverner les hommes et de leur dicter leur conduite, à la manière des
fétiches censés inspirer aux peuples indigènes un respect et une terreur sacrée. Ce fétichisme
qui « adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises »
apparut à Marx « inséparable de la production marchande »952. Si la généralisation historique
d’un tel type de production est cependant le fruit d’une rationalisation sans précédant des
rapports humains comme l’affirme Weber en partie contre Marx, Lukács inscrivant dans cette
compréhension wébérienne le motif marxien, en fait apparaître la contradiction constitutive :
il s’avère indissociable d’une irrationalité caractérisée. Ici déjà sont posées les bases de
l’interprétation adornienne et horkheimérienne de la dialectique de la raison comme
interpénétration de la rationalisation et de la mystification.
b. Extrapolation lukácsienne
Reste qu’avec Lukács, la déréalisation de la valeur et la mystification des rapports humains
comme rapports entre des choses que constitue le fétichisme de la marchandise chez Marx
acquièrent un statut épistémologique nouveau. Via la critique ambiguë des rapports
d’échanges marchands par Simmel dans la Philosophie de l’argent, il en amplifie sans
précédant des conséquences anthropologiques953. Simmel avait montré que l’échange
marchand, développé à grande échelle, engendre l’anonymat réciproque des individus
contractants. Tandis que les relations entre les marchandises s’objectivent dans le marché954,
les relations entre ceux qui les échangent sont caractérisées par une neutralisation de leurs
spécificités subjectives955. Ce retrait des personnalités – au sens idiosyncrasique du terme –
devenu nécessaire au bon fonctionnement de l’échange marchand lui apparaissait néanmoins
comme un fondement de la constitution juridique des personnes, les échangeants
s’apparentant à des contractants. Si bien que chez Simmel, l’intuition de l’aliénation des
individus dans la société marchande est contrecarrée par une compréhension encore
951
Ibid.
Ibid.
953
Même si, sans conteste, cette intuition est déjà présente chez Marx qui n’envisage pas seulement l’aliénation
au travail par une classe dominante mais « l’aliénation humaine de soi » selon la trad. de G. Labica et de G.
Bensussan dans le Dictionnaire critique du marxisme, Puf, 1982, de l’expression des Manuscrits de 1944 de
« menschliche Selbstentfremdung ».
954
Simmel réfutait du reste la possibilité d’une absolue dissolution de la valeur d’usage dans la valeur d’échange
des marchandises : « La valeur conférée aux choses de par leur échangeabilité – ou encore la métamorphose par
laquelle leur valeur devient économique – se révèle certes toujours plus pure et plus forte avec la croissance
intensive et extensive de l’économie – phénomène que Marx traduit comme la disparition de la valeur d’usage au
profit de la valeur d’échange à l’intérieur de la société productrice de marchandises –, mais pareille évolution ne
semble jamais pouvoir s’achever. Seul l’argent, selon son pur concept parvient à ce point ultime : forme pure de
l’échangeabilité. » G. Simmel, Philosophie de l’argent, Puf, Quadrige, Paris,1987, p. 124.
955
Voir en particulier, le chapitre IV de la Philosophie de l’argent, sur « La loi individuelle » qui fait d’ailleurs
l’objet d’un commentaire d’Adorno dans un article sociologique éponyme. En vérité, Simmel n’a de cesse de
relier la dépersonnalisation induite par l’échange marchand à une différencation accrue de la liberté individuelle.
Si « de la production, du produit, des transactions, l’élément personnel se retire de plus en plus (…) ce processus
délie la liberté individuelle ». Plus encore, insiste-t-il, celle-ci « s’intensifie avec l’objectivation et la
dépersonnalisation de l’univers économique », op. cit., p. 372. De même, souligne Simmel, le mouvement
esthétique du quattrocento, marqué par une affirmation de la personnalité dans des formes telles que la satire, la
biographie, « axées sur l’individu » s’est développé « à l’époque où l’économie monétaire commençait à
déployer de façon notable ses conséquences sociales ». Ibid.
952
215
hégélienne de l’échange contractuel956. Au contraire, chez Lukács, une telle intuition
l’emporte de manière absolue et la relation d’anonymat décrite par Simmel prend le sens d’un
devenir-chose de la relation, par lequel les échangeants eux-mêmes ne sont pas seulement
mystifiés par la marchandise mais imitent l’essence de cette mystification. Or pour Lukács, et
ce n’est pas un aspect parmi d’autres, mais bien « l’essence de la structure marchande », cette
mystification repose sur « le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère
d’une chose et, de cette façon, d’une ‘objectivité illusoire’ qui, par son système de lois,
propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son
essence fondamentale : la relation entre hommes »957. La forme-marchandise s’étend ainsi audelà des produits du travail humain auquel le marché confère une valeur d’échange, elle
caractérise les rapports humains que le capitalisme moderne enserre absolument dans les rets
de l’échange marchand. Le phénomène de la réification s’avère littéralement extrapolé, et ce,
de deux manières : 1°) Il est extrapolé à tous les termes de l’échange958. La formemarchandise ne caractérise plus seulement les choses échangées, mais ceux qui les échangent
et les rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Le phénomène de la réification
s’articule comme triplement des conséquences anthropologiques du caractère fétiche de la
marchandise : il désigne des choses échangeant des choses, à la manière de choses, c’est-àdire dans une indifférence réciproque. De cette manière, Lukács identifie objectivation
(caractéristique de la vie sociale) et aliénation : identification que Marx lui-même reprochait
déjà à Hegel dans les Manuscrits de 1844, soulignant que l’aliénation impliquait un
asservissement de classe, était donc fondamentalement sociale, contrairement à
l’objectivation959. 2°) Il caractérise la totalité des échanges humains possibles dans la société
capitaliste et imprime infailliblement sa structure réifiante à l’ensemble de la société960.
Dans ces conditions, la société capitaliste n’est pas seulement une société au sein de laquelle
on repère des échanges marchands, « localement » réifiants, elle a, selon Lukács, subi un
véritable « tournant qualitatif » qui fait de la forme-marchandise sa forme constitutive comme
société. La réification est donc l’expression du fait que la forme-marchandise semble
désormais « […] pénétrer l’ensemble des manifestations vitales de la société et les
transformer à son image, au lieu de lier seulement de l’extérieur des processus par eux-mêmes
indépendants d’elle et orientés vers la production de valeurs d’usage »961.
956
Voir le chapitre consacré au contrat dans l’échange dans les Principes de la philosophie du droit.
Lukàcs, op. cit., p. 110.
958
Op. cit., p. 129.
959
Nous reviendrons sur cette distinction que précisément les auteurs de la Dialectique de la Raison
abandonnent également lorsqu’ils considèrent la domination de la nature comme la première expression de
l’aliénation de l’homme – pour Marx, il s’agissait bien plutôt d’une expression de sa capacité à l’objectivation.
960
C’est sur ces généralisations que vient heurter la critique d’A. Honneth dans son ouvrage de 2005 sur la
réification, soulignant le caractère problématique chez Lukács de « l’équivalence posée par son texte entre la
dépersonnalisation et la réification. En outre Lukács suppose la connexion nécessaire entre la réification
intersubjective et l’autoréification que tout sentiment d’injustice chez les personnes se vivant comme « réifiées »
conteste nécessairement. Enfin, la généralisation du phénomène de la réification à tous les domaines de la vie
sociale est fortement suspecte dès lors que Lukács « n’esquisse pas même un raisonnement qui montrerait
qu’une telle « colonisation » provient effectivement des principes du marché capitaliste ». De ce fait, il ignore
paradoxalement « une classe entière de phénomènes de réification », comme « la déshumanisation bestiale
propre au racisme ou au trafic des êtres humains, et il ne le thématise même pas de façon marginale. » A.
Honneth, La Réification. Petit traité de Théorie critique, trad. fr. de S. Haber, Paris, Gallimard, « NRF Essais »,
2007, pp. 110-112.
961
G. Lukàcs, op. cit. p. 122 puis p. 112 : « De même que le système capitaliste se produit et se reproduit sans
cesse économiquement à un niveau plus élevé, de même, au cours de l’évolution du capitalisme, la structure de
réification s’enfonce de plus en plus profondément, fatalement, constitutivement, dans la conscience des
hommes ». Cette structure ne transforme donc pas seulement le rapport de l’homme aux choses, mais sa
conscience elle-même faite chose parmi les choses. « La métamorphose de la relation marchande en chose dotée
d’une “objectivité fantomatique” ne peut donc pas en rester à la transformation en marchandise de tous les objets
destinés à la satisfaction des besoins. Elle imprime sa structure à toute la conscience de l’homme ; les propriétés
957
216
Si bien que la marchandise n’est plus considérée comme un type d’objet parmi d’autres au
sein de la société marchande, mais comme « catégorie universelle de l’être social total ». Et
« l’universalité de la forme marchande » conditionne donc les hommes « tant sur le plan
subjectif que sur le plan objectif »962. Devenue « seconde nature », « habitus » comme le dira
Honneth dans un vocabulaire modernisé, la réification induit les hommes à se regarder euxmêmes comme des choses. Cette transformation économique et sociale à échelle globale
transforme irrémédiablement le rapport des individus à la réalité environnante. « Tandis que
sa propre existence est réduite à une partie isolée, intégrée à un système étranger », ils
adoptent une attitude passive, désengagée963. Ce phénomène proprement lié au développement
capitaliste de la société, c’est-à-dire à la réalisation de la société humaine en société
marchande, induit à terme, la liquidation passive de l’humanité elle-même.
« Ce n’est que dans ce contexte que la réification surgie du rapport marchand acquiert une
signification décisive, tant pour l’évolution objective de la société que pour l’attitude des
hommes à son égard, pour la soumission de leur conscience aux formes dans lesquelles cette
réification s’exprime, pour les tentatives faites pour comprendre ce processus ou pour se
dresser contre ses effets destructeurs, pour se libérer de la servitude de la ‘seconde nature’
ainsi surgie. » 964
À cette réification et à cette considération de soi-même comme choses, les travailleurs
prolétaires sont les plus radicalement exposés – bien que nul n’échappe au phénomène. Mais
comme l’écrivait Marx, puisque dans la classe prolétaire s’effectue « la perte complète de
l’homme », elle est la seule à qui puisse être confié à la fois pour elle et pour tous « le regain
complet de l’homme »965.
c. Sujet-objet
C’est dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel que Marx
développa la théorie d’un sujet de la Révolution, inspirant le Sujet-Objet de Lukács. Marx y
construisait une philosophie de l’histoire justifiant le rôle historique d’une classe en fonction
de ses intérêts. Fondamentalement, dans la théorie marxienne des classes, son intérêt socioéconomique est ce qui distingue une classe d’une autre, ce qui la particularise. Or toute
révolution est fondée sur le paradoxe d’un intérêt de classe universel. Ainsi, selon Marx, la
bourgeoisie a pu faire la révolution bourgeoise parce qu’à l’époque les intérêts bourgeois
coïncidaient avec les intérêts généraux de la société. Le prolétariat est devenu « la classe du
scandale général ».
« Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui
ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les
classes, une sphère qui est un caractère universel par ses souffrances universelles et ne
revendique pas de droit particulier parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier mais un tort
en soi, une sphère qui ne puisse plus s’en rapporter à un titre historique, mais simplement au
et les facultés de cette conscience ne se relient plus seulement à l’unité organique de la personne, elles
apparaissent comme des “choses” que l’homme “possède” et “extériorise”, tout comme les divers objets du
monde extérieur. »
962
Op. cit., pp. 112-114.
963
Mais non selon ce que Honneth appelle le second modèle de la critique de réification chez Lukács qui le
rapproche de Dewey, de Heidegger et finalement de Stanley Cavell : un modèle qui valorise l’interaction et
l’engagement existentiel. De fait, ce n’est pas du tout la voie prise par Adorno.
964
Ibid.
965
K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, in Œuvres complètes de Karl Marx,
Œuvres philosophiques, I, trad. par J. Molitor, Paris, Alfred Costes, 1927, p. 102, corrigé par R. Aron.
217
titre humain, […] une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper, sans s’émanciper de toutes les
autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot,
la perte complète de l’homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain
complet de l’homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c’est le
prolétariat. »966
Comme l’avait noté Lukács dans Histoire et conscience de classe, le tout semble retiré aux
regards. L’individualisme de la classe bourgeoise a privé les individus de l’idée même
d’humanité. Dès lors, si totalité il y a, aucune instance individualisée ne semble à même de la
rejoindre : tous y sont compris, impuissants à la renverser de l’intérieur. Or seule la capacité
des individus à regarder cette totalité de l’extérieur, à la retourner contre elle-même devait
rendre une révolution possible. C’est dans le cadre d’une telle exigence que Marx avait
dégagé la nécessité d’un « point de vue de la totalité » dont devraient nécessairement être
dotés les éléments moteurs de la révolution. Ces éléments moteurs étaient précisément ceux à
qui s’imposait avec le plus d’évidence la conscience de la totalité historiquement déterminée
par le rapport antagoniste de la classe possédante et de la classe laborieuse exploitée, de la
bourgeoisie capitaliste et du prolétariat. Or à qui ces rapports s’imposeraient-ils avec le plus
d’évidence si ce n’est à la classe les subissant douloureusement dans sa chair, dans ses
conditions de vie et de survie quotidienne ? Dans le rapport de force induit par son
antagonisme, les opprimés disposaient plus que leurs oppresseurs d’une expérience concrète
de la totalité sociale, qui s’imposait nécessairement à eux comme lutte des classes. C’est ce
fait qui soutenait objectivement les espoirs d’une transformation sociale radicale. Lukács
pouvait ainsi écrire que « l’évolution économique objective ne pouvait que créer la position
du prolétariat dans le processus de production, position qui a déterminé son point de vue ; elle
ne peut que mettre entre les mains du prolétariat la possibilité et la nécessité de transformer la
société»967.
Parce qu’il n’a rien – telle est la grâce paradoxale de l’injustice sociale qui le frappe – le
prolétaire accède au tout, au point de vue de la totalité. Il est conscient de lui-même et de ses
intérêts non pas depuis son pré carré puisqu’il n’en possède aucun, mais à partir du tout luimême. Tandis que la conscience bourgeoise se détermine relativement à un tout qu’elle ne
rejoint qu’après coup, parce qu’elle croit d’abord en l’individu et s’est construite sur cette
évidence, la conscience prolétarienne ne se détermine qu’après coup, sa conscience de classe
découle du point de vue de la totalité, de l’antagonisme qu’elle subit. Chez Lukács, ce
raisonnement acquérait la portée d’une issue à la fois sociale et métaphysique à l’impasse où
s’était engouffrée la culture bourgeoise, privée de ses repères métaphysiques comme l’avait
exposé la Théorie du roman. Si pour Marx le « point de vue de la totalité » prolétarien
articulait la possibilité d’un renversement du Tout social, ce point de vue acquérait pour
Lukács la puissance d’un dispositif métaphysique rompant avec les apories de toutes les
conceptions transcendantales, issues du criticisme kantien, neutralisant à la fois la théorie et la
pratique. Exit tous les romantismes de la désillusion subjective après l’effondrement des
systèmes. D’un autre côté, dans le contexte marxiste de l’époque, exit le nécessitarisme
historique qui gouvernait l’interprétation orthodoxe. L’interprétation hégélienne de Marx
proposée par Lukács délivrait de la scientifisation dans laquelle la dialectique s’était enfermée
et surtout de l’interprétation de Engels de la dialectique matérialiste comme dialectique de la
nature à laquelle Lukács s’opposait radicalement dans son ouvrage968. Dans la figure du Sujet966
Ibid.
G. Lukács, op. cit., p. 256.
968
Lukács s’attaquait en effet alors à la théorie du reflet [Abbildtheorie] qui encourageait, de par son dualisme,
une vision finalement résignée et contemplative de la société. Dans la mesure où la nature était elle-même selon
lui « une catégorie sociale », la société se déterminait chez lui comme totalité. La question du rapport dialectique
de la subjectivité à cette totalité apparaissait sur fond de la problématique de la possibilité d’une appréhension
967
218
Objet prolétariat, le sujet et l’objet devaient donc, sans romantisme et sans fausse scientificité,
être pensés selon leur dynamique dialectique, à la manière hégélienne, mais à partir d’une
orientation marxienne de la dialectique : « leur identité consiste en ce qu’ils sont des moments
d’un seul et même processus dialectique, réel et historique »969.
« La connaissance de soi est donc en même temps pour le prolétariat la connaissance objective
de l’essence de la société. En poursuivant ses buts de classe, le prolétariat réalise donc
consciemment et objectivement les buts de l’évolution de la société qui, sans son intervention
consciente, resteraient nécessairement des possibilités abstraites, des limites objectives. »970
Si l’individu esseulé était désormais dans l’impasse, Horkheimer pouvait espérer, dans le
sillage de Lukács, qu’« un sujet plus vaste que l’individu, c’est-à-dire l’humanité consciente
d’elle-même, et où l’on puisse parler d’une pensée qui dépasse l’échelle individuelle »971 pût
enfin être réalisé pour le bien de tous.
2. L’introuvable « point de vue de la totalité » : vers l’impasse
critique
a. Impuissance du prolétariat
Selon Lukács, la transformation de la société, bien que nécessitée historiquement, ne pouvait
être que « l’action libre du prolétariat lui-même »972, ce faisant la praxis révolutionnaire
prolétarienne supposait une conscience de classe prolétarienne. L’objectivité du point de vue
de la totalité devait être relayée subjectivement dans les consciences. Mais Lukács avait
prévenu : le conscience prolétarienne – distinguée de « la conscience psychologique de
prolétaires individuels » comme de « la conscience psychologique (de masse) de leur
ensemble »973 – ne pouvait être conçue comme une émanation spontanée et immédiate974. Le
« sens devenu conscient de la situation historique de la classe »975 dont le Sujet-Objet était
devenu porteur ne pouvait d’abord être qu’une « conscience imputée » [zugerechnete
objective de la totalité par un élément qui lui serait intérieur. Lorsque parut en 1923 Histoire et Conscience de
classe, les doctrinaires de la IIIe Internationale (Lászlo Rudas et Abram Deborine), en particulier, interprétèrent
cette thèse comme étant « subjectiviste », ce à quoi Lukács objecta dans Dialectique et spontanéité, que ces
derniers reprenaient « en partie le point de vue vulgaire de la vie quotidienne bourgeoise et de sa science »,
introduisant « une séparation rigide et mécanique entre le sujet et l’objet. La science, pour eux, ne peut prendre
en compte que ce qui est libre de toute intervention du sujet, et ils se récrient avec des accents de suprême
indignation scientifique quand on attribue un rôle actif et positif à l’élément subjectif dans l’histoire », G.
Lukács, Dialectique et spontanéité, en défense de Histoire et conscience de classe, trad.. fr. P. Rusch, Paris,
Editions de la passion, 2001, p. 29.
969
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 251.
970
Op. cit., p. 189.
971
M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et Théorie critique » (1937), Théorie traditionnelle et Théorie
critique, trad. fr. de C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, 1974, rééd. « Tel », 1996, p. 291.
972
G. Lukács, op. cit., p. 256.
973
Op. cit., p. 98.
974
Interprétation qui justifierait le suivisme servile de n’importe quelle décision implicite ou explicite reconnue
au prolétariat (c’est le khvostism, le fait d’être « à la queue » du mouvement, que Lukács reprochera à Rudas
dans sa défense de Histoire et conscience de classe – reproduite à la fin de la traduction française – Dialectique
et spontanéité).
975
Ibid.
219
Bewußtsein] nécessitant la médiation d’une avant-garde – c’est-à-dire d’un parti976 – à même
de révéler au prolétariat sa véritable conscience.
Mais l’intelligence marxienne avancée de l’époque, et par exemple le nouveau directeur de
l’Institut pour la Recherche sociale de Francfort, Max Horkheimer, ne voit plus dans le parti
une telle avant-garde – un peu moins de dix ans après la parution de l’ouvrage de Lukács. Le
constat est plutôt celui d’une désolidarisation inquiétante du point de vue subjectif et du point
de vue de la totalité dans la conscience des prolétaires.
Quoique la persistance de l’oppression et la radicalisation de l’antagonisme des classes ait
fourni les conditions plus que jamais « favorables », après guerre, à une prise de conscience
concrète chez les acteurs, l’évolution de l’opinion des travailleurs durant les années vingt
témoigne d’un degré de conscience politique restreint, parfois réactionnaire, décevant les
espoirs communistes. Les recherches empiriques sur la conscience des travailleurs lancées par
Fromm dès 1926977, mettent en évidence des disjonctions idéologiques préoccupantes : tandis
que des partisans de la SPD présentent des orientations bourgeoises voire carrément
autoritaires, les convictions de certains militants radicaux de la KPD semblent davantage
fondées sur des dispositions caractérielles plutôt que sur réflexion de fond, si bien que rien ne
peut exclure chez ces derniers un « basculement » vers des attitudes fascistes : « Cela fut pour
Fromm une confirmation éclatante de l’évolution historique effective et il pensa pouvoir
expliquer de manière décisive, à l’aide de l’inconsistance des structures de caractère,
pourquoi, vers la fin de la République de Weimar il n’y eut guère de résistance à la prise de
pouvoir fasciste »978. Une telle intuition anime encore, mutatis mutandis, les études menées
par Adorno dans les années cinquante sur la « personnalité autoritaire ». À ceci près que le
dispositif s’appliquera à des ressortissants américains, sous un régime qui se prétend
foncièrement démocratique. Toujours est-il que dès la seconde moitié des années vingt, après
l’échec de la Révolution de Novembre, le Sujet-Objet prolétarien semble claudicant, et
subjectivement incapable de ce « point de vue de la totalité » que Lukács après Marx voulait
lui conférer.
Après avoir cru dans un tel paradigme, Horkheimer déchante rapidement. Dans des notes
rédigées entre 1926 et 1931 et publiées sous le pseudonyme d’H. Régius, il constate
« l’impuissance de la classe ouvrière allemande » [« Die Ohnmacht der deutschen
Arbeitklassen] »979. Plus tard, avec les Études sur L’Autorité et la famille (1936) menées dans
le cadre de l’Institut dans la première moitié des années trente, il confirme les résultats de
Fromm sur la prééminence des caractères sur les consciences politiques et exhibe les relais
psycho-idéologiques expliquant le succès de l’idéal social fasciste. Dans Théorie
traditionnelle et théorie critique l’écrit-programme de 1937, dont Besnier (1980) par
exemple, fait encore l’œuvre-témoin de la confiance alors inébranlée de Horkheimer en
l’avènement prochain du communisme, certaines lignes résonnent clairement comme l’aveu
cinglant de la contingence des positions subjectives des représentants historiques de
l’objectivité : manifestement, écrit alors l’auteur, « n’importe quelle couche de la société peut
fort bien, dans les circonstances actuelles présenter une conscience idéologiquement rétrécie
976
Et les mots d’ordre de l’avant-garde du parti asssuraient la courroie de transmission entre les prolétaires euxmêmes, plus ou moins conscients précisément, et les pensées « conformes à la situation objective », c’est-à-dire
« les pensées et les sentiments que les hommes auraient dans une situation déterminée, s’ils étaient capables de
saisir parfaitement cette situation et les intérêts qui en découlent, tant par rapport à l’action immédiate que par
rapport à l’édification, conforme à ces intérêts, de toute la société » (op. cit., p. 73).
977
Cette étude à été publiée par Wolfgang Bonns : Fromm, Arbeiter ynd Angestellte am Vorabend des Dritten
Reiches, Stuttgart 1980. Cité par G. Raulet, in « L’évolution de Max Horkheimer : vers le pessimisme ? », in
Archives de philosophie, Histoire et nostalgie de Dieu, à l’occasion du 90e anniversaire de Max Horkheimer, 49,
1986, pp. 249-274, p. 254.
977
Selon l’expression de Lukács.
978
Bonns, 1984, p. 179, cité et traduit par G. Raulet, « L’Évolution de Horkheimer », art. cit., p. 255.
979
Voir M. Horkheimer, Dämmerung, Zurich, 1934.
220
et corrompue, quelque vocation à la vérité que lui donne par ailleurs sa situation »980. Dans les
faits, cette vocation à la vérité semble essentiellement redoublée d’impuissance, une
impuissance dès lors partagée avec la conscience bourgeoise elle-même, à qui il reste, pour
quelques-unes, la conscience de cette impuissance.
b. Impuissance de la critique ?
Dans ses deux œuvres de jeunesse si marquantes pour la nébuleuse intellectuelle dans laquelle
évolue Adorno, Lukács a tracé, avec la seconde nature, un cercle infernal autour de la critique,
de la conscience subjective. Infrangible sauf à imaginer l’intervention d’un rayon mystique
dans la Théorie du roman ou finalement de l’action révolutionnaire d’un Sujet-Objet désigné
dans Histoire et conscience de classe, elle enserre toute tentative de déchiffrement de la
modernité. Si dans le ce dernier ouvrage, la possibilité concrète de ce déchiffrement est
dégagée, le constat de l’impuissance du prolétariat en fait à nouveau une impasse pour la
critique. Le « diagnostic hyperbolique » de réification dans la société marchande développé
dans ce texte enveloppe maintenant le sujet même de la révolution, de telle sorte que le
diagnostic hyperbolique se mue pourrait-on dire en diagnostic absolu. La question qui se pose
est alors la suivante : jusqu’à quel point l’impuissance du prolétariat, brisant la pièce
maîtresse du fonctionnement de la théorie lukácsienne, neutralise-t-elle la possibilité de la
critique elle-même, pour les héritiers de cette théorie ? Et la théorie de la « formemarchandise » en tant que théorie de l’impuissance même des individus dans la société
marchande moderne, pan négatif de la théorie de Lukács, peut-elle encore occuper le centre
de la Théorie telle que l’envisage Horkheimer ? Celle-ci ne doit-elle pas plutôt la faire passer
au second plan sous peine, le cas échéant, de stérilité immédiate ? Si l’on considère la voie
adoptée par Horkheimer au début des années trente, il semble qu’afin de ne pas se trouver
neutralisée par l’impuissance du prolétariat, la théorie abandonne – du moins, laisse au second
plan – la voie sans issue de la réification, et choisisse de se rapporter dialectiquement et par la
médiation de savoir spécialisés à une totalité qu’il lui faut construire à la fois spéculativement
et expérimentalement, faute d’un Sujet-Objet historiquement légitimé à la saisir telle qu’elle
est effectivement.
3. Issue théorique critique
Dans la philosophie socio-historique de Lukács, l’histoire offrait par-delà les apparences de la
philosophie bourgeoise un Sujet-Objet en chair et en os, comblant tous les abîmes du
kantisme hérité. Ceux-là mêmes qui ignoraient les catégories de la philosophie bourgeoise,
ses illusions concernant la subjectivité et l’intériorité981 et n’avaient fait jusque-là que les subir
offraient à l’histoire humaine une nouvelle issue. Le monde nouveau serait l’enfant que la
pratique prolétarienne ferait dans le dos de la théorie bourgeoise, la sauvant de la sorte d’ellemême. Le temps était venu d’une théorie qui enterre la théorie et fasse place à la pratique.
Toute la seconde partie d’Histoire et conscience de classe est ainsi concentrée sur les
conditions d’organisation et de légitimité des syndicats se présente en ce sens comme mise en
œuvre concrète de ce passage de la théorie à la pratique, qu’après Marx Lénine avait à la fois
980
M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », art. cit., p. 291.
Dans un article publié dans le Neue Merkur (octobre 1923 - mars 1924), Bloch interpréta comme un
« agnosticisme provisoire et dialectique » le renoncement de Lukács à la métaphysique et à l’intériorité dans
Histoire et conscience de classe. Il fut désavoué par Lukács.
981
221
théorisé et pratiqué982. Mais on a vu que dès la fin des années vingt face aux luttes des
différentes factions du mouvement ouvrier en Allemagne et à l’immobilisme du KPD, aux
ordres de Moscou, enfin face au nazisme montant, l’espoir des intellectuels dans le prolétariat
comme unique acteur historique – contre la sanctification duquel Marx lui-même mettait déjà
en garde – fait long feu. La situation paradoxale de la Théorie Critique en général est dès lors
de s’inscrire dans la descendance d’une théorie – la théorie lukácsienne – dont elle ne
reconnaît plus les conditions de possibilité concrètes de fonctionnement : l’existence d’un
Sujet-Objet, la nécessité d’un dépassement de la théorie par la pratique. Mais c’est
précisément parce que la théorie de Lukács, privée de l’issue du Sujet-Objet de la révolution,
s’est avérée être une impasse, qu’en hégélien de gauche, Horkheimer élabore le projet de la
Théorie critique, recherchant des traces de rationalité susceptible de renverser la situation
historique983. En porte-à-faux avec le caractère hyperbolique du diagnostic lukácsien, la
théorie critique horkheimerienne s’appuie bien alors, au moins dans les principes, sur le fait
que la société est encore le sujet transcendantal en soi que les conditions matérielles
capitalistes empêchent d’accéder au pour soi, à la conscience de soi émancipatrice. Il
maintient de la sorte un écart, un jeu, salutaire, entre la situation historique enserrée dans les
rapports de classes et une anthropologie ouverte du type de celle, implicite, qui sous-tend
l’esprit critique des Manuscrits de 1844 de Marx, préservant la possibilité d’une protestation
individuelle, au nom de l’humanité.
a. Armes de la critique : le retour de la théorie
Aussi bien, en renonçant par le fait à la solution prolétarienne au problème général de la
société humaine, la Théorie critique n’abandonne-t-elle pas la critique marxiste. En amont de
la « critique des armes »984 en tant que passage à l’action révolutionnaire, son projet de
Théorie critique est dès le départ revendication de « l’arme de la critique » en dépit de la perte
d’un « point de vue de la totalité » et ce trait reste caractéristique de la Théorie critique tout au
long de son déploiement en dépit de l’évolution du projet horkheimerien 985.
Faute d’acteurs, ces derniers semblant encore réduits à l’impuissance – malgré les conditions
objectives favorables – par des forces encore impensées, la pratique révolutionnaire semble
devoir être différée, et nécessite pour sa réalisation, la médiation d’une élucidation de ces
obstacles, peut-être issus des profondeurs de l’histoire humaine la plus primitive, travaillant
souterrainement contre la possibilité d’une émancipation. Dans ces conditions, pense
Horkheimer, une nouvelle théorie sociale s’impose. Quoiqu’en rupture explicite avec
« l’opinion idéaliste selon laquelle cette théorie elle-même serait en quelque sorte au-dessus
982
Adorno était un admirateur de l’ouvrage de Lénine, L’Etat et la Révolution.
On verra qu’Adorno, quant à lui, assume plus radicalement l’impasse, étendant la théorie de la réification à
une véritable théorie anthropologique – fût-elle négative – du capitalisme industriel. Face aux difficultés
théoriques posées par l’intégration de la théorie lukácsienne de la réification à la critique sociale, toute son
audace consiste, pour ainsi dire, à s’emparer de la théorie du fétichisme de la marchandise tout en se passant de
son corollaire indispensable à sa visée pratique, révolutionnaire : l’hypothèse de l’émergence historique d’un
Sujet-Objet dans la société.
984
K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, in Œuvres complètes de Karl Marx,
Œuvres philosophiques, I, trad. fr. de J. Molitor, Paris, Alfred Costes, 1927, pp. 96-97.
985
Selon la périodisation détaillée par H. Dubiel, on peut dénombrer trois phases du projet de Horkheimer,
scandées par des essais fédérateurs : le matérialisme interdisciplinaire dans lequel la dialectique commande une
réorganisation du savoir, réorganisation nécessaire pour éviter le double écueil acritique de la métaphysique et
du positivisme (1930-1937) ; la phase dite de la « théorie critique », qui s’oppose à la théorie traditionnelle
(1937-1940) ; enfin celle de l’abandon du projet de réorganisation du savoir et de la prééminence de la critique
de la raison instrumentale qui devient le contenu de la théorie de la société. Voir H. Dubiel,
Wissenschaftsorganisation und politische Erfahrung. Studien zur frühen Kritischen Theorie, Suhrkamp Verlag,
Frankfurt am Main, 1978.
