UNIVERSITE PARIS IV - SORBONNE ECOLE DOCTORALE V ED 0433 Equipe d’accueil 3552 Doctorat Histoire de la philosophie Agnès GAYRAUD LA CRITIQUE DE LA SUBJECTIVITÉ ET DE SES FIGURES CHEZ T.W. ADORNO UNE CONSTRUCTION MODERNE Sous la direction de M. le Professeur Jean-François COURTINE Co-direction M. le Professeur Gérard RAULET Soutenance le 3 décembre 2010 Jury : M. Gérard Bensussan, professeur à l’Université de Strasbourg II Marc Bloch M. Jean-François Courtine, professeur à l’Université Paris IV Sorbonne M. Jean-Marie Lardic, professeur à l’Université de Nantes M. Gérard Raulet, professeur à l’Université Paris IV Sorbonne 1 2 SOMMAIRE Résumé…………………………………………………………………………………...... 5 Summary…………………………………………………………………………...……… 7 Remerciements………………………………………………………………………..…… 9 Notice bibliographique……………………………………………………………………. 11 Introduction………………………………………………………………………….…….. 13 I Topique Retournement…………………………………………………………………… 39 II Critique esthétique Configuration……………………………………………………..... 111 III Théorie critique Systématisation……………………………………………………….. 207 IV Négativité Expression de la souffrance………………………………………………… 355 Conclusion……………………………………………………………………………….… 507 Bibliographie………………………………………………………………………………. 532 Index nominum……………………………………………………………………………. 559 Index rerum…………………………………………………………………………..…….. 561 Table des matières analytique………………………………………………...……………. 565 3 4 UNIVERSITÉ PARIS IV SORBONNE ECOLE DOCTORALE V ED 0433 Equipe d’accueil 3552 Agnès Gayraud « La critique de la subjectivité et de ses figures chez T.W. Adorno. Une construction moderne » RÉSUMÉ Cette thèse expose selon une double méthode génétique et architectonique la critique adornienne de la subjectivité et de ses figures depuis les textes de critique esthétique du philosophe rédigés au milieu des années vingt jusqu’à la Dialectique négative. Les figures dont la critique thématise la réification implacable à l’âge du capitalisme avancé sont à la fois les diverses incarnations de la subjectivité (du sujet philosophique à l’individu social) et ses produits (les œuvres d’art et la culture, le système idéaliste et la société). Nous montrons que leur critique, articulée selon des régimes divers (philosophique, esthétique et sociologique) s’élabore chez le philosophe comme une véritable construction. Bâtie en vue de résister à un idéalisme irréfléchi et désuet, menaçant l’art, la philosophie et l’individu même de liquidation, cette construction fait de l’immanence subjective – extrapolée à terme à l’échelle de la société tout entière – son lieu problématique initial dont elle ne brise le cercle oppressif qu’à partir de l’exigence d’une expression de la souffrance conférant à terme à la construction sa dynamique opératoire. Sans esthétisation aucune de la pensée adornienne mais par une attention soutenue à sa présentation, ce travail vise à donner aux modèles respectifs de la critique qu’elle élabore – critique esthétique, Théorie critique et négativité – leur unité fonctionnelle propre qui ne se dissout nullement dans le fragmentaire pas plus qu’elle ne se laisse rassembler en un procès idéaliste renversé, mais présente la forme d’une construction modulaire, en mouvement, par laquelle la subjectivité se réfrène et se libère, opposant à sa propre loi la résistance matérielle du monde. MOTS CLÉS Aliénation – Critique – Esthétique – Expression/Construction – Forme marchandise – Idéalisme/Matérialisme – Individu – Modernité – Musique – Œuvre d’art – Raison – Romantisme – Réification – Société – Souffrance – Sujet/Objet – Système – Théorie critique – Utopie/Dystopie. 5 6 UNIVERSITE PARIS IV SORBONNE ECOLE DOCTORALE V ED 0433 Equipe d’accueil 3552 Agnès Gayraud « The critique of subjectivity and its figures by T. W. Adorno. A modern construction » SUMMARY This thesis proceeds both genetically and architectonically to present Adorno’s critique of subjectivity and its figures. It relies upon a wide array of Adornian texts, ranging from the mid 1920s to the late 1960s. Adorno’s critique highlights the inescapable reification of subjectivity’s figures, which he understands as both incarnations of subjectivity (from the philosophical subject to the social individual) and products of subjectivity (works of art and culture, the idealist system and society itself). We defend that their critique, borrowing to aesthetic, sociological, and philosophical approaches, is elaborated by the philosopher as a very construction. This “construction” is built to resist an obsolete, unreflective idealism, which, in his view, threatens the arts, philosophy, and the individual with liquidation; it proceeds from subjective immanence as the problematic core of idealism, which oppressive circle it can only break through in following the demand for the expression of suffering, which gives it its critical dynamic. Through close attention to Adorno’s exposition, this work aims at restoring the functional unity of his critical models (aesthetic critique, critical theory, and negativity), which neither dissolve into fragments nor can be brought together in an inverted idealist process; it rather presents Adorno’s construction as a whole of dynamic, modular units, by means of which subjectivity both refrains and frees itself, by confronting its own laws to the material reality of the world. KEYWORDS Aesthetics – Alienation – Commodity Form – Critical Theory – Critique – Expression/Construction – Idealism/Materialism – Individual – Modernity – Music – Reification – Reason – Romanticism – Subject/Object – Society – Suffering – System – Utopia/Dystopia – Work of art. 7 8 REMERCIEMENTS Je remercie en premier lieu mon directeur de thèse, Jean-François Courtine pour m’avoir suivie ces cinq dernières années et m’avoir offert les conditions les meilleures pour poursuivre sereinement ce travail durant tout le temps de sa préparation. Je remercie aussi vivement Gérard Raulet pour son attention soutenue, critique et stimulante aux diverses étapes de ma recherche et pour ses nombreux travaux sur le domaine de la Théorie critique qui m’ont toujours éclairée. Je remercie en outre ceux que je nommerais avec affection, parce que je crois en être, la « clique » de tous les jeunes adorniens qu’on peut rencontrer désormais dans les recoins de l’Ecole Normale supérieure, du centre Malesherbes, voire du centre d’Etudes allemandes et européennes de l’Université de Montréal, avec qui il est heureux de pouvoir échanger librement nos idées sur cet auteur difficile. Ce sont, pour n’en citer que quelques-uns, Pierre Arnoux, Jacques-Olivier Bégot, Julia Christ et bien sûr Gilles Moutot. Outre leurs diverses contributions que j’ai pu lire ou entendre, toujours avec grand profit, je saluerai en particulier leur travail de traduction de textes jusqu’alors méconnus du public français, travail qui a considérablement facilité mon propre accès au corpus de l’auteur. Ils ont contribué par là objectivement à la réalisation de cette thèse, tout comme mon compagnon, Tristan Garcia avec qui maintes discussions intenses et fécondes m’ont appris à parler d’Adorno sans parler un jargon adornien, bref, à trouver la distance nécessaire à une reconstruction critique de la pensée de cet auteur auquel mon rapport intellectuel tient le plus souvent de l’empathie la plus profonde. Je le remercie pour son infinie patience et pour sa précieuse intelligence de la pensée comme de la vie. Enfin, je remercie André Gadbois qui depuis que je suis enfant m’a encouragée avec la bienveillance d’un père à persévérer dans ce qui m’importe. Cette thèse est le fruit de cette persévérance et je la lui dédie. 9 10 NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE Afin de ne pas charger les notes tout en permettant au lecteur de s’y repérer le plus facilement possible, nous avons codifié nos références concernant les œuvres citées d’Adorno comme suit : - La première occurrence de chaque ouvrage cité comprend son indication bibliographique intégrale, dans sa version française, le titre original et la référence au tome correspondant des Gesammelte Schriften. - Toutes les occurrences ultérieures citent le titre de l’ouvrage ou de l’article, sans que soit répété le nom de l’auteur. - Chaque référence à un texte d’Adorno est suivie, après un point virgule, de la référence à l’original allemand, indiquant, si nécessaire, le titre original du paragraphe, du chapitre ou de l’essai cité, et systématiquement, le tome des Gesammelte Schriften, puis le numéro de page. - Selon le nombre d’occurrences : Soit (1) le titre français est repris mais tronqué, suivi de pointillés : c’est le cas pour divers articles cités (ex : « L’actualité… » pour la conférence « L’actualité de la philosophie ») ou pour des ouvrages entiers (ex : Kierkegaard, Le caractère fétiche dans la musique, Current, Mahler, etc. ). Les références immédiatement consécutives, sont indiquées par les notations traditionnelles de Op. cit., Ibid. ou art. cit., dès la deuxième occurrence. Soit (2) le titre français, puis le titre allemand sont signalés par un sigle. Liste des sigles appliqués dans ces cas, correspondant respectivement à la traduction française si elle existe puis au texte allemand. Correspondance Adorno Benjamin : CorrAB A/B Briefwechsel Correspondance Adorno Berg : CorrABer A/Berg Briefwechsel Adorno Kracauer Briefwechsel : A/K Briefwechsel Dialectique négative : DN Negative Dialektik : ND Dialectique de la raison : DR Dialektik der Aufklärung : DA Jargon de l’authenticité : JA Jargon der Eigentlichkeit : JE Minima Moralia : MM* Notes sur la Littérature : NsL } Mots de l’Etranger (Notes sur la littérature II) : MdE } Théorie esthétique : TE Noten zur Literatur : NzL Ästhetische Theorie : ÄT * Sigle identique dans les deux langues, non répété. Pour toute citation des Minima moralia, on aura le sigle MM suivi éventuellement du numéro de paragraphe et de son titre, toujours du numéro de page de la traduction française, puis du numéro de page de l’original dans le tome des GS concerné. 11 12 INTRODUCTION §1 OBJET Cette thèse vise à exposer les spécificités de la critique de la subjectivité et de ses figures dans l’ensemble de l’œuvre de T. W. Adorno. Articulée selon des régimes divers, à la fois philosophique, esthétique et sociologique, une telle critique produit diversement son objet : la subjectivité s’y décline dans une variété de figures qui vont du sujet philosophique à l’individu social ou existentiel, de la Raison à la totalité subjective absolutisée, bref au système, et finalement à la société. Puisqu’une telle critique enveloppe tout aussi bien celui qui l’énonce, nous montrerons la manière dont Adorno a entrepris de la construire. Cette construction, moderne, en ce qu’elle veut rompre avec la systématicité idéaliste de ces figures, l’est également en tant qu’elle est indissociable d’un sauvetage paradoxal de la subjectivité. Elle se tient pour ainsi dire à égale distance d’un idéalisme romantique et d’un postmodernisme déconstructionniste. §2 SITUATION Une critique commune au XXe siècle L’histoire de la philosophie n’a pas attendu le post-modernisme pour déconstruire le sujet1. Vaste est la tradition des historiens et contempteurs – depuis Nietzsche – de « l’illusion grammaticale » que ce mot recouvre. De fait, de la critique analytique de Wittgenstein2 à 1 Cf. Manfred Frank, Gérard Raulet, Willem van Reijen (Hrsg), Die Frage nach dem Subjekt, Frankfurt-amMain, Suhrkamp, 1988, recueil confrontant le concept de sujet hérité de la philosophie moderne à la déconstruction radicale contemporaine et soulignant toutefois la part déconstructionniste déjà à l’œuvre dans la modernité elle-même. Voir, par exemple, l’article de W. Hübener sur la triple mort du sujet moderne (« Der dreifache Tod des modernen Subjekts », op. cit., pp. 101-127) qui fait apparaître les étapes d’une déconstruction du « sujet fondement » dès la critique réformée du libre arbitre, mais encore dans la tradition cartésienne (par exemple chez Malebranche, contre Descartes précisément) et dans l’idéalisme allemand. 2 Voir en particulier sur la question l’ouvrage de Jacques Bouveresse concernant la critique du mythe de l’intériorité dans la philosophie du langage du second Wittgenstein. En dissipant l’illusion de l’ego cartésien et du solipsisme par la mise en évidence de son privilège grammatical et des jeux de langage afférents, la position wittgensteinienne non seulement s’oppose à la phénoménologie husserlienne et à sa descendance, mais encore constitue, du point de vue de Bouveresse, une attaque anticipée contre la « déconstruction radicale » qui fait voler en éclat la primauté du phénomène langagier lui-même, dans le vain espoir de trouver un commencement vraiment primitif en deçà de lui. Jacques Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité, Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Minuit, « Critique », 1976, réédition avec une nouvelle préface de l’auteur, 1987. 13 l’archéologie de Foucault3, jusqu’au pragmatisme de Rorty, le XXe siècle s’est largement appliqué à la « démythologisation » de la subjectivité-fondement et de la subjectivitésubstance. Dans ce programme partagé, l’œuvre d’Adorno, structurée par une critique de fond de l’idéalisme philosophique et du romantisme esthétique, peut être raisonnablement inscrite. Elle stigmatise en particulier avec une agressivité caractéristique la fiction du sujet autonome des Lumières et tous ses avatars philosophiques qu’elle décèle là même où ils sont en apparence explicitement abandonnés4. Entre Heidegger qui s’orienta contre le sujet vers l’être, et Lacan et Derrida qui en radicalisèrent la déconstruction, Adorno apparaît comme un des apôtres de sa « démythologisation ». Ambiguïté Nonobstant, quoique ce travail de démythologisation soit incontestable, la critique du sujet n’a pas, chez l’auteur, l’effet performatif de sa liquidation. Elle semble au contraire se donner pour but paradoxal son maintien. Distincte en cela des formes généalogique, analytique ou déconstructionniste de la critique de la subjectivité, la critique adornienne reste tributaire des catégories idéalistes qu’elle remet en cause : elle est structurée par l’opposition dialectique du sujet et de l’objet5 qui informe toute la stratégie critique mise en œuvre contre des théories non-dialectiques, par exemple le positivisme logique et la phénoménologie. Alors que depuis le début du siècle les grands mouvements philosophiques cherchent avant tout à dépasser cette opposition, et à en dissoudre les apories, Adorno fait fond sur elle pour « cartographier » les impasses de la philosophie de son temps. Ni les phénomènes appréhensés par la phénoménologie ni les faits tels qu’ils sont invoqués par le positivisme, isolés du processus de leur inévitable construction subjective, n’offrent à la pensée de véritable alternative à cette structuration héritée. La dialectique du sujet-objet loin d’être dépassée serait seulement refoulée par l’« actualité philosophique ». À contre-courant de ce refoulement, Adorno installe sa critique au cœur d’une telle opposition dialectique, entretenant la pertinence des catégories idéalistes jusque dans le processus de leur démythologisation. Cette ambiguïté théorique assumée explique l’objection adressée par J. Habermas en 1981 dans sa Théorie de l’Agir communicationnel, ouvrage qui marque le tournant stratégique de la Théorie critique vers le paradigme de la philosophie du langage. Taxé d’une dépendance stérile vis-à-vis du paradigme de la « philosophie de la conscience », devant précisément selon Habermas être dépassé, le projet d’Adorno en manifesterait l’épuisement historique6. En effet, sa dialectique du sujet et de l’objet, enlisée dans une insurmontable aliénation, l’empêche de concevoir, au-delà de sa critique du sujet théorique – connaissant et se représentant – et du sujet pratique – ou plus précisément poïétique, capable d’agir sur un matériau et de produire des objets –, un sujet communicationnel. Enfermée dans la « prison de la philosophie de la conscience », la Théorie critique se serait rendue incapable à terme de penser les conditions rationnelles de l’intersubjectivité, enjeu d’une véritable théorie critique 3 On trouve une synthèse des aspects communs à la critique analytique et post-structuraliste du concept de sujet dans l’ouvrage de M. Frank, Qu’est-ce que le néo-structuralisme ?, trad. fr. de C. Berner, Paris, Le Cerf, pp. 279295. 4 Chez Heidegger par exemple. 5 Voir sur ce point le texte tardif mais reprenant la dialectique structurelle de cette opposition dans l’ensemble de son œuvre, » Zu Subjekt und Objekt «, in Kulturkritik und Gesellschaft II, Gesammelte Schriften 10, 2, édité par R. Tiedemann, G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1977, pp. 741–58. 6 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, trad. fr. de J.-M. Ferry et J.-L. Schlegel, 1987, rééd., Paris, Fayard, 2001, pour le t. I, p. 390 : « Je persisterai dans l’idée que le programme de la première théorie critique ne doit pas son échec à tel ou tel hasard, mais à l’épuisement du paradigme de la philosophie de la conscience ». Ainsi Habermas justifiait-il de la nécessité pour la Théorie critique d’un tournant impliquant d’abandonner le paradigme de la philosophie de la conscience pour un paradigme issu des recherches sur la sémantique formelle accomplies au début du siècle par Frege et Wittgenstein (op. cit., pp. 390 et 399). 14 contemporaine. Au lieu de quoi elle reconduit la critique à un sur-place indéfini dans l’antichambre d’une réconciliation toujours différée et finit, repliée sur une autoréflexion radicale, dans les paradoxes de la constitution transcendantale d’un sujet théorique, qui occulte la question de l’intersubjectivité seule à même de le réconcilier avec la pratique. Mêlant à la fois les inconvénients d’une philosophie de la conscience et de sa critique radicale, elle culmine dans les « contradictions performatives de la dialectique négative », d’une dialectique finalement « privée de sujet »7. Ainsi, l’ambiguïté d’une critique radicale de la subjectivité inscrite en même temps dans l’horizon d’un sauvetage se traduit-elle dans ce paradoxe d’une « philosophie de la conscience » « privée de sujet ». Dans les termes habermassiens, ce paradoxe, au regard de ce qui reste à penser pour la subjectivité même par-delà sa critique, n’exprime rien d’autre qu’une impasse. Si nuancée soit-elle, la déconstruction adornienne n’a pour la philosophie plus rien de constructif. Prise dans les rets de son dispositif critique clos sur lui-même, elle ne donne en rien les moyens d’atteindre à la seule incarnation du sujet susceptible de survivre à sa démythologisation assidue tout au long du XXe siècle : ce sujet communicationnel, désubstantialisé, qui se revendique et se crée continûment dans l’échange, qui court de Wittgenstein, dont Habermas se revendique, au post-structuralisme français et à la postmodernité, cet être de langage qui ne s’éprouve que dans une pratique constamment médiatisée par autrui. De fait, pour Adorno qui n’ignorait nullement l’importance de cette constitution langagière, les conditions de cette pratique dans la société moderne se trouvaient fondamentalement altérées, rendant suspect de naïveté ou bien de démagogie l’idéal d’une telle communication de soi. Mais ce présupposé d’incommunicabilité dans les sociétés capitalistes témoigne encore contre lui aux yeux de ses critiques. Spéculative et pessimiste, la critique adornienne de la subjectivité ne semblait pouvoir que s’effondrer sur elle-même au seuil de la Postmodernité. Seconde chance Pourtant, en dépit de sa stérilité annoncée et de son apparente désuétude, certains aspects de cette critique ont manifestement refait surface. Un tel regain d’intérêt a partie liée avec le retrait des eaux marxistes amorcé dès le début des années quatre-vingt. L’accusation habermassienne de « philosophie de la conscience » – accusation qui conservait, dans le contexte d’une critique de la stérilisation de la pratique où elle s’inscrivait, d’incontestables présupposés marxistes relayés par la génération intellectuelle qui s’impose après la mort d’Adorno en 1969 – a été relativisée par de nouveaux enjeux. De même, a été éclipsé le contexte althussérien des années soixante-dix en France défendant l’importance de la problématique marxienne des structures, contre celle, bourgeoise, de la subjectivité. C’est en fin de compte par la médiation de courants situés en marge d’un tel débat, associés à la nébuleuse post-structuraliste, – via Derrida et la « French Theory » en particulier aux ÉtatsUnis – à cheval entre les disciplines littéraires et philosophiques, bref, dans un champ d’abord plutôt esthétique, que les enjeux adorniens d’une élaboration informelle de la subjectivité ont refait surface. Si, d’un côté, le sujet adornien a semblé trop rigide et trop isolé pour ouvrir la voie à une réflexion approfondie sur les conditions de l’intersubjectivité, d’un autre côté, les dernières 7 Voir J. Habermas, Cahiers de Philosophie, n°3, 1987, p. 59 : tournant, comme Nietzsche, la raison « contre sa propre réflexivité c'est-à-dire jusqu'au point où elle détruit ses propres fondements […], Adorno se distingue des successeurs de Nietzsche, d'un côté Heidegger et de l'autre Foucault, en ce sens qu'il se refuse à sortir du paradoxe de cette critique de la raison en quelque sorte privée de sujet – il entend en rester aux contradictions performatives de la dialectique négative qui tourne contre soi-même les moyens indispensables à toute pensée de l'identité et de l'objectivité ». On trouve encore une telle analyse dans le chapitre consacré à Horkheimer et Adorno dans Le Discours philosophique de la Modernité, trad. fr. Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Gallimard, « Nrf », Paris, 1988, p. 143. 15 recherches philosophiques consacrées à l’esthétique du philosophe comme à sa critique de la culture ont donné lieu à une réévaluation de sa conception de la subjectivité. Ainsi, tout un pan de sa réception a entrepris d’interroger l’issue que pouvait représenter l’utopie de la subjectivité qui s’esquisse dans l’œuvre d’art face à l’impasse du « Soi » que la Dialectique de la raison décrivait comme pur produit de la contrainte préhistorique à l’autoconservation8. Substituant au rapport de domination inhérent au Soi l’utopie d’un rapport mimétique, l’esthétique adornienne est apparue, plus fermement que ne le concédait Habermas, comme le lieu possible d’une réconciliation – y compris dans des termes communicationnels habermassiens, comme entreprit de le montrer A. Wellmer9. Si bien que l’esquisse adornienne d’une subjectivité esthétique informelle a pu être mise en balance avec la représentation claustrophobique et hautaine qu’en donnait sa métaphysique, stigmatisée par Habermas. Elle a même suscité des tentatives d’intégration aux modalités d’une esthétique de la réception contre laquelle celle-ci s’était pourtant construite10. Enfin, quoique les principaux axes de cette esthétique soient hégéliens et orientés contre toute esthétique subjectiviste indexée sur le jugement de goût, des interprètes ont fait apparaître, en phase avec le retour contemporain à l’esthétique kantienne, les aspects kantiens de sa théorie11. Mais plus radicalement encore, c’est dans le champ de l’éthique que l’attention adornienne à la particularité12, au non-identique13, et plus concrètement même au sujet souffrant14 est apparue à nouveau féconde. Dans ce contexte, on peut rappeler l’importance que confère toute une frange critique, notamment française, aux Minima moralia15. Selon Miguel Abensour, l’orientation micrologique de ces aphorismes d’un exilé, « contre l’intégration de l’individu à la totalité soit hégélienne, soit marxiste, contre la destitution d’un destin devant lequel se courber » ferait émerger « une nouvelle figure de la subjectivité, sous le signe du petit »16. 8 Voir Richard Wolin, « Utopia, Mimesis and Reconciliation : A Redemptive Critique of Adorno’s Aesthetic Theory », in Theodor W. Adorno, Sage Masters of Modern Social Thought, vol. II, Delanty (G.) (éd.), London, Thousand Oaks, New Dehli, SAGE Publications, 2002, pp. 31-48 ; Calvin Thomas, “ A knowledge that would not be power : Adorno, Nostalgia and the Historcity of the Musical Subjekt “, op. cit., Vol II, pp. 209-228. Voir également la thèse de Zarkia Sanati-Masboughi, « Auf der Suche nach verlorenen Subjekt : der Stellenwert des Ästhetischen im Kontext der Geschichtsphilosophie der kritischen Theorie », sous la direction de Andrea Essen et Matthias Gatzeimer, Aachen, 2006. 9 A. Wellmer tenta de réinterpréter l'esthétique adornienne dans le cadre de la théorie habermassienne de la communication. Voir la discussion de cette réinterprétation par M. Thibodeau dans son livre La Théorie esthétique d’Adorno : une introduction, Presses Universitaires de Rennes, « Aesthetica », 2008, chap. III. 10 Voir par exemple Christoph Menke, La Souveraineté de l'art : l'expérience esthétique après Adorno et Derrida, trad. fr. par Pierre Rusch, Paris, A. Colin, 1993, l’article de S. W. Nicholsen, “Subjective Aesthetic Experience in Adorno and its Historical Trajectory”, in Theory Culture Society, Sage Masters of Modern Social Thought, vol. X, London, Newberry Park, New Delhi, 1993, pp. 89-125. Nicholsen y défend la présence chez Adorno d’une « théorie substantielle de la réception esthétique subjective », en contrepoint de la « primauté de l’objet » essentiellement considérée par les interprètes. Pour une mise au point sur l’opposition de l’esthétique adornienne à l’esthétique de la réception, Pauline Johnson, “ An Aesthetic of negativity/ An Aesthetic of Reception : Jauss’ Dispute with Adorno ”, in G. Delanty (éd.), Theodor W. Adorno, Sage Masters of Modern Social Thought, SAGE Publications, London, Thousand Oaks, New Dehli, 2002, vol. II, pp. 161-178. 11 Daniel Dumouchel, « La dialectique du beau et du sublime : l’héritage kantien d’Adorno », Philosophiques, vol. 23, n°1, 1996, pp. 37-46. 12 Voir Peter Václav Zima, L’Ecole de Francfort : dialectique de la particularité, Paris, Éditions Universitaires, 1974. 13 Voir par exemple l’article de Fred Dallmayr, “ The Politics of Non-identity : Adorno, Postmodernism – and Edward Said ”, in Theodor W. Adorno, SAGE Publications, London, Thousand Oaks, New Dehli, 2004, vol IV, “Cultural theory and the postmodern challenge”, pp. 241-264. 14 Voir B. Ouattara, Adorno, Une Ethique de la souffrance, Paris, L’Harmattan, 1999. 15 Initialement traduit en France en 1980, le texte a été successivement rédité en 1991 et 2003, date anniversaire de la mort du philosophe. 16 Voir la postface de cet ouvrage par Miguel Abensour « Le choix du petit », reprise d’un article initialement publié en 1982, in T. W. Adorno, Minima Moralia, trad. fr. de E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque », 2003, p. 352 sq. Voir également plus récemment, la présentation d’Arno Münster, 16 Tout en soulignant qu’« une pensée nouvelle de l’individu ne doit pas égarer » et que « fragile, cette hypothèse le restera » tant cette percée de nouvelles modalités de l’individu suppose la traversée des « déserts glacés » de la terreur et de l’horreur, Abensour atteste la désolidarisation théorique possible de l’éthique adornienne et du cadre d’interprétation marxiste17. Si cette désolidarisation ne sacrifie pas pour le commentateur l’intention critique et utopique, elle peut aussi avoir pour conséquence l’appropriation possible des thèses de l’auteur par les tenants conservateurs d’un individualisme nostalgique retrouvant dans les aphorismes adorniens l’esprit des paradoxes tocquevilliens18. Ironiquement peut-être, au regard de ce dernier type de lecture, plus culturelle que critique à vrai dire, comme au regard des objections de Habermas au début des années quatre-vingt, l’auteur de la Dialectique négative est devenu en deux décennies le compagnon intellectuel des pensées les plus radicales de la différence issues des derniers développements postmodernes de la philosophie du langage – autrefois brandie contre lui – et au-delà19. Sa critique assidue du système au nom de ce qu’il nie a fourni, quoiqu’en négatif, le modèle d’une subjectivité anarchique dont certains représentants des Gender studies20 ou encore de l’éthique animale21 peuvent aujourd’hui se réclamer. Si héritée des catégories idéalistes soit- Adorno. Une introduction, Paris, Hermann Éditeurs, 2009, qui insiste sur l’importance du recueil d’aphorismes – qui fut un succès de librairie au retour d’Adorno en Allemagne – pour l’interprétation générale de l’œuvre. 17 M. Abensour, loc. cit., p. 353. Réception qui fait cependant retour aujourd’hui dans le cadre élargi de « l’hypothèse communiste » dont Alain Badiou est l’un des principaux représentants (nous pensons à ses récentes conférences à l’ENS sur Adorno et la Dialectique négative). Voir également les essais du critique slovène Slavoj Zizek bénéficiant d’un écho considérable en France, (La Subjectivité à venir, essais critiques sur la voix obscène, Paris, Flammarion, « Champs », 2006), ou encore, plus à la marge, le manifeste de Julien Coupat qui renoue avec la critique radicale de la vie quotidienne initiée dans les Minima moralia. L’hypothèse, il faut l’avouer, se fait ici plus radicalement anarchiste. 18 Le ton aristocratique désabusé de la critique subjective de la vie moderne des Minima moralia semble en effet en faire, depuis sa réédition en 2003, la référence subtile de la critique culturelle de droite – une droite « classique » s’entend – si l’on considère le nombre d’articles consacrés à Adorno dans le journal Le Figaro sur les dix dernières années. C’est sans surprise qu’on le retrouve plusieurs fois cité chez Alain Finkielkraut, par exemple dans son dernier ouvrage, Penser le XXe siècle, Paris, École Polytechnique, 2001. De fait, la critique de l’individualisme hédoniste et l’hostilité déclarée du philosophe aux différents domaines de la culture populaire donne du grain à moudre aux contempteurs de la démagogie de gauche. On repère alors chez Adorno une ambiguïté toute tocquevillienne. Mais, s’il est vrai que Tocqueville était largement lu par les émigrés allemands des années quarante, et qu’il est cité à l’occasion par Adorno, il convient néanmoins de souligner les différences qui opposent, à terme, les paradoxes du conservatisme de cœur et de la démocratie de cerveau de Tocqueville et la dialectique critique, fondamentalement anti-conservatrice d’Adorno. Là où le premier acceptait la perspective révolutionnaire comme nécessaire tout en regrettant le changement, le second juge l’idéal d’une Révolution suspect mais persiste à en appeler à un changement véritable. Un fossé sépare la lucidité réaliste de l’historien Tocqueville observateur des évènements de 1789, de l’invocation désespérée de l’utopie de notre critique européen exilé en Amérique. Sur le rapprochement d’Adorno et de Tocqueville, voir Claus Offe, Selbstbetrachtung aus der Ferne : Tocqueville, Weber und Adorno in den Vereinigten Staaten, Frankfurt-amMain, Suhrkamp, 2004. 19 Monika Kilian, Modern and Postmodern Strategies : Gaming and the Question of Morality : Adorno, Rorty, Lyotard and Enzenberger, Peter Lang Pub. Inc., 1998. 20 Voir par exemple l’article de Sabine Wilke et Heidi Schlipphacke, “Construction of a Gendered Subjekt : A Feminist Reading on Adorno’s Aesthetic Theory”, in The Semblance of Subjectivity, Essays in Adorno, Tom Huhn, Lambert Zuidervaart (dir), Paperback, 1997, ou encore Carrie L. Hull, “The Need in Thinking : Materiality in Theodor W. Adorno and Judith Butler”, in Theodor W. Adorno, Sage Masters of Modern Social Thought, op. cit., Vol IV, pp. 343-368. 21 Voir l’importante discussion que suscite chez les théoriciens de l’éthique animale la thèse adornienne selon laquelle « Auschwitz commence lorsque quelqu’un regarde un abattoir et se dit ‘ce ne sont que des animaux’ » et la théorie de la « projection pathique » qui s’y rapporte, développée au § 68 des Minima moralia ; cité et discutée par exemple chez C. Blanke, Das Krähte der Hahn : Kirche für Tier ? Eine Streitshrift, Eschbach, Verlag am Eschbach, 1995, p. 48, A. Bondolfi, L’Homme et l’animal : dimension éthique de leur relation, Fribourg, Éditions universitaires, 1995; K. Davis, Prisoned Chickens Poisened Eggs : An Inside Look at the Modern Poultry Industry, Summertown Book Publishing Co, 1996; C. Patterson dans Eternal Treblinka : Our Treatment 17 elle, sa pensée du non-identique, de l’outsider et de l’opprimé, parle mieux de ceux qui ne peuvent encore parler que le sujet communicationnel de Habermas. Les êtres que l’histoire de la philosophie et la société elle-même n’ont longtemps conçus qu’en négatif, la femme, le queer et l’animal, en diraient finalement plus long sur les conditions de survie actuelle de la subjectivité que le paradigme « hétéronormatif », dirait Butler, et nécessairement « spéciste », dirait Singer22, du langage partagé. Si ces filiations apparaissent extrêmes, le fait qu’Axel Honneth, actuel directeur de l’Institut francfortois pour la recherche sociale, ait renoué, récemment, dans la perspective d’une théorie critique de la reconnaissance, avec l’éthique adornienne de la souffrance apparaît symptomatique23. Quoiqu’il n’ait de cesse, à la suite de Habermas, de souligner le « déficit social » de la théorie critique d’Horkheimer et Adorno et l’incapacité qui en découle de penser positivement les conditions d’une « pratique intramondaine » en vue de l’émancipation des individus24, c’est manifestement en renouant avec l’intuition adornienne d’une aliénation encore imperméable aux bienfaits de la communication démocratique qu’il détermine l’actuelle orientation de l’Institut. On ne saurait donc dire aujourd’hui que l’héritage idéaliste au sein duquel continue de se mouvoir la critique adornienne des catégories subjectives la maintienne si irrémédiablement dans l’antichambre des problématiques contemporaines. L’œuvre a décanté : paradoxalement, son appartenance supposée au cadre de l’idéalisme objectif ne fait désormais plus écran à un dialogue possible entre son propre traitement de la question et les données d’appréhension contemporaines de cette dernière. Après l’effondrement des méta-récits freudo-maxistes dans le cadre desquels elle s’inscrivait à sa manière, la dialectique adornienne redevient fréquentable et féconde aux yeux de penseurs pour lesquels l’individualité n’est certes pas comprise dans le cadre de la tradition de la « philosophie de la conscience » et n’est même véritablement pensable qu’à l’issue de sa déconstruction comme catégorie métaphysique, mais ne s’épuise pas non plus dans le paradigme communicationnel construit par Habermas. Nouvel écueil Que ces lectures alternatives fassent implicitement pièce à l’interprétation habermassienne de la pensée d’Adorno comme restant définitivement tributaire d’une « philosophie de la conscience », on ne saurait pourtant l’assurer. À tout le moins évitent-elles l’écueil d’une interprétation qui oblitérerait l’actualité de sa conception de la subjectivité au nom de son of Animals and the Holocaust, 2002, dont l’ouvrage vient d’être traduit en France; ou encore D. Sztybel, “ Can the treatment of animals be compared to the Holocaust?”, Ethics & The Environment, 11, 1, 2006, pp. 97-132. 22 Actuel représentant le plus lu du mouvement « anti-spéciste » – qui connaît par ailleurs quelques défenseurs extrémistes – Peter Singer (Université d’Oxford, Angleterre) revendique la reconnaissance d’un droit des animaux fondé sur le critère de leur capacité manifeste au plaisir et à la souffrance, et partant, sur la nature « biographique » et non pas seulement biologique de leur vie. Voir P. Singer, La Libération animale, trad. fr. de L. Rousselle, Paris, Grasset, 1993 ou encore L’Égalité animale expliquée aux humains, trad. fr. de D. Olivier, Lyon, Tahin Party, 2007. 23 Voir par exemple A. Honneth, « La dynamique sociale du mépris. D’où parle une Théorie critique de la société ? », texte de la leçon inaugurale donnée à l’Institut Otto Suhr de l’université libre de Berlin, en novembre 1993, in Habermas, la raison, la critique, Paris, Le Cerf, « Procope », 1996. Tout en soulignant que « la théorie habermassienne de la communication a rouvert l’accès à une sphère émancipatoire de l’action », il insiste sur l’insuffisance d’une pensée de la réconciliation sociale n’incluant de fait que les sujets disposant des moyens de la communication. À la lumière du constat de l’impuissance de ce paradigme dans la perspective d’une émancipation véritablement démocratique de chaque individu, Honneth renoue avec l’attention adornienne aux forces sociales enfermant les individus dans le mutisme en se proposant de rechercher désormais « quelle forme doit prendre une culture morale qui confère aux intéressés, méprisés ou exclus, la force individuelle d’articuler leurs expériences dans l’espace démocratique » (op. cit., p. 221). 24 A. Honneth, » Adornos Theorie der Gesellschaft. Eine endgültige Verdrängung des Sozialen «, in Kritik der Macht. Reflexionsstufen einer kritischen Gesellschaftstheorie, Frankfurt-Am-Main, Suhrkamp, 1989, pp. 70-111. 18 supposé déficit communicationnel. Néanmoins, dans leur élan de réhabilitation, de telles lectures nous exposent – pour autant qu’on les prend comme voie d’accès à une interprétation critique du philosophe – à un autre écueil, partagé selon nous par les tenants postmodernes du non-identique comme par ceux, conservateurs nostalgiques, de l’individu authentique, qui consiste à surdéterminer, bref à appréhender comme « positivités », les figures de résistance au système présentes dans l’œuvre. Faire du non-identique la bannière de tous ceux qui s’éprouvent minoritaires – sentiment le mieux partagé du monde intellectuel comme du monde social – revient en effet à autonomiser la négativité et la différence aux dépens de la dialectique dont elles procèdent structurellement chez Adorno. Dans l’interprétation critique du philosophe, la tendance à extraire une figure adéquate du sujet qu’on pourrait opposer de façon statique à sa figure identifiante, totalitaire, mène selon nous tout droit à un tel écueil. De façon remarquable, c’est souvent une forme de rébellion critique envers le diagnostic de Habermas qui y conduit, comme en témoigne par exemple l’article de Christoph Demmerling à propos « Des concepts de conscience et de sujet dans la pensée de T. W. Adorno »25. Contre Habermas, explicitement, l’auteur entend montrer que « la classification d’Adorno sous l’étiquette ‘philosophie de la conscience’ ne résiste pas à une lecture précise de ses textes ». Néanmoins, souligne-t-il, « il n’est pas non plus possible de l’assimiler dans un geste hâtif et simplificateur à la critique que le structuralisme et la théorie des systèmes font du sujet »26, puisqu’Adorno semble incontestablement conserver une telle instance. Mais l’auteur précise sa pensée en remarquant que c’est là l’occasion de saisir qu’« Adorno ne récuse pas totalement le concept de sujet en dépit de sa critique explicite du concept de conscience »27 et que « c’est précisément parce qu’il veut sauver la subjectivité qu’Adorno critique la philosophie de la conscience »28. Une telle formule est compréhensible pour autant que l’on entend « philosophie de la conscience » comme « philosophie de l’identité » et cette subjectivité qu’on sauve comme un non-identique qui lui résiste. Tout se passe alors en somme comme si la dialectique par laquelle en réalité chez Adorno le sujet s’oppose à luimême, se solidifiait en des termes imperméabilisés l'un à l'autre : « conscience » d’une part et « sujet » de l’autre. Comme pour préserver un tel « sujet » de tout le mal qu’on doit semble-til penser de la « conscience », l’auteur indique ce faisant qu’il faut se représenter « que là où il parle de sujet, Adorno ne pense pas au maître tout-puissant de la nature, ni à une conscience parfaitement transparente, jusque dans toutes ses intentions, à elle-même ; mais il pense à un sujet souffrant qui mobilise ses impulsions sensibles et somatiques contre les tendances nivelantes qui résultent de la prétention à l’objectivité des sciences et de l’uniformisation des besoins de l’industrie culturelle »29. Si l’on peut concéder qu’il existe chez Adorno une détermination – qui reste négative – de la subjectivité qui « en se référant […] aux côtés somatiques du subjectif » lui permet d’infléchir ses réflexions « dans une intention pratique, vers un plaidoyer pour une subjectivité subversive ou anarchique » 30, le nom de « sujet » [Subjekt] est pourtant loin de ne recouvrir qu’une telle signification et fait bel et bien l’objet d’une critique tout aussi acerbe que la « conscience », tandis que le nom de « conscience » [Bewuβtsein] porte tout aussi bien contre la « totalité subjective » la revendication d’une intériorité pour les individus sociaux contraints au régime des choses. Opposer le caractère « éthique » du sujet, dès lors connoté positivement, au statut « théorique » de la conscience 25 C. Demmerling, « Des concepts de conscience et de sujet dans la pensée de T. W. Adorno », in Revue Descartes, 23, Paris, Puf, mars 1999. 26 Ibid., p. 25. Demmerling critique sur ce point la superficialité des rapprochements entre Luhman ou Derrida et Adorno par H. Gripp, Theodor W. Adorno, Erkenntnisdimensionen negativer Dialektik, Universität Paderborn, 1986, pp. 132-144 et pp. 149-151, art. cit., p. 25. 27 Ibid. 28 Ibid., p. 26. 29 Ibid. 30 Ibid. L’auteur dit emprunter l’expression de « subjectivité anarchique » à R. Schürmann, à propos de Heidegger et Foucault. 19 accusée de tous les maux, revient à distinguer ce qui, dans le texte d’Adorno, se révèle sans cesse pris dans une même contradiction et fait dès lors l’objet d’une même critique. Le fait que cette dichotomie si peu dialectique soit plaquée sur une opposition du théorique et de l’éthique tout aussi peu dialectique compte tenu de leur profonde intrication dans la métacritique adornienne est révélateur d’une approche abstraite, saisissant les contradictions constitutives non pas dans les concepts eux-mêmes mais entre les concepts, séparant par une magie déjà opérée par la convention du langage un concept adéquat et un concept qui ne l’est pas. Inappropriée à la théorie à laquelle elle s’applique, une telle dichotomie a peut-être l’intention stratégique de rendre la philosophie adornienne fréquentable pour des pensées analytiques, comme pourraient le laisser penser les efforts que fait ensuite l’auteur pour rapprocher la critique adornienne de la critique analytique de l’intériorité dans la théorie wittgensteinienne du langage privé31. Si stimulant qu’apparaisse un tel rapprochement, le découpage analytique sur lequel il fait fond nous paraît relativement artificiel. Non que ces accents opposant une subjectivité éthique, incarnée, et l’immanence de la conscience n’existent pas dans la théorie. Mais l’objectivation de leur opposition n’a de sens que pour celui qui cherche à exporter la théorie dans un cadre philosophique qui n’est pas le sien. Si l’on se montre respectueux de ce cadre, qui est fondamentalement dialectique, on ne peut isoler dans la critique de la subjectivité telle que la construit Adorno des figures qui seraient pour ainsi dire « épargnées », sauvées de l’aliénation qui les menace toutes, fussent-elles de pures instances « éthico-somatiques ». En outre, à trop réduire le sujet au sujet souffrant, et finalement au corps, en dernière analyse, on se demande comment reste encore possible l’autoréflexion par laquelle l’auteur de la Dialectique négative espère pourtant placer la pensée en mesure de s’émanciper. Quoique l’invocation du non-identique ou du sujet souffrant contre l’objection habermassienne de l’aveuglement de la philosophie de la conscience aux problèmes de l’intersubjectivité apparaisse aujourd’hui fondée, elle comporte donc la possibilité d’un autre écueil. Celui qui consiste à substituer au diagnostic habermassien une revendication très sélective de figures authentiques de la subjectivité. Or, le privilège ainsi accordé au nonidentique ou au sujet souffrant comme figures positives épargnées par la critique ne nous semble pas moins unilatéral que sa neutralisation au nom du paradigme communicationnel. Dans les deux cas, on perd de vue rien moins que le problème inscrit au cœur de la critique adornienne de la subjectivité, en fonction duquel elle s’élabore de façon originale32. §3 PROBLEME Immanence subjective À trop vouloir défaire l’argument habermassien de « philosophie de la conscience », la réévaluation d’une subjectivité non-identique et non-identifiante a semble-t-il le défaut de perdre de vue ce qui crée la tension constitutive de la critique adornienne. Or, cette tension est 31 Demmerling se réfère à un cours non publié sur Une introduction à la théorie de la connaissance, script réalisé à partir d’enregistrement sur magnétophone de cours donnés à la fin des années cinquante, notamment ce passage p. 266 du script : « j’aimerais faire un pas de plus et vous dire que, par le simple fait de la langue […] le moment social est anticipé et posé en même temps par rapport au sujet individuel, qui grâce à la langue, participe toujours à l’intersubjectivité, donc à la société, l’affirmation que la seule source légitime de la connaissance est le recours à la monade est une pure protestation, une affirmation totalement arbitraire ». Analyse de l’usage du pronom possessif « mon » occasionnant un « fétichisme sémantique » (in art. cit., p. 24). 32 Que ce problème soit inhérent à un cadre de pensée que le postmodernisme a fait se volatiliser ne rend pas de soi une telle critique désuète. Il signale seulement que les slogans qu’a véhiculés le postmodernisme n’ont euxmêmes de contenu qu’en référence à des problématiques qu’il n’est plus en mesure de penser. 20 en effet inhérente au cadre théorique de la « philosophie de la conscience » : c’est le problème de l’immanence. La « prison » évoquée par Habermas n’est autre que la métaphore typiquement adornienne de ce problème auquel, du Kierkegaard à la Dialectique négative, l’auteur n’a eu de cesse de s’affronter. Expression claustrophobique du cercle herméneutique dans lequel se trouve nécessairement prise toute critique immanente de la subjectivité, elle est le cercle infernal où la subjectivité se répète au lieu de produire les conditions de son émancipation. Dans ces conditions, avant que de pouvoir être considérée comme sa limite, la thématisation inlassable de l’emprisonnement subjectif qu’induit toute critique immanente de la subjectivité est chez Adorno le contenu essentiel de cette critique. Comme il y insiste dans la Dialectique négative, « la critique immanente trouve sa limite en ce que finalement, la loi du rapport d’immanence ne fait qu’un avec l’aveuglement qu’il faudrait briser »33. D’un côté la critique adornienne se sait contrainte à l’immanence, mais de l’autre, il lui faut y résister, car si elle se place sans médiation sur la « scène obscure de l’immanence subjective » [Schauplatz das Dunkel der subjectiven Immanenz], elle s’avère « sans espoir dès le commencement »34. Le critique subjectif de la subjectivité est ainsi voué à l’échec du théologien Christian Schrempf35 – auquel Adorno cherche précisément à opposer sa propre démarche dans le Kierkegaard – qui entreprit une critique subjective de la subjectivité kierkegaardienne, et affronta courageusement et désespérément le philosophe danois « sur chaque phrase de son œuvre et chaque décision de sa vie ». Dans sa biographie du philosophe, la critique le cède à l’envoûtement. Prisonnier de l’immanence subjective à laquelle le contraint son objet, il « court, aveuglé, après la trace d’un adversaire dont la forme ne se laisse pas saisir aussi longtemps qu’en s’évaporant, elle enveloppe l’observateur lui-même »36. De même que la subjectivité kierkegaardienne emporte dans son évaporation mythique l’interprète qui cherche à la fixer, toute critique de la subjectivité est menacée d’évaporation instantanée par l’immanence qui la conditionne – un sujet critique le sujet. Pour échapper à une telle évaporation, Adorno doit donc parvenir à distinguer sa critique immanente d’une critique subjective de la subjectivité. C’est la condition pour la critique d’opposer à la subjectivité la résistance nécessaire qui justifie en fin de compte le sauvetage de cette subjectivité même, sous des modalités bien particulières, nous le verrons. Car si la critique de la subjectivité est purement et simplement subjective, la critique est impossible et le sauvetage superfétatoire : certes on comprend ainsi comment la subjectivité n’est pas soluble dans la critique, mais c’est la critique qui s’avère soluble dans la subjectivité. Il lui faut donc, pour être possible et échapper à ce risque de vanité, chercher à briser l’immanence dont elle concède en même temps l’emprise absolue. Si bien que c’est à la fois contre cette emprise et contre l’illusion d’y échapper qu’elle prend véritablement son sens. Installée dans la prison assumée de l’immanence subjective, elle construit les conditions paradoxales d’une évasion. Sous l’éclairage de ce pathos de l’emprisonnement, la « philosophie de la conscience » ici en jeu se distingue donc profondément des philosophies de l’immanence de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, du néokantisme, et au-delà, de la phénoménologie husserlienne. Lorsque, comme il l’écrit dans l’Avant-propos de la Dialectique négative, l’auteur entend 33 T.W. Adorno, Dialectique négative, trad. fr. du Groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, 1992, p. 178 ; Negative Dialektik, GS 6, 181. 34 T.W. Adorno, Kierkegaard. Construction de l’esthétique, trad. fr. et préface de É. Escoubas, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1995, p. 27 ; Kierkegaard. Konstruktion des Ästhetischen, GS 2, 23. 35 Christoph Schrempf (1860-1944), Sören Kierkegaard. Eine Biographie, t. I, Iéna, 1927, t. II, Iéna, 1928. Schrempf est en outre le préfacier de l’édition allemande des Gesammelte Werke de Kierkegaard, en 12 volumes, publiés par les éditions Eugen Diederichs à Iéna, de 1909 à 1922, utilisée par Adorno dans son commentaire. Théologien et philosophe, c’est une figure pacifiste de l’époque. Son histoire personnelle de pasteur chassé de l’Église pour avoir confié ses doutes suite à une crise spirituelle, l’a rapproché de Kierkegaard, qui associait existentialisme chrétien et critique de l’institution ecclésiastique. 36 Kierkegaard, p. 27 ; GS 2, 23. 21 « dissiper, avec la force du sujet, l’illusion d’une subjectivité constitutive »37, c’est bien en récusant la position de la conscience comme fondement. Bien qu’on ne puisse articuler le problème de la critique adornienne de la subjectivité qu’au cadre théorique idéaliste de la « philosophie de la conscience », il convient encore de le rapporter aux forces contraires auxquelles, par la critique, Adorno le soumet de l’intérieur. Aliénation Ces forces contraires sont d’abord empruntées à la critique marxiste, dont il est en réalité impossible de détacher la critique adornienne de la subjectivité. De façon notable, les deux grands mouvements d’approche de la question que nous avons envisagés plus haut ont tendance, pour diverses raisons stratégiques et contextuelles, à mettre au second plan ou à minimiser ce point. Il est vrai, inversement, que la réception marxienne qui mit en évidence la connexion essentielle entre la théorie critique de l’École de Francfort et la critique marxienne de l'économie politique38, fut aussi, dans son propre contexte, conduite à relativiser l’enjeu de la détermination de la subjectivité critique chez le philosophe, concentrée qu’elle était sur les conséquences opératoires d’une critique de la Raison. Inscrite dans un horizon qu’elle voulait pratique, elle ne pouvait que placer au second plan les paradoxes sur lesquels s’articule la critique immanente de la subjectivité. Quoiqu’elle saisisse sans difficulté aucune la dialectique de critique et de sauvetage à l’œuvre dans ces paradoxes, elle ne pouvait faire de leur construction discontinue et aporétique l’objet central de la recherche au risque de repousser encore un horizon pratique qui continuait de s’éloigner. Pourtant, s’il est malaisé d’inscrire la critique adornienne de la subjectivité dans la dialectique marxiste de la théorie et de la pratique qui prévalait alors, c’est bel et bien au cœur de la thématisation marxiste de l’aliénation qu’elle s’ancre. La constellation des figures idéalistes du sujet (le Moi, la conscience, l’intériorité, l’individu autonome, la personnalité) et de ses produits (le système, l’œuvre d’art, la société) y apparaît pour ainsi dire redoublée d’un double maléfique, duplication déformée de ces figures d’autonomie en figures aliénées. Car tel est son point de départ : ce fait qu’en lieu et place de ces figures autonomes, emphatiques de la subjectivité érigées dans les grands philosophies du XVIIIe et du XIXe siècle, la Modernité exhibe leur déliquescence objective et leur irrésistible chute historique dans l’idéologie. La Raison dégénère en arbitraire, l’Esprit s’est retiré de ses œuvres et l’Individu kierkegaardien se recroqueville en une instance bourgeoise vouée à la mort. Toutes les figures de la subjectivité ne perdurent ainsi que par un effet de répétition comique39 tandis que le réel a pénétré en elles et les a, pour ainsi dire, défigurées. Ce réel, où elles s’aliènent, est chez Adorno comme chez Marx une réalité économique : c’est la société marchande. Ce monde marchand a induit, irréversiblement, selon l’expression de Kierkegaard, « la décomposition des rapports fondamentaux de l’existence humaine », c’est-à-dire, dans le langage hégélianomarxiste d’Adorno, « l’aliénation du sujet et de l’objet »40. 37 DN, p. 10 ; ND, 8. Voir en particulier Paul-Laurent Assoun, Gérard Raulet, Marxisme et théorie critique, Paris, Payot, 1978. Plus précisément dans ce texte, les auteurs dégagent les racines à la fois criticistes (kantiennes) et marxistes de la critique. 39 Comme le montrent d’ailleurs G. Raulet et P.-L. Assoun, interprétant le récit historique de la Dialectique de la Raison comme répétition parodique des figures dépassées de l’idéalisme allemand – d’après l’idée marxienne de la répétition comique développée dans le 18 Brumaire. 40 Kierkegaard, p. 50 ; GS 6, 41-42 : « Ce que Kierkegaard nomme la décomposition [Zerfall mit den Grundverhältnissen menschlichen Daseins] des rapports fondamentaux de l’existence humaine, cela s’appelle, dans la langue philosophique de son temps, l’aliénation [Entfremdung] du sujet et de l’objet. L’interprétation critique de Kierkegaard doit partir de cette aliénation. Non pas qu’une telle interprétation pourrait penser, dans un projet ontologique, la structure de l’existence comme structure du sujet et de l’objet. Les catégories du sujet et de l’objet ont elles-mêmes leur origine historique. » 38 22 Selon son concept hégélien, conçue dans sa négativité41, l’aliénation [Entfremdung] caractérise l’état de la conscience de soi de l’esclave face au maître : ce dernier est « dépourvu de soi ; son soi est un autre soi, en sorte que, dans le maître, il s’aliène et se supprime comme Je singulier et qu’il a en lui l’intuition de son soi essentiel comme d’un autre soi »42. De cette théorie, le Marx des Manuscrits de 1844 tire sa critique généralisée du travail social que l’injustice inhérente au rapport de classes transforme en système d’exploitation43. La souffrance des individus au travail, préoccupation centrale de Marx dans ce texte, justifie sa critique de l’aliénation. Ceux qui sont sensibles au « sujet souffrant » chez Adorno auraient tort de détacher ce trait empathique de sa pensée d’un héritage marxien. Cependant, la critique adornienne de la subjectivité n’est pas, en dépit de son ancrage dans la question de l’aliénation, une critique de l’aliénation des individus au travail. La théorie économique des classes qui sous-tend cette dernière chez Marx peine à être réactualisée chez Adorno de façon convaincante. De manière révélatrice en revanche, la contrainte économique globalisée de la société marchande, fonctionnant moins selon un rapport de classes que comme système autonome, ne prend son sens chez lui que rapportée à l’histoire psycho-socio-philosophique de la subjectivité bourgeoise. C’est dans la dynamique même de cette histoire que la critique adornienne de l’aliénation concentre dans une seule et même figure l’antagonisme du maître et de l’esclave : le sujet comme oppresseur-opprimé, subissant irrémédiablement l’injustice qu’il commet, instance de domination qui se retourne contre elle-même. La voix du maître qui parle dans l’esclave, et le prive d’un soi, n’est plus ici comme chez Bruno Bauer celle de la religion ou comme chez Marx celle du propriétaire bourgeois exploitant le prolétaire, c’est celle du maître tout court, dans son autoconstitution oppressive, c’est la voix du sujet. De la sorte, la critique de l’aliénation chez Adorno se spécifie, et cette thèse vise à le montrer, en critique de la subjectivisation. Jusque dans la forme-marchandise où la voix du maître est elle-même devenue chose et système, Adorno discerne le résultat d’un processus de subjectivisation, processus opérant donc là même où la dialectique du sujet et de l’objet semble s’être enrayée au profit de la chose, dans la réification. L’immanence subjective se retourne elle-même en immanence objective « dans la prison en plein air [Freiluftgefängnis] que devient le monde »44 comme il l’écrit en 1949. Qui prend la mesure de cette persistance significative de la métaphore de la prison saisit que l’aliénation généralisée sous condition de laquelle il place sa critique de la culture n’est rien d’autre que le fait d’un monde rendu totalement subjectif. D’une prison à l’autre, l’aliénation reconduit à l’immanence subjective et la critique adornienne ne peut ni être élaborée en fonction d’un sujet constituant ni faire fond sans médiation sur un donné qui lui serait extérieur. Si, comme l’écrit Gérard Raulet, « la critique de l’idéologie est pour Adorno cette gageure : un ancrage dans le concret qui ne serait pas une identification à sa positivité »45, cette positivité est encore la forme objectivée d’une immanence subjective au sein de laquelle, faute de pouvoir en sortir, Adorno doit construire sa critique. 41 Car au-delà de sa négativité représentée dans la figure de l’esclave, l’aliénation, par laquelle les individus reconnaissent une loi qui transcende leur vouloir particulier est pour Hegel – comme pour Hobbes et Rousseau – la condition de la constitution de la conscience de soi comme liberté, comme vouloir universel. Voir G. W. F. Hegel, Propédeutique philosophique, § 37, trad. M. de Gandillac, Paris, Minuit, « Arguments », rééd. 1997. Cette aliénation de la singularité en tant que soi est le moment par lequel la conscience de soi opère le passage qui fait d’elle un vouloir universel, le passage à la liberté positive. 42 G. W. F. Hegel, Propédeutique philosophique, § 35. 43 Voir l’intéressante recherche génétique à propos de l’usage du concept d’aliénation chez Marx et de la manière dont les jeunes hégéliens, de Bauer, Feuerbach à Ruge, l’interprétaient chez Hegel, in Emmanuel Renault (dir.) et alii., Lire les Manuscrits de 1844, Paris, Puf, 2008. 44 T.W. Adorno, Prismes, critique de la culture et société, p. 26 ; Prismen, Kulturkritik und Gesellschaft, GS 10, 29 : « Dans la prison en plein air que devient le monde peu importe de savoir qui est dans la dépendance de qui, tellement tout est un ». 45 G. Raulet, P-L. Assoun, Marxisme et théorie critique, op. cit., p. 122. 23 §4 HYPOTHESE Le modèle de la construction Alors même que les données du problème de la critique de la subjectivité rendent apparemment toute critique de la subjectivité impossible, la question est la suivante : de quelle manière Adorno en construit-il la possibilité ? Si, dès le départ, la critique est confrontée à un double régime d’immanence, avers et revers d’un même phénomène – le régime d’une subjectivité se réfléchissant sans médiation qui fait s’évaporer la critique et celui de l’aliénation qui la paralyse –, comment une critique immanente de la subjectivité peut-elle s’articuler ? Sachant que face à la double impasse de l’immanence subjective et des conséquences objectivantes de l’aliénation, la critique repousse également toute méthode phénoménologique ou positiviste. Ainsi bâillonnée dans un cadre théorique qui la contraint si radicalement, elle est à terme menacée de stérilité, et c’est au fond ce que sous-entend Habermas quand il évoque les « contradictions performatives » de la Dialectique négative. Mais dans une telle formule, la critique se trouve étrangement aplatie. Elle cesse pour ainsi dire d’avoir une extension au milieu des issues barrées qui la réduisent comme une peau de chagrin à ses conditions d’impossibilité. Contre un tel aplatissement, niant à la fois l’évolution et le déploiement théorique de la critique, nous faisons l’hypothèse de l’appréhender comme construction, élaboration d’un dispositif assurant, en dépit de ses conditions d’impossibilité, son fonctionnement fécond. Si l’on insiste habituellement sur l’importance des « constellations » et du « montage »46 chez Benjamin, on aurait tort d’omettre à quel point la critique adornienne est déterminée par l’enjeu de sa « construction ». C’est seulement semble-t-il guidés par un tel modèle qu’on se rendra capable de saisir la manière dont la critique est finalement à même de faire imploser l’immanence, en d’autres termes de ne pas réduire la critique adornienne à ses conditions problématiques, captées dans l’image de l’emprisonnement. Par ce terme de « construction », il s’agit moins de concevoir la critique comme architecture assise sur de solides fondations que comme dispositif par lequel sont élaborées les conditions immanentes d’une évasion hors de la « prison de l’immanence ». Dans le déploiement de l’œuvre d’Adorno, ce dispositif se complexifie par des tentatives, des aménagements et des difficultés intrinsèques. Si un modèle organique sied mal pour en décrire les transformations tant il évoquerait une unité, une fluidité et une finalité qui, de l’aveu d’Adorno, ont chuté dans l’idéologie, le modèle intégratif et modulaire de la construction permettra en revanche d’en restituer le contenu et l’extension, voire, aussi bien, les dysfonctionnements. Construction de l’esthétique et construction de la critique En invoquant ici l’idée d’une « construction », nous reprenons une conception adornienne, dont la portée théorique nous semble néanmoins pouvoir être étendue au-delà de l’usage qu’en fit Adorno lui-même. Au tout début des années trente, la notion de « construction » [Konstruktion] est en effet centrale pour l’auteur, en particulier dans son premier grand texte, Kierkegaard, construction de l’esthétique. Dans cette œuvre, une telle construction consiste d’abord dans la déconstruction de l’esthétique kierkegaardienne comme théorie idéaliste des arts. Sur les ruines d’une telle théorie, Adorno défend que l’esthétique chez Kierkegaard « ne 46 Voir l’essai de Georges Didi-Huberman sur le montage chez Benjamin et Brecht dans le volume de Nathalie Raoux, Arno Gisinger, Konstellation. Walter Benjamin en exil, Transphotographicpress/Bücher, 2009. 24 peut se construire qu’à partir de la relation sujet-objet » [aus der Subjekt-Objekt-Relation]47, comme « position vis-à-vis de l’objectivité ». Par cette nouvelle détermination, elle est arrachée au subjectivisme dans lequel l’enferme selon Adorno l’idéalisme tardif et romantique de Kierkegaard, révélant en retour le caractère esthétique de son œuvre, prisonnière d’apparences subjectives congédiant l’extériorité. Quoique le terme de « construction » renvoie, comme le note E. Escoubas dans son introduction à la traduction française du Kierkegaard, à une terminologie kantienne-schellingienne, il ne s’agit ici « ni d’une analytique au sens kantien ou freudien, ni d’une synthèse au sens kantien », mais bien plutôt d’un dispositif visant à « faire ressortir les teneurs de sens et de vérité qui étaient refoulées par la réflexion »48. Or, ce que refoule la réflexion est le caractère esthétique de la pensée kierkegaardienne dans son ensemble, en tant que pensée prisonnière d’apparences « mythiques », contre l’aspiration kierkegaardienne à la transparence de la situation existentielle. L’épreuve baroque de l’impossibilité pour la créature d’atteindre à une réalité qui lui serait extérieure telle que la déchiffre Adorno en Kierkegaard est l’épreuve même d’une subjectivité captive de son propre régime. Tel est l’enjeu essentiel de la construction de l’esthétique : l’élaboration d’un dispositif par lequel libérer l’esthétique de l’immanence subjective kierkegaardienne et, en retour, l’immanence subjective kierkegaardienne elle-même de la fausse transparence des « apparences transcendantales » où elle se répète indéfiniment. Dans la construction de l’esthétique s’exposent dès lors les enjeux mêmes de la critique adornienne visant à déjouer l’immanence de façon immanente. Persistance de la construction Quoique le terme soit abandonné assez tôt par Adorno – soucieux de ne pas passer pour un « constructiviste » substituant des constructions à la place vide de la vérité sur le terrain vague d’une modernité en manque de repères transcendantaux –, la « construction » reste effective dans le déploiement de sa méthode critique. Elle est opératoire dans l’exigence de « configuration » [Konfiguration] défendue au début des années trente, dans la méthode des « physiognomonies » appliquée à l’œuvre de Wagner ou plus tard de Mahler, comme à la « voix de la radio », dans le recours de la critique aux « modèles » et enfin, plus explicitement après-guerre, à la « micrologie », et aux « constellations ». Dans chacun de ces contextes, la critique de la subjectivité ne produit son contenu qu’en construisant sa possibilité. Cette possibilité tient dans les moyens mis en œuvre pour faire de la subjectivité – déterminant nécessairement la critique qui la vise – un objet distant. L’élaboration de l’intériorité comme intérieur bourgeois du XIXe siècle dans le Kierkegaard acquiert sa signification dans cette perspective et n’inaugure pas pour rien la constante critique adornienne de la subjectivité et de ses figures. La « configuration » des apparences mythiques dans les années trente, déterminée contre toute méthode procédant d’un donné pur ou à purifier, saisi dans une « épochè », poursuit tout aussi bien une telle intention. Contre la phénoménologie de Husserl, disqualifiée à la racine par le fait historique de l’aliénation, la critique radicalise ainsi l’opacité, l’inquiétante étrangeté de son objet, historiquement et socialement médiatisé, en le « configurant » comme énigme selon la proposition d’Adorno dans sa conférence de 1931 sur « L’Actualité de la philosophie ». La configuration de l’apparence, cristallisation de cette aliénation même, consiste à en dissiper l’énigme par des « agencements expérimentaux 47 Kierkegaard, p. 44 ; GS 2, 37. Eliane Escoubas insiste particulièrement et certes avec raison sur l’influence benjaminienne déterminante dans le Kierkegaard. C’est encore au titre d’une telle réminiscence benjaminienne qu’elle décrit la construction adornienne « à la fois comme mosaïque et comme montage», in Kierkegaard, op. cit., p. IV de la préface. 48 25 variables [Guppierung und Versuchanordnung] »49. Aux antipodes d’une approche fondationnelle ou herméneutique, elle fait apparaître la subjectivité irrémédiablement tissée d’ « apparences mythiques », au cœur desquelles ne se dévoile pas la vérité de l’être, mais la contrainte du réel sur les concepts. Assumant cette contrainte, la configuration révèle le sujet non comme une figure de la réflexion fruit d’une méditation cartésienne, mais comme une instance historiquement défigurée… dans la forme-marchandise, selon l’hypothèse énoncée dans ce même texte de 1931 à partir de laquelle s’articulera toute la critique adornienne des années quarante. Se précise ainsi une des caractéristiques de la construction critique adornienne, construction qui persiste, nous semble-t-il, au-delà de l’usage adornien de l’expression en tant que telle. Elle ne s’articule à terme qu’en retournant l’un contre l’autre les deux régimes de l’immanence qui la contraignent, c’est-à-dire en opposant aux miroitements de la subjectivité réflexive le phénomène objectif de son aliénation. Tandis qu’isolément chacun de ces régimes paralyse la critique, au contraire, retournés l’un contre l’autre, ils apparaissent comme deux contrepoids théoriques assurant à la critique une possibilité de fonctionner. Saisie sous les espèces de cela même qui la nie – dans l’opacité de la matière, de la nature même – la subjectivité s’avère configurée hors de sa législation propre, empesée des apparences impures qui se sont emparées d’elle historiquement. C’est pourquoi les figures de la subjectivité se présentent souvent dans la critique adornienne sous les espèces de leur défiguration. L’intériorité kierkegaardienne se matérialise en espace asphyxiant, privé de toute extériorité, la Raison se fait mythe – et l’ego transcendantal un avatar spiritualisé de la formemarchandise. Par le retournement matérialiste des catégories idéalistes, la critique de la subjectivité s’apparente ce faisant à un constant effort de construction des « contrepoids » objectifs lui permettant de fonctionner. « Ponderación » Tel qu’il s’élabore à la fin des années vingt et au début des années trente, le modèle de la construction doit beaucoup à la critique esthétique benjaminienne, nous le montrerons en détail. Mais le rapporter immédiatement aux constellations et au procédé du montage50 (auquel du reste Benjamin n’eut recours que plus tard) occulte la possibilité d’un autre rapprochement avec le motif, moins thématisé quoique plus suggestif, de la « ponderación misteriosa » évoquée à la fin de l’Origine du drame baroque allemand. À la fin de ce texte consacré à l’élaboration critique de l’allégorie baroque, Benjamin écrit que le « regard subjectif de la mélancolie » jouit finalement, dans l’écroulement même de ce qu’il avait d’expressif dans la convention, d’une « ponderación misteriosa »51 (expression empruntée par Benjamin à Calderón), d’un contrepoids mystérieux, qui assure le rééquilibrage heureux du rêve subjectif dans l’objectivité. Et Benjamin d’évoquer ces colonnes qui soutiennent un balcon baroque à Bamberg « agencées très exactement de manière à présenter l’image qu’elles auraient, vues d’en bas, selon les règles ordinaires de la construction »52. Dans ces colonnes baroques, la prise en compte de la perspective subjective est compensée par la construction même : les colonnes vont en s’élargissant pour apparaître finalement droites à l’œil nu. Maîtrisant les lois de l’apparence, contre ces dernières, la construction applique volontairement à l’objet la déformation que le regard lui fait subir malgré lui. Ainsi les 49 T.W. Adorno, « L’actualité de la philosophie », in L’Actualité de la philosophie et autres essais, trad. fr. de P. Arnoux, J. Christ, G. Felten, A. Le Goff et F. Nicodème, sous la direction de Jacques-Olivier Bégot, Paris, éd. rue d’Ulm / Presses de l’ENS, 2008, p. 18 ; » Die Aktualität der Philosophie «, GS 1, 341. 50 Eliane Escoubas, Kierkegaard, op. cit., p. IV de la préface. 51 Expression de Calderón, citée par Benjamin, in Origine du drame baroque allemand, trad. fr. de S. Muller, Paris, Flammarion, « La Philosophie en effet », 1985, rééd. « Champs », 2000, pp. 252-253. 52 W. Benjamin, op. cit., p. 253. 26 colonnes apparaissent telles qu’elles son réellement dans et par l’apparence. Connue pour elle-même et construite en fonction de ses propres lois, l’apparence produit ainsi le réel et déjoue la déformation que lui impose la subjectivité. « Et de cette façon, conclut Benjamin, l’extase ardente se trouve sauvée, sécularisée dans la sobriété du concret »53. Il nous semble que de la même manière, la critique adornienne de la subjectivité, n’atteint à la sobriété du concret qu’en opposant une telle « ponderación » quoique pas nécessairement « misteriosa » à l’immanence subjective. Elle ne fonctionne et n’acquiert son extension propre que par l’établissement d’un contrepoids matérialiste qu’elle dégage de la chose même saisie sous l’angle de l’aliénation. Jusqu’à la Dialectique de la raison et à la Dialectique négative, nous montrerons que ce principe caractérise le déploiement de la critique adornienne et justifie qu’on applique cette idée de « construction » de façon heuristique, au-delà de son usage dans le Kierkegaard et les textes du début des années trente. Il recèle en outre tout le sens faussement absurde de l’image du Baron de Münchhausen évoquée au § 46 des Minima moralia qui s’extrait du marécage en se tirant lui-même par les cheveux. Dans cette image d’un irrémédiable déséquilibre, le loufoque personnage oppose à son poids son propre contrepoids, tirant de lui seul la possibilité paradoxale d’un équilibre, toujours menacé de rupture. De même, la critique adornienne de la subjectivité ne subsiste-t-elle qu’en tirant de son régime d’immanence ce contrepoids qui lui permet de fonctionner. Comment à terme l’élaboration radicale de ce contrepoids la rendra dysfonctionnelle et imposera qu’en soit complexifiée la construction par l’élaboration d’un contrepoids cette fois subjectif à ce contrepoids matérialiste, c’est ce qu’il nous faudra de montrer. Utopie de la construction Dans un passage de la Théorie esthétique, Adorno décrit ce qu’il appelle l’ « utopie de la construction » en art comme « disparition » en elle de la « raison subjective »54 dont en même temps la construction ne peut se passer. Dans ce schème, qu’il oppose à celui du montage, entaché d’un « reste d’irrationalisme complaisant »55, il esquisse tout aussi bien l’utopie de sa critique de la subjectivité. En effet, « la construction », écrit-il, « est la seule forme de moment rationnel aujourd’hui possible dans l’œuvre d’art »56. Ce moment rationnel tient d’abord à ce que, « dans la monade de l’œuvre d’art, avec une toute puissance limitée, la construction représente la logique et la causalité, transférées hors de la connaissance objective » qui permettent à l’art, qui « aspire désespérément à s’arracher de lui-même au sentiment du contingent », d’« accéder à une force d’obligation supérieure, c’est-à-dire – si 53 Ibid. T. W. Adorno, Théorie esthétique, Paralipomena ; Théories sur l’origine de l’art ; Introduction première, trad. Marc Jimenez et Éliane Kaufholz, Paris, Klincksieck, « Esthétique », 1974, nouvelle édition revue et corrigée, 1989. p. 90 ; Ästhetische Theorie, GS 7, 91-92 : « C’est l’une des conceptions les plus profondes de l’esthétique hégélienne d’avoir rendu compte de ce rapport authentiquement dialectique bien avant le constructivisme, et d’avoir recherché la réussite objective de l’œuvre d’art là où le sujet disparaît en elle [wo das Subjekt im Kunstwerk verschwindet]. Une telle disparition, et non pas une collusion avec la réalité, permet à l’œuvre d’art de dépasser la raison subjective, si tant est qu’elle y parvienne. C’est là l’utopie de la construction [die Utopie der Konstruktion]. » 55 Dans ces pages, succédant à une critique de l’aura benjaminienne, Adorno développe une critique du montage. Rappelant que dans l’histoire de l’esthétique on a pu observer un abandon progressif du montage (surréaliste) au profit d’un principe de construction (constructivistes tels Mondrian), il décrit le montage comme procédé qui « dispose des éléments de la réalité du solide bon sens humain, soit pour leur imposer une orientation différente, soit pour réveiller, dans le meilleur des cas leur langage latent ». Nonobstant, critique-t-il, « le montage est impuissant dans la mesure où il ne fait pas éclater les éléments eux-mêmes. On pourrait même lui reprocher un reste d’irrationalisme complaisant, adaptation au matériau qui est fourni à l’œuvre, de l’extérieur, prêt à l’emploi » (TE, p. 89 ; ÄT, GS 7, 91). 