983
222
de l’humanité et qu’elle pourrait avoir une croissance propre »986, une théorie critique, capable
de revenir sur le réseau complexe à la fois psychique, historique et philosophique dont
semblait tissée l’impuissance constatée, s’avérait nécessaire. Plutôt que de renoncer en bloc
aux catégories de la pensée bourgeoises ou même de chercher à justifier théoriquement le rôle
indispensable d’intellectuels bourgeois déclassés comme « courroie de transmission »987
dernière, et de s’engager, à la suite de Lukács ou même de Bloch à l’époque, sur le terrain
concret de la pratique politique, Horkheimer cherche d’abord, avec l’humilité d’un fils de
grand industriel révolté contre sa propre classe et portant en lui toute sa culpabilité, à critiquer
la théorie. Dès le début des années trente, il s’agit pour lui de soumettre les catégories
bourgeoise à l’autoréflexion – c’est le programme de ses ouvrages historico-philosophiques
du tout début des années trente : les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire (1930)
et Hegel et le problème de la métaphysique (1929) – et de développer la recherche des causes
qui empêchent la conscience prolétarienne susceptible de renverser ces mêmes catégories. De
fait, dans cette perspective, en dépit des recherches concrètes bel et bien menées, la dimension
théorique, réflexive s’impose de plus en plus face à l’absence des progrès de la conscience
prolétarienne. Cet accent théorique doit être néanmoins tempéré par les convictions marxistes
très concrètes de Horkheimer. Le jeune docteur en théorie de la connaissance988, de huit ans
l’aîné d’Adorno, rencontré dès 1921 au cours du séminaire du psychologue Adhémar Gelb989,
a toujours défendu la conviction selon laquelle « nous n’avons pas à rechercher les lois
formelles de la connaissance qui ont au fond extrêmement peu d’importance, mais des
énoncés matériels sur notre vie et son sens »990. Mais s’ils renvoient à la valorisation marxiste
de la transformation du monde sur son interprétation, les « énoncés matériels » invoqués n’en
sont pas moins des énoncés, et il convient de dissocier l’orientation fondamentalement
matérialiste qui les anime d’un parti pris aveugle pour la pratique. Le matérialisme
horkheimerien se caractérise donc immédiatement par un espoir lucide, mais d’une rare
détermination, dans la fécondité possible de la théorie, pourvu qu’on fasse porter cette
dernière sur l’important, c’est-à-dire « les conditions de notre vie et son sens ». Cette
réévaluation du théorique représente, après Lukács, un partiel aveu d’échec d’options plus
directement pratique. Tout se passe comme si, dans la mesure où le Sujet-Objet prolétarien
tarde à tirer les conséquences pratiques de son supposé point de vue objectif, la théorie
semblait devoir rendre encore quelques derniers services.
b. Totalité et savoirs spécialisés : la condition d’un fonctionnement dialectique
de la théorie
C’est dans cette perspective qu’Horkheimer élabore un programme pluridisciplinaire au sein
duquel sociologie, philosophie, anthropologie, économie et psychanalyse s’associeraient pour
mettre au jour les mécanismes aliénants sur lesquels repose la société capitaliste. La théorie
critique s’interrogerait alors sur
« […] la question des rapports entre la vie économique de la société, l’évolution psychique
des individus et les changements provoqués dans les domaines culturels au sens étroit, dont
font partie non seulement les contenus dits intellectuels de la science, de l’art et de la religion,
mais aussi le droit, les mœurs, la mode, l’opinion publique, le sport, les loisirs, etc. » 991
986
M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle… », art. cit., p. 270.
Selon l’expression de Lukács.
988
Comme Adorno, sous la direction de Cornelius dont il fut ensuite l’assistant.
989
Horkheimer fréquentait alors, avec Max Wertheimer, le Psychologisches Institut qu’avait fondé Erich
Schumann, développant une psychologie expérimentale gestaltiste. Il y fut même chargé de cours.
990
M. Horkheimer, GS, 15, 77.
991
M. Horkheimer, GS 3, 31 sq.
987
223
Ce travail d’élucidation s’apparente à une attitude réflexive vis-à-vis de toutes les formes de
conscience, de la conscience que peut avoir un individu lambda de sa propre condition sociale
aux présupposés ininterrogés posés à la base des sciences. L’espoir d’une émancipation est
ramené désormais à un cadre individuel – bien que la notion de classes sociales ne soit pas
fondamentalement remise en cause – et à l’effort, dans ce cadre, de soumettre à l’examen
critique à partir d’outils philosophiques, sociologiques, économiques, historiques,
psychologiques, ce que le vocabulaire marxiste désigne comme superstructure, lieu de
déploiement de l’idéologie, c’est-à-dire de tous les discours admis comme irrécusables voilant
en fait les intérêts de la classe dominante.
Mais ce programme lui-même, afin d’acquérir sa portée véritablement critique, se distingue
d’une simple entreprise de récollection de résultats issus des sciences humaines. Si la
« recherche sociale » [Sozialforschung] telle que la conçoit alors Horkheimer n’est pas
réductible à la sociologie [Soziologie], et se distingue de la « simple description des faits » –
le « ça là », selon l’expression d’Adorno en 1931992 – comme de la « construction théorique
étrangère à l’empirie »993 – la totalité idéaliste absolutisée, elle a néanmoins besoin de
convoquer la catégorie dialectique de totalité pour fonctionner.
Si la théorie n’est pas seulement descriptive mais recherche les conditions d’un retournement
humain nécessaire vers « un état social sans exploitation ni oppression, dans lequel existe
réellement un sujet plus vaste que l’individu, c’est-à-dire l’humanité consciente d’ellemême »994, il lui faut, comme le défendait Lukács995, fidèle à la méthode dialectique
marxienne, maintenir l’horizon de la société comme tout. C’est pourquoi dans son avantpropos de la première année de la Revue de recherche sociale996, Horkheimer rapporte
expressément l’exigence d’une collaboration interdisciplinaire entre la philosophie, la
psychanalyse, les outils socio-économiques du matérialisme historique et la recherche
sociologique empirique, dans l’optique d’atteindre au grand but d’une « théorie du
déroulement historique de l’époque actuelle » à l’enjeu d’« une théorie de la société comme
tout »997. Bien qu’aucun Sujet-Objet n’offre de point de vue adéquat à la connaissance
effective de cette totalité, elle reste visée, à la fois comme « système global de la
connaissance » et comme forme même de la société en tant qu’il est possible d’en produire la
théorie critique, de telle sorte que derrière « la surface chaotique des événements » on puisse
reconnaître une « structure, accessible au concept, de forces agissantes »998.
Néanmoins, tout en anticipant conceptuellement la totalité apparemment inappréhendable en
se donnant des définitions générales999, la méthode dialectique doit, selon Horkheimer, se
corriger elle-même en recueillant les résultats de l’expérience issue des savoirs spécialisés et
repréciser à partir d’eux le contenu de la totalité posée. En effet, l’écueil que la Théorie
992
Adorno, on l’a vu, reprochait dans « L’actualité de la philosophie » à la sociologie empirique allemande de
l’époque son éparpillement dans des notions descriptives de type « ça là », confinant à « une sorte de relativisme
universel depuis l’abandon des catégories de « classes » ou d’« idéologie », en somme, de pêcher par sa
spécialisation et son renoncement corrélatif à une théorie plus globale.
993
M. Horkheimer, « La situation de la philosophie sociale et les tâches d'un institut de recherche sociale »,
Théorie critique : essais, trad. fr. par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Payot, 1978 ; Vorwort
des 1. Jahrgangs der Zeitschrift für Sozialforshung, GS 3, p. 30 sq.
994
Ibid., p. 291.
995
Dans Histoire et conscience de classe, Lukács défendait l’idée d’une unité matérielle-spirituelle de la société,
réalisée dans le Sujet-Objet prolétarien capable de la renverser. Les difficultés de cette conception de la société
comme totalité commencent nécessairement pour Horkheimer à partir du moment où il ne croit plus dans le
Sujet-Objet prolétarien sur lequel toute la conception lukácsienne d’alors repose…
996
M. Horkheimer, art. cit.
997
Ibid.
998
M. Horkheimer, « Sur le problème de la vérité » (1935), in Théorie critique : essais, op. cit., p.199-200.
999
Par exemple, la richesse capitaliste est définie comme accumulation de marchandise ; l’autorité est définie
comme soumission à une instance étrangère ou état de dépendance accepté.
224
critique cherche à éviter en s’opposant à la « théorie traditionnelle » est celui de la
« transfiguration » [Verklärung] de la souffrance des particuliers, au nom de la rationalité du
réel, à quoi l’idée de totalité, fût-elle purement théorique, en tant qu’elle l’unifie, confine. Il
s’agit au contraire dans le programme invoqué de restituer les justes rapports entre le singulier
et le Tout social contre toute légitimation de l’ordre existant, ce qui n’est possible qu’en
étroite interaction avec les recherches empiriques1000. Par la théorie, il résiste au positivisme,
tandis que par l’expérience, il résiste à la « fonction transfiguratrice »1001 de la dialectique
hégélienne, articulée à une totalité réconciliée.
c. Raison subjective et Raison objective
Le savoir doit donc être réorganisé en fonction de cette double exigence : éviter la
transfiguration hégélienne – autrement dit le besoin de métaphysique – que rejouent les
philosophies sociales articulées sur des hypostases (par exemple les « unités transpersonnelles
de l’histoire » que sont la classe, l’État ou la nation)1002 et récuser néanmoins la fallacieuse
absence de surplomb théorique des méthodes expérimentales antimétaphysiques. Certes, une
conscience critique moderne ne peut plus découvrir, « derrière les volontés particulières en
conflit, dans le besoin sans cesse renaissant, dans l’infamie du quotidien et dans l’horreur de
l’histoire, aucune ruse dont se servirait la raison »1003. Mais c’est précisément en établissant
une dialectique matérialiste entre raison subjective – marquée du sceau de la particularité – et
Raison objective – dont le plan semble désormais opaque à la philosophie elle-même, qu’elle
peut encore être légitimée. Car c’est dans une telle raison subjective que s’ancre l’ « intérêt »
qui, tout en étant inscrit dans le sujet particulier, est un intérêt au développement de
l’universel.
« Cet intérêt au développement de l’universel, intérêt qui se modifie historiquement, ce
moment subjectif qui se transforme lui-même, n’est pas compris par la dialectique comme une
simple source d’erreurs mais comme un facteur inhérent à la connaissance. Tous les concepts
fondamentaux de la théorie sociale dialectique, tels les concepts de société, de classe,
d’économie, de valeur, de connaissance, de culture, etc., constituent les éléments d’un
ensemble théorique dominé de part en part par l’intérêt subjectif. Les tendances et les contretendances à partir desquelles se constitue le monde historique, signifient des développements
qu’on ne peut pas saisir sans l’exigence d’une existence digne de l’homme, que le sujet doit
ressentir en lui-même ou plutôt qu’il doit produire. »1004
Une fois la perspective hégélienne dissoute, quoique la situation réelle des individus ne puisse
plus être rapportée de façon rationnelle au cadre social, la théorie sociale ne se constituera
pourtant en arme critique qu’en reformulant la « vieille question » du rapport entre existence
particulière et raison universelle, raison subjective – intérêt – et raison objective, réalité et
idée, bref individu et totalité, reliée à une nouvelle constellation de problèmes. La théorie
1000
Nous reprenons ici, sur les détails du programme de Horkheimer, des éléments de l’intervention de Katia
Genel en mars 2010 au séminaire sur la Dialectique de la Raison organisé par J.-O. Bégot à l’École Normale
Supérieure.
1001
L’expression se trouve dans « Sur le problème de la vérité », p.182.
1002
En effet note Horkheimer, « il semble commun à tous ces projets de la philosophie sociale contemporaine
d’ouvrir à l’essence humaine particulière un regard sur une sphère transpersonnelle qui serait plus essentielle,
plus signifiante, plus substantielle que l’existence humaine. Elles satisfont à la mission de transfiguration
indiquée par Hegel. »
1003
Elle y voit plutôt un « pullulement de l’arbitraire », « tribut de l’existence de l’éphémère ».
1004
« La dernière attaque contre la métaphysique », in Théorie critique, op. cit, p. 241.
225
critique ne pense alors parvenir à réinsérer « l’existence particulière privée de perspectives »
dans « le “sol d’or” de totalités signifiantes »1005 qu’à cette condition.
Reste que, pour Horkheimer, durant les années trente, c’est bien la Raison objective qui est le
sujet unifiant de l’approche pluridisciplinaire1006. Quoique cette Raison objective fondant
l’unité rationnelle de la société comme tout soit encore cachée, reste au théoricien critique
l’ « anticipation de la totalité » fondée sur l’intuition globale que la société actuelle est
contradictoire et injuste. En anticipant une telle totalité rationnelle, la Théorie critique
contribue au renversement de cette société par l’émancipation historique des masses qui devra
constituer, à moyen terme, le critère essentiel de sa validité.
Pour ne pas laisser dégénérer ce présupposé d’une Raison objective cachée en conviction
idéaliste, Horkheimer cherche au cours des années trente à dégager une méthode dialectique
« ouverte », plus précisément « non-close »1007 par laquelle ne serait pas niée la tension
insurmontable entre concept et réalité1008 sans que soit sacrifiée la perspective d’une
réconciliation. De la sorte, la théorie critique abandonnerait la clôture proprement
métaphysique de la totalité au profit d’une médiatisation historique de cette dernière – c’est
l’apport fondamental du matérialisme.
Dans les discussions qui précèdent la rédaction de la Dialectique de la Raison, Adorno
reproche à cette idée de non-clôture la perspective positive d’un remplissement théorique
qu’elle suppose néanmoins. À la place, il suggère le recours à une « négation positive » qui
préfigure la totalité fausse dont il fera l’objet de sa critique psycho-sociologique.
Conscient de l’impossibilité d’une clôture systématique de la dialectique, Adorno la
reconstitue néanmoins, de fait, dans sa psycho-sociologie d’une société conçue comme
système. Plus close que jamais, la dialectique s’y resserre en dialectique des conditions
fausses, en laquelle toute Aufhebung ne marque jamais que le triomphe de l’apparence
idéologique.
1005
M. Horkheimer, « La situation de la philosophie sociale et les tâches d'un institut de recherche sociale »,
Théorie critique, op. cit., p. 61. Horkheimer cite Sombart.
1006
C’est ce qui fonde le reproche d’idéalisme que lui adresse Adorno lui-même dans les discussions pour la
détermination d’une logique dialectique matérialiste anti-positiviste (Cf. » Diskussionen über Positivismus und
materialistische Dialektik «, in M. Horkheimer, Gesammelte Schriften, Bd. 12, Nachgelassene Schriften 19311949, A. Schmidt und G. Schmid-Noerr (ed.), Fischer Verlag, Frankfurt/M. 1987, p.436-492). Plus tard Marcuse
reconnaîtra également dans l’identification entre émancipation et rationalisation réussie présidant au projet
horkheimerien « l’idée de domination de l’être par la raison », « qui n’est finalement qu’une exigence de
l’idéalisme ». H. Marcuse, Culture et société, traduction de G. Billy, D. Bresson et J.-B. Grasset, Minuit, Paris,
1970, p.155.
1007
« Il n’y a aucune énigme du monde, aucun mystère du monde que la pensée aurait pour mission d’élucider
une fois pour toutes. Cette façon de voir qui méconnaît aussi bien la transformation continuelle du sujet
connaissant et de ses objets que la tension insurmontable entre le concept et la réalité objective, qui fétichise et
autonomise la pensée comme une force magique, correspond aujourd’hui à l’horizon étroit d’individus et de
groupes qui, á cause de l’incapacité qu’ils ressentent à transformer le monde par un travail rationnel,
s’accrochent à des préceptes universels qu’ils maintiennent, mémorisent et répètent de façon obsessionnelle et
monotone. Dans la mesure où la dialectique est délivrée de son lien avec l’extravagant concept d’une pensée
isolée, posant sa détermination à partir d’elle-même et s’accomplissant en elle-même, la théorie qu’elle
détermine perd nécessairement le côté métaphysique de la clôture, comme le caractère sacré d’une révélation.
Elle devient un élément lui-même temporel, intégré au destin de l’homme. » M. Horkheimer, « Sur le problème
de la vérité », in Théorie critique. Essais, trad. Groupe du Collège de philosophie, « Critique de la politique »,
Payot, Paris, 1978, p.186.
1008
Dans « Matérialisme et métaphysique », Horkheimer indiquait : « La thèse d’un ordre et d’une exigence
fondés dans l’absolu présuppose toujours une prétendue connaissance de la totalité, de l’infini. Mais si notre
savoir est inachevé, s’il existe entre le concept et l’être une tension que rien ne saurait résoudre, alors aucune
thèse ne peut prétendre à la dignité de connaissance achevée. » (M. Horkheimer, « Matérialisme et
métaphysique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Gallimard, Paris,
1996, p.114.
226
d. Soupçons adorniens
Tout en intégrant rapidement ses recherches au cadre de la Théorie critique, Adorno entretient
vis-à-vis de ces principes fondateurs de la théorie sociale horkheimerienne un rapport mitigé.
Premièrement, sa théorie de la réification généralisée reprenant la conception lukácsienne
réduit à néant l’espérance dans les ressources d’une raison subjective inscrite en chaque
individu et la Dialectique de la Raison atteste finalement que Horkheimer l’a rejoint dans ce
diagnostic radical. Deuxièmement, et c’est là une opposition méthodologique de fond, il
semble en porte-à-faux avec l’exigence horkheimerienne du début des années trente, de
fonder l’efficace de la théorie sur sa capacité à ressaisir la société comme tout. Une année
seulement après la parution de l’Avant-propos du premier numéro de la Revue pour la
Recherche sociale, en 1931, il ouvre sa conférence sur le caractère illusoire de toute totalité.
Cette conviction est absolument pérenne dans son œuvre. En 1968, dans la conférence
inaugurale du XVIème congrès des sociologues allemand, intitulée « Capitalisme tardif et
société industrielle » (GS, 8:308, 359), il formulera encore le doute que la société
contemporaine puisse être ressaisie dans une théorie cohérente et jette une fois de plus le
soupçon sur la fécondité des savoirs spécialisés dans cette perspective. Paradoxalement, la
conséquence de ce double soupçon – sur la possibilité d’un remplissement théorique fécond
du concept de totalité et sur l’utilité de la médiation des savoirs spécialisés dans cette
perspective – est l’intention d’un renforcement de l’ethos théorique de la théorie critique aux
dépens de sa part empirique, à laquelle semble davantage tenir Horkheimer. Dans sa
discussion préliminaire avec ce dernier à la Dialectique de la Raison sur le
positivisme1009 intitulée « le rapport entre le fait et la théorie »1010, Adorno critique la croyance
aux faits et à leur fausse interprétation et lui oppose sa méthode de critique immanente, selon
laquelle c’est dans la théorie que se décide la différence entre le fait et la vérité : on ne peut
trancher sur le vrai et le faux que dans le contexte d’une théorie développée1011. Si comme
nous le verrons, ce principe sera tempéré par les recherches empiriques du théoricien en
Amérique, entre la fin des années trente et le début des années cinquante, il s’avérera
néanmoins opératoire jusque dans ces recherches. Or, le remarquable est que c’est
précisément par ce biais, ce privilège accordé à la théorie, et ce faisant à son fonctionnement
dialectique, qu’Adorno regagnera la totalité dont il stigmatisait l’invocation dans la
perspective horkheimerienne, ce Tout social acquérant cependant un statut épistémologique
inédit : celui de totalité fausse, ersatz de la totalité perdue. Ce processus de théorisation
dialectique supposant une totalité s’amorce déjà dans l’objection adressé par Adorno à
Benjamin sur la nécessité de la médiation d’un « procès global » [Gesamtprozeß] dans la
saisie dialectique de la forme-marchandise, contre le modèle benjaminien de l’image
dialectique.
4. Issue fantasmagorique
Si la Théorie critique horkheimerienne cherche à se constituer en fonction d’un modèle
dialectique rapportant les savoirs spécialisés à la forme d’une théorie globale de la société, la
1009
»Diskussionen über Positivismus und materialistische Dialektik «, in M. Horkheimer, Gesammelte Schriften,
Bd. 12, Nachgelassene Schriften 1931-1949, A. Schmidt und G. Schmid-Noerr (ed.), Fischer Verlag,
Frankfurt/M. 1987, p.436-492.
1010
Voir notamment la discussion, » Verhältnis von Tatsache und Theorie « in « Diskussionen über Positivismus
und materialistische Dialektik », op. cit., p.467 sq..
1011
Ibid., p.471-472.
227
tentative benjaminienne s’en distingue par une réappropriation originale de la question du
fétichisme ou fantasmagorie de la marchandise, selon les deux expressions de Marx. À la
traditionnelle dialectique du particulier et de l’universel se substitue chez lui l’idée complexe
d’ « image dialectique », longuement discutée par Adorno dans leur correspondance. Comme
Adorno, Benjamin place au centre de sa réflexion la forme-marchandise dont il veut faire le
centre de ses recherches sur Paris, capitale du XIXe siècle1012. Comme dans l’ouvrage sur le
Trauerspiel, Benjamin entend creuser le sillon d’un certain anachronisme pour aborder son
objet. Dans une lettre du 18 mars 1934, à propos du travail sur les Passages, il énonce ce
rapport singulier à l’anachronisme où l’archaïque n’est pas désigné comme ce qu’il faut
conjurer mais comme l’image propice à l’anticipation utopique : « cet anachronisme, je
l’espère, est moins fait pour galvaniser un passé que pour anticiper un avenir plus digne de
l’homme »1013. En vertu de ce principe, le marxisme benjaminien prend corps dans
l’exploration des débris archi-historiques du Paris du XIXe et tend, par voie historiquement
détournée, à déjouer l’impasse critique présente et à déchiffrer la Modernité même1014.
Comme il avait déjoué l’impasse critique de la seconde nature lukácsienne avec l’allégorie, ce
qu’Adorno lui concèdera finalement peut-être comme sa plus grande découverte, pouvait-il
contourner avec la fantasmagorie l’impasse de la réification généralisée dont la seule issue
était le point de vue de la totalité prolétarien, apparaissant de plus en plus improbable ?
a. « Le réveil est dans le rêve »
-
Seuils (sujet/objet)
Le travail sur les Passages, qui s’étend de 1933 jusqu’à la mort de Benjamin en 1940, se
présente comme une tentative de saisir à la racine l’apparition de la marchandise qui surgit au
XIXe dans les vitrines des passages parisiens1015, du passage Véro-Dodat à la galerie Vivienne.
Inspiré par la lecture du texte d’Aragon, Le Paysan de Paris, Benjamin entend s’arrêter plus
d’un instant en ces lieux qu’il interprète comme des seuils entre le XIXe et la modernité. En
eux se joue objectivement le passage des boutiques aux rideaux clos aux boutiques de luxe
faisant des marchandises agencées un spectacle attrayant pour les passants, c’est-à-dire
l’avènement même du capitalisme sous sa forme avancée.
Dans les recherches rassemblées dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », « Baudelaire et
le Paris du Second Empire », ce seuil objectif qu’est le passage parisien trouve pour ainsi dire
son pendant subjectif dans celui qui l’occupe à sa manière, indéterminée : le flâneur. Comme
le passage exhibe encore les traces d’une modernité en devenir, le flâneur « se tient encore sur
le seuil de la grande ville, comme sur le seuil de la classe bourgeoise » écrit-il en 1933 dans
son essai sur « Paris, capitale du XIXe siècle »1016. Dans le regard d’un poète se reflète celui de
1012
Comme il l’écrit à G. Scholem à propos de son projet sur les passages parisiens, de même que pour le livre
sur le Trauerspiel, dans l’Allemagne du XVIIe, la « notion qui occupera le centre, c’est le fétichisme de la
marchandise ».
1013
Adorno, Benjamin, Correspondance 1928-1940, lettre 16, p. 43.
1014
C’est déjà l’intention du texte sur l’Origine du drame baroque allemand, que Benjamin n’hésitait pas à
inscrire dans son projet d’une histoire primitive de la Modernité.
1015
« Question : quand la marchandise commence-t-elle à apparaître dans le paysage urbain ? Il serait important
d’avoir des informations sur l’ouverture des vitrines dans les façades des immeubles. », Charles Baudelaire,
« Zentralpark », pp. 245-246, in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot,
1982, « Fragments baudelairiens ».
1016
Dans Enfance berlinoise, Benjamin avait déjà construit cette métaphore à propos de l’enfant qui se tient au
seuil de la classe bourgeoise. Nonobstant, dans les Passages, il cherche à donner au seuil une teneur plus
matérialiste : comme il l’écrit à Felizitas (Gretel Adorno) dans la lettre du 16 août 1935, « ce livre ne doit
228
la putain. Le seuil historique est également la marge sociale. Faute d’un point de vue de la
totalité, ces figures liminaires incomplètement impliquées dans le processus généralisé de la
réification sont les hérauts d’une modernité encore ambivalente. Mutatis mutandis, on
pourrait observer que, dans cet assemblage d’un seuil objectif et subjectif, les passages saisis
dans le regard du flâneur, Benjamin trouve en quelque sorte le Sujet-Objet que ne parvient pas
à « incarner » le prolétariat1017.
À partir d’un tel seuil, l’image fragmentaire de la totalité sociale effritée se laisse recueillir
dans la constellation du rêve, lui-même érigé à partir du rebut – forme matérielle du refoulé –,
des chiffons de la modernité, c’est-à-dire de toutes les formes incomplètes, brisées, que le
surréalisme et Baudelaire avant lui avaient commencé à recueillir1018. À défaut d’un point de
vue de la totalité, le seuil1019, à la fois spatial et temporel, entre le monde ancien et le monde
nouveau, apparaît comme le poste adéquat d’un déchiffrement de la modernité, car en lui se
tiennent les rêves que la modernité maintient encore dans une sorte de purgatoire avant de les
refouler totalement ou de les rendre réels.
-
Figures oniriques (fantasmagorie)
justement emprunter en aucun de ses passages, et cela sans la moindre concession, des formes telles qu’en offre
l’Enfance berlinoise ; l’une des fonctions importante du second projet est de fonder en moi cette conscience.
L’histoire primitive du XIXe siècle qui se reflète dans le regard de l’enfant jouant sur son seuil a un tout autre
visage que dans les signes qui la gravent sur la carte de l’histoire », CorrAB, p. 136 ; A/B, Briefwechsel, 156.
1017
Si les notions de sujet et d’objet sont rarement thématisées par Benjamin, on ne saurait ignorer l’arrière-plan
philosophique de la théorie de la connaissance sous condition de laquelle il a toujours placé sa conception de la
critique, théorie qui précisément se formule comme un effort de dépassement de l’opposition du sujet et de
l’objet, qu’aux yeux de Benjamin, la phénoménologie n’a pas véritablement accompli. Dans le court texte de
1917 (suivi d’un appendice) intitulé « Le programme de la philosophie qui vient », il faisait ainsi explicitement
du dépassement de l’opposition du sujet et de l’objet la tâche de toute théorie de la connaissance à venir, théorie
de la connaissance « qu’il est depuis Kant, possible et nécessaire d’envisager comme un problème radical » :
« La tâche de la future théorie de la connaissance est de trouver pour la connaissance une sphère de totale
neutralité par rapport aux concepts de sujet et d’objet ; autrement dit, de découvrir la sphère autonome et
originaire de la connaissance où ce concept ne définit plus d’aucune manière la relation entre deux entités
métaphysiques. » in Benjamin, Œuvres I, op. cit. p. 187. Texte publié pour la première fois dans un recueil
d’hommages à Adorno In Zeugnisse. Theodor W. Adorno zum 60 Geburstag, Francfort-sur-le-Main, Europaïsche
Verlagsanstalt, 1963.
1018
Si Benjamin s’est désigné lui-même du nom baudelairien de « chiffonnier », les chiffons recueillis sont ceux
abandonnés par la société mais aussi, à travers elle, par l’histoire, d’où ce lien chez Benjamin entre le rebut et le
suranné : l’aménité benjaminienne envers les choses est tissée de fibres nostalgiques.
1019
Voir sa description du critique et des conditions de son accès à « l’actualité » dans l’annonce du projet de la
revue Angelus Novus rédigée en 1922 (texte qui resta inédit de son vivant). Selon Benjamin, le critique,
assumant « les limites de son point de vue » ne peut atteindre à l’« universalité concrète » que par le dispositif du
seuil : « En effet, [le critique ] ne prétend pas dominer de haut l’horizon intellectuel de son temps. Pour filer cette
métaphore, il préférera adopter le point de vue de l’homme qui, le soir, son travail étant accompli et avant de
reprendre son ouvrage le matin suivant, franchit le seuil de sa maison et, plutôt que de l’examiner, embrasse son
horizon familier afin de saisir le nouveau qui lui fait signe dans ce paysage ». In W. Benjamin, « Angelus
Novus », Œuvres I, Op. cit., p. 267. C’est en embrassant l’horizon sans plus s’embarrasser du seuil, que le
critique Benjamin tente une sortie (Oe II, p. 331), s’efforçant de laisser prévaloir le monde sur le point de vue de
son observation. Mais seul un seuil rend cet oubli possible. Et cette position elle-même doit présenter un
« caractère éphémère ». Le seuil spatial est aussi un seuil temporel dont Benjamin illustre la signification en
évoquant la légende talmudique selon laquelle « les anges eux-mêmes – qui se renouvellent innombrables, à
chaque instant – sont crées pour, après avoir chanté leur hymne devant Dieu, cesser de chanter et disparaître dans
le néant. Que le nom de cette revue exprime l’aspiration à une telle actualité, la seule authentique ! »1019
Concentré dans l’instant situé entre sa création et son anéantissement quasi-instantanés, l’hymne de l’ange
devant Dieu est un pur chant auquel l’ange prête sa voix. L’ange ne surgit du néant que pour adresser sa louange
à Dieu, et ne s’incarne pas au-delà de cette louange. De la même manière, l’universalité concrète du critique
pourrait être conquise depuis un tel point de basculement l’espace et du temps dans un autre espace et un autre
temps, c’est-à-dire depuis un seuil aussi largement ouvert sur l’horizon qu’éphémère.
229
De tels rêves constituent ce que Benjamin désigne comme « images dialectiques », des
configurations signifiantes encore privées de médiation historique – c’est-à-dire des
conditions historiques de leur réalisation concrète – figées dans la fantasmagorie de l’époque.
De telles images acquièrent ainsi un statut ontologique spécial : dans la partition marxienne de
la forme-marchandise, elles ne relèvent ni du travail ni de l’échange mais du contenu de
conscience qui se construit au-dessus et comme indépendamment d’eux : de la fantasmagorie.
En dépit de leur origine objective matérielle, elles présentent pour Benjamin ces éléments
« inaliénables » que sont « les figures oniriques » qui rassemblées en constellation imposent
précisément la nécessité du réveil1020. De la sorte, Benjamin met l’accent sur ce qui dans
l’analyse marxienne du caractère fétiche de la marchandise va pour ainsi dire au-delà de la
marchandise : la fantasmagorie. Si cette dernière n’est chez Marx que le mystérieux effet
d’une oblitération des rapports sociaux et du travail qui produit les marchandises, peut-être
recèle-t-elle, en tant que fantasme, un signe au-delà de l’aliénation dont elle résulte. Dans une
lettre à Félizitas, Benjamin n’écrit-il pas, à propos de la constellation céleste du rêve que
« certains éléments »
en elle lui « semblent néanmoins inaliénables : les figures
oniriques »1021 ? Une fois construite cette constellation1022 de manière à faire apparaître ces
figures, on pourrait escompter l’imminence d’un réveil.
-
Réveil (Révolution)
Ainsi dans l’image dialectique, la fantasmagorie est configurée comme un champ de forces
potentiellement révolutionnaires. Le réveil est dans le rêve selon la formule de Verlaine
(« Nevermore » II), et la révolution dans la possibilité d’un tel réveil. La critique
benjaminienne fait fond sur cette secrète complicité – possible – des forces fantasmagoriques
et de la prise de conscience révolutionnaire. Sans arracher tout à fait ces images au monde
marchand, ou, pour parler comme Lukács, à la seconde nature, Benjamin, qui a lu les
surréalistes français (Breton et Aragon en particulier1023), veut y découvrir des caractéristiques
qui participent du rêve, et dans une telle constellation onirique, la nécessité du réveil. De la
sorte, en recueillant à la surface de la fantasmagorie la part onirique qui la soustrait au
déterminisme à la fois social et psychanalytique, Benjamin en fait moins l’expression de
l’aliénation qu’elle constituait chez Marx et plus encore chez Lukács, que celle d’une brèche
secrète hors de l’enclave du capitalisme moderne sur les consciences. Dans le caractère
fétiche des marchandises rares ornant les vitrines des passages parisiens, quelque chose, à un
instant donné, dans la conscience du flâneur, résiste au système marchand. Ce quelque chose
est ce que Benjamin – et Adorno à sa suite, en particulier dans le Kierkegaard – appelle une
« image dialectique », c’est-à-dire la présentation instantanée d’une « dialectique en arrêt »,
où les contraires sont figés face à face dans une indétermination historique où se présage
certes le malheur mais où se tient également la possibilité d’y échapper. Comme dans
l’allégorie baroque, il espère alors lire dans ces rêves figés en images au seuil de la modernité
davantage que la contrainte des conditions objectives qu’ils sont censés occulter dans
l’interprétation marxiste-lukácsienne de la fantasmagorie : une promesse utopique.
Nonobstant une telle promesse révolutionnaire qui se tient peut-être cachée dans rêve, ne peut
se réaliser, Benjamin en est conscient, sans le réveil1024. Que l’époque rêve la suivante, selon
1020
Lettre à Félizitas du 16 août 1935, CorrAB, p. 136 ; A/B, Briefwechsel, 156.
Ibid.
1022
Ibid.
1023
Benjamin avait été marqué par la lecture du Paysan de Paris (1926) d’Aragon et de son évocation de la
destruction du passage de l’Opéra.
1024
Dans la lettre du 16 août 1935, Benjamin se défend fermement de l’identification que semble supposer chez
lui Adorno entre l’image dialectique et le rêve. « L’image dialectique ne recopie pas le rêve ; je n’ai jamais voulu
affirmer cela. Mais elle me semble bien contenir les instances de l’éveil, son lieu d’irruption, et même, ne
1021
230
le mot de Michelet ne constitue pas encore son émancipation mais seulement l’anticipation
d’une telle émancipation. Il faut donc à un moment donné se libérer de l’abandon surréaliste
au rêve et à la fascination pour les images surannées échouées aux abords du monde moderne
où se chiffre pour Benjamin un avenir encore imaginaire. Si les « forces révolutionnaires du
suranné » ne doivent pas rester muettes dans les images, il convient d’opposer à l’esthétique
surréaliste la dialectique critique benjaminienne structurée par les catégories du « réveil » et
du déchiffrement, bref l’amorce objective d’une politique révolutionnaire1025. La « féerie »
sera « dialectique » ou n’a pas lieu d’être dans la perspective du théoricien.
b. Carrefour de la magie et du positivisme ?
Pourtant, elle ne trouve pas grâce aux yeux du dialecticien Adorno pour qui, comme il le
souligne en 1935 à propos de l’Exposé, « il manque une chose à cette dialectique : la
médiation »1026. Défaut de dialectique qui équivaut à terme à un défaut de théorie, privant la
fantasmagorie benjaminienne de son potentiel critique.
-
Contre l’ « essayisme du social » : nécessité d’une théorie spéculative
Dès les premières recherches de Benjamin consacrées à la fantasmagorie de la marchandise,
Adorno juge suspect le plan onirique où il se place. Dans la lettre du 10 novembre 1938, il ira
jusqu’à situer sévèrement la démarche au « carrefour de la magie et du positivisme »1027. Un
tel carrefour est le point de rencontre de l’irrationaliste qui s’en remet à la transcendance de
forces mythiques et du rationaliste adorateur des faits. Adorno les renvoie dos-à-dos, comme
des ennemis seulement apparents qui partagent en fait une secrète entente : leur goût commun
pour l’immédiat. Or « seule la théorie » – une théorie dialectique, introduisant la médiation
manquante – « pourrait briser l’envoûtement » de cet endroit « ensorcelé » qu’il convient de
fuir, si tant est qu’en ce carrefour, la critique ne peut fonctionner. Faute d’une telle médiation
dégagée par une « théorie vigoureusement et nécessairement spéculative »1028 qu’est-ce qui
fera différer les « images dialectiques » des « images instantanées [Momentbilder] » dont les
héritiers de Simmel tels que Kracauer ont pu chercher à faire leur objet sociologicoesthétique ? La subtilité toute simmelienne des analyses de Benjamin déplaît à Adorno car
elle sous-tend ce vécu, ce rapport immédiat à la chose singulière, élevée à la signification du
typique, qui n’existe pas ou plus. L’« essayisme du social » auquel aboutit une telle approche
– comme en témoigne alors cruellement, selon Adorno et Benjamin lui-même, la tentative de
Kracauer sur Offenbach et le Paris du second empire – n’est en dernière analyse pas moins
généralisant qu’une perspective idéaliste sur l’histoire et la société. L’observation esthétique
qui croit découvrir la métaphysique première au cœur du singulier la saisit seulement sans
produire sa figure qu’à partir de ces lieux, tout comme une constellation céleste le fait de ses points de lumière »
(Ibid.). La métaphore du réveil est une préoccupation centrale de Benjamin aussi au moment de la rédaction de
L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique : elle y est reliée à l’esthétique du choc. Si les passages
parisiens qui sont les galeries du désir sont en même temps pour Benjamin les galeries du néant, il apparaît clair
qu’il n’y a à ses yeux d’émancipation possible qu’à partir d’un tel réveil.
1025
Ce passage s’objective en partie d’ailleurs dans la reconnaissance benjaminienne de la figure d’Auguste
Blanqui derrière celle de Baudelaire, c’est-à-dire du conspirateur anarchiste derrière celle du flâneur. Dans cette
surimpression intellectuelle se mêlent l’esprit de préméditation à court terme du conspirateur et celui
d’indétermination du flâneur, bref, celui de l’anticipation utopique, dans ce qu’elle a d’ouvert en même temps
que d’urgent.
1026
CorrAB, p. 322 ; A/B, Briefwechsel, 366.
1027
CorrAB, p. 324 ; A/B, Briefwechsel, 368.
1028
Ibid.
231
médiation historique, sub specie aeternitatis, le réduisant à des manifestations exemplaires, à
des « exemples purement et simplement interchangeables d’idées ». Or, c’est précisément
cette abstraction sous l’apparence de données concrètes singulières qui menace la
fantasmagorie benjaminienne, produisant des développements qui n’appellent « pas tout à fait
par hasard, une citation de Simmel. Toutes choses, lui confie Adorno, qui ne me rassurent
guère »1029. Il en dénonce encore plus violemment l’influence dans sa lettre de 1936 sur « le
Paris du Second Empire chez Charles Baudelaire », texte le plus simmelien de Benjamin, ce à
quoi dernier répond en protestant contre le « regard désapprobateur » d’Adorno sur
Simmel1030. Mais la méfiance d’Adorno envers les formes de l’interprétation simmeliennes, ne
tient pas d’une simple attitude. Là où l’interprétation simmelienne de la Modernité la révèle
comme avènement du psychologisme1031, Adorno interprète la Modernité, à la fois esthétique
et sociologique, comme prééminence de l’objectivité, dans le matériau musical comme dans
la vie sociale. En s’inscrivant plutôt dans le cadre de l’interprétation simmelienne, Benjamin
est alors censé reconduire implicitement son psychologisme. La part « matérialiste » de
l’analyse ne consiste plus qu’à rapporter, dans un dualisme plat, les données de
l’infrastructure à celles de la superstructure : « pour moi, lui reproche Adorno, du point de vue
de la méthode, il est maladroit d’interpréter en termes “matérialistes” les aspects particuliers
qui relèvent évidemment de la superstructure, en les rapportant sans médiation, ou même par
voie de causalité à des aspects correspondant à l’infrastructure »1032. Mais tel est forcément le
destin d’un « matérialisme immédiat, anthropologique »1033, prisonnier, comme dans la
sociologie de Simmel, d’« un élément profondément romantique »1034, c’est-à-dire
n’engageant qu’une subjectivité non médiatisée par la contrainte immanente du matériau, en
l’occurrence l’histoire et la société en tant que résidus objectifs des rapports de production.
C’est manifestement en renouant avec une compréhension de l’histoire plus nettement
spéculative qu’Adorno entend alors faire barrage à ce romantisme latent.
1029
CorrAB, p. 323 ; A/B, Briefwechsel, 367.
De fait, l’appréhension simmelienne de la ville à la fois comme forme sociale et comme forme esthétique
plane sur ce texte de Benjamin. Voir G. Simmel, Rome, une analyse esthétique, 1898. Les échanges sur Rome et
les références au « Voyage en Italie » de Goethe dans la correspondance entre Adorno et Benjamin montrent
qu’Adorno n’était nullement insensible à cette approche. Nonobstant, il jugeait qu’en aucun cas elle ne pouvait
assurer les bases dialectiques d’une analyse objective de la société. Dès qu’elle lui semble instituée comme telle,
chez Kracauer comme chez Benjamin, il décèle les traces d’un romantisme dépassé. Voir sur la position des uns
et des autres vis-à-vis de l’héritage simmelien, G. Raulet, « Simmel et ses héritiers », art. cit, et Marshall
Berman, All that is solid melts into air: The experience of Modernity, New York, 1982/ London 1983.
1031
C’est en présupposant le caractère constitutif de l’expérience vécue individuelle (Erlebnis) pour la modernité
que Simmel fondait implicitement son approche de cette dernière à partir de l’expérience vécue, elle-même
affleurant de la manière la plus nette dans les phénomènes esthétiques en général. Dans un essai de 1909-1911
sur Rodin, il note que « La sculpture de Rodin est l’expression « de l’élément vibrant, aux multiples facettes, de
l’âme moderne ». Tandis que l’ancienne sculpture recherchait « la logique du corps, Rodin en explore la
psychologie ». Or, précise-t-il « l’essence de la modernité » est le « psychologisme, l’expérience [das Erleben] et
l’interprétation du monde en termes de réactions de notre vie intérieure et certainement comme un monde
intérieur » ( »Die Kunst Rodins und das Bewegungsmotiv in der Plastik «, Nord und Süd, vol. 129, 1909, II, pp.
189-96 ; version longue dans G. Simmel « Rodin », in Philosophische Kultur, [1911], Potsdam, 1923, p. 196 ).
Plus fermement que Simmel, Benjamin tirera les conséquences historico-politiques de ce retrait du monde dans
un monde intérieur par sa distinction critique de l’Efahrung et de l’Erlebnis. L’essence « psychologiste » de la
modernité a pour conséquence un appauvrissement de l’Erfahrung, c’est-à-dire de l’expérience communicable et
source de connaissance. Indéfiniment intériorisée, l’expérience s’est réfugiée dans l’idiosyncrasie qui sépare les
hommes du monde et les uns des autres. Aussi bien Benjamin n’a-t-il aucune complaisance pour le
psychologisme simmelien.
1032
CorrAB, p. 323 ; A/B, Briefwechsel, 367.
1033
CorrAB, p. 324 ; A/B, Briefwechsel, 368.
1034
Ibid.
1030
232
« La détermination matérialiste des caractères culturels n’est possible que par la médiation du
procès global.»1035
Est-ce à dire que le théoricien renoue là avec un projet idéaliste dont il n’a pourtant eu de
cesse de formuler la critique ? Comment concevoir un tel procès en l’absence d’un point de
vue de la totalité qui l’oriente, sans Sujet Absolu et sans Sujet-Objet ? Telle est toute la
difficulté. Reste donc à savoir comment Adorno lui-même détermine la forme et le contenu
d’un tel procès global. Il va s’avérer clair, cependant, qu’il ne s’agit pas là d’une simple leçon
de marxisme orthodoxe adressée à Benjamin sans conséquence pour sa propre théorie. La
« systématisation » de sa critique de la subjectivité sera en fait indissociable de la
détermination d’un tel procès.
-
Échec d’une saisie de la forme marchandise moderne dans sa
spécificité
Faute de concevoir la médiation de ce procès global, Benjamin échoue à comprendre la
spécificité historique de la forme marchandise : l’impôt et les barricades peinent à livrer la
véritable teneur historique des poèmes de Baudelaire sur le vin. Leur véritable détermination
ne peut être dégagée « qu’en passant par la tendance générale prévalant à l’époque sur le plan
social et économique », c’est-à-dire, « par l’analyse de la forme-marchandise au temps de
Baudelaire »1036. Loin de la rendre plus palpable, la fantasmagorie conduit en ce sens à
un « usage abstrait de la catégorie de la forme-marchandise : comme si elle avait surgi comme
telle pour la première fois au XIXe siècle »1037, alors que « le caractère marchand et
l’aliénation existent depuis les débuts du capitalisme, c’est-à-dire depuis le début des
manufactures, depuis le baroque précisément – de même que, d’un autre côté l’ “unité” de la
modernité, depuis ce temps, réside dans le caractère marchand »1038. Il convient alors selon lui
de mettre en évidence « le caractère marchand spécifique du XIXe siècle » 1039. La voie de la
détermination d’un tel caractère spécifique se précise lorsqu’il concède à Benjamin la
« pertinence de l’immanence de la conscience pour le XIXe siècle », dont il a précisément
cherché à exhiber la teneur matérielle dans l’intérieur bourgeois kierkegaardien. Mais la
détermination onirique d’une telle immanence dans l’exposé lui paraît manquer le point
essentiel à une telle spécification. Car le rêve psychologise l’image dialectique et fait de la
sorte succomber l’analyse au « sortilège de la psychologie bourgeoise »1040 qui est toujours
celui de la naturalisation. Dans le rêve onirique, l’histoire perd pied. En lui, « l’image sans
classe est antidatée dans le mythe au lieu d’accéder vraiment à la transparence sous forme de
fantasmagorie infernale, dans la mesure où elle est simplement conjurée à partir de
l’archè »1041. Mais de la sorte, la présentation benjaminienne du rêve flirte avec les archétypes
de la « conscience collective » décrits par Jung. Or une telle conscience collective note
Adorno « est exposée à la critique des deux côtés : du côté du processus social en
hypostasiant les images archaïques là où les images dialectiques sont produites par le
caractère marchand, justement pas dans un moi collectif archaïque chez les individus aliénés
du monde bourgeois ; et du côté de la psychologie, dans la mesure où, comme le dit bien
Horkheimer, le moi de masse n’existe que dans les tremblements de terre et dans les
catastrophes elles-mêmes de masse, alors que la plus-value objective s’impose précisément
1035
CorrAB, p. 323 ; A/B Briefwechsel, 367.
Ibid.
1037
Ibid, p. 128 ; A/B Briefwechsel, 147-148.
1038
Ibid, p. 124 ; A/B Briefwechsel, 144.
1039
Ibid.
1040
Ibid, p. 122 ; A/B Briefwechsel, 142.
1041
Ibid, p. 121 ; A/B Briefwechsel, 141.
1036
233
chez les sujets isolés et contre eux »1042. En d’autres termes, une telle conscience collective
manque deux caractéristiques par lesquelles la forme-marchandise se spécifie dans le
capitalisme avancé, en relation avec l’histoire de la subjectivité occidentale.
-
-
Du point de vue psychologique, elle manque l’articulation décisive qui relie marchandise
et conscience faisant de la seconde un simple mode d’être de la première, laissant
ininterrogées les médiations que cela suppose.
Dès lors, du point de vue socio-historique, elle oblitère la compréhension de la spécificité
de l’aliénation capitaliste bourgeoise moderne qui n’induit pas, en fait, le phénomène de la
masse, mais celui de l’atomisation – spécificité qu’occulte précisément l’idée d’un
inconscient collectif à déchiffrer. Reprenant contre l’esprit jungien de cette attention au
rêve collectif chez Benjamin l’objection adressée à Jung par le marxisme orthodoxe,
Adorno le met en garde contre l’incapacité d’une telle approche à intégrer la division de
classes et, plus radicalement, toute compréhension des rapports de force en jeu dans la
société.
Conséquemment, du point de vue politique, l’invocation de l’élément collectif – en
particulier dans son ancrage prétendument archaïque dans la conception jungienne –
apparaît toujours complice du conservatisme. Le réveil sur lequel compte encore
Benjamin risque, dans cette perspective, de s’avérer aussi peu nécessaire que dans la
thématisation jungienne des archétypes oniriques.
-
Insuffisance de la fantasmagorie et fécondité du modèle allégorique
Si l’exigence du réveil est pourtant explicite dans l’Exposé, et dans la correspondance
également, les critiques qu’Adorno adresse à Benjamin dans la lettre du 2 août 1935 se
focalisent donc essentiellement sur la question du rêve qui lui semble insuffisamment
dialectisée : c’est la manière même dont Benjamin construit la fantasmagorie, le rêve qui est
déjà problématique. Dans le texte résumé auquel Adorno a alors accès, Benjamin se concentre
en effet sur l’exposition du rêve comme plan du déchiffrement matérialiste par la simple
présentation des images dialectiques introduisant au projet d’une archi-histoire du XXe siècle.
Quoique Benjamin justifie sa démarche en la présentant comme étape préparatoire à une
construction plus vaste, qui, prise dans son entier, fonctionnera dialectiquement, Adorno y
voit surtout un mauvais point de départ. Le plan onirique de la fantasmagorie, considéré tel
quel, échoue à libérer une véritable teneur matérialiste. Si l’image dialectique se résume
comme elle lui semble le faire dans l’Exposé à un simple contenu de conscience en tant que
rêve, elle perd « cette force de déchiffrement qui pourrait le [le rêve] légitimer du point de vue
matérialiste ». Au contraire, suggère-t-il, « il faudrait par la construction dialectique […]
comprendre l’immanence de la conscience comme une constellation du réel »1043. Qu’est-ce à
dire ? Pour Adorno, Benjamin s’interrompt en chemin. Il dégage avec la fantasmagorie le
produit du système marchand dans la conscience comme rêve, mais de ce rêve, il ne tire au
fond rien de plus qu’un contenu de conscience, qui semble lui-même en suspens au-dessus du
réel, et ne l’investit pas en retour1044. En somme, exposée telle quelle, l’image dialectique de
Benjamin maintient l’apparence d’un produit fantasmagorique autonome flottant au-dessus
1042
Ibid, p. 122 ; A/B Briefwechsel, 142.
Ibid, p. 121 ; A/B Briefwechsel, 141.
1044
Ou lorsqu’elle le fait comme dans le texte sur le « flâneur » (critiqué par Adorno dans une lettre de 1938) où
Benjamin associe les poèmes sur le vin de Baudelaire et les barricades, c’est d’une façon qui semble plaquée. Si
les contenus pragmatiques de Baudelaire sont rapportés « aux traits voisins appartenant à l’histoire sociale de son
temps », leur interprétation ne pénètre pas, selon Adorno, la teneur de cette dernière, qu’il conçoit
essentiellement comme « Enfer ».
1043
234
des rapports de production. Si c’est précisément ce flottement, ce moment de suspens même
qui intéresse Benjamin à ce stade, parce qu’en lui pourrait se dessiner la constellation qui
ferait basculer vers le réveil, Adorno n’y voit qu’une complaisance simmelienne dans les
détails singuliers ne cachant que des idées très générales. En tronquant ainsi le mouvement
dialectique par lequel la conscience, qui procède de l’objectivité, y retourne, l’Exposé s’en
tient aux manifestations oniriques du rêve comme à un fait, à la présentation « étonnée » de la
factualité, plus proche du « positivisme » honni que d’une démarche matérialiste critique. Ce
faisant, il s’avère d’autant plus vulnérable à la relativité de son point de vue. En s’en
remettant au regard artiste de Baudelaire comme à un point de vue du seuil, arraché à la
condition bourgeoise, il prend le risque de « réduire la fantasmagorie aux modes de
comportement de la bohème littéraire »1045. Or une critique réelle à partir d’elle n’est
véritablement possible que « si la fantasmagorie est prise comme catégorie objectivement
historico-philosophique et non pas comme ‘le point de vue’ de certains caractères dans la
société »1046.
Dans la mesure où tout se passe dans ces lettres critiques comme si Adorno se référait à la
théorie de Benjamin en fonction de ses propres orientations, son invocation, à ce stade, de la
théorie de l’allégorie comme représentant la « véritable théorie spéculative » de Benjamin
mérite qu’on s’y attarde un instant. En effet, il ne cesse de le rappeler dans ses lettres, la
théorie de l’allégorie développée par Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand lui
paraît largement plus opératoire que celle de fantasmagorie1047. Pour quelle raison? C’est là en
vérité un point décisif à élucider. En effet, tandis que l’allégorie chassait tous les contenus de
conscience rendant le matériau interprétable, la fantasmagorie les réinvestit, qui plus est sur
un plan onirique, plus vulnérable encore aux errements du psychologisme. Or, cet écoulement
des intentions subjectives était apparu à Adorno comme l’occasion d’une critique matérialiste
de la subjectivité, sous la forme précisément vidée de toute vie subjective, de son aliénation,
dans l’intérieur bourgeois comme dans les œuvres romantiques. Avec la forme-marchandise,
Adorno reconduit pour ainsi dire la même méthode critique. Le caractère figé de l’objectivité
de la marchandise peut fonctionner à son tour comme expression allégorique de la
subjectivité. Mais si la « dialectique en arrêt » tel que Benjamin en développe alors l’idée
présente un air de famille avec l’allégorie en tant que formes figée, fossile d’un processus
dialectique, interprétable en tant qu’image, dès lors que cette image est investie d’une vie
pleine de significations sur un plan onirique, toute sa puissance critique s’évapore. Adorno ne
veut pas d’une image dialectique vivant dans la conscience ou dans l’inconscient, il veut saisir
cette conscience elle-même comme une constellation du réel dans l’image. La fantasmagorie
n’est pas dans la conscience pas plus que le rêve ne doit être interprété ici comme localisé
dans la tête du rêveur : pour Adorno, il faut montrer au contraire comment le rêveur est luimême prisonnier du rêve et la conscience captive dans la fantasmagorie, en d’autres termes,
retrouver dans la fantasmagorie le moment objectif de la réification. Mais ce faisant, le
reproche adressé à la fantasmagorie se précise : elle se déploie comme l’espace symbolique
du rêve, plutôt que comme l’espace allégorique de sa pétrification1048. Cette pétrification est
pourtant la clé de la compréhension adornienne de la fantasmagorie de la marchandise qui
retrouvera avec lui, on va le voir, son autre nom de caractère fétiche, ne résonnant pas pour
rien avec une notion typiquement psychanalytique.
1045
CorrAB, p. 322 ; A/B, Briefwechsel, 366.
Ibid.
1047
Dans la lettre d’août 1938, en réponse à la lecture de la partie de l’essai de Benjamin sur Baudelaire
consacrée au flâneur, il note en ce sens que « les Affinités électives et le livre sur le baroque relèvent d’un
meilleur marxisme que l’impôt sur le vin et le renvoi de la fantasmagorie aux behaviors des feuilletonnistes », in
CorrAB, p. 326 ; A/B, Briefwechsel, 340.
1048
Voir à ce sujet la thèse de Gilles Moutot, Adorno, un matérialisme sans images.
1046
235
Dans la brève et dense lettre du 5 août 1935, Adorno suggère en ce sens à Benjamin une
interprétation de l’image dialectique où s’entrelacent précisément l’allégorique et le
psychanalytique de manière suggestive dans une tentative de conciliation du « moment du
rêve – comme élément subjectif de l’image dialectique – avec la conception de celle-ci
[l’image dialectique] comme modèle », c’est-à-dire comme élément objectif, figé, proche en
cela du concept d’allégorie1049.
« Avec le dépérissement de la valeur d’usage dans les choses, celles-ci aliénées, s’évident et attirent des
significations chiffrées. La subjectivité s’empare d’elles en y investissant des intentions de désir et
d’angoisse. Du fait que les choses défuntes se constituent en images des intentions subjectives, elles se
présentent comme non révolues et comme éternelles. Les images dialectiques sont des constellations
entre choses aliénées et significations intégrées, s’immobilisant à l’instant de l’indifférenciation entre
mort et signification. »1050
Le phénomène du dépérissement de la valeur d’usage placé au cœur de la problématique
marxienne du caractère fétiche de la marchandise est ici investi d’un double motif à la fois
allégorique (« les significations intégrées s’immobilisant à l’instant de l’indifférenciation
entre mort et signification »), et psychanalytique, permettant de penser la contrainte en retour
de ces « significations intégrées » sur les subjectivités. L’outillage critique esthétique s’avère
ainsi complété par une structure d’interprétation psychanalytique. L’aspect allégorique
désigne la pétrification de l’intention subjective à l’origine de la production de la chose tandis
que l’aspect psychanalytique désigne l’aliénation de la subjectivité1051 – non en tant qu’elle
produit la chose mais en tant qu’elle la consomme – dans cette chose qu’elle ne comprend
plus en tant que telle mais qu’elle désire et qu’elle craint. « Dans le dépérissement de la valeur
d’usage », c’est-à-dire dans la marchandise elle-même, la subjectivité apparaît d’un côté
cristallisée dans des « significations intégrées » devenues opaques se présentant sous l’aspect
rigide, figé, de la mort et de l’autre, refoulée, comme la valeur d’usage elle-même, en laquelle
elle investit finalement « des intentions de désir et d’angoisse », en lieu et place d’un besoin
conscient que pouvait satisfaire l’objet dans sa spécificité. L’image dialectique benjaminienne
ne peut fonctionner, suggère implicitement Adorno qu’au prix d’un tel tressage allégoricopsychanalytique. Selon ce tressage, propre en fin de compte à la réélaboration proprement
adornienne de la forme-marchandise, la réification se décline ainsi selon un double sens : en
un premier sens, elle désigne une pétrification allégorique de la conscience – aliénation
résultant de son activité productrice –, tandis qu’en un second sens, elle désigne une
aliénation psychique résultant de son activité consommatrice. Dans les produits, les intentions
subjectives deviennent des choses tandis que dans les marchandises, les choses investissent
les subjectivités qui en épousent le mode d’être. Aussi bien, le moment allégorique, figé, ne
cristallise-t-il pas seulement des intentions subjectives présidant à la production de l’objet
mais la subjectivité qui s’identifie à lui.
On saisit là que dans sa façon de penser l’« image dialectique », à travers le prisme de
déterminations psychiques et au plus près de l’ancien concept benjaminien d’allégorie,
Adorno amorce déjà les termes de son appropriation originale de la figure de la formemarchandise.
*
Puisqu’on a jusqu’ici rappelé l’entrelacs problématique qui fait de la forme marchandise,
autour de 1935, un inextricable nœud gordien pour la théorie, ainsi que les réticences
1049
Même si Adorno emploie le terme d’« image dialectique », il reprend ici fondamentalement sa propre
compréhension de l’allégorie chez Benjamin.
1050
CorrAB, p. 132 ; A/B, Briefwechsel, 151.
1051
Une aliénation qui, on va le voir, n’apparaît pas ici comme un point de départ voué à être dépassé dans une
dialectique du maître et de l’esclave hégélienne mais comme une conséquence de la perversion de cette
dialectique dans l’échange marchand.
236
partielles d’Adorno face aux diverses options horkheimeriennes et benjaminiennes, voyons
maintenant comment ce nœud est finalement tranché, sans recours à terme à des « images
dialectiques » ni au présupposé d’une « Raison objective » en marche, simplement occultée
par des conditions historiques particulièrement embrouillées.
B. Réélaboration psycho-sociale du caractère fétiche – dans la
musique
Face à Benjamin, on a vu qu’Adorno invoquait la nécessité d’une élaboration « historicophilosophique » de la catégorie de la forme-marchandise, excluant, implicitement, comme
cela est finalement assumé dès le départ, le champ proprement économique de l’interprétation
de cette forme. Au moment où il énonce cette exigence, c’est pourtant moins sa catégorie
historico-philosophique que sa catégorie socio-psychique qu’il élabore de son côté, dans le
cadre des recherches de l’Institut. M. Jay a montré que cette évolution manifestait
l’émancipation adornienne du giron benjaminien au profit d’un rapprochement avec
Horkheimer1052. Si elle se vérifie en partie, l’idée détournement complet du travail de
Benjamin reste néanmoins trompeuse à ce stade. Quand bien même il serait avéré qu’Adorno
rompe, quasiment sur toute la ligne, avec Benjamin, c’est à partir de sa constitution du
problème, au plus près de cette dernière, quoiqu’en négatif, que le « théoricien critique »
réélabore la théorie pour son propre compte. Les premiers textes écrits dans le cadre des
recherches de l’Institut mettent ainsi en œuvre un travail de dialectisation de la fantasmagorie,
notamment par des médiations psycho-sociales, précisément déployées en regard de la
tentative benjaminienne. Si Adorno rompt frontalement avec la théorie benjaminienne de la
« barbarie positive » qui suggérait la présence de forces révolutionnaires, utopiques, dans les
produits apparemment barbares de l’industrie culturelle moderne, le motif décisif de
l’allégorie, comme pétrification d’intentions subjectives défuntes, continue d’investir sa
compréhension propre de la réification lukácsienne et justifie de poursuivre, en elle, sa
critique de la subjectivité.
En outre, il est un point fondamental qui oriente radicalement la réélaboration adornienne de
la théorie et qu’il convient cette fois de reconnaître chez Horkheimer : la question de
l’impuissance. On a vu l’importance critique de ses recherches sur l’impuissance du
prolétariat. Mais dès les années trente, la portée de ce thème va bien au-delà de la seule
interprétation de la classe prolétarienne. Via une critique acerbe de la liberté bourgeoise, il
énonce déjà, dans l’important article de 1936 « Egoïsme et émancipation »1053, l’idée d’un
asservissement intérieur de l’individu bourgeois que dissimule la « conscience abstraite » de
soi sur laquelle se fonde l’individualisme. Encourageant un « mépris de soi » paradoxalement
associé à la « conscience exaltée de la liberté et de la grandeur de soi et des autres »1054 « le
processus historique par lequel l’individu a pu accéder à la conscience abstraite de soi a
supprimé en même temps que l’esclavage une forme de la société de classes, mais non sa
réalité ; il n’a donc pas seulement émancipé l’être humain en droit ; il l’a en même temps
1052
Voir Martin Jay, Adorno, Cambridge 1984, p. 35.
M. Horkheimer, « Egoïsme et émancipation », Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit. L’article
» Egoïsmus und Freheitsbewegung « est initialement paru dans le second numéro de 1936 du Zeitschrift für
Sozialforschung. Dans sa postface à l’Essai sur Wagner, Adorno inscrit son travail dans le sillage de ce texte (T.
W. Adorno, Essai sur Wagner, trad. fr. de H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, « Les Essais »,
1966, rééd. 1976, 1979, p. 213).
1054
Op. cit., p. 212, note 136 ; Versuch über Wagner, Die musikalischen Monographien GS 13, 145.
1053
237
asservi intérieurement »1055. Ainsi les rapports de domination « masqués économiquement par
l’apparente autonomie des sujets productifs, philosophiquement par le concept idéaliste de la
liberté absolue de l’homme » sont en fait « intériorisés par l’asservissement et la destruction
des instincts de plaisir »1056. Une telle analyse prépare les développements inspirés du dernier
Freud de la Dialectique de la Raison sur l’équivalence entre civilisation et renoncement. Dans
la réélaboration adornienne de la théorie de la forme-marchandise, incontestablement placée
sous le signe de cette impuissance psycho-historique généralisée des individus, de ce mépris
de soi intériorisé, on assiste à l’application originale des médiations psychanalytiques qui y
opèrent1057 au domaine que lui réserve sa compétence en la matière: la musique. En
réinterprétant, sous l’éclairage de la forme marchandise, les transformations historiques de sa
fonction, de sa production, des conditions de sa réception et de sa diffusion, Adorno, qui
confère depuis toujours à la musique un caractère social, formule déjà, par ces analyses, les
principaux jalons de sa théorie de la société.
Une fois posés ces préliminaires, le point sera ici de montrer la manière dont, mêlant les outils
de la psychanalyse freudienne à la théorie lukácsienne, Adorno opère une véritable
reconstruction psycho-sociale de la théorie du caractère fétiche de la forme-marchandise.
Dans le fétichisme de la marchandise, l’impuissance de l’individu se perpétue comme par
envoûtement et se cristallise à la fois à la manière d’une allégorie. Chose aliénée, la
marchandise aliène la subjectivité en retour et exhibe, dans sa forme rigide, soumise au
régime de l’équivalence, la figure aliénée de cette subjectivité. De la sorte, telle que la conçoit
Adorno, la forme-marchandise apparaît elle-même comme une figure de la subjectivité.
1. Fantasmagorie de l’impuissance
Dans un premier temps, cette réélaboration psycho-sociale s’opère via la thématique de la
fantasmagorie dont Adorno fait en quelque sorte redescendre le plan onirique exploré par
Benjamin dans les profondeurs libidinales de la psyché et de l’histoire de la nature, à la fois
comme rêve, objet de l’analyse freudienne et comme mythe, histoire figée dans une fausse
éternité dans l’œuvre bourgeoise wagnérienne, entre interprétation psychanalytique et
interprétation allégorique. Le rêve, où se cristallisent le « désir et l’angoisse » contenus de
conscience refoulés en lui, est ainsi la forme dialectiquement révisée de la fantasmagorie dans
1055
Op. cit., p. 153 ; GS 13, 145.
Ibid.
1057
En réalité, le recours à la psychanalyse n’est évidemment pas original dans cadre de la Théorie critique
définie par l’Institut, dont la psychanalyse fait partie intégrante du programme pluridisciplinaire (notamment,
avant 1939, sour la houlette de E. Fromm et de W. Reich. Mais, si convaincu qu’il soit du caractère
indispensable d’une sociopsychologie au soubassement de la théorie, Horkheimer entretient aux catégories
freudiennes un rapport critique qui en limite l’usage dans ses analyses critiques de la société de l’époque. Ainsi,
dans « Egoïsme et émancipation. Contribution à une anthropologie de l’âge bourgeois », il dénonce « la
tolérance méprisante de Freud à l’égard de l’instinct d’agression – qui est “hélas”, un fait “malheureux” » (in M.