56 Ibid. 54 27 l’on veut – à l’universel »57. À ceci près que pour produire un tel universel, « le sujet abstrait et transcendantal, masqué, selon la doctrine kantienne par le schématisme, devient sujet esthétique ». Cependant, tempère Adorno, soulignant que les courants constructivistes – par exemple Mondrian – constituaient à l’origine l’antithèse des tendances expressionnistes, « la construction restreint de façon critique la subjectivité esthétique ». Car « pour que réussisse la synthèse opérée par la construction, elle doit – en dépit de toute aversion – être dégagée des éléments qui ne se soumettent jamais d’eux-mêmes purement et simplement à ce qui leur est imposé. Avec raison, la construction rejette l’organique comme source d’illusion. Le sujet, dans son universalité quasi-logique, joue ici le rôle de fonctionnaire, alors que sa manifestation est neutre dans le résultat »58. De même dans la critique de la subjectivité comme construction, le sujet critique se veut l’exécutant de la critique, disparaissant lui-même en tant qu’instance subjective intentionnelle. Avec l’humilité d’un fonctionnaire kafkaïen, il voudrait disparaître dans l’exécution même de son geste, afin que la construction elle-même ne soit pas entachée d’arbitraire. « L’utopie de la construction » se dessine ainsi en négatif de sa faillibilité propre qui « réside dans le fait qu’elle tend nécessairement à anéantir ce qui fut intégré et à suspendre le processus auquel seul elle doit d’exister »59. Il s’agit pour la subjectivité à l’œuvre d’avoir suffisamment de force pour agencer le matériau qu’elle assemble sans pour autant faire de sa construction une synthèse subjective où elle ne se contemple qu’elle même. Mais, inversement, si elle systématise son unité, « dans son avancée presque irrésistible », la construction peut également s’autonomiser en « réalité sui generis », empruntant la pureté de ses principes aux « formes fonctionnelles techniques externes »60 qui ne sont pas moins contingentes en elles-mêmes que le sujet esthétique qui croit s’y anéantir. Face à ce risque, « seuls l’intervention polémique du sujet dans la raison subjective et un surplus de sa manifestation par rapport au résultat dans lequel il voudrait se nier, ont pu jusqu’ici nous préserver de cela. Ce n’est qu’en résolvant cette contradiction, et non pas en l’aplanissant, que l’art peut encore espérer une quelconque survie »61. De même, la critique adornienne de la subjectivité n’a de cesse de s’affronter à une telle contradiction, et c’est précisément en ne soupçonnant pas en elle ce motif constructif que nous risquons de l’aplanir. Pensée dans les termes de cette contradiction constitutive, l’utopie de la construction s’apparente à celle de la critique en tant que dispositif où se radicalise l’intention pour le sujet de disparaître à la faveur des forces objectives qu’il a lui-même mises en œuvre sans pour autant leur céder tout à fait. §5 METHODE Attention à la présentation Appréhender la critique de la subjectivité et de ses figures comme construction suppose d’associer rigoureusement le contenu de la critique et ses conditions de possibilité, ellesmêmes rendues visibles en tant que construction. C’est pourquoi notre méthode suppose une attention soutenue à la présentation de la critique adornienne comme élément constitutif de sa teneur argumentative. Son comment s’avère indissociable de son quoi. Au fil de l’œuvre, ce 57 Ibid. TE, p. 90 ; ÄT, GS 7, 91. 59 Ibid. 60 Écueil qu’Adorno observe dans le projet d’Adolf Loos qui dans sa lutte contre une architecture ornementale a voulu absolutiser les principes techniques de la construction, exposant par là même cette dernière à la gratuité esthétique qu’il cherchait à éviter. Aussi bien, l’œuvre purement objective rebascule-t-elle dans l’ornement (TE, p. 90 ; ÄT, GS 7, 92). 61 Ibid. 58 28 comment évolue en fonction de contraintes théoriques qui se sont imposées progressivement. Cherchant à éviter la compression habermassienne de la critique adornienne en « contradictions performatives », notre approche vise à en libérer l’extension progressive et problématique en tant que construction. Génétique et architectonique Pour la faire apparaître, selon une méthode à la fois génétique et architectonique, notre recherche épouse la chronologie de l’œuvre adornienne du Kierkegaard du tout début des années trente à la Théorie esthétique. En suivant ce mouvement, on mettra au jour l’intégration progressive d’outils empruntés par Adorno à ses compagnons critiques, c’est-àdire à Benjamin certes, comme beaucoup y insistent, mais à Horkheimer également, et aussi, de façon décisive, à Kracauer et au jeune Lukács dont on fera apparaître l’importance matricielle pour le projet adornien62. On assumera ce faisant la diversité des champs de l’analyse adornienne et l’évolution du cadre théorique dans lequel s’énonce la critique, de la critique esthétique des débuts au paradigme tardif de la négativité en passant par la Théorie critique. Paradoxalement, la réception consacrée au thème de la subjectivité chez Adorno isole généralement ces champs les uns des autres, abordant séparément l’éthique ou l’esthétique et des moments déterminés de l’œuvre – notamment les textes de l’après-guerre. Ce phénomène empêche de saisir la construction d’ensemble dont la critique de la subjectivité fait en réalité l’objet dans l’œuvre, ensemble modulaire et parfois dysfonctionnel révélant l’originalité de la méthode adornienne. Par conséquent, si les contributions les plus stimulantes sur la question sont souvent issues de la réception littéraire et musicale, présentées sous le signe du fragmentaire, forme plus ou moins encouragée par l’évaluation positive dont le fragment fait l’objet chez Adorno lui-même, il nous semble légitime de mettre en évidence la cohérence d’ensemble que forme la configuration adornienne de ces divers fragments, quand bien même cette cohérence ne culminerait que dans une forme de déséquilibre. Pour cette raison, sans viser à l’exhaustivité, on envisagera tous les axes de la réflexion d’Adorno de l’esthétique – et de la critique musicale – à la métaphysique en passant par la critique de la culture. Le « thème » de la subjectivité indissociable de sa critique L’unité de ces différents axes ne consiste pas néanmoins dans l’unité de la subjectivité comme thème mais dans celle d’une démarche : son indéfectible critique. En faux contre les approches qui les désolidarisent, nous insistons sur le caractère indissociable du thème de la subjectivité et de sa critique dans l’œuvre. Il importe de sortir de l’alternative qui soit ne comprend la critique qu’en en liquidant l’objet (surestimation du caractère formel de la dialectique qui dissout son objet dans la contradiction performative) soit ne sauve l’objet qu’en en évacuant la critique (surestimation des contenus qui échoue dans la séparation nondialectique des bonnes et des mauvaises figures de la subjectivité). Si au fil de l’œuvre, l’accent n’est pas toujours placé sur les mêmes figures de la subjectivité, quoiqu’elles tiennent peu ou prou toutes ensembles dans la constellation idéaliste à laquelle les réfère Adorno, elles sont toujours indissociables du double « maléfique » que leur construit la critique comme 62 L’affirmation de M. Jimenez dans Adorno, vers une esthétique négative selon laquelle, « de toutes les influences qui orientèrent sa pensée dans les années 1920-1930 – il accorde une importance particulière aux travaux de Siegfried Kracauer, d’Ernst Bloch et de Lukács – seule celle de Benjamin apparaît décisive au point de rendre difficilement discernables leurs conceptions », (p. 156 de l’édition de 1983, Le Sycomore), nous semble de ce point de vue inexacte. On montrera que c’est moins, comme il le fait, en comparant la construction adornienne de l’esthétique kierkegaardienne avec l’essai de Lukács lui-même sur Kierkegaard qu’en la rapportant à la Théorie du roman que l’influence lukácsienne apparaît décisive. 29 contrepoids salutaire : c’est l’intériorité, matérialisée en intérieur asphyxiant dans les années trente, la Raison renversée en mythe et l’individu réifié en forme-marchandise dans les années quarante, l’Esprit devenu pulsion d’identification dans les années soixante 63. §6 ENJEUX Esthétique et philosophie En la concevant en fonction du modèle de la construction, on s’expose au reproche d’esthétiser la critique adornienne, et de confondre ici art et connaissance. Bien compris, ce rapprochement reste légitime pour un penseur dont nombre d’outils critiques sont empruntés à la critique esthétique et qui a toujours dit préférer à la fausse transparence du langage philosophique « le graphique [die Tabelle] qui confesse sans réserve la réification de la conscience et trouve ainsi pour l’exprimer quelque chose comme une forme, sans emprunts apologétiques à l’art »64. Néanmoins, l’intérêt massif que suscitent l’esthétique du philosophe65 et sa conception de la modernité artistique66 justifie qu’on veille à clarifier les termes, dialectiques et polémiques d’un tel rapprochement. En aucun cas, le rapport établi entre art et connaissance n’aboutit chez Adorno à une esthétisation des contenus philosophiques. Une telle esthétisation est bien plutôt caractéristique pour lui d’une restauration romantique qu’il dénoncera si violemment comme subjectivisation de la pensée. Alors même qu’il recourt aux outils de la critique esthétique en philosophie, ce sont ceux de la critique philosophique qui provoquent les contenus esthétiques eux-mêmes. La poésie n’est pas convoquée pour dépasser les limites du concept quoique ce dernier, saisi « avec une concupiscence esthétique »67 puisse révéler des contradictions qu’il dissimule pour ainsi dire à la raison théorique. C’est donc seulement à l’issue d’une explicitation approfondie de la « construction de l’esthétique » par laquelle Adorno chasse les motifs subjectivistes 63 « Le système est le ventre devenu esprit, la rage [Wut] est la caractéristique de tout idéalisme ». DN, p. 31 ; ND, 31. 64 T.W. Adorno, « L’Essai comme forme », Notes sur la littérature, trad. fr. de S. Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 10 ; Noten zur Literatur, GS 11, 10. 65 Intérêt amorcé en France dès le début des années soixante-dix et renforcé dans les années quatre-vingt. Voir sur ce point M. Jimenez, Vers une esthétique négative : Adorno et la modernité, [1983, Le Sycomore] Klincksieck, collection d’esthétique, Paris, 1986. On peut noter au passage que la réception française d’Adorno fut dès le départ très axée sur l’esthétique. Comme le rappelle M. Jimenez dans la préface de la deuxième édition de l’ouvrage, l’année 1973 durant laquelle paraît sa propre traduction française de la Théorie esthétique (qu’il révise en 1995 avec Eliane Kaufholz) marque la fin d’un « long silence » de plusieurs décennies. À la fin des années soixante, seuls L’Essai sur Wagner et La Philosophie de la nouvelle musique sont traduits et connus de quelques musicologues érudits. A la fois bloquée par sa critique marxiste orthodoxe en Allemagne qui stigmatise alors son incapacité à fonder de nouvelles perspectives politiques, et occultée par l’intérêt suscité par d’autres auteurs, tels H. Marcuse ou W. Benjamin apparemment plus activistes ou plus hétérodoxes, l’œuvre d’Adorno s’immiscera dans l’actualité de la réception avant tout par le biais de son esthétique. Celle-ci fut donc moins l’occasion de sa redécouverte en France que de sa découverte tout court, y compris chez les auteurs marxistes : voir la discussion que consacre Lucien Goldmann aux conséquences élitistes de l’esthétique adornienne à la fin de l’ouvrage Lukács et Heidegger, Denoël/Gonthier, 1973, voyant néanmoins dans le philosophe francfortois l’« une des figures les plus marquantes de la philosophie et de la pensée contemporaine ». 66 Voir les travaux de Raymond Court, Adorno et la nouvelle musique : art et modernité, Paris, Klincksieck, 1981; de Marc Jimenez, Vers une esthétique négative : Adorno et la modernité, Paris, Le Sycomore, 1983, de Mikel Dufrenne et Olivier Revault d'Allonnes (dir.), Adorno, Revue d'esthétique, nouvelle série, 8, 1985, Toulouse, Privat, 1985, et plus récemment d’Anne Boissière, Adorno, la vérité de la musique moderne, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999 ou encore de Martin Thibodeau, La Théorie esthétique d’Adorno : une introduction, Rennes, PUR, « Aesthetica », 2008. 67 Expression de Kierkegaard, citée et commentée dans le Kierkegaard. Voir ci-dessous, IIème partie, B, 1, b, « Le comment subjectif de la communication » et « l’intéressant ». 30 établissant entre les contenus philosophiques et les contenus esthétiques un continuum qui dissout aussi bien l’art et la philosophie, que le rapport adornien entre art et connaissance sera sainement abordé. Le point est ici que c’est précisément par la médiation de la critique de la subjectivité qu’il s’avère déterminé adéquatement. Dans la mesure même où elle résiste à la subjectivation esthétique, la construction, si artistique qu’en soit le modèle, ne vise pas à dépasser dans une unité artificielle l’opposition du sujet et de l’objet qui structure la critique : elle en thématise au contraire la dialectique enrayée. « Chaque fois », polémique Adorno contre Heidegger dans son texte sur « L’Essai comme forme », « que la philosophie croit pouvoir abolir, par des emprunts à la poésie, la pensée objectivante du sujet et de l’objet, ce que la terminologie habituelle nomme l’antithèse du sujet et de l’objet, espérant même que l’être lui-même pourrait parler dans une poésie fabriquée à partir de Parménide et de Jungnickel, elle se rapproche de ce bavardage culturel éculé »68. Quelle que soit la pertinence de ce reproche, il précise au moins négativement ce qu’engage la position théorique adornienne vis-à-vis de toute esthétisation. On pourrait, avant de plus amples développements, situer sa construction critique à l’égard de l’art comme il situe l’essai qui, en dépit de ce qui lui confère « une certaine ressemblance avec l’autonomie esthétique » « se distingue toutefois [d’elle] par son médium, c’est-à-dire les concepts, et par le but qu’il vise, une vérité dépouillée de tout paraître esthétique »69. Aussi bien, le rapport qu’Adorno veut établir objectivement entre art et connaissance trouvera-t-il dans l’hypothèse de la critique comme construction une occasion d’être pensé concrètement. Si dans ce rapprochement, la critique peut sembler menacée d’artificialité, de cette contingence censée peser sur les œuvres d’art, il faut rappeler d’une part que l’œuvre d’art prétend pour Adorno à la vérité et d’autre part que l’épreuve de l’artificialité de ses constructions intellectuelles est constitutive de l’histoire moderne de la philosophie, exposée à sa liquidation. L’un dans l’autre, il n’y a là rien de tel qu’un appel à une « création de concepts » débridée destinée à occuper la place vide de la vérité, mais un recours aux moyens objectifs de la pensée pour déjouer l’immanence qui en fausse nécessairement la critique en même temps qu’elle la conditionne. Le mettre en évidence serait le premier enjeu de notre méthode. Sens de la dialectique De même que l’aspect esthétique de la pensée adornienne a pu apparaître comme une « tare » de la Théorie critique pour ses représentants ultérieurs70, c’est sur une autre de ses « tares », pour les pensées issues d’autres horizons, en particulier analytique et phénoménologique, que porterait notre second enjeu méthodologique : nous voulons parler de son aspect dialectique. En exhibant la critique comme construction, il s’agirait de désamorcer l’aplatissement de la dialectique qui y est à l’œuvre comme caractérisation toute faite, et ce, pour mieux lui rendre si possible, sa puissance explosive. Aujourd’hui, l’invocation de la dialectique manque de force contre ceux qui voient dans le maniement de la contradiction un art du tour de passepasse qui n’a que trop fait d’offenses à la forme pourtant nécessairement affirmative de la vérité. Traînant la mauvaise réputation de l’éristique dont usaient les sophistes pour prouver une chose et son contraire, la dialectique ne saurait fonder une connaissance du monde parce 68 « L’Essai comme Forme », art. cit., p. 10 ; GS 11, 10. Une différence avec l’art qu’Adorno revendique précisément contre Lukács, en référence à son essai du même nom, la lettre à Léo Popper qui ouvre L’Âme et les Formes, où il défend l’hypothèse que l’essai constituerait en lui-même un art. 70 Chez J. Habermas, A. Honneth ou O. Negt, la Théorie critique se poursuit en effet en se soulageant de l’esthétisme (supposé) de sa version adornienne. L’accent est mis sur les sciences sociales, la théorie du droit, l’émancipation est désormais conçue à l`intérieur du « monde vécu », soit par les « procédures délibératives » (Habermas), soit par « la lutte pour la reconnaissance » (Honneth), soit par un retour à Marx (Negt, habermassien de gauche, ancien élève d’Adorno). 69 31 qu’elle détruit tout et fait seulement triompher le dialecticien aux dépens la chose. C’est en partie pourquoi la modernité philosophique fondationnelle l’a si massivement abandonnée, elle et les métarécits censés la conditionner. Elle a acquis, avec le temps, une forme d’opacité. Moins menaçante que dans un contexte marqué par le hégéliano-marxisme, elle semble, à des esprits non conditionnés, vainement ésotérique. À ce titre, l’invocation du fonctionnement dialectique de la pensée adornienne joue quasiment contre elle, dans l’hypothèse de sa possible actualité. Pourtant, elle est bien là, décisive et discriminante en tant que forme de cette pensée. Par notre insistance sur le modèle de la construction conditionnant la critique, nous ne cherchons pas à en relativiser l’importance. En réalité, il s’agit moins pour nous d’occulter ce motif dialectique que d’en restituer l’expressivité propre. À l’heure où certaines formules d’Adorno séduisent – le « primat de l’objet » où d’aucuns lisent un phénoménologique « retour aux choses mêmes », ou encore, ce pain béni pour un nouvel individualisme postmoderniste : « l’analyse de la société peut retirer de l’expérience individuelle incomparablement plus que n’en a convenu Hegel, alors qu’inversement il y a lieu de soupçonner que les grandes catégories de l’histoire peuvent nous tromper »71 – notre insistance sur la construction fait chorus avec l’instance dialectique contre la magie du résultat. Cependant, bien que l’idée de construction reste ici au service de l’idéal dialectique de la pensée d’Adorno, elle vise à étayer concrètement un tel fonctionnement dialectique, dans le travail même de la pensée, que l’exposition de la dialectique réduite à son squelette spéculatif risque parfois de neutraliser. De fait, en invoquant ex nihilo ce ressort théorique, il est vrai qu’on n’a rien démontré. Il faut donc, pensons-nous, sans renoncer à mettre en évidence le fonctionnement incontestablement dialectique de la pensée d’Adorno, en passer par autre chose, une méthode d’exposition qui ne présuppose pas la dialectique mais l’exhibe comme conséquence d’une immersion dans l’objet. Or, c’est précisément ce à quoi nous semble adéquatement pourvoir le modèle de la construction. Lorsqu’Adorno affirme que le « tout est le non vrai », il convient, pour ne pas voir s’autodétruire ce qui dans le cadre d’une pensée sans transcendance n’est qu’une contradiction dans les termes, de cerner la construction à l’œuvre. Comment s’établit l’aliénation de la totalité subjective en Tout social qui pèse sur les sujets, par quel contrepoids, elle qui est sans dehors, est-elle désignée comme fausse ? Le modèle de la construction nous permettra de déployer la contradiction comme déséquilibre critique. On pourrait nous reprocher un effet de spatialisation : en réalité c’est plutôt là un trait de la pensée adornienne elle-même. Si dialectique soit-elle, elle semble se défier de la temporalité, même en musique, sans doute parce que le temps est une forme pour ainsi dire compromise chez Hegel dans la réconciliation. Contre l’élan réconciliateur du « processus », la critique adornienne se construit régulièrement par spatialisations, fût-ce à l’échelle de la miniature. Quoique ces spatialisations illustrent le plus souvent des espaces impossibles ou des dispositifs dysfonctionnels, de l’intérieur sans extérieur à la poulie sans contrepoids, on comprend la dialectique là où contre toute attente, elle rend à ces espaces leur point d’orientation et fait fonctionner le dispositif qu’ils constituent. Tronqué et abstrait de ces constructions, le mouvement de la dialectique qui résiste à la synthèse processuelle se heurte cependant parfois à des motifs hétéronomes à la dialectique elle-même. Ces motifs extradialectiques, voire extra-philosophiques pourront être mis en évidence par notre approche « constructionniste », là où le jargon dialectique les rejetterait comme simples métaphores. Certains de ces motifs touchent au plus concret : l’épreuve de la souffrance. D’autres relèvent de la fantaisie. L’oie Mimi du conte de Hauff 72 « Le Nain “Long Nez” » joue ainsi un rôle non négligeable dans le déverrouillage de l’immanence critique dans la Dialectique négative. Si comme l’indique Adorno dans cet ouvrage, « sans aucun savoir provenant de l’extérieur, 71 T.W. Adorno, Minima moralia, p. 13 ; GS 4, 16. Wilhelm Hauff, Contes, « le Nain “long-nez” », » Der Zwerg Nase «, trad. fr. de N. Casanova et P. Deshusses, Actes Sud, 1998. 72 32 sans aucun moment d’immédiateté si l’on veut, sans intervention de la pensée subjective qui voit au-delà de la structure de la dialectique, aucune critique immanente n’est capable d’atteindre son but »73, notre appréhension de la critique comme construction permettra de saisir les motifs situés au-delà d’une telle structure. La mise en évidence de tels moyens de résistance hétérodoxes révélera la part d’audace intellectuelle inhérente à la critique adornienne là où ceux qui n’y voient que négativité ne retiennent que la part de résignation. Résistance anticipée à la déconstruction Caractériser la critique adornienne comme construction peut sonner comme une réaction à la « Déconstruction » dont il a pu sembler être un des pères. Mais si la critique adornienne de la subjectivité est construction, cela signifie-t-il qu’il faut la renvoyer à la préhistoire de la déconstruction derridienne ou des effets spéculaires de Rorty ? En réalité, les constructions se présentent déjà, dans le cadre moderniste adornien, comme démythologisantes, c’est-à-dire élaborées au-delà du geste de déconstruction. On n’a donc pas ici affaire à des constructions qui précèdent la déconstruction mais bel et bien à des constructions qui renoncent à cette déconstruction même, déjà anticipée par Adorno comme un geste esthétisant et romantique. Néanmoins, la construction adornienne semble flirter parfois avec le ton ironique d’un certain postmodernisme74, notamment nous le verrons, quand elle se radicalise comme narration dystopique. Mais lorsque la Dialectique de la Raison retourne le métarécit bourgeois du progrès en catastrophe, c’est moins en vertu d’une ironie esthétique qu’en vertu d’une intention apotropaïque, espérant déjouer l’avènement de la terreur en l’anticipant. De fait Adorno ne s’arrache pas de la sorte à la gangue conceptuelle des méta-récits honnis du postmodernisme des années quatre-vingt, il reste un moderne, refusant de déréaliser jusqu’au bout l’objet de sa critique. Distance critique La critique adornienne de la subjectivité prête évidemment le flanc à la critique. On peut se demander si la mise en évidence de la critique comme construction permettra de désamorcer tout à fait l’impact de critiques du type de celles adressée par Rorty à la Dialectique de la Raison censée charrier un fatras de « fausses opinions gauchistes » et d’imprécisions historiques75. Cependant, par notre attention aux paradoxes de la construction adornienne, on pourra espérer faire pièce au reproche plus vaste et plus déterminant qui consiste à persister à faire à Adorno ce que l’on pourrait appeler « l’objection du point de vue de sa critique de la culture », consistant à faire découler ses jugements du fait de son appartenance à une classe bourgeoise intellectuelle, pas même déshéritée, hautement élitiste. Si dans le cadre d’une sociologie de la connaissance, telle que l’a entreprise Bourdieu dans la Distinction76, une telle objection est admissible et affecte nécessairement l’autorité de l’œuvre – on sait qu’Adorno dans ses critiques ne se gênait pas lui-même pour reconduire les philosophes à leur classe (cf. 73 DN, p. 178 ; ND, 181. Le terme est à utiliser en effet avec précaution car il caractérise des positions très diverses et n’entre pas nécessairement en contradiction avec l’héritage marxiste dans lequel s’inscrit Adorno. Voir en particulier sur ce point F. Jameson, “Marxism and Postmodernism ” (1989) in F. Jameson, The Cultural Turn. Selected writings on the Postmodern 1983-1998, London & New York,Verso, 1998, rééd. 2009. 75 On reviendra sur cet article polémique de Rorty contre la Dialectique de la Raison et sa réception de gauche dans les années 1970, in “ The Overphilosophication of Politics ”, in Constellations, vol. 7, n°1, 2000, pp. 128132. 76 P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979. Voir aussi M. Jay, L’Imagination Dialectique, Paris, Payot, p. 254, soulignant que la distinction entre art authentique et art inauthentique, le rejet de toute culture populaire recoupant une valorisation du langage formel de l’art contre une réception sensuelle, ou même simplement d’agrément, sont autant de marqueurs d’une attitude culturelle sociologiquement identifiable. 74 33 sa situation de Kierkegaard) – elle reste extérieure à cette dernière, et compte pour rien le fait qu’Adorno soit le premier à se l’adresser. Si, de fait, Adorno a thématisé son appartenance de classe, il convient de rendre justice à la construction cohérente qui cherche consciemment à la contrer au sein de l’œuvre. Il convient d’éviter d’ériger le retour de bâton sociologique en coup de grâce de la critique. L’attention à la construction ne saurait empêcher le moment de réduction sociologique parfois déterminant dans la critique d’une pensée et elle ne trouve aucun intérêt philosophique ou moral à le faire, mais elle montrera néanmoins concrètement l’impossibilité d’absolutiser une telle réduction. Dans la construction de la critique de la subjectivité et de ses figures chez Adorno peuvent loger et survivre des figures bien plus incertaines et plus réelles à la fois que le sujet bourgeois plein de ressentiment censé n’assurer par ce vaste dispositif que les conditions de sa conservation. §7 PLAN Dans le souci de clarifier concrètement ces enjeux, notre enquête suivra la méthode génétique et architectonique décrite plus haut, épousant le mouvement chronologique de l’œuvre, articulé en fonction de quatre grandes patries mettant à chaque fois en évidence les contraintes immanentes imposées au dispositif critique par le contexte théorique et historique dans lequel Adorno s’inscrit. D’un dispositif au suivant, la construction se dessinera selon une logique d’intégration relevant moins d’une Aufhebung réconciliatrice que d’un déploiement modulaire dont il s’agit de saisir le fonctionnement opératoire. I TOPIQUE (RETOURNEMENT) Dans cette partie, on étudiera le premier dispositif critique de la subjectivité mis en œuvre par Adorno telle qu’il est exposé dans Kierkegaard, construction de l’esthétique (rédigé autour de 1926, publié en 1933) ancré dans la construction de l’intériorité kierkegaardienne comme intérieur bourgeois du XIXe siècle. Il s’inscrit dans la tradition esthético-critique des lieux historico-philosophiques de la modernité héritée de Simmel (la métropole moderne), Lukács (le lieu transcendantal sans abri de la Théorie du roman) et Kracauer (le hall d’hôtel du Roman policier), dont on retracera les conceptions décisives pour comprendre le geste adornien. C'est là qu'avec des outils benjaminiens, Adorno retourne littéralement par la critique le plus spirituel en plus matériel, l’intériorité isolée du penseur subjectif en domaine d’une emprise, mise illusoirement à distance dans l’apparence, du monde marchand. Par un tel retournement matérialiste, Adorno s'émancipe totalement des traces d'existentialisme présentes dans les premiers textes du jeune Lukács et ceux du Kracauer des années vingt. Loin des thématisations simmeliennes de la métropole ouverte à tous les vents comme lieu de la modernité, où se formule subtilement une critique subjective de la vie moderne, Adorno exhibe le caractère archaïque de la subjectivité kierkegaardienne dans un intérieur « asphyxiant », ou se trame le destin « mythique » de l'idéalisme tardif. Cette tradition philosophique où l’on a vu s’enfler le concept de l’individu n’était déjà que le revers de conditions historiques et sociales particulièrement menaçantes. Encore idéaliste bien que prétendument non systématique, la philosophie de Kierkegaard retombe dans la principale ornière du système hégélien : elle produit une fausse totalité, un faux absolu qui se contracte finalement sur son malheureux habitant en vase clos. Au tournant des années trente, une telle construction bâtit en quelque sorte les murs objectivés de la prison de l’immanence. Elle se dresse déjà par là contre la restauration romantique contemporaine qu’Adorno décèle en 34 musique (dans l’expressionnisme et le renouveau romantique) comme en philosophie (en particulier chez Heidegger). À partir de ce lieu critique, un affrontement direct avec les avatars alors contemporains du subjectivisme kierkegaardien s’impose. II CRITIQUE ESTHETIQUE (CONFIGURATION) En rapprochant les critiques musicales de la deuxième moitié des années vingt au début des années trente et les contributions polémiques d’Adorno sur l’actualité de la philosophie, cette partie exhibera la critique adornienne de la subjectivité à partir de la critique de ses produits, autonomisés voire absolutisés par l’idéalisme : l’œuvre d’art et le système. À l’aide d’outils empruntés à la critique esthétique, Adorno les rapporte l’une et l’autre au fait constatable de leur décomposition irréversible. Face à elle, la construction critique se faire « configuration ». Tandis que l’intériorité ne saurait plus apparaître comme un refuge, les formes esthétiques et philosophiques auxquelles elle conférait leur unité s’effritent. C’est déjà le diagnostic de Lukács dans La Théorie du roman que permet d’assumer concrètement l’idée benjaminienne de la critique esthétique comme « mortification » des œuvres dans l’ « Essai sur les Affinités électives de Goethe ». Puisque aujourd’hui s’écoulent les intentions subjectives qui présidèrent à la composition des œuvres artistiques autant que philosophiques, la critique de la subjectivité – s’appuyant sur les outils de la critique esthétique – met au jour la décomposition de l’œuvre esthétique et le démembrement des thèses de l’idéalisme (sur lequel fait fond toute la polémique de l’importante conférence de 1931 sur « L’Actualité de la philosophie »). Dans cette désintégration des formes subjectives, affleure l’importance pour la « modernité artistique », du matériau et pour l’ « actualité philosophique », du matérialisme. C’est pourquoi la modernité musicale et l’actualité philosophique imposent d’être observées comme totalités décomposées, présentant des matériaux épars, que le regard critique reconfigure pour en dissoudre l’énigme. La critique de la subjectivité associe à ce stade le geste de retournement du plus spirituel en plus matériel issu du Kierkegaard et l’intention d’une saisie plus vaste des conséquences culturelles et sociales de cette décomposition historique de la subjectivité dont l’art et la philosophie paient désormais le prix. En envisageant de faire se cristalliser cette configuration même autour de la « figure de la forme-marchandise », Adorno émet en 1931 l’hypothèse par laquelle il espère articuler sa critique esthétique au matérialisme plus fermement orienté vers la société de la Théorie critique de Max Horkheimer. La « figure du réel »77 ainsi esquissée n’est plus celle de la subjectivité libre, existentielle, telle que la voulait Kierkegaard. Elle n’est plus non plus la Raison ou l’Esprit qui progresse à partir duquel toutes les formes de la subjectivité pouvaient recevoir leur plénitude ontologique. Dernière figure autour de laquelle se cristallisent avec force dans leur effondrement moderne toutes les catégories de la subjectivité érigées aux XVIIIe et XIXe siècles, la formemarchandise semble les nier toutes. Pourtant, c’est précisément en construisant cette dernière à partir de la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise et de la théorie Lukácsienne de la réification, comme figure défigurée de la subjectivité qu’Adorno intègre sa critique de la subjectivité au projet horkheimerien d’une Théorie critique. III THEORIE CRITIQUE (SYSTEMATISATION) À partir de la seconde moitié des années trente, Adorno est mis en demeure par les évènements de préciser le sens proprement marxiste et émancipatoire de son matérialisme. Il le fait en se rattachant, quoique de manière bien particulière et originale, au projet horkheimerien de la Théorie critique. En son sein, et c’est la construction matricielle qu’il s’agit de mettre en évidence dans cette partie, Adorno fait de la forme-marchandise une figure de la subjectivité. Reprenant l’interprétation lukácsienne dans Histoire et conscience de classe 77 « L’actualité de la philosophie », p. 18 ; GS 1, 334. 35 du caractère fétiche de la marchandise (Marx) comme réification, le théoricien, revenu de la possibilité d’en sortir par le Sujet-Objet prolétariat investit cette figure de déterminations psychanalytiques qui la rendent opératoire pour une interprétation de la culture et de la société capitaliste. De la sorte, il rend dialectiquement compte du devenir-chose des individus par le renforcement historique, amorcé depuis le XIXe siècle, du fétiche de la personnalité. Le « diagnostic hyperbolique » (A. Honneth) de la réification induit ainsi chez Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la Raison une logique de la catastrophe par laquelle la Raison, figure émancipatrice de la personnalité bourgeoise, se renverse en figure d’oppression intériorisée. Par sa radicalisation, une telle construction historique et sociale de la subjectivité moderne aliénée, associée à une critique suivie de l’utopie – de celle, progressiste, de Bacon à celle, régressive des nouveaux primitivistes – apparente l’œuvre collective de 1944 à une véritable dystopie susceptible d’être comparée à l’œuvre de George Orwell, qui paraît quatre ans plus tard, 1984. C’est alors en différenciant rigoureusement les deux types de discours ainsi rapprochés (d’après une suggestion d’A. Honneth dans un entretien récent) que se dégage la spécificité dialectique de la construction adornienne fondée sur le motif rhétorique de l’exagération (« Seule l’exagération est vraie », est-il écrit dans la Dialectique de la raison), investissant l’ensemble des recherches psycho-sociologiques adorniennes. Mais dans la mesure où une telle construction ne fonctionne dans la Dialectique de la raison que par l’invocation extra-logique – c’est-à-dire extérieure à la logique de la catastrophe pourtant absolutisée – d’un « témoin imaginaire », la construction adornienne de la critique de la subjectivité et de ses figures culmine dans un dispositif théoriquement dysfonctionnel, où la critique est placée sous la contrainte de l’immanence subjective comme immanence objective, dans le soupçon constant de sa propre aliénation. IV NEGATIVITE ( EXPRESSION DE LA SOUFFRANCE) Après la construction du « contrepoids » à l’individualisme moderne de la catastrophe totalisée, la construction critique de la subjectivité apparaît si ce n’est impossible du moins dysfonctionnelle. Avec la radicalisation du Gesamtprozeß de la liquidation historique de l’individu, la construction critique de la subjectivité menace d’engloutir le constructeur luimême. Tout se passe dès lors comme si la critique devait dégager un contrepoids au contrepoids massif qui la menace d’effondrement. Ce contrepoids à la totalité objectivée en système social est dégagé dès les années quarante, notamment dans les Minima moralia, et plus fermement encore ensuite, dans la revendication, des droits non pas juridiques mais métaphysiques d’une subjectivité critique, n’ayant d’autre ressource qu’elle-même face au Tout. De cette protestation subjective est tirée l’affirmation, menacée de contingence si ce n’est de contradiction dans les termes, de la non-vérité du tout. Par ses recherches consacrées d’une part aux figures incarnées de la subjectivité dans les textes rassemblés dans les Notes sur la littérature, et d’autre part à l’élaboration spéculative, remarquablement délestée de recours esthétique, d’un sujet philosophique dans la Dialectique négative, Adorno entreprend la construction théorique de cette intuition à partir de l’idée de négativité. Esquisse négative de la possibilité utopique d’une émancipation des individus dans l’idée du tout comme nonvrai comme dans celle du non-identique, la négativité est indissociable de son pendant concret, la souffrance, envahissant littéralement la dernière construction adornienne de la figure aliénée de la subjectivité – figure qui établit aujourd’hui un dialogue avec les développements contemporains de l’éthique du Care, dialogue concrètement établi par Axel Honneth, représentant actuel de la Théorie critique francfortoise, et même ceux, radicaux, de l’anti-spécisme de Singer. Il s’agira de montrer comment une telle négativité, dès les Minima Moralia et plus encore à partir des années cinquante dans les portraits rassemblés dans les Notes sur la littérature et enfin dans la Dialectique négative et dans la Théorie esthétique, se 36 laisse également construire, comme retournement – et non comme sublimation – de l’aliénation de la subjectivité en condition dernière de sa survie dans l’expression de la souffrance et de sa prétention à la connaissance dans la culpabilité, en particulier dans la Dialectique négative. Par ces dispositions humblement subjectives, la construction, plutôt que de broyer l’individu, fonctionne finalement en dispositif de sauvetage de ce dernier, seul capable d’établir ce contrepoids ultime de la construction critique qu’est le « primat de l’objet ». §8 POSITIONS Soupçon sur l’authentique : une pensée des figures aliénées de la subjectivité À terme, le projet adornien nous apparaît moins comme une philosophie de la conscience que comme une pensée des figures aliénées de la subjectivité. Bien que la thématisation de ces figures aliénées de la subjectivité puisse faire déchoir parfois la critique adornienne dans des jérémiades catastrophistes semblant réactionnaires, il apparaît que la part progressiste de sa pensée consiste à ne pas chercher au-delà d’elles, mais seulement en elles, un sauvetage possible. Ce n’est pas dans un individu authentique, purifié du monde comme il va que gît la possibilité de l’émancipation, mais dans la réflexion – elle-même se sachant conditionnée – de ces figures aliénées elles-mêmes, voire en deçà de la subjectivité humaine78 – la « figure » de l’animal par exemple –, bref, là où elle s’avère le plus vulnérable à la réification. C’est seulement en s’enfonçant dans cette aliénation que la construction adornienne vise à briser, autant que possible, le cercle de l’immanence. De ce point de vue, l’opposition adornienne à la thématisation existentialiste l’authenticité nous semble décisive. Si comme l’écrit Adorno dans les Minima Moralia, à « celui qui veut savoir la vérité concernant la vie dans son immédiateté [Unmittelbare Leben], il […] faut enquêter sur la forme aliénée [entfremdeter Gestalt] qu’elle a prise, c’est-à-dire sur les puissances objectives qui déterminent l’existence individuelle au plus intime d’elle-même »79, un tel précepte s’applique tout aussi bien à celui qui veut savoir la vérité concernant la subjectivité et la forme que la Modernité lui a fait prendre. Construction apotropaïque Si la subjectivité et ses figures, telles qu’elles se présentent dans l’œuvre d’Adorno nous apparaissent indissociables de leur critique, c’est qu’elles sont irrémédiablement configurées en fonction du constat initial et à terme irrémédiable de leur aliénation. Mais en fonction de cette donne, par essence médiatisée, la critique adornienne se déploie moins comme une Kulturkritik, confortablement installée dans un pessimisme anthropologique sans appel – où comme l’écrivit sévèrement Lukács à propos d’Adorno logée « au Grand Hôtel de l’Abîme » – que comme une construction destinée à être renversée. Là où M. Jimenez parle de « la puissance anatréptique de la dialectique négative »80, en tant que puissance par laquelle cette dernière renverse la doxa idéaliste sans nécessairement lui substituer un autre paradigme, 78 Comme y a insisté avec pertinence Gilles Moutot dans sa thèse sur Adorno (T.W. Adorno : un matérialisme sans image, à paraître chez Payot dans la collection « Critique de la politique »), la référence de l’auteur dans sa correspondance avec Benjamin à la figure d’Odradek dans la nouvelle de Kafka intitulée « Le souci du père de famille » (1919) offre un exemple saisissant de contre-figure de la subjectivité. Odradek n’est pas un homme mais une bobine. Voir également sur ce point l’article – cité par G. Moutot – de Jean-Claude Milner, « Odradek, la bobine de scandale », in Élucidation 10, 2004, pp. 93-96. 79 Minima moralia, p. 9 ; GS 4, 13. 80 M. Jimenez, op. cit., p. 343. 37 nous en soulignerons plutôt quant à nous le caractère « apotropaïque » : la construction, dans son accomplissement le plus pessimiste se fera littéralement mimèsis du monde social aliéné, « mimèsis du mort », qui se renverse, nous le verrons, aussi paradoxal que cela puisse paraitre, en figure d’espérance. 38 Première partie Topique Retournement « Le cercle métaphysique à l’intérieur duquel vivent les Grecs est plus étroit que le nôtre ; c’est pourquoi nous ne saurions jamais y trouver notre place ; ou mieux, ce cercle dont la finitude constitue l’essence transcendantale de leur vie, nous l’avons brisé ; dans un monde clos, nous ne pouvons plus respirer. » Georg Lukács, Théorie du Roman81 81 Georg Lukács, Théorie du Roman, trad. fr. de J. Clairevoye, Paris, Denoël, 1968, rééd. Gallimard, « Tel », 1989, p. 24. 39 40 DONNEES LIMINAIRES Étude de lieux Pour entrer dans l’histoire de la problématisation adornienne de la critique de la subjectivité, il convient d’établir une topique, c’est-à-dire une analyse des lieux, tels qu’ils sont figurés et décrits, non seulement chez ceux dont Adorno hérite son questionnement de façon décisive, mais encore chez Adorno lui-même, notamment, dans sa première grande œuvre philosophique, Kierkegaard, construction de l’esthétique. Trois lieux seront ici mis en perspective, tout d’abord le « lieu transcendantal sans abri » décrit par Georg Lukács dans la Théorie du Roman, puis le « hall d’hôtel » de Siegfried Kracauer dans le Roman policier, et enfin l’« intérieur bourgeois du XIXe siècle» construit par Adorno lui-même dans son livre sur Kierkegaard. Ces lieux ne sont pas de purs espaces, en eux-mêmes dénués de signification. Ils sont conçus par leurs auteurs comme l’image expressive d’une situation historico-philosophique, plus précisément, de la situation historico-philosophique de la subjectivité dans la modernité. D’un lieu à l’autre, de ceux décrits dans les œuvres précitées du jeune Lukács et de Kracauer à celui où culmine le Kierkegaardbuch d’Adorno, on montrera le passage d’une critique de la Modernité, énoncée au nom d’une subjectivité en souffrance, à la critique adornienne du caractère archaïque, eu égard à cette même Modernité, de la subjectivité emphatique kierkegaardienne. Si, selon la définition qu’en donne Adorno dans une lettre à Benjamin du 5 avril 1934, l’archaïque est « le lieu propre de tout ce qui a chuté dans le silence de par l’histoire », « mesurable seulement d’après le rythme historique, qui seul le “produit” comme histoire primitive » 82, l’intérieur kierkegaardien est archaïque : voué au mutisme de la seconde nature lukácsienne, il manifeste objectivement, comme intérieur bourgeois du XIXe la chute dans le silence, de par l’histoire, de la subjectivité kierkegaardienne. À cette intuition fondamentale de la « chute dans le silence » de la subjectivité, s’articule de façon inaugurale et constante, le rejet adornien de toute tentation existentialiste. Au bon endroit Si tant est qu’un argument topique, au sens rhétorique du terme, est un argument qui se rapporte exactement à la chose dont il s’agit, cette topique ne constitue pas un détour imagé précédant le traitement véritablement philosophique des problèmes. Par elle, il s’agit bien plutôt d’ancrer ces derniers au bon endroit, là, précisément, où ils ont pris corps, c’est-à-dire au croisement de la critique esthétique et d’une métacritique de l’histoire de la philosophie. De la sorte, il s’agit de faire pièce à toute appréhension de la problématique adornienne du sujet à partir du projet horkheimerien de Théorie critique qu’il n’intégrera qu’après coup. Si la Théorie critique pose la question sociale et psychanalytique de l’état de la conscience des individus dans le monde capitaliste avant et après-guerre, Adorno pose d’abord celle, 82 Lettre d’Adorno du 5 avril 1934, in Adorno/Benjamin, Correspondance 1928-1940, tr. fr. de P. Ivernel et G. Petitdemange, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2006, p. 46. 41 métaphysique, de la subjectivité et de sa prétention possible à briser par ses propres forces la contrainte mythique des apparences. En ce sens, la construction de la problématique adornienne du sujet comme fonction de la construction du problème de l’individu par la Théorie critique est tout à fait trompeuse. Pis, elle renvoie immédiatement Adorno à la relative faiblesse de ses concepts sociologiques qui, comparés à ceux de Nobert Elias, de Talcott Parsons à la même époque, ou même à ceux de Simmel et Weber avant eux, échouent à déterminer leur compréhension et leur extension proprement sociologique. Nous y reviendrons. Pour l’heure, c’est dans la représentation de ces lieux historico-philosophiques où le sujet peine à fixer sa figure, entre ego transcendantal et subjectivité lyrique esseulée, que se cristallise le problème adornien de la subjectivité. Il s’agit donc de parcourir, plus brièvement pour ceux de Lukács et de Kracauer et plus longuement pour le lieu adornien, ces trois lieux critiques de la subjectivité moderne si déterminants. La « grande ville» comme topos de la Modernité De façon caractéristique, au tournant du XIXe et du XXe, la critique de la modernité prend corps, chez des auteurs tels que Georg Simmel, Siegfried Kracauer, et Walter Benjamin luimême83, dans une description esthético-philosophique de la « grande ville »84. Saisie au vif, sous ses multiples apparences, la métropole offre le spectacle à la fois crypté et signifiant d’une modernité en train de s’accomplir. Dans son essai de 1903, « Les grandes villes et la vie de l’esprit », Simmel saisissait ainsi dans les rets d’une analyse subtile le phénomène observable chez les individus urbains de l’«intensification de la stimulation nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes»85. L’extériorité du lieu urbain prenait alors son sens dans l’observation de la transformation des intériorités86. La ville comme lieu moderne par excellence structurait l’architecture de la mentalité urbaine87. Espace à la fois social et spirituel, phénoménal et nouménal88, elle reconduisait par conséquent à la détermination de la subjectivité moderne. À partir de là, l’approche descriptive de la modernité dans la grande ville, comme transformation de la psyché, que Simmel n’observait pas en pur behaviouriste, contenait, quoique de manière subtile et parfois ambiguë, les éléments d’une critique subjective de la modernité. En effet, Simmel n’interprétait pas autrement que comme des «protections de la vie subjective contre la violence de la grande ville » les propensions typiques de la psyché urbaine telles que la propension accrue d’une part à l’individualisation et d’autre part à l’intellectualisation et à la rationalisation des rapports sociaux. Décrivant en amont de ces réactions de défense les relations aliénées par une économie avancée de type capitaliste, les recherches de Simmel pouvaient même apparaître comme le pendant psychologique du Capital de Marx. Dans l’aménité descriptive qui caractérisait ses analyses, perçait donc chez l’auteur de Philosophie de la modernité, un pathos de la subjectivité confrontée à la modernité comme à 83 Gérard Raulet, « Simmel et ses héritiers », in Lectures de Simmel, Social Science Information - Informations sur les sciences sociales, London/New Dehli, 1986, N° 4. 84 G. Simmel, Philosophie de la modernité I, La femme, la ville, l'individualisme, Payot, Paris, 2005. Voir le recueil d’articles Georg Simmel : Ville et modernité, sous la direction de Jean Rémy, l'Harmattan, 1995. Plus récemment, Stéphane Jonas, Francis Weidmann, Simmel et l’espace : de la ville d’art à la métropole, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 2006. 85 G. Simmel, « Les grandes villes et la vie de l’esprit», in Philosophie de la modernité I, op. cit., p. 234. 86 Voir sur ce point la somme inventive de Marshall Berman, All that is solid melts into air: The experience of Modernity, New York, 1982 et London 1983. 87 Stéphane Jonas, « La métropolisation de la société dans l’œuvre de Georg Simmel », in J. Rémy (dir.), Georg Simmel : Ville et modernité, L’Harmattan, Paris, 2000. 88 Contrairement aux approches historico-économiques de la ville qu’avaient pu livrer avant lui Max Weber ou l’historien Werner Sombart. Voir M. Weber, La ville, Paris, Aubier, 1992 ; W. Sombart, Le bourgeois. Contributions à l’histoire morale et intellectuelle de l’homme économique moderne, Paris, Payot, 1966. 42 une force altérante voire menaçante – chez Kracauer89, ce pathos atteint pour ainsi dire son climax. Il est vrai que chez Simmel ce pathos était lui-même dialectisé par la reconnaissance du bénéfice subjectif des différenciations individualisantes de plus en plus nombreuses. Toutefois, malgré la mise en évidence de cette dynamique différenciante, la métropole, réseau infini de connexions dont on perd peu à peu de vue le centre ne manquait pas d’apparaître également comme le pendant le plus concret du relativisme où s’engouffrait la culture sécularisée : bref comme l’image même d’un monde où, à mesure que se multiplient les choses, semblent se dissoudre le sens et les valeurs. Inflexion existentielle De ce point de vue, l’opposition d’un monde plein de sens et d’un monde vide de sens dans la Théorie du Roman de Lukács, poursuivait en 1917 le mode simmelien de la critique de la modernité à partir de la thématisation de son lieu. Mais dans le lieu moderne tel que Lukács le détermine alors, la grande ville disparaît à la faveur cependant d’une inflexion critique, existentielle, qui n’était présente que sous forme de traces – en partie volontairement atténuées – dans l’effort de description simmelien. En effet, dans les œuvres de jeunesse de Lukács que sont L’Âme et les Formes (1911), la Théorie du roman (1917) et Histoire et conscience de classe (1922), l’approche phénoménologique de Simmel et l’approche analytique de Weber – dont Lukács était l’assistant 90 – acquiert un impact critique voire contestataire jusque là inédit, qui, ancré au départ dans l’insistance à la fois postromantique et kierkegaardienne de l’auteur hongrois sur la contradiction tragique de la vie et de La Vie91 le conduira en fin de compte à l’appel à l’action révolutionnaire. Dans ces conditions, si la redécouverte de Marx acquiert une importance décisive dans la transformation ultime de la critique en praxis, c’est la redécouverte des textes théologico-existentiels de Kierkegaard qui infléchit d’abord, avec une radicalité inédite, la topique moderne de la description vers la critique. Kierkegaard Depuis la deuxième moitié du XIXe, Kierkegaard a fait en Allemagne l’objet d’une relecture essentiellement théologique. Mais, comme le rappellera Adorno dans son allocution de 1966, « Encore une fois Kierkegaard », la traduction Haecker, dans une langue véritablement philosophique, sera l’occasion dès après la Grande Guerre d’une nouvelle lecture, profane cette fois, qualifiée d’existentielle92. La philosophie de Søren Kierkegaard (1813-1855) qui 89 Dans Le Roman policier, œuvre rédigée entre 1922 et 1925, et moins par la suite, sachant que Kracauer évoluera considérablement sur ce point. 90 Voir le début de la Théorie du roman où il raconte son exaspération face au réalisme du couple Weber face à la guerre. Dans l’importante conférence qu’il tint en 1917 sur la « Wissenschaft als Beruf », Weber avait dénoncé en outre toute expression scientifique responsable de la « conviction », renvoyée aux profondeurs d’une sagesse philosophique prophétique et suspecte : « La science est aujourd’hui une profession pratiquée par des spécialistes au service de la connaissance de soi et de la connaissance des conditions objectives, elle n’est pas un don de la grâce que posséderaient des voyants ou des prophètes, et en vertu de laquelle ils dispenseraient des biens de salut et des révélations, elle n’est pas non plus une partie de la réflexion des sages et des philosophes sur le sens du monde. » 91 Associant les données de la philosophie de l’esprit (l’expérience vécue) à un platonisme mâtiné d’influences romantiques, les neuf essais de L’Âme et les Formes, consacrés entre autres à Kierkegaard, Novalis, Theodor Storm, Stefan George, posent le problème à la fois philosophique et existentiel « de savoir comment un individu a agi dans la vie, comment l’art et la vie se rapportent l’un à l’autre, comment chacun d’eux transforme l’autre, comment un organisme supérieur se développe à partir d’eux, et pourquoi cela ne se produit pas ». G. Lukács, L’Âme et les Formes, trad. fr. de G. Haarscher, Paris, Gallimard, 1974, p. 38 92 Voir Adorno, « Encore une fois Kierkegaard », in Kierkegaard, construction de l’esthétique, op. cit., p. 279 ; GS 2, 239. Adorno distingue la réception de « deux couches dans son œuvre, une philosophique, une 43 construisit au XIXe siècle la catégorie emphatique de l’Individu, source de toute vérité, dans l’élément de l’existence, acquiert pour toute une génération de non-croyants le statut d’une planche de salut, dans le contexte intellectuel académique apparemment si hostile à toute considération excédant les limites kantiennes de la connaissance. Les positions de Lukács, de Kracauer aussi bien que de Heidegger témoignent alors – nous y reviendrons – de l’importance d’une telle redécouverte. Comme l’auteur l’écrit lui-même dans sa préface de 1962 à La Théorie du Roman, la pensée de Kierkegaard « a toujours joué un rôle important »93. Rôle dont il a d’ailleurs alors à cœur de revendiquer l’originalité à l’époque, soulignant qu’il avait consacré dès 1909 un essai au philosophe danois « bien avant que cet auteur fût à la mode »94. En tout état de cause la confrontation kierkegaardienne de la vie individuelle au système métaphysique et l’exigence en retour d’élever la vie à sa teneur métaphysique comme existence, trouve alors chez lui un écho encore inouï, édifiant de façon décisive ses lecteurs tels que Kracauer et Adorno. Saisissant au vol le besoin existentiel de l’époque avant même la fin de la guerre, la proposition intellectuelle de Lukács, dans sa nouveauté, formulée à mi-chemin entre la critique esthétique et l’essai philosophique, marque pour ses contemporains un contraste saisissant avec « la platitude et […] la petitesse du néokantisme et de tous les autres positivismes, tant dans la manière de comprendre les figures et les corrélations historiques que dans le traitement des réalités intellectuelles (logique, esthétique, etc.) »95. Plus encore, Lukács restaure audacieusement les droits métaphysiques d’une « âme » [die Seele]96 rapportée aux formes esthétiques où s’objectivent, selon une compréhension encore marquée par la philosophie de l’esprit97, ses « aspirations » existentielles, si bien que l’âme cristallise l’enjeu philosophique et existentiel d’un accès théologique » ; rappelant que Kierkegaard fut d’abord utilisé de façon critique par le rationaliste Georg Brandes pour la psychologie, puis apparut, à partir de la traduction de Christoph Schrempf, comme « patron protecteur de ces pasteurs qui se trouvèrent pris dans un conflit de conscience avec leur fonction » (op. cit., p. 282 ; GS 2, 242). C’est à une époque qu’Adorno situe avant 1920, l’impact cette fois philosophique de la traduction par Theodor Haecker du Livre sur Adler (tome XII des Œuvres complètes (1846-1847), « dont la force du langage porta d’emblée Kierkegaard à son niveau en Allemagne », redécouvrant que « la théologie dialectique tout entière fut disciple de Kierkegaard ; chez Karl Barth même, disciple de sa fermeté ». « L’influence philosophique ne se manifesta que plus tard, au milieu des années vingt, lorsque Heidegger, aussi bien que Jaspers émancipèrent le concept kierkegaardien d’existence de ce qui, chez lui, s’appelle les stades de la religiosité A et B et le tournèrent vers une ontologie anthropologique, qui certes chez Heidegger ne voulait déjà pas, à cette époque, être comprise comme une anthropologie. » (op. cit., p. 283 ; GS 2, 242). 93 G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., Avant-propos, rédigé en 1962, p. 13. Lukács précise en outre que « durant les années qui précédèrent immédiatement la guerre, il avait entrepris à Heidelberg un travail – resté inachevé – sur la critique de Hegel par Kierkegaard », p. 14. 94 L’essai qu’il lui consacre dans L’Âme et les Formes, « L’Éclatement de la forme au contact de la vie : Søren Kierkegaard et Régine Olsen », date de 1909. 95 G. Lukács, Théorie du Roman, op. cit., p. 7. 96 Une vieille notion de psychologie rationnelle que la philosophie kantienne et ses héritiers ont alors depuis longtemps mise au rebut. Kant affirmait ainsi dans la « Dialectique transcendantale » de la Critique de la Raison pure que « toute la psychologie rationnelle s’écroule comme une science qui dépasse les forces de la raison humaine » et qu’il ne nous restait donc plus « qu’à étudier notre âme en suivant le fil conducteur de l’expérience, et à nous renfermer dans les limites des questions qui ne vont pas au-delà du point jusqu’où l’expérience interne possible peut leur donner un contenu ». Mais corrélativement, il soutenait que même la psychologie conçue dans les limites de l’expérience ne pourrait « jamais être autre chose qu’une théorie naturelle historique du sens interne et comme telle aussi systématique que possible, c’est-à-dire une description naturelle de l’âme mais non une science de l’âme, pas même une théorie psychologique expérimentale ». D’un point de vue empirique, la psychologie de l’homme est écartée par Kant du champ de la réflexion. En revanche, cette dernière aborde les affects, ou plus précisément la « raison affectée » (F. Marty) dans la morale et le droit considérés d’un point de vue empirique, objets de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, 97 Dans sa préface tardive à la Théorie du roman, il considère cette œuvre, « essentiellement tributaire des impressions […] reçues dans [sa] jeunesse » des travaux de Dilthey et de Simmel, comme un « produit typique des tendances des ‘sciences de l’esprit’» (op. cit., préface, p. 7). 44 possible de la subjectivité aux essences98, voire à l’Absolu. Cette revendication d’un rapport à l’Absolu – indépendante de toute religiosité – a quelque chose d’une provocation face au relativisme de la société bourgeoise99 où la « dissonance » entre la pesanteur de la vie quotidienne et l’aspiration à une vie authentique n’est dépassée qu’au profit de la trivialité des échanges économiques. Elle ouvre également la brèche par laquelle toute une vague kierkegaardienne, sécularisée, s’engouffre après la Première Guerre. À l’interface entre le religieux et l’esthétique, l’individu kierkegaardien, à la fois sérieux et ironique, absolu et désespéré, incarne alors idéalement les paradoxes auxquels les « esthètes » et autres revenus nostalgiques de la métaphysique du début du XXe siècle viennent ressourcer leur angoisse – une angoisse en laquelle ils s’assurent précisément de la survie de leur subjectivité. Brandi contre la rationalisation croissante des rapports sociaux que diagnostiquait déjà Simmel dans la grande ville, ce parangon de la subjectivité à la fois triomphante et malade cristallise à bien y regarder tous les espoirs de relance d’une affirmation individuelle authentique, qui reflue, de plus en plus nettement, vers des lieux intérieurs. On verra de quelle manière avec le cas de Siegfried Kracauer. Années kierkegaardiennes : « île privée et montée des eaux » Comme en témoigne sa correspondance des années vingt avec Kracauer et celle, échangée dès 1925, avec Alban Berg, le jeune Wiesengrund est quant à lui véritablement plongé dans ce bain kierkegaardien. Si l’on en croit Kracauer lui-même, qui notait, évoquant le jeune Adorno à l’époque, dans une lettre à Löwenthal de décembre 1921 : « il est pétri avant tout pour une bonne part de Lukács et de moi »100, le jeune homme est alors rompu au pathos de l’intériorité sans abri et aux paradoxes de l’existence, parfaitement apprêté pour tomber tout droit dans les bras de l’existentialisme déjà florissant. Du propre aveu d’Adorno, c’est donc dans l’esprit du renouveau existentialiste kierkegaardien, via Lukács et Kracauer, que se forge sa sensibilité théorique. La déception que lui cause sa rencontre en 1925 à Vienne avec l’auteur de la Théorie du Roman est d’ailleurs largement due à la critique impitoyable à laquelle ce dernier soumet Kierkegaard lors de leur entretien. Dans une lettre du 21 juin 1925 à Alban et Helene Berg, relatant sa rencontre avec celui qu’il juge alors l’avoir « influencé intellectuellement plus profondément que tout autre »101, il rapporte qu’à sa grande confusion, Lukács polémiqua violemment contre Kierkegaard – présenté comme un simple représentant idéologique de la bourgeoisie en plein naufrage – concédant que si sa critique de Hegel porte bien sur le « Hegel qui faisait des contresens pan-logiques sur lui-même », elle échoue à dépasser le Hegel purifié par le marxisme, tout simplement parce qu’elle ignore « l’objectif de l’histoire » et finalement le matérialisme historique qui seul lui rend justice. En outre et conséquemment, au grand dam d’Adorno, Lukács « désavoua de fond en comble sa théorie du roman en disant qu’elle était « idéaliste et mythologique » et lui opposa la « donation de contenu » par 98 C’est en ce sens que Lucien Goldmann peut présenter ces textes de jeunesse lukácsien comme un « lieu d’expression théorique de la rencontre entre phénoménologie et néokantisme ». Théorie du roman, op. cit., postface. 99 Lukács évoque son « rejet de la guerre et – avec elle – de la société bourgeoise de l’époque » in op. cit., Avant-propos, rédigé en 1962, p. 6. 100 Lettre citée par Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort, Histoire, développement, signification, trad. fr. de Ly. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1993. 101 T. W. Adorno, A. Berg, Briefwechsel 1925-1935, hrsg. von Henri Lonitz, Suhrkamp, 1997, p. 17-18. Adorno adressa à Kracauer une autre lettre, datant du 17 juin 1925, à propos de cette même rencontre, T.W. Adorno, S. Kracauer, Briefwechsel, „Der Riß der Welt geht auch durch mich” 1923-1966, in Theodor W. Adorno Briefe und Briefwechsel, Herausgegeben vom Theodor W. Adorno Archiv, Band 7, Suhrkamp Verlag, Frankfurt Am Main, 2008,79-80. Siegfried Kracauer, tout aussi marqué par l’auteur de la Théorie du roman (dont il rédigea plusieurs comptes rendus), fut en outre certainement pour le tout jeune Adorno le « passeur » de ce texte capital. 45 l’histoire et la dialectique marxiste »102. Cette offensive lukácsienne contre l’idéalisme subjectiviste de ses débuts semble alors à son disciple relever d’un incompréhensible revirement103. Mais suite à une « importante discussion à Naples avec Walter Benjamin » et sa lecture de Marx, il écrit à Berg dès 1926 qu’il se voit « pris dans une violente évolution »104 ; confronté à la nécessité d’une transformation de ses « anciennes catégories », « imparfaites et insuffisantes ». « […] avec les concepts de personnalité et d’intériorité, je m’étais rendu le travail bien trop facile, je m’étais érigé avec eux, confortablement, une île privée où, le cœur partagé certes, je me pensais assuré de ma problématique, pour peu qu’elle fût objectivement exposée. Or voilà qu’elle s’est trouvée immergée par les eaux. Non que j’aie abandonné ces concepts. Mais je suis en train de les compléter : en partant de principes métaphysiques et en passant par l’épistémologie, par une philosophie de l’histoire positive et par une théorie politique. »105 Concrètement, ce bouleversement passe par un rapprochement « décisif » avec le communisme. Adorno, qui a rencontré Benjamin autour de 1923, lui-même converti au marxisme dès 1924, après sa rencontre d’Asja Lacis à Capri, puis de Brecht, a commencé de lire Marx et l’ouvrage révolutionnaire de Lukács, Histoire et conscience de classe106 : il parle à Berg d’une émancipation salutaire du « prolétariat » et méprise plus ouvertement que jamais le « bourgeois »107. Dans ce contexte, celui qu’il appelle encore dans sa correspondance avec Kracauer « notre Kierkegaard » en 1930108, lui apparaît comme un « affreux moraliste » dont on comprend que les réactionnaires d’aujourd’hui s’en emparent. Un retournement a lieu par lequel toute affirmation unilatérale de la subjectivité – fût-elle exposée objectivement – semble de plus en plus suspecte. La critique subjective de la modernité se renverse alors pour Adorno en critique moderne contre l’absolutisation de la subjectivité, non pas seulement dans sa construction épistémo-critique – contre laquelle Kracauer partait déjà en guerre – mais encore, dans ses ressources existentielles où d’aucuns cherchent l’accès perdu à l’ontologie. Aussi bien, le pathos de l’intériorité qui présidait à ses échanges de jeunesse avec Kracauer fait-il place à une résistance dialectique à toute « nostalgie » de la subjectivité débridée. Puisque l’« île privée » est maintenant immergée par les eaux, le nageur contraint au milieu des vagues indifférenciantes de l’histoire peut au moins tenter de comprendre pourquoi la zone était inondable. C’est là en l’occurrence la démarche mise en œuvre par l’auteur du Kierkegaard, à ceci près que l’île privée y sera déterminée historiquement comme intérieur bourgeois du XIXe siècle, où le penseur subjectif pose en Robinson de l’intériorité. À cette occasion, le fervent lecteur de la Théorie du Roman intégrera donc quelque chose du propre désaveu de Lukács lors de leur rencontre à Vienne. 102 Bloch, également marqué par Lukács avait tenté de sauver ce dernier contre lui-même en expliquant son renoncement à la métaphysique et à l’intériorité dans Histoire et conscience de classe comme un « agnosticisme provisoire et dialectique » dans la revue Neue Merkur d’octobre 1923-mars 1924. Lukács l’en remercia en désavouant totalement une telle interprétation. 103 Wiesengrund note en marge de sa lettre « n’y rien comprendre », d’après Nicolas Tertulian in « AdornoLukács : polémiques et malentendus », in Cités, P.U.F. n° 22, 2005/2, p. 210. 104 Lettre à Berg du 30 mars 1926, Adorno/Berg, Correspondance, 1925-1935, trad. fr. de M. Dautrey, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2004, p. 85 ; A/Berg, Briefwechsel, 75. 105 Corr. ABer, p. 85 ; A/Berg, Briefwechsel, 75. 106 Publié en 1922. Dans sa correspondance avec Scholem, Benjamin manifeste en outre son admiration pour la recension par Bloch d’Histoire et conscience de classe, dans le texte » Aktualität der Utopie. Zur Lukács’ Philosophie der Marxismus « in Der Neue Merkur. Monatschefte, mars 1924. 107 Corr ABer, op. cit., p. 85 ; A/Berg, Briefwechsel, 75. 108 Voir la lettre du 25 juillet 1930 in Adorno/Kracauer, Briefwechsel, » Der Riss der Welt geht Auch durch mich « 1923-1966, Briefe und Briefwechsel 7, Suhrkamp, 2008, 237 : » Was ist aus unserem Kierkegaard geworden «. 46 Le livre d’Adorno sur Kierkegaard Si, selon le mot d’Adorno, ses œuvres de jeunesse manifestent eu égard au déploiement ultérieur de sa philosophie une « anticipation qui tient du rêve », nous ne chercherons pas à nous complaire dans un quelconque onirisme. Au contraire. Car on relève à ce propos que la référence massive à l’expression benjaminienne de « fantasmagorie »109 pour qualifier cette œuvre, justifie parfois les critiques de ne la considérer qu’en passant, comme ne présentant qu’un faible intérêt – tenant essentiellement dans la reconnaissance de l’ « influence » benjaminienne sous laquelle elle semble avoir été écrite – pour les développements ultérieurs de la philosophie d’Adorno. Pourtant, comme l’écrit Benjamin dans la même recension, si souvent citée, à n’en pas douter, dans le Kierkegaard : « La chrysalide de la critique renferme une idée qui a déjà des ailes »110. Rédigé à la fin des années vingt et publié en 1933, le texte sur Kierkegaard opère un véritable retournement. Kierkegaard, qui fut brandi un temps par Lukács et plus explicitement encore, on va le voir, par Kracauer, contre le monde vide de sens de la société moderne, y est décrit en héraut d’une subjectivité mythique où la modernité ne peut en aucun cas venir se ressourcer. Rompant pour ainsi dire au second degré avec ceux que leur fougue critique avait conduits à se détacher de l’humeur égale de la description simmelienne, Adorno exhibe l’intériorité kierkegaardienne comme déchet archaïque de la modernité. Si les critiques subjectives de la modernité ont cru trouver en Kierkegaard un allié philosophique, son interprète entend montrer qu’il fait pourtant le jeu de l’ennemi. Sa thèse sur Kierkegaard, constitue non seulement le courageux effort de réduire l’espoir illusoire d’un salut philosophique à partir de la pensée kierkegaardienne, mais encore la critique stratégique des philosophies montantes ayant peu ou prou ancré leur problématique dans le renouveau existentiel. En abordant l’image de l’intérieur vers laquelle convergent les images kierkegaardiennes, dans sa matérialité d’image, l’intériorité elle-même est ainsi retournée en extériorité. C’est dans ce retournement qu’elle manifeste au grand jour son caractère « archaïque », rendu « mesurable », selon la lettre du 5 avril 1934 à Benjamin citée plus haut, « d’après le rythme historique », qui seul le « “produit” comme histoire primitive »111. Si tributaire des catégories benjaminiennes que soit, nous le verrons, un tel retournement dans ce que l’on pourrait appeler sa réalisation technique, il procède bien sûr d’une intention matérialiste et dès lors, de la découverte adornienne des thèses de Marx. Nonobstant, c’est moins à partir des textes qui marquent l’engagement marxiste de Lukács et de Benjamin ou encore de sa propre lecture de Marx qu’à la faveur d’une lecture assidue des textes de critique esthétique benjaminiens, en particulier l’ « Essai sur les Affinités électives de Goethe » (1918) et l’Origine du Drame Baroque allemand (1928, conçu dès 1919) – auquel Adorno consacre un semestre d’enseignement à Francfort dès 1929 –, qu’il élabore son dispositif critique et puise les outils les plus opératoires de son esthétique matérialiste. Dans ces conditions, en revanche, comme cela est généralement concédé, le Kierkegaard témoigne à n’en pas douter chez le jeune auteur d’un net tournant benjaminien112 – qui sanctionne, tout aussi indubitablement, une rupture avec Kracauer qu’un intérêt commun pour le matérialisme à l’époque de la parution du livre ne put combler. 109 Utilisée par Benjamin dans sa recension parue le 2 avril 1933 dans la Vossische Zeitung, au lendemain du boycott antisémite. Voir W. Benjamin, Œuvres II, op. cit., p. 356. 110 W. Benjamin, op. cit., p. 358. 111 CorrAB, p. 46 ; A/B, Briefwechsel, 52. 112 Voir par exemple l’introduction d’Eliane Escoubas à sa traduction de l’ouvrage : « Le Kierkegaardbuch d’Adorno nous paraît s’insérer entre le Trauerspielbuch de Benjamin et le Passagen-Werk du même Benjamin et, peut-être, conduire de l’un à l’autre. » Kierkegaard, op. cit., p. XVI. L’influence décisive sur ce texte des analyses de l’Origine du drame baroque allemand est qui plus est avérée par l’auteur lui-même ; nous y reviendrons. Pour autant, ce n’est pas exclusivement avec Benjamin que l’auteur entre ici en débat, et c’est justement cet autre débat qui nous importe ici. 47 Mais si sa « carte de randonnée [Wegekarte] à travers le pays de l’intériorité », ce « canton d’où », comme l’écrivait Benjamin enthousiaste à l’auteur, « votre héros n’est pas revenu »113, dépayse inversement un tant soit peu Benjamin, c’est qu’Adorno y poursuit une thématisation de l’état historique de la subjectivité qu’il n’hérite pas de lui. L’affirmation d’Eliane Escoubas dans sa très éclairante préface à la traduction française selon laquelle on pourrait « inscrire sans difficulté, presque au titre du corpus benjaminien, le Kierkegaardbuch d’Adorno entre le Trauerspielbuch et le Passagen-Werk de Benjamin »114 nous semble de ce point de vue devoir être fortement nuancée. En réalité, quoique par le biais d’intuitions et d’outils nettement inspirés de l’essai sur le Trauerspiel, c’est d’abord avec Lukács115 et Kracauer, c’est-à-dire avec leurs cartographies originales de la subjectivité moderne dans la Théorie du roman et le Roman policier116 que l’ouvrage établit un dialogue : avec ceux par conséquent qui associèrent de façon si caractéristique le destin du sujet moderne à celui du « héros » et que, surtout, leur questionnement rapprocha de Kierkegaard (ce qui n’est pas le cas de Benjamin). Dans L’Âme et les Formes, Lukács avait en outre consacré un essai critique au « geste » kierkegaardien de la rupture avec Régine par lequel, affectant le « masque du séducteur »117, il avait voulu cacher celui de l’ascète chrétien. Dans sa critique de la prétendue étanchéité de l’intériorité kierkegaardienne, Adorno se souvient sans doute du soupçon qu’avait jeté le critique sur la tentative kierkegaardienne d’imposer par son geste l’absolu (la Forme) dans la « pesanteur »118 – c’est-à-dire la trivialité – de la vie. 113 Lettre de Benjamin du 1er décembre 1932, CorrAB, p. 26 ; Briefwechsel, 32. Kierkegaard, op.cit., préface d’Eliane Escoubas, p. II. 115 L’auteur hongrois désigné comme « un interprète matérialiste de Hegel » est cité à cinq reprises dans le corps du texte : deux fois Histoire et conscience de classe, une fois L’Âme et les Formes (Adorno cite l’article sur le geste de Kierkegaard) et une fois la Théorie du Roman. 116 La référence de Benjamin lui-même au « héros » de roman témoigne directement d’une telle filiation. 117 G. Lukács, « L’Éclatement de la forme au contact de la vie », L’Âme et les Formes, op. cit., pp. 59-60. 118 « Pour la vie, pesanteur signifie qu’il n’y a pas de sens immédiatement présent, qu’on se perd irrémédiablement dans un dédale de causes sans signification, qu’on végète sans porter de fruits au ras du sol et loin du ciel, qu’on demeure captif des liens de la matière brute sans espoir de se libérer. C’est-à-dire cela même, par conséquent, que les meilleures des forces immanentes à la vie visent constamment à dépasser et qu’on peut appeler, dans le langage axiologique de la forme, le trivial » (op. cit., p. 51). Compte tenu de cette force de gravité résistant aux expériences pures, la rupture avec Régine fut plus et moins que le geste que voulut y réaliser le croyant. « S’il y eut quelque héroïsme chez Kierkegaard à vouloir créer des formes à partir de la vie » et une sûre probité à voir « des bifurcations » et à aller « au bout du chemin pour lequel il s’était décidé », sa tragédie les fait échouer tous deux car « il voulut vivre ce que l’on ne peut vivre » (op.cit., p. 64). La conséquence malheureuse de cet échec est encore que par son « geste », il a rendu l’Absolu désiré suspect. Qu’est-ce qui empêche vraiment, demande Lukács, de penser que « Régine Olsen ne fut rien de plus pour Kierkegaard qu’un échelon sur la voie menant au texemple de glace de l’amour exclusif de Dieu ? » (Ibid.). La vie dans sa richesse, ses contradictions, la vie comme flux rétif aux essences, aux formes, la vie dostoïevskienne, ne s’est pas cristallisée dans le geste où a voulu la concentrer Kierkegaard. Elle le nargue encore malgré lui, triviale et incertaine, tandis que se maintient la possibilité de ce soupçon. 