Horkheimer, Théorie traditionnelle et Théorie critique, op. cit., p. 226). Plus haut, il ironise sur la prétendue
audace de l’hypothèse freudienne de la pulsion de mort qui « ne fait que reprendre les conventions sociales et
religieuses » (op. cit., p 120). Clairement alors, Horkheimer voit dans la connaissance profonde de l’économie
psychique de Sade ou de Nietzsche des ressources autrement plus critiques de la société. Sur les rapports
fluctuants d’Horkheimer au freudisme (de sa critique de Freud comme penseur bourgeois à sa défense, après
guerre, contre l’évolution néo-révisionniste de Fromm) voir K. Genel, « L’approche sociopsychologique de
Horkheimer, entre Fromm et Adorno », in La première théorie critique, Astérion, n°7, juin 2001,
http://asterion.revues.org/.
1056
238
les premiers essais de l’auteur sur le Jazz1058, notamment dans l’article de 1935, « Sur le
Jazz », et ses notes annexes, rédigées deux ans plus tard à Oxford. Parallèlement, le projet
d’une recherche sur Wagner1059, compositeur favori du Führer, commencé à la même époque,
conduit Adorno à ressaisir la fantasmagorie sous le signe du mythe structurant les drames
wagnériens, eux-mêmes appréhendés sous l’angle historique de la réification des individus
dans la société marchande.
Dans le rêve jazzistique et le mythe wagnérien, marchandise et subjectivité fusionnent dans la
figure de l’individu impuissant. De l’un à l’autre néanmoins, le sens de la fantasmagorie se
transforme étant donné le caractère « fonctionnel » du jazz, simple marchandise pour le
critique, et le caractère « autonome » de l’œuvre wagnérienne
a. « Analyse » du jazz comme rêve
On a vu depuis le départ qu’un des gestes caractéristiques de la critique adornienne consiste
dans l’extériorisation des contenus subjectifs susceptibles de les faire apparaître en tant que
contenus subjectivement épuisés, défunts. C’est une fois encore, mutatis mutandis, le même
geste, quoique avec des conséquences nouvelles, qui se trouve effectué face aux difficultés
théoriques posées par la fantasmagorie benjaminienne. Plutôt que chercher dans le rêve le
précipité de l’époque dans l’ambivalence de ses possibilités, réactionnaires et
révolutionnaires, « c’est au contraire, écrit Adorno à Benjamin, le rêve qu’il faudrait
extérioriser à travers la construction dialectique et l’immanence de la conscience elle-même
serait à comprendre comme une constellation du réel »1060. Plutôt que de placer le réel dans la
conscience, il s’agit de saisir l’extériorisation de la conscience dans le réel non comme son
reflet, selon une conception dualiste opposant infrastructure et superstructure, mais comme
son produit, selon une conception dialectique. Il s’agit donc de déjouer l’immédiateté
subjective du rêve en le saisissant comme une objectivité qui pèse sur les consciences selon
un régime d’influence qui l’apparente moins à une force d’évasion qu’à une force
d’envoûtement, en retour, des marchandises sur les consciences. L’effet objectif d’un tel
envoûtement est l’impuissance psycho-sociale des sujets – dont le sujet-jazz, on va le voir, est
la première figure éloquente. La fantasmagorie est donc extériorisée comme « rêve » à la fois
comme émanation des consciences et contrainte qui pèse sur elles. Le contenu ouvertement
sauvage, pulsionnel, bref, sexuel du jazz offre alors au critique une voie d’accès royale pour
une interprétation psychanalytique du « rêve jazzistique ».
1058
On peut indiquer ici rapidement la chronologie des diverses contributions adorniennes spécifiquement
consacrées au Jazz. En 1933, Adorno publie sous le pseudonyme sombrement comique de Hektor Rottweiler, un
court texte intitulé « Abschied vom Jazz », c’est-à-dire : « Adieu au jazz ». (Cela dit en passant. Dès le premier
paragraphe : au « plan artistique », ce qui est « concrètement décidé depuis longtemps », c’est « la fin de la
musique de jazz elle-même ». hier gibt es nichts zu retten, « rien à sauver ici ». Après ce premier texte, les
amabilités continuent quelques années après, en 1936-1937, avec l’essai « Über jazz », « À propos du jazz », qui
est traduit dans le recueil Moments musicaux. Le diagnostic du premier texte est confirmé, et cet essai se conclut
sur ces mots : « Alors, vraiment, on ne peut plus sauver le jazz. » [Dann aber auch ist der Jazz nicht mehr zu
retten.] Enfin, après la guerre, est publié en 1953 dans le revue Merkur l’essai « Zeitlose Mode », « Mode
intemporelle », qui sera repris dans le recueil Prismes. Là encore, le diagnostic est apparemment sans appel :
« En face de la profusion de possibilités d’inventer et de traiter des matériaux musicaux, même dans la sphère du
divertissement si elle en éprouve le besoin, le jazz montre une pauvreté totale. » [Angesichts der Fülle der
Möglichkeiten, musikalisches Material selbst in der Unterhaltungssphäre, falls es deren durchaus bedarf, zu
erfinden und zu behandeln, zeigt der Jazz sich völlig verarmt.]
1059
Quatre chapitre seulement de la version dernière de l’Essai sur Wagner (1952) paraissent en 1939 dans les
cahiers 1 et 2 de la revue de l’Institut, sous le titre de Fragmente über Wagner.
1060
CorrAB, p. 121 ; A/B, Briefwechsel, 139.
239
-
Lien pulsionnel
Les objections adressées par Adorno à Benjamin formulent avant tout une exigence pour sa
propre théorie : celle d’une nécessaire médiatisation de la fantasmagorie par une dialectique
qui ne la sépare pas de l’objectivité dans un dualisme sans issue, mais l’y réinvestit. Ainsi que
le suggère un passage de la lettre des 2 et 4 août 1935 adressée à Benjamin, le plan onirique
immanent du rêve n’est pas lui-même sans écho.
« Le fétichisme de la marchandise ne se résume pas à un fait de conscience, au
contraire il est dialectique au sens éminent qu’il produit de la conscience. Et cela veut
dire que la conscience ou l’inconscience n’a pas simplement la faculté de le reproduire
à titre de rêve, mais qu’elle lui répond également par le désir et l’angoisse »1061
À l’interprétation surréaliste du rêve, qui, finalement, l’autonomise, est substituée son
interprétation dialectique qui invite à cerner dans l’apparent « fait de conscience »
fantasmagorique une production objective de conscience par les rapports marchands. Dès lors,
il s’agit pour Adorno de saisir comment cette production objective enveloppe la conscience
rêvante plutôt qu’elle n’est enveloppée dans cette dernière. En d’autres termes, il s’agit de
compléter le sens subjectif du rêve par un sens objectif non en tant qu’ils s’opposeraient l’un à
l’autre comme l’intérieur et l’extérieur d’un même phénomène, mais en tant que le subjectif
lui-même serait un produit en retour de l’objectivité, de telle sorte que la conscience rêvante
n’en soit pas séparée dans un détachement onirique, mais y soit essentiellement liée. En
invoquant « le désir et l’angoisse », Adorno émet l’hypothèse que ce lien essentiel soit un lien
pulsionnel. L’importance de cette hypothèse du lien pulsionnel – évoqué à plusieurs reprises
dans la correspondance avec Benjamin1062 – se vérifie dans son analyse du jazz décisive du
point de vue de sa rupture théorique avec la critique benjaminienne de la culture de la seconde
moitié des années trente.
Le fait est que le jazz semble s’y connaître avec les pulsions. C’est précisément la raison pour
laquelle il séduit la classe dominante qui a toujours eu un goût pour le primitif « pour autant
seulement qu’il se donne comme inconscient et “vital” »1063 là où elle rejette violemment le
kitsch, « c’est là sa bonne conscience »1064. Un tel attrait pour le primitif est compris par
Adorno comme « pathos de la distance » dont il reconnaît le paradigme chez Nietzsche, ce
pathos qui assure à la conscience avancée la tolérance de ce qui est aliéné1065. Dans les folles
improvisations jazzistiques, tout un « romantisme né très récemment » voit un « correctif à
l’isolement bourgeois de l’art autonome »1066. En même temps, « les éléments “primitifs” du
jazz, c’est-à-dire les temps forts dans la basse sur lesquels on peut danser »1067, la syncope et le
droit donné à l’improvisation sont autant de manifestations qui donnent au jazz des « allures
1061
CorrAB, p. 120 ; A/B, Briefwechsel, 140.
Voir également la lettre du 5 août 1935 : « Avec le dépérissement de la valeur d’usage dans les choses,
celles-ci aliénées, s’évident et attirent des significations chiffrées. La subjectivité s’empare d’elle en y
investissant des intentions de désir et d’angoisse. », CorrAB, p. 132 ; A/B, Briefwechsel, 151.
1063
« À propos du jazz », Moments musicaux, p. 70 ; GS 17, 78.
1064
Ibid., p. 71 ; GS 17, 79.
1065
Si bien qu’elle neutralise en l’accueillant de la sorte la révolte de ce qui est aliéné.
1066
Ibid., p. 70 ; GS 17, 78. Ce nouveau romantisme « effrayé par le caractère mortifère du capitalisme […]
choisit par désespoir l’issue d’un assentiment à ce qu’il craint, l’affirmant comme une sorte d’allégorie
horrifiante d’une liberté à venir, en sanctifiant la négativité – consécration à laquelle le jazz lui-même, soit dit en
passant, veut faire croire lui-même. » Il y a des chances ici qu’Adorno vise entre autres la barbarie positive de
Benjamin.
1067
Ibid., p. 71 ; GS 17, 79.
1062
240
néo-objectives »1068, et donc avant-gardistes. Ce double visage, primitif et avancé, cache en
fait une sorte de « dyonysisme industrialisé »1069 dont le Sujet-jazz est la figure apparemment
excentrique1070. Mais quel est, demande Adorno, « cet étrange “sujet”, sujet qui frémit et qui
marche » ? Quelle est donc « sa fonction » ? L’individualisation, entre vitalité – voire
animalité – et génialité, du musicien de jazz virtuose, pose la question de « savoir pourquoi au
fond il est là, alors même qu’il affirme que son existence va de soi, affirmation qui ne fait
sans doute que cacher une difficulté à se justifier»1071. La violente réponse adornienne est que
le Sujet-Jazz n’est là que pour voiler le caractère de marchandise du jazz lui-même. C’est
finalement en plongeant dans le matériau jazzistique comme rêve, que la critique pourra le
faire ressortir, en contrepoint de son apparente individualisation, comme figure
d’impuissance, réifiée.
-
Contenu manifeste et contenu latent du « rêve jazzistique »
Les notes d’Oxford de 1937 complétant l’article de 1935 « Sur le jazz » nous donnent
l’occasion d’approfondir la signification de ce motif du désir et de l’angoisse déterminant
l’aliénation en retour des subjectivités dans le système marchand. Dans l’article que les notes
complètent, Adorno interprète le jazz comme rêve, mais un rêve abordé psychanalytiquement,
dans le dédoublement de son contenu manifeste et de son contenu latent.
« En s’éloignant un peu des habitudes de la psychanalyse, on aimerait définir, avec ses propres
concepts, la représentation symbolique de l’acte sexuel comme le contenu manifeste du jazz
compris comme un rêve, mais que les allusions textuelles et musicales auraient pour fonction
de renforcer plutôt que de censurer. On ne peut écarter le soupçon que toutes ces cachotteries
sexuelles grossières et assez facilement décodables, visent à cacher un autre secret plus
profond et plus dangereux. » 1072
Lequel est « un secret de nature sociale ». Découvrir « le contenu latent de ce rêve-là », qui se
révèle dans un rapport inégal entre individu et collectivité manifesté par le rapport du chorus
sur le verse1073. « Le rêve jazzistique » est celui de « a primauté de la société sur
l’individu. »1074 Le contenu manifeste du jazz est un contenu sexuel. Dès lors, toute l’analyse
d’Adorno consiste à dégager en deçà de ce contenu manifeste le contenu latent (i. e. social)
qui se révèle comme impuissance. Dans le jazz se donne à entendre « l’ambiguïté d’un faux
râle de plaisir et d’un cri d’angoisse parodié »1075. Le plaisir est déjà angoisse, et ils se faussent
l’un l’autre dans cette ambivalence.
1068
En vérité, note Adorno, « il est ce que la Nouvelle Objectivité prétend combattre avec la plus grande férocité,
c’est-à-dire un artisanat d’art, et son objectivité ne vaut guère plus qu’un ornement plaqué, qui doit nous cacher
qu’il s’agit ici d’un simple objet […] le jazz est une marchandise au sens strict » (Ibid.).
1069
Selon l’expression de Philippe Lacoue-Labarthe dans ses « Remarque sur Adorno et le jazz », art. cit., p.
135.
1070
Tout le développement sur « l’excentric » dans l’article « À propos du jazz » opposé au clown vise
Benjamin, qui avait précisément esquissé cette figure comme figure progressiste (Œuvres III, op. cit., pp. 100 et
104) à propos de Chaplin, des dessins animés et des films grotesques. Pour Adorno, l’isolement de l’excentric
n’est que le masque de son impuissance. Tout retournement de ces marionnettes tout droit issues de l’idéologie
marchande en promesses de révolution lui apparaît naïf et démagogique. Sa lettre à Benjamin du 18 mars 1936,
où il enjoint ce dernier de liquider tous les thèmes brechtiens qui le conduisent à sous-estimer les aspects négatifs
de l'art de masse et même à juger révolutionnaire un art technologique comme le cinéma, désigne Bertolt Brecht
comme grand prêtre marxiste de cette démagogie.
1071
« À propos du jazz », p. 69 ; GS 17, 77.
1072
Ibid., p. 83 ; GS 17,
1073
Ibid., p. 84 ; GS 17, .
1074
Ibid.
1075
Ibid., p. 93 ; GS 17, 105.
241
« L’angoisse est en même temps tournée en dérision et présentée comme une sensualité, alors
que l’impuissance sexuelle est déjà donnée comme image de la puissance dans les figures à
part des breaks. Dans cette figure historique, apparaît chez le sujet-jazz l’ambivalence de la
peur. Alors que la psychanalyse comprend l’angoisse comme libido refoulée, le jazz prétend
que le cri d’angoisse lui-même est celui de la libido. Tiger Rag – morceau qui représente le
feulement érotique du tigre et en même temps la peur de se faire dévorer ou châtrer par
lui. »1076
Dès cet article sur le jazz, Adorno dégage une de clés de toute sa critique de l’industrie
culturelle : l’usurpation du plaisir. Tout en elle « se fait passer pour du plaisir » en dissimulant
l’impuissance où ce plaisir trouve sa source et dès lors sa possibilité mûrie. Ainsi, juge le
critique, la syncope caractéristique de la forme jazzistique, a quelque chose d’une éjaculation
précoce, un plaisir que la peur précipite, en d’autres termes un plaisir sacrifié à la peur ellemême qui l’enveloppe comme sa condition. Le Jazz-Subjekt tel qu’Adorno en esquisse la
figure incarne une subjectivité immature et donc perverse. En interprétant un tel sujet comme
se tenant dans l’angoisse de la castration, Adorno rattache explicitement la notion socioéconomique de fétichisme de la marchandise aux catégories psychanalytiques freudiennes.
Chez Freud, le fétichisme sexuel qui consiste dans une pratique sexuelle dissociée des organes
génitaux est explicitement corrélé à l’angoisse de la castration1077. Considéré comme
perversion, il est associé à un clivage de la personnalité, une partie de la personnalité
reconnaissant l’angoisse de castration via l'objet fétiche, l'autre la refoulant : la particularité de
ce clivage demeure dans le manque de communication entre ces deux pôles. Adorno retrouve
ces aspects dans le rêve jazzistique clivés entre le contenu manifeste de la jouissance et le
contenu latent de l’angoisse. Leur coexistence fonde ainsi l’interprétation du sujet-jazz
comme instance sado-masochiste, dans la mesure où la jouissance apparaît chez lui comme
l’envers de son angoisse. L’importance de cette interprétation dans l’économie de la critique
adornienne est attestée par le fait qu’Adorno n’aura de cesse de chercher à dégager ce
caractère dans les divers articles qu’il consacrera tout au long de sa vie au jazz – avec une
obstination qui a pu rendre l’auteur lui-même suspect de présenter un tel caractère1078. Si
problématique et nauséabonde que puisse paraître cette approche, nous y reviendrons, il
convient pour lui donner toute sa portée, d’y cerner la critique dialectique qu’elle engage de la
transformation des rapports de domination dans la société marchande, qui chez Adorno est
moins celle des patrons sur les prolétaires que du système marchand sur les subjectivités.
En effet, dans cette ambivalence perverse de la jouissance et de l’angoisse se trouve réuni ce
que Hegel attribuait distinctivement au maître et à l’esclave dans le chapitre IV de la
Phénoménologie de l’Esprit. Dans la dialectique hégélienne, tandis que la domination
[Herrschaft] est désir et consommation de l’objet du désir, c’est-à-dire jouissance, la servitude
[Kneschtshaft] est d’abord angoisse, « cette conscience, qui a eu peur non pour telle ou telle
chose, ni en tel ou tel instant, mais pour son essence tout entière »1079, face au maître par
excellence, la mort. La jouissance est réservée au maître qui se satisfait dans la consommation
du produit du travail de l’esclave. Dans le travail, « l’activité qui donne forme », l’esclave
reconquiert sur le maître le « côté objectal de ce qui est là et préexiste » et la « conscience
accède désormais, dans le travail et hors d’elle-même, à l’élément de la permanence »1080. Si
l’on veut bien repérer cet écho à la dialectique hégélienne de la domination dans
1076
Ibid.
Voir Paul-Laurent Assoun, Le Fétichisme, PUF, « Que sais-je ? », 2002.
1078
Voir la remarque de Lazarsfeld sur les dissertations adorniennes exposant sa critique des produits de
l’industrie culturelle.
1079
G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. de J.-P. Lefebvre, Aubier Montaigne, Paris, 1991, p.
156.
1080
Op. cit., p. 157.
1077
242
l’interprétation adornienne du jazz, on remarquera ici que tout se passe comme si le moment
d’émancipation de la servitude dans le travail s’avérait tronquée. Le sujet-jazz n’est pas un
esclave que son travail, en l’occurrence ses œuvres, émanciperait de sa condition. Il est à la
fois l’asservi et le dominateur qui se satisfait. Tel est le fond, dans la conception adornienne,
de son caractère sado-masochiste. La médiation objectale s’évapore dans la surimpression
schizophrénique des deux figures. L’esclave – et cruellement ici le terme résonne au-delà de
sa signification philosophique – a intériorisé le maître, le maître a intériorisé l’esclave. On
saisit là un des clés de l’interprétation adornienne de la condition subjective moderne : la
confusion dans la figure de l’individu de la domination et de la servitude qui sera largement
développée dans la Dialectique de la Raison.. Le remarquable ici étant la manière dont
Adorno immisce dans la dialectique hégélienne la théorie freudienne de l’ambivalence
instantanée du contenu manifeste et du contenu latent où disparaît la possibilité de la
médiation par le travail et l’œuvre réalisée. Comme dans le rêve sous la catégorie duquel
Adorno veut ici penser le jazz, les objets se dérobent entre les doigts du rêveur cherchant à les
atteindre et à les transformer. L’appréhension de jazz sous cette détermination onirique sépare
le musicien de jazz de la sphère de la production elle-même, dont il n’est pour ainsi dire plus
que le jouet. En lui ne subsiste que les moments identifiés de la consommation et de
l’asservissement. Le moment créateur ne lui appartient plus, pas plus que l’objet produit dans
la dialectique hégélienne. Si bien que le jazz semble se créer comme il se consomme, avec
l’empressement à la satisfaction immédiate de celui se sait condamné de façon imminente.
Dans l’imitation du feulement du tigre, on ne sait si l’on imite le fauve pour mimer sa
puissance ou pour la conjurer, être épargné, car le mangeur est en même temps celui qui est
mangé. Le Jazz-Subjekt jouit comme un maître et agit en même temps dans la crainte de la
castration, à la manière d’un esclave. Aussi, dans le jazz, la marchandise parle-t-elle le
langage ambivalent des rêves : elle dit que les sujets sont impuissants et que les sujets sont
les maîtres.
Du fait de ces contradictions névrotiques du rêve jazzistique, Adorno décèle dans le jazz une
« fonction »1081, socialement déterminée : la dissimulation même d’une régression objective
des psychismes sous l’apparence de la primitivité.
b. Physiognomonie de Wagner
C’est en s’attelant à la critique d’une œuvre d’art « autonome » et non à une simple
marchandise qu’Adorno complète par des recherches sur Wagner s’étalant essentiellement de
1935 à 1937 sa révision dialectique du concept de fantasmagorie. Il termine ainsi d’amorcer
sa construction de la forme-marchandise en relation à une histoire de la subjectivité dont
celle-ci lui semble déjà, on l’a vu dans le sujet-jazz, incarner la dernière figure.
Dans cette perspective, il adopte une méthode – à laquelle il recourra régulièrement jusque
pour sa monographie consacrée à Mahler – dont il emprunte la notion proprement médicale à
Kaspar Lavater et l’usage critique entre autres à Kracauer lui-même : la physiognomonie.
Selon la définition qu’en donne Lavater : « La physionomie humaine », est, « dans l’acception
la plus large du mot, l’extérieur, la surface de l’homme en repos ou en mouvement, soit qu’on
l’observe lui-même, soit qu’on n’ait devant les yeux que son image. La physiognomonie est la
science, la connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à ce
qu’elle couvre d’invisible. Dans une acception étroite, on entend par physionomie l’air, les
traits du visage, et par physiognomonie la connaissance des traits du visage et de leur
signification »1082. En tant que connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la
1081
Voir « À propos du jazz », et la lettre sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, où Adorno
reproche à Benjamin sa confusion entre « l’art autonome » et « l’art fonctionnel » Briefwechsel, I, 2, 459 et 462.
1082
Johann Kaspar Lavater, Physiognomonie (1775-1778), Lausanne, L'Âge d’homme, 1979.
243
physiognomonie apparaît comme une méthode critique susceptible de saisir des contenus
subjectifs tels qu’ils se présentent non en tant qu’intentions mais en tant que caractères, dont
l’individu est subjectivement dépossédé. C’est précisément ce qui intéresse Adorno pour
aborder une œuvre telle que celle de Wagner dont, comme pour toute œuvre romantique,
relevât-elle d’un romantisme finissant, les contenus subjectifs se sont nécessairement écoulés,
laissant apparaître un matériau appréhendable par une critique distanciée. Toutefois, la
physiognomonie ne se concentre par d’abord sur l’œuvre ; elle médiatise l’interprétation de
cette dernière par une connaissance de l’extériorité psychologique du compositeur, et ce, non
pour en déduire une conception psychologisée de l’œuvre, mais afin d’introduire dans le
matériau de l’œuvre, par la connaissance de l’extériorité du caractère qui l’a produite, une
tension dialectique susceptible d’en révéler la teneur.
Fidèle à l’antagonisme qu’il installe dès le départ entre œuvres d’art et marchandises,
l’interprétation adornienne de l’œuvre de Wagner illustre le principe que le théoricien énonce
1932 dans Sur la situation sociale de la musique : « L’œuvre s’oppose au caractère fétiche de
la marchandise mais en figure les contradictions ». La physiognomonie adornienne de
Wagner relève d’une explication, au sens propre, de telles contradictions captées dans
l’œuvre, sans pour autant que celle-ci, en dernière analyse, s’avère captée par elles.
-
L’individu Wagner ou l’impuissance
Écrit à Londres et New York entre l’automne 1937 et le printemps 1938, l’Essai sur Wagner
fut publié d’abord sous forme de fragments choisis à la fois en France et en Angleterre où il
suscita une violente polémique dont l’auteur ne fut informé que beaucoup plus tard. L’essai se
présente comme une « physiognomonie » dont le ton parfois sarcastique et les jugements
volontairement dévalorisants – dans le contexte d’un antisémitisme dont Wagner en son
temps avait lui même témoigné – pour le compositeur n’auront de sens, précise l’auteur, que
rapportés à l’œuvre, car « dans le sinistre cercle magique de la réaction wagnérienne sont
gravés les lettres qu’emprunta son œuvre à sa personnalité »1083. Or le caractère de Wagner est
la « faiblesse du moi »1084. Il incarne « typiquement » celui « du quémandeur de pitié »1085 qui
donne « une force terroriste […] aux exigences du public »1086. Fils de demi-artistes dilettantes
et non de pasteurs ou de fonctionnaires, toute sa vie est marquée par des incertitudes
économiques. Pour atteindre des objectifs de bourgeois, Wagner a toujours dû prier le
bourgeois1087. Cette situation sociale devint un « trait fatal »1088 de son caractère. Mais, nuance
Adorno, autant il convient peu de s’indigner contre la faiblesse de caractère chez Wagner,
autant « son œuvre en est profondément pénétrée »1089. Dans les « longueurs wagnériennes »,
on observe déjà cette loquacité qui va de pair avec le comportement persuasif et suppliant de
l’homme »1090. La physiognomonie extériorise en d’autres termes la « logique fatale de la
chose »1091. Et la chose, de façon remarquable, se présente comme « art total », opéra aux
ambitions cosmiques représentant une unité du monde qui semble alors depuis longtemps
1083
Essai sur Wagner, op. cit., p. 29 ; GS 14, 23. Adorno cite un échange de Siegfried et de Mime qui sera repris
dans la Dialectique de la Raison dans le chapitre consacré à l’antisémitisme
1084
Op. cit., p. 35 ; GS 14, 29.
1085
Op. cit., p. 12 ; GS 14, 14.
1086
Op. cit., p. 34 ; GS 14, 28.
1087
Adorno évoque la lettre de Wagner à Liszt où il le prie « de s’employer auprès de la grande duchesse de
Weimar, du duc de Cobourg et de la princesse de Prusse, afin de lui obtenir un salaire », op. cit., p. 13 ; GS 14,
15. L’information tirée par Adorno de la Briefwechsel zwischen Wagner und Liszt, Leipzig, 1887, I, p. 25.
1088
Op. cit., p. 12 ; GS 14, 13.
1089
Op. cit., p. 13 ; GS 14, 14.
1090
Op. cit., p. 44 ; GS 14, 34.
1091
Op. cit., p. 45 ; GS 14, 35.
244
perdue, en d’autres termes en porte-à-faux manifeste avec l’impuissance qui affleure dans la
physiognomonie de l’individu Wagner. Mais l’hypothèse adornienne consiste à placer
l’aspiration totalisante de l’œuvre sous le signe d’une telle impuissance, investissant en fait,
au-delà de la psychologie wagnérienne, l’œuvre même.
Notons déjà ici que de la fantasmagorie via Baudelaire à la fantasmagorie via une
physiognomonie de Wagner ou l’impuissance se joue ce faisant le passage de la subjectivité
lucide – quoique rêvante – au matériau investi de teneurs non-intentionnelles à partir duquel
Adorno construit toujours sa critique. En effet, là où Benjamin choisit Baudelaire, une
conscience hautement historique de la Modernité, thématisant son impuissance, Adorno, en
ces temps d’un antisémitisme terrifiant, choisit l’antisémite Wagner, figurant dans l’œuvre
d’art totale un monde archaïque peuplé de héros. Mais si au « seuil » benjaminien de la
conscience baudelairienne, Adorno préfère la voie d’accès plus prosaïque du caractère
wagnérien, c’est que saisi dans une physiognomonie médiatisant son œuvre elle-même, ce
dernier révèle quelque chose du « secret » du fétichisme de la marchandise que la conscience
lucide ne peut alors pas énoncer. Ce secret, précisément, se tient dans l’œuvre comme une
teneur non-intentionnelle. Il s’agit alors de le faire apparaître en plein jour en médiatisant
l’interprétation de l’œuvre par le caractère wagnérien de l’impuissance.
-
Leitmotiv et rigidité psychologique
En effet, si, dans la perspective physiognomonique d’Adorno, le caractère de Wagner éclaire
son œuvre, ce n’est pas en vertu d’une conception psychologisante de l’œuvre mais en vertu
de la tension dialectique qu’il permet d’introduire en elle, révélant, de façon alors immanente,
la teneur qui s’y tient encore cachée. Il s’agit donc en regard de la physiognomonie
individuelle d’opérer la physiognomonie du matériau musical. Car l’Essai sur Wagner n’est
rien de tel qu’une « biographie de musicien sans musique » selon le mot de Krenek à propos
de l’œuvre à succès de Kracauer violemment critiquée par ses compagnons intellectuels
Adorno et Benjamin1092, Jacques Offenbach et le Paris du second Empire. Dans sa recension
de l’ouvrage dans la Wiener Zeitung datée du 18 mai 1937, Adorno ne témoigne que mépris
pour ce genre de biographie romanesque « qui se plaît à individualiser »1093, dans l’incapacité
à rendre compte de façon immanente dans le matériau d’une situation sociale qu’il se contente
de plaquer sur la vie du compositeur1094. Dans sa physiognomonie au contraire, Adorno entend
médiatiser l’interprétation du matériau musical par le caractère d’impuissance observé et non
simplement le plaquer sur lui. Investi dans l’œuvre comme dans le succès historique de cette
dernière, il apparaît révélateur d’un mouvement qui dépasse toute intention wagnérienne et
qui, pour Adorno, révèle l’avènement historique de la subjectivité comme figure
d’impuissance. Tout se passe donc comme si l’impuissance historique des individus
structurait en fin de compte l’art total de Wagner de façon cohérente dans l’effort surhumain
mis en œuvre pour nier ses conditions historico-sociales de production.
1092
Voir la lettre d’Adorno du 4 mai 1937 et la réponse de Benjamin datée du 9 du même mois CorrAB, pp. 211214.
1093
Sa recension du livre du dernier numéro de l’année 1937
« Quand cependant, à propos d’Offenbach, on s’éloigne du matériau, l’exposition se rapproche justement de ce
genre de biographie romanesque qui se plaît à individualiser. », cité dans S. Müller-Doohm, Adorno, une
biographie, op. cit., p. 224.
1094
Ainsi Kracauer, en regard du succès des œuvres d’Offenbach brosse-t-il la déréalisation du monde par les
logiques financières : « Dans le domaine de la vie économique, les esprits perdaient l’habitude de compter avec
les véritables valeurs : l’industrie qui travaille la matière était supplantée par une finance capitaliste dont les
rêves se perdaient en fumée. […] Au lieu d’étayer la réalité sur un travail justement rémunéré, cet argent
promettait à la masse de lui octroyer tous les plaisirs sans effort, réussissant par ce maléfice à tenir la réalité en
respect. », S. Kracauer, Jacques Offenbach et le Paris du Second Empire, op. cit., pp. 197-199.
245
C’est en se référant à la forme célèbre du leitmotiv dans l’œuvre wagnérienne que
l’impuissance individuelle peut affleurer comme teneur. En effet, cherche à montrer Adorno,
l’œuvre fait apparaître le caractère mythique de personnalités en train de se figer, prisonnières
de leur leitmotiv. Dans l’apparence de « variations psychologiques » les personnages
wagnériens donnent essentiellement à voir le déploiement de leur faiblesse. Ces variations,
sources des longueurs chez Wagner, cachent ce fait que « la rigidité lui est propre dans le
détail »1095. Dans le leitmotiv, une véritable « catalepsie allégorique » frappe l’expression
wagnérienne et la fige en image.1096 Adorno interprète ces zones d’épaississement à la lumière
d’une compréhension socio-historique de l’individualité.
En réalité, les leitmotive sont « des tableautins, et la prétendue variation psychologique les
expose seulement à un changement d’éclairage »1097. Comparables aux « idées fixes » de
Berlioz : « c’est leur rigidité même qui limite le dynamisme psychologique, voire même le
convainc souvent de mensonge »1098.
« La pure individualité se montre d’autant plus autarcique que le moi s’est affaibli socialement
et donc en tant que principe constitutif esthétique, d’autant plus autarcique qu’il est moins
capable de s’objectiver en totalité cohérente. Le moi se différencie infiniment, en réfléchissant
sa propre faiblesse et en la mettant en relief, mais par la vertu de cette faiblesse, le moi
régresse en même temps au niveau du pré-moi. Ainsi, dans la prépondérance de l’élément
‘psychologique’ chez Wagner, de l’intéressant équivoque, se dégage un élément
historique. »1099
Au fond, les leitmotive s’apparentent déjà aux « musiques de cinéma »1100, comme souple
technique d’illustration, annonçant des héros ou des situations pour que le spectateur s’oriente
plus rapidement. Le public y identifie des personnages là où Wagner voulait indiquer des
significations spirituelles. Cette identification est la réponse même au fait que dans le
leitmotiv, le personnage est contraint à se présenter isolément, comme atome psychologique.
Si bien que « chez Wagner prédomine déjà l’aspect totalitaire-autoritaire de l’atomisation ;
cette dévaluation de l’élément individuel par rapport à la totalité qui exclut de véritables
interactions dialectiques. Ce n’est pourtant pas la nullité de l’individuel qui cause le malheur
de la totalité wagnérienne, mais plutôt le fait que l’atome, le motif caractérisant, doit
justement, au nom de la caractéristique, se produire sans cesse comme s’il était quelque
chose, sans qu’il satisfasse toujours à cette exigence »1101. On aperçoit déjà dans sa musique
« cette tendance que suivra l’évolution de la conscience bourgeoise à son stade tardif ; elle
contraint l’individu à s’affirmer avec d’autant plus d’énergie qu’il est devenu, en fait, plus
fantomatique et plus impuissant »1102. Néanmoins, en laissant soupçonner l’angoisse de
l’emprisonnement, les leitmotive n’ont pas en eux-mêmes un caractère fétiche, ils le reflètent.
Ils montrent que la personnalité est en train de devenir une apparence mythique.
Il faut l’opéra de Wagner et l’importance sublime de ses personnages pour que la fixation
allégorique ne caractérise plus un affect (la mélancolie) comme dans l’analyse de l’intérieur
bourgeois, un paysage, dans l’analyse de l’œuvre de Schubert, mais des individus, des êtres,
doués de psychologie, représentés dans le drame. Tandis que chez Schubert, la totalité
matérialisée en paysage était percée à l’échelle de la miniature par des variations infimes où
se logeait l’espoir, chez Wagner, c’est la totalité qui est lâche, qui fuit la contrainte de la
1095
Essai sur Wagner, p. 55 ; GS 13, 43.
Op. cit., p. 56 ; GS 13, 44.
1097
Op. cit., p. 55 ; GS 13, 43.
1098
Op. cit., p. 56 ; GS 13, 44.
1099
Op. cit., p. 54 ; GS 13, 42.
1100
Op. cit., p. 56 ; GS 13, 44
1101
Op. cit., p. 63 ; GS 13, 48.
1102
Ibid.
1096
246
forme là où la génération ultérieure désespérera de ne plus l’éprouver, et les cellules, certes
non pas miniatures mais individuelles, qui sont figées, atrophiées dans le leitmotiv qui
n’énonce que l’entrée en scène de « moi faibles », qui doivent être quelque chose.
Par cette analyse de Wagner, Adorno rejoint les analyses horkheimerienne du début des
années trente. Il écrit même à Horkheimer que son travail sur Wagner n’eût pas été possible
sans sa lecture du texte de Théorie traditionnelle et théorie critique sur la rationalité
bourgeoise et le mouvement de la liberté.
Si au « sein même du romantisme tardif de Wagner fleurit un élément positiviste »1103, c’est en
raison de cet persistance de la personnalité sur le mode de l’allégorie, c’est-à-dire de la
réification, d’une personnalité qui s’érige sur le plan fantasmagorique du mythe, coupée de
l’histoire, apparemment toute puissante en cela et néanmoins objectivement impuissante. Le
romantisme de la subjectivité qui s’épanche et s’accorde toute la puissance de l’expression est
déjà grignoté de l’intérieur par l’atomisation des consciences : isolées et nécessairement
passives face à un cours de l’histoire qui pèse sur elles avec l’autorité des faits, sur lesquelles
elle n’ont aucune prise.
Le leitmotiv s’inscrit dans le cadre plus vaste propre à la musique de Wagner : le
chromatisme. Relativement à la pétrification allégorique des individualités, le monde
(musical) qui les enserre se déploie dans une atemporalité mythique proprement
fantasmagorique – au sens marxien où elle dissimule les rapports de production.
-
Fantasmagorie de la sonorité et éternité mythique
C’est ce qu’Adorno s’efforce de montrer dans le chapitre VI de l’Essai, intitulé
« Fantasmagorie » en caractérisant le chromatisme à partir de la catégorie du fétichisme de la
marchandise.
Forme de l’harmonie typiquement wagnérienne, le chromatisme repose sur une altération de
la tonalité – par un dièse, un double dièse ou un bécarre dans le cas d’un chromatisme
ascendant, par un bémol, un double bémol ou un bécarre dans le cas d’un chromatisme
descendant – telle que la clé de référence de la mélodie jouée apparaisse équivoque voire
indécidable. Installant avec une expressivité alors inégalée une atmosphère onirique adéquate
à l’esprit mythologique des drames, en tant qu’effet produit, le chromatisme consiste pour
ainsi dire à dissimuler le travail de la tonalité. Le pouvoir attractif de résolution de cette
dernière dont procèdent les notes altérées se trouve pour ainsi absenté de la composition. Dès
lors, note Adorno, établissant un lien manifeste entre l’effet fantasmagorique du chromatisme
et la fantasmagorie de la marchandise au sens d’oblitération des rapports de production :
« dissimuler la production sous l’apparence du produit, c’est la loi de la forme chez
Wagner »1104. La fantasmagorie artistique est ici oblitération de la mise en œuvre du matériau
par l’effet qu’il produit : « le primat de la sonorité harmonique et instrumentale »1105 y
dissimule le travail de différenciation du matériau dans le cadre tonal. Brisant ce cadre dans
une altération qui ne permet plus de le reconstituer en retour, le chromatisme wagnérien est
« fidèle à l’idée de sonorité où la musique, spatialisée, s’immobilise dans un entrelacement du
près et du lointain aussi trompeur que la consolante fée Morgane, spectacle naturel qui
rapproche de nous villes et caravanes lointaines et transforme magiquement les modèles
sociaux en image de la nature même »1106. L’harmonie qui spatialise – et ce très concrètement
sur la partition, en la saturant verticalement et non horizontalement selon la ligne du temps –
1103
Op. cit., p. 56 ; GS 13, 43.
Op. cit., p. 114 ; GS 13, 81.
1105
Ibid.
1106
Op. cit., p. 115 ; GS 13, 82.
1104
247
est la forme adéquate des drames mythologiques wagnériens arpentant le cercle de l’éternité.
Chez Wagner, seul l’instant dure. Dans le Vaisseau fantôme ou dans Parsifal, les éléments
dramatiques du sacré, de la magie sont servis par un usage fantasmagorique du matériau
sonore. Ce faisant, en tant qu’ « illusion de l’éternité », dissimulant dans ces effets de
spatialisation le temps qui est « le facteur décisif de la production, la fantasmagorie, « nous
trompe »1107. Pourtant « le caractère fantasmagorique de la musique de Venusberg se définit
par des catégories techniques »1108 : jouée par des « bois légers » parmi lesquels prédomine la
« petite flûte », instrument archaïque, la musique semble liée à un passé inaccessible, telle la
« bacchanale venant du fond du paganisme primitif » dans Tannhäuser1109. Pauvre en timbres
d’instruments graves qui « marquent l’enchaînement harmonique et donc le caractère
temporel de la musique »1110, la composition wagnérienne va dans tel mouvement de
Lohengrin jusqu’à se passer de basse. Les notes basses y sont alors « confiées à des
instruments sans pesanteur », par exemple la clarinette basse (ne descend pas en dessous du
mi bémol mineur), suscitant l’effet d’un « arrêt du temps ». Dans le matériau musical même
s’observe donc la « dissimulation complète de la nature par la fantasmagorie »1111, que seule
une élucidation technique des procédés permet de mettre au jour. Cette dissimulation fait alors
corps avec le contenu proprement narratif du drame. En effet, les drames wagnériens
substituent une éternité mythique au temps historique – ce point est particulièrement
développé dans le chapitre VII de l’Essai consacré au mythe –, et se déploient, reproduisant
l’effet de déréalisation fantasmagorique observé dans le matériau musical même – dans un
univers mythologique étranger au plan prosaïque de l’existence. Chez Wagner, la figure
humaine présente une remarquable invariabilité. « Pour lui, note Adorno, le substantiel [c’està-dire au sens hégélien, l’histoire] est un résidu »1112. Dans l’écriture de ses drames, il se voit
dès lors « forcément renvoyé à des sujets qui n’ont trait ni à l’histoire ni au surnaturel ni
même au naturel proprement dit, mais qui se situent au-delà de toutes ces catégories »1113. Le
mythe wagnérien évoque dès lors en creux une « immanence bannie par les symboles ». Loin
d’indiquer par là une conception du monde échappant à sa construction philosophique
bourgeoise au XIXe siècle en tant que procès historique, Wagner suit là le mouvement de la
réaction bourgeoise – ancrée dans la déception politique essuyée par la petite bourgeoisie en
1848 – à cette construction même : « du fait que pour lui la profondeur esthétique de la
représentation coïncidait avec l’omission du rôle historique », il se révéla, note Adorno « un
parfait bourgeois »1114. Mais dès lors, avec Wagner, paradoxalement « l’exigence
d’universalité humaine annule du même coup le contraire du sortilège, le sujet objectifhistorique»1115. Nécessairement, « l’ivresse fantasmagorique bannit de l’opéra toute
politique »1116 chez celui qui « répugnait à mettre en danger le cercle magique de l’opéra par le
bas prosaïsme des rapports sociaux »1117. De la sorte, les sujets politiques sont réduits dans le
drame « à de simples objets de curiosité, à peu près comme dans les films en couleurs ou dans
les biographies d’hommes célèbres, qu’offre aujourd’hui l’industrie culturelle »1118.
1107
Op. cit., p. 117 ; GS 13, 84.
Op. cit., p. 115 ; GS 13, 82.
1109
Ibid.
1110
Ibid.
1111
Op. cit., p. 117 ; GS 13, 84.
1112
Op. cit., p. 157 ; GS 13, 110.
1113
Ibid.
1114
Op. cit., p. 156 ; GS 13, 109.
1115
Op. cit., p. 154 ; GS 13, 108.
1116
Ibid.
1117
Op. cit., p. 156 ; GS 13, 109.
1118
Op. cit., p. 154 ; GS 13, 108.
1108
248
-
Réaction et progrès
L’analyse matérialiste dégage le « motif pragmatique » dans lequel se dissipe la psychologie
et se libère la vérité de l’œuvre, qui est vérité historique dans les figures figées qu’isolent les
leitmotive.
Dans son pur caractère esthétique, la totalité wagnérienne, en rébellion face au donné
historique, est irrémédiablement fausse : elle « feint l’unité de l’intérieur et de l’extérieur, du
sujet et de l’objet au lieu de formuler sa cassure »1119. Mais l’élément wagnérien proprement
productif, « dans ses deux dimensions, harmonie et couleur, est la sonorité […] C’est dans
l’harmonie que la force subjective de production, en tant qu’expression, s’avance le plus
audacieusement ; des figures comme le motif du sommeil éternel dans l’Anneau ressemblent à
des formules magiques capables de tirer toutes les trouvailles harmoniques ultérieures du
continuum des douze sons. Plus que dans la tendance à l’atomisation, Wagner annonce
l’expressionnisme dans l’harmonie»1120. La force de l’œuvre de Wagner, en dépit de sa
récupération historique, est selon Adorno de résister à la technicisation de l’œuvre, qui alors,
n’aurait pu conduire qu’à un appauvrissement du matériau. En échappant au système défini de
la tonalité dans le chromatisme, Wagner brise la rigidification bourgeoise du matériau
musical : son impuissance qui se répercute au niveau pragmatique dans les figures atomisées
est médiatisée dans la déliquescence du système musical que produit le chromatisme. En
cela, Adorno repère finalement son courage.
Ce faisant, dans la fantasmagorie telle qu’elle est repérable dans l’œuvre d’art, les extrêmes se
touchent pour ce que « les facteurs de régression sont toujours aussi ceux de l’émancipation
de forces productives ». Cette dialectique de la réaction et du progrès est l’objet des
discussions – et de la très forte entente – d’Adorno et Horkheimer au moment de la rédaction
des Fragmente über Wagner. Horkheimer y voit un complément à ses réflexions sur l’histoire
du sujet bourgeois développées dans » Egoïsmus und Freheitsbewegung « [« Egoïsme et
mouvement de la liberté : anthropologie de l’ère bourgeoise »] paru dans le second numéro de
1936 du Zeitschrift für Sozialforschung et Adorno inscrit son propre texte – dans la notice du
Wagner – en étroite collaboration avec celui d’Horkheimer1121.
*
Au tournant de 1937, la fantasmagorie se détermine dans le langage philosophique adornien
comme fantasmagorie de l’impuissance. Comme rêve, dont le contenu latent reste cachée, elle
est structurée en des termes psychanalytiques tandis que comme mythe, elle est structurée
comme allégorie, forme rigide issue de la conscience s’imposant à elle en retour. Témoins
communs de cette impuissance, le Jazz et l’œuvre wagnérienne le sont de différentes
manières. Tandis que l’impuissance du sujet-jazz est le corollaire du caractère de marchandise
du Jazz, la physiognomonie de l’individu Wagner révèle dans l’œuvre l’impuissance
historique des individus comme teneur. De l’impuissance du Sujet-Jazz à l’impuissance
wagnérienne on observe donc une différence de traitement. Là où celle du Sujet-Jazz investit
son produit sans que ce dernier parvienne à la transcender en exhibant dans son œuvre
musicale les contradictions de la société, celle de l’individu Wagner est médiatisée par la
puissance artistique de l’œuvre autonome, si bien qu’en dépit de sa critique, Adorno dégage
en elle des facteurs de progrès. Ce faisant, entre le jazz et l’œuvre wagnérienne, les
mouvements dialectique paraissent inverses : sous l’apparence de la réaction wagnérienne,
1119
Op. cit., p. 44 ; GS 13, 34.
Op. cit., p. 80 ; GS 13, 60.
1121
Dans une lettre à ce dernier, il se dit « ému et impressionné au plus profond » par cette contribution et
souligne entre eux deux « la concordance d’attitude à l’égard de ces révolutionnaires qui assument positivement
la morale bourgeoise » (Adorno-Horkheimer, Briefwechsel I, p. 174 sq.). Lettre reproduite dans l’édition
française de l’Essai sur Wagner, p. 213.
1120
249
l’œuvre recèle des facteurs progressistes tandis que sous l’apparence progressiste du jazz,
c’est, selon Adorno, la réaction bourgeoise qui se perpétue.
Comme il l’écrivait dès1932 dans un article Sur la situation sociale de la musique, l’œuvre
d’art, par son opposition au caractère fétiche de la marchandise, s’émancipe de la réalité
sociale. Toutefois, elle n’est pas sans rapport avec elle : dans l’œuvre se cristallisent « les
contradictions et les failles qui traversent la société contemporaine [...] »1122. Mais
contrairement à la marchandise qui reste agie par ces contradictions, sur un plan inconscient,
ces contradictions accèdent à la teneur dans l’unité immanente de l’œuvre, qui anticipe ainsi
dans son langage propre leur résolution réelle. C’est en cela que réside sa fonction critique –
critique vis-à-vis d’un réel aux contradictions restant irrésolues. En cela, « la tâche de la
musique comme art présente une certaine analogie avec la théorie de la société »1123. Soumise
comme tout le reste au régime des marchandises, l’œuvre d’art en est en même temps la
critique.
2. De la fantasmagorie au fétichisme
Avec l’essai sur Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, paru en
1938 dans le Zeitschrift für Sozialforschung1124, Adorno marque une nouvelle étape de sa
critique par le choix des mots : le terme de fétichisme ou caractère fétiche [Fetischcharakter]
– dans la constellation duquel s’inscrivait certes déjà celui de fantasmagorie, autant pour lui
que pour Benjamin – ressurgit tel quel. En renouant avec ce terme, dont les connotations ne
sont pas pour Adorno seulement marxistes mais également freudiennes, cette clarification a
une double portée : premièrement, elle enterre définitivement les ambiguïtés esthétiques de la
fantasmagorie1125 – entre image dialectique et rêve – ; et deuxièmement, elle renoue, tout en
ayant intégré une médiation psychanalytique, avec la théorie lukácsienne de la réification. Par
ce retour, médiatisé, à la théorie de Lukács, Adorno passe outre l’abandon alors patent de
cette théorie par la Théorie critique, faute de Sujet-Objet. Le retour du caractère fétiche ne
sépare pas seulement Adorno de Benjamin, il marque une distance théorique entre Adorno et
Horkheimer. Comme le note Stephan Breuer dans un article de 1993, il apparaît nettement
que la démarche adornienne a anticipé dès la moitié des années trente la radicalisation qui
caractérisera la Dialectique de la raison1126. Dès « Über Jazz » (1936) insiste le
1122
T. W. Adorno, « Zur Gesellschaftlichen Lage der Musik », GS 18, 729.
GS 18, p. 731.
1124
Texte revu et intégré ensuite dans le recueil Dissonanzen publié en 1956. C’est le premier texte d’Adorno
écrit aux États-Unis, après Über Jazz écrit en Angleterre.
1125
Qui tiennent à l’ambiguïté même de « l’image dialectique », trop image aux yeux d’Adorno, pour être
dialectique... L’ambiguïté tient également dans l’usage qu’en fait Adorno lui-même en l’appliquant encore de
façon indifférenciée au produit culturel qu’est le Jazz et à l’œuvre autonome de Wagner le sens critique de la
fantasmagorie reste évanescent.
1126
C’est la position très critique envers Horkheimer de Stefan Breuer dans son article “The Long Friendship:
On Theoretical Differences between Adorno and Horkheimer”, article traduit par John McCole, pp. 257-280
dans Seyla Benhabib, Wolfgang Bonβ, John McCole, On Max Horkheimer. New Perspectives, The MIT Press,
Cambridge, Massachussets, London, England, 1993. Ainsi, insiste Breuer, « à un moment où Horkheimer en est
encore à repérer “les éléments progressistes de la moralité” » dans le prolétariat, dans lesquels non seulement la
volonté d’accéder à des conditions rationnelles mais encore la capacité psychologique de les faire advenir est en
train d’émerger, Adorno critique déjà « la conscience empirique de la société du au jour-le jour, dont l’étroitesse
d’esprit atteignant la stupidité neurologique, est promue par la classe dominante comme un moyen de se
perpétuer elle-même », art. cit., p. 267. Notons toutefois que cette recherche d’éléments progressistes de la part
Horkheimer ne coïncide nullement avec l’optimisme un peu naïf qu’on prête parfois aux débuts de la Théorie
1123
250
commentateur, « le capitalisme, dans le raisonnement adornien, n’assujettit pas seulement
l’individu au procès standardisé et mécanisé du travail ; à travers cette sujétion, il détruit
simultanément les pré-conditions de l’individualité en dévorant les énergies psychiques
requises pour la formation de l’identité de l’ego»1127. Cette hypothèse d’une pénétration
irréversible du système marchand aliénant dans la constitution même des personnalités ou de
ce qu’il en reste fait la spécificité de l’appropriation adornienne de la théorie de la formemarchandise. Par elle, Adorno conçoit finalement sa propre théorie de la forme-marchandise
comme approfondissement de la théorie lukácsienne de la réification, comme aliénation des
consciences dans leur rapport empathique à la marchandise.
Il s’agit finalement d’enfoncer le clou de la subjectivisation de la forme-marchandise en
éclairant systématiquement par elle les consciences individuelles, en tant qu’elles en sont à la
fois le résultat, l’effet, et, tout aussi bien, la cause, comme l’histoire de la raison ultérieure le
montrera. La configuration qui superpose psyché et marchandise révèle alors le fétichisme
non pas seulement comme mystification des rapports de production voilés pour les
consciences, mais encore comme régression de ces consciences elles-mêmes.
À la fin des années trente et au début des années quarante, c’est le domaine de l’industrie
culturelle et notamment de ses produits musicaux, qui offre au théoricien l’occasion
d’approfondir et, espère-t-il, de démontrer la fécondité de cette configuration.
a. Médiation sociale
-
Logique sociale du succès et équivalence
Dans un texte contemporain de l’essai sur le caractère fétiche, consacré à la question de la
musique à la radio, Adorno donne cette définition claire du biais par lequel le « caractère
fétiche » fait retour dans sa théorie, via le problème de la musique :
« Par fétichisation musicale nous entendons le fait qu’au lieu de quelque relation
directe entre l’auditeur et la musique elle-même, il existe seulement une relation entre
l’auditeur et une sorte quelconque de valeur sociale ou économique qui a été attribuée
soit à la musique soit à ses exécutants. »1128
Cette valeur sociale médiatisant l’écoute elle-même occulte les spécificités artistiques de
l’objet comme la fantasmagorie wagnérienne occultait le travail du matériau. Mais là où cette
occultation apparaissait comme le résultat de la transformation wagnérienne objective de ce
matériau, elle devient, dans l’interprétation de l’écoute régressive, le résultat d’une médiation
sociale massive, dont l’auditeur n’est pas maître, mais qu’il subit au contraire
inconsciemment. Néanmoins, c’est d'abord l’œuvre qui paye de cette occultation. Car la
consommation fétichiste des œuvres musicales nivelle les différences objectives entre les
différents produits qu’elle consomme. Si bien que son fétichisme équivaut d’abord au
nivellement de la différence entre musique savante et musique populaire.
« Les différences entre la musique ‘classique’ officielle et la musique légère n’ont plus
de sens concret au niveau de l’écoute. On ne les invoque plus que pour des raisons
critique. Voir sur ce point l’article de Horkheimer : « Raison et préservation de soi » et l’article de G. Raulet sur
Horkheimer et Schopenhauer, art. cit., 1983.
1127
S. Breuer, art. cit., p. 271. Notre traduction du texte anglais.
1128
T.W. Adorno, Music on Radio, 1938, p. 93 sq., archives de Columbia University, Butler Library, cité dans S.
Müller-Doohm, op. cit., p. 250.
251
commerciales : celui qu’enthousiasme un air à succès veut être sûr que ses idoles ne
sont pas d’un niveau trop élevé pour lui, tout comme celui qui vient écouter un
orchestre philharmonique confirme, ce faisant, son propre niveau. Plus le système
dresse délibérément des barrières entre les diverses provinces musicales, plus on
soupçonne que sans ces clôtures les habitants ne pourraient que trop facilement se
comprendre. Toscanini et le dernier des chefs d’orchestre de variété sont appelés
indifféremment maestro, même si dans le cas du second cette dénomination est
quelque peu ironique. Un air en vogue, Music maestro please, a connu le succès
immédiatement après que Toscanini a reçu son bâton de maréchal avec l’aide de la
radio. » 1129
Le « succès » loin de procéder de la valeur de l’œuvre, des forces progressistes qu’elle recèle
pour l’éducation et le perfectionnement des capacités du public, procède de l’autorité sociale
accordée au compositeur et à la musique qu’il représente. Ainsi, en 1936, le « plébiscite
pseudo-démocratique » du jazz apparaissait-il au critique comme un indice de son caractère
fondamentalement réactionnaire1130. Ce qui se trame dès lors dans les préférences musicales
est un positionnement social. C’est là l’« irrationalité socialement déterminée dans le succès
d’un hit »1131. Rendue équivalentes sur le plan aveugle de la valeur d’échange qui n’est plus
que socialement expressif, ce qui distingue les productions musicales est finalement étranger
à leur contenu. Fétichiste, l’écoute socialement médiatisée l’est parce qu’elle place un succès
radiophonique de « musique légère » à côté de Toscanini. Si bien qu’entre la musique
populaire et la musique savante se trouve établie une promiscuité qui rabaisse la musique
sérieuse à son statut de simple objet, valeur socialement échangeable.
-
La consommation comme rapport fétichisé à l’objet
De ce constat découle une transformation dans l’approche adornienne de l’aliénation
inhérente au fétichisme de la marchandise. Hegel avait montré que la subjectivité s’aliène
1129
Le Fétichisme dans la musique, pp. 22-23 ; GS .
Le jazz, notait Adorno, « est pseudo-démocratique en un sens typique de notre époque, son attitude
d’immédiateté, que l’on peut définir comme un système rigide de trucs, nous aveugle sur les différences de
classe » (« À propos du jazz », p. 71 GS 17, 79). Or tout ce qui aveugle sur les différences de classe, est, par
définition, dans la grille interprétative adornienne, réactionnaire, et c’est le propre de la société, incarnée par le
majoritaire que de se conserver en favorisant un tel aveuglement. De ce point de vue, l« attitude démocratique »
de ceux qui le plébiscitent ne fait qu’indiquer en lui la force de la médiation sociale qu’il gomme par une
« apparence factice » (Ibid., p. 72 ; GS 17, 79) Pour Adorno, la démocratie, en tant que voix de la majorité, est
toujours suspecte d’être la voix de la réaction. Et à mesure que le jazz atteint les couches les plus profondes de la
société, il perd en marge de manœuvre – Adorno relève une tendance à l’extinction des tentatives avancées de
jazz hot : il perd en libertés et possibles « évasions imaginatives ». Bref, il ne ratisse large dans la société qu’en
durcissant ses « traits réactionnaires » (Ibid., p. 70 ; GS 17, 78). Et Adorno de lancer cette formule sans appel, à
la fois consternante hors de son contexte et tout à fait consistante avec l’argumentation qui la précède : « plus le
jazz se fait démocratique, plus il est mauvais » (Ibid., p. 71; GS 17, 78-79). Difficile de parer après cela aux
reproches d’élitisme adressés à Adorno. Mais l’erreur serait de fonder ce dernier sur un mépris du peuple, quand
ce qui est essentiellement considéré ici, c’est l’objet. Il ne s’agit pas d’être élitiste pour écarter le peuple de l’art,
mais pour préserver l’art de la puissance populaire comme puissance réactionnaire, hautement normative.
L’élitisme adornien n’a pas pour corollaire la débilité du peuple mais sa disposition naturelle au conformisme.
De ce fait, la solitude incomprise de l’œuvre qui la rend résistante à la puissance assimilatrice du système est un
premier gage de progressisme. Si Adorno met tant en garde contre le culinaire en art, ce qui plaît aux sens, se
consomme donc en tant que plaisir et se fait pour cela même aussi vite oublier, c’est que l’art doit conserver
quelque chose d’indigeste. Il s’agit de chérir en lui ce qui ne se partage qu’avec effort et au comble de
l’exigence, bref, ce qui le rend hostile aux communions collectives dont le plus petit dénominateur commun
s’appauvrit à mesure que la communauté s’agrandit.
1131
« À propos du jazz », p. 73 ; GS 17, 81.
1130
252
dans le produit du travail et se reconquiert dans cette aliénation. Avec Marx, la transformation
d’un tel produit en marchandise tronque cette dialectique en aliénant le travail lui-même et la
valeur d’usage dans la valeur d’échange : c’est la découverte du caractère fétiche. Or, au stade
où Adorno aborde le problème, c’est la consommation même qui apparaît aliénée. Déliée par
la médiation sociale d’un besoin qui serait naturel, elle n’est plus consommation de la valeur
d’usage – a priori seule valeur pouvant être consommée – mais consommation de la valeur
d’échange. Une telle consommation redouble le fétichisme de la marchandise caractéristique
de l’occultation des moyens de production d’un rapport fétichisé à l’objet dont découlent les
préférences finalement passives – socialement imposées – des consommateurs. C’est là le
mécanisme de la réification des œuvres elles-mêmes, en tant qu’aliénation de leur teneur
proprement artistique. Une sonate de Beethoven, en tant que marchandise équivalente à tel
autre produit de la culture, est en ce sens réifiée dans le régime de consommation qui ne la
constitue qu’en fonction de son succès ou des préférences des auditeurs – c’est ce qui
explique la défiance adornienne envers les tentatives pédagogiques de diffusion des grands
maîtres de la musique savante à la radio. On voit par là que l’œuvre musicale autonome ellemême, alors même qu’Adorno la conçoit déjà, en moderniste, comme un matériau vidé des
intentions subjectives qui présidèrent à sa constitution, se trouve ainsi une nouvelle fois
aliénée, mais cette fois, dans sa matérialité concrète même, dans son objectivité au sens
éminent, défigurée par une écoute qui ne la comprend pas.
Ainsi aliénée dans le moment de sa consommation, l’œuvre succombe au régime de la
marchandise. Seule sa connaissance – qui apparaît donc comme un régime antithétique à celui
de la consommation – permet de saisir la manière dont elle y résiste par ses qualités objectives
intrinsèques. C’est le fond du primat adornien de l’objet dans le champ esthétique. Ainsi se
structure en outre l’antagonisme radicalisé par le critique entre un rapport hédoniste – le
rapport dominant – et un rapport intellectualisé, ascétique, à la musique. La dynamique de cet
antagonisme est énoncée dans l’étrange chiasme qui ouvre l’essai sur le caractère fétiche : si
le caractère extatique de la musique fut pour Nietzsche l’expression d’une expérience
esthétique authentique, désormais, ce caractère extatique apparaît comme une pseudoexultation ; si bien que la véritable esthétique doit se retrancher au contraire dans la négation
du « jouir », puisque jouir est devenu synonyme de subir.
-
La star comme individu fétiche
Paradoxale peut apparaître dans ces conditions la fascination de l’industrie culturelle pour les
« stars », les personnalités et les génies. Elle est expliquée dialectiquement par un phénomène
de compensation : la surenchère de la puissance individuelle incarnée par la star compense
l’impuissance objective des individus. L’âge des visages plus grands que nature sur les
panneaux publicitaires est, selon un tel dispositif dialectique, l’ère des individus les plus
impuissants, les plus soumis à la contrainte objective de la totalité sociale.
Mais si l’idéal d’une subjectivité autonome fait ainsi fallacieusement retour dans la culture,
elle n’y revient que comme totem – dont le tabou correspondant est précisément
l’impuissance généralisée. Ces « personnalités », elles-mêmes réifiées, ne cristallisent l’idéal
de la personnalité que sous la forme de fétiches, condensant en quelque sorte ce que les
« fans » concèdent inconsciemment avoir perdu et qu’ils révèrent sous la forme atomisée et
figée de la star. Sur son modèle, l’idéal de la personnalité se maintient dans la culture, loin de
ce que peut être, concrètement, un homme, comme Adorno et Horkheimer le montrent dans le
chapitre de la Dialectique de la Raison consacré à l’industrie culturelle.
« Les réactions les plus intimes des hommes envers eux-mêmes ont été à ce point réifiées, que
l’idée de leur spécificité [Eigentümlichen] ne survit que dans sa forme la plus abstraite : pour
253
eux, la personnalité [personality] ne signifie guère plus que des dents blanches, l’absence de
taches de transpiration sous les bras et la non-émotivité. »1132
Mais les « dents blanches » reconduisent déjà la star au statut de l’objet. Dans la fascination
qu’elles suscitent œuvre donc encore le régime d’équivalence dont elles semblent
apparemment exceptées. Car le « principe des stars est devenu totalitaire » 1133. Les stars
s’équivalent entre elles jusqu’à équivaloir aux œuvres dans un panorama de la vie musicale
qui « s’étend tranquillement de machines à composer comme Irving Berlin et Walter
Donaldson – “The world’s best composer” – jusqu’à la symphonie en si mineur dite
Symphonie inachevée en passant par Gershwin, Sibelius et Tchaïkovski »1134. La star
appartient de ce fait au domaine du fétiche comme la marchandise musicale elle-même. En
tant qu’individualité en revanche, elle finit par disparaître « dans un panthéon de bestsellers»1135 où il n’y a même plus, à bien y regarder, de grands hommes.
Dans la star, la forme-marchandise s’apparente étrangement à une figure objectivée de la
subjectivité aliénée, comme allégorie où se concentre son histoire figée dans son
aboutissement négatif : sa liquidation. L’aliénation qu’elle subit là ne prépare aucun
dépassement ultérieur, lui permettant d’accéder à un stade supérieur de conscience de soi,
mais est seulement l’expression de son stade terminal. Cependant, de même que dans
l’allégorie l’histoire s’avérait figée sous l’apparence de la nature dans son dépérissement, la
marchandise apparaît comme la fixation de la subjectivité à l’instant de sa mort, et à partir de
là, comme sa subsistance, sous le régime illusoire – fantasmagorique – du fétiche.
-
Empathie avec la marchandise
Correspondante à la fétichisation de la star qui produit à partir de la marchandise le fétiche de
la personnalité, est la projection en retour du fétiche lui-même dans les consciences. C’est ce
que Benjamin, lisant le manuscrit du texte d’Adorno sur Le Caractère fétiche dans la
musique, appelle l’« empathie avec la marchandise » qui « se présente comme empathie avec
la matière inorganique »1136. C’est précisément ce que les auteurs de la Dialectique de la
raison appelleront « mimèsis du mort ».1137 Cette empathie se manifeste suprêmement dans la
consommation non de la valeur d’usage qui est l’objet pour ainsi dire naturel de la
consommation, mais de la valeur d’échange elle-même, bref du prix. Or on ne peut « voir
dans la ‘consommation’ de la valeur d’échange autre chose que l’empathie avec elle. Vous
dîtes : « Le consommateur adore véritablement l’argent que lui-même dépense pour le billet
d’un concert de Toscanini ». L’empathie avec leur valeur d’échange transforme les règles
elles-mêmes en cet objet consommable, qui plaît davantage que du beurre. Lorsque le langage
populaire dit de quelqu’un qu’il ‘pèse cinq millions de marks’, la communauté se sent ellemême peser quelques centaines de milliards »1138. La consommation du prix a pour corollaire
l’empathie avec le prix. C’est par lui que le consommateur entre en empathie avec la
1132
DR, p. 176 ; DA, GS 3, 191.