114 48 I. LIEUX EXISTENTIELS DE LA SUBJECTIVITE MODERNE A. Georg Lukács et le lieu transcendantal « sans abri » C’est au printemps de l’année 1921, « en préparant le baccalauréat », qu’Adorno fait pour la première fois lecture de la Théorie du Roman de Lukács parue en Allemagne en 1917119. Comme dans L’Esprit de l’utopie de Bloch qu’il découvre à la même époque, la philosophie lui semble là « échapper pour la première fois à son destin de science officielle »120. Critique du néokantisme ambiant comme de la société bourgeoise en général, l’auteur avait esquissé, entre 1914 et 1915, le projet de sa Théorie du roman dans une «atmosphère » de « permanent désespoir devant la situation mondiale »121. C’est par conséquent dans un esprit d’offensive contre ce qui avait conduit à la catastrophe de 1914 que ce texte de théorie des genres littéraires structure philosophiquement – comme l’explicitera en un éclair Adorno dans sa conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature », usant cependant déjà des catégories d’Histoire et conscience de classe pour le décrire – l’antagonisme fondateur « d’un monde rempli de sens et d’un monde vidé de sens (d’un monde immédiat et d’un mode aliéné, le monde de la marchandise) »122. La forme romanesque est le révélateur esthétique d’un tel antagonisme ontologique. « Le roman est l’épopée d’un temps où la totalité extensive de la vie n’est plus donnée de manière immédiate, d’un temps pour lequel l’immanence du sens de la vie est devenue problème mais qui, néanmoins, n’a pas cessé de viser à la totalité »123 Le héros romanesque comme « individu problématique » dans le déploiement moderne de la forme épique manifeste ce faisant la crise historique de la subjectivité face à cette perte de l’immanence du sens. Répercutée dans les formes esthétiques que, depuis L’Âme et les Formes, Lukács conçoit comme des « relations destinales »124, ancrées historiquement, l’expérience de cette perte est rapportée, dans sa contradiction, au « besoin de totalité » qui survit dans les Formes esthétiques comme expression d’aspirations métaphysiques. Mimant une méthode cartographique, la Théorie du Roman détaille ainsi des « points d’orientations transcendantaux » qui déterminent la transformation ontologique du monde opposition au « lieu » grec, le « lieu transcendantal » [« transzendentaler Ort »] de la modernité où se révèle la « condition transcendantale sans abri »125 [« transzendentale Obdachlosigkeit »], « sans feu ni lieu », du sujet moderne. Nous verrons peu à peu combien la 119 « L’Anse, le Pichet et la première Rencontre », NsL, p. 385 ; GS 11, 556. Ibid. 121 G. Lukács, Théorie du Roman, Avant-propos, op. cit., p. 6. 122 « L’actualité…», p. 42 ; GS 1, 356. 123 G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 49. 124 « Toute écriture présente le monde dans la symbolisation d’une relation destinale, le problème du destin détermine partout le problème de la forme » note-t-il dans « L’Essai comme Forme », L’Âme et les formes, op. cit., p. 20. Il noue ici fermement l’esthétique au projet d’une philosophie existentielle. En tant qu’unité signifiante et totalisante la forme devient le « symbole » de la vie d’un individu. En créant des formes, les créateurs ne font pas autre chose que répondre au problème que leur pose la vie. 125 G. Lukács, Théorie du Roman, op. cit., p. 32. 120 49 thématisation de ce lieu « sans transcendance » présente pour ses héritiers une importance matricielle. 1. « Topographie transcendantale » a. Carte archétypique Lukács affirme que la forme épique séparée du temps où cette immanence du sens allait de soi, doit renoncer dans ce monde (le monde moderne) à son expression « infantile » comme épopée pour laisser place à sa forme mûrie, le roman. Ainsi, plutôt que d’aborder le problème à partir des variations des techniques d’écriture126, il établit de façon originale une topographie des « lieux transcendantaux » à partir desquels on pourrait saisir la signification de cette irréversible transformation historique. « Car quelle peut être la tâche de la véritable philosophie, sinon de dresser cette carte archétypique ? Quel est le problème du lieu transcendantal sinon de déterminer en quel sens doit s’ordonner toute impulsion jaillie des plus intimes profondeurs vers une forme qui lui reste inconnue mais qui lui fut assignée de toute éternité et l’enveloppe dans une symbolique libératrice ? »127 De même que la forme concentrait dans L’Âme et les Formes les « expériences vécues les plus pures », le « lieu transcendantal » est la situation concrète où s’ancre une telle expérience qu’enveloppera la forme « dans une symbolique libératrice ». Si ambiguë de ce point de vue qu’apparaisse l’invocation d’une « impulsion jaillie des plus ultimes profondeurs », Lukács met en garde contre toute tentation d’« invertir » la « topographie transcendantale de l’esprit » dans la psychologie128. Ce n’est pas la psychologie qui détermine les lieux transcendantaux mais ceux-ci qui déterminent la psychologie. C’est pourquoi la détermination de la « topographie transcendantale de l’esprit hellénique, essentiellement différente de la nôtre »129, « échappe à toute compréhension psychologique et ne relève – au mieux – que d’une « psychologie transcendantale ». Peut-être Lukács témoigne-t-il précisément là de l’influence des sciences de l’esprit, et de leur espoir d’échapper à l’historicisme. Dans la Théorie du roman toutefois – contrairement aux conceptions sous-jacentes de L’Âme et les Formes – les « lieux transcendantaux » ne s’opposent pas en tant que simples visions du monde, mais comme « mondes » distincts, déterminés par une certaine structure ontologique. En posant le problème du lieu transcendantal, Lukács rapporte donc la forme esthétique romanesque à un certain état ontologique du monde. Dans la mesure même où les formes sont tributaires d’une telle structure, la topographie transcendantale met au jour « l’ultime relation structurelle qui conditionne toute expérience vécue et toute création de forme »130. Dans ces conditions, le lieu transcendantal où l’épopée fut possible, compte tenu de l’ « expérience vécue » d’un sens immanent au monde dont est porteuse cette forme, est le lieu de l’hellénité. La Théorie du roman s’ouvre ainsi sur l’esquisse nostalgique du lieu transcendantal utopique du monde grec. 126 L’invocation formelle du passage du vers à la prose dans la forme épique romanesque n’explique pas mais indique seulement ce changement qui présente, dans le texte de Lukács, une dignité d’ordre ontologique. 127 Op. cit., p. 20 128 Op. cit., p. 22 129 Ibid. 130 Op. cit., p. 23. 50 b. Le lieu grec Le « lieu transcendantal » de l’hellénité possède un sens à la fois historique – il est constitué à partir des textes – et éminemment fantasmatique depuis le Romantisme allemand. Il acquiert ici un sens philosophique dans la mesure où il désigne un état du monde tel que s’y manifeste « une totalité spontanée de l’être ». C’est un lieu où la transcendance – au sens de ce qui dépasse et s’impose absolument à l’individu – et l’unité cosmique du monde sont de l’ordre de l’évidence. Là, « le monde de la signification peut être compris et embrassé d’un seul regard »131. Chacune des formes recouvrant les significations fondamentales de l’être dans le monde, que ce soit l’épopée, la tragédie ou la philosophie y ont trouvé à la fois leur primeur et leur perfection. Le héros de l’épopée, genre par excellence de ce cosmos métaphysiquement pacifié, peut se mouvoir dans le monde, y vivre des aventures également inscrites dans son propre destin et dans celui de sa communauté. Car dans le monde grec, « être et destin, aventure et achèvement, existence et essence sont alors des notions identiques »132. L’aventure du héros ne constitue pas une trajectoire contingente et solitaire dans un environnement aveugle à ses desseins mais un parcours nécessaire, immédiatement signifiant, intrinsèquement tributaire de l’hostilité ou de la bienveillance de la nature. Bref, le monde luimême exprime le héros comme le héros exprime le monde. « Dans cette demeure », il n’y pas de sujet qui ne soit « ordonné a priori » au tout et l’esprit peut « se borner à accueillir passivement dans sa vision un sens déjà achevé »133. En effet, pour que l’auteur de l’épopée lui-même soit possible, pour qu’Homère puisse décrire ce lien cosmique entre Achille et son destin, il faut bien penser que le Grec se situe dans un « lieu transcendantal » où la narration spontanée de ses aventures n’implique aucune distance ironique, aucune perspective ni inclinaison du regard. Il faut que ce regard ne se dissocie pas lui-même de ce qu’il voit, que la » schöne Totalität « selon l’expression du jeune Hegel et des Romantiques allemands, ne dégénère pas en beau spectacle pour un spectateur nécessairement extérieur à elle. Homère était aveugle : pour Lukács, comme pour Nietzsche dans la Naissance de la tragédie, c’est là le gage symbolique d’un regard qui se situe en deçà du regard, en deçà de la conscience qui distingue l’être de la représentation que nous en avons. Cette innocence du regard coïncidant avec la vérité est la formule même de l’hellénité qui fascina la pensée allemande de Winckelmann à Jacob Burckhardt, et de Hölderlin à Heidegger. Partageant cette fascination, Lukács l’inscrit toutefois immédiatement sous condition d’une forme tragique134 : l’attrait nostalgique du lieu grec est directement corrélé à notre impossibilité vitale de le considérer comme authentiquement nôtre. Quand bien même cela serait matériellement possible, nous ne pouvons intellectuellement rétrograder aux temps bénis de l’hellénité. « Le cercle métaphysique à l’intérieur duquel vivent les Grecs est plus étroit que le nôtre ; c’est pourquoi nous ne saurions jamais y trouver notre place ; ou mieux, ce cercle dont la finitude constitue l’essence transcendantale de leur vie, nous l’avons brisé ; dans un monde clos, nous ne pouvons plus respirer. »135 L’image ambiguë du cercle, figure de perfection et d’unité dans la tradition idéaliste de Platon à Hegel, est ici retournée en goulot d’étranglement. Le « cercle métaphysique » désormais 131 Ibid. Op. cit., p. 21. 133 Op. cit., p. 22. 134 Comme le fit Hölderlin lui-même. Voire notamment, sur le rapport de l’Occident moderne à la Grèce, la lettre à Böhlendorff de décembre 1801, où s’établit le chiasme de la fusion mystique originelle chez les Grecs qu’ils surmontèrent par une culture de la « sobriété junonienne » et de cette même sobriété devenue nature chez les Modernes, cherchant à se dépasser dans la culture visant une fusion plus haute. 135 Op. cit., p. 24. 132 51 irrespirable qui circonscrit le lieu transcendantal hellénique, réalisant la » schöne Totalität «, à la fois vraie, juste et belle, semble ainsi s’être élargi ou, mieux, corrige Lukács, avoir été brisé. D’un lieu transcendantal à l’autre, nous n’avons pas sauté dans un autre cercle absolument étranger au premier, mais les frontières du second sont infiniment plus lointaines, à tel point que la clôture de ce cercle – qui représente métaphoriquement son caractère d’unité signifiante – est repoussée hors de notre vue, et que cette clôture même, dans la mesure où nous nous la représentons, a quelque chose d’arbitraire qui la brise, comme l’archer aux limites de l’univers chez Lucrèce les repousse à chaque jet de flèche. La finitude du premier cercle est brisée car nous avons pris conscience de sa finitude : en nous y confinant, tout en le sachant frangible, nous trahirions ce qui faisait son caractère utopique. L’unité du cercle n’est plus essentielle, il ne nous reste plus que deux manières insatisfaisantes de nous rapporter à elle : soit comme à une possibilité arbitraire, soit comme à un devoir être, en d’autres termes, soit de manière esthétique, soit de manière éthique, mais sans jamais par là pouvoir prétendre à une métaphysique capable d’en fonder ontologiquement l’unité. c. « Notre lieu transcendantal » Cette impossibilité dernière d’une compréhension ontologique spontanée détermine la spécificité transcendantale de notre lieu moderne. Alors que le lieu transcendantal du Grec le plaçait dans une immanence immédiatement transcendante, celui de l’homme moderne doit subir la même transformation que le transcendantal kantien a fait subir aux transcendantaux scolastiques : une réduction de ce qui est indépendamment du fait d’être pensé aux conditions de possibilité de la pensée. L’Obdachlosigkeit des individus modernes est chez Lukács la conséquence directe sur leur vie de leur « lieu transcendantal » sans transcendance136. Maintenant que « le ciel étoilé de Kant »137 ne brille plus « que dans la sombre nuit de la pure connaissance », incapable d’éclairer « le sentier d’aucun voyageur solitaire »138, la plus cosmique des transcendances – le ciel lui-même – se trouve enfermé dans le crâne du sujet transcendantal. Maigre compensation dans ces conditions que « le ciel imaginaire du devoirêtre » quand, « du dedans, aucune lumière ne rayonne plus sur le monde des évènements et sur son labyrinthe privé de toute affinité avec l’âme »139. La voûte stellaire elle-même n’est plus que le fantasme miniaturisé de la transcendance transcendantale dans la tête du philosophe. Le sujet, désormais chargé à lui seul de la tâche de rendre à la totalité son sens, émerge comme le « seigneur de l’être » que toutes ses expériences séparent pourtant du monde – devenu son objet – au lieu de l’y impliquer spontanément. « Nous avons découvert en nous-mêmes la seule vraie substance et, dès lors, il nous a fallu admettre qu’entre le savoir et le faire, entre l’âme et les structures, entre le moi et le monde, se creusent d’infranchissables abîmes et qu’au-delà de cet abîme, toute substantialité flotte dans 136 Comme l’écrit Lucien Goldmann : « Cette transcendance par rapport à l’individu peut être aussi bien celle d’un Dieu surhumain que celle de la communauté humaine, l’un et l’autre en même temps intérieurs et extérieurs à l’individu. Mais le rationalisme avait supprimé l’un et l’autre, Dieu et la communauté », Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955, p. 40. 137 Référence à la formule de la Critique de la raison pratique qui constitue l’épitaphe de la tombe d’Emmanuel Kant au cimetière de Königsberg, qui y fut inscrit à la demande du philosophe : « Deux choses remplissent mon esprit d’une admiration et d’un respect toujours renaissants et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique davantage : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Je n’ai pas besoin de les chercher et de les deviner comme si elles étaient enveloppées de nuages ou placées, au-delà de mon horizon, dans une région inaccessible ; je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence ». 138 G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 28 139 Ibid. 52 l’éparpillement de la réflexivité. Il a fallu, par conséquent, que notre essence devienne pour nous un postulat et qu’en nous et nous-mêmes s’ouvre un abîme plus profond et plus menaçant. »140 Véritable axe à partir duquel basculent les « points d’orientation transcendantaux », ce sujet transcendantal qui ne peut plus que postuler sa valeur nouménale, établit les coordonnées kantiennes du lieu moderne. Dans de nombreux ouvrages141 connus de Lukács, Simmel avait mis en évidence quelques années plus tôt l’homothétie des catégories de la philosophie de Kant et des déploiements objectifs de la modernité, soulignant l’idiosyncrasie kantienne de la science moderne142 et même de l’économie capitaliste143. Il soulignait déjà combien l’œuvre de délimitation analytique du criticisme kantien entraîne avec elle le résultat tragique d’un « écart béant » au cœur de l’homme « synthétique » au sein duquel « les composantes de la nature humaine » sont « dissociées à l’extrême »144, unifiées seulement dans des « maximes subjectives » où la souveraineté du sujet transcendantal se manifeste dans toute sa teneur paradoxale : contraint par la connaissance à la loi de l’objectivité, il est invariablement enfermé en lui-même à la fois en tant que sujet connaissant et en tant que sujet moral. Soumise aux décrets d’un tel « seigneur de l’être », « toute substantialité flotte dans l’éparpillement de la réflexivité »145. Le vertige d’un sujet ne pouvant plus s’appuyer que sur lui-même et habité par des abîmes impossibles à combler apparaît alors comme l’envers tragique de la bonhomie intellectuelle de la lecture néokantienne de la Critique de la Raison pure voyant en elle le dernier refuge de la philosophie en péril. Érigé ici a contrario en véritable apôtre du désenchantement [Entzauberung] qu’avait thématisé Weber, Kant incarne le moment charnière d’une philosophie qui éreinte ses prétentions métaphysiques et, ce faisant, condamne à terme sa propre possibilité – comme en témoignent ses héritiers radicaux de l’École de Vienne. Désormais, les hommes doivent vivre dans leur chair les divisions kantiennes et s’ouvre alors, selon l’expression de Fichte, reprise par Lukács pour caractériser la modernité elle-même, « l’ère de la parfaite culpabilité » [das Zeitalter der vollendeten Sundhaftigkeit]. C’est l’ère même du rationalisme, œuvre propre de l’homme par laquelle il s’est lui-même condamné au malheur. 2. Monde de la convention 140 Op. cit., p. 25. Le rôle central de l’interprétation du kantisme chez Simmel est attesté par les nombreux textes qu’il consacra au philosophe. Voire le recueil publié à l’occasion du centenaire de la mort de Kant en 1904 sous le titre Kant, sechzehn Vorlesungen gehalten an der Berliner Universität, von Georg Simmel, chez Duncker und Humblot, Leipzig, rassemblant seize leçon données par Simmel entre 1896 et 1904 à l’université de Berlin : « Was ist unser Kant ? » (1896) ; « Kant und die moderne Ästhetik » (1903) ; « Die Lehre Kants von Pflicht und Glück » (1903/4) ; « Kant und der Individualismus » (1904). Simmel lui consacrera encore d’autres écrits, en 1906, Nietzsche et Kant, Kant et Goethe. En 1910 il est encore au centre des Hauptprobleme der Philosophie comme il était au cœur des analyses de la Philosophie de l’argent en 1900. Tous ces textes sont rassemblés dans Gesammte Ausgabe 7, 8 et 10, R. Kramme, A. Rammstedt, O. Rammstedt (éd.), Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1993-1997. En 1910, il est encore au centre des Hauptprobleme der Philosophie. 142 Comme il le notait dans Kant et Goethe, « c’est Kant qui apparaît comme le véritable cofondateur et le compagnon de l’esprit scientifique moderne : lui qui d’une part ne trouvait de véritable science dans le savoir que pour autant qu’il contenait des mathématiques, et qui d’autre part limitait la validité de celles-ci à notre forme d’intuition, déniant toute connaissabilité à ce qui n’apparaît pas immédiatement […]», G. Simmel, Kant et Goethe, contributions à l'histoire de la pensée moderne, trad. de P. Rusch, Paris, Le Promeneur, 2005, p. 93. 143 Notamment dans la Philosophie de l’argent [1900], nous y reviendrons. 144 G. Simmel, Kant et Goethe, op. cit., p. 91. 145 G. Lukàcs, Théorie du roman, op. cit., p. 25 141 53 a. Seconde nature À « l’ère de la parfaite culpabilité » correspond ce monde de malheur qui est le monde de la convention. En lui, « aucune fin n’est immédiatement donnée »146. Ses structures qui sont « le substrat et le support » de l’activité de l’âme parmi les hommes, ont perdu « leur enracinement évident dans les nécessités supra-personnelles et normatives »147. « Simple étant, peut-être solide, peut-être vermoulu », de telles structures « ne portent plus la consécration de l’absolu » pas plus qu’elles ne sont désormais pour l’âme « les réceptacles naturels de sa débordante intériorité »148. À un tel monde de la convention qui s’apparente de près à ce que Simmel appelait la « culture objective »149, « n’échappe que la partie la plus intime de l’âme ». Mais en retour, celle-ci ne peut aller chercher en lui un sens ni un champ d’activité immédiatement sensible. Face à ce monde de la convention, elle est confrontée au silence des lois de la nature sur le modèle desquelles il se déploie finalement. « Ce monde est une seconde nature ; comme la première, il ne peut être défini que comme un système de nécessités connues mais dont le sens reste étranger ; et à cause de cela, il reste insaisissable et inconnaissable dans sa véritable substance. »150 La connaissance s’affirme donc comme ce qui fait barrage à la signification. De même que les sciences de la nature connaissent la nature comme ensemble de lois, le sujet se rapporte à la seconde nature comme à une légalité connaissable. Mais dès lors, en deçà de la seconde nature, la première elle-même, ainsi présupposée, « n’est que l’objectivation historicophilosophique du processus par lequel l’homme et les structures qu’il a créées s’aliènent mutuellement »151. Lukács complète par une rhétorique plus angoissante de l’aliénation réciproque l’arrachement de la culture objective aux élans de la subjectivité dont elle provient que thématisait déjà Simmel. L’objectivité même de la culture est comprise comme « nature » que le sujet ne peut même plus s’opposer comme son objet, qu’elle a pu s’opposer dans l’activité même d’une objectivation, mais comme étrangeté sous la domination de laquelle le sujet est néanmoins placé. « Lorsque l’élément spirituel des structures ne peut plus devenir immédiatement manifeste, lorsque ces structures ne se présentent plus seulement comme condensation et comme concentration d’intériorités capables de se reconvertir en spiritualité à chaque instant, elles doivent acquérir sur l’homme un empire aveugle et universel pour subsister. Et ce que les hommes savent de cette puissance qui les asservit, ils l’appellent lois et, à travers ce concept de loi, l’horreur de son omnipotence et de son universalité se change, pour la conscience, en la sublime et exaltante logique d’une inhumaine, éternelle et immuable nécessité. »152 La dialectique simmelienne de fluidification et de rigidification des formes condensant et concentrant la vie laisse ici place à l’empire aveugle des lois naturelles. Chez Simmel, dans la Tragédie de la culture, les formes nées de la vie, informaient cette dernière à travers toutes les œuvres de l’esprit et se rigidifiaient dans la culture au point d’apparaître méconnaissables à l’intention créatrice qui en était la source, mais ce jusqu’à ce que d’autres formes les remplacent dans le mouvement incessant de fluidication des formes par la vie. Saisie spécifiquement dans la tragédie de subjectivités créatrices isolées, la tragédie de la culture 146 Op. cit., p. 55. Ibid. 148 Ibid. 149 G. Simmel, La Tragédie de la culture et autres essais, Paris, Rivages, 1988. 150 G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 59 151 Ibid. 152 Ibid. 147 54 n’épuisait pas chez Simmel les ressources de la vie elle-même pour la dépasser. Chez Lukács en revanche, le processus d’objectivation une fois « naturalisé » présente une irréversibilité qui rend la tragédie à la fois collective et historique. Tandis que la première nature comme légalité omnipotente ne se manifeste plus à la subjectivité que dans son « inhumaine, éternelle et immuable nécessité », la culture où cette nécessité pouvait être brisée s’est mise à ressembler à cette nature légale. La culture n’est plus conçue au sein de la dynamique dialectique des formes et de la vie, mais comme seconde nature où la familiarité fallacieuse de la première nature pour le sujet connaissant est renversée en étrangeté anxiogène pour le sujet en quête de significations. La seconde nature ne vient donc pas structurer la première comme les formes venaient structurer la vie, elle en importe bien plutôt l’inhumaine nécessité dans le domaine jusque là réservé de la liberté humaine : la culture, la société. Voilà qu’est marquée de façon manifeste le tournant que représente la Théorie du Roman vis-à-vis des sciences de l’esprit : en « étrangeant » ainsi la culture aussi radicalement dans une seconde nature définitivement opaque et mutique, Lukács l’arrache à toute approche compréhensive, encore moins empathique. Benjamin et Adorno s’en souviendront qui n’auront de cesse à partir de là de l’aborder comme chiffre. On verra combien le matérialisme critique d’Adorno s’ancrera clairement dans cette nouvelle donne : l’inintelligibilité de la culture comme point de départ. b. De Charybde en Scylla : connaissance scientifique et états d’âme Face à la « seconde nature », le sujet est réduit à deux attitudes possibles : soit la connaissance, dans son modèle scientifique, basée sur la légalité du phénomène observé, soit ce que Lukács appelle les « états d’âme ». Il faut encore dire un mot de cette double orientation possible face à la légalité opaque du « monde de la convention » tant elle détermine pour ainsi dire le Charybde et le Scylla entre lesquels Adorno voudra fonder la possibilité d’une actualité philosophique. « La nature des lois et celle des états d’âme naissent, dans l’âme, du même lieu : elles présupposent la même impossibilité d’atteindre une substance signifiante, la même impossibilité pour le sujet, de découvrir dans le monde un objet constitutif adéquat. »153 La nostalgie d’un tel objet est la condition même du sujet dans le lieu transcendantal moderne. Tandis qu’ « aussi longtemps que les structures façonnées par les hommes, pour l’homme, s’adaptent réellement à lui, elles constituent sa demeure nécessaire et naturelle » et que, dans un tel contexte, « aucune nostalgie ne peut naître en lui qui s’assigne la nature comme objet de quête et de découverte ». les structures qui sont les nôtres génèrent d’un côté la scientificité exacerbée, de l’autre la sentimentalité lyrique. Si bien que même « l’appréhension moderne sentimentale de la nature n’est que la projection de l’expérience qui enseigne à l’homme que le monde ambiant qu’il s’est créé lui-même n’est pas pour lui un foyer, mais une prison »154. La seule connaissance qu’offre le lyrisme est donc celle d’un tel exil. C’est bien là que culmine l’Obdachlosigkeit du sujet. Sans autre abri que celui qu’il peut bien se construire luimême, il est prisonnier d’une alternative : d’un côté, en tant que sujet connaissant, pris dans un pur rapport de connaissance, il se trouve éreinté par ses propres lois transcendantales « et la pure volonté de connaître un monde purifié de vouloir et de désir le réduit à n’être qu’une accumulation non subjective, constructrice et construite, de fonctions cognitives » ; de l’autre, en tant que sujet contemplant, dans un pur rapport lyrique, il « dissout le monde extérieur en états d’âme ». Si « dans le lyrisme seulement cette fulguration non médiatisée de la substance 153 154 Op. cit., p. 58. Ibid. 55 se fait révélation soudaine, déchiffrement d’arcanes perdues »155, le sens métaphysique risque sans cesse d’y être dégradé en sens poétique. Certes, dans « les instants lyriques » les plus accomplis, « l’âme fige sa plus pure intériorité en substance » et « la nature, étrangère et inconnaissable » est muée « en un lumineux symbole, par la force de l’intériorité »156. Le Chant des Niebelungen comme « tentative purement artistique de reconstituer par les voies de la composition, de la construction, de l’organisation, une unité qui cesse d’être spontanément donnée » en manifeste bien la « tentative désespérée » et en même temps l’ « échec héroïque »157. Mais détachés de toute transcendance et comme absolutisés dans ce que Lukács appelle le « romantisme de la désillusion », les « instants lyriques » ne parviennent plus néanmoins qu’à réfléchir indéfiniment la mélancolie du sujet solitaire. Instants poétiques, idiosyncrasiques, ils ne laissent après eux qu’« une sorte de capharnaüm pittoresque rempli de symboles sensibles à l’usage de la poésie »158. La culture elle-même n’est plus qu’un fatras poétique quand le sujet devient « l’unique porteur du sens, l’unique réalité vraie ». Alors même qu’il cherche à se fuir dans la nature, il n’en fait qu’une projection de lui-même et la restitue tout au plus comme « un arrière-plan, un décor »159. On décèle ici que l’ « histoire de la nature » benjaminienne trouve dans ces développements ses premiers jalons métaphoriques et philosophiques : Adorno rapprochera en ce sens les passages édifiants de la Théorie du roman et de l’Origine du drame baroque allemand dans sa conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature ». Nous verrons plus loin ce qui se joue de décisif dans le passage d’une conception à l’autre pour la conception adornienne même de l’interprétation critique. * Ainsi la topographie transcendantale lukácsienne déploie la configuration matricielle au sein de laquelle Adorno envisage la problématique de la subjectivité. Si la connaissance adornienne de ces conceptions lukácsiennes est avérée et nourrit très explicitement les premiers textes adorniens, on peut pour conclure ici rappeler les termes existentialistes de leur première réception chez le jeune disciple de Kracauer. Dans un tapuscrit posthume, vraisemblablement rédigé au tout début des années vingt, sur « Frank Wedekind et son tableau de mœurs Musique » on sent le questionnement adornien se forger au plus près de sa lecture d’un Lukács kierkegaardien et de sa fréquentation de Kracauer. L’auteur s’y fait l’écho de déplorations alors communes en écrivant que « la culture se transforme en civilisation, ses évaluations perdent leur relation à un principe supra-personnel et deviennent relatives aux systèmes de référence des différents individus qui s’avancent dans l’espace vide »160. Tandis que dans une « culture liée par le sens – celle de Dante par exemple », la question essentielle de « la position du moi par rapport au monde […] s’exprime dans l’interrogation fondamentale du moi empli de Dieu, envers le monde spirituel et sensuel, envers la métaphysique et la physique », dans « notre monde vide de sens [sinnlicher Welt] », où le moi s’est « désubstantialisé » jusqu’à devenir « chiffre dans la transformation mécanique et sans but du processus de vie », cette question « signifie purement et simplement […] la question de l’existence du spirituel »161. Question fatidique s’il en est quand la modernité apparaît précisément comme le lieu d’où le spirituel semble s’être définitivement retiré. Mais tandis que c’est la vision des espaces vides de la modernité qui dominera la compréhension kracauerienne d’un tel retrait, c’est l’image évoquée un peu plus haut de ce 155 Op. cit., p. 56. Ibid., pp. 56-57. 157 Op. cit., p. 48. 158 Op. cit., p. 57. 159 Voir plus loin ci-dessous sur ce point les réminiscences lukácsiennes dans l’essai « Sur Les Affinités électives de Goethe » de Benjamin. 160 « Frank Wedekind et son tableau de mœurs Musique », Mots de l’Étranger. Notes sur la littérature II, trad. fr. de L. Barthélémy et G. Moutot, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004, pp. 178-179 ; GS 11, Anhang, 620 161 Ibid. 156 56 capharnaüm des significations où le fatras des états d’âmes s’est figé en décor qui en déterminera la compréhension adornienne. Il s’agit maintenait de donner à ce point – le renversement du vide en plein – toute son importance. B. Siegfried Kracauer et le pathos des espaces vides 1. Hall d’hôtel a. Vide moderne Lecteur édifié de la Théorie du roman et figure à la fois singulière et touchante de l’intellectuel déraciné, Siegfried Kracauer prolonge et transforme la thématisation philosophico-esthétique des lieux transcendantaux. Ancien disciple de Simmel, il est familier de sa sociologie sensible de la grande ville. Mais dans la métropole où les lignes de fuite des rues et des buildings ne tracent que des directions arbitraires, où l’on va et vient sans jamais parvenir au but, les plans s’agencent sans jamais offrir à l’architecte Kracauer, désabusé de l’architecture, le toit spirituel qui fait défaut162. Dès 1922, il propose dans sa Sociologie comme science [Soziologie als Wissenschaft], une critique des méthodes sociologiques de Simmel, Weber, Troeltsch à partir d’une philosophie de « l’existence » tout droit issue de la lecture de Kierkegaard et de Lukács. Appréhender la modernité consiste donc d’abord dans sa perspective à prendre la mesure de la nouvelle condition historique et existentielle du sujet qui, jusqu’alors « inclus dans le bal des figures » du monde, « émerge maintenant isolé du chaos, porteur solitaire de l’esprit »163. « […] devant ses yeux s’ouvrent les terres infinies de la réalité. Projeté dans l’infini glacé de l’espace vide et du temps vide, il se trouve confronté à un matériau dépourvu de toute signification, qu’il lui appartient d’élaborer et de modeler en fonction des idées qui l’habitent, lui, le sujet, et qui sont les rescapées de l’époque du sens. »164 En reprenant très explicitement les thèmes luckácsiens de la solitude du sujet « seigneur de l’être » mais « sans abri », l’auteur de Soziologie als Wissenschaft la prolonge ici par la thématisation insistante du vide. « Le monde spirituel qui nous enserre », écrit-il encore dix ans plus tard dans « Ceux qui attendent » – non sans rappeler le « cercle métaphysique » dont parlait Lukács dans la Théorie du roman –, « en est venu à se vider »165. Ce n’est pas qu’une 162 Voir l’article de Gérard Raulet, « Socio-mythologie de la ville », in Nia Perivolaropoulou / Philippe Despoix (dir.), Culture de masse et modernité. Siegfried Kracauer, sociologue, critique, écrivain, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2001, pp. 146-161. Gérard Raulet développe précisément le thème kracauerien de la dispersion. [Zerstreuung] : « Dans la grande ville, la fonction a remplacé la substance, et la dispersion, c’est l’ensemble des ‘fonctions dans un espace vide’ », op. cit., p. 151. Déréalisation de toute substance, voire de toute instance dans la vitesse, le rythme urbains, ce thème porte à son paroxysme celui de la « perte du monde » [Verlust an Welt]. 163 S. Kracauer, Soziologie als Wissenschaft. Eine erkenntniskritische Untersuchung, 1922, in Werke 1 : Soziologie als Wissenschaft – Der Detektiv-Roman – Die Angestellten, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 2006, cité par R. Wiggerhaus, L’École de Francfort, op. cit., p. 68. 164 Ibid. 165 Op. cit., p. 107. 57 brèche soit apparue à l’insu de ceux qui l’habitaient : ils sont pour ainsi dire devenus euxmêmes les trous béants par lesquels le contenu du réel s’est échappé. Dans la mesure où le monde, comme le diagnostiquait Lukács, a été progressivement « rabaissé à une dimension dépendant structurellement du moi »166, il est devenu « petit à petit privé de sa substance », irrémédiablement vide. À dire vrai, le pathos de l’espace vide est la particularité de Kracauer. Le vide est chez lui comme l’épithète homérique de la modernité. Le lieu transcendantal moderne est l’« infini glacé de l’espace vide et du temps vide » où nous sommes projetés sans moyen d’orientation possible. La perte de la transcendance n’a pas seulement brisé l’unité cosmique du monde, elle l’a semble-t-il appauvri, rendu définitivement creux. Le lieu de l’époque semble alors défini négativement comme un lieu déserté – par le sens, les valeurs. Pour autant, cette détermination toute négative ne lui retire pas son caractère de lieu. Si vide soit-il, nous y sommes compris. Sa vacuité ne le rend pas moins concret, il a le poids de l’objectivité même. C’est un hall d’hôtel. b. Manifestation de surface Dans l’ouverture de son article de 1927 sur « L’Ornement de la masse »167 Kracauer affirme que « le lieu qu’une époque occupe dans le processus historique se détermine de manière plus pertinente à partir de l’analyse de ses manifestations discrètes de surface qu’à partir des jugements qu’elle porte sur elle-même »168. Alors que ces derniers « en tant qu’expressions des tendances du temps, ne sont pas des témoignages concluants sur l’état d’esprit global du siècle », les dites « manifestations discrètes », « par leur caractère inconscient » sont plus largement susceptibles de donner « directement accès au contenu fondamental de la réalité existante »169. C’est en vertu d’un tel principe, visant en quelque sorte à prendre l’esprit par surprise, que Kracauer développa dans Le Roman policier – genre considéré comme produit de la culture de masse – une théorie succincte mais décisive du lieu de l’époque comme hall d’hôtel. Dans ce texte, rédigé entre 1922 et 1925 et dédié au jeune Adorno, l’attention à cette « figuration artistique »170 particulière qu’est le roman policier passe par son objectivation en symptôme – « performance a minima » de la forme esthétique. « Sans être une œuvre d’art », insiste Kracauer, « le roman policier présente à la société déréalisée sa propre face, sous une forme plus pure qu’elle ne pourrait la voir autrement »171. Si faible que soit « la force 166 Op. cit., p. 108. Paru dans la Frankfurter Zeitung en juin 1927. 168 S. Kracauer, « L’Ornement de la masse » [« Das Ornament der Masse », Frankfurter Zeitung, 9-10 juin 1927], in L’Ornement de la Masse, trad. fr. de S. Cornille, Paris, La Découverte, 2008, p. 60. 169 Ibid. 170 Comme l’écrit à juste titre Gérard Raulet, on a là un exemple frappant de la manière dont, « pour appréhender la réalité ambiante, la sociologie dialectique de la grande ville doit se transformer en une esthétique » ; le premier acte de cette transformation étant précisément l’élection d’objets esthétiques, quoique dégradés, en vue d’une interprétation renouvelée du réel. Voir Périvolaropoulous/Despoix, « Socio-mythologie de la ville », art. cit., p. 151. 171 Moins attentif aux subtilités du genre qu’un Régis Messac à la même époque, Kracauer, fort de cet a de lecture, tient que les romans de Conan Doyle, d’Émile Gaboriau, de Sven Elvestad, Maurice Leblanc, Paul Rosenhayn « et même les romans d’auteurs marginaux comme Otto Soyka, Frank Heller, Gaston Leroux […] appartiennent à un seul niveau de signification et obéissent à des lois formelles similaires. Ce qui les unit et les caractérise tous est l’idée dont ils témoignent et qui préside à leur production : l’idée de la société civilisée parfaitement rationalisée, idée qu’ils comprennent d’un point de vue radicalement unilatéral et qu’ils incarnent sous une forme stylisée par la réfraction esthétique. Ce dont il s’agit dans ces romans n’est pas la reproduction fidèle de cette réalité que l’on appelle civilisation, mais bien plutôt, et dès le début, l’accentuation du caractère intellectualiste de cette réalité. Ils présentent au caractère civilisateur une glace déformante d’où le regarde fiment la caricature de sa propre monstruosité. L’image qu’ils présentent est assez effrayante : elle montre un état de la société où l’intellect sans attaches a conquis sa victoire finale ; une coexistence et une confusion 167 58 existentielle de sa figuration esthétique »172, le genre a l’avantage de faire « accéder cette réalité à la transparence »173. Mais pour ainsi dire inconsciemment. Car la « structure caractéristique que prend la vie présentée par le roman montre bien que la conscience qui le produit n’est pas individuelle ni contingente »174, mais l’effet d’une contrainte collective à la négation de toute sphère existentielle. Si le roman policier révèle en ce sens le « secret de la société déréalisée » et de « ses marionnettes dépourvues de substance »175 c’est parce qu’il est lui-même l’œuvre des marionnettes. Outil révélateur du lieu de l’époque, il ne vaut donc pas mieux qu’elle, mais en « parachevant intellectuellement la société dont il vient »176, il en anticipe un tant soit peu le cauchemar : celui d’un monde entièrement rationalisé – c’est-àdire privé de toutes les possibilités de pensée et d’expérience qui lui sont étrangères – peuplé non de personnes mais d’ego transcendantaux. c. Surimpression Comme les cinéastes russes pratiquent à l’époque la technique de surimpression au cinéma, Kracauer entreprend audacieusement la surimpression de la physiognomonie de la Critique de la raison pure et de la physiognomonie du roman policier, lisant en somme le texte philosophique comme un roman policier et le roman policier comme un texte philosophique. Autour des années vingt, Kracauer lit assidûment la Critique de la Raison pure, selon Adorno, non comme « une simple théorie de la connaissance, une analyse des conditions du jugement valable dans les sciences, mais une sorte d’écriture codée où l’on pouvait déchiffrer la situation historique de l’esprit, avec le vague espoir d’y trouver quelque chose de la vérité »177. À l’écoute de la « voix de Kant », il décèle dans l’ouvrage philosophique des « blessures » dont le monde moderne semble se faire directement écho : dans l’un comme dans l’autre, la « ratio » a pris le dessus ; une ratio solitaire, émancipée des limites imposées par une religion et une morale transcendantes et où les individus semblent supérieurement malins, mais vides, à l’instar de ce personnage type qu’est le détective privé. Ce dernier œuvrant à l’écart de la loi elle-même et de la police, libéré des contraintes objectives des institutions légales comme l’intellect émancipé l’est de toute transcendance, incarne littéralement l’ego transcendantal de la Critique de la raison pure et ce que le Roman policier appellera donc « son horrible finish ». Il arpente la ville à la recherche des traces du crime guidé par son esprit logique. Plus que le juge ou le commissaire, il admire la forme scientifique du raisonnement, et s’en inspire. À lui seul, par la force de la déduction logique, il trouvera le criminel et aura raison contre tous – car le détective ne se trompe jamais, c’est la loi du genre. Comme le souligne Rainer Rochlitz rappelant les termes de Kant, « il sait se soumettre à son entendement sans se soumettre à aucune autre autorité »178. Dans cette mesure, « il personnifie la ratio », et « fait passer la révolution copernicienne dans les actes d’une pratique quotidienne ». Et où la pratique quotidienne du détective le conduit-elle ? Typiquement, dans ces lieux de prédilection de l’illégalité romanesque que sont les hôtels. De même que le roman policier exprime inconsciemment l’époque, le hall d’hôtel en géométrise l’esprit. Si « le grand hôtel purement extérieures des personnes et des choses qui paraissent ternes et déconcertantes parce qu’elles défigurent jusqu’à la caricature la réalité artificiellement éliminée. », S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 32. 172 Op. cit., p. 51. 173 Op. cit., p. 52. 174 Op. cit., p. 53. 175 Ibid. 176 Op.cit., p. 52. 177 « Un étrange réaliste », Notes sur la littérature, Gallimard, Paris, 1984, p. 264. 178 Rainer Rochlitz, préface de S. Kracauer in Le Roman Policier, trad. fr. de G. et R. Rochlitz, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque », 2001, p. 18. 59 est un monde en soi et [si] ce monde est pareil au reste du grand monde » comme peut le lire le lecteur avide des frissons du suspense dans La Mort entre dans l’hôtel179, Kracauer prend cet avertissement au mot. Après tout, « la société civilisée parvenue au terme de sa construction peut bien posséder des sites remarquables […] qui témoignent de sa nonexistence »180. Dans ce site où circulent anonymement des figures vides se compose en fin de compte dans une somme égale au néant la société rationalisée. d. Une église négative peuplée de fantômes plats Autrefois, il y avait l’Eglise. Mais précisément, avance le critique, le « hall d’hôtel qui revient si souvent dans le roman policier », constitue à bien des égards une « image inversée de la maison de Dieu » : c’est « une église négative »181. « Ici comme là-bas on se présente en hôte. Mais, si la Maison de Dieu est vouée au service de celui chez qui on se rend dans elle, le hall d’hôtel sert à tous ceux qui dans lui ne se rendent chez personne. »182 Tandis que la Maison de Dieu « présuppose une communauté existante », l’assemblée des fidèles, les individus ne s’assemblent dans le hall que comme repères d’une configuration spatiale à géométrie variable. L’espace signifiant de l’église à la fois dans sa verticalité – le rapport à Dieu – et dans son horizontalité – les liens de la communauté –, n’est plus qu’ « espace en soi », un « néant impersonnel », devenu l’hôte, à la place de l’Inconnu qu’était Dieu. Dans cette « région basse » caractérisée par « l’absence de tension », les individus sont « les “sans relation” » pour qui « le voisinage dans le hall d’hôtel est sans signification »183. Le « nous » de l’Eglise témoignait d’une « égalité » qui était « l’accomplissement des différences qui doivent renoncer à leur singularité indépendante afin que soit sauvé le plus intime de leur singularité »184. Au contraire, « au lieu de la relation à Dieu, l’égalité dans le hall d’hôtel ne se fonde que sur la relation au néant »185 ; « on se trouve dans le hall vis-à-vis de rien » [en français dans le texte]. Ni d’un monde, ni d’un Autre, ni même d’un prochain. Le hall géométrise un pur « espace de non-relation » où des instances privées ne vivent même plus l’expérience de l’indifférence qu’elles se vouent les unes aux autres confirmant l’impossibilité d’« un “être-ensemble” déjà irréel en soi »186. L’individu moderne s’apparente au point où s’entrecroisent tous ces angles morts. « Dans le vide indéterminé » écrit Kracauer, usant d’une expression doublement privative, « on est impuissant et on se volatilise, sans défense, devenant un ‘membre de la société en général’ qui se tient inutile à la marge et s’étourdit en jouant »187. Jusqu’à ce que la conscience des teneurs existentielles qui hante, même négativement, tout divertissement, abandonne tout à fait les joueurs, figures dégingandées de marginaux sans idée du centre. « Des rudiments d’individus glissent dans le nirvana de la détente, des visages se perdent derrière le journal, et l’éclairage artificiel permanent n’éclaire que des mannequins. Des allées 179 Titre d’un roman, cité par Kracauer, du romancier et journaliste norvégien Sven Elvestad (1884-1934). Op. cit., p. 150. 181 Ibid. 182 Ibid. 183 Op. cit., p. 151. 184 Op. cit., p. 153 185 Ibid. 186 Op. cit., p. 154 187 Ibid. 180 60 et venues d’inconnus qui par la perte de leur mot de ralliement deviennent formes vides et passent tels d’insaisissables fantômes plats. S’ils possédaient un dedans, ce dernier serait sans fenêtre, et ils périraient par la conscience d’un infini abandon […] Mais en tant que pure extériorité, ils disparaissent à eux-mêmes et expriment leur non-être. »188 À son extrême pointe critique, le pathos du vide se renverse ainsi chez Kracauer en tragicomédie behaviouriste où les individus ne sont plus que des « extériorités » – mannequins ou « fracs » affectant des poses naturelles sur d’élégants fauteuils club. Leurs « particules psychiques » ne sont pas liées entre elles et ne semblent « adaptées après coup au déroulement de l’action, tel que le construit librement la ratio »189. Mais comme le hall d’hôtel s’oppose à l’Église, ces intériorités closes, monadiques, qui s’apparentent à des extériorités plates esquissent en creux une individualité qu’ils ont cessé d’incarner, une psyché concrète qu’ils n’éprouvent plus, bref une individualité véritablement « intérieure ». Au contraire, la psyché stylisée de ces extériorités plates est impunément soustraite par l’absolutisation de l’intellect « à la relativité donnée par le fait de l’existence ». L’intelligence-type du mannequin-détective dissimulé derrière son journal « aboutit à des configurations de pensée dépourvues de tout paradoxe, unidimensionnelles »190, dont l’unidimensionnalité tient, insiste Kracauer, à l’absence de « tension », c’est-à-dire d’expérience d’une appartenance paradoxale à plusieurs sphères de signification. Il convient donc de relativiser « le secteur de la société et du monde que circonscrit le roman policier »191 puisqu’il ne désigne en vérité « qu’un stade de l’être des hommes auquel d’autres stades de l’être sont supérieurs par leur contenu de réalité ». En d’autres termes, « la sphère qu’il figure circonscrit un ensemble dont seule la ratio émancipée se porte garante ». Au-delà de cette dernière, « les sphères supérieures donnent au contraire de plus en plus de place à l’homme intégral dont la ratio n’est qu’un élément »192. Ceux qui seraient encore capables de se rapporter à de telles sphères supérieures, au-delà de la ratio mais « sans pécher contre l’esprit », pourraient dès lors être opposés aux « fantômes plats » du hall d’hôtel. Derrière le négatif de l’Église s’esquisse chez Kracauer l’espoir existentiel d’une communauté des intériorités. 3. Lieux intérieurs a. Sphères supérieures À la topique du hall d’hôtel où surgit un individu conceptuel « en analogie avec les concepts généraux abstraits et formels à partir desquels la pensée ayant fui la tension s’imagine comprendre le monde »193, répond l’ubiquité d’un Royaume « qui est partout et nulle part » 194 attendu par ceux que la ratio n’a pas rendus étrangers à leurs aspirations les plus profondément humaines. Lieu propre de la communauté religieuse, ce royaume éternel – « dans le temps et en dehors du temps » 195 – apparaît chez Kracauer comme le lieu vers 188 Op. cit., p. 157 Op. cit., p. 63. 190 Ibid. 191 Op. cit., 52. 192 Ibid. 193 Op. cit., p. 154. 194 Ibid. 195 Ibid. 189 61 lequel les individus modernes doivent également tendre, quand bien même ils ne sauraient plus croire en Dieu. « C’est vers lui [ce royaume] que s’étend la réalité existentielle, qui serait irréelle si elle ne se mettait pas continuellement en question par la relation permanente au surréel – irréelle certes aussi si elle donnait à cette question une réponse univoque et si elle s’abolissait elle-même définitivement par l’intégration anticipatrice du surréel dans l’existence. »196 Compte tenu de l’indétermination « surréelle » du Royaume visé, c’est l’attitude intellectuelle où cette visée s’incarne qui sert de modèle à l’individu conscient « de l’existence et des données authentiques »197 : cette attitude n’est autre que celle du croyant, saisie à partir de la conception kierkegaardienne de la foi. Chez Kierkegaard, le chrétien éprouve dans la foi le paradoxe de sa finitude et de sa relation à l’Infini qu’est Dieu : « l’existence », écrit-il, cité par Kracauer, « est à peu près un tel état intermédiaire ; elle convient à un être intermédiaire tel que l’homme »198. C’est donc seulement « dans cette sphère élevée que Kierkegaard appelle la sphère ‘religieuse’ et dans laquelle les noms livrent leur secret » que « le soi est en relation avec le mystère suprême qui le porte à sa pleine existence »199. Là où le genre policier a galvaudé le mystère en énigme que la ratio dissout triomphalement, la sphère religieuse en signifie la persistance, offrant de la sorte à l’individu « la conscience exacte de sa situation paradoxale ». Une situation que Kierkegaard saisissait dans le paradoxe de la coïncidence de la foi et de « la catégorie décisive de l’absurdité de la foi »200. Kracauer, qui ne croit pas en Dieu, retient essentiellement le paradoxe et sa condition : non pas la foi en la transcendance, mais l’élan vers elle, où se structure la tension de l’existence. b. Vers les intériorités isolées Mais tandis que dans l’Eglise, pour la communauté des croyants, la transcendance horizontale de la communauté religieuse rapportée à la transcendance verticale du rapport à Dieu, établissait cette relation avec le mystère à l’échelle de l’humanité, cette « tension dans l’existence » qui « renferme l’attente d’être résolue dans une ascension »201 vers le royaume de Dieu reflue déjà avec Kierkegaard dans l’expérience d’un individu isolé. Or, comme l’écrivait le jeune Adorno sous l’influence kracauerienne dans une chronique de mai 1922, on ne peut « construire une cathédrale, lorsque aucune communauté ne la réclame même si l’on croit soimême en Dieu »202. Invoquant alors le « moi » et les « effets continus de sa décision [seiner weiterwirkenden Entscheidung] », il concluait que puisqu’« aucun boîtier objectif ne nous contient, nous ne pouvons que construire nous-mêmes notre maison [kein objektives Gehäuse faßt uns, wir müssen uns unser Haus selbst bauen] »203. De l’Église rassemblant la communauté des croyants, les individus encore conscients de la tension existentielle qu’avait décrite Kierkegaard se trouvent désormais chassés. Leur lieu est maintenant intérieur, leur communauté anonyme. C’est celle que décrivent les premières lignes de l’important article de Kracauer – véritable profession de foi sans transcendance – « Ceux qui attendent » [Die Wartenden], paru du 12 mars 1931 dans la Frankfurter Zeitung. 196 Ibid. Ibid. 198 Op. cit., p. 39. 199 Op. cit., p. 52. 200 Op. cit., p. 192. 201 Op. cit., p. 49. 202 T.W. Adorno, Musikalische Schrifften VI, GS 19, 24: »Man kann keine Kathedralen bauen, wenn keine Gemeinde sie begehrt, - auch wenn man selber an Gott glaubt «. 203 Ibid. 197 62 « Il existe présentement un grand nombre de gens qui, sans rien connaître les uns des autres, sont pourtant tous liés par un destin commun. Échappant à toute profession de foi déterminée, ils se sont conquis leur part des trésors culturels aujourd’hui accessibles à tous et pour le reste vivent consciemment leur époque. Ils passent leurs journées le plus souvent dans la solitude des grandes villes, ces savants, commerçants, médecins, avocats, étudiants et intellectuels de toutes sortes ; et comme ils sont assis dans leur bureau, reçoivent des clients, mènent des négociations, fréquentent les amphithéâtres, ils oublient très fréquemment, dans le vacarme de leurs activités, leur véritable être intérieur et se croient libres de la charge qui secrètement pèse sur eux. Mais s’ils se retranchent de la surface de leur être jusque dans son centre, ils sont assaillis par une profonde tristesse, née de se savoir impliqués dans une situation spirituelle déterminée et qui finalement envahit toutes les couches de leur être. C’est la souffrance métaphysique due au manque d’une signification supérieure de ce monde, à leur être-là dans l’espace vide, qui fait de ces humains des compagnons d’un même destin. »204 Comme sous l’effet d’une loupe grossissante, le regard, qui embrasse au départ l’activité fourmillante des individus dans la grande ville plonge jusque dans leur « être intérieur » qui n’est encore que l’enceinte de leur intimité privée « où ils se croient libres » en bourgeois satisfaits. Mais, plus profondément encore, il apparaît que « s’ils se retranchent de la surface de leur être jusque dans son centre », ils y découvrent non la substance qui leur fait définitivement défaut mais une « profonde tristesse ». Tel est l’affect qui détermine le lieu intérieur des individus « conscients » « en son centre » : une insondable tristesse, une « souffrance métaphysique » où Kracauer découvre finalement le dernier contenu psychique opposable à la transparence des « fantômes plats » des espaces citadins. Adorno s’en souviendra qui en fera l’affect révélateur, mythique et critique de l’intériorité kierkegaardienne. Dans la tristesse, les individus s’avèrent doublement frappés par l’« absence de relation à l’Absolu » et par « la malédiction de l’isolement »205 : ces « compagnons », « liés par un destin commun » sans pourtant « rien connaître les uns des autres » forment ainsi une communauté d’intériorités anonymes. C’est là le fruit de la « situation spirituelle déterminée » qui n’est autre pour Kracauer que l’éclipse du royaume de Dieu qui fait refluer le dernier lieu du sens dans l’intimité cachée d’une tristesse historique, à la fois universellement tue et (presque) universellement partagée. Mais en tant qu’elle établit un contact avec des teneurs métaphysiques qui semblent avoir déserté la surface du monde dans le « relativisme exacerbé »206 de l’époque, cette tristesse lui apparaît finalement comme la disposition rédemptrice de « ceux qui attendent ». Dans la disposition de l’attente, il s’agit en effet tout autant de résister au déni des « données authentiques de l’existence » qu’à l’emballement pour une religiosité de pacotille. Nostalgique de la communauté religieuse, il n’a de cesse de critiquer ceux qui tentent de « combler » le vide en ressuscitant cette forme que le processus historique semble avoir précisément condamnée. De l’anthroposophie de Rudolf Steiner qui établit « un pont illusoire » entre science et religion en se repliant sur un idéalisme dépassé, à « l’esprit messianique Sturm-und-Drang » d’un Bloch, « de coloration communiste […] vivant dans des représentations apocalyptiques, dans l’attente du Messie défiant le monde », on observe, selon Kracauer, l’aberrante nostalgie d’une foi encore possible « sans sacrificium intellectus ». 204 S. Kracauer, « Ceux qui attendent », in L’Ornement de la Masse, op. cit., p. 107 sq. Op. cit., p. 108. 206 Op. cit., p. 109. 205 63 « L’époque impitoyable engendre de telles natures désirantes millénaristes qui, en un tempo furioso, s’évadent hors du vide pour aller investir tempétueusement certaines positions religieuses définitives […]. »207 L’idéalisme de Steiner, le culte de la forme chez George, le messianisme de Bloch – Kracauer manifeste là sa désapprobation des vues utopiques exposées par ce dernier dans son ouvrage sur Thomas Münzer – ont tous quelque chose d’un revival : chacune de ces tentatives « ne représente pas pour celui qui réfléchit une tentation mais la caricature d’une authentique participation à l’absolu »208. Toutes ces « entreprises qui visent le réveil des anciennes théories de l’humanité et qui espèrent supprimer le vide en quelque sorte par l’entrée dans les religions positives »209 échouent à faire de leurs théories un contenu de vérité qui résiste au jugement sans concession d’un homme de son temps. « Venant de la zone de conditionnalité relativiste » elles voudraient ressusciter de leurs cendres « la profession de foi et la communauté culturelle, la contrainte de l’absolu qui supprime l’isolement, le savoir du croyant qui libère du vagabondage du non-croyant »210. Mais de la sorte, pense Kracauer, en défiant le temps, elles sacrifient le monde, elles « enserrent un autre monde, une autre réalité qui n’est pas celle où se déroulent les évènements physiques et les processus économiques dans une diversité chaotique »211. Celui, comme Martin Buber – visé ici entre autres par Kracauer – qui veut « l’union du je avec Dieu et avec le tu » oblitère les médiations, les « formes » dit le texte, selon un vocabulaire simmelien, sans lesquelles pourtant la communauté n’est qu’une abstraction. Il se transporte librement « hors de la sphère du changement sans signification dans celle de l’éternité qui en est toute pénétrée »212. Bref, il reconquiert un absolu en congédiant l’histoire, la société elle-même et tout ce qui s’ensuit. Et Kracauer de relever combien catholicisme, protestantisme, judaïsme, « judaïsme sioniste surtout », mais également toutes sortes de mysticismes et de sectes fleurissent et refleurissent sur ce terrain utopique d’une communauté extra-mondaine. En semant ainsi le cours de l’histoire, ces nouveaux religieux espèrent semer le désespoir, s’assurant arbitrairement la « sécurité » d’un « habitacle religieux ». Au contraire, fidèle au paradoxe kierkegaardien qui tient ensemble la foi et l’absurdité de la foi, Kracauer veut maintenir dans l’ « attente », la résistance à la foi et la tentation de la foi. En reconduisant sans cesse l’aspiration métaphysique à l’immanence qui la nie, il espère, évoquant cette fois la dialectique ascendante de Platon, « lentement modifier sa position et s’élever en tâtonnant dans des régions qui auparavant lui paraissaient insuffisantes »213. c. Typologie existentielle Puisque le royaume pas plus que le surréel ne se laissent déterminer positivement et que l’esprit ne peut se sacrifier dans un engagement aveugle pour une hypothétique et suspecte transcendance fabriquée ad hoc, la réflexion reflue vers les « comportements possibles » de « ces hommes qui demeurent dans le vide », « conscients de leur situation » à l’exclusion de « ceux qui choisissent de s’étourdir » et de s’évader « dans l’irréalité d’une pseudoexistence de distractions » ou « qui entrent sans conflit dans la foi authentique et de la sorte, 207 Op. cit., p. 111. Op. cit., p. 110. 209 Op. cit., p. 112. 210 Ibid. 211 Ibid. 212 Ibid. 213 Ibid. 208 64 sans trébucher, participent bientôt à un niveau supérieur de réalité »214. Face au vide moderne, se dressent trois types de lucidité intellectuelle – Kracauer optant pour la dernière. 1/ Le type du « sceptique par principe ». 2/ Le type de « l’homme court-circuit ». 3/ « Celui qui attend ». Le premier type, celui du « sceptique par principe », a trouvé peut-être, d’après Kracauer, son « représentant décisif » en Max Weber. C’est l’homme « qui saisit le terrible sérieux de la situation d’un regard lucide, mais nourrit en même temps la conviction que lui et ses semblables ne peuvent s’y soustraire. Sa conscience intellectuelle se révolte contre le fait d’emprunter les chemins d’un salut putatif qui se présente alentour, lui paraissant tout autant de fourvoiements et d’inadmissibles retours dans la sphère de la limitation volontaire ».215 Un tel type se caractérise essentiellement par « une volonté de ne pas croire »216. Il comprend le monde « sans jamais toucher prophétiquement au sens ni quitter autrement que de manière sporadique la sphère de l’observation neutre ». Le second type, « les hommes court-circuit » sont ceux qui sont suffisamment conscients pour ne pas croire tout à fait dans les propres mensonges qu’ils se font à eux-mêmes, mais sont trop lâches pour renoncer au baume de telles illusions. Leur attitude est « davantage un vouloir croire qu’un demeurer dans la foi » : « Ils entrent par effraction dans le domaine de la foi […] en vertu d’une involontaire autotromperie ; […] ils cueillent de la sorte un fruit qui n’a pas mûri pour eux et pour lequel ils ne sont pas mûrs »217. C’est alors « plus par lâcheté métaphysique » que par conviction qu’ils s’engagent dans la foi, « poussant de force toute leur vie dans une position qui ne lui correspond pas pleinement »218. Aussi bien défigurent-ils à la fois leur être propre et la foi elle-même. Chez eux, conclut Kracauer, « authenticité et inauthenticité se mêlent de manière tout à fait confuse, le desperado intellectuel leur est largement supérieur. »219 Le troisième type de ces êtres conscients qui prennent la mesure du vide face auquel les expose irrémédiablement la situation spirituelle de l’époque est précisément celui auquel Kracauer veut appartenir : c’est le type de « ceux qui attendent ». « Celui qui prend ce parti ne se barre pas la voie de la foi, comme l’obstiné affirmateur du vide, ni ne pressure cette foi comme le nostalgique à qui sa nostalgie enlève toute retenue. Il attend, et son attente est un demeurer-ouvert-hésitant, en un sens certes difficile à expliquer. »220 Dans sa partition des types de lucidités intellectuelles où surgissent, en lieu et place des fantômes plats des postures intellectuelles, Kracauer renoue encore avec la casuistique existentielle du Traité du désespoir. On pourrait établir une correspondance assez nette entre les trois formes du désespoir chez Kierkegaard et les trois types kracaueriens. Kierkegaard distingue en effet celui qui choisit le désespoir et s’y maintient stoïquement (le « désespoirdéfi »), celui qui ignore son désespoir (mais qui ne le peut qu’au prix d’une apathie profonde), et finalement le chrétien, qui se maintient dans le désespoir sans jamais cesser de vouloir en sortir. Le desperado intellectuel est le désespéré qui défie, l’homme court-circuit, celui qui se cache à lui-même son désespoir pourtant inévitable, et l’homme de l’attente, ce désespéré en perpétuel déséquilibre entre sa conscience du vide et son espoir de salut. Le « demeurerouvert-hésitant » décrit ainsi une disposition qui n’est pas une position, un espoir qui n’est pas 214 Op. cit., p. 113. Op. cit., p. 114. 216 Ibid. 217 Op. cit., p. 116. 218 Op. cit., p. 115. 219 Ibid., p. 116. 220 Ibid. 215 65 une conviction, en somme la possibilité d’un espoir lucide, dans lequel la conscience ne sacrifie rien de sa clairvoyance, un espoir mondain, qui ne nie pas la situation spirituelle objective de l’individu qui le porte. Les résonances chrétiennes ne jouent plus ici que le rôle d’un appel d’air capable de faire fleurir d’ultimes fleurs métaphysiques au dessus du sol rationalisé sur lequel elles sont historiquement condamnées à faner. * Ainsi, la topique kracauerienne du hall d’hôtel comme Église négative peuplée d’ego transcendantaux formant une communauté tout aussi négative ne se déploie pas indépendamment d’un autre lieu, d’une autre représentation des sujets qui se forme au plus près de conceptions kierkegaardiennes. Le destin de la critique subjective de la modernité est lié plus que jamais à des intentions propres à la philosophie de l’existence. Au cœur de la tristesse moderne, Kracauer saisit l’ultime contenu existentiel qu’indétermine l’attente. La « communauté des intériorités » anonymes de « ceux qui attendent » maintient dans cette indétermination la possibilité intellectuelle de cellules d’espoir y compris pour l’émancipation prolétarienne. Adorno ne reniera pas ces aspects de la compréhension kracauerienne, loin s’en faut. Mais la critique de l’intériorité kierkegaardienne comme intérieur bourgeois du XIXe siècle qu’il entreprend dans sa thèse sur Kierkegaard est directement en porte-à-faux avec celui qui n’avait de cesse, à l’époque, d’opposer des dispositions intérieures, si ténues soientelles, à l’impersonnalité des occupants du hall d’hôtel. « À Siegfried Kracauer, mon ami », écrit Adorno en tête du livre : la dédicace ne signe ici rien moins que la rupture. 66 II. TOMBEAU DE L’INTERIORITE KIERKEGAARDIENNE Dans sa thèse Kierkegaard, construction de l’esthétique, rédigée à la fin des années vingt et publiée en 1933, Adorno opère une transformation remarquable de la topique critique de ses aînés, en retournant pour ainsi dire la perspective : le penseur qui avait jusqu’ici fourni quelque appui existentiel pour l’élaboration d’une critique subjective de la modernité fait cette fois l’objet de l’analyse, et c’est son lieu « subjectif » qu’il s’agit de cartographier. En jouant le jeu de la topique symbolique qui associe à un lieu caractéristique un état historique de la subjectivité, Adorno en détourne les présupposés théoriques jusque là en vigueur. C’est le lieu de la subjectivité elle-même, dans le pathos de laquelle s’est réfugié le critique de son « horrible finish » moderne, qui constitue le terrain de l’enquête : l’« intérieur ». De façon originale, Adorno se saisit de cette catégorie kierkegaardienne comme image, car, affirme-t-il, « l’image de l’ “intérieur” [das Bild des Intérieurs] entraîne dans sa perspective toute la philosophie de Kierkegaard »221. Dans sa recension du texte du 2 avril 1933, parue dans le supplément littéraire de la Vossische Zeitung222, Benjamin manifeste une compréhension cristalline des problèmes adorniens dans ce livre. En quatre pages, il saisit avec force ce qui fait bel et bien le « cœur de l’étude ». Posant clairement que « l’auteur montre l’aspect mythique inhérent, non seulement à la philosophie existentielle de Kierkegaard, mais encore à tout « idéalisme de l’Esprit absolu » – témoignant par là de l’originalité de la problématique adornienne au regard de ses propres préoccupations, moins axées sur l’histoire philosophique –, il rapporte cette thèse au « modèle » central dans le livre, de « l’intérieur bourgeois ». « D’une main sûre, Wiesengrund a emprunté à l’œuvre de Kierkegaard un certain nombre de descriptions fascinantes d’espaces intérieurs de ce type. […] Pascal et l’enfer allégorique du baroque sont ici l’antichambre d’une cellule à l’intérieur de laquelle Kierkegaard s’abandonne à la tristesse et qu’il partage avec sa fausse amie, l’ironie. »223 L’image de la chambre pascalienne où les hommes devraient savoir demeurer accuse dans sa transformation historique sa signification dernière : la chambre atemporelle est devenue historique. Plus encore, tandis que « l’intériorité kierkegaardienne se voit assigner un lieu déterminé dans l’histoire et dans la société » s’y « confondent des traits historiques et mythiques »224. Dans l’image de l’intérieur, la philosophie kierkegaardienne retient des contenus mythiques que toute l’interprétation d’Adorno vise alors à libérer, précisément, on va le voir en la soumettant à son dépérissement historique. Dans ces conditions, par-delà la complexité de l’armature conceptuelle de Kierkegaard, qu’Adorno critique Hegel sous le bras, il s’agit encore de « s’occuper […] de sa métaphorique [Metaphorik]», afin de rappeler « les métaphores à leur authentique réalité »225 où elles témoignent de la réalité même. Une réalité qui n’affleure que pour autant que les images, dont le style « poétique » kierkegaardien fait grand usage, ne sont pas traitées comme des « ingrédients métaphoriques décoratifs». Car dans la mesure où « on appelle poésie, en philosophie, tout ce qui n’appartient pas à la 221 Op. cit., p. 75 ; GS 2, 63. Vossische Zeitung, n°14, 2 avril 1933, in W. Benjamin, Œuvres II, op. cit., p. 356. 223 Op. cit., p. 357. 224 Ibid. 225 Kierkegaard, p. 26 ; GS 2, 22. 222 67 chose [was nicht zu Sache gehört] »226, aucune de ces métaphores ne doit être saisie poétiquement. Si l’interprétation entend ne pas refouler « l’étrangeté des idées, dans laquelle se manifeste la puissance d’une pensée sur le réel »227, « la première préoccupation d’une construction de l’esthétique dans la philosophie de Kierkegaard est de la séparer de la poésie »228. Air de serre Dans ces conditions, pour l’interprète Adorno, c’est d’abord à une certaine atmosphère que tient l’étrangeté fondamentale des idées kierkegaardiennes. Une atmosphère qui semble en l’occurrence avoir échappé aux « auteurs avertis en philosophie » qui justement « n’ont pas daigné jusqu’à présent accorder leur attention à l’ “intérieur” chez Kierkegaard »229. Seule « l’anodine biographie » de Monrad évoque à juste titre, avec plus de sagacité qu’on ne l’imagine, l’impression laissée par cette philosophie de « quelque chose de renfermé », dont il se dégage comme « un air de serre »230. Pour Adorno, cette raréfaction de l’air hante la philosophie kierkegaardienne tout entière comme l’expression de la souffrance hantait pour Kracauer la Critique de la Raison pure de Kant231. Invoqué contre la ratio, le lieu intérieur n’en est pas moins un lieu de suffocation. C’est ce dont témoigne, de façon caractéristique et décisive, la substitution qu’il opère du plein asphyxiant de l’intérieur bourgeois du XIXe siècle au pathos kracauerien des espaces vides. Le hall ouvert aux quatre vents fait place à la chambre close, et les murs de marbre nus aux dessus de commodes parsemés de bibelots. Le lieu anonyme et désert où s’ignorent des instances plates se renverse en serre intime où macère l’intériorité du penseur subjectif. Un tel renversement, si manifeste, n’est pas l’expression de deux idiosyncrasies, inoffensives l’une envers l’autre. C’est de la part d’Adorno une prise de position, impliquant des dommages collatéraux assumés envers les anciennes conceptions de son aîné Kracauer. Certes, ce dernier, comme tous alors au contact de Benjamin, a pris à l’époque de la rédaction et de la parution du livre un tournant plus matérialiste et il reçoit l’ouvrage comme l’expression de visées intellectuelles communes232. Mais là où Kracauer est pour ainsi dire « passé » au matérialisme sans en tirer explicitement les conséquences philosophiques pour 226 Kierkegaard, p. 13 ; GS 2, 11. Ibid. 228 Op. cit., p. 14; GS 2, 12. 229 Op. cit., p. 72; GS 2, 61. 230 Ibid. 231 Voir l’article de 1964, « Un étrange réaliste », où Adorno raconte ses lectures de la Critique de la Raison pure en compagnie de Kracauer autour de 1920. Par une lecture expressive, qui contrastait avec celle des « maîtres universitaires » d’Adorno, Kracauer montrait au jeune homme « comment les moments objectifs et ontologiques y affrontent les moments subjectifs et idéalistes » et « comment les passages les plus éloquents de l’œuvre sont les blessures [Wunden] que ce conflit à infligé à la théorie. […] Chez lui, ce qui cherchait de façon pressante son expression philosophique c’était une capacité de souffrance presque infinie : l’expression est la sœur de la souffrance. La relation qu’il avait à la vérité, c’était que la souffrance devait passer sans être déformée ni adoucie dans la pensée, qui autrement la volatilise ; la souffrance se retrouvait jusque dans les pensées traditionnelles » (NsL p. 264; GS 11, 388). 232 Ce qui explique pourquoi le Kierkegaardbuch, durant sa rédaction et au moment de sa sortie, fut reçu par Kracauer comme le signe d’« orientations identiques ». Dans le compte rendu enthousiaste qu’il rédige à la sortie de l’ouvrage, mettant l’accent sur l’analyse de l’intériorité et sur l’emprunt de la méthode benjaminienne de philosophie de l’Histoire, il se justifie « d’intervenir comme critique à propos d’un livre qui lui est dédié » au nom de la légitimité du principe selon lequel « des gens ayant sur le fond des choses, des orientations identiques ou analogues manifestent effectivement leur commune appartenance », S. Kracauer, « Der enthülte Kierkegaard » (« Kierkegaard dévoilé »), GS 5.3, p. 263. Comme le rappelle Stefan Müller-Dohm dans sa biographie d’Adorno, le long compte rendu que Kracauer avait écrit pour la Frankfurter Zeitung fut composé et les épreuves corrigées, mais le texte ne parut pas, pour cause de licenciement de l’auteur par le directeur Heinrich Simon (Adorno, une biographie, op. cit., p. 130). 227 68 l’existentialisme kierkegaardien233 qui présidait nettement à ses œuvres du début des années vingt, et dont, de fait, on trouve encore la trace dans l’article sur « Ceux qui attendent », contemporain de la rédaction du texte adornien, Adorno quant à lui articule au contraire ce matérialisme même à la critique du philosophe danois. C’est par conséquent moins avec un Kracauer purement existentialiste qu’il rompt qu’avec un Kracauer qui n’a pas pris la mesure de l’objection massive que représente le matérialisme face à l’existentialisme dont ses conceptions sont encore implicitement tributaires. Immanence subjective et matérialisme Il convient en effet de souligner combien provocatrice semble à première vue la tâche d’aborder Kierkegaard en matérialiste. Le penseur qui fait d’« une subjectivité libre, agissante » « le substrat de toute réalité »234, semble contraindre au contraire à se donner pour point de départ une telle subjectivité. Comment prétendre interpréter Kierkegaard de façon immanente sans le céder à la puissance de sa propre réflexivité ? En réalité, assume Adorno, l’interpréter véritablement suppose d’« arracher Kierkegaard à son propre contexte »235, faute de quoi l’interprète est « contraint à son régime », enfermé « sans espoir dès le commencement » sur la « scène » obscure de « l’immanence subjective »236. Par là, il s’agit d’échapper au sort du théologien et philosophe Christoph Schrempf237, dont l’exégèse affronta courageusement et désespérément Kierkegaard « sur chaque phrase de son œuvre et chaque décision de sa vie », qui, au fil de ses analyses, « court, aveuglé, après la trace d’un adversaire dont la forme ne se laisse pas saisir aussi longtemps qu’en s’évaporant, elle enveloppe l’observateur lui-même »238. La subjectivité kierkegaardienne emporte, dans son évaporation mythique, le critique qui cherche à la fixer. C’est significativement pour échapper à un tel « sort » qu’Adorno troque toute herméneutique empathique contre une lecture littérale du texte kierkegaardien. Tenant à l’écart « la manifestation de la subjectivité du penseur » tout autant que « la pure cohérence de l’œuvre », il s’agit de se rapporter à l’écrit kierkegaardien d’où, désormais, toutes les intentions se sont écoulées si bien que « le réel a pénétré dans les concepts, se manifeste en eux et en fonde la compréhension »239. Dès lors, se libérer de l’immanence subjective de Kierkegaard ne consiste pas pour le critique à adopter un surplomb qui n’aurait de fait aucune conséquence critique sur l’œuvre. Ayant « son archétype dans l’œuvre elle-même : à savoir dans l’exégèse théologique christique »240, le « motif de la littéralité [Wörtlichkeit] » « n’a pas besoin d’être importé de la psychanalyse dans son œuvre, bien que l’occasion et la tentation en seraient fréquentes »241. Quoique des motifs freudiens ressurgissent en effet dans l’interprétation adornienne, l’approche psychanalytique de l’auteur qui « voudrait seulement l’arracher au conflit des pulsions » est objectivement absente. Déchiffrant ce qui se donne et est reçu exclusivement comme un texte, l’interprète « en face de l’exégète Kierkegaard », libère tout autant Kierkegaard du regard surplombant du thérapeute qu’il est lui-même libéré du regard hypnotisant du penseur subjectif. Dans ces conditions, le motif de la littéralité assure à l’interprétation matérialiste une immanence conquise hors de tout cercle herméneutique, dont l’exemple de Schrempf qui s’y était engagé, montra, à ses dépens, la clôture infernale. 233 La violente critique par Adorno et Benjamin de son texte de 1937 sur Offenbach et le Paris du Second Empire attestera pour eux de la fragilité même de ses catégories matérialistes. 234 Kierkegaard, p. 50 ; GS 2, 42. 235 Op. cit., p. 28 ; GS 2, 23. 236 Op. cit., p. 27 ; GS 2, 22 237 Sur la figure de Christoph Schrempf, nous renvoyons à ce que nous en avons dit en introduction. 238 Ibid. 239 Op. cit., p. 11 ; GS 2, 9. 240 Op. cit., p. 26 ; GS 2, 20. 241 Ibid. 69 Matérialisme polymorphe Unifié sous l’exigence fondamentale d’une approche littérale du texte, le matérialisme adornien présente une structure polymorphe. Il emprunte en effet à plusieurs régimes critiques. Bien qu’ils soient entrelacés dans le texte, nous pouvons certainement en dissocier les strates. 1) Strate hégélienne Quoique la référence à Hegel dans une perspective matérialiste semble paradoxale, force est de constater qu’Adorno recourt d’abord, dans sa critique, à des arguments hégéliens, convoqués contre Kierkegaard pour ainsi dire à « rebrousse-temps ». Cette première « strate » critique est décisive, car en neutralisant ainsi la critique kierkegaardienne de Hegel par un retour critique de Hegel sur l’argumentaire de Kierkegaard, Adorno reconduit le philosophe de l’existence à un idéalisme dont il avait cru sortir. Le retour post-kierkegaardien de la critique hégélienne enferme ce dernier malgré lui dans la boucle du système idéaliste242. L’échappée intérieure de la philosophie kierkegaardienne reste philosophiquement tributaire d’une structure idéaliste. C’est ce que nous montrerons dans un premier temps. 2) Strate marxiste Entrelacée à cette critique philosophique hégélienne, une seconde strate critique adopte le surplomb de la critique marxiste. La situation historico-sociale de Kierkegaard est ainsi placée sous le chef de catégories socio-économiques et rapportée à un déni de l’histoire qu’Adorno a le soin cependant de dégager de façon immanente dans le texte kierkegaardien abordé littéralement. 3) Strate critique esthétique Cette lecture littérale, culmine quand, une fois la faconde poétique du « littérateur » définitivement mise à distance, remonte à la surface du concept d’intériorité l’image de l’intérieur. Cette image n’est pas seulement abordée en termes benjaminiens : on verra que la « seconde nature » de Lukács est omniprésente dans l’interprétation. Néanmoins, elle ne devient l’objet de la critique qu’à la faveur d’un basculement dialectique, décrit par Adorno lui-même dans la conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature », nous y reviendrons, de la conception lukácsienne de la « seconde nature » à la conception benjaminienne de l’ « histoire de la nature ». Nous montrerons que ce basculement spécifique assure le retournement de l’intérieur kierkegaardien en extérieur, ainsi exposé pour de bon, quoique de façon immanente, au rayon de la critique. Soulignons donc sur ce point qu’il ne faut pas voir l’influence benjaminienne dans le Kierkegaard comme si elle s’imposait à l’auteur sans médiation, faisant oublier en un clin d’œil les anciens paradigmes hérités de la Théorie du roman. Au contraire, la médiation dialectique instaurée entre ces paradigmes et les outils benjaminiens est implicitement au cœur de ce livre, et formulée explicitement pour elle242 Voir G. W. F. Hegel, sur l’image du système comme cercle, Encyclopédie des Sciences philosophiques, § XIV et XV : « Chaque partie d’un système philosophique est un tout, et forme une cercle déterminé de la connaissance, mais l’idée s’y retrouve avec une de ses déterminations et sous une forme particulière. Chaque cercle particulier sort de ses propres limites précisément parce que, tandis qu’il est un tout, il forme aussi la base d’une sphère ultérieure. Ainsi le tout peut se comparer à un cercle contenant d’autres cercles, dont chacun forme un moment nécessaire, de telle sorte que le système de ces éléments particuliers constitue la totalité de l’idée, laquelle, par cela même, se retrouve dans chacun d’eux. » 70 même dans la conférence de 1932. Le retournement qu’elle rend possible ne conduit à rien moins qu’au point culminant de l’interprétation adornienne mettant au jour de l’ « allégorie centrale » de l’œuvre du Kierkegaard, inspirée de la conception benjaminienne de l’allégorie dans l’Origine du drame baroque allemand. * Quoique la réflexion culmine dans la strate critique empruntant ses outils à la critique esthétique lukácsienne et benjaminienne, on ne saurait oblitérer les autres strates critiques. Le principe de la littéralité auquel elles sont constamment soumises atteste que nous sommes dès le départ dans le vif du sujet. Il faudrait mettre au jour au sein des catégories philosophiques elles-mêmes le rapport kierkegaardien à l’idéalisme – un idéalisme tardif, romantique – et le déni fondamental de l’« extérieur », en somme de l’histoire et de la société, que révèle sa propre conception de l’intérieur, pour pouvoir s’emparer de l’image de l’intérieur et le retourner. Dans ces conditions, c’est par la critique hégélienne des concepts que nous devons commencer, pour poursuivre avec celle de la situation kierkegaardienne comme situation sans extériorité, avant de plonger dans l’image de l’intérieur et ses conséquences pour la teneur « mythique » de l’idéalisme kierkegaardien. A. Kierkegaard idéaliste Quoique l’idéalisme soit un mouvement proprement philosophique, représenté dans l’Allemagne de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle par des philosophes tels que Fichte ou Schelling, ce n’est pas par l’évocation de leurs systèmes que Kierkegaard, qui s’est tant élevé contre le système hégélien, révèle son appartenance tacite à l’idéalisme. C’est bien plutôt par les traits esthétiques manifestes dans ses écrits. En effet, le texte kierkegaardien ne se présente pas seulement comme celui d’un philosophe, mais également parfois comme celui d’un poète ou d’un littérateur : romans, nouvelles, parties lyriques dans Ou bien-Ou bien, Crainte et tremblement, La Répétition ou encore Les Stades sur le chemin de la vie, témoignent bien d’une disposition esthétique chez celui qui aimait à attribuer différents « génies » à ses divers pseudonymes. Mais tandis que le « concept le plus haut de son prétendu esthétisme » est celui de la « génialité [Genialität] », dont il fait un usage de « type magique »243, le soupçon est jeté sur la valeur proprement esthétique à la fois de ses productions et de sa théorie de l’art244. Cette dernière, de façon caractéristique, se révèle assez naïvement romantique, tissée du présupposé de l’immortalité des œuvres et de références emphatiques aux Idées. Dans son contenu, juge Adorno, elle est de peu d’intérêt théorique, mais littéralement, elle confirme l’hypothèse d’un Kierkegaard tributaire des catégories d’un idéalisme tardif, romantique, proche dans ses intuitions esthétiques, d’un Schlegel – quoique la théorie esthétique de ce dernier s’avère bien supérieure à celle de Kierkegaard. Les aspects idéalistes de la pensée de ce « tard venu » se laissent donc d’abord appréhender à partir de ses 243 Op. cit., p. 24 ; GS 2, 19. Théorie que présente brièvement l’auteur dans le premier chapitre : « Exposition de l’esthétique ». La réflexion artistique de Kierkegaard est présentée comme passablement grossière, vieux jeu, manifestant à la fois les défauts d’une esthétique du contenu, nominaliste, et d’un formalisme unilatéral. Idéal de l’immortalité des œuvres et philosophie du goût s’associent ainsi chez Kierkegaard dans une esthétique un peu lâche, non dialectique, en somme très XVIIIe siècle, quoique sans la puissance analytique de l’esthétique kantienne. Dans l’esthétique kierkegaardienne proprement dite, comme théorie de l’œuvre d’art, sont simplement transposés les deux moments abstraits – supposés constitutifs de l’œuvre – du soi abstrait et de l’idée abstraite. Finalement chez lui, l’esthétique comme théorie de l’œuvre d’art reste seulement esquissée. 244 71 aspects esthétiques de sa philosophie. Or esthétique ne signifie pas ici « une simple théorie de l’art, mais, pour parler de façon hégélienne, une position de la pensée par rapport à l’objectivité »245. 1. Esthétisation des contenus philosophiques a. Artiste sans œuvre Qu’engage alors le rapport kierkegaardien à l’esthétique en tant que position vis-à-vis de l’objectivité ? Aux yeux d’Adorno, la faiblesse de sa production poétique « qui voudrait satisfaire d’elle-même aux critères artistiques témoigne de façon concluante que le concept d’artiste ne peut s’appliquer à Kierkegaard »246. Mais si le concept d’artiste ne peut s’appliquer à Kierkegaard, pour autant que l’on n’admet pas la possibilité d’un artiste sans œuvre « concluante » – puisque c’est cette absence d’œuvre qui fonde Adorno à lui dénier le statut d’artiste – le fait que Kierkegaard élise le champ artistique pour établir sa posture philosophique reste révélateur. « Ce n’est pas par hasard que l’impuissance artistique de Kierkegaard choisit de préférence l’art et le statut d’artiste comme objet. L’un des motifs centraux de l’apparence au XIXe siècle s’annonce ici. En tant qu’artiste, il n’a pas affaire à la mise en forme de la teneur de la chose rencontrée, mais au contraire à la réflexion du processus artistique et de l’homme artiste en eux-mêmes. »247 Tout aussi bien, chez Kierkegaard, l’art n’est-il pas lui-même rapporté au monde dans un processus effectif de création, bien plutôt, « l’art devient son propre objet ». C’est là un trait de l’idéalisme esthétique de Schelling ou de Schopenhauer, qui chez Wagner et chez Nietzsche est mené à son « terme destructeur » – à cette différence près que chez Wagner subsiste l’œuvre. La réflexion de l’art enveloppe la production artistique, au point de s’y substituer. Alors qu’en arborant la posture de l’artiste, Kierkegaard brise, en partie comme Nietzsche, « sous l’influence du romantisme allemand », la systématique philosophique qui gouverne alors l’esthétique, il ne peut pourtant se rapporter que formellement « à une praxis artistique pour laquelle lui-même n’est pas encore à la hauteur »248. Adorno y insiste, Kierkegaard est un mauvais poète. Dès lors, plutôt que l’œuvre d’art, dans son rapport à l’esthétique, c’est la réflexion de l’art qu’il pense et en elle, celui qui réfléchit, l’individu, dans sa posture existentielle. Esthétique et philosophie ne se rencontrent alors chez lui qu’au profit d’une élaboration de la figure individuelle elle-même, non d’une connaissance des œuvres. En lieu et place d’un intérêt pour l’œuvre, l’artiste oriente l’esthétique vers la scène réfléchissante de cette union sans descendance de l’esthétique et du philosophique qui n’est autre que la pure et simple subjectivité. Dans la thématisation – qu’une telle orientation rend possible – du « comment subjectif de la communication », Adorno trouvera néanmoins quelque fécondité philosophique, nous y reviendrons. Mais il convient de déjouer avant une autre désignation, toute aussi trompeuse, concernant Kierkegaard que l’était celle d’artiste. 245 Kierkegaard, p. 305 ; GS 2, 270. Kierkegaard, p. 16 ; GS 2, 12. 247 Op. cit., p. 19 ; GS 2, 16. 248 Ibid. 246 72 b. L’esthète et le dandy « Pour désigner le Kierkegaard esthétique qui n’était pas un poète, une formule est tout prête : celle de l’ “esthète” [Ästheten], qui se tient passif entre la connaissance philosophique et l’exigence artistique de la forme. »249 Cette dénomination qui souligne la double impuissance à la fois poétique et philosophique aurait le mérite de rapporter la figure historique kierkegaardienne à la figure moderne du dandy chez Baudelaire. Dans le Journal du séducteur, Kierkegaard se décrit comme une « nature poétique » qui « n’était pas assez riche ou pas assez pauvre, comme on voudra, pour dissocier poésie et réalité »250 : « d’abord, il jouissait personnellement de l’esthétique, puis esthétiquement de sa personnalité »251. À la personnalisation de l’esthétique répond l’esthétisation de la personnalité : le séducteur est un esthète. Comme l’existence du séducteur est esthétique, au sens d’une indétermination de l’éthique, il est pour lui-même un objet dont la réflexion le situe esthétiquement dans l’existence. « Il avait donc toujours possédé le poétique avec l’ambiguïté dans laquelle sa vie tout entière s’est déroulée »252, note l’auteur du Journal. La possession du poétique est une qualité du séducteur non d’une œuvre. C’est là une possession ambiguë parce que le stade esthétique lui-même est le stade de l’ambiguïté : le séducteur y conçoit les paradoxes de l’existence, et existe en les contemplant sans choisir. Le « malheur » de l’existence du séducteur, lit-on dans le Journal, est alors que ce dernier « s’intéresse à beaucoup trop de chemins » et « ne [se] décide pas pour un seul d’entre eux ». Cette indécision est le soubassement existentiel de l’attitude esthétique. Fort de ces analyses du Journal, Vetter, que cite Adorno, tenta de penser l’esthète kierkegaardien sous l’éclairage du dandysme baudelairien – dont Kierkegaard ignorait tout. Mais dans « l’étroit voisinage d’une telle ressemblance », Adorno voit plutôt une forme d’usurpation. « L’esthétisme n’est pas une “attitude” qui pourrait être prise à volonté. De même que son temps, elle a son lieu : les grandes villes à l’époque de leur avènement. C’est là que, semblable à l’éclairage artificiel des rues, semblable au désespoir qui commence au crépuscule, brille, étrangère, dangereuse, souveraine, la forme qui immortalise de façon crue la vie qui s’échappe. Cette scène, l’œuvre de Kierkegaard ne l’a jamais atteinte. Le sérieux bruyant d’une vie privée étroite qui accompagne les déclarations de l’esthétisme kierkegaardien, le manque de toute expérience évidente dans le paysage social que pouvait hanter le flâneur et le dandy, l’espace de la petite ville comme espace d’une séduction qui devait chercher sa victime à l’école de cuisine253 ; cet ensemble débouche sur une parodie du dandysme auquel il tendait. »254 La vérité historique de l’esthétisme, qu’Adorno concède dans la figure du flâneur baudelairien auquel Benjamin consacre environ à la même époque ses réflexions, n’est pas la vérité kierkegaardienne. Du sens de l’esthétisme baudelairien comme puissance de captation de la modernité quand « brille la forme qui immortalise de façon crue la vie qui s’échappe », il n’y a rien chez Kierkegaard. Le peintre de la vie moderne fait place à un peintre de la petite ville de province, où se croisent maîtres et valets dans des pièces familières. Rien de la brutalité de 249 Op.cit., p. 20 ; GS 2, 16. S. Kierkegaard, Le Journal du séducteur, O.C. III, cité dans Kierkegaard, p. 287 ; GS 2, 246. 251 Ibid. 252 Ibid. 253 S. Kierkegaard, O.C. III, pp. 316-317. 254 Kierkegaard, p. 22; GS 2, 18. 250 73 la société industrielle ne transparaît chez Kierkegaard : or, c’est face à elle seule que l’esthète a une signification, pendant subjectif de la modernité rationalisée. De fait, dans l’esthétisme kierkegaardien, rien ne semble consciemment ressaisi du présent. L’idéalisme de son esthétisme se révèle tout au contraire chez lui dans un goût affirmé pour l’atemporalité qui loin d’en faire le contemporain intellectuel de Baudelaire, anticipant sur sa puissante conception de la Modernité en fait bien plutôt un représentant « tard venu » de l’idéalisme finissant, ressaisi dans son déclin par l’esthétique romantique. c. Nouveau Schlegel Ni poète, ni véritablement esthète, Kierkegaard se rapproche en réalité de figures plus anciennes. En vérité, cette « nature hybride qui semble si souvent faire de ses produits des mélanges bâtards de littérature et de connaissance »255, comme l’écrivait Benjamin dans sa recension, exhibe littéralement chez lui ce passage que tentèrent d’établir Schiller dans un but utopique et Schlegel dans sa théorie de la critique un peu avant l’éclosion de la pensée hégélienne, qui les condamna. En d’autres termes, Kierkegaard n’exprime dans son esthétisme rien d’autre que la marque historique sur sa pensée de l’« idéalisme esthétique propre au romantisme » 256, cette « époque tardive »257 de l’idéalisme qui s’éleva, par la poésie et par l’ironie contre le rationalisme asséchant des Lumières. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la critique hégélienne de l’ironie258 chez Schlegel coïncide remarquablement avec la critique qu’Adorno adresse à Kierkegaard. Dans l’ironie, affirmait Hegel, l’art devient une disposition purement subjective, si bien que le romantisme schlegelien a produit à travers elle plutôt qu’une pensée de l’art une pensée de l’artiste. Aux dépens de la considération de l’œuvre, la subjectivité créatrice est devenue le principe d’une philosophie de l’art sans objet. D’après ce principe, considère Hegel, « je vis en artiste si toutes mes actions, toutes mes expressions, pour autant qu’elles portent sur un contenu quelconque, ne sont pour moi que des apparences et ne reçoivent que la forme que leur impose ma puissance »259. Tel est bien l’ipséisme kierkegaardien que repère Adorno dans le rapport du penseur subjectif à l’esthétique. De cette mienneté systématique des apparences, il « résulte que je ne puis prendre au sérieux ni ce contenu, ni son expression, ni sa réalisation »260 car on ne prend au sérieux que ce qui est « substantiel »261, c’est-à-dire un contenu qui existe pour lui-même, tel que son essentialité, tandis que je m’y plonge, me rend moi-même essentiel. Cette esthétique d’une subjectivité « qui pose et détruit tout »262 culmine dans la « virtuosité d’une vie artistiquement ironique »263, autant dire pour Hegel dans un bavardage sans substance parasitant l’histoire de l’art. Étourdie par la puissance formelle du moi, l’ironie romantique n’aboutit qu’à la thématisation de sa négativité. Parmi les variantes d’une telle négativité qu’Hegel attribue à un manque de caractère, il reconnaît les pensées de la « vanité du concret, du moral, de tout ce qui est riche en contenu, de la nullité de tout ce qui est objectif et possède une valeur immanente »264. Il en résulte chez de tels penseurs « une situation malheureuse 255 W. Benjamin, Œuvres II, op. cit., p. 356. Ibid. 257 Ibid. 258 G. W. F. Hegel, Esthétique, Introduction, « L’art du point de vue philosophique », op. cit., p. 100 : « C’est F. von Schlegel qui a inventé cette ironie, et beaucoup d’autres se sont livrés à des bavardages à ce sujet après lui ou recommencent à en bavarder de nos jours ». 259 Op. cit., p. 99. 260 Ibid. 261 Ibid. 262 Op. cit., p. 100 263 Ibid. 264 Ibid. 256 74 contradictoire » : le sujet aspire bien « à la vérité et à l’objectivité, mais étant impuissant à s’arracher à son isolement, à sa retraite, à cette intériorité abstraite et insatisfaite », il tombe alors « dans une sorte de tristesse langoureuse dont on trouve déjà les symptômes dans la philosophie de Fichte »265. Qualifiée d’«état morbide » – celui d’une « belle âme mourant d’ennui »266 – cette tristesse langoureuse est tout aussi bien l’affect de l’habitant du château fort kierkegaardien qui paie comme « rançon de sa pureté » sa « nostalgie du réel et de l’absolu »267. Brisant les charmes de l’esthétisme kierkegaardien, Adorno les reconduit à des origines anciennes, replaçant le penseur subjectif dans la galerie des figures que le système hégélien a lui-même intégrées et dépassées. C’est là pour ainsi dire la phase de « destruction » de l’esthétique kierkegaardienne, retirant la figure mythique du penseur-artiste aux esthètes modernes qui ne sont ni philosophe ni chrétien. Dans ses ruines, il ne reste ni une œuvre artistique, ni même la construction véritable d’une posture esthète telle que Baudelaire a en revanche su la construire. Ce qui reste, c’est la marque historique de l’idéalisme, dont il s’agit maintenant de montrer que, loin d’en être restée à la surface de l’expression, elle a pénétré dans les concepts. 2. Un idéalisme solipsiste Convaincu de ce phénomène, Adorno pose une identité polémique entre la dialectique immanente de la subjectivité kierkegaardienne et le principe d’identité au cœur des systèmes idéalistes post-kantiens. Il applique alors, mutatis mutandis, la critique que Hegel avait établie de l’idéalisme fichtéen et de l’idéalisme schellingien conçus comme les derniers avatars de l’idéalisme transcendantal, condamnés au solipsisme. a. Dialectique immanente Dans son contexte philosophique précis, l’intériorité kierkegaardienne polémique contre la dialectique hégélienne du sujet et de l’objet. En la renvoyant à son abstraction, elle la dissout au profit d’un usage subjectif de la dialectique inspiré de l’ironie socratique. La dialectique du sujet-objet quant à elle est supplantée par la réflexion de leur indifférenciation au sein de l’intériorité. Une telle dialectique intériorisée s’apparente à une « dialectique immanente » selon l’expression critique d’Adorno. En effet si Kierkegaard pense sous le terme de dialectique « le mouvement que la subjectivité accomplit pour récupérer le “sens” à partir d’elle et en elle […], la dialectique ne peut, dès le commencement, être pensée comme dialectique du sujet et de l’objet, puisqu’il n’y a nulle part une objectivité de contenu commensurable à l’intériorité. Elle se produit entre la subjectivité et son “sens”, qu’elle contient sans s’identifier à lui […] »268. Plutôt qu’une « dialectique réelle » ainsi que le nouveau protestantisme croyait la repérer chez Kierkegaard s’opposant et dépassant la « dialectique idéaliste » hégélienne, il n’y a là que pure immanence d’une pensée dont « le monologue ne s’articule que par les contradictions qu’elle produit elle-même »269. La 265 Op. cit., p. 101. Ibid. 267 Ibid. 268 Kierkegaard, p. 55; GS 2, 46. 269 Op. cit., p. 58; GS 2, 48. 266 75 dialectique ne se maintient que dans l’immanence de la subjectivité, qui ne fait que s’y affirmer. b. Identité sans objet Au sein d’une telle dialectique, c’est en mimant la logique de l’idéalisme fichtéen, que Kierkegaard affirme l’autoposition transparente du moi : « dans le rapport à soi-même et en voulant être soi-même, le soi se fonde de manière transparente sur la puissance qui l’a posé »270. Mais Kierkegaard contrairement à Fichte, comme s’empresse de le relever Adorno, n’établit pas ici une identité spéculative – qui suppose, une différence, une altérité, en d’autres termes ce que Fichte appelle précisément le Non-Moi. Ici, le soi qui se fonde est une figure englobante qui s’enveloppe elle-même et ne s’aliène que dans le rapport qu’elle peut avoir à elle-même. L’infinité de l’intériorité n’a pas de correspondant et comme l’affirme finalement Kierkegaard de façon saisissante : « l’extérieur est l’intérieur et l’intérieur est l’extérieur »271. Dans cette identification des contraires, c’est finalement l’intériorité qui donne sens à chacun des termes, et « l’extériorité est complètement indifférente »272. Dans La Maladie à la mort273 où Kierkegaard affronte la difficulté logique qu’il y a à concevoir une intériorité sans extériorité dans la mesure où il s’agit de ne concevoir que la « réclusion », c’est-à-dire la zone intérieure, sans considérer qu’elle est déterminée, cernée par une extériorité, il propose l’image – saisissante pour le critique qui va observer en elle l’emprisonnement de la subjectivité – d’« une intériorité dont la serrure est bloquée »274. Dans ces conditions, la constitution immanente et déjà paradoxale de l’intériorité sans extériorité manifeste dans le projet kierkegaardien une transformation radicale de la philosophie idéaliste de l’identité : l’identification idéaliste est dissoute dans la disparition de l’objet à identifier. « Pas plus qu’il n’est un philosophe de l’identité, il ne reconnaît un être positif, transcendant à la conscience. Pour lui, le monde des choses n’est ni propre au sujet ni indépendant du sujet. Bien plutôt : il est supprimé. Il n’offre au sujet qu’une simple “occasion” pour l’action, une simple résistance pour l’acte de foi. En lui-même, il reste tout à fait indéterminé. Il ne lui appartient pas de participer au “sens”. »275 L’immanence se caractérise donc ici par la confiscation de tout autre objectif. En cela, juge Adorno, Kierkegaard n’est pas un philosophe de l’identité puisqu’il ne reconnaît aucun « autre » que sa dialectique immanente puisse identifier. Son idéalisme, concentré dans le seul Individu existant, est sans identité parce que sans objet. c. Ni théorie de la connaissance ni ontologie Il est remarquable qu’en oblitérant la dimension de l’objectivité la philosophie kiekergaardienne prend position vis-à-vis de la philosophie tout entière dans ses tentatives historiques de construction de l’objectivité. Celles-ci se rassemblent d’un côté sous la forme 270 S. Kierkegaard, O.C. XVI, op. cit., p.172. S. Kierkegaard, O.C. III, op. cit., p.3, cité dans Kierkegaard, p. 53; GS 2, 45. 272 S. Kierkegaard, O.C. XVI, op. cit., p. 228. 273 Nous employons ici cette traduction du titre de l’ouvrage de Kierkegaard, autrement traduit – plutôt que celle du Traité du désespoir – car c’est littéralement celle qu’emploie Adorno : » Krankheit zum Tode «, s’appuyant précisément à terme sur la littéralité pour souligner l’humeur morbide de la philosophie kierkegaardienne. 274 Kierkegaard, p. 53 ; GS 2, 45. 275 Ibid. 271 76 soit de théories de la connaissance276, soit d’ontologies. Kierkegaard esquive les deux. Il trouve là le ferment de son hostilité fondamentale à la fois à Kant et à Hegel. Or, c’est précisément cette double hostilité qui l’inscrit infailliblement dans l’histoire de l’idéalisme, comme expression historique de son impasse : c’est ce dont apporte la preuve un des passages les plus stimulants du Kierkegaardbuch où en quelques pages, Adorno situe la tentative de l’auteur de la Répétition dans un filet tressé par Kant d’une part et Hegel de l’autre. Contrairement à Heidegger, Kierkegaard, malgré son absolutisation de l’existence, ne peut faire de l’existant l’objet de l’ontologie. L’Individu compte tenu de son isolement, ne peut en être que la scène mélancolique. Pourquoi ? Avant tout parce que l’ontologie rationnelle est historiquement disqualifiée sur le terrain de la subjectivité où Kierkegaard, bon an mal an, se place. La Critique de la raison pure, rappelle Adorno « signifiait critique de l’ontologie rationnelle : historiquement celle de Wolff »277. Avec Kant, la philosophie fait de façon irréversible pour le jeune Adorno « l’épreuve de la contingence du matériau de l’intuition en tant qu’il ne peut être déduit des catégories. Si elle ne peut être sauvée en tant que contenu de l’expérience, elle peut l’être en tant que sa forme. » Restent les « jugements synthétiques a priori » et « la sûre et impuissante transcendance des postulats ». Chez Kant, se maintient dès lors la forme de l’ontologie : « protégée de la contingence par la puissance systématique du centre spontané » et « de l’illusion spéculative par la validité dans l’expérience »278. Mais, conclut Adorno, « le prix à payer en est l’abstraction : les principes ne sont ‘nécessaires’ que dans la mesure où ils sont ‘universels’»279. L’éradication criticiste de la contingence vide en retour l’être – à la fois la subjectivité et la chose – de tout contenu, au profit de cet ego transcendantal dont Kracauer voit « l’horrible finish » dans le hall d’hôtel vide. Si, contre ces résultats kantiens, le système hégélien est « la tentative de reconquérir les contenus perdus de l’ontologie »280, en posant le matériau concret comme identique à la subjectivité, il succombe lui aussi pour Kierkegaard à l’abstraction : « l’identité du réel et du rationnel volatilise l’ontologie en l’étendant à la totalité de l’existence et en renonçant par là à tout critère concluant aussi bien pour l’existence exhaussée que pour un “sens” qui, étant partout, menace de se renverser en un nulle part »281. La tête de Jivaro du sujet transcendantal, réduite à un point « sans extension » selon sa définition mathématique, laisse place avec Hegel à un océan de subjectivité, où l’individualité est éclipsée comme elle s’évanouissait chez Kant. « Le projet de Kierkegaard est l’antithèse exacte aussi bien de la thèse kantienne que de la synthèse hégélienne. Contre Kant, il poursuit le plan d’une ontologie concrète ; contre Hegel, il poursuit le plan qu’une ontologie qui ne succombe pas au simple étant en l’absorbant en elle. »282 C’est dans ces conditions que surgit comme une revendication l’Individu kierkegaardien, qui est « la conscience particulière de l’individu en tant que conscience concrète. Celui-ci devient pour lui le porteur d’un sens matériel que la philosophie de l’identité ne pouvait réaliser dans le matériau sensible contingent, tandis que le “ Je pense ” abstrait de Kant ne suffisait pas pour confirmer comme dotée de sens l’existence qu’il avait maîtrisée »283. Mais dès lors, 276 On peut comprendre sous cet éclairage l’accusation adressée par Heidegger au néokantisme, en 1929 à Davos, de réduire la philosophie à une épistémologie. 277 Op. cit., p. 126 ; GS 2, 106. 278 Ibid. 279 Ibid. 280 Ibidem. 281 Op. cit., p. 127 ; GS 2, 107. 282 Ibid. 283 Ibid. 77 « avec l’identité hégélienne il sacrifie aussi l’objectivité transcendantale kantienne »284. Entre les deux feux contraires de la limitation kantienne du sujet et de l’absolutisation de la dialectique du sujet et de l’objet, Kierkegaard revendique un individu concret, saisi dans l’immédiateté de son existence. Mais face à la contingence psychologique de son point d’appui, il se voit contraint de produire un « soi abstrait » dont il a sacrifié, du côté kantien, les dispositions transcendantales et, du côté hégélien, la constitution dialectique entre nature et esprit. Ce soi qui n’est ni connaissant, ni unité dialectique de l’en-soi et du pour-soi laisse apparaître un Individu, qui « du point de vue historique » atteint « son point culminant »285. « Ce n’est plus comme dans l’idéalisme abstrait, en tant que porteur de mondes transcendants qu’il est significatif, c’est en lui-même et en lui seul qu’il porte sa valeur et il semble même que les valeurs de l’être ne trouvent, elles non plus, leur justification que pour autant qu’elles aient été subjectivement vécues, qu’à partir de leur signification pour l’âme et l’individu »286. Quoique existentiellement référé à Dieu, l’individu surgit donc seul, sans objet à connaître et sans histoire à réaliser hors de lui, fût-ce comme procès de l’Esprit. Unique garant des « valeurs de l’être » et unique « porteur de l’exigence utopique face à la réalité »287, il veut n’être que face à lui-même. d. Logique des sphères Le déploiement des sphères esthétique, éthique, religieuse au sein du « système de l’existence » apparaît alors comme tentative pour regagner l’épaisseur de la médiation, mais sans la médiation même, dans le discontinu. « Critique de la continuité idéaliste »288, la différenciation des sphères de l’existence pour laquelle est perdue l’ontologie brise l’unité du processus de la conscience. « C’est précisément la compréhension de l’occultation de l’ontologie Kierkegaard à distinguer les sphères. Parce que la vérité est occultée, la développements à partir de l’idée, sans interruption et sans arrêt, se transforme qui se brise dans les fractures entre les sphères. La totalité de l’infini est conscience conditionnée ; dans le fini pourtant, il faut faire des différences. »289 qui contraint continuité de en une fiction interdite à la Mais dans cette fiction même, Kierkegaard ne regagne pas pour la subjectivité ce qu’il perd pour l’ontologie. « La discontinuité du mouvement dans son ensemble est attestée par le ‘surplace’ du mouvement psychologique, du mouvement de l’individu »290. Et Adorno se montre encore radicalement hégélien sur ce point : le fait que l’on ne passe chez Kierkegaard d’une sphère à l’autre que par le « saut », sacrifie nécessairement la conscience en sacrifiant la continuité du processus : « En tant que mouvement, le saut n’est plus commensurable avec aucun mouvement immanent aux sphères : il ne peut plus être exhibé dans aucun acte de conscience »291. La pensée laisse place à l’élection par la grâce, la raison se dépossède pour la prédestination. Sous l’apparence de « l’intermittence », revendiquée contre le « processus », se maintient en fait pour le critique l’illusion de l’immédiat. 284 Ibid. Op. cit., p. 115 ; GS 2, p. 96. 286 Ibid. 287 Ibid. 288 Op. cit., p. 170 ; GS 2, p. 143. 289 Op. cit., p. 157 ; GS 2, p. 131. 290 Op. cit., p. 170 ; GS 2, p. 143. 291 Op. cit., p. 168 ; GS 2, p. 141. 285 78 e. Illusion de l’immédiat Lorsque, dans ce but, Kierkegaard écrit dans les Miettes philosophiques que « ce qui est ipséique est justement l’individuel et ce que cela signifie seul l’individu en tant qu’individu le sait, puisque considéré sous des catégories générales, cela peut tout signifier, mais de telle sorte que ce tout ne signifie absolument rien », Adorno lit alors la parfaite illusion d’un accès à la pure singularité, dont on peut seulement dire qu’elle ne se laisse pas dire. « Dire que seul l’individu sait ce que l’individu est », commente Adorno, « c’est là une pure et simple paraphrase de ce que cela ne peut pas être su du tout ; ainsi le moi absolument déterminé reste le moi absolument indéterminé »292. En hégélien, Adorno convoque la critique classique de la certitude sensible et de l’immédiat développée dans la Phénoménologie de l’Esprit. Après « avoir écarté l’abstraction comme il avait écarté le sujet transcendantal kantien », Kierkegaard ne s’aperçoit fatalement pas que « dans le rétrécissement du concret, elle fait retour dans le pur ceci-là »293. Et l’immédiat qui se refuse au concept défie moins le concept qu’il ne perd pour toujours la possibilité de penser la chose. Car dans cet immédiat, gisait, d’après le projet de Kierkegaard, la possibilité nouvelle de retrouver le concret perdu par les tentatives kantiennes et hégéliennes. Au contraire, et c’est là son échec, chez lui « le soi, refuge de toute concrétude, se contracte dans sa singularité de telle manière que plus aucun prédicat ne peut lui être attribué : il se renverse dans la plus extrême abstraction »294. La tentative kierkegaardienne se brise donc dans l’abstraction comme celles avec lesquelles, pour cette raison même, elle se proposait de rompre. Alors même que dans cette revendication d’immédiateté, l’existant kierkegaardien échappe une fois de plus à la saisie ontologique, il n’est plus non plus le refuge du concret qu’il espérait être, à partir duquel le projet d’une ontologie trouvait son sens. Ainsi, selon la critique adornienne, il apparaît que l’idéalisme n’est pas nécessairement l’apanage d’un système philosophique, ni même d’une pensée de l’identité. Il perce, selon Adorno, dès que s’affirme unilatéralement la subjectivité. La critique adornienne de Kierkegaard vient presque cruellement comprimer son Individu contre « le pur X dans l’abstraction de tous ses prédicats » de Husserl dans les Idées directrices pour une phénoménologie295. Par l’accusation d’abstraction, Adorno écrase dialectiquement l’un contre l’autre des figures éloignées de l’idéalisme subjectif. Mais si dans les catégories du sujet et de l’objet ainsi saisies dans leur indifférenciation, « l’interprétation est capable de s’emparer de la figure historique de Kierkegaard [der geschichtlichen Figur Kierkegaards] »296, ce n’est pas en l’identifiant aux derniers produits de la phénoménologie mais en situant précisément « l’intérieur » comme position vis-à-vis de l’extériorité que la dialectique immanente renvoie apparemment à l’indifférence : l’histoire, la société. B. Exposition d’une situation « sans extérieur » 292 Op. cit., pp. 128-129; GS 2, 109. Op. cit., p. 130; GS 2, 110. 294 Op. cit., p. 128; GS 2, 109. 295 Op. cit., p. 129; GS 2, 108. 296 Op. cit., p. 50 ; GS 2, 42. 293 79 La situation comme réflexion La situation est un concept kierkegaardien spécifique, construit précisément hors de toute référence à une extériorité297. Au sens kierkegaardien en effet, la « situation » appartient à la sphère de la réflexion, mieux elle « pose tout dans la réflexion »298, et est conçue elle-même comme sphère de la réflexion. Qu’est-ce à dire ? Rendre chrétien celui qui l’est déjà où celui qui se donne pour tel mais ne l’est pas, voilà la situation qui, selon Kierkegaard, ne peut être saisie que par la réflexion, c’est-à-dire non pas à l’aide d’une médiation par l’objectivité, en l’occurrence l’histoire du christianisme, mais par le mouvement de la pure intériorité revenant sur elle-même. La situation du chrétien est celle où il réfléchit la non-chrétienté qui se tient dans son affirmation de chrétienté et la possibilité pour lui de devenir chrétien alors même qu’il l’est déjà. Plus concrètement, la situation consiste pour Kierkegaard dans cette réflexion de son propre christianisme offensé par l’histoire même de la chrétienté. Il se compare dans cette perspective à Socrate, qui ne se disait pas philosophe bien qu’il fût le seul qui méritât le mieux ce nom. Kierkegaard ne se dit pas chrétien mais prétend montrer par la réflexion de cette situation même que ses contemporains le sont encore moins que lui. En ce sens, la situation n’est rien d’autre que la réflexion, réfugiée dans la subjectivité insulaire du soi, du problème qu’énonce le titre de son ouvrage tardif de 1855 : « Comment Christ juge le christianisme ? » Le concept de « situation » comprend alors en soi des « moments historiques réels »299 quand il oppose les témoins de la vérité, les glorieux « qui sacrifièrent tout pour le christianisme » aux prêtres dont l’observation conduit à dire que « le christianisme n’est pas encore la vérité, c’est le profit qui est la vérité »300, mais, parce qu’ils sont maintenus dans un rapport d’opposition non dialectique, « ceux-ci », juge Adorno, « sont isolés et se subordonnent à la personne »301. Et cela parce que la situation ne jette pas le soi dans l’objectivité où il est pourtant nécessairement pris dans la perspective matérialiste d’Adorno, mais réfléchit la possibilité qu’il croit découvrir en lui-même d’y échapper. Le concept de « situation », « arraché à la continuité historique »302, correspond donc pour le propre présent de Kierkegaard « au concept de contemporanéité pour la Révélation passée. Comme la Révélation, la situation est réfléchie par définition sans la médiation de l’époque. Il s’agit toujours de rechercher, hors de l’entrave de l’histoire réelle de l’Église, la contemporanéité à l’absolu qui se donnerait dans l’instant. Médium d’une contemporanéité que la prise en compte de l’histoire dans sa continuité ne peut qu’altérer, la réflexion est la pensée qui, pour se saisir elle-même, se réfléchit indépendamment de toute médiation par l’objectivité. Vouée comme telle à l’abstraction par l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit, pour qui c’est au contraire l’histoire même du christianisme dans son effectivité qui confère au Christ le contenu de son intention, elle est revendiquée dans son instantanéité même par Kierkegaard comme dimension la plus concrète, la plus vivante eu égard à sa signification pour l’individu. Mais comme Lukács avait objecté à Kierkegaard l’impossibilité du geste comme Forme, c’est-à-dire de la conformation de la vie dans l’absolu de la Forme, Adorno confronte la 297 Ce terme déjà employé chez Hegel désigne précisément la détermination inverse : « Ainsi se crée ce qu’on peut appeler d’un terme général la situation qui constitue l’ambiance plus spéciale dans laquelle s’effectuent l’extériorisation et l’activation de tout ce qui, dans l’état général du monde, existe encore en puissance et non développé », in G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr. de J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris, Aubier, 1995-1997, t. II, p. 261. 298 S. Kierkegaard, O.C. XVII, p. 267. 299 Kierkegaard, p. 67 ; GS 2, 57. 300 S. Kierkegaard, O.C., XIX, op. cit., p. 286. 301 Kierkegaard, p. 67 ; GS 2, 57. 302 Ibid. 80 situation kierkegaardienne à l’histoire et à la société, plus précisément, à sa propre conception de ces dernières. De même que la vie ne se laisse pas diviser absolument dans le ou bien – ou bien de la décision éthique, ni ramasser dans un geste univoque, de même l’histoire et la société ne sauraient être laissées à la porte de l’intériorité kierkegaardienne. Le « saut par lequel l’âme […] quitte les faits toujours relatifs de la réalité pour atteindre à l’éternelle certitude des formes »303, échouait pour Lukács dans la pesanteur de la vie. Ici le saut qui cherche à la préserver du cours de l’histoire l’y reconduit. Pour l’interprète Adorno, par son exposition même de l’intérieur, Kierkegaard expose – c’est-à-dire rapporte à l’extériorité – la situation qu’il voulait tout intérieure. 1. Histoire a. Adam Adversaire de la doctrine hégélienne de l’esprit objectif, Kierkegaard n’a pas développé de « philosophie de l’histoire »304. Plus encore, tout le système de l’existence est construit en vue de la congédier : « avec la catégorie de la personne et son histoire intérieure, il voudrait exclure l’histoire extérieure de son domaine de pensée »305. C’est la question du « péché originel » et de l’hérédité de la culpabilité en chaque homme de la faute d’Adam et Eve, abordés dans le Concept de l’Angoisse qui le contraint toutefois à s’y confronter. Contestant l’opposition qui fait de la culpabilité la conséquence du péché en Adam et la condition du péché chez l’homme, Kierkegaard relève qu’une telle opposition sépare Adam de l’espèce dans laquelle il doit pourtant nécessairement être compris pour que l’hérédité soit possible. Mais si Adam est dans l’espèce et non en dehors d’elle, alors la culpabilité ellemême a une histoire. Le péché d’Adam chez Kierkegaard constitue, selon l’expression de son interprète, un « archi-phénomène anthropologique aussi bien qu’historique » où se révèle à première vue un concept de l’histoire « pensée comme historicité, comme possibilité abstraite de l’existence dans le temps », s’intégrant parfaitement à ce titre comme « élément d’une anthropologie pure ». Ce concept de l’histoire qui est en fait concept de l’historicité n’est pas pour rien « illustré par un phénomène archi-historique qui, en tant qu’archi-historique, est pourtant extra-historique : Adam »306. En somme, il ne prend son sens que séparé de l’histoire malgré la critique que fait Kierkegaard d’une telle séparation. Car Adam doit être compris dans l’espèce sans quoi « l’humanité aurait son début en dehors d’elle-même, ce qui est contraire à tout concept », écrit Kierkegaard. Ce concept qui serait ainsi contrarié n’est autre selon Adorno que « le concept universel de l’homme historique en général ». Mais le fait même que ce concept se vérifie alors dans l’héritage indivis de la culpabilité adamique de génération en génération, dans ce « recommencement dans chaque individu, qui est requis pour qu’Adam ne se situe pas “hors de l’espèce”, nie toute authentique histoire en tant que transformation constitutive de l’homme »307. L’homme historique en général n’est pas pris dans l’histoire mais compris dans une historicité telle qu’Adorno n’aura de cesse d’en réfuter le concept chez Heidegger. Ainsi, chez Kierkegaard, la philosophie de l’histoire qui était ouverte par la question du péché d’Adam est refermée par l’idée de sa pure signification subjective dans la transmission du 303 G. Lukács, L’Âme et les Formes, op. cit., p. 56. Kierkegaard, p. 58 ; GS 2, 49. 305 Ibid. 306 Op. cit., p. 60 ; GS 2, 50. 307 Op. cit., p. 59 ; GS 2, 50. 304 81 péché. Mais comme dans un système de vases communicants, alors que l’homme est rempli de cette historicité où il découvre sa détermination anthropologique – dans le contexte chrétien, ladite culpabilité –, « la substance historique est vidée »308. « Dans la doctrine kierkegaardienne du péché originel l’histoire n’est rien d’autre que le schéma formel d’après lequel la dialectique intrasubjective doit se transformer dans la dialectique de l’ ‘absolu’. Elle pose les limites de la pure et simple subjectivité, mais laisse le fait historique dans une obscure contingence. »309 b. Maelström Mais alors même qu’elle n’accède pas pour elle-même à la conceptualité, l’histoire se maintient comme objet de rage : « Puisse-t-on comme le païen brûlait les bibliothèques, se débarrasser de ces dix-huit cents ans ; si on ne le peut, alors le christianisme est aboli »310, clame l’auteur de l’Exercice du christianisme. À l’historique et à son intrusion dans l’existence proprement chrétienne s’oppose l’intention de destruction. Cette intention là encore n’est pas éloignée, par l’idéalisation de l’origine qu’elle sous-tend, de l’intention heideggérienne de détruire la métaphysique, afin de retrouver, aux origines de la pensée, la question de l’Être telle qu’elle a été littéralement oblitérée au cours de cette histoire. Conséquemment, l’auteur de l’Instant voit dans cette histoire qu’il voudrait détruire un processus de dégradation de l’Idée : l’histoire, contrairement à sa conception hégélienne, ne consiste pas « – supposition ridicule ! – à purifier l’idée, qui n’est jamais plus pure qu’à son début ; non, elle consiste en ce que, peu à peu, l’idée est de plus en plus gâtée, faussée, affadie en bavardage, brouillée, de telle sorte que ce qui a lieu c’est le contraire d’un filtrage puisqu’on introduit en elle les impuretés qui ne s’y trouvaient pas à l’origine […] jusqu’à ce que [cela] ait conduit si loin que l’idée s’est complètement évanouie […] »311. « La lutte de Kierkegaard contre l’histoire » qui, rappelle Adorno, s’enracine empiriquement dans les évènements de 1848, résonne ici ultimement dans toute sa portée métaphysique « comme une doctrine néo-platonicienne et gnostique »312: « L’horreur face à toute teneur historique spécifique se concrétise finalement comme une philosophie négative de l’histoire »313. Mais cette philosophie négative par laquelle l’historique est systématiquement mis au ban de l’intériorité confirme le caractère de cette intériorité comme « une île romantique où l’homme entreprend de sauver son “sens” face au flux historique »314. Et Adorno de citer ces phrases où Kierkegaard semble confirmer de lui-même dans une forme d’optimisme un tel jugement : « chaque individu à l’intérieur d’une génération reprend dans une certaine mesure la vie à son commencement » et ainsi « la possibilité est donnée à chacun d’échapper à ce maelström »315. Le soi absolu est placé au dessus du maelström de l’histoire comme le bateau au dessus de l’abîme dans le texte d’Edgar Alan Poe qu’Adorno a précisément choisi de placer en épigraphe du livre. Telle est, à vrai dire, la situation historique de l’intériorité 308 Op. cit., p. 61; GS 2, 51. Ibid. 310 S. Kierkegaard, L’Exercice du christianisme (1850), O.C. XVII, cité dans Kierkegaard, p. 132. 311 S. Kierkegaard, L’Instant, in O.C., XIX, cité dans Kierkegaard, op. cit., p. 213 312 Kierkegaard, p. 65 ; GS 2, 55. 313 Ibid. 314 Op.cit., p. 66 ; GS 2, 56. 315 S. Kierkegaard, Ou bien-ou bien, O.C., IV, pp. 28-29. 309 82 kierkegaardienne : c’est une suspension, où les lois de la gravité sont défiées par des forces transversales plus ou moins fantastiques comme dans la nouvelle de Poe316. 2. Sociologie a. L’instant, le point et le robinet Comme la situation historique, la situation sociale est occultée dans la conception existentielle de l’intériorité. Pourtant, quoique « l’intériorité se donne comme la restriction de l’existence humaine à une sphère privée qui serait soustraite au pouvoir de la réification », « en tant que sphère privée, elle appartient elle-même, même si c’est de façon polémique, à la structure sociale »317. Le fait que Kierkegaard ait conçu l’idée du point pour représenter la forme d’une philosophie qui ne se développe pas comme une succession, mais se tient dans une parfaite simultanéité de tous les moments coïncidant dans « l’instant » de l’ « exister » »318, vient contester là encore, dans ce rétrécissement ultime, toute objectivation possible : « toute extériorité s’est contractée dans le point »319. L’instantanéité de l’existence n’est autre que le revers d’une pensée qui veut se construire à l’écart de ses conditions objectives : à la limite de l’espace, à la limite du temps, en fin de compte hors de l’histoire et de la société. Mais lorsque Kierkegaard, afin d’illustrer cette instantanéité, recourt à l’exemple d’un robinet qu’on peut actionner depuis l’étage d’une maison sans avoir à descendre pour aller chercher de l’eau, son critique zélé repêche les traces superficiellement effacées de l’histoire – cette fois déclinée sous l’aspect de la vie technique. Le point existentiel est tout aussi bien un point de contact avec la trivialité dont il voulait se détourner. b. Ni pro ni contra Si c’est « avec une modestie ironique et de façon assez hautaine »320, que Kierkegaard se peint en penseur privé, il n’a de cesse dans la méditation de l’Instant d’excepter ce dernier du cours de l’histoire. Lorsqu’il conçoit ce que serait une véritable « individualité éthique » – éthique parce que l’individu y détermine son rapport au monde – l’auteur du Post-scriptum définitif et non-scientifique aux Miettes philosophiques (1846), congédie littéralement le monde. « Une individualité éthique, grande en vérité, passerait sa vie ainsi : elle travaillerait de toutes ses forces à se développer elle-même et exercerait peut-être ainsi une grande influence à 316 Edgar Allan Poe, Une descente dans le maelström (1841) : « Le bateau semblait suspendu comme par magie, à mi-chemin de sa chute, sur la surface intérieure d’un entonnoir d’une vaste circonférence et d’une profondeur prodigieuse. Ses parois, parfaitement polies, auraient pu être prises pour de l’ébène, sans l’éblouissante vélocité avec laquelle elles pirouettaient et l’étincelante et horrible clarté qu’elles répercutaient sous les rayons de la pleine lune, qui, de ce trou circulaire entre les nuages […], ruisselaient en un fleuve d’or et de splendeur le long des murs noirs et pénétrait jusque dans les plus infimes profondeurs de l’abîme. » Cité sous la dédicace à Siegfried Kracauer, p. 9 de la traduction. 317 Kierkegaard, p. 83 ; GS 2, 70. 318 Op. cit., p. 78 ; GS 2, 66. 319 Ibid. 320 Op. cit., p. 83 ; GS 2, 70. 83 l’extérieur, mais elle ne s’en occuperait absolument pas, parce qu’elle sait que le monde extérieur n’est pas en son pouvoir et n’a par suite aucune signification ni pro ni contra. »321 « Ni pro ni contra » : l’individualité se drape dans un stoïcisme, voire un scepticisme « local », réservé au monde « extérieur », qui l’en préserve comme ontologiquement. Elle a aspiré en elle toute signification, tandis que ce dernier en est vide, quoiqu’il suive apparemment son cours. En même temps, elle se rêve paradoxalement comme « influente » sur une extériorité censée au départ échapper à son pouvoir. Sous cette structure qui chasse le monde comme il va tout en le supposant comme monde sur lequel on peut « avoir une influence » et qui peut à terme, confirmer, malgré lui, la grandeur de telle ou telle individualité éthique, le penseur privé établit entre lui et le monde un rapport non-réciproque : il peut juger le monde sans être jugé par lui. La critique kierkegaardienne de l’Église ou de la société témoigne assez de cette capacité du penseur subjectif à juger le monde, dans le détail, ou à le condamner en bloc – quoique sa critique ne s’affronte jamais aux bas-fonds de la question sociale. Mais l’individualité comme vérité interdit le chemin de retour par où le monde peut toujours lui renvoyer objectivement ce dont, subjectivement, elle l’accable. Parce qu’elle ne peut « partager » la vérité avec le monde, l’individualité dénonce alors unilatéralement, comme on dénoncerait un contrat, l’objective réciprocité de l’influence de l’individu sur le monde et du monde sur l’individu. c. Rente Toutefois, une telle dénonciation reste objectivement lettre morte : « en déniant la question sociale, Kierkegaard tombe à la merci de sa propre position sociale »322. Tel est l’effet retour de l’objectivation sur celui qui cherche a s’en préserver. La posture du penseur privé, si séparée du monde qu’elle se veuille, est une position dans le monde : « c’est la position du rentier de la première moitié du XIXe siècle »323. Assurant à l’écrivain une relative indépendance économique, plus grande que celle « du propriétaire de la même quantité de capital à la période du grand capitalisme » sur laquelle pèsent « la concentration du capital financier et le système des actions »324, la rente est une « niche », séparée de la production économique et de l’accumulation du capital par l’exploitation. Le fait que, pour des raisons religieuses, Kierkegaard ne plaça pas à l’intérêt sa fortune caractérise plus nettement encore son type économique : un type alors déjà « en passe de devenir archaïque ». En effet, explique Adorno, « le progrès de la concurrence économique ne laisse bientôt aucune place pour ce type d’individu […]. Seul un pays d’économie agricole sous-développée lui garantit au départ sa sécurité et rend possible son mode de vie particulier »325. Néanmoins, la niche économique archaïque lui assure un apparent îlot d’indépendance : « ni dépendant d’un capital étranger, ni obligé de vendre sa propre force de travail, le rentier conserve son “franc coup d’œil”. Sa connaissance dépasse la pure immédiateté de son “milieu” à laquelle le “boutiquier” » – figure qu’oppose volontiers Kierkegaard à la sienne – « resterait enchaîné ; la détresse de sa propre situation sociale ne lui bouche pas la vue sur la totalité et sur l’ “essentiel” »326. 321 S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non-scientifique aux Miettes philosophiques (1846), O.C., X, cité par Adorno, Kierkegaard, p. 127 ; GS 2, 107. 322 Kierkegaard, p. 84 ; GS 2, 71. 323 Ibid. 324 Ibid. 325 Ibid. 326 Op. cit., pp. 84-85 ; GS 2, 71. 84 d. Fiction du prochain Si pénétrée d’essentialité soit-elle, « l’éthique autonome de la personne absolue témoigne toutefois, dans ses teneurs concrètes, de sa relativité par rapport à la situation bourgeoise de classe »327 : « c’est avec les nègres et les chanteuses que l’universalité éthique trouve chez Kierkegaard ses limites »328. Et Adorno de citer à l’appui de cette cinglante remarque deux phrases du penseur danois, un propos des Stades, sur Othello : « car un Noir, qui ne peut bien sûr pas représenter l’esprit… » ; et une lettre à Boesen : « en perdant une chanteuse, on ne perd en général pas grand-chose ». Dans sa suffisance, celui qui se targuait d’un rapport privilégié à l’essentialité est rendu dépendant d’une conscience de classe « petitebourgeoise ». Tout aussi bien, la hauteur des vues du théologien l’a-t-elle rendu aveugle aux sources économiques de la pauvreté. « Sur la question des difficultés extérieures », il lui paraît plus opportun de citer un sermon de Luther : « On n’a jamais entendu dire qu’un chrétien fût mort de faim »329. Temporairement épargné par le fatum économique, le rentier sans usure « excepte la crise tout entière, comme “ possibilité poétique citée arbitrairement ”, d’une réalité dans laquelle, à l’époque où Ou bien – ou bien fut écrit, se produisait le plus terrible appauvrissement du prolétariat industriel anglais »330. L’ensemble du discours éthique kierkegaardien est alors placé sous condition d’une telle position particulière de classe qui rend suspecte l’innocence où il croit se tenir. Le concept du « prochain » qui le fonde est dévoilé comme « fictif », non seulement « parce qu’il vaut pour un état de la société dont les rapports sont immédiatement humains » mais encore parce que « Kierkegaard sait bien que cet état a disparu »331. Ce double langage fait de « l’éthique kierkegaardienne d’une vie concrète et pleine de sens […] une piètre et trompeuse morale de classe »332, oscillant à vrai dire entre la niaiserie et le cynisme. Lorsqu’elle est exposée comme le fruit de l’enseignement de la parole révélée, elle est niaise, car elle supprime toutes les médiations où se tiennent justement les difficultés objectives à rejoindre dans une solidarité spontanée ce prochain qu’on aimerait aimer ; lorsqu’elle est présentée par opposition au « tribunal pour la “vérité” » de la « masse » incapable d’une véritable « éthique du prochain », elle est cynique, car elle rend la masse responsable d’une perte dont elle est en fait la première à payer le prix. « Si chacun aimait son prochain comme lui-même, l’égalité entre les hommes serait, inconditionnellement, complètement atteinte »333, écrit-il en 1848. En regard, Adorno énonce dans un vocabulaire marxiste les conditions économiques objectives d’impossibilité d’une telle rêverie bien-pensante : « Cette égalité n’existe pas là où les relations entre les hommes sont préformées par la domination de la valeur d’échange, par la division du travail et le caractère-marchandise du travail, de telle sorte que, pas plus que le prochain ne peut se comporter à l’égard du prochain de façon immédiate plus d’un instant, pas davantage la bonté de l’individu ne suffit pour aider le prochain et encore moins pour exercer une action sur la structure sociale. »334 Le « prochain » que par ma bonté je rendrais mon égal n’existe pas ou plus. C’est pourquoi l’individu kierkegaardien n’a personne à qui adresser son éthique. La possibilité d’un autre est finalement entravée par « la liberté » exaltée du moi qui de même qu’elle décide du moi, « décide de la société »335, c’est-à-dire refuse d’en penser la contrainte. À la place, se maintient l’illusion fallacieuse d’une société « qui se rétrécit en un cercle de ‘prochains’ libres » dont « les nécessités sont repoussées, en tant qu’ “accidentelles”, hors des 327 Op. cit., p. 86 ; GS 2, p. 72. Ibid. 329 S. Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie, O.C., IX, p. 165. 330 Kierkegaard, p. 87 ; GS 2, p. 73. 331 Op. cit., p. 88 ; GS 2, p. 74. 332 Ibid. 333 S. Kierkegaard, O.C., XVI, Op. cit., p. 87. 334 Kierkegaard, p. 89; GS 2, 74. 335 Ibid. 328 85 portes de la philosophie »336. Cette illusion est stigmatisée par le jeune lecteur de Marx comme l’indice de la conscience même qu’eut la bourgeoisie au XIXe siècle de son propre déclin. Ainsi, « l’identité de la vérité et de la personne »337, s’ancre dans une objectivité qui en fait la menace. Attentif au contexte historico-économique dans lequel elle s’énonce, dans la première moitié du XIXe siècle, Adorno soumet à la question sociologique une instance qui s’est précisément construite pour s’y dérober. La revendication de l’isolement, de soi-même comme penseur privé, si hautaine semble-t-elle dans le ton kierkegaardien, n’est par conséquent que l’indice du pressentiment inavoué de la péremption des conditions objectives d’une telle identité. Dans l’enceinte confinée de l’intérieur bourgeois où le penseur privé vit subjectivement un désespoir existentiel dont le monde extérieur dénué de signification ne conçoit même pas la possibilité, l’histoire est entrée. 3. Psychologie Dans la psychologie kierkegaardienne déterminée en deçà des catégories existentielles de l’angoisse et du désespoir, dans le « comment subjectif » de l’exposition, affleure l’intériorité qui ne se rapporte qu’à elle-même dans son rapport à l’extériorité. Réprobation du monde extérieur et tristesse en sont les deux premiers traits saillants. a. Réprobation Le « monde extérieur » chez Kierkegaard, « n’est réel que comme monde réprouvé »338. Par cette réprobation même, il acquiert sa première teneur. « Plus durement la subjectivité rebondit en elle-même à partir du monde extérieur, dépourvu de qualification ou même mauvais, plus clairement le monde extérieur s’exprime en elle de façon médiate, en tant que “réfléchi” »339 . Alors même que la « situation » telle que Kierkegaard en livre le concept, est censée se construire selon la dialectique immanente du moi comme rapport se rapportant à soi-même, tout en elle « répond à l’intrusion douloureuse de la réalité dans l’intériorité sans objet – intrusion que marque le mouvement régressif du soi »340. Réfugié dans une intériorité où il renonce à tout objet dans l’espoir de saisir sa propre substance, l’Individu est confronté en négatif à ce qu’il doit bannir pour s’affirmer. Puisque « la situation lui présente le présent réprouvé comme son propre fondement : en protestation, elle est contrainte à la “réflexion” »341. Réfléchie, la situation acquiert en extension ce que dans l’idéal du point elle avait sacrifié à la compréhension : « la connaissance de la réification de la vie sociale, de l’aliénation de l’homme par une réalité qui ne parvient plus à lui que comme marchandise »342. Face à cette dernière, que Kierkegaard n’aborde que comme « monde réprouvé » tandis qu’à la même époque Marx en dégage les structures frangibles, l’« exhaussement démesuré » de la 336 Ibid. Ibid. 338 Op. cit., p. 69; GS 2, 59. 339 Op. cit., p. 68; GS 2, 58. 340 Ibid. 341 Op. cit., p. 69; GS 2, 59. 342 Ibid. 337 86 subjectivité culmine paradoxalement dans « la renonciation à jouer encore un rôle quelconque dans la structuration du monde extérieur »343. À partir de l’expérience historique commune de l’aliénation, la situation kierkegaardienne s’énonce comme envers de la praxis révolutionnaire. Rapportée à cette dernière, elle apparaît comme renonciation. Mais en elle, « le moi » qui « ne reconnaît plus qu’en lui-même la source de tout devoir-être »344 n’est plus alors que la forme d’une impuissance : impuissance à regagner le réel abandonné à sa contingence. Dans cette impuissance, le moi « s’endeuille, en tant qu’intériorité sans objet, pour les choses comme pour le ‘sens’ »345. b. Tristesse La tristesse est l’affect où ce deuil se cristallise. Ainsi la situation se révèle-t-elle dans la métaphore d’un lieu : le château fort. Véritable refuge imagé où s’exile de la réalité le penseur subjectif. « Ma tristesse est mon château fort ; il se dresse comme un nid d’aigle au sommet d’une montagne et s’élève haut dans les nuages. Personne ne peut l’assaillir. De là, je vole jusqu’en bas dans la réalité et je saisis ma proie. Mais je ne séjourne pas en bas ; je ramène mon butin dans mon château. Mon butin, ce sont des images ; je les fais entrer dans une tapisserie et j’en revêts les murs de ma chambre »346 Adorno lit dans ce passage de L’Alternative l’expression plus directe que Kierkegaard ne la voulait peut-être de la prison intérieure où le penseur subjectif se trouve enfermé. Dans cette « image », la subjectivité isolée semble « cernée par une obscure altérité »347 qui, à défaut de prendre corps objectivement, se matérialise pour la subjectivité dans l’affect de la tristesse. Associée à la métaphore du château fort elle fait de cette « situation » au sujet de laquelle Kierkegaard « ne se lasse pas d’affirmer qu’elle a perdu la réalité »348 un lieu observable. Dans ces conditions, loin de ne présenter ici qu’un sens anecdotique en tant qu’expression psychologique, « la tristesse peut être pragmatiquement exhibée en tant qu’affect fondamental de Kierkegaard, dans le contexte fondateur de sa philosophie »349. Sa teneur « pragmatique », c’est-à-dire matériellement inscrite dans la façon dont s’expose la théorie, ne se révèle que dans l’étude précise des métaphores qui l’entourent. c. Passage des digues Logis archaïque, le « château fort » semble se détacher fantasmatiquement de toute histoire : dans l’intention kierkegaardienne, il décrit à la fois l’isolement et la hauteur du penseur subjectif. À l’atemporalité de la « situation » de l’Individu qui se réfléchit fait ainsi écho l’appartenance onirique du château fort à un « passé immémorial » et à une sphère supérieure de la réalité. Pourtant, objecte Adorno, le for intérieur kierkegaardien ne trouve pas nécessairement là sa métaphore la plus adéquate. 343 Op. cit., p. 115 ; GS 2, p. 97. Ibid. 345 Op. cit., p. 54; GS 2, 45. 346 S. Kierkegaard, O.C. III, op. cit , p. 43. 347 Kierkegaard, p. 54; GS 2, 45. 348 Ibid. 349 Ibid. 344 87 « Le nom approprié de la “situation” […] n’est pas le château fort avec lequel Kierkegaard, en romantique, compare l’intériorité. Il […] se trouve pragmatiquement tout prêt dans l’œuvre même. À savoir dans la métaphorique de l’intérieur de l’habitation, qui ne se découvre il est vrai qu’à l’interprétation et même provoque l’interprétation par son indépendance frappante. C’est l’ “ intérieur ” bourgeois du XIXe siècle, devant lequel toute question concernant le sujet, l’objet, l’indifférenciation, la situation, pâlit en une métaphore abstraite, bien que chez Kierkegaard l’image de l’ “ intérieur ” cautionne en tant que pure et simple métaphore l’ensemble des concepts fondamentaux. »350 En tant que vague métaphore, l’intérieur ne livre encore rien de sa véritable teneur. Redoublant dans l’imagination l’ensemble des concepts fondamentaux de l’existentialisme kierkegaardien, elle ne les interroge pas. Le « château fort » est à ce titre la métaphore idéale de ce moment d’opacité. Dans un registre qui rompt par sa familiarité apparente avec l’étrangeté du château fort, les évocations occasionnelles dans le texte kierkegaardien luimême, qui font si irrésistiblement penser à l’« aménagement caractéristique du spacieux appartement de location du XIXe siècle »351, en disent pour l’interprète Adorno bien plus long sur la « situation » effective du penseur subjectif. Toutefois, dans sa subtilité socratique, son caractère polémique, la dialectique kierkegaardienne, résiste en partie, Adorno en a conscience, à une telle interprétation : « à la limite de l’espace, “l’intérieur” est posé, polémiquement, comme le seul être déterminé, polémiquement équivalent au “penseur subjectif ” »352. Aspirant toute détermination dans l’intérieur, Kierkegaard veut polémiquement vider l’extérieur de tout le contenu par lequel il pourrait peser sur l’intériorité. À la limite même de l’objectivation – comme l’intérieur est à la limite même de l’espace –, la métaphore polémique qui chasse toute extériorité échappe ainsi à sa propre extériorisation. La liberté de la réflexion à laquelle il faudrait s’en tenir pour en saisir la signification la fait échapper à son destin de chose. En jetant le discrédit sur l’objectivité, le subjectif s’absolutise et rend toute objectivation caduque. C’est la contrainte d’identité propre de ce qu’Adorno appelle lui aussi polémiquement la « systématique » kierkegaardienne. En concevant au contraire la métaphore non plus comme la simple répétition imagée de la situation mais comme son analogon matériel, « l’interprétation abandonne la contrainte d’identité qu’exerce encore l’idée kierkegaardienne de situation »353. En d’autres termes, elle en brise l’immanence spirituelle. Maintenant, l’intériorité kierkegaardienne prend la forme concrète de l’ « intérieur », où ses conditions matérielles sont exhumées. Déchue des sphères toutes spirituelles de la réflexion, elle se présente sous l’apparence historiquement et socialement déterminée d’un intérieur bourgeois du XIXe siècle. L’identification « polémique » du penseur subjectif et de son intérieur est maintenant prise au mot et sont interrogés pour eux-mêmes les éléments descriptifs apparemment accidentels, voire ornementaux ou purement pédagogiques introduits par Kierkegaard luimême dans ses réflexions : que le sujet mire les reflets des choses dans le « miroir réflecteur » d’un salon ou entende au loin quelqu’un tirer le « cordon de sonnette du troisième étage »354 , voilà qui signifie au-delà de l’intention toute spirituelle de la réflexion du philosophe. En faisant procéder l’interprétation critique de Kierkegaard non de l’instantanéité subjective où il cherche sans cesse à la reconduire mais de « la décomposition des rapports fondamentaux de l’existence humaine », c’est-à-dire, de « l’aliénation du sujet et de l’objet », Adorno tente de conférer au « point » insondable de l’intériorité toute son « extension » matérielle. L’intériorité kierkegaardienne est un intérieur bourgeois du XIXe siècle. Au cœur du 350 Kierkegaard, p. 72; GS 2, 61. Op.cit., p. 74 ; GS 2, 63. 352 Op.cit., p. 76 ; GS 2, 64. 353 Op.cit., p. 74 ; GS 2, 63. 354 Op. cit. p. 72 ; GS 2, 61. 351 88 Kierkegaardbuch, Adorno procède à son « explication »355, qui n’est autre que son extériorisation où, depuis l’image illustrant l’intérieur, l’interprétation est conduite au concept de l’intérieur comme image. Puisque, comme le sous-tend déjà le concept de la forteresse, elle est maintenant assiégée, que l’île est désormais noyée sous les eaux, face à l’assaut de la réalité dans l’intérieur privé qui la récuse, l’interprétation adornienne retourne donc l’intérieur kierkegaardien comme un gant, en une extériorité qui n’en révèle pas seulement le caractère historique, mais le caractère mythique. C. Retournement de l’image de intérieur Point culminant de l’exégèse dans son attention à la littéralité des images kierkegaardiennes, l’intériorité est saisie au cœur du livre sur Kierkegaard à partir de son image déterminée, configurée en intérieur bourgeois. Par là, un tunnel est creusé entre critique des concepts et critique sociale, maintenant, dans une image sociale, la critique des concepts. Sur ce point l’ « intérieur bourgeois » n’est pas une image absolument originale, inventée par Adorno : de Rilke à Benjamin – dans Sens unique356 en particulier – elle a toujours figuré l’idéal bourgeois dans son dépérissement même. Mais ici, c’est en s’affrontant plus explicitement encore que Benjamin lui-même à cette étrange image, avec les outils de la critique esthétique benjaminienne, qu’Adorno observe dans l’intérieur, où le sujet, faute d’extériorité, est voué à dépérir, l’indifférenciation du naturel et de l’historique. 1. Apparence de l’intérieur a. Ambiance exotique À titre de simple métaphore, l’intérieur bourgeois sous ses divers aspects (la chambre – lieu de production de l’individu isolé –, le salon – où l’on reçoit, interface privée entre l’intimité 355 « Explication de l’intérieur » est le titre du troisième chapitre, central, de l’ouvrage. Ainsi Benjamin notait dans Sens Unique ; « L’intérieur bourgeois des années soixante à quatre-vingt dix, avec ses buffets gigantesques débordant de sculptures sur bois, les angles sans soleil ou se tient le palmier, l’encorbellement que retranche la balustrade, et les longs corridors avec la flamme chantante du gaz ne peut abriter convenablement qu’un cadavre. “Sur ce sofa, la tante ne peut qu’être assassinée”. La luxuriance sans âme du mobilier ne devient confort véritable qu’en regard du cadavre Cet Orient luxuriant des intérieurs des romans policiers est beaucoup plus intéressant que l’Orient de leurs paysages : le tapis persan et l’ottomane, la lampe à huile et le noble poignard du Caucase. Derrière les lourds kilims drapés, le maître de maison célèbre ses orgies avec les valeurs boursières, peut s’imaginer en négociant levantin, en pacha corrompu dans le khanat de l’esbroufe, jusqu’à ce que le poignard, suspendu dans son fourreau d’argent au dessus du divin, mette par un bel après-midi un point final à sa sieste, à sa vie. » Cité par Adorno dans sa recension de Sens Unique, MdE, p. 242 ; GS 11, 680. De façon remarquable, la description benjaminienne de l’intérieur bourgeois orientalisant dans Sens Unique [1928], se situe pour ainsi dire à mi-chemin entre l’intérêt kracauerien pour le roman policier et la critique adornienne de la subjectivité du XIXe siècle. Le fil conducteur de tout cela est moins l’Orient que la découverte nécessairement morbide qu’exhibent en la cachant ces intérieurs suffocants. 356 89 de la chambre et l’extériorité du monde) est, de l’avis même du penseur subjectif, l’espace clos où se trame le destin de l’intériorité philosophique. Dans le Journal du séducteur, les allées et venues du « flâneur » en chambre figurent ainsi adéquatement le cheminement de l’intériorité. Mais c’est dans un passage plus volontiers pittoresque, longuement cité par Adorno, où le séducteur détaille l’ambiance de la « petite pièce » où Cordélia le reçoit, qu’il livre, mieux que jamais, « la clé de toute sa production littéraire »357. « La salle de séjour est petite, bien confortable, à proprement parler seulement un cabinet. C’est depuis le sofa que j’aime le mieux voir cette pièce, de là où je suis si souvent assis à côté d’elle. Devant le sofa, il y a une table à thé ronde, sur laquelle une belle nappe tombe en riches plis. Sur la table, il y a une lampe en forme de fleur qui s’élève, épanouie et vigoureuse ; au sommet de la lampe est suspendu un voile de gaze finement découpé, si léger qu’il est toujours en mouvement. Cette lampe par sa forme originale me rappelle l’Orient et le mouvement incessant du voile me rappelle les douces brises qui soufflent là-bas. Le sol est recouvert d’un tapis fait d’une sorte de roseau tressé tout à fait particulière et qui donne une impression aussi exotique que la lampe. Dans mon imagination, je suis maintenant assis là avec elle, sur le sol, sous cette merveilleuse fleur ; ou bien je suis sur un bateau, dans la cabine des officiers, et nous voguons au loin sur le grand océan. Comme le rebord de la fenêtre est assez haut, nous avons vue directement sur l’étendue infinie du ciel. »358 L’enceinte sécurisante et familière est ouverte : elle apparaît même comme le poste idéal d’où le monde entier peut être agréablement convoqué. Si dans sa description, Kierkegaard « rencontre, sans qu’il y soit pour rien, des teneurs de choses historiques objectives »359, celles-ci se dissolvent dans le plaisir esthétique instantané qu’il semble éprouver à goûter cette ambiance exotique. Entre les murs suffisamment rapprochés de la pièce chauffée peut s’engouffrer l’infini du ciel comme dans l’intériorité finie du penseur la conscience soudaine de son appartenance à l’infini. Mais alors qu’il en allait pour l’auteur de ces lignes de la description d’une « “atmosphère” vaguement érotique » et plus avant de la dialectique du séducteur entre l’infini et l’« intimité du personnel et du privé », « la force des choses va audelà de l’intention métaphorique »360. La vignette descriptive est prise au piège de son pouvoir d’illustration, elle s’autonomise comme simple « décor »361. Les choses décrites et « toutes les formes spatiales » paraissent maintenant « étrangères au but qu’elles représentent, privées de valeur d’usage propre, seulement engendrées dans l’habitation isolée qui, à son tour, n’a de configuration que par leur juxtaposition »362. L’intérieur se matérialise comme cet assemblage d’artefacts. Si bien qu’à l’intérieur de l’habitacle confiné où le penseur croit accéder directement à l’« étendue infinie du ciel », le décor mime un monde qui a déserté la scène, où les choses ne sont plus qu’apparences. Si dans une perspective hégélienne l’apparence est un moment de la vérité, elle prend également ici le sens platonicien d’une manifestation appauvrie du réel. Les choses, dissociées de leur valeur d’usage y manifestent leur être purement ornemental. La « lampe en forme de fleur » couverte d’un voile fait le décor d’un « Orient de rêve », si isolé du reste du monde que la pièce ressemble à « une cabine de bateau remplie d’ornements précieux raflés à travers l’océan »363. Ceux-ci n’évoquent le lointain que parce qu’ils furent arrachés à leur lieu d’origine : sous leur effet exotique est dissimulé le fait trivial de leur appropriation. Les objets présentent ainsi « l’apparence d’une nature immuable », tandis que leur essence historique – leur caractère même de marchandises – est 357 Op. cit., p. 75 ; GS 2, 63. S. Kierkegaard, O.C. III, op. cit., pp. 362-363. 