Le caractère fétiche dans la musique, pp. 22-23; GS 14, 21.
1134
Ibid.
1135
Ibid.
1136
Lettre de Benjamin du 9 décembre 1938, CorrAB, p. 338. Notons qu’ici se prépare la théorie ultérieure de la
« mimèsis du mort » dans la Dialectique de la Raison.
1137
DR, p. 70 ; DA, GS 3, 75 : « La raison qui supplante la mimèsis n’est pas simplement son contraire. Elle est
elle-même mimèsis : mimèsis de la mort [Sie ist selber Mimesis : die ans Tote]. L’esprit subjectif qui fait perdre
son âme à la nature ne domine plus cette nature privée d’âme qu’en imitant sa rigidité et, par un comportement
animiste, se dissout en tant qu’esprit.» Traduction modifiée par Gérard Raulet.
1138
CorrAB, p. 339 ; A/B Briefwechsel, 390.
1133
254
marchandise qu’il consomme. Et comme les prix s’additionnent, il conçoit la communauté
sous ce même rapport, comme le prix mirobolant d’une très grosse marchandise.
Transformée en cette très grosse marchandise, la société n’est plus une totalité organique
vivante, mais un système consommé, dont s’échappe toute vie. Comme Adorno l’écrit dans
les Minima moralia, « la complète coordination de la vie requiert le quasi-mort ». Cette
mortification généralisée prend un sens dans la théorie de la forme-marchandise elle-même, si
l’on suit l’indication de S. Breuer, selon laquelle cet accroissement du mort est la
transposition proprement adornienne de la loi marxienne de la baisse tendancielle du taux de
profit1139. Bien qu’Adorno soit resté sceptique concernant la théorie de l’effondrement
économique connectée à cette loi1140, il en a « transporté l’idée de base dans
l’anthropologie »1141. Ce changement dans la composition technique du capital, se désormais
poursuit à l’intérieur de ceux-là mêmes qui sont impliqués dans la structure technologique du
procès de production. Plus les maillons de l’organisation de cette dernière se resserrent, moins
les individus-fonctions qui l’entretiennent sont vivants. La décroissance de la part engagé
dans le capital vivant dans la théorie de Marx investit les sujets eux-mêmes, de plus en plus
« morts » – c’est-à-dire réifiés. L’imitation du mort devient ainsi la conséquence ultime du
processus de production capitaliste, identifié, comme organisation, au Tout social.
Mais tout le problème à partir de là est d’expliquer la cause de l’empathie marchandise
engageant le consommateur, par un mimétisme morbide, à s’identifier à elle. Pourquoi, au
fond, l’individu succombe-t-il ainsi au régime de la valeur d’échange en concevant son idéal
de l’individu lui-même sous l’apparence du réifié et du mort ? Pourquoi les sujets
succombent-ils, apparemment de leur propre grès, à l’imitation de ce qui les nie ? Seule une
recherche approfondie sur le rapport psychique qu’ils entretiennent à eux-mêmes, dans la
société, peut en rendre compte. C’est du moins la conviction d’Adorno, que l’étude de la
médiation sociale à l’œuvre dans le fétichisme de la marchandise conduit dès lors, more
dialectico – et l’empathie constitue précisément de ce point de vue le moment de basculement
dialectique – à des enjeux psychiques.
b. Régression psychique
Une fois dégagée la médiation sociale œuvrant au cœur du caractère fétiche, l’analyse se
trouve pour ainsi dire chassée du domaine objectif de la connaissance des objets musicaux.
Elle est renvoyée à celui, « subjectif », de l’écoute. Or, que révèle l’écoute ainsi standardisée
– c’est-à-dire rendue indifférente aux qualités spécifiques de l’objet ? Elle révèle, Adorno ne
craint pas de l’affirmer, une régression psychique qui aboutit à la forme rigide – médiatisée
socialement – de la personnalité du consommateur-auditeur, qui apparaît, à terme,
littéralement privé de subjectivité.
Dans une perspective en partie ouverte par Benjamin à propos du cinéma dans L’œuvre d’art
à l’âge de sa reproductibilité technique – texte auquel l’essai sur le fétichisme constituait une
réponse1142 – Adorno cherche à établir une connexion entre les marchandises et la
1139
Loi selon laquelle la compétition capitaliste conduit à des révolutions constantes des techniques de
production et à un accroissement du capital constant, tandis que par contraste, la part du capital engagé pour le
travail vivant décroît.
1140
« Individu et Organisation » in GS, S. Sch, 320, 355.
1141
Stefan Breuer, Adorno’s anthropology, Source Telos 64 (1985-86) ; 15-31, in Theodor W. Adorno, edited by
Simon Jarvis, Critical Evaluations in critical theory, book II, p. 212-230, Routledge, New York, 2007. Publié
d’abord dans Leviathan, vol, 12, n°13 (1984); pp. 336-353. Traduction anglaise de John Blazek.
1142
Comme Adorno l’atteste dans sa correspondance avec Benjamin. Ce dernier reçut le texte sans commentaire,
comme Adorno semble l’indiquer dans une lettre plus tardive : « J’ai eu le sentiment que le travail sur le
fétichisme, le seul de mes textes allemands qui fixe un peu ces choses, ne vous a pas trop plu en son temps, soit
255
transformation des dispositions psychiques des individus à leur contact. Mais là où Benjamin
visait dans la mise en évidence de ces transformations à comprendre la possibilité d’une
évolution anthropologique positive liée à un environnement technique nouveau1143, Adorno
veut mettre en évidence une dégradation des capacités psychiques des individus face à un tel
environnement. Dans la perspective benjaminienne d’un possible sauvetage de la culture
populaire marchandisée il ne flaire qu’un populisme brechtien1144. Dans ce contexte, la
question de l’écoute des marchandises musicales lui offre l’occasion de riposter sur un terrain
concret.
« Le fétichisme de la musique s’accompagne d’une régression de l’écoute. Il ne s’agit pas d’un
retour de l’auditeur, considéré en tant qu’individu, vers une phase antérieure de son propre
développement. Il ne s’agit pas non plus d’une baisse générale du niveau collectif puisqu’on
ne peut pas comparer les millions d’auditeurs que touche aujourd’hui pour la première fois la
musique, grâce à la communication de l’auditoire dont elle disposait dans le passé. C’est plutôt
l’écoute elle-même qui a régressé aujourd’hui, c’est elle qui est restée à un stade infantile.
Avec leur liberté de choix et leur responsabilité, les sujets écoutant perdent non seulement la
possibilité d’une connaissance pleinement consciente de la musique, capacité qui a de fait
toujours été limitée à des groupes restreints, mais, dans leur réticence, c’est la possibilité
même d’une telle connaissance qu’ils nient. Ils oscillent entre un profond oubli et une
recognition abrupte qui, immédiatement, les submerge. Leur écoute est atomisée. Ils dissocient
ce qu’ils écoutent, et, ce faisant, ils développent certains talents qui sont moins adaptés aux
concepts de l’esthétique qu’au football et à la course automobile. Ces auditeurs ne sont pas
naïfs au sens où l’entendrait une conception qui verrait un rapport entre le nouveau type
d’écoute et l’irruption dans la vie musicale de couches sociales autrefois étrangères à la
musique. Ils sont bien naïfs, mais leur caractère primitif ne tient pas au fait qu’ils ne se
seraient pas développés, il vient plutôt de ce qu’on les aurait maintenus dans leur retard.»1145
Ainsi est établie la régression de l’écoute non comme régression des individus eux-mêmes
dont elle ne prétend pas directement atteindre la psyché, mais comme incitation du système à
« confirmer les masses dans leur bêtise névrotique »1146, en les rendant « complètement
indifférentes au rapport que leurs capacités musicales entretiennent avec la culture musicale
des phases sociales antérieures » 1147. De ce point de vue, l’auditeur tel que l’aborde Adorno
qu’il frôle plus qu’il n’est bon le malentendu à propos du sauvetage de la culture, soit que, et c’est étroitement lié
à ce qui précède, la construction ne soit pas une totale réussite. », CorrAB., p. 366 ; A/B Briefwechsel, 416.
1143
Dans l’essai sur l’œuvre d’art, Benjamin insistait sur l’intérêt du cinéma pour la connaissance de soi des
masses, et ce faisant pour un développement accru de la conscience de classe dans la société technicisée (p. 96).
Dans cette perspective, il affirmait que « parmi les fonctions sociales du cinéma, la plus importante consiste à
établir un équilibre entre l’homme et les appareils » (p. 102). L’appareillage technique cinématographique
s’apparentant à l’exécution d’un test à la fois visuel, cognitif et anthropologique sur le spectateur testant sa
réaction à un environnement technicisé – Benjamin cite par exemple le psychologue de la perception, Rudolf
Arnheim, (p. 91). Dans l’hypothèse d’un lien entre perception et politique, structures de l’inconscient visuel et
conscience sociale, Benjamin voit alors dans la barbarie technique du cinéma la potentialité d’une barbarie qui
purge, cathartique, bref, une « barbarie positive » (W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité
technique », Œuvres III, op. cit., p. 91 sq).
1144
Voir sur ce point la lettre d’Adorno 18 mars 1936 sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique.
Au reproche de désolidarisation avec le prolétariat engendré par ses positions élitistes, Adorno répond que « ce
n’est en rien de l’idéalisme bourgeois que de maintenir avec lucidité et sans interdit de pensée la solidarité avec
le prolétariat au lieu de faire, comme nous en sommes toujours tentés, de notre propre nécessité une vertu du
prolétariat, qui lui-même subit la même nécessité et a autant besoin de nous en termes de connaissance que nous
de lui pour que la révolution se fasse », CorrAB, p. 151; A/B Briefwechsel, 171.
1145
T. W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, trad. fr. de C. David, Paris,
Allia, 2001, p. 51 ; Über den Fetischcharakter in der Musik und die Regression des Hören, Dissonanzen, GS 14,
34.
1146
Ibid.
1147
Ibid.
256
apparaît comme une « victime » 1148 dans la tête de laquelle la « musique de masse actuelle »
fait ainsi le ménage1149. Si bien que l’auditeur apparaît incapable du même coup d’accéder à la
valeur « d’une musique autre et susceptible de jouer le rôle d’une musique d’opposition » 1150.
Du même coup est renforcé l’antagonisme entre musique de masse, fonctionnelle et musique
autonome, alimentant « la haine » que les « exclus » de la haute culture « ont accumulée à
l’égard de celui qui ressent vraiment les choses autrement », haine qu’ils refoulent certes
« pour pouvoir continuer à vivre tranquilles » 1151. On constate ici que le fait qu’Adorno se
défende de concevoir les auditeurs amateurs de musique de masse eux-mêmes comme en état
de régression infantile, ne fait que transformer son acribie critique en condescendance. C’est
bien, au niveau de la psyché de l’auditeur lambda qu’Adorno se place, si responsable que soit
le « système », qui n’est personne, de sa régression.
-
Perception des rengaines : répétition et reconnaissance
La première caractéristique de l’écoute standardisée lui apparaît tenir au rapport de causalité
apparemment établi entre « efficacité » et « succès ». Sur ce plan, où s’équivalent dans
l’écoute une symphonie et une simple chansonnette à succès, c’est un mécanisme psychique
qui est en jeu : la reconnaissance, la plus aisée possible, mue par un procédé plus ou moins
grossier : la répétition. Ainsi, dès 1936, Adorno avait observé dans le jazz un « mécanisme de
mutilation psychique »1152. Ce mécanisme est mis en œuvre par l’industrie musicale en
expansion soumettant le psychisme des auditeurs à la répétition constante, au matraquage, de
contenus musicaux fondamentalement pauvres.
« La puissance capitaliste des maisons d’édition, la diffusion par la radio et surtout le
film parlant produisent une tendance centralisatrice qui réduit la liberté de choix et ne
permet guère de véritable concurrence ; cet appareil de propagande martèle les
chansons aussi longtemps qu’il le faut pour que les masses les trouvent bonnes, alors
que très souvent ce sont les pires, et jusqu’à ce que la mémoire fatiguée se rende sans
défenses : cette fatigue influe à son tour sur la production ».1153
Cette théorie de la mémoire fatiguée est au centre du Caractère fétiche dans la musique. Elle
explique aussi bien le succès des rengaines que celui de la Quatrième symphonie de
Beethoven qui « compte en Amérique parmi les valeurs les plus reconnues » comme résultat
de sa fétichisation, qui induit toujours au sein du marché cette « circularité implacable. Le
morceau le plus connu est celui qui a le plus de succès ; il est aussi celui qui est le plus joué et
rejoué et c’est ainsi qu’il gagne encore plus en notoriété »1154. Cette circularité même est
encouragée par la publicité qui, lorsqu’elle « tourne à la terreur » de telle sorte qu’il « ne reste
plus à la conscience qu’à capituler devant la supériorité de ce qu’on lui vante et à acheter la
paix de son âme en s’appropriant littéralement la marchandise qu’on lui offre », « prend le
caractère d’une contrainte »1155. Portée par la « voix de la Radio » – qu’Adorno étudiera plus
spécifiquement1156– la publicité, prend ainsi la forme autoritaire d’un Surmoi externalisé dans
1148
Ibid.
Ibid.
1150
Ibid..
1151
Ibid.
1152
« À propos du jazz », p. 71 ; ; GS 17, 78-79.
1153
Ibid., p. 72 ; GS 17, 79.
1154
Le caractère fétiche dans la musique, pp. 22-23 ; GS 14, 21.
1155
Op. cit., p. 53 ; GS 14, 36.
1156
Voir « La voix de la radio », second chapitre de « Idée d’une physiognomonie de la radio » in T. W. Adorno,
Current of music, trad. française Pierre Arnoux, Maison de Sciences de l’homme, collection Philia, Editions de
1149
257
un transistor émettant des sons tonitruants. Mais son emprise psychologique découle avant
tout de son emprise matérielle sur la mémoire des auditeurs, par son instrumentalisation d’une
alternance d’oubli [Vergessen] et de souvenir ou récognition [Wiederkennen].
« De même que toute publicité se compose d’une familiarité qui n’est pas insolite et d’un
insolite qui n’est pas familier, il est sain que l’air en vogue reste oublié dans le semicrépuscule de sa familiarité pour n’acquérir que douloureusement et momentanément, dans le
souvenir, autant de précision que s’il se tenait dans le cône de lumière d’un projecteur. »1157
Dans ces conditions, analyse Adorno, « le comportement perceptif qui prépare l’oubli et la
brusque récognition de la musique de masse est la déconcentration » [Zerstreuung]1158. Or, « si
les auditeurs ne peuvent écouter avec concentration les produits normalisés, désespérément
semblables les uns aux autres, à l’exception de quelques détails signifiants, sans que ceux-ci
finissent par leur devenir insupportables, c’est qu’ils ne sont plus capables, pour leur part,
d’une écoute concentrée. Ils sont incapables de faire l’effort d’une attention plus aiguë. Ils
s’abandonnent, comme résignés, à ce qui leur arrive et ne peuvent avoir de sympathie pour
cette musique que s’ils ne l’écoutent pas d’une façon trop précise »1159. Adorno croit pouvoir
vérifier cette « déconcentration constitutive » dans le fait que les auditeurs semblent
incapables d’appréhender l’œuvre comme « tout ». Ce qu’ils perçoivent, « c’est seulement ce
qu’éclaire le cône de lumière du projecteur : des intervalles mélodiques insolites, des
modulations inversées, des erreurs volontaires ou involontaires, ou n’importe quoi d’autre qui
mêle assez intimement mélodie et paroles pour finir par constituer une forme. Ici aussi, les
auditeurs et le produit s’accordent : la structure qu’ils ne peuvent pas suivre ne leur est jamais
offerte d’emblée. Si l’écoute atomisée a le sens, dans la musique supérieure, d’une
décomposition menée au nom du progrès, il n’y a, en revanche, plus rien à décomposer dans
la musique inférieure : la forme de l’air à succès est si strictement normalisée –on va jusqu’à
en imposer le nombre de mesure et la durée –qu’en règle générale aucune forme spécifique
n’apparaît dans un morceau particulier »1160. Le caractère stéréotypé des marchandises
musicales de masse se substitue ainsi à la forme classique comme à sa décomposition
consciente dans la modernité.
Dès lors, ne restent plus aux auditeurs que les « détails » saillants d’une expressivité
stéréotypée. En témoigne ce fait qu’ils sont si sensibles à la « voix des chanteurs » ou à la
« couleur » d’un morceau, plutôt qu’au matériau lui-même. Mais jusque dans leur perception
de ces fausses incarnations de l’émotion musicale, ils restent prisonniers d’une logique de
recognition, d’identification d’une sentimentalité réifiée.
« Les moments de sensualité de l’inspiration, de la voix, de l’instrument, sont fétichisés et
décollés de toutes les fonctions qui pourraient leur donner du sens, ce sont alors les émotions
aveugles et irrationnelles qui leur répondent, dans un même isolement, aussi éloignées qu’eux
l’université de Laval, 2010, p. 67-72. Le texte a été originalement édité en anglais sous le titre Current of Music,
Elements of a Radio Theory in Nachgelassene Schriften, Herausgegeben vom Theodor W. Adorno Archiv,
Abteilung I : Fragment gebliebene Schriften, Band 3, hrsg. R. Hullot-Kentor, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main,
2006, p. 80-86. Nous citerons désormais en premier la traduction française de ce texte suivie du sigle FgS 3 et de
l’indication des pages correspondantes dans l’original.
1157
Le caractère fétiche dans la musique, p. 55 ; GS 14, 36.
1158
Par ce terme très benjaminien – repris également par Bloch et Kracauer – Adorno renoue à sa manière avec
le projet de l’auteur de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. La différence notable cependant
réside dans l’appréciation d’un tel phénomène au regard de la possibilité de l’émancipation : pour Benjamin, des
ressources émancipatrices sont susceptibles de faire de cette barbarie apparente des nouvelles techniques, nonauratiques, une barbarie positive. Adorno y voit seulement une rationalisation accrue du système social.
1159
Le caractère fétiche dans la musique, p. 56 ; GS 14, 37. Ce concept présent chez Benjamin est originellement
emprunté à Kracauer : son application au domaine de la musique est cependant proprement adornien.
1160
Op. cit., p. 56 et 57 ; GS 14, 37.
258
de la signification du tout, et, elles aussi, déterminées par le succès : elles sont un rapport à la
musique qui n’a plus aucun rapport avec elle. »1161
L’étude de la perception des rengaines établit ainsi la corrélation entre caractère fétiche et
écoute régressive, expliquant l’un par l’autre selon une logique critique implacable. Ainsi
réélaborée, la théorie du fétichisme permet d’associer dans une théorie consistante réification
et régression justifiant la médiatisation de la théorie de la forme-marchandise par une théorie
de la situation psychique des sujets face à elle, en tant qu’ils la produisent – c’était le cas du
Sujet-jazz – et en tant qu’ils la consomment – les auditeurs lambda des songs radiodiffusées.
-
La psychologie auditive comme psychopathologie sociale
Si l’essai sur le caractère fétiche dans la musique pose les jalons d’une étude des mécanismes
réflexes de reconnaissance et d’oubli dans l’écoute, les recherches expérimentales américaines
entreprises entre 1938 et 1941, dans le cadre du Princeton Radio Research Project, patronné
par P. L. Lazarsfeld, offrent l’occasion du « passage à l’enquête ». Celui-ci note Adorno dans
son compte rendu de ces années, était « de toute urgence nécessaire avant tout, pour
différencier et corriger les théorèmes », notamment par l’observation du degré d’équivalence
entre « les implications sociales des excitations et les réponses »1162. Dans le cadre de ces
« expériences scientifiques en Amérique », il peut enfin mettre en œuvre une série de
protocoles permettant d’étudier de manière détaillée la perception de la musique populaire, en
particulier les effets que peut avoir sur elle le médium radiophonique – l’un des premiers
vecteurs de la culture de masse. Il en ressort la série de travaux préparatoires, rédigés en
anglais pour la plupart, en vue d’un livre qu’Adorno avait l’intention de publier sous le titre
Current of Music, Elements of a Radio Theory, véritable mine d’analyses dont nous
n’aborderons ici qu’un mince aspect relatif à notre problème.
La méthode adornienne se veut à la fois qualitative et expérimentale. En dépit de heurts avec
P. Lazarsfeld concernant l’outillage critique d’Adorno1163, il s’agit là des contributions les plus
scientifiques du théoricien à la question. Comme le relève P. Arnoux, on peut en effet y
trouver, « à côté d’analyses d’une actualité saisissante sur les médias de masse, un travail
original sur la conduite d’enquêtes sociologiques empiriques au service de la vérification des
thèses culturelles de la Théorie critique »1164. Dans l’article sur « le problème de
l’expérimentation en psychologie de la musique », Adorno entreprend néanmoins la critique
de la pure et simple psychologie de la musique explorant, sous le vaste nom de “musique”,
« le champ des réactions sensorielles purement acoustiques »1165. Fonder unilatéralement la
méthode sur elle revient à ignorer comme le font les réductionnistes1166 que « la sphère de l’art
est le royaume du concret, du différencié » tandis que « la science vise des lois abstraites
dépourvues autant que faire se peut, de toute différence spécifique »1167. En revanche, la
rationalité de l’approche américaine – i. e. expérimentale – de la question, tient dans le fait
1161
Op. cit., p. 27 ; GS 14, 24.
T. W. Adorno, « Expériences scientifiques en Amérique », Modèles critiques. Inteventions – Répliques, tr. fr.
M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Payot, 2003, p. 268 ; »Wissenschaftliche Erfahrungen in Amerika «,
Stichworte. Kritische Modelle 2, GS 10.2, 718.
1163
En l’occurrence de fameux caractère fétiche dont Lazarsfeld s’étonna qu’Adorno ne soupçonnât pas qu’il
pouvait tout aussi bien s’appliquer à sa propre conception de la musique. Voir la lettre de P. L. Lazarsfeld à T.
W. Adorno de Septembre 1938, in C. Gödde et H. Lonitz (éd.), Theodor W. Adorno-Max Horkheimer,
Briefwechsel 1927-1969, t. II, 1938-1944, Suhrkamp, Frankfurt/Main, p. 436.
1164
P. Arnoux, art. cit.
1165
Current, p. 284 ; FgS 3, 588.
1166
Adorno s’attaque dans l’article à un certain Carl Seashore, auteur d’une Psychology of music, New York,
1938.
1167
Current, p. 284 ; FgS 3, 589.
1162
259
qu’elle chasse de l’objet « la sensiblerie floue et le subjectivisme » et considère la chose avant
les intentions. C’est là exactement une attitude scientifique qui convient pour celui qui
cherche à mettre en évidence la réification de son objet et un rapport des sujets à celui-ci qui
relève de l’impact, plus précisément des stimuli, catégorie que la psychologie matériale
adornienne emprunte à une psychologie expérimentale de type… behavioriste. Mais les
protocoles supposent la participation de sujets : ils consistent principalement dans la mise en
place de dispositifs d’écoute collective et de questionnaires à destination des auditeurs les
interrogeant essentiellement sur leurs préférences – en faisant varier l’objet de cette
préférence que ce soit à propos de telle ou telle song, tel de ses moments, du sweet ou du
swing, du traitement ou du matériau… Toute la dimension qualitative de l’analyse consiste
alors, à partir d’une théorie critique constituée, à reconduire ces préférences à la constitution
des objets mêmes et ces objets au système marchand qui les produit en masse.
En effet, suivant en cela le programme même de la Théorie critique, l’investigation se décline
entre la production, la diffusion et la réception de la musique, permettant de balayer ainsi tous
ses aspects sociaux et de vérifier ainsi les théorèmes, 1) du caractère fétiche de la musique
radiodiffusée, 2) de son caractère standardisé, c’est-à-dire, médiatisé socialement, non
autonome, indifférent à ses qualités d’objet et donc fonctionnel, 3) de sa fonction idéologique,
4) de la régression de l’écoute qu’elle provoque – régression elle-même opératoire au niveau
de sa fonction. Tissant un véritable filet critique dans lequel les marchandises musicales
radiodiffusées ne peuvent qu’être facilement emprisonnées, il en vient à terme à saisir les
dimensions en droit distinctes de la production et la réception comme les échos fidèles l’une
de l’autre. Sans surprise ni écart observable, tant le public récepteur et les médias producteurs
semblent pré-accordés dans leurs attentes communicationnelles, elles s’identifient selon une
harmonie préétablie qui confirme l’autonomisation du système dont la technicisation semble
orchestrer per se l’efficacité à la fois diabolique et aveugle des moyens de diffusion.
Conformés au système avant même que le système ait à les conformé à lui, la régression de
l’écoute est régression du matériau musical et réciproquement.
En dépit d’importantes analyses spécifiques concernant le matériau1168, dans l‘ensemble,
l’approche des marchandises musicales s’avère rapidement convertie en psychologie auditive
– par opposition néanmoins à une pure et simple psychologie des sons, qui confisquerait toute
une part possible de l’interprétation – et cette psychologie elle-même en psychopathologie
sociale. Les recherches sur les songs diffusées sur les ondes américaines dans les années
quarante viennent finalement étayer une « théorie de l’auditeur » en qui le « caractèreréflexe », entre oubli et recognition, au centre des recherches d’Adorno, est plus clairement
corrélé que dans l’essai de 1938 sur Le caractère fétiche dans la musique à une disposition à
la fois psycho et socio-pathologique à l’« acceptation ».
Cette acceptation est comprise comme soumission à l’autorité : soumission proprement
infantile d’abord et ce faisant soumission impliquant un renoncement où la figure de l’enfant
évolue finalement vers celle de l’esclave, en l’occurrence, le renoncement au plaisir sous
l’apparence du plaisir.
Un passage de son article de 1941 « Sur la musique populaire », consacré au « babil
enfantin »1169 des ritournelles à succès montre la manière dont s’entremêlent analyse de la
1168
Voir sur ce point la présentation stimulante du traducteur de ce texte, Pierre Arnoux, dans l’article « Adorno,
philosophe et sociologue : de la musique à la culture », Philosophie et sociologie (2), Klesis, revue
philosophique : janvier 2008, pp. 81-101. Pour P. Arnoux « le point le plus important de ces six-cent quatre vingt
pages », extraites d’environ deux mille feuillets d’archives, est qu’Adorno y « démontre la pertinence et la
fécondité des thèses critiques pour qui voudrait reconduire le projet d’une sociologie critique de la culture,
adaptée à notre temps. C’est en définitive pour toutes ces raisons que la langue parfois maladroite de Current of
Music, qui fut le principal obstacle à sa publication, ne doit pas nous empêcher aujourd’hui de prendre la mesure
de la pensée fertile qui s’y exprime ».
1169
Current, « Sur la musique populaire », pp. 227-228 ; FgS 3, 432-434. La critique du « babil enfantin » [baby
talk] est d’abord relié à la critique du « glamour » qui la précède dans l’analyse. Le poncif de la voix de femme
260
production et de la réception, convergeant vers une même et unique conclusion psychosociale. La régression prend désormais clairement le sens d’une régression infantile, par
laquelle l’auditeur n’est pas seulement contraint à une écoute régressive, mais régresse
objectivement dans et par l’écoute elle-même. Le « baby talk » si couramment audible dans
les chansons populaires apparaît comme un trait d’infantilisme parmi d’autres. Par exemple,
« la répétition sans fin de formules musicales, comparable à l’attitude de l’enfant qui exprime
toujours le même souhait (“Je veux être content”) »1170 ou encore « la limitation de la plupart
des mélodies à quelques notes, que l’on peut comparer à la façon dont parle un petit enfant
avant d’avoir appris tout l’alphabet ; des harmonisations volontairement disgracieuses,
comparables à la manière de s’exprimer des enfants lorsque leur grammaire est incorrecte ;
des couleurs sonores doucereuses, fonctionnant comme des gâteaux ou des bonbons
musicaux »1171. Cette complaisance à la régression assumée dans le matériau permet en fin de
compte aux auditeurs de s’identifier plus facilement et de mimer, avec le système, la
soumission de l’enfant à l’égard de l’adulte. Ainsi le « langage enfantin » « jette un pont, dans
leur conscience, entre eux-mêmes et les organisations qui sont à l’origine du matraquage –
comme un enfant qui demande en toute confiance à l’adulte l’heure qu’il est, quoiqu’il ne
sache pas qui est cet étrange monsieur ni ce qu’est le temps »1172. Conscience totalement
dépossédée, l’auditeur-enfant est soumis à l’autorité du système et la marchandise est
l’institutionnalisation de cette soumission qui n’implique pas seulement en outre un abandon
des responsabilités mais un renoncement au plaisir, dans ce qui n’est plus finalement que
recognition. En effet, comme le chercheur le précise, « les habitudes auditives – plus
précisément, l’acceptation mécanique et la recognition de la musique, qui sont originellement
les produits de la libre concurrence ou de l’imitation des comportements des classes
dominantes par les classes moyennes – sont aujourd’hui institutionnalisées. Le résultat de
cette institutionnalisation est le suivant : la recognition remplace le plaisir et l’auditeur, en
affirmant aimer quelque chose en particulier, ne veut par là rien dire d’autre qu’il le reconnaît
et le considère pour ainsi dire comme sien, comme une sorte de propriété sienne »1173. Dans
cette perspective, Adorno avait en effet pu établir la preuve empirique du caractère purement
cognitif ou plus précisément recognitif, fondé sur une reconnaissance-réflexe du plaisir
éprouvé par les auditeurs à l’écoute d’un morceau. Ce phénomène s’avérait attesté par « la
concentration de marques positives sur les polygraphes portant les résultats de [ses]
expériences sur les goûts des auditeurs, au moment du retour du refrain qui suit le pont –
moment qui, au sein du schéma formel pré-établi du tube, présente la plus forte valeur de
reconnaissance, puisqu’il met en avant de manière éminemment reconnaissable l’air qui
ouvrait le refrain »1174. Dans le chapitre intitulé « Expérience portant sur la préférence
accordée au matériau de deux chansons populaires, menée sur douze sujets », l’expérience
s’avère complexifiée. Il s’agit de déterminer la cohérence des préférences entre « matériau »
très « glamour » des chansons populaires à succès reconduit une conception sociale réifiée de la subjectivité
féminine. Comme s’adressant à un mâle silencieux, elle le ne convainc de l’écouter qu’en adoptant une attitude
infantile et/ou sexuellement prometteuse.
1170
Current, p. 228 ; FgS 3, 433, note 13: « L’exemple littéraire le plus fameux de ce type d’attitude est le “Want
to shee the wheels go wound” [“Veux voir tourner les roues”] dans : Helen’s Babies : with some account of their
ways, innocent, crafty, angelic, impish, witching and repulsive ; also, a partial record of their action during ten
days of their existence (New York, Moffat, 1915) [Les bébés d’Hélène : accompagné de quelques considérations
sur leurs manières innocentes, rusées, angéliques, espiègles, ensorceleuses et répugnantes ; pour ainsi dire un
aperçu de leur comportement pendant dix jours de leur vie] de John Habberton. On peut facilement imaginer une
chanson “étrange” composée à partir de cette phrase ».
1171
Ibid.
1172
Current, p. 228, FgS 3, 434.
1173
Current, p. 234, note 21 ; FgS 3, 440-441.
1174
Current, p. 235, FgS 3, 441.
261
et « traitement » dans l’opposition entre le sweet – sentimental et plus ou moins désuet1175 – et
le swing qui est largement préféré par les sujets, de jeunes gens, urbains, pour l’essentiel.
Adorno voulait y montrer que la préférence pour le traitement, qui relativement au matériau,
c’est-à-dire à la composition proprement dite, relève selon lui du « maquillage »1176, va
généralement de pair avec la préférence pour le swing censé ne reposer que sur un tel
maquillage. Mais de fait, les amateurs de swing déçoivent relativement son attente, et
l’expérimentation se conclut sur l’intéressante analyse de ses limites.
Sans pouvoir entrer ici dans les détails, il est clair qu’Adorno s’efforce dans ces travaux de
nuancer ses analyses, assumant notamment la possibilité de la standardisation de la musique
dite « sérieuse », non seulement dans sa communication par les nouveaux médias de masse
mais encore dans sa valorisation bourgeoise elle-même, ou encore lorsqu’il reconnaît la
compétence musicale des musiciens de musique populaire, principalement chez les
« arrangeurs »1177 qui, dans le système de production industrielle de la musique, sont
précisément ceux qui savent encore l’« écrire » dans la mesure où leur tâche consiste à
harmoniser les mélodies. Néanmoins, force est de constater que malgré l’inventivité des
dispositifs expérimentaux, généralement judicieux, tout se passe, au plan de l’interprétation,
comme si une expérience esthétique capable de briser la structure de soumission-recognition,
à la fois imposée à l’auditeur et implicitement attendue par lui, s’avérait, à l’écoute de ces
musiques, littéralement impossible. Bien qu’Adorno propose des typologies d’auditeurs telles
qu’il concède, en haut de l’échelle, la possibilité d’une écoute objective, au sens d’une écoute
attentive au matériau musical en lui-même, celle-ci n’a de sens qu’en présence d’un matériau
différencié, bref d’une œuvre autonome, reconnue comme telle par lui.