359 Kierkegaard, p. 76 ; GS 2, 64. 360 Ibid. 361 Op. cit., p. 77 ; GS 2, 65. 362 Ibid. 363 Ibid. 358 90 occultée. Le décor, qui n’est peint que d’un côté, se suffit enfin à lui-même. Il suffit tel quel au sujet qui l’habite et qui lui donne en fin de compte toutes ses couleurs. En effet, pour l’habitant solitaire de l’intérieur, « les choses muettes parlent comme des “symboles”, ici de la “vie”, là de la “sensualité”, ici encore de la familiarité, là de “l’exotisme” : ce sont « des images archaïques écloses dans “l’intérieur” ; l’image de la fleur en tant qu’image de la vie organique, celle de l’Orient en tant que nom du pays de la sensualité ; celle de la mer en tant qu’image de l’éternité elle-même »364. Ainsi s’assemblent dans l’apparence de l’intérieur des images qui, en se portant garantes en apparence des choses, ne témoignent que de leur absence. De la sorte, « les objets perdus sont conjurés dans l’image »365, tandis que dans les symboles qu’on leur substitue, « on leur arrache une signification ». Pour caractériser la dimension illusoire et menaçante à la fois de la réduction des choses à la projection de leur apparence, Adorno se réfère ironiquement au fata morgana qui est le nom du mirage mythique où sombrent les marins – puisque Kierkegaard s’imaginait lui-même, depuis la chambre de Cordélia, sur un bateau. Le pseudo-capitaine qui scrute l’horizon depuis le pseudo-pont de son salon bourgeois scrute seulement son propre fantasme et le bateau reste pour cela tout à fait immobile. Alors même qu’il croit convoquer magistralement le monde, il n’y a plus sous ses yeux que le spectacle que projette le spectateur. b. Apparences mythiques et enfer Mais tandis que dans l’image de l’intérieur les teneurs historiques des marchandises décrites sont neutralisées comme apparences atemporelles, se « constitue l’illusion des choses comme nature morte »366. En tant que forme esthétique, la nature morte rassemble, dans l’apparence, la corruptibilité des choses et l’éternité de ce caractère corruptible et transitoire. Or, comme le note Adorno, « l’apparence à laquelle leur heure historique condamne les choses est éternelle ». Les apparences par lesquelles les choses survivent à leur histoire en « natures mortes » hantent ainsi un éternel instant. La chambre kierkegaardienne est l’écrin éternel où se déploient hors du temps les apparences. Car « dans l’image de l’“intérieur” […] l’éternité du caractère transitoire de toute apparence »367 préserve de l’histoire lampes et canapés familiers. Figées dans l’instant de leur mort, les choses restent pour ainsi dire animées dans l’éternité, par la magie de l’apparence. L’intérieur présente de la sorte une image à la fois morbide et enchantée esthétiquement comme présentation d’apparences signifiantes. Or, c’est précisément ce sens où se détend l’habitant de l’intérieur qui constitue l’essence mythique des apparences368. C’est précisément ce sens où il s’emmure nécessairement en lui-même, et se condamne au ressassement qui constitue, selon une image qui hante littéralement le Kierkegaardbuch, l’intérieur en Enfer369. Dans les apparences figées, la familiarité qui ne rassure que quand elle est encore mémoire, devient immémoriale. Elle s’impose alors non comme la trace d’une humanité vivante de l’occupant du lieu, mais comme un enchantement qui tient aux choses mêmes, à leurs apparences, soudain autonomisées. L’habitant ne connaît plus son lieu, il est connu de lui, victime de ses sortilèges, Tantale dans ce lieu infernal où l’eau et la nourriture se retirent dès qu’on en approche sa bouche. Les apparences de l’intérieur sont cet Enfer où la promesse du monde extérieur se retire dès lors qu’on essaie de 364 Ibid. Ibid. 366 Ibid. 367 Ibid. 368 Voir ci-dessous sur l’opposition entre les « phénomènes » de la phénoménologie et l’apparence dont la critique fait son objet notre deuxième partie, II, B, 1, a, troisième paragraphe : « S’engager convenablement dans le cercle : du phénomène à l’apparence ». 369 « L’actualité… », art. cit., p. 11; GS 1, 329. 365 91 la saisir. La répétition infernale370 qui se révèle comme le motif mythique de la réflexion kierkegaardienne n’est rien d’autre que la conséquence de ce sur-place de la dialectique dans laquelle se confine une pensée dépossédée du réel. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que dans l’expression la plus pure de l’intériorité, « dans le désespoir, flamboient de façon démoniaque les archétypes de la répétition existentielle : Sisyphe, Tantale en tant que porteurs du mythe de la répétition »371. Ce mythe investit littéralement l’intérieur comme apparence. Dans l’autonomisation esthétique des apparences, apparemment orchestrée par Kierkegaard, s’enclenche en fait « la dialectique du destin mythique »372, celle-là même qui accable dans les récits archaïques ceux qui firent preuve de démesure. L’hybris kierkegaardienne est celle de l’intérieur sans extérieur, de l’apparence sans image, par laquelle l’individualité qui se croit libre, artiste, se place sous le coup d’un fatum absurde. c. Angoisse mythique Si Freud ancrait lui aussi sa compréhension du mythique dans les récits archaïques, l’apparence mythique [der mytische Schein] de l’intérieur bourgeois évoque un autre motif freudien sur lequel Adorno fait fond : celui de l’inquiétante étrangeté [Unheimlichkeit]. Dans la conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature », à propos des apparences mythiques, il évoque le « phénomène du déjà-vu, de la reconnaissance », que l’on peut constater – précise Adorno en reliant implicitement cette analyse à celle de l’intérieur bourgeois – « dans certaines habitations » –373. À cette sensation « est intimement liée la pensée de ce qui a toujours été, l’idée que celui-ci n’est que reconnu »374. Quand cette reconnaissance s’impose et s’avère en même impossible à énoncer, « c’est le phénomène mythique originel de l’angoisse qui fait retour »375. Chez Freud, l’angoisse surgit en effet dans retour caché d’un événement traumatique, l’individu étant incapable de retrouver les circonstances de son histoire personnelle où il a subi le traumatisme par lequel il est alors agi inconsciemment : ce qui le soumet à l’angoisse376, qui en tant que confuse inconscience peut être rapprochée, comme le fait Adorno, de l’aveuglement mythique. Le recouvrement de la mémoire en constitue pour ainsi dire l’antidote. « Il y a accès d’angoisse archaïque partout où ce monde de l’apparence qu’est le monde de la convention vient nous faire face. À quoi s’ajoute le moment de la menace qui est toujours propre à cette apparence ; que l’apparence ait pour caractéristique de tout engloutir en soimême comme dans un entonnoir relève également du moment mythique de l’apparence »377. Atrophie de tout mémoire, chute de la familiarité dans l’immémorial, le « monde de la convention » qui s’impose ici dans les apparences autonomisées se révèle menaçant. Mais tandis que chez Freud, ce qui menace, dans l’angoisse, est la révélation du passé tel qu’il s’est déroulé, la menace tient pour Adorno dans l’appréhension que le recouvrement de la mémoire s’avère impossible, que la familiarité ne puisse jamais se relier à nouveau à l’histoire, à 370 Kierkegaard, p. 141; GS 2, 119. Ibid. 372 Ibid. 373 « L’Idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 53 ; GS 1, p. 365. 374 Ibid. 375 Ibid. 376 L’angoisse, on le voit, n’a pas ici son sens kierkegaardien, ancré dans la réflexion de l’existant mais retrouve un sens psychanalytique. Dans ce cadre, elle est conçue comme un affect à la limite de la sensation – une sensation d’étouffement que vient souligner l’évocation de l’entonnoir – qui, contrairement à son interprétation heideggérienne, ne la dissocie pas de la peur puisque s’y maintient la « menace » : celle d’une absolutisation des apparences, sans issue vers le monde. 377 Ibid. 371 92 l’écoulement objectif du temps. L’angoisse archaïque saisit la créature qui pressent soudain la possibilité cauchemardesque de l’engloutissement du monde entier dans l’entonnoir de l’apparence. Mais quoique sans prises sur le réel, l’habitant de l’intérieur qui éprouve une telle angoisse brise en le subissant le cercle enchanté des apparences mythiques. Dès lors que l’« air de serre » se matérialise assez pour asphyxier l’occupant, les apparences mythiques sont en passe de présenter une face émancipatrice, qu’avec Benjamin, Adorno qualifiera d’ « image dialectique ». Dans l’intérieur comme image, les apparences éternelles de l’intérieur sont soumises au dépérissement [Vergänglichkeit]. Par là, elles sont pour ainsi dire libérées de l’enfer de la répétition, et l’habitant recouvre la mémoire. 2. L’intérieur comme image a. Seconde nature Dans ce lieu qui n’a plus d’autre réalité que le fatras des apparences miroitantes, l’habitant est moins le maître des lieux que le prisonnier d’un rêve. L’intériorité est finalement confinée dans son propre pouvoir de suggestion : c’est le lieu archétypique d’une « intériorité sans objet », structure d’apparence orpheline de toute essence où s’accomplit « l’indifférenciation du subjectif et de l’objectif ». Mais c’est dans l’image où elle se matérialise, qu’Adorno trouve en quelque sorte la clé pour en sortir, considérant non plus l’image de l’intérieur, mais l’intérieur comme image, matérialisée et observable en tant que telle. En elle, l’esprit qui semblait partout, n’est plus nulle part, il se décompose dans la matière, et ne se maintient dans le spectacle de cette décomposition. On reconnaît là les traits de la « seconde nature » que décrivait Lukács et dont Adorno rappelle les termes dans sa conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature ». « Cette nature n’est pas muette, sensible et dénuée de sens, comme la première ; elle est la pétrification d’un complexe de sens devenu étranger ; elle est un ossuaire d’intériorités mortes […]. »378 Mais si l’image de l’intérieur est abordée comme un tel ossuaire, le problème se pose à Adorno, comme il s’est posé à Lukács, de savoir « comment il est possible de connaître ce monde mort, chosal et aliéné, de l’interpréter »379. Or, pour Lukács, la seconde nature trop familière – elle n’est ni « muette » ni « dénuée de sens » – et trop étrangère à la fois, est devenue opaque à toute intention de connaissance. Aucune « expérience vécue » ne peut la ranimer spirituellement, l’envelopper dans un énième symbole qui la transcende. L’idée de « seconde nature » chez Lukács contient donc dans son concept l’impossibilité de sa connaissance. Face à elle, ne se maintient que la possibilité d’une protestation subjective qui ne se légitime qu’en concédant la précarité de son point de vue. « […] C’est pourquoi, si l’entreprise était possible, elle ne pourrait revivre que par un acte métaphysique qui ranimerait [belebbar]380 l’élément spirituel qui la créa dans son existence 378 Op. cit., p. 58 ; GS 2, 49. « L’idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 43; GS 1, 356. 380 Dans sa citation, Adorno substitue « erlebbar » (pouvant être vécue) à « belebbar » (pouvant être ranimée), comme le font remarquer les traducteurs de « L’Idée d’histoire de la nature », p. 44 : mettant l’accent sur l’impossibilité de faire de cet éveil de la nature une expérience vécue [Erlebnis]. Cette thématique du réveil 379 93 primitive ou la maintient sous sa forme idéale, mais jamais par l’opération d’une intériorité. Elle est trop apparentée aux aspirations de l’âme pour que celle-ci puisse la traiter comme simple matière première de ses propres états, et néanmoins trop étrangère à ses aspirations pour en constituer une expression adéquate. »381 L’« éveil du figé »382, la résurrection instantanée du spirituel par le miracle d’une spiritualité échappant à sa propre prison, serait la seule et improbable issue. Il faudrait pense alors Lukács en hégélien nostalgique d’une totalité perdue, un « acte métaphysique », brisant comme de l’extérieur le déterminisme infrangible de l’aliénation réciproque du sujet et de l’objet383. Adorno se souviendra sans doute de cette hypothèse mystique – davantage peut-être que des conceptions messianiques de Bloch ou de Benjamin – dans le dernier paragraphe des Minima moralia384. Lorsqu’il cite (in extenso) ce passage dans la conférence de 1932, le même Adorno fait déjà grief à Lukács de n’avoir pensé là cet « éveil » que « sous la catégorie du réveil théologique, selon l’horizon eschatologique »385. Il invoque alors face à lui Benjamin qui « a ramené l’éveil de la seconde nature d’un lointain infini à une proximité infinie et en a fait l’objet de l’interprétation philosophique »386. De cette manière, c’est ce que nous allons maintenant montrer, là où la seconde nature de Lukács ne pouvait que la renvoyer au silence, il a dégagé la possibilité, dont Adorno se saisit alors, de la critique de l’image de l’intérieur comme image mythique. b. Histoire de la nature Si l’image de l’intérieur, appréhendée en tant que « seconde nature », reste un complexe de sens définitivement scellé, elle se révèle interprétable à partir de la catégorie benjaminienne d’histoire de la nature. Ce basculement du paradigme lukácsien à un paradigme benjaminien offre donc l’occasion décisive de son déchiffrement. Dans la conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature »387, Adorno met évidence les termes d’un tel basculement. Tandis que Lukács a décrit dans la « seconde nature » le mouvement par lequel de l’historique se métamorphose et redevient nature, Benjamin a conçu dans l’histoire de la nature cette dernière nature, seconde, comme « nature périssable »388 redevenant elle-même historique par ce processus de « dépérissement » [Vergänglichkeit]. Respectivement, l’auteur de la Théorie du Roman et celui de L’Origine du drame baroque allemand ont ainsi dégagé les « deux versants du phénomène » : à l’aliénation scellée du sujet et de l’objet dans la seconde nature chez Lukács, est substituée l’indifférenciation de l’histoire et de la nature dans le dépérissement, indifférenciation qui chez Benjamin s’avère déchiffrable dans l’allégorie. Par la détermination du motif de l’allégorie dans l’Origine du drame baroque allemand, ce dernier a fait de la seconde nature un objet appréhendable, connaissable, pour la critique, renvoie peut-être de la part de Lukács à la conception de Schelling qui voyait la nature comme une « intelligence pétrifiée » qui attendant son réveil. 381 G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 58 382 « L’Idée d’histoire de la nature », p. 44 ; GS 1, 357. 383 Quelques années plus tard, Histoire et conscience de classe fera du Sujet-Objet prolétarien la seule issue historique possible à ce mysticisme lui-même. 384 Minima Moralia, § 153, p. 333 ; GS 4, 283. Lorsqu’il évoque le « rayon » ou la « lumière » « de la rédemption portant sur le monde » sous laquelle il faudrait placer la connaissance, chose néanmoins « totalement impossible, parce qu’elle présuppose un point de vue éloigné – ne serait-ce que d’un rien – du cercle magique de l’existence ». 385 « L’Idée d’histoire de la nature », p. 44 ; GS 1, 357. 386 Ibid. 387 Dans le contexte polémique d’une critique de l’historicité phénoménologique. 388 Ibid., p. 45 ; GS 1, 358. 94 quoique selon un régime d’approximation infinie, c’est-à-dire un régime exégétique et non proprement scientifique, un régime que ne légitime qu’un « très petit nombre de résultats », comme l’écrit Adorno dans la conférence de 1931 sur « L’Actualité de la philosophie ». À la fois image où se lit le caractère naturel de l’histoire dans son dépérissement et écriture – désormais illisible – où se présente, comme chiffre, le caractère historique de la nature, l’allégorie présente un matériau dont la critique esthétique peut désormais faire son objet. L’extériorité mystique lukácsienne seule susceptible de réveiller l’intériorité engourdie à jamais laisse place à l’extériorité du critique lui-même, capable de déchiffrer dans un fragment ce que Lukács n’espérait saisir que comme totalité. Néanmoins, cette extériorité même du critique n’est pas instantanée. Selon la conception benjaminienne de la critique exposée dans l’essai sur les Affinités électives – essai qu’Adorno a lu et dont il tire des éléments essentiels à sa propre méthode – une « teneur [Gehalt] de vérité » n’est pas immédiatement accessible. Le « contenu [Inhalt] concret » qui fait l’objet du commentaire – resituant l’œuvre et ses symboles dans leur contexte historique – s’oppose à la « teneur de vérité » que le critique ne saisit qu’après « mortification de l’œuvre ». De ce point de vue, en les faisant dépérir « l’histoire des œuvres prépare leur critique »389. De la même manière, dans l’Origine du drame baroque allemand, la libération des contenus de vérité est conçue à partir du dépérissement de tout ce qui dans les œuvres y fait barrage, tant qu’elles sont vivantes, conscientes d’elles-mêmes, au sein d’une époque familière des conventions sur lesquelles elles reposent et qui en comprend immédiatement les contenus concrets. La thématique de l’alchimie présente dans l’essai sur Goethe – qu’on ne retrouve d’ailleurs pas chez Adorno, est abandonnée au profit de l’affirmation de l’œuvre comme « ruine », dont « les charmes anciens parlent de moins en moins au cours des siècles »390, que son dépérissement a fait pour ainsi dire « décanter » de façon immanente. Le dispositif benjaminien n’est donc opératoire qu’à une condition fondamentale : la non-contemporanéité de l’objet interprété et de sa critique. Tant qu’il vit, le Trauerspiel ne peut lui-même « faire parler ce qu’il a de hiéroglyphique »391. De même, l’intériorité kierkegaardienne ne livre sa teneur de vérité qu’à l’heure de son dépérissement comme « intérieur bourgeois » du siècle passé. Le Trauerspiel, dans son propre contexte historique était « incapable de délivrer le sens profond ainsi emprisonné dans l’image écrite signifiante en le faisant passer dans un son doué d’âme »392. C’est une fois seulement que s’est définitivement tu un tel « son doué d’âme » que le déchiffrement de l’image écrite est possible. De la sorte, la mort contre laquelle venait nécessairement se briser l’intention interprétative chez Lukács devient chez Benjamin l’occasion de la critique. C’est précisément en tant qu’archi-paysage, en tant que tête de mort, que l’« ossuaire » lukácsien se trouve chez lui replacé « sous le signe de la “signification” »393. Tandis que « chez Lukács, il s’agit simplement de quelque chose d’énigmatique, chez Benjamin, cela se transforme en chiffre qui est à lire »394. Alors tributaire d’une compréhension herméneutique de l’interprétation, Lukács voit succomber la possibilité de l’interprétation face à la seconde nature. Dans sa “préface épistémo-critique” de son ouvrage sur le Trauerspiel, Benjamin se libère au contraire d’une 389 Ibid. W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 196. « L’objet de la critique philosophique, c’est de montrer que la fonction de la forme artistique est précisément celle-ci : faire des contenus réels de l’histoire, qui constituent le fondement de toute œuvre significative, des contenus de vérité de la philosophie. Cette transformation des contenus réels en contenus de vérité fait que le déclin de l’effet produit dans lequel les charmes anciens parlent de moins en moins au cours des siècles, devient le fondement d’une renaissance, où la beauté éphémère s’effondre complètement et où l’œuvre s’affirme comme ruine. » 391 Op. cit., p. 217. 392 Ibid. 393 « L’Idée d’histoire de la nature », p. 47 ; GS 1, 360. 394 Ibid., p. 48 ; GS 1, 361. 390 95 telle compréhension en dissociant radicalement vérité et intention : il ouvre ainsi pour Adorno la brèche par laquelle la critique peut à nouveau se glisser. Dans ce retournement, la médiation de l’écrit, on l’a compris, est fondamentale. L’opacité mythique de la seconde nature n’est devenue déchiffrable que parce que le critique accède à des écrits – drames baroques ou textes kierkegaardiens – qui la présentent maintenant littéralement comme « archi-paysage pétrifié » dans l’allégorie. C’est la culture comme texte qui rend, quoique comme expression chiffrée, la possibilité de sa critique. C’est pourquoi Adorno dans le Kierkegaard insiste tant sur l’écrit kierkegaardien. L’écrit considéré à la fois comme expression et comme image mortifiées par l’histoire exprime un état archi-historique du sens qui, comme tel, peut être appréhendé. Mais en tant qu’il est à la fois archi-historique et fragmentaire, le « signifier » du chiffre qui est ici à lire « n’est plus le problème propre de l’herméneutique ou du sens transcendant, il devient ce moment qui opère constitutivement la transsubstantiation de l’histoire en archi-histoire »395. Signification, précise alors Adorno, veut dire « que les moments que sont nature et histoire ne se résolvent pas l’un dans l’autre, mais se désagrègent au contraire et en même temps s’entrelacent de telle manière que le naturel entre en scène comme signe renvoyant à l’histoire et que l’histoire, là où se veut le plus historique, entre en scène comme signe renvoyant à la nature »396. En d’autres termes, l’allégorie est un jeu de renvoi où l’histoire et la nature se rappellent l’une l’autre en se niant. Et ce qui les renvoie si confusément l’une à l’autre n’est autre que leur commune vulnérabilité au dépérissement. En effet, comme y insiste Adorno en 1932, « le point le plus profond où convergent histoire et nature se situe précisément dans ce moment du caractère périssable [Vergänglichkeit] de toutes choses »397. Dans son étrangeté, cette convergence n’enveloppe pas instantanément le sujet mais ouvre l’espace d’un étonnement philosophique qui pose à la nature des questions d’historien et à l’histoire des questions de naturaliste. Paradoxalement, c’est alors la thématisation du dépérissement qui réanime ainsi non pas la seconde nature ellemême mais sa signification, et la possibilité de la mettre au jour. Chez Lukács l’aliénation réciproque du sujet et de l’objet pétrifiait en retour tout regard porté sur « la seconde nature », ne laissant à la subjectivité que le pathos de son esseulement – c’est pourquoi il ne trouvera d’issue à cette problématique que dans sa conception du Prolétariat comme Sujet-Objet historique dans Histoire et conscience de classe. Pour Adorno, qui très vite ne partage plus l’enthousiasme lukácsien pour la révolution prolétarienne, Benjamin offre les outils d’une critique « matérialiste » pour laquelle l’étrangement de la subjectivité et du monde n’est plus un barrage, mais une condition. 3. Allégorie Telle que la conçoit Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand, l’allégorie n’est pas « une simple catégorie de l’histoire de l’art », mais une « expression » où histoire et nature s’indifférencient en fragment d’archi-histoire, exsudant alors des significations restées jusque là scellées. De même que, comme l’affirmait Benjamin, il n’y a dans l’allégorie « nulle liberté ‘symbolique’ de l’expression », « nulle humanité », car elle exprime moins « la nature de l’existence humaine tout court » que « le caractère historique de la biographie individuelle qui, de manière signifiante, s’exprime en tant qu’énigme à travers cette figure individuelle, la 395 Ibid., p. 47 ; GS 1, 360. Ibid. 397 Ibid., p. 45 ; GS 1, 358. 396 96 plus soumise à l’empire de la nature »398, de même les métaphores du texte kierkegaardien ne sont pas conçues comme la symbolisation libre de l’existence humaine de et par Kierkegaard, mais comme énigme, « la plus soumise à l’empire de la nature », où se joue la véritable signification historique de sa philosophie. En ce sens, aux antipodes de l’esthétisation symbolique, il y a, écrit Adorno en 1932, « entre l’allégorie et ce qui est visé allégoriquement, une relation chosale », et cette relation chosale « n’est rien d’autre qu’un rapport historique » car « le sujet de l’allégorique est tout bonnement l’histoire »399. Or telle était précisément l’intention adornienne : se rendre capable dans l’interprétation des catégories kierkegaardiennes, saisies dans leur contenu philosophique comme dans leur présentation, de s’emparer de la figure historique de Kierkegaard. Là où l’interprétation marxiste a mis en évidence une telle figure, rapportée en négatif au déni historique de l’histoire par l’existentialisme kierkegaardien, seuls les outils de la critique esthétique sont à même de faire surgir les traits concrets d’une telle figure dans l’allégorie de la mélancolie. a. Penseur baroque Kierkegaard se qualifie lui-même anachroniquement de « penseur baroque ». C’est cette détermination qui permet à Adorno de le rattacher aux interprétations benjaminiennes de l’Origine du Drame Baroque allemand et à sa conception de l’allégorie. De fait, les composantes du drame baroque qu’avait rassemblées Benjamin – bestiaire, cimetière, déguisements, tyrans et martyrs, enflure et cruauté – apparaissent il est vrai au grand complet dans la « caverne de sa philosophie »400. Le saut qui marque la discontinuité régissant le passage d’une sphère de l’existence à l’autre évoque l’œuvre célèbre de Hans Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs (1533), où il faut, pour apercevoir le crâne peint en anamorphose adopter un tout autre point de vue que celui qui régit la scène centrale. D’un point de vue à l’autre, il n’y a pas un passage continu, mais une rupture. Dans les deux cas, la créature est soumise au régime des apparences intermittentes où la représentation de la mort, elle-même miroitante, la sépare, dans la convention, irrémédiablement de la réalité. Pour l’habitant de l’intérieur bourgeois du XIXe siècle, prisonnier des apparences, « l’isolement de l’intériorité sans objet renvoie au délaissement baroque de la créature [barocke Verlassenheit der Kreatur] dans l’immanence de ce monde-ci »401. Dès lors, à la condition baroque de l’habitant correspond l’affect baroque par excellence : si « l’intériorité est la prison historique de l’être humain archi-historique [das geschichtliche Gefängnis des urgeschichtlichen Menschenwesens], l’affect du prisonnier est la mélancolie »402. C’est précisément dès lors qu’on saisit chez lui les traits qui « entourent l’image de la mélancolie » [das Bild der Melancholie]403, que le nom de penseur baroque acquiert ici son véritable sens, pour autant que, comme le fait Benjamin, on s’attache à « faire parler » ce que cette mélancolie nonchalamment invoquée a, chez Kierkegaard, de « hiéroglyphique ». 398 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op.cit, p. 179, cité par Adorno, trad. modifiée dans « L’idée d’histoire de la nature », in T. W. Adorno, L’actualité de la philosophie et autres essais, op. cit., p. 46 ; » Die Idee der Naturgeschichte «, GS 1, 359. 399 « L’Idée d’histoire de la nature », p. 45 ; GS 1, 358. 400 Kierkegaard, p. 108 ; GS 2, 91. 401 Op. cit., p. 109 ; GS 2, 92. 402 Op. cit., p. 105 ; GS 2, 89. 403 Op. cit., p. 110 ; GS 2, 93. 97 b. La mélancolie comme affect où s’indifférencient l’historique et le naturel Cet affect, qui apparaît dans la psychologie kierkegaardienne comme l’expression baroque, c’est-à-dire rapportée à l’alchimie du corps et de l’esprit là où la tristesse pouvait rester toute spirituelle, n’y a pas la même valeur théorique que les concepts d’angoisse ou de désespoir. Moins que « la maladie à la mort » ou l’épreuve de l’instant-limite entre l’innocence et le péché, la mélancolie n’est qu’un affect sans concept. Bref, la psychologie kierkegaardienne ne saurait véritablement rendre compte d’un tel affect sur un plan existentiel. Elle n’est invoquée par le penseur subjectif que lorsqu’il recourt à des images et qu’il esthétise sa séparation du monde. L’écrivain lui-même ne l’introduit que sous le signe d’un certain arbitraire : préservée comme « impression primitive »404 par laquelle s’infiltrent des « idées étranges » où se glisse également « la crainte de Dieu »405, elle est relativisée comme « maladie d’époque ». Mais là où le « tempérament mélancolique » est désigné comme « maladie d’époque » se trame l’indifférenciation de l’historique et du naturel où s’ancre précisément le caractère mythique. Pour Adorno, l’invocation de cet affect, impur, au regard de la théorie de l’existence, à la fois archaïque – il est issu de la théorie archaïque des tempéraments – et si contemporain, dans l’esprit du XIXe siècle, exhibe tout aussi bien la figure historique de Kierkegaard et ce faisant la teneur de vérité de son œuvre. La mélancolie n’est alors pas un simple affect parmi d’autres dans la psychologie de Kierkegaard, elle enveloppe sa philosophie de l’existence tout entière. Dans ces conditions, juge Adorno, elle peut être exhibée comme « l’allégorie centrale » de cette philosophie. Comme l’avait montré Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand, l’allégorie, par opposition au symbole, n’est pas « l’idée elle-même, incarnée, rendue sensible » (Creuzer) mais une expression dont le contenu « référent » s’est perdu tandis qu’en fut seulement conservé le « chiffre » illisible isolé comme « expression de conventions »406 semblant survivre artificiellement à leur désuétude. Dans son étude sur le Trauerspiel, Benjamin avait mis au jour l’allégorie baroque comme expression de la mélancolie d’une subjectivité confrontée à son infini « bavardage » – Benjamin emploie le mot de Kierkegaard – sur le bien et le mal, tel que les significations les plus hautes sont miniaturisées en accessoires et pacotille. Ce qu’elle représentait, écrit Benjamin, c’est le « mirage d’un royaume de la spiritualité absolue, c’est-à-dire sans Dieu, un royaume lié à la matière comme sa réplique symétrique, dont le mal seul permet de faire l’expérience concrète »407. Sans le savoir, l’allégorie baroque se matérialisait alors comme tête de mort : « facies hypocratica de l’histoire », présentant l’histoire comme nature, le monde de la liberté comme monde de la nécessité, et les deux ensemble dans leur dépérissement. De même, lorsque Kierkegaard est pris d’un sentiment mélancolique, il saisit sans le savoir les apparences de l’intérieur bourgeois pour ce qu’elles sont, des apparences, des natures mortes, figées dans une éternité qui dépérit. À la mélancolie kierkegaardienne répond donc également la mort, non comme « maladie à la mort », désespoir, mais comme faille objective par où les apparences de l’intérieur s’avèrent corrompues, et dès lors matérialisées, prenant dans cette matérialisation leur sens historique. Dès lors, pour l’interprète Adorno, si les « motifs pragmatiques » kierkegaardiens correspondent au plus haut point avec ceux du baroque littéraire, c’est donc que le penseur subjectif « partage avec celui-ci l’immanence recluse en soi, tout autant que la conjuration, par l’allégorie, de teneurs ontologiques perdues »408. 404 Op. cit., p. 104 ; GS 2, 88. Cette primitivité elle-même est précisément sa teneur d’apparence. De façon caractéristique chez Kierkegaard, « l’histoire intérieure de la mélancolie, tout comme l’histoire de la subjectivité dans son ensemble, est posée […] dans l’indifférence à l’égard de l’histoire extérieure ». 405 Op. cit., p. 105 ; GS 2, 89. 406 Op. cit., p. 188 ; GS 2, 158. 407 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op.cit., p. 248. 408 Kierkegaard, p. 108 ; GS 2, 91. 98 Comme l’allégorie du XVIIe siècle, empesée d’emblèmes figés – couronnes, sceptres et autres accessoires de la souveraineté et de la soumission – exprimait pour Benjamin la « mélancolie » inhérente à la contemplation du jeu du monde à la fois factice et fatal, la mélancolie apparaît pour Adorno comme le sceptre kierkegaardien où la réalité qui serait son royaume est déchue au statut d’emblème. L’attitude esthète par laquelle l’intention philosophique de la connaissance se convertit chez Kierkegaard en esthétique, ne prend son sens qu’une fois extraite la mélancolie comme allégorie. c. Cauchemar du monde profane Saisie dans l’allégorie mélancolique, l’image de l’intérieur bourgeois se matérialise, dans son dépérissement. Les apparences qui y flottent s’épaississent et se pétrifient, ce qui se donnait comme éternel devient archi-historique et un fatras de choses, dont on a oublié l’usage, semble envahir l’espace apparemment si aérien. L’image de l’intérieur rappelle dès lors les allégories du drame baroque allemand du XVIIe siècle, où, soulignait Benjamin, la spiritualité absolue est envahie par le monde profane des objets. Ce monde des objets, dont la tragédie était totalement séparée, « domine au contraire de façon angoissante l’horizon du Trauerspiel »409 : « C’est la fonction de l’érudition, avec son fatras d’annotations, que d’évoquer le cauchemar que les objets matériels font peser sur l’action »410. Envahi d’accessoires, le Trauerspiel matérialisa même dans l’écriture le pendant immatériel des accessoires : « les rêves, les apparitions de spectres, l’épouvante entourant la fin des personnages, créant une nouvelle chape “temporelle” » venant compléter les éléments spatiaux, « dans un cercle plus ou moins rapproché autour de la mort »411. À l’épure tragique telle qu’en rendait compte Lukács répond la densité scripturale, horizontale comme l’écriture, face contre terre, de l’allégorie du Trauerspiel telle que la décrit Benjamin. De même, dans leur matérialisation, les apparences kierkegaardiennes et les symboles qui les enchantaient reconduisent le fatras baroque, manifestant cette fois, en plein XIXe siècle, l’envahissement du monde de la spiritualité absolue par celui de la marchandise. Tout se passe comme si Kierkegaard et le XIXe siècle esthétique tout entier tentaient d’échapper au cauchemar que les objets matériels, l’histoire même, font peser sur non seulement sur l’action, mais son l’homme même, en tant que personne. Dans l’intérieur bourgeois du XIXe siècle, se joue la conjuration des objets profanes dans une spiritualité qui s’absolutise, et n’en retient que l’apparence, pour échapper à leur pouvoir qui est précisément de la transformer elle-même en objet. Mais la spiritualité kierkegaardienne ne s’arrache au cauchemar des objets matériels, de l’histoire elle-même, qu’à un certain degré, esthétique et unilatéralement spirituel, de la conscience. Objectivement, ce retrait dans l’apparence et dans l’esprit est déjà placé sous condition du « fétichisme de la marchandise », c’est-à-dire de l’aliénation des individus dans l’échange marchand. Il s’oppose comme surdétermination de la conscience à son aliénation dans la société. En cela, il ne produit pas du rêve, mais bien plutôt un enfer, celui où se perpétue dans l’apparence la répétition du même : le déni des transformations historiques et la fixation de l’homme dans une atemporalité spirituelle où se sacrifie comme corps. C’est pour cette raison qu’Adorno proteste dans la lettre des 2 et 4 août 1935 contre l’interprétation onirique du XIXe siècle offerte par l’exposé de Benjamin sur les Passages. En saisissant le XIXe siècle à partir de ses rêves et de la nécessité de l’éveil, Benjamin maintient sur le plan de la conscience ce qu’il faut saisir hors d’elle. Car en elle, précisément n’est pas déchiffrée l’époque suivante, l’avenir de la société, mais « l’image 409 W. Benjamin, op. cit., pp. 141-142. Ibid. 411 Ibid. 410 99 dialectique du XIXe siècle comme enfer »412. Et l’enfer signifie l’impossibilité même de cette époque à concevoir la suivante. Ce n’est pas dans le rêve qu’une telle impossibilité peut encore être renversée, c’est au contraire en lui que cette impossibilité se trame. Face à la fantasmagorie marchande qui fait de la marchandise une instance autonome, les individus ne s’émancipent pas par le rêve, ils sont contraints au rêve. Subjectivement, ils sont donc bel et bien des instances oniriques, mais c’est précisément ce qui en fera alors pour Adorno des instances aliénées. Pas plus qu’il n’en constitue l’issue, le rêve ne constitue pour Adorno le reflet inversé du monde de la marchandise ou une image en soi dialectique413 : il ne livre sa teneur d’image dialectique, d’allégorie qu’en tant qu’enfer, c’est-à-dire en tant que spiritualité absolue contrainte à la répétition, et dans cette répétition même, à son propre sacrifice. Adorno fait en quelque sorte ici au Benjamin de l’Exposé la leçon du Benjamin de l’Origine du drame baroque allemand : le rêve ne se déchiffre que comme cauchemar du monde profane. Mais la « médiation » manquante de la physiognomonie benjaminienne qui, de plain pied dans le rêve, ne voit pas en lui l’enfer, est peut-être alors le sujet du rêve, celui-là même qui répond à la forme-marchandise par « le désir et l’angoisse », c’est-à-dire par le corps, et trahit dans le rêve, comme pure spiritualité, à la fois une fuite et un sacrifice. Au contraire, juge Adorno, en maintenant le rêve comme image dialectique, soustraite à la détermination historique et sociale des sujets, « l’image sans classe est antidatée dans le mythe au lieu d’accéder vraiment à la transparence sous forme de fantasmagorie infernale »414. En dépit d’une détermination encore trop vaguede la « catégorie de la marchandise » « pour éclairer le XIXe siècle »415, d’un déficit de précision historico-économique dans le Kierkegaard même, c’est dans ce livre que s’expose avec le plus d’insistance, on va le voir, la connexion décisive qu’il établit entre spiritualité absolue et enfer. Comme l’enfer lui-même, qui, comme enfer de la répétition, est la réplique démoniaque de la nécessité naturelle, la spiritualité absolue subit de part en part une telle contrainte naturelle. C’est précisément en tant que présentations instantanées de ces deux significations apparemment contradictoires – l’esprit pur et la nature aveugle – que l’enfer comme la spiritualité absolue sont des images mythiques. En elles, l’idéalisme kierkegaardien se révèle comme impasse mythique, produisant la raison elle-même comme sa victime sacrificielle. 4. Impasse mythique de l’idéalisme Tandis que l’explication de l’intérieur comme image a permis de mettre au jour la mélancolie comme allégorie centrale de l’œuvre de Kierkegaard à laquelle répond l’image dialectique du 412 CorrAB. p. 120 ; A/B Briefwechsel, 140. Voir ci-dessous notre troisième partie, I, B, 4. L’usage benjaminien de l’dialectique menaçait de relever selon Adorno de la logique d’un « réalisme de pure copie sit venia verbo ». Nous y reviendrons. Notons, pour mémoire, sur la spécificité de l’image dialectique chez Benjamin dans son élaboration en vue d’une critique de la modernité, la mise au point de Gérard Raulet dans Le Caractère destructeur, Esthétique, théologie et politique chez W. Benjamin, Paris, Aubier, 1997 : « Il est manifeste, note l’auteur, qu’en critiquant la technique même de Benjamin, Adorno s’est refusé à voir la connexion entre allégorie et modernité au cœur du projet de Benjamin » (op. cit., p. 180). Lorsqu’Adorno reproche à l’image dialectique benjaminienne un « réalisme de pure copie », sous prétexte qu’elle n’est pas médiatisée par une compréhension de l’ensemble social, il méconnaît le fait que les « images dialectiques » ne devaient prendre sens pour Benjamin que pour autant qu’elles étaient « soustraites au prétendu sens historique », le dispositif critique reposant sur la possibilité même de cette extraction. Le malentendu révèle déjà, en fin de compte, la différence incompressible, en dépit de points communs, de la conception benjaminienne et de la conception adornienne de l’histoire. 414 CorrAB, p. 121 ; A/B, Briefwechsel, 121. 415 Comme il le concède à Benjamin dans la lettre d’août 1935, tout en adressant la même critique à l’Exposé. 413 100 XIXe comme enfer, les catégories philosophiques de son « idéalisme » se révèlent, au-delà des griefs mis en évidence par une critique hégélienne, mythiques. « De même que dans l’“intérieur” métaphorique les intentions de la philosophie de Kierkegaard se croisent, de même l’“intérieur” est en même temps l’espace réel qui libère hors de soi les catégories de la philosophie. »416 En les libérant, il révèle le caractère mythique de ce qui se donnait dans l’immanence pure du spirituel. a. Caractère statique et contradictoire des catégories mythologisées Comme l’indique Adorno dans la conférence de 1932, « les données mythiques fondamentales sont en elles-mêmes contradictoires et se meuvent de façon contradictoire (rappelons le phénomène de l’ambivalence, le ‘sens opposé’ des mots originaires) »417. Dans ces conditions, est mythique ce qui dévoile simultanément des déterminations contradictoires, qui ne fonctionnent pas dialectiquement, et ne peuvent dès lors qu’être figées en image418 et produisent « l’illusion du caractère statique »419 que la critique doit parvenir à dissiper. À chaque fois que les catégories se figent, se matérialisent sans que soient tirées au sein de l’analyse philosophique les conséquences de cet épaississement, cet effet de mythologisation [Mythologisierung420] semble à l’œuvre. C’est pourquoi Adorno critique ultimement les sphères de l’existence elles-mêmes à partir de leur matérialisation en un « raccourci baroque » où la constellation astrologique impose la loi de la nécessité naturelle comme loi de la liberté individuelle, faisant pour ainsi dire « s’écrouler » le ciel étoilé de Kant dans le soi aveugle et renverser sa liberté hors de lui, dans une insondable loi astrale421. Les sphères où s’énonce le déploiement libre de l’existence expriment littéralement le pur fatum. À un stade inférieur de leur élaboration paradoxale, le spiritualisme kierkegaardien peut d’ores et déjà être convoqué comme catégorie mythologique. 416 Kierkegaard, p. 73 ; GS 2, 62. « L’Idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 50 ; GS 1, 363. Nouvelle évocation explicite de Freud. Adorno donne pour exemple le mythe de Cronos où « la force créatrice la plus extrême du dieu est en même temps posée comme identique au fait que c’est lui qui anéantit ses propres créatures, ses enfants » 418 De ce point de vue, la conception platonicienne du mythe, dans laquelle Kierkegaard trouvait d’importantes ressources philosophiques n’est pas paradigmatique de ce caractère contradictoire. Une note d’Adorno lui-même dans la conférence de 1932 renvoie sur ce point à Kierkegaard, Begriff der Ironie, Berlin-Munich, 1929, p. 78, sq : « Le mythique dans les premiers dialogues platoniciens, comme indice d’une spéculation plus riche », in Le Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, Œuvres complètes, t. II, Paris, Éd. de l’Orante, 1975, p. 89 sq. C’est dans les Idées de Platon, poursuit Adorno plutôt que dans ses mythes, que se dévoile en revanche le mythique comme « l’illusion du caractère statique » dont nous avons « à nous débarrasser, si nous voulons arriver à une image concrète de l’histoire de la nature » (art. cit., p. 51). Ce caractère statique, saisi dans les hypostases est dès lors lui-même indice du caractère mythique des Idées qui, pour rester identiques à ellesmêmes, doivent être « inéluctablement transposées parmi les étoiles » (ibid.) Le lien établi chez Kierkegaard entre l’idéalisme et les images astrologiques reproduit historiquement cette connivence mythique du spirituel et de l’astral. On peut se reporter sur ce dans le Kierkegaard aux développements sur la constellation, dont, contrairement aux idées reçues, Adorno ne fait alors nullement un usage benjaminien : la constellation y est comprise dans son sens astrologique, c’est-à-dire mythique et jamais comme une authentique configuration des Idées. Il prend en outre ici totalement ses distances avec la fascination benjaminienne de la préface épistémocritique de l’étude sur le Trauerspiel pour les Idées platoniciennes. 419 Ibid., p. 51; GS 1, 364. 420 Lettre à Kracauer du 1er juillet 1930, A/K, Briefwechsel, BB, 7, p. 229. 421 Kierkegaard, p. 155 ; GS 2, 130 : « La formule kantienne du ciel étoilé au-dessus de nous et de la loi morale en nous apparaît avec les sphères kierkegaardiennes dans un raccourci baroque ; le ciel étoilé s’est écroulé dans le soi aveugle, et la loi de sa liberté s’est transformée dans celle de la nécessité naturelle ». 417 101 b. Spiritualisme En tant que thèse de la suprématie du spirituel sur le physique, le naturel ou même le vivant, « la thèse du spiritualisme »422 est la thèse chrétienne par excellence423, assurant le caractère concevable d’une survie de l’âme post-mortem. Parce que pour lui « le moi naturel » est la « non-vérité »424, Kierkegaard, juge polémiquement Adorno, en est un représentant. En tant que doctrine où se dissipe la dialectique de la nature et de l’esprit, le spiritualisme présente le caractère mythique que l’on retrouve dans sa variante dégradée qu’est le spiritisme. Le spiritualisme fait tourner l’esprit au-dessus de la nature comme le spiritisme fait tourner les tables au-dessus des tapis d’Orient dans l’intérieur bourgeois du XIXe siècle. Ceux qui dialoguent irrationnellement avec les esprits des morts ne font que radicaliser l’irrationalité du spiritualisme dans ce qu’il a de sérieux : la prétendue autonomie de l’esprit par rapport au monde des choses, à commencer par le corps propre, où il semble bien pourtant, assez objectivement, enchaîné. Dans la mesure où « le spiritualisme de Kierkegaard est par-dessus tout hostilité à l’égard de la nature »425, il veut concevoir un individu délesté des caractères qui le lient à la nature. Tandis qu’elle place l’individu en son centre, la philosophie de l’existence se tient à cette conséquence. L’individu dont elle parle « n’est pas l’homme singulier développé dans sa sensibilité ». De fait, « aucune propriété autre que le maigre besoin ne lui est accordée. L’intériorité n’est pas définie par la plénitude »426. L’individu, saisi comme intériorité, s’explique comme être métaphysique, partiellement psychologique, bien plus que comme être physique. Ce qu’il y a de corporel en lui, voire de pulsionnel, est renvoyé à l’extériorité non pertinente : « Le corps n’entre en jeu que sous les espèces de la “signification” de la vérité et de la non-vérité de l’esprit »427. Pour l’existant, qui s’émancipe de tout ce qui fait entrave au paradoxe existentiel qui le constitue métaphysiquement, c’est un « corps spirituel ». Ainsi, dans un passage des Miettes philosophiques, Kierkegaard défend que l’homme éveillé par le Christ fait l’expérience d’une seconde naissance, qui est en tant que passage de la non-vérité à la vérité, passage du non-être à l’être. Avant cet éveil par le Christ, l’individu incarné, héritant dans sa chair du péché originel, est donc conçu comme un non-être. La véritable naissance est une naissance spirituelle. De même que « toute sexualité est exclue de la psychologie érotique »428 dans la rhétorique du séducteur, de même tout corps disparaît dans l’exaltation du Moi. Car la « pruderie » kierkegaardienne ne concerne pas seulement ici le sexe, plus généralement, « le substrat charnel et l’intuition » sont « effacés » de sa philosophie »429. La nature est donc chassée au profit d’une dialectique de part en part spiritualisée. Ni le corps ni la nature n’entrent donc dans la dialectique à l’origine du désespoir tel que Kierkegaard en livre le concept: « la Maladie à la mort n’est pas une dialectique de l’esprit et de la nature – ici l’esprit s’est lui-même divisé en liberté et démonie »430. Pourtant, c’est précisément sous l’aspect de la démonie qu’Adorno retrouve la nature dans le spiritualisme kierkegaardien. 422 Au même moment, Max Horkheimer développe dans Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire (1930) une réflexion philosophique et historique sur le spiritualisme ascétique comme trait de la subjectivité bourgeoise qu’Adorno ne doit pas ignorer. 423 De concert en ce sens avec l’idéalisme platonicien : « Dans le moment platonicien où la conscience a déjà succombé à la tentation de l’idéalisme ; l’esprit, banni du monde et rendu étranger à l’histoire, acquiert le statut d’absolu au prix de ce qui est vivant ». « L’idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 51; GS 1, 363. 424 Kierkegaard, p. 90 ; GS 2, 76. 425 Op. cit., p. 92 ; GS 2, 77-78. 426 Op. cit., p. 89 ; GS 2, 75. 427 Op. cit., p. 91 ; GS 2, 76. 428 Ibid. 429 Op. cit., p. 90 ; GS 2, 75. 430 Op. cit., p. 91 ; GS 2, 76. 102 L’idée de « démonie », rarement définie et pourtant omniprésente dans les textes d’Adorno est directement empruntée à Goethe. C’est Benjamin le premier qui y fait longuement référence dans son essai sur les Affinités électives431. Le « grossier mégalithe » du concept de « démonique » est l’expression goethéenne de l’« insaisissable expérience de l’ambiguïté de la nature »432 . Chez Goethe, il est la nature comme irrationalité sans malveillance qui peut pourtant jeter des sorts, et dont il faut se sauver alors même qu’elle est partout. Il intervient, transformé, chez Benjamin comme chez Adorno à chaque fois que la créature subit la contrainte de la nature sous l’apparence de l’esprit, la force contraignante de ce qui aveugle sous l’apparence de la pacification. Mais tandis que chez Goethe est maintenu un rapport de fascination à cette instance irrationnelle –– dont il faut se sauver mais « qui se plaît dans l’impossible »433 et qui est donc en un sens également stimulante pour l’artiste Goethe – Benjamin et Adorno y reconnaissent toujours une puissance d’aveuglement. Le démonique, comme nature mutique, à la fois animée et morte, ne prend tout son sens que comme puissance mythique, qui exerce sur les êtres cultivés un charme que leur culture ne peut déjouer puisqu’il ne procède justement que d’elle434. Chez Kierkegaard, faute d’un concept de démonie, est déployé celui, théologique, du démoniaque. Pour Adorno qui comprend la démonie à l’œuvre dans le spiritualisme kierkegaardien comme hégémonie de la nature dans l’apparence du pur esprit, le fait que « là où Kierkegaard aperçoit le caractère mythique du pur esprit, il le nomme démoniaque »435 révèle dans l’expression ce que la catégorie philosophique dissimulait. c. Le démoniaque 431 W. Benjamin, « Essai sur les Affinités électives de Goethe », in Œuvres I, op.cit., p. 314. Le développement du texte sur la démonie sera republié par Benjamin en mai-juin 1937 dans les Cahiers du Sud, n° 194, sous le titre « L’Angoisse mythique chez Goethe ». 432 Dans son essai de 1918, Benjamin cite in extenso un extrait éloquent de Fiction et Vérité : « À mesure que je racontais ma vie, on a pu voir, de façon circonstanciée, de quelle façon enfant, adolescent, jeune homme, l’auteur, par des moyens divers, a tenté d’approcher le domaine qui est au-delà des sens [...]. Il crut découvrir dans la nature, celle qui vit et qui est morte, l’animée et l’inanimée, quelque chose qui ne se manifestait qu’à travers des contradictions, et qu’on ne pouvait, par conséquent, traduire ni en concepts ni, moins encore, en mots. Cette réalité n’était pas divine, car elle semblait irrationnelle ; elle n’était pas humaine, car il lui manquait l’entendement, pas diabolique non plus, car elle faisait du bien, ni angélique cependant, puisqu’on trouvait en elle une certaine joie maligne. Elle ressemblait au hasard, car elle ignorait la logique ; elle tenait de la providence, puisqu’elle suggérait des connexions. Tout ce qui nous limite, il paraissait qu’elle pût le franchir ; on eût dit qu’elle disposât librement de ce qui est nécessaire à notre existence ; elle contractait le temps et dilatait l’espace. Dans l’impossible seul elle semblait se plaire et c’est avec mépris qu’elle semblait rejeter loin d’elle le possible. – Cette essence, qui semblait pénétrer entre toutes les autres réalités, les séparer et les unir, je la nommai démonique, à l’exemple des Anciens et de ceux qui avaient perçu quelque chose d’analogue. De cette terrible essence, je tentai de me sauver » (J.W. Goethe, Fiction et vérité, trad. fr. de P. Colombier, Paris, Aubier, 1941, IV, p. 20). 433 J. W. Goethe, Ibid. 434 C’est précisément la « teneur de vérité » que le critique Benjamin dégage de son analyse des Affinités électives. Si mythique est le calme mutique qui s’associe à la « nature maléfique » du lac : « comme élément chaotique de la vie, l’eau ne menace point ici en flux sauvage qui engloutirait l’homme, mais dans le calme énigmatique qui le laisse aller à sa perte » (Œuvres I, op. cit., p. 286). Le mythique se présente ici comme l’oubli de la possibilité du salut. Le lac qui tait cette possibilité, la retenant captive, comme un secret, n’est plus nature. La puissance mythique de ce secret ne tient pas au fait que les protagonistes sont des personnages naturels ; en vérité, « c’est de culture surtout que font ici preuve les intimes » (op. cit., p. 283). « C’est au niveau de la culture qu’ils sont, quant à eux, soumis aux forces que la culture prétend avoir vaincues, bien qu’elle puisse se révéler impuissante à les dominer. Elles leur ont laissé le sens des convenances, non de la morale. Il ne s’agit pas ici de juger leur conduite, mais leur langage. Doués de sentiment mais sourds ; doués de vision mais muets ; ainsi vontils leur chemin. Sourds devant Dieu et muets devant le monde » (op. cit., p. 289). 435 Kierkegaard, p. 97; GS 2, 82. 103 Dans le Concept d’angoisse, « le démoniaque » est défini comme « ce qui est reclus en soimême et qui est révélé malgré soi »436. Rompant avec le catéchisme du démoniaque qui s’incarne dans la figure mythique du Diable, Kierkegaard procède à « l’immigration de la nature mythique dans l’intériorité spirituelle »437. « Il n’est guère utile de faire du démoniaque un épouvantail, de trembler d’horreur à sa vue et puis de l’ignorer, puisqu’il y a bien des siècles qu’il ne s’est plus montré dans le monde ; une telle manière de l’envisager est une grande stupidité, car il n’a peut-être jamais été aussi répandu de nos jours : sauf qu’à l’heure actuelle, il se montre surtout dans les sphères de l’esprit. »438 Conçu dans sa nature proprement spirituelle, et non comme épouvantail brandi puis oublié, le Diable est celui qui est « seulement esprit et, par là, conscience absolue et absolue transparence »439 : il est la figure de cette liberté « qui saisit l’évènement archi-historique du péché originel lui-même comme un acte de liberté »440. En tant qu’ange, le Diable est la figure dans laquelle est éprouvée l’absolue ressemblance à Dieu : à ce détail près que c’est un ange déchu, que le choix du péché fait plonger dans le démoniaque. Mais ce n’est pas le contenu du choix qui est cause de ce basculement, mais le choix lui-même, élevé à l’affirmation pure d’un Soi qui veut être tout : ainsi note Kierkegaard, « le démoniaque ne se renferme pas avec quelque chose, mais se renferme en lui-même ; et c’est là le sens profond de l’existence que la non-liberté se constitue elle-même comme prisonnière »441. Reclus en lui-même dans l’absolue conscience, le Diable est celui qui retient la non-liberté prisonnière, c’est-à-dire celui qui radicalise l’affirmation de la vérité subjective contre et en dépit de la vérité ontologique de Dieu, par laquelle est pourtant limitée sa liberté. Le Diable est celui qui nie la non-liberté : c’est pourquoi l’expression de son désespoir, qui est selon Kierkegaard, le désespoir le plus intense « parce qu’en lui il n’y a pas d’obscurité, pas d’excuse pour atténuer le désespoir », « est le défi le plus absolu »442. C’est pourquoi cette non-liberté est elle-même « un phénomène de la liberté et ne doit pas être expliquée par des catégories de la nature »443. Le démoniaque, en tant que figure absolument spirituelle – autonome dans sa méchanceté, comme l’avait montré Kant444, contrairement à toute méchanceté incarnée dont les sources sont toujours hétéronomes – n’est pas l’effet d’une dialectique de l’esprit et de la nature, mais de l’esprit renfermé en soi-même défiant la transcendance de la vérité divine. Il manifeste avant tout l’aveuglement avec lequel l’esprit autonome s’imagine absolu. Mais en attribuant au pur esprit démoniaque « le caractère mythique », Adorno confère au démoniaque un caractère dont Kierkegaard voulait précisément le distinguer. Car la reconnaissance d’un tel caractère mythique serait la reconnaissance d’un surgissement de la nature que le théologien du démoniaque avait clairement exclu. Reste que, pour Adorno, la « protestation théologique » qui veut, chez lui, « par la pure et simple affirmation […] séparer la démonie de la nature », ne suffit pas « pour séparer la pure intériorité du mythique »445. Le démoniaque, en tant que pur esprit est ainsi renvoyé au mythique lui-même et donc à la nature : il désigne en tant qu’expression d’un esprit qui se veut fallacieusement absolu, la chute de l’idéalisme lui-même dans le mythique là où il s’en est cru émancipé. Dans ces 436 S. Kierkegaard, O.C., VII, Op. cit., p. 220. Kierkegaard, p. 97; GS 2, 82. 438 S. Kierkegaard, O.C., VII, op. cit., p. 232. 439 S. Kierkegaard, La Maladie à la mort, O.C., XVI, op. cit., p. 193. 440 Kierkegaard, p. 98; GS 2, 83. 441 S. Kierkegaard, O.C., VII, Op. cit., p. 221. 442 La Maladie à la mort, op. cit., p. 193 443 O.C., VII, op. cit., p. 231. 444 E. Kant, Sur le Mal Radical, tr. fr. de F. Gain, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2001. 445 Kierkegaard, p. 98; GS 2, 83. 437 104 conditions, « la souveraineté de l’esprit » est le démoniaque même dans l’interprétation adornienne, et retourne allégoriquement, au statut mythique de la figure du Diable épouvantail dont Kierkegaard daubait la stupidité446. On relève que la critique adornienne du spiritualisme kierkegaardien – qui culmine ici dans la démonie – ne s’effectue pas au nom du naturalisme qui en serait l’antithèse mais en des termes hégéliens, à partir de la critique dialectique du spiritualisme comme dissipation de la dialectique de la nature et de l’esprit. Mais tandis que chez Hegel une telle dissipation vouait la doctrine spiritualiste à l’unilatéralité, elle la voue chez Adorno, appliquée à travers Kierkegaard à l’échelle de l’histoire de l’idéalisme tout entier, au mythique. d. Sacrificium intellectus Nécessairement insoluble dans le mutisme figé où se maintient en lui la contradiction, le mythe implique la victime sacrificielle. Comme la contrainte mythique se confirme dans les Affinités électives, lorsque Ottilie se suicide pour expier une faute dont elle n’est pas coupable, l’absolutisation kierkegaardienne de la subjectivité ne confirmera son caractère mythique que dans la découverte d’une victime sacrificielle. Or, force est de constater que « le dernier mot de la dialectique existentiale est la mort et c’est avec raison que Heidegger interprète l’existence kierkegaardienne comme être pour la mort, même si Kierkegaard rejette un tel être comme désespoir »447. Pour avoir radicalisé l’autorité de l’immanence subjective, au-delà même de la philosophie de l’identité de l’idéalisme spéculatif, Kierkegaard se tient véritablement sur le « point d’Archimède [der Punkt…als der archimedische] de l’idéalisme systématique : le droit de la pensée, en tant qu’elle est sa propre loi, de fonder la réalité »448. Mais si « nulle part la revendication du droit de la conscience n’est poussée aussi loin, nulle part elle n’est déniée aussi complètement que dans le sacrifice de la conscience en tant qu’accomplissement de la réconciliation ontologique »449. Car celle-ci, alors même que le système de l’existence s’en défie constamment, a lieu dans la thématisation de la sphère religieuse : « Avec une dimension véritablement pascalienne, la dialectique de Kierkegaard oscille entre la négation de la conscience et son suprême droit »450. Son droit qui pour Adorno se déploie précisément dans la sphère éthique que la sphère religieuse balaie chez Kierkegaard si hâtivement, tandis que précisément, « dans son éthique, la vie humaine se défend, dans l’impuissance, contre la destruction sacrificielle [opfernde Vernichtung] »451. La personne incarnée qui seule peut faire un choix, reconnue dans le moment éthique, est balayée dans le saut qualitatif, dont la dialectique ne rend pas compte, vers le religieux. En lui, la dialectique immanente elle-même se dissout et la raison individuelle se sacrifie. La saisie spontanée de la transcendance de la foi ne s’opère que dans le sacrifice de l’être subjectif. Ce sacrificium intellectus rapproche Kierkegaard de la gnose – « à laquelle le protestant Kierkegaard s’oppose par ailleurs passionnément » concède Adorno – dans sa mystification de la connaissance même452 pour ce que chez lui, « le sacrifice de la conscience est accompli selon ses propres catégories, rationnellement »453. C’est la conscience du « scandale » qui pèse sur la créature jusqu’à ce 446 Op. cit, p. 99 ; GS 2, 84. Op. cit., p. 141; GS 2, 119. 448 Op. cit., p. 180; GS 2, 152. 449 Ibid. 450 Op. cit., p. 187; GS 2, 157. 451 Ibid. 452 L’idéal gnostique de la connaissance du mystère renvoie la connaissance elle-même à un mystère et nie la rationalité de la connaissance. 453 Op. cit., p. 191; GS 2, 161. 447 105 qu’elle cède en sacrifiant par la raison sa raison. Comme le désespoir du stade éthique est la maladie à la mort, cette morbidité s’accomplit finalement dans « la pulsion à l’éradication du soi et à la destruction » qui « fait retour dans la “conscience à son sommet”, dans l’absolue spiritualité »454. Au comble de sa spiritualisation où il devait s’affirmer dans son absoluité, l’Individu renonce à lui-même et à sa raison. Est-ce à dire qu’une pensée de l’existence « tronquée » de la sphère religieuse où elle culmine chez Kierkegaard serait prémunie d’une telle disposition sacrificielle ? Adorno ne le croit pas qui d’une part observe une même morbidité dans l’être-pour-la-mort heideggérien et d’autre part souligne la « falsification » qu’introduit quoi qu’il en soit le fait de tronquer l’ensemble de la sphère religieuse455. Mais outre que la « projection » d’une sphère dans l’autre est impossible sans déformation, le fait que chez Kierkegaard se maintienne le religieux, loin d’apparaître comme une excroissance dispensable de son « système de l’existence » en confirme pour Adorno l’appartenance tragique au destin de l’idéalisme, qui pris dans l’impasse historique de sa propre incapacité à connaître le monde s’est lui-même mystifié puis sacrifié dans le mystère. « Le “saut” dans la transcendance, qui demeure inauthentique, sans contenu, lui-même un acte de pensée subjectif, et qui trouve sa détermination la plus haute dans le paradoxe selon lequel l’esprit subjectif doit ici nécessairement se sacrifier lui-même et retient pour cela une foi dont les contenus, contingents pour la subjectivité, ne sont issus que de la parole biblique. »456 Ce constat, synthétisé dans ces lignes de la conférence de 1931 sur l’ « Actualité de la philosophie », saisit la foi kierkegaardienne comme un basculement en deçà de la raison. Du moins est-ce comme espoir457 et non comme désespoir que cette foi peut elle-même être sauvée dans le Kierkegaard. Reste que, au sein de cette intériorité dans les profondeurs de laquelle Kierkegaard veut dépasser l’idéalisme par ses propres moyens, il n’y a que la parole biblique et non pas la philosophie qui donne son sens au saut. Du point de vue proprement philosophique, si cette parole biblique ne peut plus être invoquée, c’est dans une impasse que Kierkegaard attire l’idéalisme tout entier. Mais cette impasse est intrinsèquement entraînée par les apories de l’idéalisme lui-même : dès lors, la tentative et, pour Adorno, l’échec de Kierkegaard en figurent l’impasse historique. Si non seulement par sa dialectique immanente, « Kierkegaard n’a donc pas “surmonté” [überwunden] le système hégélien de l’identité », il est encore « placé dans ce schéma » « par la véritable histoire »458 et surgit dans l’histoire philosophique elle-même comme sa victime sacrificielle. Avec Kierkegaard, l’idéalisme est donc poussé dans ses derniers retranchements : le sujet s’y sacrifie finalement en faisant l’épreuve de sa toute puissance. Néanmoins, en exhibant malgré lui cette contradiction, le penseur subjectif a réservé pour la pensée une dose d’« explosif matérialiste »459 capable de dynamiter l’immanence close. Dans sa tournure extrême, la pensée de l’existence a le mérite d’accomplir l’idéalisme jusqu’à un point de non retour qui en exhibe le caractère mythique. Tout en en radicalisant l’impasse, Kierkegaard incarne l’ultime tentative, la plus audacieuse et la plus significative, pour en sortir par le sujet. C’est finalement sa psychologie qui l’arrache à la démonie de sa dialectique immanente et permet, de l’intérieur, d’éprouver le poids historique de l’idéalisme, et en l’éprouvant, d’en soulever la 454 Ibid. Op. cit., pp. 174-175; GS 2, 146. 456 « L’actualité…», art. cit., p. 11-12 ; GS 1, 330. 457 C’est néanmoins avant tout à la fantaisie, promesse de réconciliation dans les images, en deçà des œuvres d’art, que l’espoir reste lié. Voir le dernier chapitre du Kierkegaard, « Construction de l’esthétique », pp. 231232 ; GS 2, 195. 458 Kierkegaard, p. 58 ; GS 2, 49. 459 Op. cit., p. 69; GS 2, 59. 455 106 masse. On va voir comment, à partir du « retournement de la mélancolie » kierkegaardienne, Adorno saisit chez Kierkegaard « les affects en tant que chiffres » comme se portant « garants de la vérité occultée » quoiqu’ils « appartiennent eux-mêmes à la pure subjectivité en mouvement »460. 5. « Ponderación » a. Retournement de la mélancolie L’impasse mythique de l’idéalisme kierkegaardien révèle un condamné qui a perdu le monde. Dès lors, la mélancolie dans laquelle se cristallisait l’œuvre remonte à la surface comme affect où perce quelque chose de la vérité. Si la mélancolie est un sentiment esthétique – elle vit dans un monde d’apparence –, une humeur hippocratique – elle fait, face à elles, l’épreuve du dégoût –, elle désigne du point de vue psychologique, un affect, au sens concret de ce qui affecte, c’est-à-dire d’une souffrance. Dans sa thématisation baroque, elle est décrite comme deuil. Tandis que s’indifférencient en elle le naturel et l’historique, elle oriente nécessairement au-delà des apparences qui suscitent son écœurement. En cela, juge Adorno, y cernant un retournement décisif, elle est « élan vers une ontologie transcendante »461. Dans la mélancolie que Kierkegaard rapporte en « psychologue », l’intériorité établit donc un combat avec elle-même. Elle s’endeuille face aux apparences dont elle perce à jour le dépérissement. Elle s’arrache ainsi négativement, par l’affect du deuil, que l’espoir, pour Adorno, peut convertir en nostalgie, à l’immanence des apparences mythiques. Sur le modèle d’une dialectique déjà négative, la mélancolie est l’affect d’une créature qui se souvient encore du monde perdu. Alors même que Kierkegaard ne la convoque qu’à titre de métaphore, sans lui donner le poids d’un concept existentiel, pour son exégète « l’intention de la métaphore est l’intention ontologique »462. C’est ici, dans ses formulations impures que, plus que jamais, « la psychologie des affects veut, avec l’être humain éternel et authentique, convoquer le sens qui s’est perdu dans l’histoire »463. Face à elle, ressurgit finalement cette extériorité que l’existence a bannie, par un effet de « ponderación misteriosa »464, selon l’expression que Benjamin emprunta à Calderón. Ce contrepoids mystérieux offre soudain, quoique dans une révélation morbide465, à la subjectivité mélancolique, la « sobriété du concret »466. Par elle, l’affect kierkegaardien apparaît finalement comme le souvenir de la réalité par où l’habitant de l’intérieur pourrait peut-être s’échapper de sa prison. 460 Op. cit., p. 201; GS 2, 170. Op. cit., p. 54; GS 2, 45. 462 Op. cit., p. 105; GS 2, 89. 463 Op. cit., p. 49; GS 2, 41. 464 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op, cit., pp. 252-253. 465 Car « c’est là le noyau de la vision allégorique, de l’exposition baroque de l’histoire comme histoire des souffrances du monde ; elle n’a de signification que dans les stations de sa décadence. Autant de sens, autant d’emprise de la mort, parce que la mort enfouit au plus profond la ligne de démarcation brisée qui sépare la physis et la signification. Mais si la nature a de tout temps été gouvernée par la mort, elle a toujours été allégorique. » Op. cit., pp. 178-179. 466 Op. cit., pp. 252-253. 461 107 b. Présentation de la vérité C’est précisément d’un tel pouvoir d’émancipation qu’Adorno l’investit, lorsqu’il retourne finalement la basse extraction à la fois naturaliste et esthétisée de la mélancolie en ressort fondamental de sa portée métaphysique. « C’est dans la mélancolie que la vérité a sa présentation et le mouvement de la mélancolie [Schwermut] est le mouvement en vue du salut du “sens” perdu. C’est assurément un véritable mouvement dialectique. Car si la vérité a sa présentation dans la mélancolie, cette présentation n’est pourtant pour la pure intériorité que présentation de l’apparence. La vérité est en elle pure imagination »467. En se heurtant douloureusement au miroitement de ses représentations, la mélancolie présente la vérité, à la faveur non pas d’un saut qui l’arracherait à son origine esthétique mais d’une considération de l’apparence susceptible d’orienter le regard au-delà d’elle, faisant de l’apparence non le medium d’un aveuglement mythique mais de l’« imagination de la vérité ». c. Tristesse archi-historique En concédant cette part émancipatrice à la mélancolie comme affect, Adorno concède à Kracauer – contre Heidegger et son analytique de l’angoisse – le sens dialectique de la subjectivité affectée. Mais tandis que, comme l’« aspiration » dans L’Âme et les Formes de Lukács, la tristesse chez Kracauer tenait lieu d’expérience vécue métaphysique, fondement de l’hypothèse émancipatrice d’une surréalité, la mélancolie telle que la construit Adorno chez Kierkegaard n’est pas un médium de l’expérience, mais au contraire le chiffre de l’impossibilité historique de l’expérience. C’est pourquoi la tristesse ne conserve son sens critique que pour autant qu’elle est comprise comme affect archi-historique, c’est-à-dire comme mélancolie. L’individu – que Kracauer certes n’absolutisait pas – ne peut faire de sa tristesse une attitude prétendant à une signification infra-subjective, car l’intuition adornienne est bien plutôt qu’un tel individu est figé lui-même en allégorie mélancolique, devenant luimême cet « archi-paysage pétrifié » dont parlait Benjamin. Aussi bien, la mélancolie est-elle l’expression matérielle de ce que la tristesse n’exprimait que subjectivement : la perte de la réalité. Mais ce que veut montrer Adorno, c’est que loin de pouvoir être reconquise à partir de l’existence, la réalité est au contraire sacrifiée dans la pensée qui en fait son lieu absolu, comme intérieur. Si la mélancolie est l’allégorie du système de l’existence, ce n’est pas parce que l’individu Kierkegaard était une figure mélancolique, mais parce que sa figure historique est devenue tête de mort. * Soumettant à une critique essentiellement hégélienne les catégories kierkegaardiennes qui se rassemblent dans la revendication de l’« intérieur », Adorno les replace sous l’éclairage d’un idéalisme tardif, esthétisant et romantique. Quoique l’aspiration hégélienne à une unité de la subjectivité et du monde dans une totalité à la fois surplombante et réconciliée avec ce qu’elle comprend, ait été abandonnée par Kierkegaard, Adorno montre qu’elle est chez lui involontairement reconduite – mais sans objet – dans l’immanence fermée sur elle-même de l’intérieur subjectif. Par là, il fait de Kierkegaard un idéaliste, dont la situation existentielle « atemporelle » est retournée par la critique en situation historique. La figure historique de Kierkegaard s’esquisse alors comme celle de l’« habitant » mélancolique d’un intérieur sans 467 Kierkegaard, p. 105; GS 2, 88. 108 extérieur. Matérialisé en « intérieur bourgeois du XIXe siècle », cet « intérieur » interprété littéralement, révèle une situation d’emprisonnement de la subjectivité au sein d’une philosophie précisément construite contre la clôture du système hégélien. En déterminant la mélancolie comme affect fondamental du « prisonnier » exprimant l’allégorie centrale de la philosophie de Kierkegaard, Adorno opère en ce sens le dévoilement systématique de la manière dont sa pensée de l’« intérieur » accomplit la perte des choses. Et tandis que la perte de la réalité s’avère fatale pour l’habitant de l’intérieur, les catégories qui voilent ce destin se mythologisent. En s’efforçant de dégager la dialectique à l’œuvre entre la nature et l’esprit dans les images mythiques où se sont figées les catégories, Adorno inaugure son entreprise, qui restera constante, de « démythologisation » des contenus philosophiques. Le contenu philosophique éminent qu’il s’agit de dialectiser et d’arracher à toute « illusion de caractère statique » est l’idéalisme même. Avec la critique de Kierkegaard, Adorno établit l’amorce décisive d’une critique qu’il poursuit, mais cette fois contre Hegel et non avec lui jusqu’à la Dialectique négative. Pour l’heure, il s’agit maintenant de s’évader du système de l’existence qui ne conduit qu’à une impasse mythique, en tenant pour démontré que ce système lui-même vole nécessairement en éclats dans l’absence d’objets. Car si ultimement la mélancolie se retourne comme imagination de l’extériorité, offrant une clé pour en sortir, seule une critique matérialiste de tout subjectivisme rendra cette simple possibilité effective. *** 109 CONCLUSION DE LA TOPIQUE Notre étude des lieux a mis en perspective le lieu intérieur kierkegaardien avec le lieu transcendantal sans abri de Lukács et le hall d’hôtel vide de Kracauer. On a vu que d’un lieu à l’autre, se déterminaient les coordonnées fondamentales dans lesquelles Adorno devait inscrire son propre lieu critique. En tant qu’auteurs d’ouvrages de critique esthétique, voire de théorie des genres, Lukács et Kracauer associaient leurs lieux à la situation d’un sujet. D’un lieu à l’autre, ce sujet change de figure, sujet lyrique esseulé, individu problématique, c’est un ego transcendantal kantien dans le hall d’hôtel. Avec Adorno, dans l’intérieur bourgeois du XIXe siècle, c’est un soi idéaliste, prisonnier des apparences. Mais le lieu n’est plus un espace hors de lui, où il pourrait se perdre, c’est son lieu intérieur, sans extérieur et sans objet. En choisissant d’explorer l’« intérieur » d’un tel sujet, tel qu’il s’est affirmé dans la philosophie kierkegaardienne un peu moins d’un siècle plus tôt, Adorno retourne la perspective des ses aînés et rompt avec tous les jalons existentialistes qu’il avait hérité d’eux. Au pathos de la subjectivité moderne, il substitue l’allégorie mélancolique, autrement dit, la « tête de mort » du sujet kierkegaardien. On est loin, après cette plongée dans l’intimité du Soi d’où Adorno ne rapporte que l’image d’un ossuaire « enchanté » dans les apparences, de la grande ville simmelienne révélée comme lieu moderne. De Simmel à Adorno, l’appréhension topique de la modernité est maintenue. Mais relèvera-t-on, en s’autorisant ce mouvement de recul, selon une perspective qui, de l’un à l’autre, s’avère tout à fait inversée, et ce à un double titre. Premièrement, tandis que chez Simmel, on progressait de l’extériorité citadine jusqu’à l’expérience vécue, où l’intériorité, perdue, cherchait à se retrouver à la surface des phénomènes, on commence chez Adorno par l’intériorité bourgeoise, lieu de l’intimité subjective, à partir de laquelle l’extérieur ne semble plus pouvoir être rejoint. Deuxièmement, l’explication de la Modernité n’est plus recherchée à partir de manifestations de la vie moderne, que Baudelaire voyait « saisie au vol » chez Constantin Guys : elle commence ici par la mise en évidence de ce que la Modernité renvoie dans l’archaïque, de ce que « le rythme historique a fait chuter dans le silence » et qui ne peut donc plus, aujourd’hui être restauré. Bref, elle commence, de façon remarquable par une théorie du XIXe siècle468. Si, comme il le confie à Benjamin dans sa lettre datée du 5 avril 1934, Adorno a « le pressentiment de l’historicité principielle, catégorielle, de l’archaïsme : non comme étant le plus ancien historiquement, mais comme découlant d’abord de la loi la plus intérieure du temps », la tête de mort kierkegaardienne, rendue archaïque comme allégorie mélancolique, loin de signifier le retour mythique de l’origine sur l’affirmation historique de l’individu doit elle-même pouvoir être expliquée historiquement. La question de savoir pourquoi les Lumières ont pu conduire dans leurs linéaments tardifs à ce sacrifice mythique du Soi, absolument contraire à l’autonomisation heureuse qu’elles promettaient, se pose déjà ici. En tant qu’effort de reconstruction historique d’un tel sacrifice, la Dialectique de la Raison, rendra en ce sens justice à la « figure historique de Kierkegaard » – même si elle ne la convoque pas explicitement. Car de fait, c’est dans cette « figure », que, dix ans plus tôt, et c’est ce qu’on a tenté de montrer, Adorno a vu périr l’individu. 