Pour ce qui est des marchandises produites par l’industrie musicale de masse, elles sont
considérées comme objectivement régressives dans leur contenu – leur matériau est
1175
Ce pour quoi Adorno lui accorde la préférence (Current, p. 272 ; FgS 3, 575) : « Notre théorie, a priori
résoluement favorable à l’opprimé, est très encline à défendre le type le plus inférieur de la musique populaire
légère, à savoir la musique sentimentale. » Le sweet a du reste le mérite de ne pas cacher la pauvreté de son
matériau sous le traitement : de ce point de vue les amateurs de sweet apparaissent comme ceux qui « la chose
elle-même, même primitive » à un « faux vernis » (Current, p. 271, FgS 3, 574). On pourrait objecter à Adorno
que l’histoire même des musiques populaires – mais il ne saurait concéder qu’il y en ait une –, son histoire
matériale, technique elle-même, depuis les années quarante jusqu’à nos jours, est celle de la différenciation sans
précédent de ses possibilités de traitement (médiation de l’enregistrement et diversification infinie de ses
conditions, électrification des instruments, ajout d’effets, réverbération, travail sur les bandes, et aujourd’hui à
partir de séquenceurs). L’histoire de la musique « pop », contrairement à celle de la musique savante, culminant
dans la Modernité viennoise pour Adorno, n’est pas en effet celle la décomposition de la tonalité dans l’atonalité
– quoiqu’elle s’y rapporte en fait sans cesse –, mais a plutôt consisté durant le dernier demi-siècle en un
processus de décomposition du matériau musical dans le traitement qui est lui-même devenu, à partir de là, son
matériau propre. On peut fort bien repenser en s’appuyant sur ces catégories opposées par Adorno l’historicité
même de la musique populaire enregistrée et les ressources non standardisées qu’elle a objectivement recélé et
qu’elle recèle encore – sans que cette reconnaissance équivaille pour autant en la revalorisation aveugle de tous
les produits étiquetés sous ce nom. De fait, cette musique elle-même est traversée par des antagonismes opposant
authenticité et inhautenticité, mainstream et musique indépendante, reproduisant en son sein un antagonisme
qu’Adorno réserve à sa relation à la « musique sérieuse ». Partant, l’analyse adornienne de la musique populaire
manque le sens de cet antagonisme interne, qui n’est pas seulement social mais présente une portée esthétique :
elle le dissout comme purement sociologique. Lorsque des différenciations affleurent dans ses expérimentations
mêmes, l’expérimentateur ne les conçoit que comme des marqueurs sociaux, par exemple dans l’étude sur le
sweet et le swing comme antagonismes entre jeune génération/aînés et métropolitains, urbains/ provinciaux,
campagnards. Ceux-ci sont décisifs du point de vue d’une sociologie de la musique « légère », mais tout aussi
applicables au fond à la musique savante. Ils ne permettent pas en eux-mêmes d’isoler la musique légère comme
un phénomène engageant une plus mauvaise idée de la société que la musique savante : ils tronquent seulement
au passage la valeur esthétique des formes dites « populaires ».
1176
Current, p. 270 ; FgS 3, 572-573 : dans le traitement « le matériau n’est pas réellement développé, il est
plutôt “déguisé”. […] A strictement parler, nous ne pouvons parler de traitement, mais seulement de maquillage
au sens où le visage d’une femme reste fondamentalement le même malgré le rouge de ses joues, de ses lèvres et
le mascara de ses sourcils ».
1177
Current, p. 268 ; FgS 3, 575.
262
stéréotypé, le traitement qui les différencie est « faux vernis » – et exercent par leur opacité
même, leur concrète réification, une contrainte à la régression de ceux qui les écoutent. Tandis
que l’auditeur semble enjoint de façon plus ou moins subtile à une régression au stade
infantile, le système orchestre objectivement dans le « matraquage » le refoulement qui
empêche le passage à l’âge adulte. Ce procédé de matraquage lui-même fonctionnant comme
relai « publicitaire », dans la sphère de la diffusion, du motif psychique de la compulsion de
répétition dans celle de la « réception ».
-
Présupposé majeur
Pas plus que dans ses écrits sur le jazz, à aucun moment dans ces textes, Adorno ne considère
les objets musicaux diffusés en masse comme étant issus d’une pratique véritablement
artistique. Contrairement à la critique artistique ou philosophique, la critique s’applique ici à
une sphère où l’activité productrice est privée d’une véritable conscience d’elle-même. Le
compositeur qui se soumettait consciemment au matériau dans la critique esthétique laisse
place, dans la critique de la culture, au consommateur, à l’auditeur de la voix de la radio et des
réclames qu’elle diffuse qu’Adorno n’interprète que relativement aux catégories
psychologique qu’il préconstruit. Tel est finalement le présupposé majeur : la culture de
masse ne se comprend pas elle-même. Il n’est pas besoin d’un temps de mortification pour
que ses objets décantent et livrent leur teneur de vérité matérielle : aucune intention
véritablement subjective n’y pénètre de façon immanente, aucune histoire n’y œuvre
positivement. Les contenus subjectifs plaqués sur ces objets s’écoulent instantanément
comme fausse expressivité. Ils ne s’évident pas, ils sont creux et solides à la fois dès le départ
comme un fétiche amazonien. Dès lors, la culture de masse offre des objets où se conforte
plus que jamais le projet adornien d’une interprétation non herméneutique des contenus.
Dissociés de leur intention, de leur sens intentionnel, les contenus échouent dans le giron du
critique de la culture, pour ainsi dire d’ores et déjà réifiés, prêt à leur évidement critique.
Telles sont les bases épistémologiques adorniennes, sujettes à caution, d’une interprétation
non-herméneutique des produits de la culture. Dans un tel cadre théorique, Adorno ne peut
donc que radicaliser l’opposition entre l’ « art autonome » et l’ « art fonctionnel », accablant
ce dernier d’une opacité et d’un mutisme propice à son appréhension comme marchandise
réifiée. Ce faisant, pour tenir jusqu’au bout l’art fonctionnel pour ainsi dire la tête sous les
eaux stagnantes du système, incapable d’offrir quelque ressource utopique, Adorno se voit
obligé, selon sa propre grille d’appréciation, de démonter systématiquement toute prétention
esthétique d’un tel art dit fonctionnel et de reconduire les « effets » de ce dernier à une
psychologie auditive, tandis qu’inversement, l’essence esthétique de l’art autonome coïncide
avec son effort constant d’un arrachement au psychologique.
Un passage à la fin du texte sur Le caractère fétiche dans la musique est cependant un signe
évident adressé à l’hypothèse benjaminienne de la barbarie positive : la scène des Marx
Brothers, jouant d’un piano brisé comme d’une véritable harpe du futur1178, scène où Adorno
perçoit l’espoir dans le comble de la barbarie qui a détruit l’instrument de musique lui-même.
Par ce clin d’œil à la barbarie positive benjaminienne, Adorno ne retourne aucunement sa
veste. À vrai dire, sous l’apparence de la barbarie positive, Adorno reconnaît surtout sa propre
théorie de l’histoire de la musique comme délitement progressif du matériau musical. Au prix
1178
« Face à l’écoute régressive, la musique dans son ensemble commence à prendre un caractère comique. […]
Cette idée a été fixée avec une grandiose obstination dans quelques-uns des films des Marx Brothers lorsqu’ils
ont démoli un décor d’opéra comme s’ils voulaient, ce faisant, préparer sur le mode allégorique la saisie par la
philosophie de l’histoire de la décomposition de la forme-opéra ou encore, dans un passage hautement estimable
et d’un humour plus raffiné, lorsqu’ils ont mis en pièce un piano à queue et utilisé son châssis comme si c’était
une véritable harpe du futur afin d’y jouer un prélude » (Le Caractère fétiche…, p. 81 ; GS 14, 48).
263
d’une accélération où gît de fait tout l’élément comique, les Marx Brothers radicalisent cette
déconstruction historique en un moment de ludisme débridé. Ils rompent avec la conception
bourgeoise de l’art et en saisissent la brisure. En même temps, comme débris, ils le sauvent,
lorsqu’ils jouent de ce piano cassé comme d’une « harpe du futur ».
Entre la conception benjaminienne et la conception adornienne de ce retournement de la
destruction de l’aura en salut, il faut saisir cette fondamentale différence : elle est acceptée
chez Benjamin, avec quelque ruse, en s’assurant de la présence du nain de la théologie sous la
table, elle n’est concédée chez Adorno que parce qu’y perce la vérité du matériau musical
moderne.
c. Possibilité d’une issue psychique à la réification
Faute de pouvoir dégager au sein des nouvelles techniques de diffusion et de perception de la
musique quelque barbarie positive ouvrant vers une issue utopique, la théorie du caractère
fétiche dans la musique conduit Adorno à une radicalisation de sa critique de la subjectivité,
devenant elle-même, pour la majorité des individus, sans issue. Le système de l’industrie
musicale, incroyablement bien huilé pour aliéner les sujets, paraît structuré pour empêcher
toute prise de conscience. En lui la musique se réalise selon son traditionnel usage lorsqu’elle
est au service du pouvoir : sa capacité de mise au pas des masses, assurant sur un tempo
staccato, leur complète discipline.
Mais si l’action du système est identifiée comme encouragement à la compulsion de
répétition, alors la Théorie critique devrait être en mesure d’énoncer les conditions du
« rappel » assurant la reconquête du moi adulte de l’individu des sociétés marchandes.
La mise en évidence de la dimension pathologique associée à la production-consommation
des marchandises culturelles lie ainsi de façon décisive compréhension marxienne et
compréhension freudienne du fétichisme. Lorsque Adorno écrit, dans la lettre à Benjamin du
29 juin 1940, que « toute réification est un acte d’oubli »1179, il fait ainsi fond sur une
convergence théorique décisive entre les deux auteurs : de même que le fétichisme de la
marchandise coïncide chez Marx avec l’oubli des rapports de production, la perversion
fétichiste – comme toute perversion – est refoulement d’une scène originelle traumatique chez
Freud1180. Si Marx affirmait que la connaissance du processus n’y change rien1181, la
perspective psychanalytique constitue, en droit, une perspective thérapeutique. Dans la
mesure où toute pathologie psychique s’entretient chez Freud grâce au mécanisme du
refoulement et se renforce dans la compulsion de répétition, l’anamnèse est la clé de la
guérison. De même, la critique du fétichisme de la marchandise doit pouvoir fonctionner
comme un rappel qui libère la conscience d’un tel oubli névrotique. Si, comme le rappelle
Adorno à Benjamin, « toutes les considérations sur l’anthropologie matérialiste, depuis [qu’il
est] en Amérique, sont centrées sur la notion de ‘caractère réflexe’ »1182, ce caractère
pathologique, isolant le moi en le soumettant aveuglément à l’autorité sociale jusque dans les
fondements les plus intimes de son psychisme, doit pouvoir être délié dans l’analyse. C’est ce
que suggérer l’explicitation du théorème de la réification comme oubli, ouvrant sur l’intention
d’une théorie différenciée de la mémoire elle-même.
1179
CorrAB, p. 367 ; A/B Briefwechsel, 417. La formule réapparaît dans la Dialectique de la raison, à la fin de
l’esquisse sur « L’homme et l’animal ».
1180
Freud la décrit comme l’effroi causé par la découverte du se féminin privé de pénis. Cette origine reste
problématique pour concevoir un fétichisme féminin comme l’on fait observer de nombreux critiques.
1181
Marx notait sur ce point que « la connaissance même du processus d’instauration de la valeur ne change rien
à l’affaire. »
1182
CorrAB, p. 366; ; A/B Briefwechsel, 416.
264
« La tâche ne serait-elle pas de rattacher à une théorie dialectique de l’oubli toute l’opposition
entre expérience vécue [Erlebnis] et expérience réfléchie [Erfahrung]. On pourrait dire aussi :
à une théorie de la réification. Car toute réification est un acte d’oubli : les objets se chosifient
à l’instant où une part d’eux-mêmes tombe dans l’oubli sans qu’alors ils soient présents de
toutes pièces : donc à l’instant où une part d’eux-mêmes tombe dans l’oubli. Et la question se
pose de savoir dans quelle mesure il s’agit de l’oubli formant l’expérience réfléchie, je dirais
de l’oubli épique, et dans quelle mesure de l’oubli réflexe. »1183
Le caractère réflexe rapporté ici à une Erlebnis inconsciente, marquée par la passivité, dont
semble procéder la réification, aurait un contrepoint « épique », réfléchi, en d’autres termes,
volontaire, sur laquelle fonder l’hypothèse de ressources émancipatrices au sein de la
conscience elle-même. Adorno en voit le modèle dans le souvenir proustien qu’il comprend
finalement, contrairement au topos de la « mémoire involontaire », comme « mémoire
volontaire ».
« L’instant où est goûtée la madeleine, d’où émane la mémoire involontaire de Proust, était-il
véritablement inconscient ? Il me semble que dans cette théorie, il manque un chaînon
dialectique, celui de l’oubli. Or l’oubli est d’une certaine manière la base des deux, tant de la
sphère de l’ “expérience” [Erfahrung] ou mémoire involontaire, que du caractère réflexe, dont
le souvenir brusque présuppose lui-même l’oubli. Qu’un homme puisse faire des expériences,
cela dépend en dernière instance de sa façon d’oublier. »1184
Dans les discussions d’Adorno avec Benjamin, l’établissement du maillon psychanalytique
entre réification et impuissance des individus se précise à terme en une théorie différenciée de
la mémoire où le souvenir, volontaire, apparaît comme la forme la plus démythologisante de
la conscience, capable de convoquer le passer de façon autonome et de le révoquer tout aussi
bien.
Mais la réponse adornienne à la question de l’oubli ne sera pas développée à partir d’une
théorie de la mémoire de type bergsonien par exemple : cette théorie, dans toute l’œuvre
adornienne, semble toujours repoussée, tant elle confine à la constitution phénoménologique
ou à la thématisation d’une expérience vécue à la Simmel ou à la Dilthey qu’Adorno a
toujours suspectée de subjectivisme inconsistant. Elle ne sera pas non plus psychoexpérimentale. Faute de croire dans les ressources objectives des nouvelles techniques, et en
raison d’un diagnostic unilatéralement critique sur les produits musicaux de l’industrie, il ne
peut dégager à partir de ses expériences des signes de progrès ou de guérison convaincants.
Adorno a perçu immédiatement l’inconsistance d’un projet thérapeutique psychanalytique
adressée aux masses. Ironiquement, la psychanalyse semble figurer en première ligne des
dispositifs sociaux qui entretiennent la conscience réifiée des individus et bloquent toute
possibilité de « rappel », comme il l’expose le cinglant §40 des Minima moralia, rédigé à la
même époque.
« En parler toujours n’y penser jamais. – Depuis qu’avec l’aide du cinéma, des soap operas et
de Karen Horney, la psychanalyse [Tiefenpsychologie] s’infiltre jusque dans n’importe quel
bled perdu, les hommes sont privés des dernières possibilités d’une expérience d’eux-mêmes
par notre civilisation organisée. La prise de conscience sur commande transforme en produits
de grande série non seulement la réflexion spontanée mais aussi les lumières de la
psychanalyse, dont l’efficace se mesure en réalité à l’énergie et à la souffrance qu’il en a coûté
pour les acquérir ; et elle transforme en banalités conventionnelles les secrets douloureux de
l’histoire individuelle, que la méthode orthodoxe a déjà tendance à réduire à des formules
toute faites. La levée des rationalisations devient elle-même rationalisation. »1185
1183
CorrAB, p. 367; A/B Briefwechsel, 417.
Ibid.
1185
MM, p. 87 ; GS 4, 72.
1184
265
Dans un contexte où les conflits psychiques équivalents à de « l’arthrite ou de la sinusite », ne
sont plus que « les éléments d’un montage à la surface d’une existence standardisée »1186, la
violence de la révélation psychanalytique s’est convertie en instrument de pacification sociale.
Les individus, finalement dispensés du « travail de l’anamnèse réflexive », disposent avec elle
d’une subsomption pratique et immédiate des conflits pulsionnels, sous les concepts de
« complexe d’infériorité, de fixation à la mère, d’introversion et d’extraversion », quoiqu’au
fond, « ils ne se laissent pas du tout remettre en cause par ces concepts »1187. La réification de
la psychanalyse réduite à ses topiques explicatives en neutralise la portée.
Mais si la réification est un oubli, et que toute élaboration passe par la remémoration des
évènements traumatiques refoulés, la critique doit se renforcer en faisant éclater les catégories
psychanalytiques réifiées par le rappel du pessimisme anthropologique qui les détermine –
fût-ce pour en désamorcer à terme l’ancrage naturaliste. Dès lors, le rappel ne s’inscrira
nullement, pas plus que chez Benjamin, dans une recherche égologique visant l’exhumation
d’un souvenir individualisant1188, il fera remonter à la surface un souvenir historique. Un
souvenir, plus précisément pour Adorno, qui engage la constitution socio-historique primitive
de la subjectivité. Car si le caractère fétiche s’est emparé si profondément des subjectivités, la
scène qu’il les condamne à refouler n’est pas seulement individuelle mais collective et archihistorique. Dans ces conditions, la critique de la subjectivité ne peut se poursuivre qu’en
reconstituant une telle scène.
S’il faut construire les conditions d’un rappel dans la critique, il convient de remonter aux
commencements mêmes de la civilisation occidentale. L’anamnèse sera opérée sur un plan
historique global, dégageant ce Gesamtprozess qui manquait encore à Benjamin, par une
histoire primitive de la subjectivité.
*
L’articulation de la théorie de la forme-marchandise à la critique adornienne de la subjectivité
constitue un enjeu majeur de son intégration au projet collectif de la Théorie critique. Après
avoir envisagé les issues héritées et contemporaines qui se présentaient à Adorno et ses prises
de position relativement à elles, nous avons recherché la manière dont Adorno articulait la
théorie de la forme-marchandise à sa critique de la subjectivité, amorçant par là son extension
en critique de la société. Il est apparu que c’est en reconduisant le problème aux implications
psychiques du fétichisme, par sa réélaboration psycho-sociale qu’ Adorno tranche le nœud
gordien de la théorie. Elle permet au théoricien d’investir cette catégorie d’un enjeu théorique
qui passe finalement outre celui, politique, et apparemment dans l’impasse, du conflit de
classes et de son issue révolutionnaire. Comme l’écrit Philippe Lacoue-Labarthe, Adorno
« est alors persuadé de disposer avec le concept de l’abstraction de l’échange la clef pour la
compréhension du texte tissé par la société. Déchiffrer les hiéroglyphes sociaux signifie donc
pour l’essentiel reconnaître et dissoudre par l’analyse les fétiches qui se sont formés dans la
conscience et rendre visible les processus sociaux dans leur fausse réification »1189. Au même
titre que l’allégorie, le caractère fétiche de la marchandise permet ce déchiffrement en tant
qu’en lui se figent des extrêmes que, pour l’heure, Adorno n’est pas en mesure de rapporter à
une totalité sociale mais à l’unité psychique des individus : jouissance et angoisse dans le
1186
Ibid.
Ibid.
1188
C’est le projet de Benjamin dans Enfance berlinoise, lorsqu’il mêle des souvenirs ressaisis d’un point de vue
matérialiste au récit de la Recherche du Temps perdu de Proust, dégageant dans la promesse de bonheur
apparente les brèches manifestes des « présages du malheur ». L’intérêt, partagé par Adorno, pour la question de
la mémoire involontaire chez Proust, s’inscrit dans cette perspective.
1189
Ph. Lacoue-Labarthe, « Remarque sur Adorno et le jazz », in Rue Descartes n°10, juin 1994.
1187
266
sujet-jazz, impuissance et puissance dans la physiognomonie de Wagner, fascination pour les
stars et empathie avec la marchandise dans l’industrie musicale. La réification décrit
finalement la désolidarisation de significations dont la phénoménologie hégélienne faisait les
moments d’une conscience vivante, capable de les dépasser. Atomisés, ces moments
subsistent, rigides, pour la conscience, qui n’a d’autre choix que de renoncer à elle-même
pour les supporter. Son aliénation n’est plus alors la condition de sa conservation, mais le fait
même de sa liquidation, non dans un geste héroïque de suppression consciente de soi, mais, à
petit feu, dans la régression.
267
II. PROCES GLOBAL [GESAMTPROZESS]
À la fin des années trente, il manque au théoricien critique une assise historique à la
radicalisation de sa théorie de la forme-marchandise en théorie de la régression des
subjectivités. Autant qu’à Benjamin, ce Gesamtprozess dont la dialectique matérialiste
critique ne peut se passer pour fonctionner, lui fait encore défaut.
En exhumant les fondations psycho-historiques de la réification, selon une méthode
empruntée en partie à la généalogie nietzschéenne, mais surtout, au delà d’elle, aux outils de
l’anthropologie psychanalytique freudienne, la Dialektik der Aufklärung vient compléter,
d’une manière remarquablement hétérodoxe, ce déficit théorique. De L’Odyssée au Novum
Organum de Bacon, divers documents de culture font l’objet d’une réécriture à la fois
parodique et critique qui révèle leur ambivalence constitutive, ambivalence œuvrant au cœur
de la raison bourgeoise elle-même. Critique matérialiste et analyse freudienne s’associent
ainsi au mode aussi apparemment fantaisiste que réellement grave du détournement littéraire.
Cela étant, du point de vue théorique, la question qui se pose est alors la suivante : que
devient la théorie de la forme-marchandise dans la Dialectique de la Raison face à l’exigence
théorique d’invoquer une totalité articulant la dialectique critique ?
Puisque, comme le rappelle Habermas, d’une part « la version que Lukács a donné de la
théorie de la réification est démentie historiquement par l’échec de la révolution et les
capacités d’intégration imprévues de sociétés capitalistes avancées » et que d’autre part, les
auteurs conviennent de la déliquescence, dans l’impuissance généralisée du « rapport positif »
censé rattacher la théorie à l’idéalisme objectif de Hegel, la théorie de la forme-marchandise
emmure désormais tout espoir pratique. Face à ces difficultés, les deux auteurs ne la
maintiennent qu’en la radicalisant. Dans leur ouvrage commun, le procès de réification se
trouve en effet élargi « jusqu’à un processus historico-mondial de civilisation », ancré « en
deçà du capitalisme commençant, aux débuts du devenir homme »1190 . Dans ce mouvement, la
forme-marchandise et le fétichisme en tant que concepts isolés sont pour ainsi dire « aspirés »
dans celui de raison bourgeoise, confirmant de ce fait l’identification de la forme-marchandise
à une figure de la subjectivité. Mais dans le procès global de la rationalité qui conduit à la
réification généralisée des individus à l’âge du capitalisme avancé, l’accent ne sera plus mis
sur la mutilation psychique des sujets par les marchandises mais sur la préconstitution réifiée
de la subjectivité bourgeoise. La régression, dont la forme-marchandise semblait être la cause,
devient inhérente à la subjectivité telle qu’elle s’est constituée – en tant que revers du
caractère répressif de sa constitution. Ainsi happée dans le procès global de la rationalité
bourgeoise, la catégorie de la forme marchandise devient alors une figure de la Raison ellemême. Mais au moment où se trouve ainsi déterminée, sans précédent, sa teneur « historicophilosophique », telle que la réclamait Adorno face à Benjamin, tout se passe, on va le voir,
comme si sa spécificité capitaliste se trouvait littéralement engloutie, ingurgitée dans un
schéma interprétatif pour lequel il n’y a plus d’époques.
1190
Jürgen Habermas, Théorie de l'Agir communicationnel, op. cit., p. 371
268
A. Procès de la Raison
Rédigée autour de 1940, par des auteurs exilés d’une Europe dominée par des régimes
fascistes, la Dialectique de la Raison marque une orientation nouvelle au sein de la
constellation des figures de la subjectivité jusque là abordées par la critique adornienne. De la
figure individuelle de la subjectivité – quoique déjà sociale – incarnée dans le Sujet-jazz,
Richard Wagner ou le consommateur-auditeur de musique on passe à sa figure universelle,
catégorie phare des philosophies de l’histoire systématiques : la Raison. D’entrée de jeu, cette
figure est pour ainsi dire dédoublée, entre une Raison émancipatrice, caractéristique des
Lumières – qui sont moins considérées ici comme une époque bien définie de l’histoire de la
pensée que comme l’élan qui, « de tous temps », a mu les hommes vers l’émancipation – et
une raison instrumentale, dominante, jugent les auteurs, dans le processus historique qui a
conduit jusqu’à la société marchande. Ainsi altérée par son instrumentalisation séculaire, la
raison, « notion même du penser » a conduit la société à régresser.
« Nous n'avons pas le moindre doute – c'est là notre pétition de principe – que dans la société,
la liberté est inséparable du penser éclairé. Mais nous croyons avoir tout aussi nettement
reconnu que la notion même de ce penser, non moins que les formes historiques concrètes, les
institutions de la société dans lesquelles il est imbriqué, contient déjà le germe de cette
régression qui se vérifie partout de nos jours. Si la Raison n'entreprend pas un travail de
réflexion sur ce moment de régression [rückläufige Moment], elle scellera son propre
destin. »»1191
C’est ainsi qu’est rapidement expédiée la dialectique qui espère sauver de la raison
instrumentale par la Raison des Lumières et qu’est posé l’enjeu de la Dialectique de la
raison : dégager dans l’histoire même de la rationalité les moyens de sa critique. Dans la
mesure où la critique de la raison ne peut cependant adopter les canons formels de
l’argumentation rationnelle pour être entreprise sous peine de s’autodissoudre, elle s’expose
d’abord sous la forme rhétorique de l’attaque, selon deux principaux régimes : le court-circuit
et la parodie.
1. Courts-circuits
a. Réduction
À mesure que se déploie l’argumentation, on observe une véritable inflation du concept
négatif de la raison telle que, alors même que la possibilité de son autre est maintenue, seule
sa version destructrice semble s’être réalisée historiquement et socialement. Dans sa Théorie
de l’Agir Communicationnel, Habermas a analysé cette réduction de la Raison à sa version
qualifiée d’instrumentale. Trahissant littéralement l’élasticité de la rationalité wébérienne,
Horkheimer en a livré, selon Habermas, une version restreinte qui a contribué à la fois à
rigidifier la rationalité à l’œuvre dans les rapports sociaux et à rendre de plus en plus
évanescente la possibilité d’une rationalité véritablement éclairée dans les sociétés humaines.
1191
DR, p. 15; DA, GS 3, 13.
269
Il est frappant à ce titre de comparer l’image horkheimerienne et adornienne de la rationalité
(toujours instrumentale, toujours destructrice) à sa polysémie wébérienne. « À vrai dire,
écrivait Max Weber dans L’Éthique protestante et le capitalisme, il faudrait placer en
épigraphe à toute étude consacrée au rationalisme ce principe très simple mais souvent
oublié : la vie peut être rationalisée conformément à des points de vue finaux extrêmement
divers et suivant des directions extrêmement différentes. Le « rationalisme » est un concept
historique qui renferme tout un monde d’oppositions… »1192. Kaléidoscopique, le
« rationalisme », qui n’a pas ici seulement le sens d’une option théorique en philosophie mais
aussi celui de « rationalité » au sens de pratique, l’est donc en un premier sens parce qu’il se
transforme, suggère Weber, en fonction des points de vue finaux auxquels on l’assigne, et
parce qu’il est historique, donc changeant. Mais cette variabilité du rationalisme doit encore
être renforcée par le fait qu’on ne saurait tout à fait le considérer comme une pratique pure.
C’est précisément l’impureté de toute pratique sociale vis-à-vis d’un rationalisme théorique
qui, quant à lui, serait pur, qui a conduit Weber à développer l’idée de « rationalisations
partielles ». C’est cela même qui fait que la rationalité peut « désigner des choses
extrêmement diverses… »
« Il y a par exemple des “rationalisations” de la contemplation mystique, c’est-à-dire d’un
comportement qui, considéré à partir d’autres domaines de la vie est spécifiquement
“irrationnel” – de la même façon qu’il y a des rationalisations de l’économie, de la technique,
du travail scientifique, de l’éducation de la guerre, du droit et de l’administration. En outre, on
peut rationaliser chacun de ces domaines en fonction de points de vue et de buts extrêmement
divers, et ce qui est ‘rationnel’ considéré sous un certain angle peut être “irrationnel” sous un
autre. C’est pourquoi il y a eu dans toutes les zones de civilisation des rationalisation de nature
extrêmement diverses dans les différents domaines de la vie. Pour caractériser leurs
différences, du point de vue de l’histoire de la civilisation, il faut d’abord déterminer quelles
sont les sphères rationalisées et dans quelle direction elles le sont. »1193
Repérant ces rationalisations partout, Weber se garde de faire de la rationalité une instance
autonome qui contaminerait toutes les pratiques humaines. Alors même qu’il lui est
nécessaire de dégager un concept générique de la rationalité sans lequel il ne pourrait la dire
protéiforme, le sociologue ne se prononce pas sur le contenu de cette abstraction commune, il
ne l’envisage qu’une fois déterminée la sphère dont on s’occupe et la direction propre qu’elle
suppose de la rationalisation. Sans entrer dans le détail de l’analyse wébérienne, et sans non
plus se lancer dans le procès sociologique d’auteurs dont le projet n’était précisément pas
exclusivement sociologique, on se contente ici de faire droit à la critique Habermas sienne de
la rationalité adornienne et horkheimerienne comme réduction d’une notion héritée de
l’analyse wébérienne de la modernité. Ce qui chez Weber constitue avant tout un objet de
réflexion prend chez Horkheimer et Adorno l’ampleur d’une forme qui détermine sa propre
appréhension et comprend ceux qui la pensent. La rationalité n’est plus une notion générique
dont il s’agit d’observer les phénomènes les plus divers, mais la forme de toutes nos notions, à
laquelle nous ne pouvons vraisemblablement échapper que négativement, en la dénonçant
comme telle. Adorno et Horkheimer, laissant de côté toute aménité sociologique envers les
phénomènes divers des rationalités, cultivent alors dans la description d’une rationalité
englobante son caractère monolithique. En déterminant la rationalité non plus comme un
phénomène mais comme la forme même de notre regard sur tout phénomène, ils font de cette
dernière une instance massive, indifférenciée. Uniformisante, la rationalité est uniformisée en
retour.
1192
M. Weber, L’Éthique protestante et le capitalisme, trad. fr. de J. Chavy, Paris, Plon, 1964, rééd. « L’Agora »,
1985, pp.81 et 82.
1193
M. Weber, op. cit., pp. 23 et 24.
270
La compréhension unilatérale de la rationalité comme rationalité instrumentale est donc le
corollaire de l’idée qu’il s’agit là d’un phénomène absolument généralisé. Parce qu’elle
conforme tout, la rationalité est partout la même. Dans la Dialectique de la raison, les
« sphères rationalisées » n’ont par conséquent de spécificité qu’anecdotique et la
« direction », pour reprendre le terme wébérien, vers laquelle elles sont rationalisées est
toujours la même : c’est celle de la domination. La formule chiffrée de cette équation, dès
l’introduction de la Dialectique de la Raison, c’est Bacon qui la donne, armé de sa théorie
selon laquelle, « le savoir est un pouvoir », nous y reviendrons.
b. Double généralisation
Mais il importe avant cela de signaler la « double généralisation »1194 de la critique marxiste
de la domination – aboutissant chez Lukács à la théorie de la réification – que produit une
telle conception de la rationalité instrumentale. Comme le montre Habermas dans sa Théorie
de l’agir communicationnel, la théorie de la forme-marchandise qui fondait cette critique chez
Lukács fait l’objet d’une extrapolation théorique sans précédant.
« Chez Horkheimer et Adorno le concept [de réification] n’est pas seulement détaché du
contexte historique spécifique d’émergence du système d’économie capitaliste, il est séparé
totalement de la dimension des relations interpersonnelles, et il subit une généralisation dans le
temps (il intéresse l’histoire globale de l’espèce) ainsi que dans le champ du réel (du fait que
la cognition mise au service de l’autoconservation, et la répression de la nature pulsionnelle,
sont imputées à la même logique de la domination). Cette double généralisation du concept de
réification conduit à un concept de raison instrumentale qui renvoie l’histoire des origines de
la subjectivité et le procès de formation de l’identité du moi à une perspective englobante de la
philosophie de l’histoire. »1195
La première généralisation est une « généralisation dans le temps ». Elle consiste à identifier
les premières formes de productions à l’exploitation en vertu de la domination de la nature
qu’elles engageaient déjà nécessairement. Alors que chez Marx est maintenue la distinction
entre production et domination dans les sociétés précapitalistes, l’exploitation étant conçue
comme un phénomène de la société bourgeoise, tout se passe chez Adorno comme si tout
processus de production s’identifiait immédiatement à la domination capitaliste. Au-delà
même de la critique marxiste traditionnelle du dépérissement de la valeur d’usage au profit du
fétichisme de la valeur d’échange, c’est la production en général, en tant qu’elle suppose une
forme de domination de la nature, qui semble contenir in nuce toute la violence et
l’oppression caractéristiques des relations sociales bourgeoises.