468 C’est également le geste benjaminien qui fait de l’étude sur le Trauerspiel un travail sur la modernité à partir d’une forme du XVIIe siècle. 110 Deuxième partie Critique esthétique Configuration « Notre époque nous rappelle avec force la décomposition de la cité grecque : tout demeure mais personne n’y croit plus. Le lien spirituel invisible, qui donne légitimité et tenue à ce qui demeure, a disparu et ainsi notre époque est en même temps comique et tragique ; tragique parce qu’elle périt, comique parce qu’elle demeure. » S. Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques469 469 S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, in O.C., XI, Op. cit., p. 55. Cité par Adorno dans Kierkegaard. 111 112 INSPECTION DES RUINES Fantômes Véritable lieu de répulsion de la démarche adornienne, l’enceinte étouffante de l’intériorité kierkegaardienne est ancrée dans un XIXe siècle censément révolu. Mais dans son impasse, le projet kierkegaardien qui resurgit au début du XXe siècle pour beaucoup comme une planche de salut, n’a pas éreinté jusqu’au bout l’idéalisme traditionnel de la philosophie. Il alimente plutôt tous les nouveaux projets de restaurations romantiques qui, à contre-courant du présent intellectuel qui s’impose, entretiennent les vieilles images d’Épinal de l’individualité sûre d’elle-même dans lesquelles la bourgeoisie avait pu contempler son idéal d’humanité. Esthétiquement, c’est l’avènement du kitsch où – comme l’affirmait déjà Kierkegaard à propos du XIXe siècle – « tout demeure mais personne n’y croit plus »470. Tout se passe de ce point de vue comme si, même après la Grande guerre, le XIXe siècle n’en finissait pas de mourir ; en musique, où le néoromantisme entretient l’exaltation d’une subjectivité désuète, comme en philosophie, où on cherche dans les vécus les moyens d’une résistance à l’assujettissement de la pensée à un paradigme purement scientifique. On pourrait dire que dans la perspective adornienne, l’époque, au lieu de « rêver la suivante », comme l’écrit Benjamin dans Le Livre des Passages au sujet du Paris du XIXe siècle, persiste au contraire à rêver la précédente comme s’il s’agissait de sa propre réalité. Là où d’autres s’apitoient sur un monde que l’esprit semble avoir déserté, Adorno entend avant tout déjouer l’illusion de la subjectivité qui reste. Après l’effondrement de son « abri transcendantal »471, l’individualité qui avait cru lui survivre, s’est elle-même figée en une image mythique, archi-historique, bref en une image du passé. Adorno la prend pour ce qu’elle est désormais : une survivance résiduelle. Une fois observé au plus près son apogée mélancolique, dans la figure historique de Kierkegaard, il s’agit maintenant de chasser le fantôme. Car cette instance fantasmagorique qui survit irrationnellement à sa propre mort, continue de hanter à la fois l’art, prisonnier du romantisme, et la philosophie, à l’idéalisme larvé. En se maintenant comme un leurre, elle les expose tous deux à une commune liquidation. En effet, telle est l’alternative à laquelle l’époque nous confronte en vérité : soit le subjectivisme romantique est dépassé, soit art et philosophie seront liquidés ensemble. Désagrégation des formes À quelle condition cette menace a-t-elle un sens ? En quoi le subjectivisme devrait-il conduire à la liquidation de ce qui, après tout, est œuvre de l’esprit et dès lors peu ou prou, de la subjectivité ? C’est que l’art, défendra invariablement Adorno, comme la philosophie – ce qui est plus admis – ne sont pas des branches plus ou moins élaborées de l’expression subjective où l’esprit rassemble ses dernières forces dans le déni du cours objectif du monde. Art et 470 S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, in O.C., XI, op. cit., p. 55. 471 Voir plus haut le développement sur Lukács et l’idée de « condition transcendantale sans abri » [« transzendentale Obdachlosigkeit »]. 113 philosophie prétendent à la vérité472. Pas plus que la philosophie, l’art ne se satisfait par conséquent de ce que Hegel qualifiait d’ « unilatéralité subjective ». Il faut donc ancrer cette vérité même à laquelle ils prétendent ailleurs que dans la pure épiphanie kierkegaardienne de l’individualité. Une conception affadie de l’art comme divertissement expressif – à laquelle l’art musical semble particulièrement vulnérable – pourrait laisser croire qu’il peut cependant mieux s’accommoder que la philosophie elle-même de la perte de tous repères transcendantaux. Pour Adorno, qui confère aussi bien à l’art qu’à la philosophie le tranchant de la vérité, cette perte place en fait le premier, au même titre que la seconde, en situation de crise de légitimité. Face au triomphe du modèle scientifique de la vérité et tandis que la société rationalisée dégrade à nouveau l’art au statut d’ornement – un statut dont le romantisme lui-même l’avait émancipé – la vérité artistique se trouve relativisée. Plus intrinsèquement encore, la fragmentation du monde fragmente également les « formes », privant leur unité de toute nécessité objective, comme Lukács l’avait montré dans la Théorie du roman. « Pour [les] formes, il n’y a plus de totalité qu’elles auraient seulement à assumer. Aussi fautil, ou bien qu’elles rétrécissent et volatilisent ce à quoi elles doivent donner forme, de façon à pouvoir le porter, ou bien qu’elles mettent en lumière d’une manière critique l’impossibilité de réaliser leur objet nécessaire et le néant interne du seul possible, introduisant ainsi dans l’univers des formes l’incohérence structurelle du monde. »473 Quand, dans sa conférence de 1931 sur « L’Actualité de la philosophie », le jeune conférencier décrit l’expérience moderne de la « désagrégation » de l’ « adéquation de la pensée à l’être comme totalité »474, il glose littéralement – en allant jusqu’à épouser sa métaphorique – le texte lukácsien475. Ce que Lukács formulait en 1917 dans le cadre « restreint » de la critique esthétique se trouve explicitement extrapolé à la situation philosophique elle-même. Le constat de la fragmentation des formes esthétiques due à l’explosion du monde clos, s’applique mutatis mutandis à la forme unifiante du système philosophique. Toute tentative d’unification spirituelle du monde est confrontée désormais à son « incohérence structurelle ». Le point est maintenant de signifier avec insistance qu’aucune projection subjective, aucune intention, aucun projet existentiel, si puissants soitils, ne pourront y remédier. Ceux qui entretiennent une telle illusion happent nécessairement l’art et la philosophie vers un subjectivisme qui ne peut que les perdre. Le néoromantisme a tort en art, l’existentialisme a tort en philosophie. C’est contre eux qu’avec un esprit polémique corrosif Adorno érige sa conception de l’art et de la philosophie. De fait, avec la Modernité, quelque chose à eu lieu qui ne tient pas qu’à la succession miroitante des « visions du monde », la culture s’est raidie, les œuvres se sont tues, l’esprit n’est plus de connivence avec ses œuvres : quelque chose est posé en face de lui qui lui résiste et lui oppose, dans son royaume déserté, un ultime objet, mutique, sa propre histoire faite nature, qu’il devra, telle est sa tâche actuelle et imposante, parvenir à faire parler. Le premier objet du matérialisme adornien, la musique, exprime d’entrée de jeu ce que ce mutisme a de contradictoire et de tragique. Les œuvres musicale elles-mêmes, sonores, par excellence, se sont tues. C’est de leur retour vers la matière que procède le matérialisme adornien qui n’est 472 Adorno, nous y reviendrons, rejoint sur ce point la thèse hégélienne de l’art comme un moment de la vérité, mais contrairement à Hegel, il conçoit une telle prétention à la vérité au-delà du moment où Hegel avait cherché à l’enclore. 473 G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 30. 474 Ibid. 475 Dans ces lignes résonnent en effet à dessein les métaphores de la Théorie du roman où le jeune Lukács avait montré que seul le « lieu transcendantal » des Grecs de l’Antiquité pouvait encore désigner pour nous un monde clos dont les bienheureux habitants pouvaient « se borner à accueillir dans [leur] vision un sens déjà achevé ». Voir G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 23. Une véritable glose de ce texte, adapté aux problèmes particuliers d’Adorno, court dans les deux conférences de 1931 et 1932. 114 pas un matérialisme de la matière brute, mais un matérialisme des œuvres de l’esprit, saisies dans leur déspiritualisation historique476, dans l’évaporation irréversible historiquement de leurs contenus spirituels. C’est là un contrepoint saisissant à la philosophie de l’esprit de type historiciste telle que l’avait développée Dilthey et dont est issu Heidegger, bref une position radicalement hostile à toute compréhension herméneutique des œuvres héritées. Actualité philosophique d’une critique esthétique Dans ce contexte, l’esthétisation kierkegaardienne de la philosophie, condamnée vigoureusement, ne saurait évidemment constituer la contre-attaque efficace à la crise de l’idéalisme dont le jeune théoricien fait, au tout début des années trente, le « diagnostic hyperbolique »477 face à l’actualité de la philosophie. Néanmoins, c’est au sein de la critique esthétique qu’Adorno dégage les outils à partir desquels affronter la crise du romantisme et l’idéalisme philosophique. Contre la subjectivisation ambiante des contenus non scientifiques, la critique esthétique détermine les premières bases du matérialisme de l’auteur. Encore très inspiré par les outils benjaminiens issus de l’essai sur Goethe et de l’essai sur le Trauerspiel478, Adorno a trouvé dans l’idée de l’allégorie l’occasion même de la critique, qui plutôt que de fuir et de s’avouer vaincue devant l’inquiétante étrangeté de son objet figé en seconde nature, en appréhende, plus vigoureusement que jamais, le dépérissement historique. Toujours alors, dans l’idée d’ « histoire de la nature » et la conception plus ancienne encore chez Benjamin de la critique comme mortification des œuvres, accélération du processus de la leur décomposition, Adorno découvre une « vigueur spéculative » susceptible, au-delà de Kierkegaard, de percer toutes les bulles idéalistes contemporaines. Nonobstant, le fait que les outils critiques de Benjamin soient, plus explicitement et plus fermement que chez ce dernier, convoqués dans le but de déjouer l’idéalisme latent des contenus philosophiques et le subjectivisme résigné des contenus esthétiques, transforme la donne. Car Adorno use de la critique esthétique non pas en marge de l’histoire de la métaphysique mais en plein cœur de cette dernière. Son idée propre, dans ce contexte, relativement à la critique benjaminienne, tient à « reconfigurer » les résidus objectifs des œuvres de l’esprit, et à s’efforcer, dans cette reconfiguration, de les faire « parler », non pas de livrer un « sens », survolant l’époque, mais d’exhiber pour ainsi dire d’elles-mêmes, la teneur matérielle de celle-ci, qui n’affleure plus, comme le veut encore Husserl dans les « Idées » et comme le veut l’herméneutique dans le « sens », mais dans la matérialité du langage, saisi de la façon la plus littérale, en art d’ailleurs – en particulier ici en musique –, comme en philosophie. Telle serait désormais, note Adorno dans ses « Thèses sur le langage des philosophes », « la signification constitutive de la critique esthétique pour la connaissance » : « Alors que la philosophie doit se tourner vers l’unité immédiate du langage et de la vérité – unité qui jusqu’à présent n’a été pensée qu’en termes esthétiques –, et qu’elle doit nécessairement mesurer sa vérité à l’aune du langage, l’art acquiert un caractère 476 Déspiritualisation qui n’est pas contradictoire mais principielle relativement à leur spiritualisation – on devrait dire intellectualisation – accrue dans la modernité artistique. Sur cette dialectique de la spiritualisation de l’art – qui chez Hegel devait précisément conduire à son dépassement dans la philosophie voir l’article de 1966, « L’Art et les Arts », in T. W. Adorno, L’Art et les arts, trad. fr. de J. Laurois, Desclée de Brouwer, Paris, 2002, p. 51 : « L’esprit des œuvres flotte pour ainsi dire au-dessus d’elles : entre lui et les éléments qui le portent, il y a, pour ainsi dire, la béance des gouffres. […] La spiritualisation, le fait de disposer rationnellement des procédures, semble évacuer l’esprit en tant que teneur même de l’affaire. Ce qui tendait à spiritualiser le matériau aboutit à un matériau nu, pur et simple étant ». 477 Comme Lukács, d’après Honneth, le fera de la réification, cf. notre troisième partie, « Théorie critique », I, A. 478 Tandis qu’à l’époque, ils apparaissent insuffisants à Benjamin pour la mise au jour de « la forme marchandise », et sont progressivement complétés chez lui par des dispositifs issus de Brecht d’un côté, de réminiscences simmeliennes de l’autre, et de philologie, ce qui lui reprochera Adorno. Voir la lettre du 5 août 1935. 115 gnoséologique : sur le plan esthétique le langage de ce dernier sonne juste si et seulement si il est “vrai”, [c’est-à-dire] si d’après la situation historique, ses mots sont existants. »479 D’après ce chiasme historique qui confère à l’art un caractère gnoséologique et prend acte de la crise de la philosophie dont la prétention à la connaissance elle-même est exposée à une dissolution complète dans la contingence subjective, le langage apparaît comme le medium objectif où se joue la possibilité pour la pensée de se « tourner » à nouveau vers une unité immédiate avec la vérité, quoique précisément leur caractère historique ne fasse ni du langage ni de la vérité quelque chose d’immédiat. Dans un tel contexte, la critique esthétique originellement conçue pour « achever » la vérité des œuvres480, devient la méthode historiquement adéquate au matériau philosophique lui-même pour accélérer le processus de décomposition de son langage, là où il s’est mis, historiquement, à sonner faux. La critique esthétique d’un tel langage devient la méthode philosophique adéquate pour faire succomber toutes les apparences révolues, tous les spectres qui le menacent d’être une forme creuse. La reconfiguration des restes, de ce qui, pourtant tombé de par l’histoire dans la plus complète désuétude, s’accroche encore au langage musical autant que philosophique, apparaît au jeune philosophe comme la forme la plus conséquente d’une philosophie actuelle, matérialiste et critique de la subjectivité. Situation La genèse de cette position théorique décisive présente un tour remarquablement polémique, nous le verrons, et ce, dans l’intention même de l’auteur. Dès lors, son étude nous donnera l’occasion de situer Adorno comme Valéry situait Baudelaire 481: dans sa réaction à des courants bien connus de lui mais face auxquels son rapport polémique constitue la première donnée de son originalité philosophique, comme première étape fondamentale de sa « construction critique de la subjectivité ». Comme Baudelaire s’était fait « classique » en réaction, selon Valéry, au romantisme de la poésie française du XIXe siècle, Adorno se fait matérialiste contre un subjectivisme qu’il décèle partout – et précisément dans ce qu’il qualifie de « restaurations romantiques ». Mais tandis que Baudelaire se fit moderne en se faisant classique contre les Romantiques, la modernité d’Adorno consiste à se faire matérialiste contre leurs derniers rejetons. Dès la seconde moitié des années vingt, il lui semble clair, en ce début de XXe siècle, à la faveur de sa rencontre avec Benjamin et de sa découverte de Marx, que l’art vraiment moderne et la philosophie véritablement actuelle doivent se réfléchir en fonction d’un tel matérialisme. En esthétique comme en philosophie, jamais le choix de la subjectivité ne permet d’échapper à sa contingence. C’est le matériau historique qu’il s’agit dans les deux cas de faire enfin affleurer. C’est dans ce contexte que le critique musical prend donc très tôt parti pour la Modernité viennoise qui semble la seule alternative historiquement convaincante au romantisme en crise. En parallèle, le philosophe inaugure sa carrière universitaire par une attaque fulgurante des philosophies contemporaines en revendiquant l’exigence d’une « actualité » matérialiste de la philosophie. Dans le champ 479 T. W. Adorno, « Thèses sur le langage des philosophes », in T. W. Adorno, L’actualité de la philosophie et autres essais, op. cit., p. 62 ; » Thesen über die Sprache des Philosophen «, GS 1, 370. 480 Selon une idée schlegelienne très présente dans les premiers travaux critiques de Benjamin. 481 Paul Valéry, « Situation de Baudelaire » in Variété I, II, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1998, p. 232. « Plaçons-nous dans la situation d’un jeune homme qui arrive en 1840 à l’âge d’écrire. Il est nourri de ceux que son destin lui commande impérieusement d’abolir. [....] Il s’agit de se distinguer à tout prix d’un ensemble de grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans la même époque tous en pleine vigueur. Le problème de Baudelaire pouvait donc, – devait donc – se poser ainsi : “être un grand poète mais n’être ni Lamartine, ni Hugo ni Musset”. […] En somme, il est amené, il est contraint, par l’état de son âme et des données, à s’opposer de plus en plus nettement au système, ou à l’absence de système, que l’on appelle, le romantisme. » 116 intellectuel de l’époque, la posture adornienne est de ce point de vue fondamentalement militante. Epargné par la grande guerre et longtemps peu intéressé par les évènements du monde économique et politique qui traversait pourtant une crise sans précédent482, c’est dans le champ théorique et esthétique qu’Adorno surgit en habit de combattant. Ici comme là, le processus de « minage » du dispositif idéaliste amorcé avec le Kierkegaard se précise. Il est conçu par son auteur comme une tâche urgente et historique, qui comme la révolution, est refoulée par l’époque où elle s’avère pourtant être absolument nécessaire. * Après la figure existentielle de la subjectivité kierkegaardienne, la critique adornienne de la subjectivité se radicalise en critique du romantisme musical et de l’idéalisme philosophique. À la lumière du parti pris d’Adorno pour une inflexion critique esthétique de la critique philosophique qui marque ses premiers écrits polémiques, directement affrontés à la situation contemporaine, nous étudierons d’abord les textes esthétiques – essentiellement de critique musicale – écrits entre 1920 et 1930 qui articulent ses arguments décisifs contre toute restauration romantique dans le domaine de l’art. Puis, nous dégagerons, essentiellement à partir des deux importantes conférences prononcées en 1931 et 1932, respectivement, « L’Actualité de la philosophie » et « L’Idée d’histoire de la nature », les axes fondamentaux de sa critique de l’idéalisme philosophique, tel qu’il se présente, sous une forme démembrée, dans le contexte philosophique germanique de l’époque. Au moment où la polémique se transforme en effort de construction critique, nous dégagerons les termes constructifs de la critique esthétique, qui dans une intention matérialiste renforcée, se comprend comme effort configuration ou reconfiguration des ruines du monde idéaliste, où l’énigme de l’éternité des œuvres d’art et des Idées philosophiques pourrait bien se dissoudre littéralement. 482 Comme le note Marianne Dautrey dans sa présentation de la Correspondance entre Adorno et Berg : « On est étonné de constater à quel point ces deux auteurs, tellement habités par leurs problèmes musicaux, restent silencieux sur la réalité politique et économique où ils se trouvent. […] Ils ne font pour ainsi dire jamais mention de la crise de 1929, qui frappa si durement l’Allemagne et l’Autriche. […] De la montée du nazisme, il est relativement peu question aussi. » (Corr ABer, p. 17). 117 I. MODERNITE MUSICALE Les débuts d’Adorno sont ceux d’un critique musical – et dans une moindre mesure littéraire483 – hésitant quelque peu entre musique et philosophie. C’est lors de son apprentissage auprès d’Alban Berg rencontré à Vienne, en 1925, qu’il affermit des intuitions de jeunesse déjà hautement élaborées. Dès la fin des années vingt, confronté à l’exigence d’une transformation de sa conceptualité au départ centrée sur l’intériorité qui ne lui paraîtra bientôt plus tenable, il prend fermement parti pour la musique des représentants de l’École de Vienne et s’engage dans la rédaction de nombreux textes de combat. C’est le premier acte, dans le champ esthétique de la musique contemporaine, de son positionnement intellectuel. Vouant à Berg son mentor une fidélité chevaleresque et à Schœnberg la fidélité résignée du disciple éconduit, il lutte dès la seconde moitié des années vingt, par des publications dans les divers organes de presse, tels que Pult und Tacktstock et l’Anbruch – dont il est le rédacteur en chef avant d’être licencié du fait de son élitisme peu commercial484 –, afin d’imposer ces représentants de la nouvelle École de Vienne. Convaincu de l’importance historique de l’atonalité, il se fait le plus violent détracteur de toutes les tentatives néoromantiques et néoacadémiques contemporaines contribuant à une « stabilisation » bourgeoise de la musique à l’époque où, du fait de compositeurs tels que Schœnberg et Berg et d’auteurs tels que Brecht, elle est en passe de dévoiler son potentiel révolutionnaire. En deçà des conventionnalismes bourgeois, un autre ennemi se fait déjà jour : le jazz. Adorno assiste en 1925 en compagnie de Berg à un concert de jazz à Vienne et vouera dès lors au mouvement une hostilité constante. C’est d’ailleurs un des enjeux de sa polémique avec Ernst Krenek, compositeur de l’opéra Johnny spielt auf (1927) qui confronte un violoniste classique et un musicien de jazz. En tant que critique, tout comme ses amis Kracauer et Benjamin, c’est dans l’atmosphère parfois houleuse485 des rédactions qu’Adorno déploie les grands jalons de ses conceptions musicologiques et, plus largement, esthétiques. Mais contrairement à ses amis, il fait immédiatement preuve d’un rapport plus ferme et peut-être plus unilatéral à la Modernité qui lui permet d’ancrer la possibilité de la vérité artistique dans un phénomène moderne. Là où Kracauer et Benjamin explorent le monde moderne avec l’espoir d’une rédemption messianique voire d’une révolution, mais incertains de jamais trouver dans ses phénomènes un contenu véritable, Adorno sait où trouver la vérité même : dans la Modernité musicale. Dans le lieu de la modernité déserté par la transcendance, Adorno, qui partage le diagnostic de ses aînés, bénéficie d’un mât qui leur fait défaut : la conviction que la vérité artistique a élu domicile dans les œuvres atonales de la Nouvelle musique. Il s’agit ici pour nous de dégager les étapes de l’instauration de cette conviction, son rapport avec une pensée à la fois nostalgique et critique du romantisme, et les tensions impliquées par 483 Voir les articles de jeunesse sur le théâtre de Wedekind ou encore le bel article surle Le Magasin d’Antiquités de Charles Dickens (nous y reviendrons en quatrième partie). 484 Voir la lettre de Hans Heinsheimer, datée du 1er octobre 1929, annexe II de la Correspondance avec Berg, op. cit., p. 340 ; A/Berg, Briefwechsel, 352. Constatant une chute du nombre des abonnés et déplorant le style intellectuel et élitiste adopté par la revue, Heinsheimer écrit à Adorno : « Nous devons faire valoir les phénomènes d’époque en tant que tels, même s’ils nous paraissent moins sympathiques, voire peut-être, d’un point de vue plus large, faux et même contestables. » 485 Parce que traversée d’oppositions politiques. La Réaction qu’Adorno combat alors n’est pas seulement dans les œuvres, mais dans le domaine théorique tout entier, c’est-à-dire également dans la manière d’analyser les œuvres. 118 une position qui veut maintenir dans le refus absolu du pathos des cellules d’expressivité. En revenant sur quelques écrits décisifs rédigés entre 1920 et 1930, on s’efforcera de dégager ces étapes dans la particularité même des analyses adorniennes. Si Anne Boissière a raison de reprocher à Albrecht Wellmer un défaut d’attention aux analyses particulières des œuvres musicales après 1945 où la systématicité apparente de l’approche adornienne présente des contours plus subtils, il nous semble quant à nous utile, quoique dans une perspective nettement philosophique, de nous pencher sur les analyses particulières qui précèdent leur systématisation dans Philosophie de la Nouvelle musique486. Dans ces dernières, le dispositif critique adornien apparaît élaboré au plus près de l’héritage de la critique esthétique lukácsienne et benjaminienne. C’est dans cet héritage, de plus en plus digéré et transformé par Adorno au cours de son œuvre, que se fondent les termes mêmes de sa critique de la subjectivité, dont le matérialisme est finalement la conséquence. A. Débris de l’intériorité romantique 1. Leurre expressionniste Au tout début des années vingt, Wiesengrund rédige divers articles extrêmement sévères contre l’expressionnisme – concernant sa branche essentiellement littéraire il est vrai, puisque les articles portent sur le théâtre de Franz Wedekind, de Reinhard Sorge ou de Fritz von Unruh. Pour autant que les représentants de la seconde École de Vienne ont pu être historiquement rattachés à ce mouvement, il semble en aller pour le jeune critique d’une forme de revirement. Trois articles de jeunesse, datant d’un temps où l’auteur venait à peine de passer son baccalauréat, en témoignent explicitement. Comme le signale à juste titre Rolf Tiedemann dans sa postface éditoriale, l’auteur « y défend des positions esthétiques qui sont diamétralement opposées à celles qu’il adopta peu après – et tout particulièrement dans les écrits sur la musique qu’il rédige à partir de 1925 »487. Adorno défendra bientôt Schœnberg – qui en 1910 se réclamait de l’expressionnisme – et le même Wedekind qui faisait l’objet des critiques les plus acerbes sera l’auteur du livret de l’opéra Lulu, œuvre du maître d’Adorno, Alban Berg. Pourtant, alors même que ces textes semblent condamner ce dont les textes ultérieurs feront l’éloge, il est remarquable que sur le fond, le réquisitoire élaboré contre 486 Voir A. Boissière, Adorno, la vérité de la musique moderne, Presses universitaires du Septentrion, pp. 32-35., à propos de l’article de A. Wellmer, » Wahrheit, Schein, Versöhnung, Adorno Aesthetische Retlung der Modernität «, originellement publié dans Adorno Konferenz, 1983, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1990, trad. fr. de R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, in R. Rochlitz (dir.), Théories esthétiques après Adorno, Arles, Actes Sud, 1990, pp. 247-294. S’efforçant de déterminer l’esthétique d’Adorno au plus près de ses interprétations particulières des œuvres, A. Boissière relève dans l’interprétation wellmérienne de l’esthétique d’Adorno fondée sur le triptyque « vérité, apparence, réconciliation , une part de systématicité, assurée par une approche déductive de l’esthétique qui ne rejoint qu’après coup l’approche empirique des écrits musicaux. Ainsi Wellmer s’en tient aux analyses de Philosophie de la nouvelle musique comme à des « analyses-type paradigmatiques » livrant d’un bloc le sens philosophique de l’art chez Adorno. Quoique ses développements mettant en évidence l’entrelacement de la dialectique esthétique et de la dialectique de la raison présentent un intérêt considérable, nous y reviendrons, A. Boissière juge qu’il ne peut fonder sur eux son dépassement critique d’Adorno par une esthétique communicationnelle, dans la mesure où il a passé sous silence les analyses particulières où Adorno dépasse lui-même le cadre systématique où il l’a enfermé. 487 T. W. Adorno, Mots de l’Étranger. Notes sur la littérature II, trad. fr. de L. Barthélémy et G. Moutot, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004, postface éditoriale, p. 262. 119 l’expressionnisme – à ceci près qu’il semble parfois moins solide et plus confus – présente un intérêt pour celui qui examine l’élaboration adornienne de la critique de la subjectivité. En effet, si le jeune Adorno s’en prend à l’expressionnisme, c’est parce qu’il voit dans ce prétendu style un subjectivisme mal dégrossi qu’il critique alors comme Lukács dans la Théorie du roman critique le lyrisme post-romantique ou « romantisme de la désillusion ». Déjà sensibilisé à l’enjeu de la véracité historique de l’art, l’expressionnisme lui semble donc un leurre. Nous nous leurrerions à notre tour en rejetant cette position de départ comme indifférente, eu égard aux développements ultérieurs de sa critique. a. Cri et crise Un article de 1920, « L’expressionnisme et la véracité artistique », publié à l’époque dans Die Neue Schaubühne 488, permet d’examiner la teneur des vues esthétiques du jeune critique alors âgé de dix-sept ans. L’article, à la rhétorique conceptuelle très dense, pose d’entrée de jeu que l’expressionnisme comme « nouvelle spiritualité en train de se former » n’est rien d’autre que le « résultat du déracinement qui frappe le style »489. Dans la « grande expérience que vit l’époque », celle de la perte des repères transcendantaux, l’art fait l’épreuve radicalisée de l’arbitraire des formes, rejetant finalement leur contrainte disciplinante. Après les bouleversements romantiques de l’harmonie et des formes totalisantes, la voix, médium symbolique le plus évident de l’expression du Soi, dont la musique a jusque-là maîtrisé la hauteur, le timbre, la durée et plus subtilement encore l’intensité par des indications écrites490, sort tout à fait de ses gonds : l’expressionnisme « exige le cri à l’état pur »491. « Car l’art est le cri de détresse de ceux qui vivent à l’intérieur d’eux-mêmes le destin de l’humanité… en eux est le mouvement du monde : à l’extérieur n’en résonne que l’écho, l’œuvre d’art », affirmait Schœnberg autour de la création en 1909 des Trois pièces pour piano, op. 11, des Cinq pièces pour orchestre op. 16 – dont la Klangfarben Melodie (mélodie des timbres) – et enfin d’Erwartung, qui marquent l’entrée du compositeur dans la voie de l’atonalité492. Si tant est que le cri succède au choc, à la blessure, l’expressionnisme acquiert par là une signification cathartique. En criant, il exprime la rébellion de la créature contre un monde dénué de signification transcendante. Au niveau proprement poétique, cette rébellion est rejet des formes – dans le cri, l’art se purge de ces dernières. De là naît une poétique de l’expression où la catharsis l’emporte sur la mimèsis. Les structures atemporelles qu’étaient les Formes chez Lukács migrent à l’intérieur de l’individualité créatrice particulière sans plus pouvoir prétendre refléter le monde. Ce qu’elles expriment en fin de compte, ce n’est même plus cette individualité mais son cri, informe. Lorsque le critique de dix-sept ans à peine écrit à propos 488 » Expressionismus und künsterlische Wahrhaftigkeit. Zur Kritik neuer Dichtung «, paru dans Die Neue Schaubühne, 2e livraison, 1920, pp. 233-236, cahier n° 9, in Adorno, MdE, p. 166-168 ; NzL, Anhang, GS 11, 609-611. 489 MdE, p. 166 ; NzL, Anhang, GS 11, 609. 490 Il s’agit des indications précisément dites d’expression – piano, forte, mezzo piano, mezzo forte, fortissimo – qui se sont complexifiées au cours des siècles par des nuances encore plus subtiles d’« accentuation » – crescendo, diminuendo, morendo, legato, sforzando, staccato – et de « caractère » – cantabile, con grazia, disperato, flebile, etc. Au XX siècle, ces indications se sont singularisées, jusqu’à ne plus sembler caractériser une intensité plus ou moins objective de la voix elle-même, mais une intention bien particulière, voire une vision, communiquée par le compositeur à l’interprète, comme en témoigne par exemple l’indication « comme une buée irisée » dans Cloche à travers les feuilles de Claude Debussy ou le « avec une douceur de plus en plus caressante et empoisonnée » d’Alexandre Scriabine dans sa 9e Sonate pour piano, mesure 97. 491 MdE, p. 166 ; NzL, Anhang, GS 11, 609. 492 Notons que loin d’être appréhendée comme le résultat d’une évolution purement formelle, le principe de l’équivalence harmonique des douze tons bouleversant l’harmonie tonale est alors conçu par le compositeur viennois comme une contrainte de l’expression. L’entrée historique de la musique occidentale dans l’atonalité a donc fondamentalement partie liée avec l’expressionnisme chez Schoenberg. 120 de l’expressionnisme qu’ « ainsi le nouvel art se précipite furieusement dans une crise » 493, il décèle dans ce resserrement l’abdication par l’art des conditions de ce qu’il appelle alors sa « véracité artistique » [künstlerlische Wahrhaftigkeit]. Le cri est-il l’expression de la crise où se reflète comme le voulait Schœnberg le « destin de l’humanité » ou la simple incantation débraillée sans portée universelle d’un art incapable d’en sortir ? b. Véracité et expérience vécue Avec la fermeté sans appel qui caractérisera toujours son style, Adorno pose immédiatement que « l’art n’est légitime que s’il est véridique »494 et la « véracité de l’expérience vécue est la première loi de la création »495. L’invocation de l’ « expérience vécue » qui place son analyse sous influence lukácsienne et kracauerienne, inscrit la réflexion sous condition d’une conceptualité qu’il abandonnera très vite. Cependant, il convient de souligner qu’elle est déjà indissociable de l’exigence d’arracher l’œuvre à la pure et simple expression de la subjectivité individuelle comme en témoigne l’insistance adornienne sur la nécessité d’élever la véracité individuelle de l’expérience vécue à ce qu’il appelle sa « véracité typique » susceptible de faire « passer le moi dans la légalité extra-temporelle de l’humanité »496. Dans L’Âme et les Formes, où les œuvres et la critique elle-même se fondaient, avec de fortes réminiscences diltheyiennes497, sur une telle « expérience vécue », Lukács avait élevé cette dernière à l’expression métaphysique d’une « relation destinale »498 assurant aux Formes leur atemporalité toute platonicienne. « Unique manifestation des expériences vécues les plus pures »499, la Forme acquérait ainsi en dépit de son caractère subjectif, une signification universelle, à la fois anhistorique dans sa signification et historique dans son interprétation. Pour l’admirateur de Lukács, intégrant au passage des éléments d’anthropologie kracauerienne (l’idéal de la communauté, le rôle de la volonté, l’éros) si « la véracité de l’expérience vécue du moi est nécessaire pour forcer l’œuvre à s’élever du chaos jusqu’à la pureté d’une volonté séparée »500, c’est donc tout aussi bien en tant que véracité typique universellement humaine. « Saut » dont l’expressionnisme ne semble alors pas pour sa part capable. c. Exaltation d’un Moi absolu comme réaction à l’époque En effet, « l’expressionnisme pose le moi de façon absolue »501. Cette « position » n’est pas celle, raisonnée, du Moi de l’idéalisme fichtéen. Elle ne prend en fait son sens, son 493 « L’expressionnisme… », MdE, p. 166 ; NzL, Anhang, GS 11, 609. Ibid. 495 Ibid. 496 Op. cit., p. 167 ; NzL, Anhang, GS 11, 610. 497 Dans sa préface tardive à la Théorie du roman, op. cit., p. 7, Lukács considère cette œuvre, « essentiellement tributaire des impressions […] reçues dans [sa] jeunesse » des travaux de Dilthey et de Simmel, comme un « produit typique des tendances des ‘sciences de l’esprit’». A propos de ces tendances, il évoque plus particulièrement, la « fascination » ercée par le livre de Dilthey paru à Leipzig au début du siècle, Expérience vécue et création littéraire, ouvrage où étaient développées avec une ampleur et un sérieux sans précédent les ressources d’une herméneutique fondée sur la compréhension des « expériences vécues » [Erlebnisse]. Voir W. Dilthey, Expérience vécue et création littéraire, Das Erlebnis und die Dichtung. Lessing-Goethe-NovalisHölderlin (1905-1910), Stuttgart, B.G. Teubner, 1957, in Œuvres 7. 498 Voir L’Âme et les formes, « L’Essai comme Forme », op. cit., p. 20 : « Toute écriture présente le monde dans la symbolisation d’une relation destinale, le problème du destin détermine partout le problème de la forme. » 499 Op. cit., p. 272. 500 « L’expressionnisme…», MdE, p. 166-167 ; NzL, Anhang, GS 11, 609. 501 Ibid. 494 121 « absoluité » même, que comme réaction à une absence tout aussi absolue de transcendance qui lui serait « imposée ». Créer prend alors pour l’artiste expressionniste le sens d’une position réactive du moi qui s’absolutise faute d’absolu. La « création » devient réaction des individualités artistiques à l’état où elles se trouvent, sans repères esthétiques susceptibles de s’imposer hors d’elles et de leurs décrets arbitraires. Elle réaffirme alors négativement le besoin de la transcendance qu’elle a perdue, puisqu’elle est constituée en réaction à ce manque. Le Moi qu’elle absolutise n’est pas déterminé par sa puissance ou sa décision autonome mais par l’expérience vécue de sa propre impuissance. En cela l’expressionnisme est tout sauf le style du triomphe immanent du Moi : il est l’expression révoltée de son insuffisance, « il ne s’oriente jamais vers le Soi, il oriente le Soi contre le monde »502 – dont il ne parvient plus à éprouver la résistance comme transcendance. En dépit du caractère en apparence inéluctable d’une évolution du style postromantique du XIXe vers l’expressionnisme musical des premières œuvres de Schœnberg ouvrant le XXe, cette réactivité plus ou moins débraillée affaiblit d’entrée de jeu la proposition expressionniste, incapable qu’elle semble, à partir d’un Moi sur lequel elle s’appuie tout entière, de rejoindre une dimension qui dépasse sa contingence. En somme, « si l’art pré-expressionniste avait perdu la véracité individuelle […] », c’est maintenant, comme par un mouvement de balancier historique, « l’expressionnisme [qui] menace de perdre la véracité typique »503. Le romantisme qui le précède ne relève pas d’un « pré-expressionnisme » en ce sens. Historiquement, il constitue le moment du surgissement de la véracité individuelle – la notation musicale de l’expression fait au XVIIIe siècle l’objet d’une complexification sans précédent – affirmée contre les formes pacifiées du classicisme. En ce sens, l’expressionnisme ne fait que radicaliser la conception romantique « d’un devenirson de la subjectivité, que rien de concret ou d’objectif n’arrête ». Mais comme le précisera plus tard Adorno, dans un article rédigé au début des années cinquante, une telle conception dans son premier contexte « découlait de l’expérience musicale de la génération active autour de 1800 »504, expérience alors fondamentalement indexée sur « un élément transcendant », « qui n’est lié strictement à aucune détermination individuelle » mais qui était pour ainsi dire « flottant » : le triomphe de la rationalité de l’Aufklärung au XVIIIe siècle. À cette transcendance historique, le romantisme opposa donc objectivement, quoique par l’affirmation de la subjectivité, un « idéal d’irrationalité ». Dans son second contexte qui est celui de l’expressionnisme, ce « devenir-son » de la subjectivité ne fait maintenant qu’épancher dans l’œuvre ce qui s’est déjà répandu partout : un relativisme généralisé des valeurs. Dans l’expressionnisme, l’individualité ne s’affirme ainsi plus qu’aux dépens d’une humanité privée d’expérience commune. Ce faisant, la par d’esprit objectif – l’ Aufklärung – qui structurait le romantisme malgré tout lui fait tout simplement défaut. Si l’expressionnisme renouvelle, en en faisant varier l’intensité, la puissance lyrique déployée dans le romantisme, son lyrisme n’est plus à même de produire un style : il en exprime seulement le déracinement, c’est-à-dire l’incapacité où il se trouve d’être le fruit d’une dialectique entre le sujet et le monde, ce qu’il impose au monde et ce qui s’impose à lui. Au contraire, « tant que la volonté expressionniste cherche à tirer des forces d’un seul pôle, tant qu’elle reste lyrique, le monde produit la galerie des glaces miroitantes de l’âme, inondée d’une lumière indubitable »505, mais aveuglante, sans les contours imposés par une extériorité qui lui donne justement sa forme. Les « glaces miroitantes » de l’âme ne sont pas sans rappeler ici la critique lukácsienne du « romantisme de la désillusion », ce « capharnaüm pittoresque rempli de symboles sensibles à l’usage de la poésie »506 que produisait selon 502 Ibid. Op. cit., p. 167 ; NzL, Anhang, GS 11, 610. 504 T.W. Adorno, « Classicisme, Romantisme, Nouvelle musique », Figures sonores, p. 112 – article plus tardif. 505 « L’expressionisme… », MdE, p. 167 ; NzL, Anhang, GS 11, 610. 506 G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 57. 503 122 Lukács le dernier lyrisme. Certes, dans « les instants lyriques » les plus accomplis, « l’âme fige sa plus pure intériorité en substance » et « la nature, étrangère et inconnaissable » est muée « en un lumineux symbole, par la force de l’intériorité »507 comme cela lui semblait le cas dans le Chant des Niebelungen comme « tentative purement artistique de reconstituer par les voies de la composition, de la construction, de l’organisation, une unité qui cesse d’être spontanément donnée »508. Mais « tentative désespérée » en même temps qu’« échec héroïque » chez Wagner, l’absolutisation de l’instant lyrique détaché de toute transcendance ne semble plus pouvoir parvenir qu’à réfléchir indéfiniment la mélancolie du sujet solitaire. Devenu « l’unique porteur du sens, l’unique réalité vraie », le sujet échoue à produire une forme artistique qui, dans son concept emphatique, ne devrait précisément pas être une simple figure poétique, mais une « relation destinale », dont la portée serait métaphysique. En deçà d’une telle portée, argue Adorno, sur les traces évidentes d’une critique lukácsienne, « ce qui advient de façon contingente et selon le moi reste contingent et selon le moi aussi dans son effet »509. La médiation concrète de l’œuvre ne produit pas d’effets au-delà de ce qui la cause. La complaisance expressionniste à la dislocation du monde dans l’œuvre n’est rien moins qu’un geste artistique : c’est essentiellement « le symptôme de cet extrême manque de véracité » qui l’accable. Dans l’œuvre expressionniste, le monde « privé de ses lois propres […] devient un jouet entre les mains de qui s’en saisit pour le seul plaisir de montrer son manque d’unité, non pour en dégager le sens »510. De ce point de vue, à défaut de s’élever à une véracité typique arrachée au ludisme de la subjectivité, l’expressionnisme s’inscrit comme une mode dans l’époque. Comme le relève sardoniquement Adorno à propos du drame Place de Fritz von Unruh qui tient « pour une force l’ “intemporalité” de sa pièce » : « C’est le contraire. Place ne se situe pas au-delà des diverses époques mais en deçà – comme tout ce qui cherche ici à signifier l’éternité mais qui n’est qu’informe présence dans l’ici-bas »511. Trop faible pour faire de son héros le porteur d’un évènement historique, le drame en fait une inoffensive figure assez idéalisée pour enchanter le bourgeois avec qui elle est mise en contraste. Car l’écrivain n’a pas « la force de dessiner son héros, à partir de son érotisme égocentrique, en porteur d’un processus historique, de peur que la médiocrité de sa substance ne le fasse apparaître anodin et banal par rapport aux formes nettement mises en relief d’un arrière-plan historiquement articulé »512. Les violentes critiques d’Adorno contre la pièce pacifiste de von Unruh, Ein Geschlecht, grand succès francfortois en juin 1918 contrastent avec les éloges dithyrambiques de ses collègues. Chez d’autres dramaturges comme Georg Kaiser (Les Bourgeois de Calais), Carl Sternheim, Paul Kornfeld – « très critiques envers leur époque, opposant la recherche de soi d’un sujet sans repère éthiques à la duplicité morale d’une bourgeoisie en déclin, et ce souvent sous la forme d’un expressionnisme pathétique »513, Adorno flaire une complaisance toute bourgeoise dans une authenticité gnangnan, exaltant la moralité d’individus jugés « purs », sans mettre en doute la possibilité même de leur existence en tant qu’individus. L’ensemble s’évapore dans « le brouillard d’une ironie étrangère à toute réalité », ne dégageant en fin de compte « aucune forme esthétiquement convaincante »514. L’art, ainsi réduit à l’expression du 507 Op. cit., pp. 56-57. Op. cit., p. 48. 509 « L’expressionisme… », MdE, p. 167 ; NzL, Anhang, GS 11, 610. 510 Ibid. 511 « Place », MdE, p. 174 ; » Platz «, NzL, Anhang, GS 11, 620. 512 Ibid. 513 Comme le relève Stefan Müller-Doom dans sa biographie, Adorno, op. cit., p. 47, aucun de ces auteurs – Georg Kaiser (Les Bourgeois de Calais) Carl Sternheim, Paul Kornfeld – « très critiques envers leur époque, opposant la recherche de soi d’un sujet sans repère éthiques à la duplicité morale d’une bourgeoisie en déclin, et ce souvent sous la forme d’un expressionnisme pathétique », ne trouvait alors grâce aux yeux d’Adorno, le refus du pathos et une certaine méfiance envers tout succès caractérisant déjà sa sensibilité critique. 514 « Place », MdE, p. 168 ; GS 11, 616. 508 123 pathos, est détourné de sa portée spirituelle et « pèche contre l’esprit », écrit Adorno selon une expression chère à Kracauer. Si « nous courons tous le risque de devenir des gens qui pèchent contre l’esprit »515, Adorno cherche dès le départ, les moyens modernes de faire échapper l’art à ce péché, non en le remplissant arbitrairement d’esprit – en un sens c’est déjà ce que réalise l’expressionnisme qu’il dénonce – mais en retournant à la considération de sa matière : l’esprit semble imposer plutôt une forme de dissolution de la subjectivité. 2. Crise du romantisme Alors même qu’Adorno s’engage des 1925 aux côtés de la nouvelle Ecole de Vienne et de Schœnberg, qui s’inscrit au départ dans la mouvance expressionniste, les positions philosophiques qui fondaient sa critique ne se sont pas totalement renversées. L’affirmation unilatérale du Moi qu’il dénonçait dans l’expressionnisme reste invariablement l’objet de la critique. Néanmoins, cette même critique s’inscrit maintenant dans un diagnostic plus large dans le cadre duquel modernité musicale et expression pathétique du moi sont radicalement opposées. Ce diagnostic, c’est d’abord la « crise du romantisme ». Hegel affirmait que « le vrai contenu de l’art romantique516 est constitué par l’intériorité absolue, et sa forme correspondante par la subjectivité spirituelle, consciente de son autonomie et de sa liberté »517. Cette intériorité même, se réalisait selon lui dans la musique comme « intériorité sans objet » car « seule l'intériorité sans objet, la subjectivité abstraite se laisse exprimer par les sons. Subjectivité abstraite qui est un moi entièrement vide, sans autre contenu »518. Cette détermination de l’intériorité ne rappelle pas en vain l’analyse adornienne de l’intériorité kierkegaardienne, qui précisément, manifestait en cela, mais de façon critique pour Adorno contrairement à Hegel, l’essence esthétique et romantique de la philosophie kierkegaardienne de l’existence, fondamentalement déliée du monde extérieur et de toute dialectique où précisément l’intériorité s’affronte à l’objectivité. Du point de vue proprement musical cependant, cette absence d’objet ne contredisait pas pour Hegel l’essence ultimement musicale du romantisme, si tant est que « la tâche principale de la musique consiste [...] non pas à reproduire les objets réels, mais à faire résonner le moi le plus intime, sa subjectivité la plus profonde, son âme idéelle »519. Cette âme, subjectivité purement affective, sujette à la variation520, à l’intermittence, était pour Hegel le sujet même de la musique. En se libérant de tout objet, l’intériorité devenait à elle-même, dans l’expression pure des variations de l’âme, son propre contenu. L’« intériorité abstraite »521 affirmait Hegel, à laquelle « se rattache la musique », prenait ainsi corps dans le « sentiment, par la subjectivité élargie et amplifiée du moi »522. L’art romantique enveloppait ainsi le monde dans les formes de cette subjectivité 515 Ibid Rappelons ici, sans nous y attarder les deux sens de « romantique », tels que les expose avec clarté Jacques Darriulat : « Le romantisme trouve son modèle dans l’art du Moyen Âge, et s’oppose ainsi au classicisme comme à la Renaissance, qui trouvent leur modèle dans l’art de l’Antiquité. Dans son Cours de littérature dramatique (1809), August Schlegel définissait ainsi le sens qu’il donnait à romantisch (par opposition à klassisch) : ce qui est « propre aux œuvres littéraires inspirées de la chevalerie et du christianisme médiéval ». « L’art romantique » désigne donc, dans le cours d’esthétique de Hegel, en premier lieu l’art médiéval et chrétien, et en second lieu seulement, l’art des modernes qui se réclament d’un tel patronage, réagissant ainsi contre le rationalisme des Lumières ». 517 G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr. de J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris, Aubier, 1995-1997, t. II, p. 262. 518 Op. cit. t. III, p. 322. 519 Op. cit., pp. 322-323. 520 Ibid. 521 Op. cit., pp. 334-335. 522 Ibid. 516 124 amplifiée, assurant, dans cette absolutisation du moment expressif une « belle union du dehors et du dedans »523. Sans approfondir davantage la conception hégélienne de l’art romantique en général, et de la musique en particulier524, on peut constater un fait remarquable : tout se passe comme si Adorno adoptait la conception hégélienne de la musique romantique, mais en la retournant en critique. Elle ne fut pas « fausse », en son temps, mais tout l’édifice sur lequel reposait son droit à l’expressivité pure – déterminé en négatif par Adorno comme la rationalité des Lumières – s’est effondré. De cette manière, Adorno concède finalement à Hegel sa conception terminale de la musique romantique, mais là où ce caractère terminal signifiait l’accomplissement et la fin de l’art, il signifie chez Adorno l’ultime manifestation légitime de la pure expressivité. En ce début de XXe siècle, l’expressionnisme et le néoromantisme surgissent alors comme des avatars – déracinés historiquement – d’un tel romantisme. Mais le maintien du romantisme relève d’une mésentente face à la « crise du pathos expressif »525 que doit affronter tout compositeur moderne. Les œuvres romantiques héritées elles-mêmes se délitent. Alliant ce constat à une conception benjaminienne de la critique comme mortification des œuvres, Adorno en tire les arguments fondamentaux de son matérialisme musical. Pour la composition, pour la critique comme pour l’interprétation, tout converge vers ce décisif mot d’ordre : haro sur le pathos ! a. « Musique de nuit » ou l’exigence du regard extérieur - Vers l’extériorité audible Tandis que la critique de la subjectivité s’appuyait sur un idéal dialectique qui ne la renversait pas encore tout à fait dans les tout premiers textes écrits contre l’expressionnisme, la critique s’oriente plus fermement à partir de 1926 vers le matérialisme. La création en de l’opéra Wozzeck526 d’après la pièce de Georg Büchner marque de l’aveu du critique un tournant. Face à cette œuvre qui vient nourrir par ses thèmes la prise de conscience qui a résulté de « l’importante discussion à Naples avec Walter Benjamin », Adorno confie à Berg devoir désormais dégager pour la compréhension de la musique un concept « d’extériorialité [Auswendigkeit] » – renversant celui d’« intériorité [Innerlichkeit] » – voire, peut-être audessus de lui, « un point de vue critique »527. L’opéra Wozzeck l’a aidé selon lui « à en concevoir l’élaboration matérielle ». Adorno fait état à plusieurs reprises d’un texte rédigé sur cet œuvre, apparemment dans la douleur, qui ne paraît finalement jamais et ne sera pas lu par Berg. C’est à la même époque qu’il rédige « Musique de Nuit », un article qui ne dit mot de l’opéra de Berg et dont l’Anbruch ne voulut pas tant le texte semblait « difficile et 523 Op. cit., t., II, p. 260. Sur les relations entre la pensée de Hegel et la vie musicale en son temps, Alain Patrick Olivier, « Les expériences musicales de Hegel et leur théorisation dans les cours d’esthétique de Berlin », dans Musique et philosophie, sous la direction d’Anne Boissière, CNDP, 1997, pp. 79-111. Voir, du même auteur également, A. P. Olivier, Hegel et la musique. De l’expérience esthétique à la spéculation philosophique, préface de B. Bourgeois, Paris, Honoré Champion, 2003. 525 « Nouveaux Tempos », Moments musicaux, trad. fr. et commentaires de M. Kaltenecker, Genève, éd. Contrechamps, 2003, p. 63 ; » ; » Neue tempi «, Moments musicaux, GS 17, 70. 526 Opéra créé le 14 décembre 1925 au Staatsoper de Berlin, dont Adorno lut la partition longtemps avant de l’entendre. Cf. Corr. ABer. 527 CorrABer, lettre du 30 mars 1926, p. 85 ; A/Berg, Briefwechsel, 75. 524 125 inactuel »528. Ce texte déploie pourtant avec une clarté et une fermeté sans précédent, à partir du constat édifiant du « mutisme des œuvres », l’exigence matérialiste d’un renversement nécessaire de la perspective qui fait procéder la compréhension des œuvres de l’intériorité artistique vers celle de leur extériorité. C’est subtilement sous le titre de Nachtmusik529 qu’il se lance dans une si décisive entreprise. La « musique de nuit », forme développée dès la fin du XVIIIe siècle, fut particulièrement explorée par Frédéric Chopin lui-même sous le nom de « Nocturnes ». C’est la forme par excellence de l’expression romantique dans son déclin. Toutefois l’atmosphère intime et confidentielle qui faisant tout le charme sentimental d’une telle forme n’est ici évoquée que pour être dissipée. Un fait s’impose, irrémédiable et décisif pour le jeune Adorno : les œuvres composées dans ce langage de l’intimité, de la vie intérieure, ne nous soufflent plus rien au creux de l’oreille. Les œuvres du répertoire romantique du XIXe siècle passé, si animées, si vivantes, selon la conception même de l’artiste qui présida à leur création, ne nous sont plus immédiatement accessibles. Bref, elles nous sont devenues méconnaissables, et finalement impossibles à interpréter si tant est que l’interprétation musicale se fonde sur une empathie minimale avec l’intention présidant à l’écriture de la partition qu’elle interprète. Cette « ininterprétabilité » [« Uninterpretierbarkeit »] des œuvres, du moins selon de tels critères subjectifs – herméneutiques – de l’interprétation détermine la situation historique de la musique. « Les fondements constitutifs de la musique sont passés à nouveau vers l’extériorité audible. La décomposition d’une intériorité seulement apparente a restitué à la musique sa face extérieure réelle.»530 Si le romantisme et son intériorisation des fondements de la musique n’avaient été qu’une parenthèse, la chute historique de ses œuvres dans le mutisme ferme maintenant cette parenthèse. C’est « l’extériorité audible » qui constitue la musique et non une âme qui serait dissimulée en elle, et réanimable à souhait dans le cours de l’histoire, au gré des écoutes et des interprétations. Dans ces conditions, il faut cesser, à la fois comme auditeur, comme interprète et comme critique – voire comme créateur – de « regarder la musique de l’intérieur ». C’est ce que défend ce texte dont le mélange réussi de concision et d’images suggestives nous encourage à reproduire ici un assez long passage. - Mutisme des œuvres « Nous avons gardé l’habitude de considérer candidement la musique seulement de l’intérieur. Il nous semble que nous nous tenons en elle comme à l’intérieur d’une maison bien fermée, dont les fenêtres seraient nos yeux, les couloirs nos veines, la porte notre sexe […]. Nous nous posons comme son sujet, et même quand, au prix d’un amaigrissement philosophique, nous nous posons comme sujet général et transcendantal, afin d’arracher la musique à la décomposition de tout ce qui est seulement organique, c’est encore nous qui lui prescrivons sa règle. Or la crise de la musique subjectiviste, révélée pareillement de nos jours par la réflexion et par la pratique, ne s’arrête pas devant les œuvres qui découlent de la conscience immanente – au sens où l’écriture d’une autre musique deviendrait certes nécessaire, mais que la musique subjective antérieure, inattaquable, subsisterait. La musique serait effectivement telle si nous continuions uniquement à la regarder par l’intérieur. Mais le naufrage du subjectivisme musical s’est fait historiquement de telle sorte que la part subjective s’évanouit même des 528 CorrABer, p. 101 ; A/Berg, Briefwechsel, 98. C’est dans la lettre à Berg du 28 juin 1926 qu’il évoque pour la première fois le texte qui sera remanié pour sa parution effective en 1929 (CorrABer, pp. 96-97 ; A/Berg, Briefwechsel, 87-88). 529 »Nachtmusik «, in Anbruch, XI, Heft I, 1929. 530 « Musique nocturne », Moments musicaux, p. 51 ; » Nachtmusik «, GS 17, 59. 126 œuvres construites à l’origine de manière subjective. Il n’existe pas, en vérité, de musique purement subjective ; c’est simplement que derrière la dynamique purement subjective se sont embusquées des qualités objectives, menaçantes et oubliées depuis longtemps, et qui percent à présent. Car la décomposition des œuvres est tout particulièrement celle de leur intériorité. Les contenus essentiels qui se libèrent sont avant tout ceux, constitutifs de la personne et du sujet, qui par leur structure, sont à l’abri des aléas d’une réalisation subjective, privée, psychologique. Dans les œuvres de Beethoven par exemple, c’est la spontanéité autonome de l’homme moral qui se manifeste aujourd’hui très clairement comme fond constitutif […] Alors que s’écoule le contenu transcendantal, la critique aussi quitte l’immanence subjective : son point de vue devient transcendant. Elle ne peut certes lever le silence de l’œuvre muette qui a subsisté ; mais en considérant l’œuvre et sa teneur comme ayant été séparée par le temps, elle cible exactement le mutisme de l’œuvre elle-même, et les contours de l’œuvre muette sont très différents de celle qui parlait. […] Les contenus auparavant immergés dans l’œuvre l’illuminent à présent clairement de l’extérieur, et dans cette lumière, ses linéaments extérieurs forment des figures qui pourraient bien être des hiéroglyphes de la vérité. »531 Adorno rassemble ici tous les fils critiques qui fondent son engagement pour la Modernité musicale et pose l’intuition qui domine toute sa critique du romantisme esthétique : l’idée du « mutisme des œuvres » dont le corollaire est le fait que « les œuvres elles-mêmes cessent d’être interprétables ». Telle qu’elle se déploie dans le texte, cette intuition acquiert un sens à la fois ontologique et historique. Aujourd’hui, les œuvres de « l’intériorité romantique », voire même de la « personnalité » où elle culmina, « de la spontanéité autonome de l’homme moral » chez Beethoven, sont muettes – c’est le plan « historique ». L’œuvre musicale n’est pas l’expression d’une intériorité, et à vrai dire, elle ne le fut jamais – c’est le plan « ontologique ». À ce double titre, ontologique et historique, la musique doit s’enfuir « vers les régions d’une utilisation infra-subjective, après une longue plongée illusoire dans l’intériorité »532. Par conséquent ne peut plus subsister aux côtés d’une musique qui prend acte de cette nécessaire fuite vers l’extérieur une musique qui maintiendrait l’illusion de l’intériorité. Le problème musical ne peut plus se poser désormais que comme celui d’une « forme pure s’exprimant au dessous de toute intention subjective ». C’est là l’expression ferme du « matérialisme musical » qui s’inaugure ainsi chez Adorno conjointement à l’engagement pour la Modernité viennoise. Mais le « matériau » qui est ainsi l’objet d’un tel « matérialisme musical » ne doit pas être compris comme sa solidification hors de l’intention individuelle dans un panthéon éternel. Dans une lettre à Bloch, Adorno parle de » Nachtmusik « comme d’un texte « contre l’œuvre »533. Il ne s’agit en effet ici rien moins pour Adorno que de marquer les limites objectives du « discours sur l’immortalité des œuvres »534. L’extériorité des œuvres où s’expose désormais tout leur être les soumet au contraire au régime de la mortalité. Les œuvres dépérissent et par là même nous deviennent étrangères. Pour le critique, s’impose alors une méthode paradoxale à la fois dissolvante et constructiviste, saisissant finalement comme l’essentiel de l’œuvre en décomposition la structuration de son matériau. - Mortification des œuvres Il n’est pas étonnant de ce point de vue, que le texte se fasse ici explicitement l’écho de la lecture adornienne de l’essai de Benjamin sur les Affinités Electives et de la conception de la 531 « Musique nocturne », p. 50 ; GS 17, 58. Nous soulignons par des italiques. Ibid., p. 51 ; GS 17, 58. 533 E. Bloch, Briefe II, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1985, 417. 534 « Musique nocturne », p. 45 ; GS 17, 52. 532 127 critique que celui-ci y défendait. Le mutisme des œuvres n’est autre que l’expression, dans le contexte musical, de ce que Benjamin appelait leur mortification, condition de la critique. Benjamin disait que la critique – contrairement au commentaire – ne pouvait extraire la teneur de vérité d’une œuvre que pour autant que cette dernière avait décanté, afin de ne saisir que la flamme de cette vérité même sur le bûcher de l’œuvre consumée. En décantant, en se consumant dans l’histoire, les œuvres de l’intériorité romantique sont devenues muettes. Et c’est dans ce mutisme que manifeste aujourd’hui leur décomposition historique que gît en fait pour le critique Adorno leur teneur de vérité. « L’histoire fait remonter dans l’œuvre des contenus latents, disposés en elle objectivement et non subjectivement ; le garant de leur objectivité est ce regard qui s’approche davantage du texte et perçoit en lui des traits auparavant cachés, éparpillés dans l’œuvre, et que le texte luimême révèle à présent – des traits, il est vrai, qui ne peuvent se révéler qu’à un moment historique donné. »535 Sans épouser jusqu’au bout la conception benjaminienne du critique « alchimiste »536– héritée en partie de Schlegel – accomplissant l’œuvre au-delà de l’intention de son auteur, Adorno en conserve le schéma : l’œuvre n’est révélée qu’au regard rapproché jeté sur une œuvre distante, d’où se sont écoulés avec l’histoire tous les contenus disposés en elle « subjectivement » : désormais, elle laisse apparaître ses « contenus objectifs latents ». - Temps de la conscience, temps musical – histoire Mais remarquera-t-on, semblant dans son déploiement temporel dynamique épouser le flux de la vie elle-même, l’œuvre musicale accuse sa mortification comme une contradiction avec son médium même : le temps. S’il est par excellence, l’élément de la musique, le temps est également l’élément de la conscience, de la subjectivité vivante : or, précisément, cette dernière s’est retirée. Adorno qui prend acte de ce fait, ne fait pas de la musique un art du temps. Voilà une détermination commune sur laquelle en réalité il ne met jamais l’accent. Le fait qu’à l’idée benjaminienne de mutisme des œuvres vienne s’ajouter chez lui la spécification de leur « atrophie » [Schrumpfung], indique au contraire cette suspension soudaine de tout lien au temps de la musicalité expressive de la subjectivité romantique. Dans ces conditions, chez Adorno, l’accent mis sur le caractère historique des œuvres est tout aussi bien une critique de leur compréhension immédiate à partir de l’idée de temps. Il convient bien plutôt pour lui d’arracher l’œuvre au médium unifiant du temps pour la rendre aux discontinuités de l’histoire : l’œuvre détemporalisée, réduite à un matériau qui se reconfigure, retrouve son caractère historique. Tandis que l’herméneutique musicologique insiste sur cette temporalité, elle perd toujours de vue la dimension historique, qu’elle ne pose au départ qu’à titre contextuel. Au contraire, chez Adorno, l’histoire n’est pas simple effectuation du temps à l’échelle de l’humanité qui structurerait sous d’amples catégories inoffensives les données de l’œuvre. Dans son concept benjaminien et adornien, elle entretient avec le temps un rapport antithétique. L’histoire fige et fixe ce que le temps dilue, offrant ce faisant un résidu accessible à l’appréhension matérialiste. La connexion benjaminienne entre l’histoire et la mort, arrêt du temps par excellence, exprime une telle antithèse. De même, pour Adorno, à partir du moment où les œuvres appartiennent à l’histoire, ce ne sont plus des durées, mais des images, fixes, qu’il s’agit d’arpenter jusque dans leurs détails les plus infimes. 535 536 « Nouveaux tempos », p. 60 ; GS 17, 67. Dans l’essai sur les Affinités électives de Goethe. 128 De cette conception fondamentale découlent les principes d’une interprétation matérialiste appliquée polémiquement par le critique aux œuvres romantiques, ces œuvres que la doxa veut si pleines d’épanchements, de longueurs et de vécus. b. Principes d’une interprétation matérialiste - Règle historique de l’interprétation L’« interprétation » [Interpretation] se dit en deux sens : il s’agit à la fois du médium de la critique et de l’exécution musicale, au sens très concret d’une exécution pianistique par exemple d’une sonate de Beethoven. Pour Adorno, l’une détermine l’autre. La critique doit saisir l’œuvre depuis un regard extérieur ; l’exécution ne consiste pas davantage pour l’interprète à ressentir les intentions émanant de l’hypothétique intériorité à l’origine de l’œuvre. Comme il le remarque dans l’article de 1928 « Neue Tempi », avec une pointe de misogynie vaguement fondée sur la tendance féminine à la sentimentalité, « bien des femmes pianistes verseront leurs nostalgies privées dans les labyrinthes des formes schumaniennes en agitant leur chevelure, sans remarquer dans leur vanité que c’est uniquement leur propre écho qui leur est renvoyé »537. Solitude de l’interprète qui échoue à restituer l’œuvre quand il n’y mire que son reflet. Face à cette complaisance dans le pathétique, il s’agit au contraire d’établir « de façon rigoureuse une prééminence de l’histoire sur l’interprétation »538, et dénoncer par là « l’idéologie réactionnaire des interprètes »539 qui, en croyant être fidèles à l’œuvre, plaquent sur elle des accents désuets. L’interprétation des œuvres du passé pose évidemment le problème de leur actualisation. Si leur contenu latent ne se révèle qu’historiquement, la règle de cette interprétation ne semble pas donnée dans les œuvres elles-mêmes en tant qu’œuvres éternelles. Comme l’affirme Adorno « même s’il on estime avec Pfitzner que les œuvres sont immuables, croyant toujours à cette pérennité imaginée par le XXe siècle pour diviniser l’artiste créateur, le texte des œuvres elles-mêmes réfute une telle éternité »540. La constitution bourgeoise du « répertoire »541 offrant aux interprètes un accès – par la partition – aux œuvres du passé, met pour ainsi dire à disposition des œuvres qui, historiquement, ne pourraient plus être produites. Cette tension entre le maintien de l’œuvre dans le répertoire – donc la possibilité maintenue de son exécution – et le caractère historique déterminé de sa construction qui lie infailliblement la Flûte enchantée de Mozart à la possibilité historique d’un opéra-comique écrit dans « la langue du peuple » – est en apparence dissoute par le présupposé d’une immortalité ou d’une atemporalité de l’œuvre, au moins du point de vue de l’interprète. Pourtant, oppose Adorno, « une règle d’interprétation » est en vérité « introuvable dans l’œuvre hors histoire »542. Pour interpréter l’œuvre, il faut donc nécessairement remettre en cause cette intemporalité qui est en même temps présupposée dans le fait que l’on trouve encore un sens à l’exécuter. Dans ces conditions, « interpréter une œuvre de manière actuelle » n’est possible qu’ « en se réglant sur l’état actuel et objectif de la vérité qu’elle renferme »543. Aussi bien ne peut-on interpréter aujourd’hui Mozart comme il l’a voulu, car ce n’est plus le sujet compositeur qui, dans cette historicisation impose sa loi à l’œuvre, mais 537 « Musique nocturne », p. 49 ; GS 17, 56. « Nouveaux tempos », p. 61 ; GS 17, 68. 539 Ibid., p. 63 ; GS 17, 70. 540 Ibid., p. 59 ; GS 17, 66. 541 Notion qui précisément n’apparaît qu’au XIe siècle. 542 Ibid., p. 59 ; GS 17, 66. 543 Ibid., p. 60 ; GS 17, 67. 538 129 l’histoire, qui par exemple, dans le cas de la Flûte enchantée, nie selon Adorno la possibilité d’une telle joie544. Il en va donc, pour l’interprète de l’enjeu d’une « véritable actualisation de l’interprétation musicale », qui ne peut s’appuyer sur la certitude d’un « en-soi abstrait de l’œuvre » qui en réalité reste infailliblement « prisonnière de la constellation historique de son époque d’origine »545. L’interprétation prend la mesure de cette incompressible distance historique : en aucun cas, elle ne la supprime. L’œuvre qui n’a pas en elle la règle de son interprétation, s’impose néanmoins comme historique. Si l’interprétation doit donc s’apparenter à une recréation546, c’est parce que la partition héritée ne donne pas elle-même la règle de son interprétation. La liberté de l’interprète n’intervient dans ce processus que pour se soumettre à la règle d’interprétation qu’impose en revanche l’histoire de l’œuvre. Pas plus qu’on ne peut invoquer une loi subjective de l’œuvre qui en jaillirait encore spontanément, peut-on s’en remettre à la liberté de l’interprétation : celle-ci, compte tenu du mutisme de l’œuvre auquel elle a affaire lorsqu’il s’agit d’une œuvre du passé est « déviée vers une subjectivité arbitraire d’ordre privé »547. - Nouveaux tempos Dès lors, et c’est là que l’article sur les « Nouveaux Tempos » atteint son véritable objet : l’exécution musicale elle-même des œuvres romantiques doit déjouer tout épanchement. Comment ? Par la rapidité de l’exécution. « On peut supposer, en restant conscient de toutes sortes de fluctuations et des contradictions empiriques, et tout de même avec une certaine certitude générale, qu’au cours du temps, les œuvres devront être jouées de plus en plus vite. »548 Ainsi, « le droit catégorique du texte est battu en brèche »549. De nouveaux tempi plus vifs doivent saisir dans l’interprétation la « crise du pathos expressif »550 à laquelle l’histoire soumet les œuvres. Alors que le pathos s’attarde, l’exécution « rationnelle »551 – et c’est le mot qu’emploie Adorno – saisit l’œuvre dans son contenu essentiel : elle montre que l’œuvre ne parvient plus à subsister comme totalité organique et qu’il faut donc, dans un effort pour ainsi dire mécanique, en comprimer les différentes parties, selon un tempo accéléré, « pour que les particules se rapprochent les unes des autres »552. Ces parties ne sont pas elles mêmes des unités autonomes, elles doivent être uniquement compréhensibles comme fragments d’une totalité – « rationnelle » et non pas « organique ». Par-dessus tout, cette totalité ne semble plus pouvoir sans risque se déployer si ce n’est dans la durée, du moins dans ses 544 Voir Philosophie de la nouvelle musique, sur l’expression désormais impossible de la joie dans les œuvres musicales et la Flûte enchantée comme dernière occurrence de sa possibilité. 545 « Nouveaux tempos », p. 60 ; GS 17, 67. 546 Référence adornienne à l’ancienne forme contrapuntique du haut baroque le ricercare, alliant l’art de la recherche à celui de l’imitation. 547 « Musique nocturne », p. 46 ; GS 17, 53. 548 Ibid., p. 60 ; GS 17, 67. 549 Ibid., p. 61 ; GS 17, 68. 550 Ibid., p. 63 ; GS 17, 70. 551 Ibid., p. 64 ; GS 17, 71. Un problème que Hegel lui-même en son temps avait envisagé à propos de la « musique épique » de Jean-Sébastien Bach « dont on n’a commencé à apprécier que récemment la grande génialité, foncièrement protestante, solide et presque savante. » (Esthétique, op. cit., p. 385), affirmait que dans une telle musique, le compositeur comme l’interprète doivent s’effacer devant la perfection objective de l’œuvre : « Non seulement l’artiste exécutant n’aura rien à y ajouter venant de lui, mais il risque même de nuire grandement à l’effet en le faisant. » (op. cit., p. 392). Néanmoins, il faut éviter l’écueil d’une exécution d’ « automate musical », de « un simple manœuvre qui tourne la manivelle d’un orgue de Barbarie. » (Ibid.) 552 « Nouveaux tempos », p. 64 ; GS 17, 71. 