La seconde généralisation est une généralisation « dans le champ du réel ». Elle consiste à
identifier la constitution de la subjectivité elle-même, fondée sur l’instinct d’autoconservation,
comme premier acte d’un rapport de domination à la nature, à la fois extérieure et intérieure.
Celui qui se constitue comme sujet rationnel exerce déjà sur sa propre nature la répression
propre au rapport de la civilisation rationalisée à la nature en général.
Conséquence de cette double généralisation, la critique lukácsienne de la forme-marchandise
comme forme de domination est réinjectée dans l’ensemble de l’histoire humaine, désormais
totalement détachée d’un contexte historique déterminé.
Dans la mesure où la critique de la domination se trouve ainsi étendue dans le temps et dans le
champ du réel, on peut se demander, ce qui reste de la théorie proprement économique
censée fonder la critique. Si Weber reprochait au marxisme sa tendance à l’économisme, la
1194
1195
L’expression est de J. Habermas lui-même.
J. Habermas, op. cit., p. 384.
271
pauvreté des concepts économiques ici en jeu expose l’argument économique à se vider
littéralement de son contenu proprement matérialiste, ancré historiquement dans des rapports
de production déterminés et spécifiques. L’ancrage économico-historique qu’était censée
assurer une théorie rénovée de la forme-marchandise à la critique adornienne de la
subjectivité s’avère en effet quasiment dissout dans l’extension sans précédent dont cette
théorie fait l’objet. Mais si la théorie semble perdre ici son caractère matérialiste, c’est, encore
une fois, au plan psychique qu’elle le reconquiert.
c. Identification
Dans leur généralisation de la théorie de la réification, les auteurs entendent néanmoins
maintenir un lien entre économie et rationalité, plus précisément entre forme marchande et
rationalité. Faute d’une délimitation engageant des paramètres historiques déterminés, la
théorie de Max Weber établissant sur des bases économiques et historiographiques précises
un lien concret entre éthique protestante, rationalité et esprit du capitalisme ne peut leur être
que d’un faible secours, bien qu’elle soit invoquée formellement. Il leur faut, au-delà d’elle,
une théorie qui identifie, non pas seulement historiquement mais génétiquement, rationalité et
principe d’équivalence.
La Dialectique de la raison – et Adorno le suggère à la même époque contre Husserl – émet
ainsi l’hypothèse que la constitution transcendantale de la subjectivité elle-même coïncide
avec les premiers développements de l’économie. C’est ce qui fonde l’intérêt dont témoigne
Adorno pour le chercheur Alfred Sohn-Rethel1196 qui développe dès 1936 une théorie
sociogénétique de la connaissance défendant une conception wébéro-simmélienne, mais
remontant jusqu’à l’Antiquité, selon laquelle la naissance de la pensée abstraite est liée à celle
de l’économie monétaire1197. Adorno insiste sur la convergence de ses propres réflexions avec
cette théorie qui « dynamite l’idéalisme de l’intérieur » à l’instar de son propre projet, alors en
cours, sur Husserl face Horkheimer qui, quant à lui, se montre plus sceptique. De fait, cette
convergence est tout à fait nette, si comme l’explique Sohn-Rethel lui-même dans une lettre à
Adorno, sa théorie vise à démontrer, dans un cadre historiographique et économique
scientifique, ce fait que « la genèse des formes déterminantes de la pensée rationnelle, et en
particulier l’idée de subjectivité, est médiatisée par la “dialectique historique de la
1196
Alfred Sohn-Rethel, (1899 -1990), fit des études d’économie politique auprès d’Emil Lederer, de sociologie
auprès de Max Weber et de philosophie auprès de Simmel, Rickert, Cassirer. En 1928, il obtint un doctorat sur le
marginalisme. Dès 1936, il développa une théorie sociogénétique de la connaissance, exposée dans des textes qui
publiés seulement après-guerre, notamment le texte, cité par Adorno dans la Dialectique négative, Forme
marchandise et Forme de pensée, [Warenform und Denkform. Versuch einer Analyse der gesellschaftlichen
Urspungs des « Reines Verstandes », Frankfurt/Main, EVA/Wien, Europa-Verlag, 1961]. En Angleterre, il se lia
à l’historien marxiste de l’Antiquité George Thomson, chez qui il trouva une confirmation de son hypothèse
“wébero-simmelienne”, selon laquelle la naissance de la pensée abstraite est liée à celle de l’économie
monétaire.
1197
Comme l’explique Gérard Raulet, dans sa synthèse sur La Philosophie allemande depuis 1945, « le cœur de
la théorie de Sohn-Rethel est la notion marxienne d’abstraction réelle, tirée des développements du Capital sur la
marchandise. Il en déporte de façon ‘simmelienne’, et cela lui a été reproché dans le camp marxiste, le centre de
gravité de la sphère de la production vers celle de la circulation. Mais le moment central de [la] thèse
[marxienne] n’est pas contesté en tant que tel […] : l’argent est le vecteur abstrait grâce auquel toutes les
conditions socio-économiques sans lesquelles l’échange ne pourrait avoir lieu sont éclipsées, il transforme la
réification réelle en une chose abstraite dont la genèse devient invisible, et il faut voir là à la fois l’origine de
l’ “idéologie” et surtout l’efficience de cette dernière non pas simplement comme une fausse représentation mais
comme une structure constituante du penser » (G. Raulet, La philosophie allemande depuis 1945, Paris, Armand
Colin, 2006, pp. 272-273).
272
socialisation fonctionnelle”, faisant apparaître la subjectivité comme le corrélat inséparable de
la constitution de la forme-argent de la valeur »1198.
Néanmoins, faute d’un matériel historiographique et économique précis1199, les auteurs de la
Dialectique de la raison ne peuvent qu’invoquer une telle théorie censée apporter de l’eau à
leur moulin, mais nullement fonder leur critique sur elle, dont ils ne retiennent avant tout que
les conclusions sans pouvoir remonter scientifiquement à ses sources. Pourtant, la théorie de
Sohn-Rethel, dans ses présupposés simmeliens et wébériens, semble, à bien y regarder,
indispensable à la cohérence de la critique adornienne de la subjectivité si fermement
structurée par l’identité qu’elle ne veut plus seulement capitaliste mais archaïque de la
subjectivité et du principe d’équivalence, présidant à la constitution de la formemarchandise1200. Tel est bien le coût théorique que doit payer celui qui veut « étendre la
1198
Lettre de Sohn-Rethel adressée à Adorno en 1969, in Briefwechsel, 1936-1969, Christoph Gödde, München,
Text + Kritik, 1991, p. 10 sq., citée par S. Muller-Doohm, Adorno, une biographie, op. cit., pp. 219-220.
1199
Nombreux ont été les reproches adressés aux imprécisions du texte. Force est de constater que les « courtscircuits » théoriques abondent – comme si la critique ne pouvait se formuler efficacement qu’à cette distance. La
scientificité semble faire obstruction à la critique – à moins que ce ne soit l’entreprise critique qui, de par là
distance qu’elle impose à son objet, fasse obstruction à la scientificité. Tout se passe comme si une connaissance
trop approfondie, trop scientifique du fonctionnement historique et économique des institutions exposait la
théorie à la paralysie : à examiner de trop près la dentition du crocodile, on risque d’être subitement croqué.
Dans un article sur la Dialectique de la Raison au titre suggestif de « The Overphilosophication of Politics »,
Richard Rorty, après avoir dénoncé les thèses que son pragmatisme philosophique décèle, au fondement de
l’ouvrage, comme de « fausses opinions », s’emporte littéralement contre un dilettantisme scientifique de la
tradition philosophique critique, étendue ici d’Horkheimer et Adorno jusqu’à « la gauche foucaldienne » :
« Malgré son insistance sur la nécessité de comprendre la signification historique, cette gauche foucaldienne
[Foucaldian left] ne s’intéresse pas particulièrement aux narrations historiques détaillées [detailed historical
narratives], pas plus qu’aux analyses économiques précises. Ses adhérents semblent penser qu’il suffit de
disposer d’une conception philosophique suffisamment sophistiquée [a sufficiently sophisticated philosophical
view] pour “théoriser” tout ce qui nous tombe sous la dent [anything that comes down the pike]. Là encore, cette
gauche suit les traces de Horkheimer et Adorno. La Dialectique de la Raison suggère constamment qu’elle offre
un récit historique [historical narrative] qui incorpore et transcende l’histoire [story] racontée dans le Manifeste
du parti communiste ». Quant aux analyses économiques, poursuit Rorty, elles sont maigres et rares, et « la seule
utilisation qu’Horkheimer et Adorno fassent de Marx est de reprendre son usage péjoratif du terme
« bourgeois » ». Rorty s’irrite de tant de théories gonflées d’un pathos historique et sociologique qui n’ont
d’égale que la condescendance envers toute forme d’enquête concrète et approfondie, pourtant seule à même de
fournir quelque élément de légitimité aux dites théories. La notion même de bourgeois détachée de l’ancrage
socio-économique qui était le sien dans sa définition marxienne n’a plus de teneur que morale, en l’occurrence
une teneur péjorative. Moralisé, le bourgeois n’est plus le représentant d’une classe économico-sociale, mais un
esprit diffus, qui peut en quelque sorte venir habiter n’importe quel corps, et dans la société « entièrement
socialisé » qualifiée elle-même de bourgeoise, les habite tous, peu ou prou. Ces imprécisions préjudiciables à la
réflexion sont le résultat, juge Rorty, d’une surestimation de la théorie. Il s’agit pour nous de mettre en évidence
la raison pour laquelle cette surestimation est clairement assumée, notamment par Adorno. Notons en outre
l’imprécision rortyenne consistant à mettre Foucault et les théoriciens critiques dans le même sac : le premier se
proposait d’abord et avant tout, dans son archéologie de mener un travail d’historien. Si contestable qu’ait pu
être jugée sa démarche pour d’autres historiens, elle reste historienne, contrairement à celle d’Horkheimer et
Adorno dont le matériau premier reste philosophique. (R. Rorty, « The Overphilosophication of Politics », in
Constellations, vol. 7, n°1, 2000, pp. 128-132).
1200
Cette importance est attestée par le fait que, dans la Dialectique négative, Adorno se référera explicitement à
Sohn-Rethel en rapportant son hypothèse à sa propre théorie du principe subjectif de l’identification. Cet
argument philosophique déjà présent dans les années quarante mais plus systématisé alors offre l’unique
médiation en vertu de laquelle la forme-pensée et la forme-marchandise peuvent être assimilées. Par la médiation
de ce principe critique, la production est déjà domination, non pas seulement relativement à une certaine
synthèse sociale mais en tant que telle, dans la mesure où elles sont toutes deux expressions d’un principe
d’identification, qui est en lui-même violent, « même avant tout contrôle social et avant toute implication dans
des relations de domination entre hommes» (ND, GS 6, 232).
273
théorie de la réification à une anthropologie du capitalisme industriel »1201 (selon l’expression
de S. Breuer).
Dès lors, fidèles à l’idée de Lukács selon laquelle la forme marchandise est devenue une
forme de la domination, les auteurs identifient dans la foulée cette domination à la raison
bourgeoise, selon une méthode critique cette fois littéralement parodique.
2. Parodie
Jusqu’ici, le fait que la Dialectique de la raison s’ouvre sur une véritable parodie de l’utopie
de Bacon n’a jamais été vraiment mis en évidence. Pourtant, c’est véritablement l’amorce par
laquelle la raison est retournée en mythe dans le texte, et le progrès en mouvement de progrès
vers la catastrophe. On oublie parfois que c’est sur une évocation explicite de l’auteur de La
Nouvelle Atlantide que s’ouvre la Dialectique de la Raison. C’est Voltaire, l’ennemi juré de
Rousseau – dont les œuvres politiques et anthropologiques constituent, pour parler comme
Genette, un « métatexte »1202 décisif de la Dialectique de la Raison, qui fait entrer l’accusé :
Francis Bacon, « le père de la philosophie expérimentale »1203.
a. Le projet épistémologique et politique de Bacon
Bacon est connu comme celui qui, à l’aube du XVIIe siècle engagea, par ses ouvrages, la
philosophie et la science sur une voie nouvelle, contre la scholastique et contre les outils
désuets de la métaphysique, pour une connaissance de la nature qui nous en rende maîtres.
Affirmant que l’homme « ne gagne d’empire sur la nature qu’en lui obéissant », Bacon définit
un « connaître » que motive l’idéal d’un pouvoir. Pour ce que la contrainte de la nature,
renforcée par l’ignorance, est contraire à l’épanouissement de l’homme et que le savoir, par
lequel il peut la dominer, accroît son propre pouvoir, il apparaît sans l’ombre d’un doute que
« savoir, c’est pouvoir ». La hiérarchie des trois degrés (gradus) d’ambition (de l’ambition
personnelle, en passant par l’ambition nationale, jusqu’à l’ambition universelle) énoncée à
l’aphorisme 129 du livre I du Novum Organum spécifie alors l’ambition propre à ce pouvoir :
c’est, bien entendu, l’ambition universelle, au-delà même du souhait d’accroître la puissance
de l’empire (potentia et imperium) du pays, celle qui vise « à restaurer et à accroître la
puissance et l’empire du genre humain lui-même sur l’univers ». Celui qui porterait une telle
ambition et se donnerait les moyens de la réaliser serait « le vrai bienfaiteur du genre humain,
1201
Voir Stefan Breuer, “The Long Friendship: On Theoretical Differences between Adorno and Horkheimer”,
article traduit par John McCole, pp. 257-280, in Seyla Benhabib, Wolfgang Bonβ, John McCole, On Max
Horkheimer. New Perspectives, MIT Press, Cambridge, Massachussets, London, England, 1993, p. 267: Adorno
« was concerned […] in nothing less than extending the theory of reification into an anthropology of industrial
capitalism”.
1202
Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, éditions du Seuil, Paris, 1982, p. 10 : classée
comme troisième type de transcendance textuelle, la « métatextualité » « est la relation […] de « commentaire »
qui unit un texte à un autre texte dont il parle sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans
le nommer : c’est ainsi que Hegel, dans la Phénoménologie de l’Esprit, évoque, allusivement et comme
silencieusement le Neveu de Rameau. C’est par excellence, la relation critique. »
1203
Voltaire, Lettres philosophiques, XII, Œuvres complètes, Garnier, Paris, 1879, vol. XXII, p. 118, cité par
Horkheimer et Adorno, DR, p. 21.
274
le propagateur de la domination de l’homme sur l’univers (humani in universum imperii
propagator), le champion de la liberté, le vainqueur de dures nécessités »1204.
Dans ces conditions, la réforme baconienne du savoir a plus qu’un enjeu épistémologique,
elle engage un idéal politique et humain bien spécifique. Dans son article intitulé « Francis
Bacon : réforme de l’Etat ou réforme de la société ? », Didier Deleule insiste sur le caractère
indissociable de la réforme du savoir et de la réforme politique dans le discours baconien :
« On peut – et, à certains égards, l’on doit – comprendre que ladite nouvelle logique qui,
malgré tout, se met en place (le Novum Organum, qui dit bien son nom et entre en polémique
directe et assez violente à l’occasion avec l’ancien organon aristotélicien) n’est pas
autosuffisante et se révèle inséparable d’une certaine conception de l’État. Bacon n’a cessé de
revendiquer auprès des autorités compétentes le droit à une réforme du savoir qui s’appuierait
sur une réforme des institutions. »1205
Mais relève encore Didier Deleule, « […] la réforme des institutions propre à donner quelque
chance de réalisation à la réforme du savoir n’a été engagée ni par Elizabeth ni par Jacques
Ier ; l’œuvre théorique sera, par la force des choses, moins destinée à fonder une pratique
désormais incertaine qu’à populariser des idées nouvelles ». Pourtant, Bacon ne renoncera pas
à donner à ces idées un sens politique, voire à en penser la systématisation à l’usage d’un
gouvernement politique. Cette systématisation politique, on la découvre dans La Nouvelle
Atlantide, véritable utopie technocratique que Bacon, peut-être à défaut de voir réalisées ses
propositions réformistes au sein de l’État où il fut lui-même chancelier, rédigea peu avant sa
mort. L’ouvrage, paru à titre posthume en 1620, décrit un état, l’état de Bensalem, peuplé
d’une des dix tribus perdues d’Israël, au gouvernement apparemment monarchique, puisqu’il
est sous la coupe du roi Solamona. Mais cette monarchie est technocratique, et rien qui ne soit
étudié par le groupe d’experts constituant la société n’est imposé aux habitants. Ces experts
suivent les procédures les plus rigoureuses qui soient pour mener leurs recherches – destinées
au bien-être de la population – et valider leurs découvertes : la collecte des différents types
d’expériences est examinée avant que d’autres expérimentations plus poussées soient
proposées puis testées (par « les Flambeaux et les Greffeurs » – Lamps and Inoculators) et
enfin transformées en axiomes (par les Interprètes de la Nature) pour être mises en application
(par les « Donateurs ou Bienfaiteurs » – Dowry-men or Benefactors) au bénéfice de la
population. La société ainsi décrite apparaît comme la société réalisée, c’est-à-dire dans la
perspective baconienne, la société où règne la science dont est mise au jour la politique
définitive.
b. Renversement de l’utopie de Bacon
Projet « total » en ce sens, l’ambition baconienne est loin d’avoir seulement représenté une
inoffensive réforme épistémologique ; elle apparaît dans le réquisitoire que vont en produire
Adorno et Horkheimer comme le trait caractéristique de toutes nos pratiques. Plutôt que
héraut, un temps incompris, d’une pensée libre, d’une Aufklärung, Bacon est présenté ici
comme celui qui « en a déjà réuni les différents thèmes », appliqués sans conscience
inconsidérément depuis. L’idéal baconien de la domination de la nature est ainsi retourné en
source de l’actuel égarement de la civilisation européenne1206…
1204
Francis Bacon, De interpretatione naturae prooemium [1653], in J. Spedding, The Letters and the Life of
Francis Bacon, 7 vol., Londres, 1861-1874, t. IIII, p. 518.
1205
Didier Deleule, « Francis Bacon : réforme de l’Etat ou réforme de la société ? », Revue philosophique de la
France et de l’étranger, Presses Universitaires de France |2003/1 - Tome 128 - n° 1, pp. 79 à 101.
1206
On peut sans doute prêter une bonne part de cette parodie à Horkheimer. Dans les Débuts de la philosophie
bourgeoise de l’histoire, chapitre 3, « L’Utopie », il entreprend une critique relativement documentée de
275
« Toute tentative ayant pour but de briser la contrainte exercée par la nature en brisant cette
nature n’aboutit qu’à une soumission plus grande au joug de celle-ci. C’est ainsi que la
civilisation européenne s’est égarée [So ist die Bahn der europaïschen Zivilisation
verlaufen]. »1207
Ce n’est pas uniquement l’évolution calamiteuse d’un idéal au départ progressiste qu’on
déplore, mais le principe fondamental du projet qu’on dénonce : la domination de la nature.
Certes, attribuer à Bacon l’irraison contemporaine de la technicisation débridée qui culmine
dans les camps de la mort relève d’une incontestable exagération. Mais en convoquant la
figure baconienne, ce n’est pas seulement une méthode qui est visée, un projet scientifique,
c’est plutôt, et de façon essentielle, l’utopie vers la réalisation de laquelle tend ce projet, un
certain idéal de la systématisation et de la réalisation complète de principes visant à
l’ « amélioration du genre humain » par la « domination de la nature ».
C’est seulement par une périphrase, « l’Utopie de Bacon »1208, que La Nouvelle Atlantide est
évoquée par nos auteurs :
« Aujourd’hui, au moment où l’Utopie de Bacon, “la domination de la nature dans la pratique”
[der Natur in der praxis gebieten], est réalisée à une échelle tellurique, l’essence de la
contrainte qu’il attribuait à la nature non dominée apparaît clairement. C’était la domination
[Herschafft] elle-même. »1209
Omniprésente, l’utopie baconienne n’a pas besoin d’être citée comme un texte, comme une
fiction, le constat de sa réalisation effective est l’objet même du propos. La société où règne la
science est bien la nôtre et il n’est plus besoin d’aller la rechercher dans une inaccessible
Atlantide. Le commentaire critique de l’Utopie de Bacon coïncide donc avec le commentaire
critique du monde comme il va désormais. Plutôt que de s’attacher à dégager dans le texte lui-
l’utopie. Les utopies philosophiques, reproche Horkheimer, font malencontreusement toujours fi de l’histoire,
incapable de tenter de concevoir l’émergence de cette dernière au sein des conditions présentes qui seules, en
retour, peuvent la rendre possible. « Ainsi s’explique que le pays de leurs rêves – contrairement aux projets
socialistes modernes et à la Nouvelle Atlantide de Bacon – ne se trouvent pas dans le futur, mais dans un endroit
spatialement éloigné du lieu d’existence des auteurs. Le pays d’Utopie de More se trouve sur une île de l’Océan,
la Cité de Soleil de Campanella à l’intérieur de Ceylan. Pour ces philosophes, la société parfaite peut-être
instituée en tous temps et en tout lieu, pourvu que les hommes soient amenés par la persuasion, la ruse ou même
la force, à la constitution politique qui y correspond. » (op. cit., p. 99) Thomas Münzer dont Bloch a alors déjà
étudié la figure est convoqué comme utopiste impatient, une impatience caractéristique de cette attitude, pour
autant qu’elle ne révise pas son rapport à l’histoire. En effet, « l’utopie saute par-dessus le temps. Partant des
aspirations qui sont conditionnées par une situation déterminée de la société et qui, à chaque modification de la
raison, se modifient elles aussi, elle entend utiliser les moyens qu’elle trouve donnés dans cette réalité pour
instaurer une société parfaite : le pays de Cocagne d’une imagination historiquement conditionnée. L’utopie ne
voit pas que le degré d’évolution historique qui lui impose son projet de ‘pays de nulle part’ renferme en luimême les conditions de son devenir, de son existence et de sa disparition ; et que pour réaliser quelque chose, il
faut arriver à une connaissance exacte de ces conditions et même coller à elles. Elle voudrait rayer la souffrance
de la société présente, ne conserver d’elle que le bien pour lui tout seul, mais elle oublie que les éléments bons et
mauvais ne sont que des aspects différents de la même situation, parce qu’ils reposent également sur les mêmes
conditions. Elle ne conçoit pas la modification de l’existant comme une transformation difficile et pleine de
sacrifice des bases mêmes de la société ; elle la transpose dans la tête des sujets.» (Op. cit., pp. 100-101)
Horkheimer conclut sur une distinction qui rétablit la possibilité d’une invocation utopique tout en la limitant –
d’une manière qui évoque bien sûr la négativité adornienne mais fait déjà écho au rapport de Marx lui-même au
communisme : « l’utopie a deux faces : elle est la critique de ce qui est et la représentation de ce qui doit être. Sa
signification essentielle réside dans le premier moment » (op. cit., p.103).
1207
DR, p. 30; DA, GS 3, 29.
1208
DR, p. 57; DA, GS 3, 60.
1209
Ibid.
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même des aspects fondamentalement autoritaires1210, c’est dans l’observation directe de
conditions d’existence des individus que nos auteurs entendent mener leur critique en retour.
L’intertextualité qui renverrait à l’œuvre La Nouvelle Atlantide saute sous l’évidence de la
réalisation effective de sa fiction. Mais dans cette réalisation même, l’utopie se révèle être,
contre l’intention première de son auteur, une dystopie rampante…
Tandis que le moment historique offre l’image renversée de l’utopie baconienne, il s’agit de
remonter aux principes qui ont régi cet idéal destructeur de « l’homme dominateur ». Loin de
découvrir ici une étude précise de la philosophie baconienne de la connaissance, on assiste au
« montage » de fragments, de citations, quelque peu disparates, extraits d’œuvres plus ou
moins décisives, et à leur commentaire critique qui confine parfois, quoique sur un mode
sérieux, essentiellement polémique, à la parodie…
Le texte cité en premier n’est pas extrait d’un des grands ouvrages théoriques de Bacon, il
s’agit d’un discours de circonstance rédigé en 1592 à l’occasion d’une exposition des récentes
inventions mécaniques organisée par l’ingénieur Platt1211, intitulé The Praise of Knowledge.
Le Novum organum1212 (1620) et le Valerius Terminus1213 seront cités ensuite, mais le choix de
ce texte « officiel » n’est pas innocent : la grande figure de la réforme du savoir à l’aube du
XVIIe y apparaît simultanément comme une figure publique et, ultimement, politique. Le
discours baconien qui affecte un désintéressement philanthropique est en même temps le
discours d’un chancelier du roi. Ce n’est pas la maturité théorique qui intéresse ici nos
auteurs, mais l’énonciation du projet, dans un contexte d’activité politique. Cela étant, comme
le note Didier Deleule à propos de ce texte : « Dès cette époque, les tranchées sont bien
creusées sur le double front – les dogmatici et les empirici – où le philosophe ne cessera de
livrer bataille ; on doit ainsi condamner la scolastique, mais aussi attaquer l’imposture des
alchimistes, faire l’apologie des arts mécaniques (auxquels il manque cependant encore une
méthode de recherche) et proclamer finalement la nécessité d’ « un mariage heureux entre
l’esprit humain et la nature des choses” en lieu et place des “vaines notions” et des
“ expériences aveugles” »1214
« […] On imagine aisément ce que seront les fruits et la postérité de cette glorieuse union. La
presse d’imprimerie ? Une invention grossière ; le canon ? Son invention était pratiquement
chose faite ; la boussole ? On la connaissait déjà autrefois dans une certaine mesure. Que de
changements ces inventions n’ont-elles pas provoqués, – l’une dans la science, l’autre dans la
guerre, la troisième dans les finances, le commerce et la navigation ! Et je vous dis que ces
inventions ne sont que le fruit du hasard. Ainsi donc, la supériorité de l’homme réside dans le
savoir, – cela ne fait aucun doute. Ce savoir recèle bien des choses que les rois avec tous leurs
trésors ne peuvent acquérir, sur lesquelles leur autorité n’a aucun pouvoir, que leurs émissaires
et informateurs ne peuvent venir leur rapporter et dont leurs explorateurs ne peuvent découvrir
le pays d’origine. Aujourd’hui, nous nous imaginons que nous dominons la nature, – et nous
1210
Comme l’a montré, de façon radicale et polémique John E. Leary Jr. dans Francis Bacon and the Politics of
Science, Ames, Iowa State University, 1994, qui, « affirme que la vision baconienne de la science est
fondamentalement élitiste dans son rapport à la société et hiérarchique (voire autoritaire) dans son organisation
interne : inscrit dans la structure étatique de la dynastie Tudor, Bacon « voulait, par-dessus tout, introduire de
l’ordre (sur le plan intellectuel) là où il n’y avait auparavant que chaos, et mettre en place un gouvernement là où
il n’y avait qu’anarchie » (p. 7). Fondée sur une vision pessimiste de la nature humaine, l’entreprise repose, dans
un cas comme dans l’autre, sur une volonté de contrôle : la communauté des savants, tout comme la structure
gouvernementale, doit constituer un groupe à part non soumis à la corruption qui affecte la masse de la société
(cf. p. 184 sq.).
1211
Didier Deleule, art. cit. p. 94. Les expressions entre guillemets sont de Bacon, extraites de J. Spedding, The
Letters and the Life of Francis Bacon, 7 vol., Londres, 1861-1874, t. I, p. 125.
1212
F. Bacon, Novum Organum, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur Paris, PUF, 1986.
1213
Le « Valerius Terminus » – ou de l’interprétation de la nature, trad. F. Vert, Paris, Méridiens-Klincksieck,
1986, cité par les auteurs de la Dialektik der Aufklärung dans l’édition Miscellaneous Tracts upon Human
philosophy. The Works of Francis Bacon. Ed. Basil Montagu, London, 1825.
1214
Didier Deleule, art. cit., p. 94.
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restons soumis à ses contraintes ; si nous nous laissions cependant guider par elle dans nos
inventions, nous la dominerions dans notre pratique. »1215
La limpide bonhomie du chancelier philosophe n’aura d’égale que la densité des implications
critiques que vont en tirer nos auteurs. Jusqu’ici, suggère Bacon, les générations de savants se
sont davantage livrées à d’abstraits raisonnements sans conséquence et à de vaines
expériences menées sans la direction de la raison. On doit se réjouir que sans aucune
méthode, « par le fruit du hasard », l’humanité ait finalement inventé la boussole, le canon et
la presse d’imprimerie : si extraordinairement utiles et admirables pour cela qu’elles soient,
toutes ces inventions ne sont qu’un faible avant-goût de ce que peut l’humanité pour lever
chaque fois un peu plus la contrainte de la nature. En effet, le projet baconien, dans son
ambition universelle, promet à l’humanité de bien plus étonnantes conquêtes : ainsi « les
notes qui suivent La Nouvelle Atlantide, ces magnalia naturae […] mettent au premier plan la
prolongation de la vie, le rajeunissement, le retard du vieillissement, la guérison des maladies
réputées incurables, le soulagement de la douleur, l’augmentation de la force et de l’activité,
mais aussi la chirurgie esthétique (la transformation des traits du visage), l’augmentation des
capacités intellectuelles, la métamorphose d’un corps dans un autre, la fabrication de
nouvelles espèces, la transplantation d’une espèce dans une autre, l’euphorisation des esprits,
l’augmentation des plaisirs des sens et autres « merveilles »... »1216. Nettement
philanthropique, le projet décrit un savoir qui serait pouvoir, c'est-à-dire domination de la
nature, renversement de sa contrainte en moyen, en s’émancipant de la tutelle du pouvoir,
c’est-à-dire de la domination politique – puisque ce savoir, « les rois avec tous leurs trésors,
ne peuvent l’acquérir ». En d’autres termes, la transformation des sciences accroîtrait de façon
exponentielle à la fois la quantité des découvertes – autant d’occasion de connaître et mieux
dominer la nature – et la quantité de leurs bénéficiaires. La technocratie de la Nouvelle
Atlantide ne cache rien, il est vrai, au peuple qui pourrait le rendre plus heureux…
Quand ce fragment de texte baconien échoue sur les rives du monde de l’après-guerre,
l’association de son éloge du canon et ses élans philanthropiques voire démocratiques sonne
différemment. Le pouvoir comme domination de la nature où se réalisait la liberté, est devenu
l’universelle contrainte qui en effet accable les « rois » autant que les « marchands » :
« Le savoir, qui est un pouvoir [Das Wissen, das Macht ist], ne connaît de limite ni dans
l’esclavage auquel la créature est réduite, ni dans la complaisance à l’égard des maîtres de ce
monde. De même qu’il sert tous les objectifs de l’économie bourgeoise, à l’usine et sur le
champ de bataille, il est aux ordres de ceux qui entreprennent quelque chose, quelles que soit
leurs origines. Les rois ne disposent pas plus directement de la technique que les marchands :
elle est aussi démocratique que le système économique avec lequel elle se développe. La
technique est l’essence même de ce savoir. Celui-ci ne vise pas la création de concepts et
d’images, le bonheur de la connaissance, mais l’établissement d’une méthode, l’exploitation
du travail des autres, la constitution d’un capital. Les nombreuses inventions qu’il conserve
encore après Bacon ne sont plus, elles-mêmes, que des instruments : la radio ? Une presse
d’imprimerie sublimée ; l’avion de chasse ? Une artillerie plus efficace ; le téléguidage ? Une
boussole plus fiable. Les hommes veulent apprendre de la nature comment l’utiliser, afin de la
dominer plus complètement, elle et les hommes. C’est la seule chose qui compte. Sans égard
pour elle-même, la Raison a anéanti jusqu’à la dernière trace de sa conscience de soi. »1217
Comme les intentions libératrices de Bacon se sont, d’après les auteurs, détournées
historiquement en radicalisation de l’aliénation, c’est son texte qui fait ici l’objet d’un
1215
Cité dans DR, pp. 21-22, ; DA, GS 3, 19. F. Bacon, In Praise of Knowledge, Miscellaneous Tracts Upon
Human Philosophy, op. cit., vol. I, p. 254 sq.
1216
Didier Deleule, art. cit., p. 93.
1217
DR, p. 22; DA, GS 3, 19-20.
278
détournement. En concédant d’entrée de jeu que « le savoir est un pouvoir », est substituée à
la transparence du discours baconien (qui inspira Descartes) une langue de plomb q
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