130 longueurs. Comme on secoue un cadavre dans l’espoir de le rappeler à la vie ou de lui rendre l’apparence d’un être animé, l’accélération des tempi est la réaction mécanique à l’atrophie des œuvres. Non qu’elle brutalise le matériau, mais elle sait ne pouvoir en retrouver la dynamique que dans une exécution assez rapide pour laisser apparaître la structure véritable que l’interprétation pathétique dissout dans des longueurs investies d’une fausse intensité. Aussi bien, dans l’image qu’en donne ici Adorno, la virtuosité semble-t-elle devoir être une qualité nécessaire de l’interprète – d’aucuns diront suffisante puisque tout sentiment est censé en être banni. Mais Adorno s’est défendu de galvaniser la « praxis technique » pour ellemême. Plus encore, si la virtuosité est la démonstration de la technique aux dépens de l’œuvre interprétée – qui n’est plus que l’occasion d’une telle démonstration – ce n’est pas elle qui fonde chez Adorno l’interprétation, pas plus que l’interprétation ne se donne cette virtuosité pour but. Les « nouveaux tempos » s’accélèrent en vérité pour des raisons qui sont à chercher du côté des œuvres elles-mêmes et non de « considérations psychologiques » ou de l’intention préconçue d’une technicisation de la musique pour la faire culminer dans la virtuosité. En effet, défend Adorno, alors même que l’unité subjective illusoire de l’œuvre décante historiquement, ses contenus essentiels [Seinsgehalte] refluent dans ses détails : de « plus en plus petits », « ils se retirent toujours davantage de la grande forme apparente repliée sur ellemême, pour devenir à la fin des centres d’énergie comparables à des monades, qui se donnent à voir dans le passage d’un étant vers l’autre, et non plus directement dans ceux-ci »553. Si bien que « l’authenticité de la musique passe vers des cellules infiniment petites et leur corrélation »554. En d’autres termes, l’unité de sens de la forme comme totalité se fragmente et réserve, au sein de ces fragments des unités qui sont moins des substances musicales, incrustées dans le matériau global comme des joyaux que des entités de transition, des figures de passage. De la sorte, là elle où se loge, la signification dernière adhère à la structure de l’œuvre, elle est cette structure même dans son dénuement le plus cru. On voit que ce thème largement déployé dans l’étude plus tardive Alban Berg. Le maître de la transition infime555, trouve déjà ici son expression raisonnée et son application dans l’interprétation des œuvres romantiques. En tout état de cause, c’est à partir d’une telle fragmentation et miniaturisation de la structure que le « processus de fonctionnalisation technique en musique »556 trouve pour Adorno sa légitimité : le changement d’échelle démultiplie la précision des connaissances requises. Le « rapetissement total » de la structure privée de l’ample totalité formelle accroît l’exigence technique musicale comme le microscope a accru celles des sciences de la nature. Ce phénomène est du reste directement observable, rappelle-t-il, dans l’histoire technique de la musique dont la notation musicale voit progressivement disparaître la longa, la brevis et la semibrevis (la ronde), que seule la réaction néo-classique tente de recaser. Dans Erwartung, la semibrevis est notée comme triple croche. Le temps long, continu de la ronde est ainsi réinvesti par des croches, le saturant d’intensités discrètes, comme si sa voûte pacifiée menaçant de s’écrouler, devait maintenant être soutenue par la multiplication de poutrelles de soutènement. c. Critique matérialiste d’une œuvre romantique de Franz Peter Schubert 553 Ibid., p. 60 ; GS 17, 67. Ibid. 555 T. W. Adorno, Alban Berg. Le maître de la transition infime, trad. fr. de R. Rochlitz, préface de J.-L. Leleu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1989 ; T. W. Adorno, Berg. Der Meister des kleinsten Übergangs. Die musikalische Monographien, Gesamelte Schriften 13, loc. cit. 556 « Nouveaux tempos », ibid. 554 131 - « Paysage de Schubert » À maints égards, cet article consacré à l’œuvre de Franz Peter Schubert557 (1797-1828) est le pendant de l’analyse de l’intérieur bourgeois du XIXe siècle chez Kierkegaard – l’attention à la littéralité kierkegaardienne laisse place ici à l’attention aux structures de l’œuvre musicale. Adorno y construit une analyse en porte-à-faux complet avec les méthodes d’une musicologie « herméneutique » visant à déceler dans les œuvres un programme psychologique secret ou sous-jacent de telle sorte que l’analyse en serait la paraphrase verbale. Les contemporains d’Adorno Heinrich Kretzschmar (cité dans article sur la Missa solemnis) ou encore, Arnold Schering, sont les représentants de cette mouvance. En porte-à-faux complet avec leur méthode, la critique adornienne rompt avec tous les motifs de l’interprétation herméneutique : la psychologie du compositeur, sa « vie intérieure », ses intentions et toutes les formes où se reconnaît la conscience, dans son déploiement, en particulier dans la « durée » musicale. « Seule une œuvre muette perdure en soi »558, l’objet de l’interprétation est sa cristallisation figée. C’est pourquoi dans cet article, Adorno entend « parler au sens strict d’un paysage de Schubert ». Dans la perspective d’une critique matérialiste, le critique commence donc par dénoncer l’erreur d’aborder « la figure du compositeur », cette unité spontanée de l’individu, « comme une personnalité dont l’idée directrice, son centre virtuel, ordonnerait les traits disparates »559. C’est le « mauvais infini » de l’interprétation schubertienne à partir d’intentions subjectives, de détails biographiques. « Plus les caractéristiques de la musique de Schubert s’éloignent au contraire d’un tel point de référence humain et mieux ils s’affirment comme signes d’une intention qui se réalise uniquement au-delà des fragments de la totalité trompeuse d’un homme, qui aimerait exister par soi-même et comme esprit autodéterminé. »560 Il s’agit donc de soustraire l’analyse de l’œuvre de Schubert à tout « synopsis idéaliste » aussi bien qu’ « à la recherche phénoménologique hâtive de quelque “unité de sens” »561. Adorno invoque d’abord un contexte bourgeois où émerge la figure historique de Schubert. Un siècle plus tard, la « transformation de l’homme Schubert en un objet abject de la sentimentalité petite-bourgeoise »562, à travers la figure littéraire du « Schwammerl »563, le révèle comme une potentielle « figure kitsch »564, présentant quelque « affinité » avec l’esprit du Biedermeier et de l’esthétique des cartes postales. Reste que, l’image d’un « Schubert traînant avec lui son désarroi sexuel et qui est la risée des petites vendeuses de magasin », « cadre bien mieux » que celle d’un rêveur du Vormärz565 qui écoute sans se lasser le murmure 557 » Schubert « , in Die Musik, XXI, Heft I, 1928. « Schubert », Moments musicaux, p. 18 ; » Schubert « , Moments musicaux ; GS 17, 20. 559 « Schubert », pp. 13-14 ; GS 17, 18. 560 Ibid. 561 Ibid. 562 Ibid., p. 15 ; GS 17, 20. 563 C’est le titre d’un roman populaire de Rudolf Hans Bartsch, 1921, plaçant Schubert au centre de petites intrigues amoureuses. Sur le plan proprement musical, Heinrich Berté réalisa un pot-pourri de ses œuvres dans l’adaptation en opérette de la Maison des trois filles [Dreimädlerhaus]. 564 C’est quasiment toujours le sort des compositeurs romantiques. Schumann en fit aussi les frais : « L’élan débordant chez Schumann, le sujet qui se définit lui-même comme infini et se perd dans ses épanchements, sera pour ainsi dire réifié en un personnage psychologique dont les émotions successives – l’exemple le plus parlant est Elektra – sont enregistrées et reflétées par la musique » (« Classicisme, romantisme, nouvelle musique », in T. W. Adorno, Figures sonores. Écrits musicaux I, trad. fr. de M. Rocher-Jacquin, avec la collaboration de C. Maillard, Genève, éd. Contrechamps, 2006. p. 111 ; Klangfiguren. Musikalische Schriften I, GS 16, 133). 565 C’est-à-dire d’avant la révolution de 1848, renvoyant à l’époque du Biedermeier. 558 132 des ruisseaux »566. L’invocation crue de la frustration sexuelle vaut encore mieux, semble indiquer Adorno, que la neutralisation de toute psychologie dans la niaiserie d’une image lissée par le respect envers le compositeur dont on fait bénéficier l’homme. Mais tandis que les « pots pourris » des thèmes d’opéra du XIXe siècle, qui comme des « puzzles musicaux » « voudraient retrouver un peu au hasard l’unité perdue des œuvres d’art »567 en entretiennent la mémoire, ils occultent, en favorisant les moments « curieusement irritants » de la « joie comblée » chez Schubert, la teneur de vérité de son œuvre qui tient plutôt dans la tristesse. Loin de la joie des marches militaires « qui se laisse récupérer », « l’harmonie schubertienne atteint son point le plus bas dans le pur mineur de la douleur ». En exhibant le motif de la tristesse – plus particulièrement du « deuil » – comme teneur centrale de l’œuvre schubertien, Adorno établit une nouvelle passerelle entre l’interprétation de l’œuvre musicale de Schubert et celle, philosophique, de Kierkegaard. Comme pour ce dernier, l’analyse structurelle de l’œuvre la saisit littéralement, vidée de ses intentions subjectives. Or, la forme lyrique schubertienne met au défi la matérialisation de son œuvre comme la subjectivité kierkegaardienne mettait au défi toute objectivation. L’indifférenciation du sujet et de l’objet kierkegaardien ressurgit comme « indifférence neutre du subjectif et de l’objectif au sein d’une forme lyrique »568. Mais, comme chez Kierkegaard, l’histoire en matérialisant un tel lieu intérieur, fût-ce celui d’une œuvre lyrique, le fait dépérir. Car « la désintégration de la forme lyrique » est « toujours celle de sa teneur subjective » c’est-à-dire, de ses « contenus thématiques » dont l’unité est « fonction de l’époque historique qui se défait par la suite »569. L’œuvre lyrique apparaît alors comme le « choc dialectique » où se confrontent deux puissances : celle de la pure forme – les étoiles dans le ciel, faussement immuables – et celle de la pure conscience immanente et non déductible. Ces deux puissances se posent chacune comme des « données autonomes et indéductibles »570 : mais « ce choc les détruit toutes deux et avec cela l’unité provisoire de l’œuvre ». Ce faisant, l’œuvre devient à partir de là « la scène où se joue leur déclin »571. Elaborée non plus comme unité symbolique de la forme et de la subjectivité, l’œuvre apparaît comme la scène d’un dépérissement, où finalement le matériau a raison des fausses catégories subjective requises pour le construire. Il faut donc à la fois ce moment mythique et son dépérissement pour que la voûte stellaire immuable soit convertie dans « la voûte friable de l’œuvre d’art »572. L’œuvre d’art sonne le glas de la subjectivité créatrice et des formes mêmes dans par l’unité dialectique desquelles elle fut produite. Cette unité est devenu choc et le tout s’effondre. Encore une fois, selon une compréhension toute benjaminienne, Adorno voit dans cette dissipation historique de ces unité transcendante illusoire l’occasion de la « libération véritable des contenus dialectiques de l’œuvre de Schubert », qui donc ne peut s’effectuer qu’après coup, qu’après que le Romantisme a eu lieu, face à ce qu’il en reste. Là où l’herméneute s’imagine perdre dans cette dissipation tout accès à la chose, l’interprète matérialiste saisit l’occasion de la critique. En effet, conçoit Adorno, c’est dans ce reste matérial qu’affleurent désormais les caractères objectifs de l’œuvre qui furent « mis en vibration originellement […] par des sentiments euxmêmes périssables »573. Chez Schubert, ce qui reste alors est un paysage. L’œuvre temporelle s’est contractée dans une image où l’on décèle « les creux laissés par la subjectivité évadée et les fissures dans la surface poétique » qui « se remplissent à vue d’œil de ce métal auparavant scellé par les jugements bien carrés portant sur la vie de l’âme »574. Rien de végétal dans ce 566 « Schubert », p. 16 ; GS 17, 19. Ibid., p. 16 ; GS 17, 21. 568 Ibid., p. 14 ; GS 17, 19. 569 Ibid., p. 15 ; GS 17, 20. 570 Ibid. 571 Ibid. 572 Ibid. 573 Ibid. 574 Ibid. 567 133 paysage, où un esprit goethéen pourrait voir quelque germination. Le mutisme de l’œuvre n’est autre que celui de « cette vie non organique, faite de ruptures et de fissures, qui est celle des pierres »575. Parmi ces dernières, la configuration, toujours fragmentaire de l’œuvre de Schubert relève pour Adorno du « cristal »576, parce que dans leur matérialisation en paysage, les contenus esthétiques accèdent au « pouvoir de transparence de la vérité » qui n’est plus bridé « mais pénètre directement dans le réel »577. Mais le paysage tel que le décrit Adorno, dans ses aspérités, sa forme circulaire, ressemble à un cratère : à la bouche même des Enfers. En effet, dans la simultanéité de ses développements musicaux se resserrant dans des durées infimes, dans la répétition des thèmes qui caractérisent la Wanderung – Der Wanderer est le titre d’une œuvre particulièrement mélancolique de Schubert, composée en 1816, pour piano et voix –, dans sa forme en cheminement circulaire, « retour du même », et enfin dans sa Stimmung578, son atmosphère, qui « est ce qui change dans ce qui demeure égal à luimême »579, l’œuvre de Schubert se déploie « sur un registre infernal ». Tandis qu’il procède « par éclairages » sans que rien ne change, par dévoilement de thèmes immuables et développements qui renoncent à décomposer les thèmes en motifs, la forme idéale de l’œuvre s’épaissit, se matérialise, à force de parcourir un même cercle, en ce paysage infernal. En contrepoint de la Wanderung infernale, la durée qui s’arrache au piétinement apparaît comme un délassement : « c’est tout un bien-être longuement étalé qui chante, aussi consistant que sa durée même est physique »580. Or, la force schubertienne se tient pour Adorno au contraire dans l’intemporalité pétrifiée où il maintient la forme lorsqu’il se gausse des « divines longueurs » et du « pathos de la grande forme ». Ce n’est donc pas dans des durées généreusement déployées que l’Enfer trouve une issue, mais « dans des régions situées bien en dessous des formes consacrées par la pratique musicale bourgeoise »581, dans les minuscules détails où il parvient à « attirer dans la forme produite la vérité, en une cristallisation infiniment petite »582. La vérité qu’on « produit » perd sa transcendance, ce qui fait d’elle la vérité, mais tandis que face à ce paradoxe, elle se décompose dans la « grande dimension »583 où règne la mort, Schubert la cristallise dans « le registre de l’infime ». Adorno observe ainsi la transformation d’une tierce majeure en une tierce mineure, « dans un espace tellement resserré que la tierce mineure, quand elle suit la majeure, se révèle comme son ombre ». La mineure ici comme ombre n’est autre que l’homme : l’ombre d’un homme, en qui se logent à la fois la tristesse et la consolation, puisque dans l’Enfer, il survit, infime. Mais les images lyriques étaient « visées par l’homme, comme des cibles », et restent son ouvrage : « la force qui les atteint est humaine et non artistique, c’est un sentiment venant de l’homme qui la meut »584. Pour ce dernier qui ne thématise dans son œuvre que le deuil, le « salut se réalise dans le pas le plus petit »585 – c’est quasiment mot pour mot, la phrase qui clôt le Kierkegaard. Le matérialisme adornien repère la force de ces petits pas quand les sauts et les envolées lyriques n’emportent au fond réellement plus personne au-delà du réel imposé, dans l’objectivité duquel la subjectivité devra bien se résoudre à se nicher, quasiment au point de disparaître, pour survivre. 575 Ibid., p. 18 ; GS 17, 24. Ibid., p. 17 ; GS 17, 22. 577 Ibid. 578 Typique de l’esthétique du XIXe siècle. 579 Ibid., p. 21 ; GS 17, 27. 580 Ibid., p. 25 ; GS 17, 31. 581 Ibid. 582 Ibid., p. 14 ; GS 17, 18. 583 Ibid., p. 19 ; GS 17, 25. 584 Ibid., p. 14 ; GS 17, 18. 585 Ibid., p. 24 ; GS 17, 30. 576 134 - Pertinence historique du pot-pourri Schubert lui-même a composé à l’époque où naissait la « vogue du pot-pourri », de l’ersatz, du paysage miniaturisé, ces formes dégradées où précisément l’esprit bourgeois tente de sauter « brusquement hors de l’histoire », « comme pour la retrancher d’un coup de ciseaux »586. Or, remarque Adorno, le destin de ces pots-pourris « est toujours lié à l’histoire, mais ils en représentent seulement le lieu : l’histoire n’est jamais leur objet ». Postmodernes avant l’heure, « les pots-pourris ne connaissent pas de temps propre : que toutes les unités thématiques singulières y soient absolument interchangeables indique la simultanéité de tous les évènements rapprochés les uns des autres hors de toute histoire »587. Son paysage conserve quelque chose de cette anhistoricité historique, qu’il conduit, dans l’ensemble de l’œuvre jusqu’à sa réalisation infernale, lui offrant dès lors sa vérité. De ce point de vue, la vérité de la musique de Schubert dépasse celle d’une musique d’époque, datée, classée sans suite au panthéon des grandes œuvres romantiques, mais, comme celle de l’œuvre kierkegaardienne, l’expression XIXe siècle comme âge historique où l’histoire s’est niée dans sa représentation, du XIXe siècle comme Enfer du retour du même, que seule sa contingence rend infini. Mais, l’anhistoricité se renverse en réalité historique quand on considère l’intégration schubertienne des folklores. Alors même que le folklore est tradition sans histoire ou hors de l’histoire, son intégration dans le matériau compositionnel fait selon Adorno « trembler l’image de la vérité » artistique de l’époque. Car au XIXe siècle la découverte même de ces folklores coïncide avec l’histoire telle qu’elle a bien lieu et non pas telle qu’elle est représentée. C’est l’histoire de l’autonomisation des peuples encore sous la coupe des Habsbourg. Dans son Divertissement hongrois et à sa Fantaisie en fa mineur, résonne « la transcendance lointaine de ce qui est tout proche […] devant les portes de la ville, comme la Hongrie, et en même temps aussi éloigné que cette langue incompréhensible »588. - L’ombre d’un homme Sous l’influence de cet élément folklorique qui signifie donc bien au-delà de l’ornement, le langage musical de Schubert s’apparente à un « dialecte », « un dialecte sans terre », corrige même Adorno, selon une expression qui marqua Bloch589. Le Wanderer chemine maintenant non plus en se sentant étranger partout mais comme une singularité cosmopolite, qui, dans sa langue incompréhensible retient peut-être l’espoir, comme si l’ombre d’un homme qui passe promettait un autre homme qui n’est pas encore là. C’est peut-être ce qui permet de comprendre le sens de la mise en exergue adornienne de cette citation d’Aragon : « Tout le corps inutile était envahi par la transparence. Peu à peu, le corps se fit lumière. Le sang rayon. Les membres dans un geste incompréhensible se figèrent. Et l’homme ne fut plus qu’un signe entre les constellations. »590 Il émane presque de cette sentence une anticipation de l’hypothèse foucaldienne d’un posthumanisme591 – quoique la figure de l’homme ne disparaisse pas sur le sable mais dans les étoiles. Cette disparition de l’homme dans la transparence, livrée par une métaphore céleste, est reproduite dans l’analyse adornienne du côté du monde chtonien, où les pierres, comme le 586 Ibid., p. 17 ; GS 17, 22. Ibid. 588 Ibid., p. 25 ; GS 17, 31. 589 Ibid., p. 26 ; GS 17, 32. 590 Ibid., p. 13 ; GS 17, 18. 591 Voir M. Foucault, les dernières pages de Les Mots et les Choses. 587 135 verre, accèdent à leur tour à la transparence. Dans le paysage il est vrai, contre toute illusion herméneutique, l’homme Schubert disparaît. Mais le « signe entre les constellations » qu’il peut devenir doit continuer d’envoyer ses signaux musicaux – chose qu’il persiste à faire, à l’échelle de la miniature. Parce que sa critique de la subjectivité ne s’identifie pas avec un post-humanisme, Adorno persiste à trouver l’homme, plus exactement, l’ombre d’un homme, dans les cellules infimes de l’œuvre, où ne s’annonce pas son anéantissement, mais de façon utopique, ce que l’homme pourrait être, puisqu’à l’écoute de l’œuvre de Schubert, « nous pleurons sans savoir pourquoi », « nous qui ne sommes pas encore tels que cette musique nous promet d’être »592. B. Nouvelle musique 1. De l’expression à la construction C’est en regard non seulement de la crise du romantisme diagnostiquée plus haut mais encore de la construction critique de l’œuvre face à sa décomposition que l’engagement d’Adorno pour la Modernité de la nouvelle École de Vienne – quoique ce nom d’École lui apparaisse déjà problématique – prend son sens. Sa construction critique matérialiste de la crise du romantisme est indissociable de son adhésion militante à la cause de l’atonalité Schœnbergienne. C’est dans ce contexte que, comme il l’écrit à Berg dans la lettre du 28 juin 1926, il est convaincu « que rien n’est plus important aujourd’hui, dans la musique, que l’élaboration d’une construction formelle imaginative [Formkonstructive Phantasie] », – bien plus important, précise-t-il, « à la vérité, que cette personnalité et intériorité de l’ “individu [Einzelnen]” (qui bien entendu se suppose dialectique !), sur laquelle j’ai planché durant toutes mes années kierkegaardiennes »593. À l’époque où il s’engage fermement aux côtés des représentants de l’Ecole de Vienne, Schœnberg, Berg et Webern sont précisément les partisans d’une telle construction formelle imaginative – qui n’est pas pour cela, en particulier avec Berg594, dénuée de toute expressivité. À l’opposé du spectre, le néoromantisme maintient pour Adorno la fausse évidence d’une personnalité et intériorité de l’individu, incapable dès lors, à partir d’un tel épouvantail qui ne vit plus, d’apporter quelque transformation substantielle aux formes artistiques héritées. « Jamais l’orchestre romantique, même celui si virtuose de Strauss et de Schreker, n’est déduit du matériau lui-même : il vient envelopper tout ce qui se produit dans la musique, il le décore et tente d’obtenir de force une plénitude et une conviction que le matériau ne possède plus. »595 Au contraire, les Lieder de Berg visent une « indifférenciation de la sonorité et de la composition »596 telle que le son y apparaît comme « la cristallisation des évènements 592 Ibid. CorrABer, pp. 96-97 ; A/Berg, Briefwechsel, 87-88. 594 Comme le soulignera Adorno dans la monographie qu’il lui consacrera, Alban Berg, le maître de la transition infime, où se vérifie encore l’idée esthétique d’un refuge de l’expressivité moderne dans la miniature. 595 « L’instrumentation des Sieben Frühe Lieder de Berg », Figures sonores, Écrits musicaux I, pp. 80-81 ; GS 16, 126. 596 Ibid., p. 81 ; GS 16, 97. 593 136 musicaux »597qui s’imposent contre toute logique d’ornementation. Dans ces conditions, s’établit le partage, inscrit dans le rapport des œuvres mêmes au matériau, entre une musique progressiste et une musique réactionnaire où le tour critique adornien acquiert toute sa puissance d’exclusion. a. Transhumance de l’expressivité Comme Adorno le notera plus tard dans un article de 1958 sur « Classicisme, Romantisme et Nouvelle musique », « dans son opposition au romantisme finissant, la Nouvelle musique a tout de même hérité, comme d’une tâche qui reste à réaliser, de la question qui s’y était cristallisée : celle d’un état de la conscience qui ne peut plus se fier à aucun canon formel objectif et doit s’objectiver par lui-même, à partir de son propre poids, des lois de gravitation de sa propre subjectivité »598, lois qui précisément ne peuvent plus être celles, volatiles, de la subjectivité ancienne, mais celles, modernes, d’une subjectivité aliénée et consciente de l’être, comme nous le montrerons. Dans le romantisme est déjà exprimé le hiatus entre la conscience accrue que la subjectivité a d’elle-même et la transcendance des formes esthétiques. C’est dans la subjectivisation même de la forme qu’il « dépasse » pour ainsi dire ce hiatus, en donnant à l’unité artistique la forme même du déploiement de la conscience. La musique apparaît de ce point de vue pour le romantisme comme l’art le plus malléable, le plus capable d’épouser les linéaments d’une vie intérieure en devenir où se déploient des impulsions contraires. Le matériau musical épouse ainsi les contours d’une souffrance subjective qui semble ne plus s’exprimer qualitativement qu’à travers ce médium. La musique est plus que jamais « expression ». Mais à partir du moment où la foi tourmentée dans la subjectivité sur laquelle reposait le romantisme s’est elle-même « réifiée » dans la représentation bourgeoise, l’expression s’est perdue comme vérité artistique. L’expression s’est elle-même canalisée dans des « conventions expressives contrôlées par la bourgeoisie »599. Dans ces conditions, la Nouvelle musique s’oppose au romantisme en ce qu’elle cherche précisément à résister à ces conventions, et à « libérer totalement de ses chaînes un sujet jusque-là entravé même dans l’expression de sa souffrance »600. Tel est bien pour Adorno en premier lieu, l’élément authentique de cette nouvelle musique : la résistance au conventionnalisme de l’expression. L’attachement du critique pour les œuvres romantiques et son engagement pour la Nouvelle Musique n’ont donc rien de contradictoire : de l’un à l’autre s’opère « une transhumance de l’élément expressif »601, transhumance irréversible que menace d’oblitérer tout néoromantisme. Car dans cette transhumance en effet, « l’élément expressif a connu sa propre évolution, qui le situe « en opposition à l’idéal d’expression du premier romantisme »602. Désormais, l’élément expressif doit paradoxalement muer en refus du pathos expressif et être supplanté par une construction formelle érudite. b. L’ironie formelle de Schœnberg C’est en insistant sur les ressources de l’ironie qu’Adorno écrit ses premiers articles sur Schœnberg comme en témoigne l’article paru dans Pult und Taktstock, en septembre 1925, 597 Ibid. « Classicisme, Romantisme, Nouvelle musique », art. cit., p. 116 ; GS 16, 136. 599 Ibid., p. 118 ; GS 16, 138. 600 Ibid. 601 Ibid., p. 111 ; GS 16, 133. 602 Ibid. 598 137 consacré à la Sérénade, op. 24. I du compositeur603. Œuvre charnière, puisqu’elle marque le passage à une technique dodécaphonique, elle est aussi l’occasion pour le jeune critique de démontrer l’importance de la nouvelle École de Vienne contre ses détracteurs. Prenant acte de la désuétude du langage musical du romantisme, elle le tourne, pour ainsi dire, en dérision. Tandis que l’expression immédiate d’une subjectivité ne donne plus lieu qu’à un évènement d’ordre privé, sans jamais atteindre le statut d’objet esthétique, l’ironie, qui marque une « distance » entre l’intention et le « langage musical », le « sujet et l’objet » semble être une ultime planche de salut. Pourtant, « la crise même du romantisme de l’expression semble remettre en question la possibilité de toute ironie musicale »604, dans la mesure où c’est du romantisme lui-même que l’expression a hérité le motif de l’ironie. Elle n’apparaît possible chez Schœnberg qu’à condition de se déployer non pas à partir de la posture du sujet créateur de l’œuvre mais dans les détails de la construction même de l’œuvre : « L’ironie vient se loger en se dissimulant dans la distance entre le langage musical et l’intention. »605 Par la répétition finale du thème d’ouverture, inchangé « comme si, entre-temps, rien ne s’était passé », qui revient « après un quiproquo de tous les thèmes », Schœnberg déploie une ironie formelle qui établit, dans sa provocation adressée aux codes bourgeois venus adhérer à la forme musicale, le « lieu historique et philosophique » où, juge Adorno, quatre ans plus tard, s’inscrit la nouvelle École de Vienne. Le compositeur des Cinq pièces pour orchestre, d’Erwartung et des Six petites pièces pour piano renverse à cette échelle « les normes rigides de la société bourgeoise »[die Rechtsnormen der bürgerlichen Gesellschaft] qui se présentent sous l’apparence du « naturel-éternel» [natürlich-ewig] non en leur opposant le « chaos de pulsions aveugles » [dem Chaos blinder Triebe] mais dans la construction formelle. Ainsi, citant dans cette œuvre des formes traditionnelles (valse, passacaille, lied, canon, choral, fugue), Schœnberg fait preuve de l’esprit Jugendstil, de l’« artificialité ludique » qu’Adorno interprète alors comme ironie. Tandis que sont convoquées toutes ces formes auxquelles le compositeur ne peut plus s’abandonner absolument, « leur objectivité elle-même croît pour ainsi dire entre les parois de verre du sujet solitaire »606. « Le “ comme si ” de cette objectivité, son caractère ludique, se communique à la technique de composition, qui a elle-même quelque chose de non immédiat, d’une authenticité au second degré […] très éloigné de la littéralité des protocoles psychiques de l’expressionnisme. »607 Sérénade opus 23-24 de Schœnberg, est une œuvre qui, pour Adorno, appartient déjà à la période de composition sérielle, et marque une « tendance à s’échapper de l’expressionnisme et à aborder le problème de l’objectivité à travers une confrontation renouvelée avec des types formels déjà constitués »608, la systématisation de la technique des douze sons à partir de 1921, 603 « Schoenberg : Sérénade, op. 24. I », Moments musicaux, p. 66 ; »Schoenberg: Serenade, op. 24. I« , Musikalische Schriften V, GS 18, 324-330. 604 Ibid. : » Die Krisis der romantischen Ausdrücksmusik scheint die Möglichkeit aller musikalischen Ironie in Frage zu stellen «, GS 18, 324. 605 Ibid. : » Ironie, als Haltung gebrochenen Wesens, sammelt notwendig ihr Strahlenspiel in der Weisheit des sprachlich beredten Begriffes, will nicht, wie noch Beethovens singbare Entsagung, eingehen in die unmittelbar bedeutende musikalische Begrifflichkeit, deren Intention untrennbar dem Ereignis des Erklingens zugehört, während Ironie gerade in der Distanz von Äußerung und Intention sich verschweigend bestätigt. « 606 Ibid., p. 66 ; GS 18, 324. 607 Ibid., p. 67 ; GS 18, 325. Rénchérissant sur cette image d’un sujet enfermé dans sa transparence, Adorno renchérit sur le Pierrot lunaire : Herzwächse [feuillages du cœur], l’adaptation d’un poème de Maeterlinck et sur l’idée d’un effeuillage qui, une fois les enveloppes successives tombées, ne laisse apparaître qu’une transparence. Les termes mêmes de l’interprétation de Kierkegaard reviennent : « Son objectivité se situe dans le domaine d’une intériorité sans objet » […]. « Entre les parois de la serre, les formes ne sont pas, comme on dit, ressuscitées mais produites à nouveau à partir de la structure du matériau et du processus de composition : aussi restent-t-elles le propre du sujet ». 608 Ibid. 138 confronte l’interprétation dialectique à la technicité de plus en plus accrue des œuvres Schœnbergiennes. Tentant de regagner par une telle systématisation la possibilité d’une « grande forme “symphonique”, après l’abandon total de la tonalité »609, Schœnberg renvoyait-il le projet de la Nouvelle Musique aux purs effets – certes virtuoses – d’une technique compositionnelle aveugle ? - Défendre le dodécaphonisme contre sa technique Dans l’article de 1928 « Le Quintette à vents de Schœnberg » – œuvre dodécaphonique composée entre 1923 et 1924 – Adorno s’efforce de séparer la musique dodécaphonique de sa dimension de pure technique. Il entend, contre ses détracteurs qui la perçoivent comme déshumanisée, y faire apparaître une nécessité qui ne soit pas seulement de l’ordre d’un calcul mathématique, d’une déduction formelle. Le fait qu’il n’y ait « pas une seule note dans cette partition dont la place ne soit déterminée par la technique en question » a pour résultat de rendre pour ainsi dire le quintette « déductible ». C’est en un sens flatteur, puisque l’œuvre semble enfin tout à fait nécessaire, et en un autre sens, compte tenu de l’exigence pour la créativité artistique de se détacher de la pure technicité, c’est tout le problème de ce quintette. En effet, si le quintette s’épuise vraiment dans son agencement dodécaphonique, s’il est purement et simplement déductible, « qu’en resterait-il […] après la soustraction de tous les évènements sériels » ?610 Il convient de retrouver la marge de la « performance de l’imagination créatrice […] dont l’origine n’est pas déductible et qui est soumise à des lois uniquement musicales, jamais mathématiques »611. Et Adorno d’insister sur ce fait que le rythme, l’architecture de la forme globale, l’ensemble du travail thématique ne sont pas construits à partir des séries. La « décision de ce qui sera répété ou transformé » tout ce qui a trait à la « variation » échappe à sa pure déduction. De façon remarquable, Adorno cherche à sauver le Quintette de la pure technicité en le rapportant dialectiquement à ce qu’il nie, plus précisément, plus dialectiquement de fait, à ce qu’il a surmonté. Premièrement, en insistant sur la prévalence de la réflexion schœnbergienne sur la variation. Adorno n’aura de cesse, dans ses expositions nombreuses des enjeux de la musique schœnbergienne d’insister sur la genèse de la technique dodécaphonique dans son travail préalable et fondamental sur la variation. Ainsi les douze sons comme résultats thématiques et formels doivent être envisagés avant de « poser » la technique au départ dans l’analyse. Deuxièmement, en le rapportant à la forme sonate. Dans le Quintette, la forme sonate est amputée de sa composante harmonique. L’individualité thématique est supprimée, et la forme sonate se confond avec le thème. Le Quintette est ainsi référé à la symétrie perdue du système tonal. Dissoute chez Schœnberg dans la construction thématique, la forme sonate est restituée « à nouveau » par un chemin qui reconduit à elle « comme en spirale »612, à l’heure de sa destruction. Troisièmement, en élevant l’opus schœnbergien à une méta-forme réflexive. En effet, écrit Adorno, « il ne s’agit pas d’une sonate typique, ni de son adaptation a posteriori à quelque postulat ontologique objectivement perdu ; c’est plutôt, si l’on peut dire, une sonate sur la sonate, devenue entièrement transparente et dont l’essence formelle évanescente est reconstruite en une transparence cristalline ; et cet état de lucidité, global, définitif, largement soustrait désormais à l’aléatoire d’une individuation que dans le cadre d’une norme, et visant 609 « Classicisme, Romantisme, Nouvelle musique », Figures sonores, p. 127 ; GS 16, 141. Ibid. 611 Ibid. 612 Ibid., p. 130 ; GS 17, 143. 610 139 à présent uniquement l’essence révélée de la forme, voilà qui fait la difficulté du Quintette – non pas sa structure dodécaphonique »613. Les ressorts compositionnels sont ainsi arrachés à la pure technicité du dodécaphonisme, rapportés à ce qu’on pourrait qualifier l’intelligence historique du compositeur où se révèle sa disposition artistique par opposition à ce que pourrait être un technicien virtuose mais aveugle de la technique des douze sons. Dans le Quintette, la sonate est devenue « évidente à ellemême ». En d’autres termes, Schœnberg a livré à la fois une œuvre musicale et une œuvre de critique musicale. Plus encore, semble-t-il, une œuvre musicale philosophique, si l’on relève la métaphore philosophique à laquelle recourt enfin Adorno pour décrire l’œuvre : « on dirait, pour emprunter une image au langage philosophique, que dans le Quintette, le schéma transcendantal de la sonate, condition de sa possibilité en soi, n’est plus rempli, comme auparavant, par un contenu, mais qu’il est représenté immédiatement comme son propre contenu »614. Le formalisme affleure ici conceptuellement, comme métacritique de la forme de représentation. Ce faisant, triomphe Adorno : « la sonate est arrachée à son fondement émotionnel obscur ; elle est éclairée par une bonne rationalité »615. Là où une pure technique aveugle ignorerait son rapport à ce qu’elle nie – la tonalité, comme « harmonie pulsionnelle et naturelle », le dodécaphonisme « dissout » cette dernière « de façon rationnelle » engageant une « performance créative » – qui ici n’est autre que l’intelligence même de l’histoire musicale occidentale – que la technique des douze sons ne permet pas de déduire. - Mortification instantanée des œuvres Ainsi l’œuvre de Schœnberg accède-t-elle à la « transparence » – métaphore capitale de la critique musicale adornienne de cette époque – où se manifeste la vérité même, par cristallisation des contenus essentiels. Dans l’œuvre de Schubert, en vertu de la distance historique qui sépare sa critique de sa création, cette transparence ressurgit à l’issue d’un processus historique. Selon la conception benjaminienne d’Adorno, l’œuvre ne décante qu’historiquement, ne révèle qu’historiquement sa teneur de vérité, n’acquiert qu’au-delà du projet de son créateur une telle transparence. Nonobstant, il semble ici que Schœnberg soit en mesure de l’atteindre sans le secours d’une telle médiation. Allant par sa lucidité historique au devant du processus objectif de mortification des œuvres, Schœnberg, pourrait-on dire, produit en quelque sorte des œuvres déjà mortes. Elles exhibent déjà dans le présent ce que leur mortification historique – au sens de l’évacuation en elle de tout enchantement subjectif – pourrait faire remonter à la surface. L’intellectualisme de la musique schœnbergienne dans ses formes les plus réflexives anticipe le discours du critique lui-même, en décapant le matériau, dès le commencement du processus créatif. Il n’est pas étonnant de ce point de vue que le compositeur ait manifesté très tôt une méfiance voire une hostilité envers son jeune critique et adepte616, au cas où peut-être, au jeu de l’anticipation théorique, Adorno sème le compositeur lui-même, ou inversement, lui retire sa prétention véritablement musicale. Lorsque Adorno écrit à Berg, sur les Chœurs opus 29 de Schœnberg, que cette œuvre est « maintenant devenue muette d’un point de vue humain », il confirme que la transhumance de l’expressivité totalement reversée dans le formalisme dodécaphonique a peut-être sa limite dans ce contact si étroit de l’artistique et du critique dans l’œuvre même. Ce qui dès lors réserve à l’œuvre de Schœnberg son moment d’opacité, susceptible de la faire échapper à la pure transparence réflexive qui l’arracherait définitivement au matériau pour la confier à la 613 Ibid. Ibid. 615 Ibid. 616 Dès 1927, Adorno fait part dans une lettre à Kracauer de sa déception face à l’hostilité de Schœnberg à son égard. 614 140 conceptualité pure et simple, c’est sa difficulté même. D’une certaine manière – et Adorno thématisera souvent cette ressource paradoxale pour sa propre critique –, l’œuvre schœnbergienne se refuse à l’écoute. Elle a sacrifié tous les éléments de séduction dont est saturé le romantisme. Mais par-delà sa puissance réflexive qui convainc par sa rationalité le jeune critique de vingt-six ans, sa « teneur de vérité » reste médiatisée dans la contradiction de la transparence de l’œuvre et de l’hermétisme qu’on lui reproche. L’insuccès démocratique de l’œuvre de Schœnberg la fait, pour ainsi dire, directement « décanter » pour le critique qui s’en empare617. Maintenant que la démocratie a triomphé culturellement, les forces objectives faisant dépérir l’œuvre agissent instantanément : la majorité des auditeurs, pour autant qu’elle ait accès à cette musique, en fera une musique intellectualiste, coupée de l’émotion subjective, et elle aura déjà raison quoiqu’en la rejetant pour son snobisme, elle ait, pense Adorno, profondément tort. 3. Réaction et progrès Dans la mesure où la critique du pathos expressif s’inscrit chez Adorno dans une réflexion sur l’état historique de la subjectivité affectée, l’histoire est également le juge de toutes les options esthétiques. Avec l’image de l’intérieur kierkegaardien, Adorno a mis au jour le caractère archaïque de la subjectivité romantique. Indexée sur un état historique, la musique doit se débarrasser de tout ce qui en elle, hérité du romantisme, passe sous silence l’évidence d’un tel archaïsme. Ceux qui, au contraire, maintiennent l’illusion de la subjectivité, dans la revendication d’un « style » – au sens d’une manière propre – ou dans le choix d’une volupté sonore, ne sont autres que des représentants modernes d’un tel archaïsme, de faux romantiques importés du passé, bref, des réactionnaires. Dans un article intitulé « Réaction et progrès »618 paru dans la revue Anbruch en 1930, exposant déjà les éléments de structuration de la Philosophie de la nouvelle musique, Adorno livre les jalons théoriques de sa position esthétique. Celle-ci n’est pas seulement « moderne », mais, insistera-t-on, exclusivement moderne, rejetant dans les limbes de la réaction et du conformisme esthétique des compositeurs aussi divers que Kaminski, Casella, Kodály, Weinberger et bien sûr Stravinsky. Le progrès ne se déploie donc pas pour Adorno en diverses branches plus ou moins incommensurables. Tout entier incarné par la Nouvelle musique, il n’a qu’un autre, unilatéralement déprécié : la « réaction ». Dans ces conditions, hors de la Modernité, tel qu’Adorno en donne le concept et l’œuvre schœnbergien le paradigme, point de salut : il faut être moderne ou avoir tort. a. L’histoire de la musique comme progrès - Progrès du matériau Alors même qu’elle n’est que rarement rapportée au temps, l’œuvre est chez Adorno indéfectiblement liée au cours de l’histoire. Une histoire qu’il conçoit, en penseur dialectique, à la fois dans ses contradictions et dans sa linéarité, du moins dans son orientation vraisemblable. De façon remarquable en musique, cet effet de linéarité, d’unité spéculative 617 618 Adorno s’inquiètera du succès immédiat de la Lulu de Berg, dévalorisant pour la vérité de l’œuvre. » Reaktion und Fortshritt «, texte initialement publié dans Anbruch, XII, Heft 6, 1930. 141 hégélienne, se manifeste plus explicitement que lorsqu’Adorno aborde l’histoire des hommes tout court. Pour cette dernière, nous le verrons, toute unité de sens si elle est concédée, est au contraire retournée en précipitation vers la catastrophe. Non que l’histoire de la musique se déroule à part de l’histoire en général, son implication même avec l’Esprit objectif reste conçue de façon hégélienne, sans renversement catastrophiste. Mais l’histoire de la musique se maintient comme celle de la spiritualisation de son matériau. C’est l’histoire du matériau musical en tant que produit de la dialectique du sujet créateur et de la matière qu’il arrache progressivement à ses déterminations purement naturelles, et ce, jusqu’au basculement moderne – que pour le coup Hegel ne pouvait anticiper – où le matériau, au comble de sa spiritualisation, impose au compositeur, devenu exécutant, ses exigences internes. Le langage philosophique adornien qui associe aux étapes de la transformation du matériau leur « vérité historique » universalise cette histoire. On lui a reproché, avec raison, cette indifférence un peu bornée à deux millénaires d’histoire musicale écoulés hors d’Europe619. Pour autant, il faut convenir que dans les liens étroits qu’elle entretient à l’histoire de la subjectivité occidentale, l’histoire adornienne de la musique ne pouvait être … qu’une histoire de la musique occidentale. Plus encore, compte tenu des liens étroits qu’entretient cette musique occidentale avec les mouvements de pensée idéalistes et romantiques et dont dès lors le nœud problématique se forme chez lui grosso modo au XIXe siècle, le champ de réflexion adornien s’étend quasi exclusivement à une histoire de la musique occidentale savante, celle-là seule qui, selon, pour toutes ces raison, présente véritablement une histoire, contrairement aux folklores620 qu’elle a pu néanmoins intégrer à l’occasion avec plus ou moins de bonheur. Dans un tel contexte occidental, savant et sur une période limitée à un moins de trois siècles621, le son, isolé dans la gamme, décomposé dans l’harmonie, comprimé dans le rythme, étalé dans la variation, est un tel matériau en progrès dans le cours de l’histoire musicale. Plus largement, c’est toute l’élaboration du langage tonal et sa décomposition qui intéresse le philosophe. Si cette élaboration est désignée comme « progrès », il convient de marquer deux différences : D’une part, la spiritualisation maintenue ne s’apparente pas à un progrès idéaliste de l’Esprit, au sens où celui-ci mènerait vers l’Absolu. Compris dans son sens de progression historique, irréversible, le « progrès » de l’Esprit conduit à redescendre dans le matériau : c’est ce renversement matérialiste qui préserve l’histoire adornienne de la musique de tout idéalisme esthétique. En admettant que le matériau « progresse », on ne suppose pas l’idée d’un progrès d’une œuvre à l’autre. D’autre part, il ne s’agit pas non plus d’une hiérarchisation ontologique des œuvres, supposant l’idée d’un progrès d’une œuvre à l’autre : « dans le domaine de l’art, 619 La musique indienne par exemple, en dépit de la complexité de ses polyrythmies et la signification particulière, incompréhensible dans une logique tonale, qu’elle confère à la vie d’un râg, n’a pas, à proprement parler, d’ « histoire » dans la conception très européanocentrée d’Adorno. 620 Selon Adorno, le propre de tout folklore, de par son anhistoricité même, est de voir se retourner sa pseudointention de spécificité collective en généralité : « La spécificité résolue des musiques folkloriques est justement punie par la ressemblance abstraite qu’elles ont toutes entre elles. Le stade auquel est aujourd’hui parvenue la conscience rapproche les unes des autres les œuvres qui le nient. Ce qui a pu un jour, dans leur singularité, les relier à la terre, les relie maintenant uniformément entre elles. La monodie de jadis est réprimée, en Hongrie comme en Espagne, par la dimension harmonique conquise depuis ; la répétition rituelle d’un seul et même motif n’est plus un moyen propre à constituer une forme une fois que les motifs eux-mêmes sont devenus interchangeables ; les modes primitifs tendent à se confondre entre eux devant la tonalité rationnelle de la musique européenne, dont ils donnent l’impression d’être une transformation ultérieure, seraient-ils plus anciens qu’elle ; il n’est pas jusqu’aux motifs eux-mêmes qui ne se rapprochent étrangement les uns des autres. Ainsi, cette musique qui cherche à conserver la spécificité de son origine tombe-t-elle précisément sous le pouvoir de la généralité, qui la catalogue comme « art populaire » après qu’elle s’est vidée de sa substance. […] » (T. W. Adorno, Quasi una Fantasia, Écrits musicaux II, trad. fr. de J.-L. Leleu avec la collaboration de O. H. Love et P. Joubert, présentation et notes de J.-L. Leleu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1982, p. 23 ; Quasi una fantasia. Musikalische Schriften II, GS 16, 268). 621 Le plus ancien compositeur cité par Adorno est J. S. Bach (1685-1750). 142 le lieu du progrès n’est pas celui des œuvres isolées, mais celui de leur matériau »622. Adorno tiendra fermement jusqu’au bout cette conception, les œuvres restent incommensurables entre elles. - Démythologisation de la nature Dans le vocabulaire adornien critique, qui n’est plus seulement celui de Hegel mais celui du matérialisme historique, le progrès du matériau s’apparente à partir de la comme sa démythologisation, c’est-à-dire, son émancipation de la contrainte naturelle. Si le mythe est la contrainte de la nature tapie dans des formes historiques, alors il s’agit de saisir dans le matériau ce qui est contrainte naturelle. La « démythification de la musique »623 est donc la véritable tâche d’une avant-garde. Le premier acte de cette démythification fut son arrachement « pour toujours aux liens mythiques avec le Nombre »624. Désormais, c’est de la tonalité elle-même qu’il s’agit de libérer le matériau musical, elle constitue historiquement sa dernière et plus lourde contrainte naturelle. « À ceux qui craignent que la démythification de la musique, le pouvoir grandissant de la conscience subjective, aille au détriment de ses différences qualitatives, voire de la nature ellemême à la fin, pour aboutir à quelque jeu stérile, il faudra répliquer que les différences qualitatives en musique se sont précisément rétrécies sous l’empire du dernier et du plus violent des principes naturels, celui de la sensible et de la dominante. »625 Il s’agit pour Adorno de déplacer l’attention de ce que la musique a de qualitatif – la couleur, le tempo, tout ce qui a trait au « moment culinaire », séduisant pour l’oreille –, vers l’élément structurel – la construction, bref, de ce qu’il y a de nature en elle à la liberté consciente, historiquement déterminée. Car on n’a pas à « défendre la nature » : ce serait tout aussi pathétique selon Adorno que de vouloir défendre « l’usage menacé des costumes populaires », puisqu’en vérité, « ce qui est immuable au sein de la nature peut très bien veiller sur soimême. Il nous incombe à nous de la transformer »626. Ces élans marxistes appliqués au matériau musical rapportent finalement l’effort d’évacuation du naturel-mythique à un projet humaniste. C’est d’ailleurs en se référant à « l’espace d’un humanisme réel » qu’Adorno met en garde contre toute nature « qui demeure en elle-même de façon trouble et rigide et doit craindre la lumière de la conscience, qui lui apporte chaleur et clarté »627. Ici ressurgit la démonie goethéenne de la nature628 qui enveloppe de ses voiles mythiques la créature. Mais la nature dans le matériau musical n’est pas la nature libre de la contrainte humaine, que Descartes et Bacon invitaient à dominer. Comme il l’écrit dans un article sur les « Antécédents historiques de la composition sérielle », « la nature musicale est toujours déjà seconde nature »629. C’est l’histoire de la liberté des hommes devenue nature, en d’autres termes, la nature mythique : il n’y a donc pas ici d’enjeu d’une domination de la nature en tant que telle, mais d’une émancipation de la seconde nature inscrite dans les conventions de l’expression, à commencer par la convention de la tonalité. Face au délitement de tout ce que 622 « Réaction et progrès », Moments musicaux, p. 121 ; GS 17, 133. Ibid., p. 126 ; GS 17, 139. 624 Ibid. 625 Ibid. 626 Ibid. 627 Ibid. 628 À qui Adorno, via Lukács et Benjamin, emprunte le concept. 629 « Antécédents historiques de la composition sérielle », conférence pour la Norddeutsche Rundfunk, 1958, à partir d’un essai sur les Pièces pour orchestre opus 16 de Schoenberg paru dans Pult und Taktstock, März/April 1927, Écrits musicaux I, p. 55 ; ; GS 16, 68. 623 143 la tonalité charrie de conventionnel – et qu’Adorno attribue paradoxalement à la « nature » dans la musique, c’est-à-dire au corps et à l’immédiateté – comme face au « chromatisme banalisé », le matériau doit se dénaturaliser en se « déconventionnalisant ». Il doit briser la contrainte de la tonalité. Ainsi, le compositeur ne commande pas à la nature en lui obéissant, il lui faut au contraire arracher le matériau au mutisme dans lequel l’histoire le plonge à mesure que les formes humaines de l’expression vieillissent et se faussent, avec le temps. On voit là qu’Adorno est confronté à une double exigence : contre le subjectivisme néoromantique, il lui faut défendre l’objectivité du matériau, la contrainte historique et prendre position pour les constructions atonales. Mais cette position lui attire le reproche symétrique de technicisme, de négation de l’humain, de la nature, à quoi il répond par la revendication d’une position « humaniste », où la « liberté », la « volonté » humaine conservent une place décisive mais ne prennent sens que dialectiquement. Matérialisme humaniste plutôt qu’humanisme matérialiste, la Modernité suppose, en contrepoint à ce qui semble s’imposer, l’accent placé sur la prééminence de l’objectivité. Sous la question de la réaction et du progrès gît l’enjeu de la « liberté créatrice », et de la liberté tout court, qu’Adorno ne peut pas ne pas préserver quand il retourne l’accusation de nécessitarisme en brandissant l’exigence d’une transformation de la nature. Toutefois, et il retrouve les contradictions du marxisme sur ce point, la véritable possibilité de transformer cette nature-convention qu’est le matériau musical ne se tient semble-t-il que dans la liberté de se soumettre à la contrainte historique. Le moment historique impose le choix du progrès. Ainsi, la dialectique adornienne suppose d’invoquer à l’aller la contrainte historique contre le fantasme bourgeois de la liberté artistique, pour ensuite, cheminant en sens inverse, convoquer une certaine idée de la liberté, comme exigence de transformer la nature contre ceux qui résistent à sa démythologisation. D’un côté comme de l’autre, la dialectique vise un même ennemi néoromantique, qui aime à la fois la nature et la liberté, mais dans les deux cas, dans ce qu’elles ont de mythique, précisément déconnectées de l’histoire là où il convient de les rattacher fermement à elle. b. Verdict historique - Limitation historique des moyens compositionnels disponibles Dans la mesure où le progrès est celui du matériau qui se spiritualise et non le progrès d’un esprit qui flotterait au-dessus de ce matériau, l’idée d’un tel progrès n’a rien d’une instance surplombante « au-dessus du compositeur impuissant, qui n’aurait rien d’autre à faire que de la pourchasser comme s’il suivait un ballon »630, tentant de répondre « aux exigences de l’époque ». Mais l’affirmation inverse d’une liberté individuelle surgissant sur la scène vide de l’histoire est tout aussi déplacée : « avec toute la liberté du psychisme, une œuvre peut justement n’être aucunement libre dans sa constitution matérielle et représenter l’exécution aveugle d’un verdict historique »631. Dans ces conditions « progresser ne signifie rien d’autre que saisir à chaque fois le matériau dans l’état le plus avancé de sa dialectique historique »632. Cette dialectique historique indique que le matériau n’est pas lui-même la nature. C’est pourquoi celui-ci n’est pas « immuable par nature et donné de façon identique à toutes les époques ». Adorno prend ici l’exemple de la septième diminuée (qu’il reprend tel quel dans sa Philosophie de la Nouvelle Musique), selon 630 « Réaction et progrès », p. 122 ; GS 17, 134. Ibid., p. 123 ; GS 17, 135. 632 Ibid. 631 144 lequel « le même rapport d’harmoniques qui engendre la septième diminuée a pu être utilisé comme moyen de tension extrême à l’époque de Beethoven, dans le cadre d’un certain état précis du matériau musical, mais s’est trouvé dévalué en consonance inoffensive à un stade ultérieur, et même considéré par Reger comme inadapté à la modulation »633. « Le cercle élargi des moyens actuels, où l’auteur se meut en somme comme dans un horizon découvert par l’histoire mais face à un choix plus restreint de possibilités, qu’il cite comme étant passées, influe sur ces moyens ; leur signification, pas seulement affective, mais surtout formelle, a changé »634. Ainsi le compositeur se rapporte à l’histoire comme à un cercle au centre duquel il se trouve : tandis que la circonférence du cercle est élargie par les possibilités passées mais son centre, comme présent, actualité historique, se resserre sur des possibilités restreintes. Comme pour le cercle métaphysique de Lukács, cette donne est irréversible, imposée – c’est cette conception « autoritaire du Moderne » qui en prépare pour les critiques d’Adorno, le vieillissement635. On ne peut escompter, malgré elle, quelque restauration idyllique d’un « sens originel ». Il se peut qu’un compositeur emprunte des ressources compositionnelles à un état antérieur du matériau, mais, juge Adorno, soit ces emprunts restent impuissants « face à une harmonie bien plus riche maintenant en tensions dissonantes et en type d’accords », faisant alors « naufrage dans la composition »636, soit il sont purement « idéologiques, arbitraire, réminiscence historique mensongère ». Tout retour à un style classicisant ou romantisant ne serait qu’un arrangement culturel. À toute prétendue liberté artistique débridée, Adorno oppose finalement le vieux désaveu hégélien de toute répétition, de ce que l’on appellerait aujourd’hui des revivals. « Il ne sert à rien de s’approprier de nouveau pour ainsi dire substantiellement des vues du monde des temps passés, c’est-à-dire vouloir s’accrocher à une de ses manières de voir […]. »637 En phase avec le geste de toute avant-garde comme « négation de ce qui ne doit plus exister actuellement »638, la Modernité adornienne exclut tous ceux qui outrepassent un tel interdit. - Exclus du progrès Les termes de l’exclusion varient, car il y a d’abord deux façons matricielles de se défiler face aux exigences de la modernité. 633 Ibid., p. 121 ; GS 17, 133. « Réaction et progrès », p. 123 ; GS 17, 135. 635 Voir l’article de Peter Bürger, « Das Altern der Moderne », in Adorno-Konferenz, 1983, p. 177 sq. Bürger souligne le « vieillissement » du concept adornien de Modernité, opposant – comme Krenek alors – à la thèse adornienne du matériau le plus avancé à chaque époque, un pluralisme des matériaux et des procédés. Seule l’œuvre individuelle peut, écrit Bürger, dans une situation concrète, décider, dans sa liberté à nouveau assumée, ce qui est possible esthétiquement (pp. 191-194). 636 Ibid., p. 124 ; GS 17, 136. 637 G.W.F. Hegel, Esthétique, II, p. 145. 638 Théorie esthétique, p. 42 ; GS 7, 40.C’est en effet, en sympathie avec un idéal avant-gardiste de la création artistique que la Théorie esthétique consacre un passage à la défense des –ismes, cette désinence caractéristique des mouvements esthétiques à manifestes, rejetant formellement – c’est-à-dire catégoriquement et abstraitement – le passé. Néanmoins, l’idée d’une rupture avec la tradition ne suppose en rien chez Adorno celle de son oubli – qui ferait précisément perdre à la rupture tout son sens. La négation du passé et déjà négation déterminée et donc assimilation complète de ce passé même. 634 145 La première, celle qu’Adorno condamne dans des œuvres musicales savantes, relève d’une décision coupable dans la mesure où elle revient à faire fi d’une histoire du matériau dont elle usent pourtant directement : c’est délit de réaction. La seconde, celle qu’Adorno observe dans les musiques populaires, relève de l’hétéronomie totale de leurs formes soumises aux exigences fonctionnelles de l’industrie musicale et de l’idée d’un art autonome, où seul prend sens l’idée afférente d’un progrès du matériau. De fait l’essence même des musiques populaires est pour Adorno d’être atemporelles, au sens négatif chez lui de folkloriques : elles commettent, vis-à-vis de son tribunal esthétique, un délit d’anhistoricité639. C’est pourquoi, le jazz, relevant pour Adorno de la seconde catégorie, sera polémiquement qualifié de « mode atemporelle ». La musique classique conventionnelle est ignorante de sa propre histoire, les musiques populaires n’ont pas d’histoire. Dans les deux cas, elles sont rejetées hors du champ de la modernité et puisque la modernité des œuvres conditionne leur valeur esthétique la sanction est sans appel : nous ne sommes pas en présence d’« œuvres véritables ». Mais le comble advient pour Adorno lorsque ces deux faux rapports à l’histoire fusionnent, du côté de la musique savante elle-même sous le masque ambigu du primitif, de l’extatique. En aucun cas, juge le critique, l’objectivité de la nouvelle musique ne peut se fonder sur une préindividualisation primitive, telle que Nietzsche l’avait conçue par exemple dans l’idée du « dionysiaque »640. Au contraire, elle procède d’un comble d’individualisation, d’un esprit de plus en plus conscient de lui-même, et ne peut, comme si de rien n’était, retourner en deçà. « Toute autre tentative » écrit Adorno simplement « stylistique » visant une objectivité musicale, « serait sans issue »641. C’est là justement le cœur de la polémique – contemporaine de ses premiers écrits anti-jazz642 – d’Adorno contre Ernst Krenek, compositeur prolifique et à succès, influencé par la Nouvelle Objectivité et le jazz, qui voyait dans le jazz une issue valable. Krenek contesta directement dans un article la « construction adornienne d’une contrainte objective »643 du matériau et affirma contre ce principe que tel cliché musical pouvait très bien surprendre à nouveau « grâce au caractère unique de la personne et de l’instant créateur »644. Au principe atonal, Krenek préférerait la restauration d’un « diatonisme franc », la persistance de la signification des termes de « génie », de « personnalité »645, et faisait éloge de la souplesse de style et d’une liberté proche de l’improvisation. Arguments évidemment inadmissibles pour le critique. Le second masque de cette unité de la réaction et de l’anhistoricité – où, encore une fois, la musique savante entreprend de se ressourcer dans un rapport non savant à la musique – est celui du dilettantisme ou de l’éclectisme. C’est dans l’article de 1948646, publié en 1958 dans Philosophie de la nouvelle musique, « Igor Stravinsky et la restauration », que le compositeur d’origine russe fit le plus sévèrement les 639 Voir notre note ci-dessous sur le folklore. Voir l’influence de la critique schopenhaueriennes de l’individuation dans La Naissance de la tragédie. 641 « Classicisme, Romantisme, Nouvelle musique », p. 116 ; GS 16, 227. 642 Dès 1931, il publie des aphorismes anti-jazz dans la revue Die Musik – qui deviendra l’organe officiel de la Communauté culturelle du parti nazi, Kulturgemeinde NS, en 1933, puis, cette même année, un texte intitulé « Adieu au Jazz », préparant la construction négative du « Jazzsubjekt », « sujet-jazz », de l’article de 1936 « À propos du jazz ». Nous y reviendrons, en troisième partie, I, B. 643 Il rédigea une réponse polémique à l’article d’Adorno « Réaction et progrès ». 644 Martin Kaltenecker, Moments musicaux, postface, op.cit., p. 185. 645 Comme le remarque Martin Kaltenecker à propos de ces positions de Krenek : « On peut percevoir une orientation politique sous-jacente (affirmation de la toute puissance de l’individu) exactement opposée au matérialisme adornien ; Krenek sera séduit peu après par le fascisme italien (et restera toujours un légitimiste prônant le retour des Habsbourg) », (Op. cit. p. 189, note 175). Dans Über Neue Musik (1936), Krenek entreprend une interprétation d’héritage de ce temps où il emprunte à Bloch l’idée de « non-contemporanéité » du présent pour une conception, « polyrythmique » de l’histoire, « assez convaincante » selon M. Kaltenecker. Voir Adorno und die Musik, Graz, 1979, Claudia Morer-Zenck, « Die Auseianderstezung Adornos mit Krenek ». 646 Trois ans avant le tournant sérialiste de Stravinsky… 640 146 frais d’un tel reproche. Jugés réactionnaires et vains, les emprunts au folklore russe du Sacre du Printemps, puis le néoclassicisme du ballet en un acte Pulcinella crée pour la première fois à l’opéra de Paris en 1920, à partir d’emprunts à Pergolèse et à des chants antiques, manifestaient moins, selon le critique, la vérité de la musique moderne qu’un « éclectisme brisé », incapable en cela de rompre avec le syncrétisme vaseux de la musique bourgeoise du XIXe siècle. La résurrection impromptue de stades antérieurs du matériau musical est le fait d’un esthète, bref d’un homme de goût, à la mode du XVIIIe siècle, non du génie647. Alors que la modernité impose la rupture avec le code désuet de la tonalité, dans Le Sacre du Printemps, « les particules mélodiques […] sont pour la plupart du genre diatonique, elles sont folkloriques selon leur cadence ou bien simplement empruntées à la gamme chromatique […]. Ce n’est jamais une succession d’intervalles “ atonale ”, entièrement libres, ne se référant à aucune gamme préordonnée »648. Dans le néoclassicisme de Pulcinella, Adorno stigmatise le mensonge d’un rapport dilettante au matériau dans ses multiples configurations historiques considérées comme « toujours aujourd’hui disponibles ». Stravinsky adopte une attitude d’esthète, indifférent à l’irréversibilité du procès historique qui est simultanément procès de vérité, et pioche pour ainsi dire, dans la masse des formes dépassées des ingrédients facilement assimilables. Aussi se trouve-il exclu de la Modernité. Mais en dépit de sa violence, ce verdict sera nuancé, dans le moment surréaliste – qu’il attribue également à Weill – du « meilleur Stravinsky ». Ce « surréalisme » musical qui n’a de sens que par analogie au mouvement littéraire, assume, contrairement au dilettantisme, la désuétude de son matériau : « En exploitant les moyens compositionnels en ruine, le style surréaliste les utilise en tant que ruines, obtenant une forme à travers ce “scandale” que les morts produisent en sautant brusquement parmi les vivants »649. Dans l’immanence de ce monde en ruines, la technique surréaliste obtient la cohérence par « une incohérence brusquement éclairée et mise à nu », par le « montage des débris de ce qui a été »650. Option satellitaire de la Modernité exclusive ou exception qui confirme la règle ? De fait, la critique musicale adornienne est aussi autoritaire que nuancée – tout en restant cohérente – chez ceux qu’elle veut préserver de la radicalité de son verdict. 647 « La tradition de la musique allemande, Schœnberg y compris, depuis Beethoven, se définit au bon comme au mauvais sens du terme, par l’absence du goût. Par contre, chez Stravinsky, la prévalence du goût coïncide avec la chose » (Philosophie de la nouvelle musique, p. 161 ; GS 12, 136). Or, « le goût est réduit à se contenter de la seule surface, autour de laquelle jouent les sentiments et pour laquelle ne peuvent se faire valoir que des principes unilatéraux. C’est pourquoi, le soi-disant bon goût s’effraie de toute action plus profonde et se tait lorsqu’on arrive à exprimer la chose et que disparaît tout ce qui est superficiel et secondaire ». Adorno s’appuie ici sur la vieille polémique opposant Kant à Hegel. Dans la Critique de la Faculté de juger, Kant opposait le goût comme une faculté simplement « appréciative », au génie, faculté véritablement « productrice » des beaux-arts. Le goût devait cependant intervenir dans la production des œuvres comme « discipline (ou dressage) du génie » et « sacrifier » si nécessaire les extravagances du génie, ce contre quoi s’éleva violemment Hegel dans l’Introduction à son Esthétique. Voir Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Alain Renaut, Aubier, Paris, 1995, p. 297, §48 : « Du rapport du génie au goût ». « Pour porter des jugements d’appréciation sur des objets beaux, comme tels, il faut du goût ; mais pour les beaux-arts eux-mêmes, c’est-à-dire pour la production de tels objets, c’est du génie qui est requis. » Et § 50, « De la combinaison du goût avec le génie dans la production des beaux-arts » : « Le goût est comme la faculté de juger en général, la discipline ou le dressage du génie : il lui rogne durement les ailes et le civilise ou le polit ; mais en même temps il lui donne une direction qui lui indique en quel sens et jusqu’où il doit s’étendre pour demeurer conforme à une fin ; et en introduisant de l’ordre et de la clarté dans les pensées dont l’esprit est rempli, il donne une consistance aux Idées et les rend capable d’obtenir un assentiment durable, mais aussi en même temps universel. Si par conséquent, en cas de conflit entre ces deux sortes de qualité, quelque chose, dans une production artistique, doit être sacrifié, ce sacrifice devrait plutôt intervenir du côté du génie […] » (op. cit., p. 306). 648 Philosophie de la nouvelle musique, p. 158 ; GS 12, 133. 649 « Réaction et progrès », p. 125 ; GS 17, 138. 650 Ibid. 147 - Exception : Ravel et la prison de verre On trouve de fait dans l’œuvre critique adornienne maintes exceptions à la règle de fer de l’atonalité. Mieux, on trouve une expression heureuse de cette transparence à laquelle l’œuvre doit accéder aux dépens de sa propre survie dans l’œuvre nostalgique de Maurice Ravel (1875-1837). Dans un article de 1928, Adorno qualifie ce contemporain de Schœnberg (18741951) qui en imita ponctuellement la technique dodécaphonique d’« impressionniste ironique »651. Retardataire sur l’époque dans le choix de ses formes, l’œuvre de Ravel n’est pas jugée réactionnaire. En elle, Adorno observe une « transparence » – caractéristique du moderne dans ses critiques on l’a vu – présentée à la pointe d’un formalisme ludique et nostalgique. Chez Ravel en effet, la composition de l’œuvre s’apparente au jeu sérieux de l’enfant. Représentant « d’une certaine couche d’aristocrates et de grands bourgeois, lucide sur elle-même et qui s’aperçoit que les fondations sur lesquelles elle tient sont minées »652, Ravel ne s’en dissocie pas : dans son œuvre s’entretiennent l’« image rêvée d’une high life, le conte de fée d’une mondanité »653. Pour autant, « il ne veut pas communiquer en tant qu’individualité, ne part pas d’une intériorité ; il note avec sûreté les figures évanescentes du moment historique qui est le sien, tout comme Degas, à qui il ressemble sur bien des points, fixait ses chevaux de course et ses danseuses de ballet »654. Nonobstant, ce moment historique lui-même retient sa conscience captive, alors qu’elle « prend conscience de la possibilité de la catastrophe », elle « doit demeurer telle qu’elle est sous peine de s’anéantir »655. Enveloppée par ce qu’elle met à distance, cette conscience jette dans son jeu avec les formes classiques les rayons d’une ironie paradoxalement nostalgique. L’ « impressionnisme » de son œuvre musicale s’apparente aux (re)touches portées facétieusement sur un monde dont il ne se différencie pas et dont il ne peut renverser la forme dans sa totalité comme cela serait possible depuis un angle extérieur. « Il domine le monde formel dont il reste lui-même captif : son regard le transperce comme du verre, mais sans briser la vitre, et il s’y installe avec le raffinement d’un prisonnier. Son style et son lieu social sont ainsi définis. »656 Opposée aux « tours de passe-passe effrontés de Stravinsky », la « prison de verre » ravélienne a quelque chose de l’intérieur bourgeois kierkegaardien. À ceci près que dans l’ironie, à la française, les murs ont accédé à la transparence. Le monde n’est pas renversé, mais l’être raffiné qui s’y trouve enfermé n’ignore pas qu’il est condamné. Son raffinement consiste à trouver encore, avec si peu, comme l’enfant, les ressources de jouer. Ressources mêmes de l’espoir. Ainsi, Ravel figure dans la transparence ironique de la forme musicale ce qui s’avère, pour sa conscience, l’infrangible frangibilité des normes bourgeoises. Dans ces premiers textes décisifs, il est frappant de constater que l’auteur file des métaphores qui structurent sa critique. À la métaphore de l’intérieur bourgeois chez Kierkegaard, répond, maintes fois convoquée (dans l’article consacré à Sérénade de Schœnberg, l’article consacré à Ravel) saisie dans les œuvres modernes, celle de la cage de verre, corps même d’un sujet qui accède pour lui-même à la transparence sans pour autant pouvoir sortir de la cage. Là où la philosophie s’asphyxie entre les parois surchargées, les formes esthétiques modernes, conscientes, libèrent la métaphore du poids de la matière dont, d’un autre côté, elles se 651 « Ravel », in Anbruch, XI, Heft 4/5, 1930. Version retravaillée. Ibid. 653 « Ravel », Moments musicaux, trad. fr. de M. Kaltenecker, Paris, Contrechamps, 2006, p. 54 ; GS 17, 61. 654 Ibid. 655 Op. cit., p. 54 ; GS 17, 61. 656 Op. cit., p. 53 ; GS 17, 60. 652 148 chargent en tant qu’œuvres. Pris dans un rapport inverse, le système de l’existence croule sous la surcharge du mythique quand conceptuellement, il veut se déployer dans la transparence. * Ainsi, de la critique de l’expressionnisme de 1920 à la prise de position polémique des années trente opposant la réaction au progrès, on observe l’élaboration progressive, parfois ambiguë, du matérialisme adornien. Ce qui frappe, c’est la constance du refus de l’affirmation subjective unilatérale dans cette forme que le romantisme a rendue si vulnérable à une telle mécompréhension : la musique. En connaisseur averti des œuvres héritées du répertoire romantique, Adorno défend la musique contre les esthètes qui dans leur relativisme caractéristique, la privent, en l’adorant, de sa prétention légitime à la vérité. Or la vérité de la musique, sa vérité moderne, est l’écoulement même hors du matériau musical de tout ce que les amateurs d’art croient préservé en elle dans le monde moderne rationalisé : la sensibilité, « l’âme élargie » selon l’expression de Hegel, l’intériorité pure. Dans ces conditions, la revendication adornienne de la modernité exclusive de la Nouvelle musique ne se veut pas barbare, oublieuse du passé, elle se présente au contraire comme la conséquence d’une prise de conscience aiguë du devenir archaïque d’un tel passé, dont elle ne sauve pas sans nostalgie les débris comme on l’a vu dans son interprétation de l’œuvre schubertien. Mais ce qui se formule philosophiquement comme un refus du subjectivisme, prend concrètement, du point de vue du matériau musical, le sens d’un encouragement à une technicisation accrue, d’une insistance sur la structure, la reconfiguration. Or l’un n’implique pas en vérité chez Adorno l’orientation enthousiaste vers l’autre. Sa défiance de plus en plus ouverte envers le dodécaphonisme schœnbergien en témoigne. C’est donc dans cette tension même qu’il faut prendre la mesure du caractère polémique de sa « situation » au sens valéryen du terme. Polémique en tant qu’elle suppose son contraire, et ne s’oppose à lui que pour autant qu’elle connaît la vérité qu’il contient. Cette vérité du romantisme, qu’est l’expression, que l’esthétique adornienne semble vouer si unilatéralement aux gémonies dans ses textes de combat, est néanmoins conservée, mais sous la forme de la miniature. Miniaturisée dans l’argumentaire philosophique comme elle l’est dans les œuvres mêmes, elle n’en reste pas moins ce « négatif » qui travaille et travaillera la construction adornienne de façon de plus en plus manifeste. Le point est de saisir que là où, jusque ici, le négatif était l’objectivité même, il a migré dans l’expression subjective. C’est là l’essence du renversement matérialiste qu’Adorno fait subir à l’esthétique idéaliste dont il hérite en même temps la conceptualité. Mais ce renversement engage à vrai dire l’idéalisme tout entier, et c’est seulement en abordant maintenant pour eux-mêmes les textes déterminants de la situation cette fois philosophique d’Adorno au début des années trente qu’on pourra faire apparaître la continuité, voire la porosité décisive, de son esthétique et de sa philosophie, dans la revendication du modèle de la critique esthétique pour le matériau philosophique lui-même. 149 II. ACTUALITE PHILOSOPHIQUE De la même manière que l’art affronte la crise de sa prétention à la vérité – fût-elle subjective – dans la crise du romantisme, la philosophie est confrontée à la décomposition de sa systématicité objective. Face au déclin du système où s’unissaient dans l’effectivité l’ancrage subjectif de la philosophie et l’objectivité de ses objets, la modernité philosophique a ouvert deux voies distinctes. D’un côté, avec Kierkegaard, celle d’une affirmation unilatérale de la subjectivité structurée par la question de l’existence. De l’autre, avec les descendants positivistes du criticisme, celle de l’exigence d’une conformation de la philosophie aux critères de l’objectivité scientifique. Historiquement écartée des recherches proprement scientifiques, la philosophie affronte donc de plein fouet la menace moderne de sa liquidation dans les sciences ou dans un imaginaire inoffensif. Telle est l’alternative calamiteuse dont la conférence de mai 1931 sur « L’Actualité de la philosophie » fait procéder toute son urgence. La gravité du moment est à la mesure du « sérieux quasi inouï » avec lequel l’empiriocriticisme viennois a entrepris la liquidation de la philosophie. La restriction exclusive de toute connaissance authentique à l’expérience par l’école de Vienne issue de Schlick657, et représentée alors par Carnap et Dubislav, « en liaison étroite avec les logisticiens et avec Russell », pose les termes de la dernière philosophie encore possible : « tout dépassement du domaine de ce qui est vérifiable par l’expérience est interdit ; la philosophie n’en vient à être qu’une instance de mise en ordre et de contrôle des sciences, elle n’a pas le droit d’ajouter elle-même quoi que ce soit d’essentiel aux diagnostics scientifiques »658. Qualifiant de métaphysiques, c’est-à-dire de creuses, « toutes les propositions qui, d’une manière ou d’une autre s’aventurent hors de la sphère de l’expérience et de sa relativité », et déterminant cette sphère de l’expérience elle-même dans le cadre objectif de l’expérimentation scientifique, le positivisme dispute même au néokantisme le terrain étroit qu’il s’était conquis de haute lutte face aux sciences. Par le Cercle de Vienne, la philosophie est mise en demeure : il lui faut prendre acte de sa crise ou accepter la queue entre les jambes de devenir un hobby pour individus déconnectés du réel. Certes, selon toute apparence, la philosophie se maintient avec les variantes des néokantismes marbourgeois et heidelbergiens, la phénoménologie husserlienne, la philosophie de la vie simmélienne, et enfin, la tentative heideggérienne d’une phénoménologie existentiale. Mais la question est alors de savoir dans quelle mesure ces divers projets protègent réellement la philosophie de sa liquidation quand tous, sans exception, c’est là la provocation adornienne, relèvent d’un idéalisme larvé. Les difficultés que chacune d’elles rencontre sont autant d’indices d’une telle appartenance. La gageure est de comprendre comment une telle 657 Physicien de formation, élève de Max Planck, Moritz Schlick est le fondateur du Cercle de Vienne. Lisant la Critique de la Raison pure comme une mise en œuvre transcendantale des présupposés de la physique newtonienne, il proposait d’en radicaliser le projet criticiste en renvoyant à une métaphysique inutile l’esthétique transcendantale et son dégagement des formes a priori de la perception. Il convenait de se détourner de ces dernières pour aborder de plein pied le champ de l’expérience à partir d’un réalisme « critique ». Convenant de l’exigence de limitation kantienne, comme les néokantiens, il la radicalisait, contre eux, en plaçant hors de la limite des connaissances possibles la détermination de leurs conditions transcendantales. C’est dans un ouvrage tardif, Allgemeine Erkenntnis Lehre, Berlin, [1918], qu’il dénonce contre Husserl, l’inanité des connaissances synthétiques a priori et à partir de là toute prétention de la métaphysique à se constituer comme science. Voir Jocelyn Benoist, L’a priori conceptuel. Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999. 658 « L’actualité…», p. 14 ; GS 1, 332. 150 identification est possible alors même que les projets ainsi rassemblés s’avèrent antagonistes sur bien des points. A. Ruines de l’idéalisme Une crise de l’idéalisme à l’âge de son déclin Lors de cette brève et décisive conférence de mai 1931 sur « L’Actualité de la philosophie », Adorno généralise à tout le paysage philosophique contemporain son diagnostic d’une crise de l’idéalisme. Dans le style d’une lettre à un jeune philosophe, la conférence s’ouvre sur l’exigence d’un renoncement où est livré un premier concept de l’idéalisme. « Quiconque choisit aujourd’hui de faire du travail philosophique sa profession doit d’emblée renoncer à l’illusion sur laquelle s’ouvraient autrefois les projets philosophiques – l’illusion selon laquelle il serait possible de saisir par la force de la pensée la totalité du réel. »659 « Autrefois » signale la désuétude même de cette « illusion », ainsi doublement disqualifiée, à la fois historiquement et épistémologiquuement. Dans le paysage universitaire de l’époque, et c’est la doxa dont Adorno se joue ici en quelque sorte, cette illusion est unanimement prêtée à la philosophie hégélienne, négligée dès le milieu du XIXe siècle, au profit d’un « retour à Kant » historique660. La prétention évoquée, qui suppose la coïncidence du réel comme totalité et de la force de la pensée capable de le rassembler en elle parce qu’elle en est, ultimement, constitutive, est certes le propre d’une philosophie idéaliste, mais plus encore, en tant qu’accomplissement même d’une telle « prétention » idéaliste, d’une philosophie de l’Absolu. À vrai dire, comme la philosophie hégélienne l’a montré, le présupposé d’un accès à « la totalité du réel » par la force de la pensée rend philosophiquement indissociables ces deux dimensions. Porté à son comble, l’idéalisme n’est pas une philosophie de la subjectivité mais de la réalité comme totalité spirituelle… Tout cela est bien connu. Reste qu’en 1930, personne ne prétend plus à un tel idéalisme absolu, ni au surplomb possible d’une telle spiritualité. « Zurück zu Kant ! », ont clamé au contraire ceux qui ont vu dans le système hégélien la prétention totalisante de la philosophie menée à son point de ridicule. L’autonomisation féconde depuis le XIXe siècle des disciplines que le philosophe de l’Absolu inscrivait dans le giron universel du penser philosophique (psychologie et sociologie en particulier), a confisqué l’autorité du savoir philosophique sur des contenus particuliers mieux décrits ailleurs. Tout le projet néokantien est alors une tentative de reconquérir à nouveau, face au discrédit dans lequel est tombée la philosophie suite aux égarements de l’idéalisme hégélien, son statut scientifique à titre de théorie de la connaissance661. Dans cette perspective, c’est sur la scientificité des méthodes qu’est mise l’accent662. Exit la science 659 « L’actualité… », p. 7 ; GS 1, 325. La fin du XIXe siècle est marquée en Allemagne par ce que les historiens de la philosophie, reprenant les termes des philosophes eux-mêmes, ont qualifié d’un « retour à Kant » Voir M. Ferrari, Retours à Kant, trad. fr. de T. Loisel, Paris, Le Cerf, 2001. Le regain d’intérêt pour la philosophie kantienne commence dans les années 1860, d’après E. Cassirer lui-même, cité par M. Ferrari. 661 Voir sur ce point la synthèse d’Éric Dufour, Les Néokantiens, Paris, Vrin, 2003, p. 9. 662 Ce n’est certes pas là le seul fait de la tradition héritée de Kant. Depuis le milieu du XIXe siècle, la majorité des courants de pensée marquants manifeste une prétention constante à la scientificité. Le positivisme même de Marx et les prétentions freudiennes à faire de la psychanalyse une science en témoignent. A l’exception de la 660 151 hégélienne comme totalité réconciliée du savoir : le modèle est maintenant celui des sciences expérimentales dont, depuis le XVIIIe siècle Kant a dégagé les fondements épistémologiques. L’exigence d’une fondation de la connaissance ne repose plus sur la capacité à produire le système où se confondent le réel et le rationnel, mais à partir du fait de la science, pour en retrouver les conditions de validité. À la recherche de la vérité philosophique est substituée l’optique d’une reconquête de la validité du discours philosophique. Si l’on n’a pas renoncé au réel pour autant – on cherche même à y retourner et ce retour est lui-même chez Husserl une objection polémique au néokantisme – nul ne prétend l’extraire comme totalité unifiée à partir de la pure immanence de la pensée. La pensée, le concret, survivent, plus ou moins rendus étrangers l’un à l’autre, mais la totalité a disparu. Le réel n’est pas le rationnel pas plus que la réalité n’est la totalité cosmique propre au lieu transcendantal grec. Bref, la « prétention philosophique à la totalité »663 a, depuis et avec Hegel, fait définitivement long feu. L’illusion sur laquelle s’ouvraient « autrefois » les projets philosophiques a bel et bien été dissipée. Dans ces conditions, comment affirmer maintenant la survivance d’un tel idéalisme, fût-ce sur le mode de la crise ? D’un côté, l’idéalisme revendiqué à l’époque par Husserl, et développé sous un angle criticiste par les néokantiens, ne se définit nullement comme « savoir de la totalité », c’est « un idéalisme transcendantal ». De l’autre, chez Simmel ou chez Heidegger un tel idéalisme transcendantal fait précisément l’objet de la critique. De part et d’autre, la définition proposée sied apparemment bien mal à l’actualité philosophique : s’il s’en tient à sa première définition, présentant d’entrée de jeu l’idéalisme comme une prétention désuète, Adorno semble soit rater sa cible, soit enfoncer des portes ouvertes. Cette « thèse de l’idéalisme » dont il voudrait faire dépendre d’un geste toute la philosophie allemande de l’époque semble anachronique. Survie Pourtant, comme pour signifier de façon percutante son actualité dans les propositions les plus contemporaines et les plus prétendument novatrices, Adorno enchaîne, à titre de véritable captatio benevolentiae, sur la question radicale heideggérienne : « Cette question qu’on nomme aujourd’hui la question radicale et qui est pourtant la moins radicale de toutes : la question de l’être pur et simple, telle qu’elle est formulée expressément par les nouveaux projets ontologiques […] était aussi, malgré tout ce qui les oppose, au fondement des systèmes idéalistes que l’on croit dépassés »664. Car il est clair que « cette question présuppose, afin qu’une réponse soit possible, que l’être pur et simple soit adéquat et accessible à la pensée, que l’on puisse s’enquérir de l’idée de l’étant »665. En effet, l’herméneutique heideggérienne du Dasein semble bien confirmer une telle possibilité, dans le projet affirmé d’une ontologie. À l’époque d’Être et Temps, le Dasein constitue à la fois l’être et celui qui le dévoile : l’ « être pur et simple » semble donc accessible à la pensée quoiqu’il ait jusque là été voilé pour elle. L’invocation contemporaine de la possibilité même de cet accès, et d’un discours sur l’être à partir de là, renoue avec les illusions de jadis. Comme c’était le cas hier – si l’on considère les reproches que tous font alors à Hegel – « une philosophie qui fait aujourd’hui passer la réalité pour vraie et juste ne sert à rien d’autre qu’à la voiler et à l’éterniser dans son état présent »666. Le projet hégélien de la réconciliation de l’être et de la pensée et sa conséquence politique (la justification absolue de l’effectivité), se tradition herméneutique issue de Dilthey qui avait dissocié la logique des sciences humaines de celle des sciences de la nature, le savoir dans sa généralité semble devoir être « scientifique » ou ne pas être. 663 « Actualité… », p. 8 ; GS 1, 326. 664 Ibid., p. 7 ; GS 1, 325. 665 Ibid. 666 Ibid. 152 maintiennent, prétend Adorno, là où on ne les soupçonne plus. Et ce maintien en lui-même induit une position inadéquate de la pensée face au réel auquel elle a maintenant affaire. Occulté, en tant qu’être, dans l’ontologie heideggérienne, le réel semble s’offrir encore à la connaissance dans sa plénitude pour autant qu’on soit capable de lever le voile avec une absolue délicatesse phénoménologique. À la métaphorique hölderlinienne667 du voile chez Heidegger, Adorno oppose celle, toute lukácsienne et benjaminienne, des ruines et de la décomposition. D’une métaphorique à l’autre, la réalité est débarrassée de toute fausse pudeur et la philosophie perd son pouvoir de séduction comme la possibilité – obscène, aurait jugé Nietzsche – de son « dévoilement » ultime. L’unité de la réalité comme être n’est pas cachée ; elle n’existe plus. De « la réalité ronde et close, étoile baignant dans une claire transparence »668, il ne reste rien que traces et ruines, éparses. En affirmant la possibilité d’une ontologie, si révisée et transformée soit-elle, Heidegger le nie. Il n’en faut pas davantage à Adorno pour laisser entendre que le projet idéaliste persiste donc tacitement chez l’auteur d’Être et temps. Il a beau se libérer dans l’unité corrélationnelle phénoménologique de l’opposition du sujet et de l’objet, le phénoménologue ne prend pas acte de la contrainte imposée à toute pensée, dont seule la conscience peut dissiper l’illusion idéaliste tenace : ce fait que « l’adéquation de la pensée à l’être comme totalité s’est désagrégée »669. À bien considérer les conséquences objectives de cette contrainte sur la pensée, il semble clair que « la plénitude du réel ne se laisse pas soumettre à l’idée de l’être, qui lui assignerait son sens, pas plus que l’idée de l’étant ne se laisse construire à partir des éléments du réel »670. La répétition d’une question prétendument radicale ne peut rien y changer. Historiquement, l’ère des questions en philosophie naît avec le constat de l’impuissance de « l’idée de l’être ». Adorno pense au criticisme kantien, et à ses questions ouvertes. Mais peut-être également invoque-t-il là contre Heidegger une réminiscence de la Théorie du roman, où Lukács déplorait cette « différence qualitative insurmontable » qui nous a rendus si questionnants tandis que, dans son innocence, « le Grec a répondu avant de s’être interrogé »671. La radicalité de la question heideggérienne n’est rien d’autre que son enracinement dans un lieu transcendantal antithétique avec son projet d’une pensée de l’être. Si bien qu’aujourd’hui, affirme Adorno sans ambages, l’être « n’est rien de plus qu’un principe formel vide, dont la dignité archaïque sert à habiller des contenus quelconques »672. Si frappante que soit cette critique abrupte, l’illusion idéaliste ne semble y survivre que partiellement : malgré les efforts rhétoriques adorniens pour faire reconnaître derrière l’être et le Dasein heideggériens la totalité et la Raison hégélienne, quelque chose semble s’être perdu en route. Ici, il convient d’analyser plus explicitement que ne le fait Adorno lui-même la teneur précise de la « thèse idéaliste » ainsi maintenue. Car c’est précisément dans son « analyse », dans sa division même en axiomes spécifiques que cette dernière survit véritablement. En effet, et on ne peut comprendre le propos de « L’Actualité de la philosophie » qu’en ayant conscience de cette subtilité, la thèse de l’idéalisme absolu n’est ici formulée que pour être démembrée. Ce n’est pas le maintien de la thèse en elle-même mais l’autonomisation de ses axiomes constitutifs qui est ici en jeu. La crise est précisément le résultat d’une telle dissociation interne. Loin d’être l’effet de la pleine subsistance d’une telle thèse que tous s’accordent à récuser, elle se radicalise dans cet éparpillement. On verra sur ce 667 Voir F. Hölderlin, « Les disciples à Saïs ». « L’actualité… », p. 7 ; GS 1, 325. 669 Ibid. 670 Ibid., p. 8 ; GS 1, 326. 671 G. Lukács, Théorie du roman, op. cit., p. 23. La question de la différence irrémédiable du monde grec et du monde contemporain déterminé comme monde de la technique n’est évidemment pas étrangère à Heidegger luimême, qui reviendra maintes fois sur l’enjeu herméneutique de la lecture des œuvres de l’Antiquité (cf. texte) et sur l’incommensurabilité des visions du monde (Grec et moderne). Perspective qui rappelle ses influences diltheyiennes. 672 « L’actualité… », ibid. 668 153 point que c’est chez Kant que se révèle ce moment de désolidarisation des axiomes fondamentaux de l’idéalisme que Hegel cherchera à réconcilier après lui. En vérité, si Hegel – qui n’est pas cité – est la figure type de l’idéalisme absolu apparemment visé au départ, Kant semble clairement incarner celle de l’idéalisme démembré qui survit ici. Ainsi, tandis que les eaux kierkegaardiennes se retirent, apparaît sur le rivage moderne une configuration à la fois nouvelle et ancienne du problème. L’intériorité exaltée dans sa pure immanence, par laquelle Kierkegaard voulait échapper à l’ontologie comme à la théorie de la connaissance, n’était autre que l’impasse tragique de l’idéalisme subjectif. Dans son échec, elle laisse remonter à la surface les deux voies figées de l’idéalisme que le philosophe danois avait voulu écarter : la théorie de la connaissance et l’ontologie de la totalité. C’est au sein de ces branches autonomisées qu’Adorno diagnostique maintenant une « crise de l’idéalisme »673 généralisée. 1. La thèse démembrée de l’idéalisme Pour le comprendre, il convient de dégager les « axiomes » relatifs à la thèse idéaliste, qui, formalisés, ont pu survivre, associés ou dissociés, à son déclin. Dans une variante de la formulation de la thèse de l’idéalisme, stratégiquement formulée, après sa captatio benevolentiae à propos de l’ontologie heideggérienne, ils apparaissent unifiés sous le thème de la ratio : « la ratio autonome – c’était la thèse de tous les systèmes idéalistes – était censée pouvoir développer à partir de son propre fonds le concept de réalité et toute réalité même »674. Cette thèse, où tiennent ensemble d’une part l’axiome de la réalité – l’autonomie – de la ratio comme instrument adéquat de la description du réel, et d’autre part l’axiome de la rationalité de la réalité « s’est dissoute »675. Le point est que sa dissolution, au sens propre, a laissé subsister indépendamment ces deux axiomes – quoique au prix d’une légère transformation. a. Deux axiomes Le premier, en tant qu’axiome de la réalité de la ratio comme instrument adéquat de la description du réel, a subsisté comme prétention de la pensée à se déterminer comme ratio autonome, dont les catégories et les conditions de possibilité se déploient de façon immanente, sous le nom d’épistémologie ou philosophie de la connaissance. Hypertrophié relativement à son traditionnel corollaire, l’axiome de la réalité de la ratio a réduit l’autre axiome à un simple postulat, bientôt lui-même sans contenu. Ce dernier, second axiome de la thèse idéaliste, est celui de la rationalité de la réalité. Détaché du premier, il a subsisté comme prétention de la pensée à se rapporter à un être ou à une essence, sous le nom d’ontologie. La transformation notoire qu’il subit dans son autonomisation tient au fait qu’il ne fait plus de sa dimension rationnelle même son objet, mais s’oriente directement vers la réalité qu’elle saisit. Le logos de l’ontologie n’est plus déterminé comme étant la Raison même. Du moins ce présupposé peut-être indispensable à l’ontologie est-il ici passé sous silence. 673 Ibid., p. 7 ; GS 1, 325. Ibid., p. 8 ; GS 1, 326. 675 Ibid. 674 154 - Kant bifrons Parmi les tenants du premier axiome, on peut, vraisemblablement, reconnaître les néokantiens de Marbourg et de Heidelberg. Heidegger, quant à lui, hériterait plutôt du second. Il est alors révélateur de rappeler que les uns et les autres se réclamèrent d’interprétations antithétiques de la philosophie de Kant. En effet, c’est chez Kant, dont la philosophie est loin en ce début de XXe siècle d’être une philosophie parmi d’autres, que ces deux branches furent à la fois dissociées et maintenues de façon problématique. En témoigne le fait que des ennemis théoriques tels que le néokantien Cassirer et Heidegger lui-même676 puissent alors se réclamer également de l’auteur de la Critique de la Raison pure. « J’entends par néo-kantisme », avait déclaré polémiquement Heidegger au printemps 1929, à Davos, contre le Marbourgeois Cassirer, « une certaine conception de la critique : celle qui explique la partie de la Critique de la Raison pure qui mène jusqu’à la “Dialectique transcendantale” comme une théorie de la connaissance relative à la science de la nature »677. Et le phénoménologue de poursuivre : « Il s’agit pour moi de montrer que ce que l’on prétend dégager ici comme épistémologie était pour Kant inessentiel. Kant n’a pas voulu nous donner une théorie de la science de la nature, mais il a voulu manifester la problématique de la métaphysique, plus exactement de l’ontologie. »678 Dans le texte rédigé entre 1926 et 1929 sur Kant et le problème de la métaphysique, il expose en ce sens « l’explicitation de l’idée d’une ontologie fondamentale par l’interprétation de la Critique de la raison pure comme instauration du fondement de la métaphysique ». Alors que les néokantiens lisaient dans ce texte une recherche sur les bases épistémologiques de la connaissance, Heidegger y décèle la recherche implicite du fondement ontologique de la connaissance. À considérer un tel renversement, Kant a quelque chose d’un Janus bifrons dans le paysage philosophique allemand de l’époque, chaque proposition philosophique fondant sa légitimité sur sa lecture la Critique de la Raison pure, contradictoire avec celle qu’elle cherche à réfuter. Mais la possibilité même de ces lectures antagonistes s’ancre précisément dans l’ambiguïté de la théorie kantienne elle-même. Dans une page marquante du Kierkegaard, Adorno avait livré la teneur de ce double visage du kantisme en y décelant le maintien problématique de la théorie de la connaissance d’une part et d’une ontologie « formelle » d’autre part. Historiquement, rappelait-il, le projet du criticisme consiste explicitement dans la critique de l’ontologie rationnelle wolffienne. Mais à partir de cette critique, la philosophie fit avec Kant « l’épreuve de la contingence du matériau de l’intuition en tant qu’il ne peut être déduit des catégories », sans jamais pouvoir rejoindre ce matériau en soi. Pour elle, le contenu de l’ontologie s’avérait donc perdu. Il en restait la « forme » dans les « jugements synthétiques a priori » et dans « la sûre et impuissante transcendance des postulats ». Ce faisant, « protégée de la contingence par la puissance systématique du centre spontané » et « de l’illusion spéculative par la validité dans l’expérience »679, la forme de l’ontologie donnait un contenu formel à la puissance transcendantale. Mais, soulignera-t-on, tandis que la forme est donnée comme contenu, le contenu se trouve vidé de la contingence empirique qui le constitue pourtant. Ainsi, l’axiome de la réalité – ou autonomie – de la ratio prend le pas en tant que contenu accessible de la 676 Voir M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique (1929) et la Conférence de Davos la même année. 677 E. Cassirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929) et autres textes présentés par Pierre Aubenque, rédaction des textes de la conférence par Dr. O. F. Bollnow et J. Ritter, trad. fr. de P. Aubenque, J.-M. Fataud, P. Quillet, Bauchesne, 1972, p. 29. 678 Ibid. 679 Kierkegaard, p. 126 ; GS 2, 106. 155 philosophie sur celui de la rationalité de la réalité, elle-même seulement postulée et maintenue dans la forme. C’est dans la « chose-en-soi », à la fois résidu de réalisme et résidu du scepticisme humien, que se noue alors chez Kant l’aveu de l’impossibilité de la fusion des deux axiomes dans le cadre criticiste. Par elle, l’ego transcendantal conçoit la contingence des formes mêmes de l’objectivité et jette pour toujours le soupçon du « comme si » sur l’adéquation de la connaissance et de la chose connue. En débarrassant le criticisme de ce « comme si », par l’artifice duquel étaient paradoxalement maintenus dans leur étrangeté les membra disjecta de la thèse idéaliste, la critique néokantienne de la théorie de l’Abbild680 concentre le néokantisme sur la théorie de la connaissance. Inversement, c’est en approfondissant l’énigme de la synthèse dans les jugements synthétiques a priori et dans le schématisme qu’Heidegger cherche à dégager chez Kant le contenu de l’ontologie. Mais pour trouver un tel contenu, il lui faut plonger dans la constitution transcendantale du Dasein et demander, comme il l’écrit dans Kant et le problème de la métaphysique : « Comment l’homme, qui est fini, et comme tel livré à l’étant et ordonné à la réception de celui-ci, peut-il avant toute réception connaître l’étant, c’est-à-dire l’intuitionner, sans être cependant son “ créateur ” ? Autrement dit : comment cet homme doit-il être lui-même constitué ontologiquement pour qu’il puisse s’apporter, sans l’aide de l’expérience, la structure ontologique de l’étant, c’est-à-dire une synthèse ontologique ? »681 Cette structure de l’étant qui relèverait d’une synthèse ontologique préalable à l’expérience682, et précédant donc la finitude de la réceptivité humaine comme finitude de l’intuition, 680 Le néokantisme – de Marbourg comme de Heidelberg – visait à une résorption des résidus ontologiques du criticisme dans une logique. La logique signifie, dans le cadre néokantien, théorie de la connaissance : mais il s’agit là non d’une logique simplement formelle mais d’une logique transcendantale, qui dégage dans l’activité du sujet connaissant les conditions de la transcendance de l’objet. Cette approche a pour conséquence de rendre l’objet indissociable de la connaissance, supprimant la médiation de la représentation (Abbild) qui impliquait à son origine, l’inconnaissable « chose en soi ». La logique transcendantale embrasse en une seule forme ce que la logique formelle et l’esthétique kantienne séparaient comme formes a priori passives de l’expérience et catégories à la base de l’activité du sujet dans la connaissance issue de cette expérience. En concentrant l’analyse sur l’activité du sujet et à partir d’elle sur la production de l’objet de la connaissance, il s’agissait d’échapper au psychologisme comme au réalisme menaçant la théorie kantienne. Ainsi le statut ambigu des catégories dans l’ouvrage de Kant qui sont en partie le résultat d’une déduction transcendantale de bonne méthode selon les Heidelbergiens mais en partie également naturalisées en facultés qui posent le problème de l’énigme de leur coïncidence avec les objets du monde dont elles sont à nouveau séparées. Il s’agit d’échapper à la fois à l’idéalisme spéculatif allemand qui dissout ce problème dans l’activité du sujet et confine au solipsisme et le réalisme précritique de l’empirisme anglais qui s’appuie sur l’hypothèse de pures impressions sensibles dissociables du travail de la pensée. La transcendance de l’objet ne saurait être ni aspirée et par là-même niée dans l’activité du sujet, ni posée comme une instance absolument étrangère – et si tel était le cas, comment ne le resterait-elle pas toujours ? – venant frapper nos sens. 681 M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, (1929), trad. fr. de A. de Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953, rééd. « Tel », 1981, p. 99. 682 Selon Heidegger, le schématisme, exposé au début de l’ « Analytique des principes », apparaît comme une ontologie qui pose le problème de l’apparence de façon positive et non négative. Capacité transcendantale partiellement énigmatique pour Kant de l’usage empirique des catégories, le schématisme opère en effet la « synthèse apriorique » du rationnel et de l’empirique que l’auteur de la Critique de la Raison pure détermine comme les deux sources de la connaissance tout en renvoyant leur origine commune à l’inconnu. Heidegger fait alors de la « souche commune » de ces deux sources, le contenu même de l’ontologie où se dessine l’essence finie de l’homme, elle-même ancrée dans sa « réceptivité » qui est le « trait caractéristique de la finitude de l’intuition» – cette dimension passive que les néokantiens avaient en l’occurrence cherché à minimiser. Le transcendantal qui dans un cadre épistémologique laisse toute question d’essence hors champ est alors compris comme transcendance de telle sorte qu’il ne s’agisse plus à travers lui de conditions de la connaissance mais de fondement de la vérité, elle-même conçue comme « essence de la transcendance ». L’épistémologie transcendantale des conditions de possibilité de la connaissance est alors comprise comme une métaphysique implicite de « l’essence de la vérité de la transcendance ontologique », en d’autres termes, pour Heidegger, comme une ontologie fondamentale (cf. Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., pp. 97-98). 156 Heidegger ne veut pas seulement l’explorer comme fondement ontique (c’est-à-dire fondement de la connaissance des étants), mais comme fondement ontologique (fondement de la connaissance de l’être). Il s’agit bien de comprendre « comment l’étant fini que nous appelons homme » doit être, « en son essence la plus intime », pour être « ouvert à l’étant », un étant que, précise Heidegger, « il n’est pas lui-même » et « qui donc, de son côté, devra être capable de se manifester de soi »683. On voit que la régression en deçà des conditions transcendantales de la connaissance implique une régression en deçà des objets mêmes de cette connaissance, considérés comme étants de telle sorte que, dans l’intention heideggérienne, « le problème de la possibilité de l’ontologie est la question relative à l’essence et au fondement essentiel de la transcendance propre à la compréhension préalable de l’être »684. Cette transcendance est l’homme lui-même en tant qu’être, en tant que Dasein. Si toute tentative de saisie de cette transcendance par la psychologie ou la logique « apparaît désespérée »685, « fût-ce même en les combinant de l’extérieur entre elles », il faut appréhender cette saisie en des termes métaphysiques qui seuls peuvent dévoiler « les conditions dont naîtra, selon sa possibilité intrinsèque, la totalité d’une ontologie »686. Heidegger rend ainsi à nouveau possible, de l’intérieur de la structuration kantienne, la question de l’ontologie. Le projet de Heidegger relève ainsi de la thèse idéaliste qui présuppose la rationalité de la réalité puisqu’il prétend, par la méthode phénoménologique, « gagner de l’être trans-subjectif en posant la question de “ l’être lui-même ” que le criticisme kantien avait pourtant mise au rancart »687. Chez lui comme chez Husserl, juge alors Adorno, « le moyen par lequel on tente de gagner de l’être trans-subjectif n’est rien d’autre que cette même ratio subjective qui, auparavant, a mis sur pied la structure de l’idéalisme critique »688. Notons cependant qu’Heidegger ne parle ni de ratio ni de subjectivité... Mais par ces ellipses conceptuelles volontaires, Adorno entend faire apparaître sa dépendance au second axiome de l’idéalisme, entraînant selon lui son projet tout entier. Sans ego transcendantal, sans sujet, sans autonomie de la raison, Heidegger rejoue les élans systématiques totalisants de la philosophie hégélienne dont son héritage kierkegaardien aurait du précisément le détourner. - Membra disjecta Ainsi, tandis que l’accent est porté sur l’un des deux aspects possibles de l’héritage kantien – épistémologique avec les néokantiens ou ontologique avec Heidegger – à l’exclusion de l’autre, l’actualité philosophique semble bien faire fond sur l’axiomatique démembrée de la thèse idéaliste. Le tableau adornien de l’actualité philosophique comme crise de l’idéalisme ne peut être compris qu’à partir de l’idée d’une survivance des membres épars de cet idéalisme même dans les divers programmes philosophiques alors contemporains. Tel est le sens de son état critique : il est démembré. Mais la désolidarisation des deux axiomes de la thèse idéaliste atteste qu’il n’est pas dépassé pour autant, il survit encore incognito. Puisque nul n’est hégélien alors, puisque la thèse de l’idéalisme dans sa version hégélienne est unanimement récusée, c’est donc à partir de Kant et du criticisme, auquel tous s’affrontent, qu’il faut faire remonter les éléments contemporains de la crise de l’idéalisme pour voir se configurer de la sorte le champ philosophique. En ce champ, l’idéalisme se révèle comme ruine par la confrontation de la modernité toute kantienne à la formule de l’idéalisme qu’elle 683 Op. cit., pp. 102-103. Ibid. 685 Ibid. 686 Ibid. 687 Ibidem 688 « L’idée d’histoire de la nature », p. 33 ; GS 1, 347. 684 157 juge la plus « archaïque ». Telle est l’ironie d’Adorno qui, ce jour de mai 1931, fait apparemment patte blanche en tirant d’entrée de jeu sur l’ambulance hégélienne dans une conférence polémique contre des écoles allemandes qui ne sont rien moins que les derniers rejetons du kantisme. Sans crier gare, Adorno relaie en ce sens, outre sa métaphorique des ruines, la construction du lieu transcendantal moderne comme lieu kantien qu’avait déployée Lukács dans sa Théorie du roman. Mais à la différence de Lukács ou de Simmel avant lui, cette physionomie implicite du lieu ici temporalisé en « actualité » n’est pas condamnée au nom d’un pathos subjectif dont, avec la critique de Kierkegaard, il a déjà accusé le naufrage. Adorno lie sa critique à un engagement qu’il veut matérialiste pour la philosophie face à la menace de sa liquidation689. Ici, la critique se veut donc immanente, la crise de l’idéalisme n’est pas thématisée à titre de condamnation de la philosophie mais comme le phénomène matériel de la désagrégation de son unité idéaliste essentielle face auquel, précisément, une conversion matérialiste s’impose. Une fois mise en évidence la signification polémique de ces « ruines » qui font soupçonner comme à contretemps une « crise de l’idéalisme », il s’agit de ressaisir le tableau général de l’actualité philosophique qu’il esquisse à partir d’elles en quelques pages fulgurantes. On peut distinguer deux pans dans ce tableau : d’un côté, la tradition rationaliste qui regroupe les néokantiens et la phénoménologie husserlienne, de l’autre, une tradition qui peut être qualifiée polémiquement d’irrationaliste, qui regroupe la philosophie de la Vie simmelienne et la phénoménologie heideggérienne. Le propre de la première tradition est de maintenir au cœur ce que les secondes récusent fondamentalement : l’idée d’un sujet, en l’occurrence d’un sujet transcendantal. Tandis que le néokantisme a concentré la « teneur » d’un tel ego sur son activité, et Husserl, à sa suite, sur ses opérations, Simmel ou Heidegger prétendent pouvoir dispenser la philosophie d’une telle figure, le premier au nom du concept de « vie », le second au nom du concept d’ « existence » (Dasein). Dans les deux cas, ils s’exposent selon Adorno à un subjectivisme renforcé qui, loin de les faire échapper à la crise idéaliste, en confirme l’évidence. 2. L’idéalisme des rationalistes Il s’agit de tous ceux qui, quelles que soient les transformations de méthode qu’ils lui font subir, conçoivent la philosophie comme un projet rationaliste. Les néokantiens et Husserl, qui se revendiquent respectivement de l’héritage criticiste kantien et de l’héritage cartésien –en partie du moins pour Husserl – relèvent de cette catégorie. De façon caractéristique, ni le néokantisme ni la phénoménologie n’abandonnent la notion de « sujet » et d’ego transcendantal. La critique adornienne de leur idéalisme prend acte de cet attachement comme d’une honnêteté – honnêteté qu’il concède plus difficilement à ceux qui persistent sans sujet dans des formes subjectivistes. a. Les néokantiens Dans le contexte du « retour à Kant », succédant, depuis la fin du XIXe siècle, au discrédit de la philosophie hégélienne, le néokantisme se présentait comme une tentative de sauvetage de 689 En effet, le maintien d’une philosophie possible est l’enjeu même de toute la seconde partie de l’article : il s’agit de chercher où ancrer l’« impossibilité principielle, pour toutes les questions posées par la philosophie, à être dissoutes dans celles posées par les sciences », art. cit., p. 15. 158 l’activité philosophique face au triomphe des sciences expérimentales690. En se donnant pour point d’appui le fait de la science, et pour but la fondation des conditions de validité de la connaissance, Hermann Cohen, fondateur de l’École de Marbourg, proposait même d’interpréter la Critique de la raison pure comme une théorie de la connaissance scientifique691. Mais pour ce faire, il fallait concevoir contrairement à Kant la priorité de la Logique transcendantale692 sur l’Esthétique transcendantale (ce que précisément Heidegger contestera), c’est-à-dire la priorité de la légalité des jugements et de l’usage des catégories sur la question de la réceptivité. Tel le point de nodal qui concentra en partie les affrontements théoriques des divers représentants marbourgeois (Natorp, Cassirer) eux-mêmes 693. Dans ce cadre épistémologique, la question de la forme transcendantale de la connaissance devait précéder épistémologiquement celle de l’expérience. Le projet néokantien visait donc à partir de là à purifier et amender les catégories transcendantales des confusions avec d’une part des catégories grammaticales et d’autre part des résidus psychologiques qu’elles charriaient encore chez Kant. Le « jugement », ainsi ne devait plus être la performance occulte d’un sujet cognitif mais un énoncé conçu comme tel, dans l’immanence du penser. Mais la clarification logique du criticisme conçu comme théorie de la connaissance eut pour contrepartie l’obstruction de la brèche par où « remplir » les catégories philosophiques en contenus concrets. « Le néo-kantisme de l’école de Marbourg, qui s’efforçait avec la plus grande rigueur d’extraire de catégories logiques la teneur [Gehalt] de la réalité a certes conservé sa clôture systématique, mais il se prive en contrepartie de tout droit sur la réalité, et se voit renvoyé vers une région formelle où toute détermination de contenu [Inhalt], devenue le point final virtuel d’un processus infini, s’évapore. »694 Tandis que la critique de la « chose en soi » comme reliquat de réalisme695 en supprimait l’instance, la philosophie transcendantale perdait l’ultime et fragile point d’accroche qui la retenait encore à la réalité concrète. Pris dès lors entre les feux contraires d’un idéalisme spéculatif d’une part – qui dissout le « monde extérieur » dans l’activité du sujet et confine au solipsisme – et du réalisme précritique de l’empirisme anglais de l’autre, le néokantisme devait tirer au clair, dans un cadre transcendantal, une transcendance de l’objet comme objet 690 Paul Natorp donnait en 1918, dans un article consacré à Hermann Cohen, un témoignage éloquent sur la situation de la philosophie à l’époque : « Dans les universités […] la philosophie passait pour une occupation qui, à côté de la science, semblait un misérable tâtonnement de dilettante, aux buts et aux moyens incertains, qui s’attelait à tous les problèmes les plus élevés, qui n’étaient qu’à peine les vrais problèmes, mais ne savait embrasser fermement aucun d’eux, a fortiori pas les résoudre. Combien tranchait sur elle le travail qui osait vaillamment se risquer sur le vaste océan de l’exploration, qui avançait à grands pas, entraîné à des tâches toujours nouvelles, le travail fortifiant et créateur des sciences expérimentales […] » (P. Natorp, « L’œuvre philosophique de Hermann Cohen du point de vue du système », [paru dans Vorträge der Kant Gesellschaft, 1918], trad. fr. dans L’École de Marbourg, Paris, Le Cerf, 1998, pp. 144-145). 691 Voir H. Cohen, La Théorie kantienne de l’expérience (1871), trad. fr. de E. Dufour et J. Servois, Paris, Le Cerf, 2001. 692 Ce que Cohen précise lors de la deuxième édition de ce texte, en 1883. 693 Contre Cohen, Natorp fait ainsi valoir, à partir d’une réflexion sur la détermination de l’objet singulier comme détermination de l’acte de connaissance, la part de « fondation subjective » de la connaissance dans les vécus devant compléter nécessairement sa « fondation objective » dans la logique. Cf. P. Natorp, Psychologie générale. Il entama à partir de là des discussions avec la psychologie husserlienne, à laquelle il reprochait néanmoins de se fonder sur l’illusion d’un donné, qui à vrai dire ne peut jamais exister de lui-même comme chose, mais seulement, du point de vue du transcendantalisme, comme divers ou comme X indéterminé sans être pour cela métaphysiquement posé comme « inconnaissable ». Voir É. Dufour, op. cit., p. 87. 694 « L’actualité… », p. 8 ; GS1, 326. 695 La « chose en soi », affirmait Cohen, n’est en vérité que le résidu d’une théorie précritique de la connaissance : la théorie de la représentation [Abbild]. Plutôt que de rapporter la connaissance à un objet de la connaissance, on doit désormais partir du fait de la connaissance où l’objet ne se constitue comme objet que parce qu’il est objet de connaissance. 159 de la connaissance, qui ne soit ni soluble dans les dispositions psychologiques du sujet connaissant, ni posée comme une instance qui lui soit absolument étrangère venant frapper ses sens. C’est dans les jugements synthétiques a priori que le néokantisme trouvait un modèle d’immanence véritablement transcendantale. À partir de leur élucidation logique complète, il s’agissait de faire migrer, et dès lors de dissoudre, à l’intérieur des conditions transcendantales de la connaissance, tous les résidus mythiques d’ « harmonie préétablie » qui maintenaient hors de l’esprit transcendantal le fondement véritable de la connaissance. Tous les éléments de transcendance que Kant avait laissés hors de la structure transcendantale devaient ainsi être reconduits en elle. D’où le refus de la chose en soi, certes, mais également l’accent porté sur l’activité du sujet plutôt que sur sa passivité comme réceptivité (Rickert attribue à la pensée certaines déterminations que Kant attribuait à l’intuition). D’où enfin l’idée radicale, chez Natorp comme chez Rickert, de parvenir à faire dépendre le singulier luimême des procédures de la pensée. Quoique cette idée soit thématisée en des termes criticistes, logicistes, voire phénoménologiques, Adorno y reconnaît le vieux démon de l’idéalisme dans sa signification la plus archaïque : la perte unilatérale de la réalité. Le reproche est vague et ne fait pas cas des efforts du néokantisme lui-même pour affronter ce problème, mais le seul fait que la transcendance ait représenté à la fois le problème central des philosophies transcendantales696 et celui dont elles ont toujours semblé vouloir se débarrasser parle de lui-même. Transcendantalisme sans transcendance, la philosophie de l’immanence n’a eu de cesse de venir buter sur l’altérité du divers. On peut rendre son sens à la thèse de 1928 sur Kant que rejeta le néokantien Cornelius. Adorno y « ruse » véritablement avec le vocabulaire néokantien de la transcendance : celle-ci déterminée comme inconscient permet l’intégration de la topique freudienne et de la critique sociale marxienne aux catégories transcendantales, plaçant la logique elle-même non plus sous condition d’une psychologie des facultés mais sous condition psychanalytique et idéologique. De la sorte, Adorno transforme le statut fonctionnel de ce concept dans son rapport à l’élaboration de la connaissance : la transcendance n’est plus une instance rendue douteuse par une pensée prisonnière de sa propre immanence, mais la contrainte pesant sur elle et la déterminant intrinsèquement. Si face au formalisme de l’école de Marbourg, l’école de Heidelberg, pensa « disposer, avec les valeurs, de critères philosophiques plus concrets et plus maniables que n’en posséd[aient] avec leurs idées les Marbourgeois »697, la relation qu’ils tentèrent par leur méthode d’établir entre « l’empirique » et ces valeurs était selon Adorno « quoi qu’il en soit douteuse »698. « Le lieu et l’origine des valeurs demeurent indéterminés ; elles se situent quelque part entre nécessité logique et multiplicité psychologique ; n’engageant à rien dans le réel, dépourvues de transparence dans le spirituel. »699 Finalement, Adorno repère dans l’entreprise « une pseudo-ontologie, qui ne peut pas plus prendre en charge la question de l’origine de la validité que celle du domaine de la 696 Écoles de Marbourg et de Heidelberg confondues comme en témoignent les travaux de Rickert sur la transcendance de l’objet. Dans son ouvrage alors très diffusé sur L’Objet de la connaissance, Rickert insistait sur ce fait qu’« admettre la légitimité de la théorie de la connaissance dans son irréductibilité à l’examen génétique implique l’admission a priori de la transcendance à titre de petitio principii », car « la question n’est pas de savoir s’il y a une transcendance, mais en quoi elle consiste et comment elle est connue ». Or un donné conçu isolément ne peut être vécu sans être pensé si bien que le « en quoi » elle consiste est compris dans le « comment » elle est connue. La question de l’essence est immédiatement reversée dans celle de la connaissance comme activité. 697 « L’actualité…», p. 14 ; GS 1, 332. 698 Ibid. 699 Ibid. 160 validité »700. La validité en soi [» Geltung-an-sich «] des valeurs de Windelband rebascule dans le psychologisme honni : on y engage un sentiment de transcendance plutôt qu’une preuve de transcendance. Aussi bien de telles difficultés introduisirent-elles, en plus des difficultés logico-transcendantales internes, le loup du relativisme dans la bergerie néokantienne. Alors même qu’elle cherchait à se prémunir contre les errances ontologisantes de Kant, la logique transcendantale, dans son déploiement immanent, a échoué à résorber le problème de la transcendance. Mis temporairement à la porte par la logique transcendantale, il est revenu par la fenêtre de son fondement pratique au sein même de la connaissance. Dans sa compulsion même à l’autarcie, le néokantisme a reproduit de façon immanente les tensions auxquelles il voulait échapper en dépassant les dualismes. Sur le front phénoménologique comme sur le front matérialiste, on lui a alors indéfiniment reproché son formalisme hautement universitaire et un peu stérile : dans l’immanence d’une pensée de la limite ne reconnaissant pourtant rien au-delà d’elle-même, la philosophie semblait avoir perdu le monde. Né sur les cendres du système hégélien totalisant qui avait gonflé outre mesure les compétences de la philosophie, le néokantisme semblait quant à lui avoir réduit ces dernières comme peau de chagrin. Si ambitieux et honnête qu’ait été le projet d’ensemble, rien ne pouvait, dans ces conditions, prémunir cette école philosophique – au sens large – contre la véritable fonction de repoussoir701 qui fut finalement la sienne. Cela étant, un tel statut de repoussoir eut un sens ambigu. Tant pour la tradition heideggérienne que pour la tradition critique matérialiste dans laquelle se place Adorno, le néokantisme occupa en effet la position équivoque d’une philosophie vouée à l’échec tout contre laquelle néanmoins des démarches plus fécondes purent être entreprises. Pour le lecteur d’aujourd’hui qui se penche sur le corpus très conséquent des œuvres prolifiques des Marbourgeois Cohen, Natorp, Cassirer ou des Heidelbergiens Rickert, Windelband, Lask, corpus fourmillant de nombreuses difficultés irrésolues, de discussions infinies opposant les différents représentants en question aux sciences de l’esprit, à la phénoménologie, à la psychologie mais aussi ces représentants mêmes entre eux, le néokantisme, dans sa diversité, s’apparente à une sorte d’hydre de Lerne de l’ « idéalisme transcendantal » dont Adorno semble chercher à couper toutes les têtes dans le fulgurant tableau d’échec de la philosophie universitaire qu’il dresse dans sa conférence inaugurale sur « L’Actualité de la philosophie » en 1931. Au printemps 1929, à Davos, Martin Heidegger avait cherché quant à lui, au grand dam de Cassirer, à en couper la tête immortelle en réduisant tout le projet même à une pure théorie de la connaissance702 offrant finalement de Kant une vision tronquée et à la philosophie des perspectives stériles. Si Heidegger, en véritable Hercule face à l’hydre, s’affirme comme le héraut d’une nouvelle voie philosophique indubitablement plus séduisante, Adorno entend casser une telle victoire en replaçant Heidegger mutatis mutandis dans les apories où le néokantisme lui-même a sombré. Car dans la phénoménologie, à laquelle, avec quelque 700 Ibid., pp. 8-9 ; GS 1, 326-327. C’est là de la part d’Adorno une critique assez peu éloignée en substance de celle de Martin Heidegger lui-même lorsqu’il indique, au § 33 d’Être et temps, la triple détermination problématique de la valeur chez les Heidelbergiens: elle désigne à la fois une obligation psychologique que chacun peut constater en lui-même, une condition logique mise en évidence par l’analyse théorique du jugement et enfin une réalité ontologique qui existe indépendamment de la conscience cognitive. Chez Rickert, le statut logique semble se dissoudre dans le fait psychologique, chez Lask il n’est maintenu qu’au prix d’une ontologisation de la valeur. 701 La manière dont Ludwig Marcuse livre les néokantiens de sa jeunesse à la caricature en apporte encore un autre témoignage. Un jeune disciple de Rickert envoyé au front en 1914 écrivait selon lui : « Je ne peux tout simplement pas croire que les évènements du monde corporel puissent influer le moins du monde sur nos parties transcendantales, et on ne pourra m’en persuader, même si un éclat de grenade français devait toucher mon corps empirique. Vive la philosophie transcendantale. » In L. Marcuse, Mein zwanzigstes Jahrhundert, Zurick, Diogenes, 1975, p. 30, cité par Rüdiger Safranski, dans Heidegger et son temps, Paris, Grasset, 1996, p. 68. 702 E. Cassirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929) et autres textes présentés par Pierre Aubenque, rédaction des textes de la conférence par Dr. O. F. Bollnow et J. Ritter, trad. fr. de P. Aubenque, J.-M. Fataud, P. Quillet, Paris, Bauchesne, 1972, p. 29. 161 présomption, Adorno ne promet pas un grand avenir, sous toutes ses formes, husserlienne, heideggérienne et schélerienne, repoussent infatigablement, comme les têtes de l’hydre de Lerne, les apories propres à la perte de toute transcendance, en somme, les apories de l’idéalisme décomposé hérité de Kant – qu’Husserl reconduira le premier dans le cadre d’un projet qui pourtant promettait d’en sortir. b. Phénoménologie husserlienne Tout comme chez les néo-kantiens, Husserl congédie la chose en soi kantienne – dont la critique remonte à Jacobi et à l’idéalisme postkantien. Mais le point essentiel, à partir de là, est qu’il le fait sans perdre de vue la chose en la concevant non pas comme « étant » existant hors de la conscience mais comme apparition [Erscheinung] donnée dont la « valeur » indubitable vient de ce qu’elle est pour moi absolument évidente dans l’immanence « réelle » de mes « vécus » [Erlebnisse]. Cette immanence « réelle » des vécus, qui permet de découvrir en eux les choses703, ne peut cependant être gagnée dans le seul cadre de la psychologie intentionnelle héritée de Brentano. Si toute conscience est conscience de quelque chose, cette conception de la conscience comme visée qui établit le caractère nécessairement corrélationnel de la conscience et de son objet, de telle sorte que leur séparation n’est pas un point de départ réel mais une abstraction, doit s’affirmer au-delà de la seule psychologie dans ce que Husserl va appeler une « phénoménologie transcendantale » dans les Leçons de 1907 sur L’Idée de la Phénoménologie. Dans le cadre d’une telle phénoménologie transcendantale, le phénomène occupe la position du transcendantal, c’est-à-dire du point de départ absolu. Le dualisme kantien de l’esthétique et de l’analytique transcendantale d’une part et de l’empirie, du monde comme objet d’expérience d’autre part est pour ainsi dire dissout dans la primauté du phénomène entendu comme vécu de la conscience. Néanmoins, pour Husserl, ce passage à l’idéalisme transcendantal n’est pas un rejet de tout genre de transcendance objective et ne s’identifie pas immédiatement à un « idéalisme subjectif »704. Car en vérité « ce qui est en jeu » pour le phénoménologue, à la différence du psychologue, ce n’est pas d’établir la thèse dogmatique de l’existence ou de l’inexistence du monde au-delà de la conscience705, « ce sont les vécus considérés purement en fonction de leur essence, des essences pures, ainsi que ce qui est inclus a priori dans l’essence selon un rapport de nécessité inconditionnée »706. Ainsi se présente écrit Adorno « l’effort de l’esprit philosophique que nous connaissons sous le nom de phénoménologie : l’effort pour atteindre, après la décomposition des systèmes idéalistes et avec l’instrument de l’idéalisme, la ratio autonome, un ordre d’être dont la fiabilité soit assurée au-delà du niveau subjectif »707. La première démarche d’Adorno consiste de ce point de vue à concéder à Husserl une véritable avancée pour la philosophie. Immédiatement compris, à juste titre, dans un cadre rationaliste, son idéalisme assumé est moins sujet à l’ironie critique du conférencier. 703 Si tant est que comme le note Paul Ricœur, « en définissant la vérité par l’évidence et la réalité par l’originaire, Husserl ne rencontre plus aucune problématique de l’en soi. Kant était soucieux de ne pas se laisser enfermer dans le phénomène ; Husserl est soucieux de ne pas se laisser abuser par des pensées non effectuées. Son problème n’est plus de fondation ontologique mais d’authenticité du vécu. » in À l’Ecole de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 299. 704 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, trad. fr. de P. Ricœur, Paris, Gallimard, « Tel », §55, pp. 183-186. 705 Ce point devient bien sûr problématique à mesure que la phénoménologie transcendantale affirme plus fermement l’absoluité de sa position idéaliste. 706 Op. cit., Livre I, §36, p. 116. 707 « L’actualité… », ibid. 162 - Résistance à l’attaque positiviste Nonobstant, lorsqu’Adorno lui-même se rapporte au rationalisme husserlien dans sa spécificité, il ne s’ébahit pas, on s’en doute, sur l’idéal de la contemplation des essences et le paradigme du voir. En cela, il est certes bien moins platonicien lui-même que criticiste. Mais Husserl a conquis quelque chose pour la rationalité, en particulier la rationalité philosophique, que la science avait manqué de lui dérober tout à fait : il a arraché les données immédiates, « indéductibles » de la conscience à la pure et simple psychologie et, à terme, à la science. « La véritable découverte productive de Husserl – bien plus considérable que la méthode de l’ “ intuition des essences ”, qui a eu plus de retentissement – fut de reconnaître l’importance, pour le problème fondamental du rapport entre raison et réalité, du concept de donné indéductible, tel que l’avaient élaboré les courants positivistes, et de le rendre fécond. Il a arraché à la psychologie le concept d’intuition donatrice originaire et a regagné pour la philosophie, en élaborant la méthode descriptive, une fiabilité d’analyse limitée qu’elle avait depuis longtemps perdue au profit des sciences. »708 C’est au cœur d’une tension dialectique entre raison et réalité – qu’Husserl n’a pas tout à fait méconnue, au moins sous la forme d’un scepticisme709 –, qu’Adorno situe le geste husserlien le plus décisif à ses yeux : la reconquête du concept de « donné indéductible » comme véritable cran d’arrêt de la subjectivité, qui ne serait pas une « chose en soi » inaccessible ni une simple impression immédiate, mais la « chose même », en somme, sur laquelle la pensée véritablement se fonde. Le concept d’une telle chose est alors constitué au-delà des régions occupées par les sciences, pour être rendu, dans sa forme et sa signification intellectuelles premières, à la philosophie. Plus précisément, il est arraché à sa détermination empiriocriticiste, c’est-à-dire positiviste, dans l’expérience : en témoignent les efforts constants de Husserl pour dissocier ses concepts d’expérience, de vécu, de donnée immédiate ou « indéductible » et, en fin de compte, de chose, des concepts correspondants dans une compréhension purement empiriste. Si bien que seule, une « fausse interprétation » de la phénoménologie pourrait s’y méprendre710, car « la faute cardinale de l’argumentation empiriste » est précisément d’« identifier ou [de] confondre l’exigence fondamentale d’un retour « aux choses mêmes » avec l’exigence de fonder toute connaissance dans l’expérience. En limitant ainsi le domaine des « choses » connaissables une telle conception naturaliste « tient pour acquis sans autre examen que l’expérience est le seul acte qui donne les choses mêmes. Or les choses ne sont pas purement et simplement les choses de la nature ; la réalité, au sens habituel du mot ne s’identifie pas purement et simplement à la réalité en général ; c’est seulement à la réalité de la nature que se rapporte cet acte donateur originaire que nous nommons l’expérience »711. L’élévation de la chose à une entité transcendant l’expérience comme expérience de la réalité de la nature, place chez Husserl son appréhension dans les sphères d’une « expérience synthétique a priori » – « expérience » dit-il, et non pas « connaissance » comme disaient les néokantiens plus fidèles à Kant – qui, ne soit plus un paralogisme de la raison pure mais en confirme enfin les objets propres. Comme le relève assez précisément Adorno en 1931, la restriction exclusive de toute connaissance authentique à l’expérience par l’école de Vienne issue de Schlick, et représentée 708 Ibid., p. 10 ; GS 1, 328. Voir la préface de Ricoeur à la traduction des Ideen, et l’évocation de la période de scepticisme où Husserl ne parvenait pas à résorber le hiatus entre le « vécu de conscience » et l’objet : » Wie kann sie über sie hinaus und ihre Objekt zuverlässig treffen ? «, »Wie kann das Erlebnis sozusagen über sie hinaus ? « : « Cette question revient sous mille forme dans les inédits de cette période » assure Ricoeur ( in E. Husserl, op. cit., p. XXXIV de la préface). 710 Voir le chapitre II des Idées directrices. 711 E. Husserl, Idées directrices, op. cit., pp. 64-65. 709 163 alors par Carnap et Dubislav, « en liaison étroite avec les logisticiens et avec Russell », avait justement produit la critique la plus ferme des jugements synthétiques a priori. « Ainsi, la question kantienne de la constitution des jugements synthétiques a priori serait tout simplement sans objet, parce qu’il n’y a tout bonnement pas de jugement de ce genre ; tout dépassement du domaine de ce qui est vérifiable par l’expérience est interdit ; la philosophie en vient à n’être qu’une instance de mise en ordre et de contrôle des sciences, elle n’a pas le droit d’ajouter elle-même quoi que ce soit d’essentiel aux diagnostics scientifiques. »712 En qualifiant de métaphysiques, c’est-à-dire de creuses, « toutes les propositions qui, d’une manière ou d’une autre s’aventurent hors de la sphère de l’expérience et de sa relativité », et en déterminant cette sphère de l’expérience elle-même dans le cadre objectif de l’expérimentation scientifique, le positivisme disputait même au néokantisme le terrain étroit qu’il s’était conquis de haute lutte face aux sciences. L’école avait bel et bien entrepris avec un « sérieux quasi inouï » la liquidation de la philosophie. Mais dans un tel contexte, la phénoménologie de Husserl, issue précisément d’une confrontation avec la logique, s’avérait seule à même de retourner le fer contre l’attaque positiviste, car elle faisait fond sur un concept rationnel de l’expérience que les fondements empiristes du positivisme avaient occulté. En partant de l’expérience considérée comme phénomène pur de la conscience intentionnelle pouvait être construite une méthode de découverte des « essences pures », données d’une « intuition éidétique » – et non pas simplement « sensible » – rendant ainsi à la philosophie la possibilité d’un discours rigoureux fondé sur les vécus de la conscience conçue phénoménologiquement. Si Adorno salue l’acuité de la position husserlienne du problème plutôt que sa solution proprement dite, infiniment problématique, il est clair que, stratégiquement, il reconnaît ici en Husserl un allié pour la philosophie, et le rationalisme en général. Si, à propos du Cercle de Vienne, il écrit que « par l’acuité avec laquelle elle formule ce qu’il y a de scientifique dans la philosophie, elle rehausse les contours de tout ce qui, de la philosophie, est soumis à des instances autres que logiques et scientifiques »713, la phénoménologie husserlienne est la première qui donne à ces contours un contenu opposable à la science. On sait que dans le célèbre texte de 1911 sur la « Philosophie comme science rigoureuse », Husserl se réclama, pour la phénoménologie, d’une rigueur de type scientifique. Ce tournant lui fut reproché par Heidegger lui-même ou, pour d’autres raisons, par tous ceux (Simmel, Bloch, Kracauer) pour qui l’appréhension du « concret » supposait une rupture avec les outils dits scientifiques et devait au contraire faire fond sur le déploiement d’une rationalité plus ouverte voire véritablement débridée. En vérité cette scientificité se laissait moins définir à partir de la conception empirio-criticiste de la science qu’à partir d’une conception toute classique de la philosophie dans sa grande tradition. Le projet tel qu’il s’est confirmé chez Husserl d’établir la « législation fondamentale – issue de la logique et appliquée à toute connaissance possible ou à toutes les objectivités possibles de la connaissance – selon laquelle les individus [par opposition aux genres] doivent pouvoir être déterminés sous des “principes synthétiques a priori”, en fonction de concepts et de lois »714, relève en ce sens davantage d’un concept classique de la philosophie, capable d’assigner à partir d’un langage formel sa place à chaque science, que du modèle des sciences expérimentales. Si, dans cette exigence de rigueur scientifique, la forme limitative de la rationalité reprend ses droits, elle a procédé, c’est ce que lui concède Adorno, de points de départ qui précisément lui ont permis de résister à sa liquidation dans la science, tout en restant éminemment rationnelle. 712 « L’actualité… », p. 14 ; 332. E. Husserl, op. cit., p. 16. 714 Op. cit., p. 58. 713 164 - Rationalisme et étude du concret En ouvrant un champ de recherches que la focalisation néokantienne sur les conditions de validité de la connaissance avait semblé verrouiller, la phénoménologie apparaît alors comme une méthode beaucoup plus propice à l’invention philosophique. C’est sans doute une des causes de sa considérable postérité et son élément le plus fédérateur et le plus séduisant. Chez des critiques matérialistes marginaux, elle ne fut pas seulement reçue comme l'étude des actes intentionnels, mais aussi comme une nouvelle approche de la réalité objective, non simplement comme système d’un nouvel idéalisme subjectiviste mais comme cette « phénoménologie des petites images » [Bilde-Phänomenologie] qu’Adorno reconnaît chez Kracauer715. À mesure pourtant que s’est affirmée la rationalité de la phénoménologie husserlienne, dans sa rigueur scientifique, l’appréhension du concret que certains avaient cru reconnaître dans les « choses mêmes » semblait devoir être toujours différée. La rationalité de contenu du donné indéductible phénoménologique n’était pas celle du concret chez Hegel, en un sens éminemment rationaliste, ni du concret chez Simmel, en un sens confinant à la richesse du donné psychologique. Bien plutôt, Husserl le signifia très explicitement dès 1913, « l’idée directrice » de la « tâche à accomplir » en phénoménologie vise à « déterminer, à l’intérieur du cercle des intuitions que nous avons des individus, les genres suprêmes qui régissent le concret et, de cette façon, de distribuer tout l’être individuel tombant sous l’intuition en régions de l’être, chacune de ces régions caractérisant une science (ou un groupe de sciences) éidétique et empirique, qui se distingue de toute autre par principe, puisque la distinction repose sur des raisons éidétiques absolument radicales »716. Le concret lui-même n’est pas la matière première de la recherche – en tant que matière posée comme étrangère à la conscience – sa saisie individuelle est précisément différée par la mise en évidence des « genres suprêmes » qui le régissent, genres qui ne peuvent être atteints qu’à condition que soit suspendue cette « attitude naturelle » qui aborde directement le concret et manque le phénomène qui le fonde et à partir duquel il est véritablement constitué. Les choses mêmes n’ont donc initialement rien du concret avec lesquelles elles furent confondues. Dans ces conditions, l’inauguration phénoménologique de la « tendance à privilégier le contenu » selon l’expression employée plus tard par Adorno dans un portrait de Kracauer, devait nécessairement représenter pour le matérialisme en quête de réalité concrète une « bonne nouvelle » ambiguë. Husserl aurait-il mieux accompli sa promesse en infléchissant son projet phénoménologique vers une application matérialiste comme le fit Max Scheler ? Non, pense Adorno. On ne saurait approuver « la prétention de Scheler de saisir par expérience, sans réflexion, une valeur objective » comme il le remarquera assez sévèrement dans un article tardif consacré à Kracauer717. Dès 1931, il ne cache d’ailleurs pas son hostilité envers celui qui initia pourtant son ami Kracauer à la phénoménologie. Cette hostilité achoppe précisément sur la question du rationalisme. Alors que Husserl détermine un terrain philosophique où « il se contente, comme seul Kant lui-même s’en est contenté, de prendre possession de la sphère de ce qu’il lui est possible d’atteindre adéquatement », ses émules directs veulent voir à l’époque « dans cette humble autorestriction de la phénoménologie husserlienne sa limitation »718. Selon eux, doit être désormais mené à son terme « le projet de cet ordre d’être qui précisément, dans la relation noético-noématique, n’était mis en place que de manière formelle »719. Loin de militer en faveur d’une telle concrétisation, Adorno affirme franchement qu’il lui faut « expressément contredire à cette conception». Car le passage à la phénoménologie matérielle 715 « Un étrange réaliste », NsL, p. 267 ; NzL, GS 11, 392. Ibid. 717 Ibid. 718 « L’actualité… », p. 10 ; GS 1, 328. 719 Ibid. 716 165 coûte à vrai dire à la phénoménologie « cette fiabilité dans le constat » qui seule lui assurait son fondement en droit720. En matérialisant la phénoménologie, Scheler l’a rendue irrationnelle : l’inconstance de ses positions témoigne pour Adorno d’une forme de rapport artistique aux propositions philosophiques tout à fait révélatrice. Sa phénoménologie qui décrivait l’être de manière formelle-idéaliste chargée des « images d’une vérité suprahistorique » esquissées « sur le fond d’une doctrine catholique close » a finalement laissé se brouiller et se désagréger ses propres essences dès lors qu’elle « alla les chercher précisément dans cette réalité » 721 que la « phénoménologie matérielle » se proposait de saisir. À la rigueur husserlienne font place, au nom du concret, des tâtonnements idiosyncrasiques incertains. « Dans l’évolution de Max Scheler, les vérités fondamentales éternelles se sont succédées dans un changement soudain pour être finalement bannies dans l’impuissance de leur transcendance, on peut alors y voir assurément l’infatigable impulsion questionnante d’une pensée qui n’arrive à prendre part à la vérité que par un mouvement allant d’erreur en erreur. »722 Cette animosité envers Scheler qui contraste avec la critique respectueuse de Husserl rappelle que loin de se fonder uniquement sur la promesse faussement matérialiste du « retour aux choses mêmes », l’intérêt constant pour la démarche husserlienne repose également sur son rationalisme affirmé. Mais ce qu’Adorno condamne alors chez Scheler, il le sauvera, mutatis mutandis, chez Kracauer. Peut-être parce que « l’étrange réaliste » en question ne prétendit pas fonder sa phénoménologie matérialiste ailleurs que dans une physiognomonie sociale où se thématisait constamment le « soupçon de la théorie »723. Reste que cette prise de position en faveur de Husserl contre la « phénoménologie matérielle » doit être comprise en un sens dialectique. Car Adorno ne manque pas de reprendre très vite à son compte le reproche adressé par tout matérialiste à Husserl. Nonobstant, il lui faut ancrer ce reproche lui-même non pas dans un oubli ou une limitation – qui pourraient donc être amendés au sein d’une méthode phénoménologique – mais dans une critique du rationalisme lui-même, qui, dans sa forme fondationnelle et productrice plutôt que transcendantale et criticiste n’a conquis un îlot philosophique stable qu’au regard de sa propre immanence. Voilà que dans la critique adornienne de la phénoménologie, les divisions temporairement chassées issue du kantisme – divisions certes conçues dans leur caractère problématique, mais semblant néanmoins indépassables – reviennent au galop… - Critiques adorniennes 1923-1931 Encore étudiant, Adorno rédigea sous l’influence de la philosophie transcendantale de son professeur Hans Cornelius724 un mémoire sur « La transcendance du chosal et du noématique chez Husserl »725. Ce texte, qui est encore un texte de Schulphilosophie 726, est directement référé par son auteur aux thèses de son maître qui, dans sa Systématique transcendantale 720 Ibid. Ibid., p. 11. 722 Ibid. 723 « Un étrange réaliste », ibid. 724 Hans Cornelius, philosophe mais aussi artiste, était une figure néokantienne assez originale. Il était également le professeur de Horkheimer. Quoique non marxiste, sa critique en faveur de l’individuel a semble-t-il marqué ses deux éminents étudiants. 725 T. W. Adorno, Die Transcendenz des Dinglichen und Noematischen in Husserls Phänomenologie, GS 1. 726 Selon l’expression de Rolf Tiedemann. 721 166 [Transzendentale Systematik] défendait, dans le langage du néokantisme, l’exigence d’un accès pour la connaissance à des données immédiates conçues dans leur pluralité. Les objections adressées par Cornelius au néokantisme comme à la phénoménologie se fondaient sur une insistance sur l’empirie voire sur les données psychologiques premières. Cornelius voulait allier l’idéal d’une systématique à une attention renouvelée à l’individuel. En centrant son problème sur la liquidation de ces faits immédiats dans la phénoménologie de Husserl, Wiesengrund se place bien dans l’optique de son professeur. En effet, le slogan husserlien du retour aux choses mêmes et donc, interprète Adorno, dans le vocabulaire de Cornelius, aux « faits immédiats » [die unmittelbaren Gegebenheiten], semble achopper sur le fait que la phénoménologie considère les choses comme des « absolus transcendantaux »727 [absolute Transzendenzen] qui ne peuvent apparaître phénoménologiquement que dans leur relation avec la conscience, mais dont l’être propre devrait être en principe indépendant de la conscience. Or les « faits immédiats » nécessairement corrélationnels dans leur manifestation ne sont précisément pas essentiellement indépendants de la conscience chez Husserl. C’est ce dont ni Adorno ni son professeur ne veulent convenir. On ne peut prétendre sans équivoque réaliser la promesse d’un « retour aux choses » dans la pure et simple immanence de la conscience. Selon une telle attente, la promesse husserlienne n’est tout simplement pas tenue. Tandis que le retour aux choses comme retour aux faits immédiats semble s’apparenter à l’affirmation réaliste d’une existence de ces faits immédiats hors de la conscience – ce que ne dit pas Husserl, mais que semble lui reprocher Adorno – leur appréhension à partir des seuls vécus de la conscience conçus comme des « absolus transcendantaux » semble contredire le réalisme posé au départ et rappeler dans la conscience des faits qui devraient la transcender. Une contradiction qu’Adorno relève dans le concept de « l’expérience immédiate ». Que l’expérience soit immédiate, on peut bien le concéder, que les choses dont il est fait l’expérience le soient autant, c’est ce qu’on ne saurait admettre. Les choses ne sont pas les expériences que nous en faisons. Force est de constater ici que cette différence est toute kantienne. Mais c’est à partir de l’idée de médiation qu’Adorno tente de dégager une structure unifiant malgré tout ces deux pôles : les choses auxquelles la méthode phénoménologique prétend accéder directement sont en fait « représentées à la conscience par le biais de la mémoire » affirme-t-il. Cette médiation ne retire pas leur consistance aux choses, elle la leur rend, car paradoxalement, l’illusion d’une expérience immédiate objective, réifie, selon lui tout donné. « En fait, une expérience médiatisée reste nécessaire [stets ein vermittelndes Erlebnis notwendig] à la connaissance pour tout objet, dans la mesure où ces objets ne peuvent, compte tenu de leur nature [ihrer Natur], qu’être donnés médiatement. »728 L’erreur de Husserl a donc été d’établir un lien direct entre la perception et le perçu, entre la cogitatio et les cogitata, entre la médiation de la donation et l’immédiateté du donné si bien qu’il n’a pas respecté sa propre distinction entre « les manières d’être donné » et les « data transcendantaux ». Adorno reproche à Husserl sa méconnaissance de la « fonction symbolique »729 de la conscience où tiennent ensemble la présentation sensible des choses apparaissantes et ce qui transcende cet apparaître mais dont il procède nécessairement. On 727 Voir GS 1, 375. Il s’agit là de la présentation résumée de la dissertation par Adorno lui-même : » Einerseits fordert Husserl die Begriindung alles dinglichen Seins einzig durch Riickgang auf die unmittelbaren Gegebenheiten, andererseits gelten ihm die Dinge als "absolute Transzendenzen", die zwar nur in ihrer Bezogenheit auf das Bewusstsein erkenntnis-theoretisch sich ausweisen, deren eigenes Sein aber prinzipiell unabhängig vom Bewusstsein sein soll « . 728 GS 1, 29: » Hat wohl vor allem die schwer zu iiberwindende Neigung gefiihrt, alle Gegenstande sofort zu verdinglichen. Fiir die Erkenntnis aller dinglichen Gegenstande ist in der Tat stets ein vermittelndes Erlebnis notwendig, weil diese Gegenstande . . . ihrer Natur nach nur mittelbar gegeben sein konnen. « 729 GS 1, 30-1, 44. 167 relèvera que la notion hautement dialectique de « symbole » en dit plus long sur les intérêts d’Adorno que sur la conception husserlienne. À vrai dire, dans la « structure noéticonoématique » de l’intentionnalité, Husserl a restauré les pôles fondamentaux qu’Adorno lui oppose : mais la notion reste équivoque. Issu de l’exigence de distinguer les opérations de la conscience de ses résultats éidétiques, le noème730 la transcende tout en lui restent immanent. À cette ambiguïté, Adorno oppose la théorie de son professeur, selon laquelle les choses ne sont ni transcendantes, ni purement objets d’expérience, mais « les règles mêmes de l’expérience » (sans en être la cause) en tant qu’elles assurent l’interconnexion [Zusammenhang] des apparences. « Les choses ne sont pas de simples expériences, mais corrélation entre des expériences [Beziehungen zwischen Erlebnissen] – lois de leur déroulement [Verlauf]. En tant que telles, cependant, elles sont totalement et au sens strict immanentes à la cohérence d’ensemble de la conscience [Zusammenhang des Bewusstseins] » 731 À la conception corrélationnelle de la conscience défendue par Husserl, Cornelius opposait une conception relationnelle des choses inspirée d’un mélange de psychologie, de néokantisme et de gestaltisme telle que l’idée d’une analytique réduisant l’expérience à ses éléments ne pouvait qu’aller contre l’enrichissement de la connaissance des choses. Dans cette perspective, la procédure de la réduction ne peut donc leur rendre justice puisqu’elle fait éclater la configuration qui précisément doit être examinée, ne produisant qu’une atomistique psychologisante, une mosaïque d’éléments dans le flux infini de la conscience, qui ne fournit jamais la loi globale de la structure d’ensemble [gezetzmäßige Zusammengang] du phénomène. Le texte d’Adorno est scolaire mais, dans ses aspects de critique kantienne, il reste révélateur du soupçon qu’opposera toujours l’auteur à l’affirmation non critique, non médiatisée, de la corrélation immanente, phénoménologique des faits immédiats et de la conscience. Une fois dissocié de la doctrine propre de Cornelius, le fond de la critique reste constant un peu moins de dix ans plus tard dans la conférence sur « L’Actualité de la philosophie ». Là encore, le projet husserlien est conçu sous le signe d’un « paradoxe profond » : ce paradoxe que constitue « l’effort pour atteindre, après la décomposition des systèmes idéalistes […] un ordre d’être dont la fiabilité soit assurée au-delà du niveau subjectif […] au moyen des mêmes catégories que celles engendrées par la pensée subjective, post-cartésienne »732. L’esprit dialectique de la critique de 1931 n’est pas si éloigné des reproches néokantiens du mémoire de 1923. La critique des catégories non médiatisées remplace celle des faits que la tête kantienne de l’étudiant de Cornelius ne pouvait concevoir comme immédiats dans la conscience mais bien médiatisés en elle, pour nous. Comme il affirmait alors son incapacité à fonder la transcendance du noématique, il thématise, en 1931, l’impossibilité où la phénoménologie se trouve d’« atteindre cette objectivité qui précisément est contredite dès l’origine par ces intentions »733. Dans un cas comme dans l’autre, on relève que le critique raisonne à partir d’oppositions indépendamment desquelles Husserl entendait raisonner, le soumettant ce faisant à des dualismes auxquels il cherchait à échapper : la phénoménologie ne fait pas sienne la division de l’objectif et du subjectif que suppose le conférencier. Mais l’essentiel est peut-être avant tout de comprendre que c’est dans cette inadéquation de la 730 Husserl a fait la recension du livre de Cornelius, Essai d’une théorie des jugements d’existence, où il est précisément question de cette opposition de l’objet et du noème, Husserl défendant le second, dans Sur les Objets intentionnels, trad. fr. de J. English, Paris, Vrin, p. 357-379. 731 GS 1, 34: » Die Dinge sind nicht einzelne Erlebnisse, sondern Beziehungen zwischen Erlebnissen - Gesetze fiir ihren Verlauf. Als solche aber sind sie dem Zusammenhang des Bewusstseins durchaus und im strengen Sinne immanent. « 732 « L’actualité… », p. 9 ; GS 1, 327. 733 Ibid. 168 phénoménologie et du langage critique dialectique qu’Adorno lui applique, langage qui s’enracine précisément dans des divisions kantiennes, que prend son sens la césure fondamentale entre l’invocation adornienne des teneurs concrètes et l’invocation husserlienne du retour aux choses. Si Adorno parlait le langage de Husserl, il ne pourrait tout simplement pas lui opposer cette critique. La dialectique suppose les divisions kantiennes : les pensées non-dialectiques telles que la phénoménologie ou la philosophie de Bergson s’exposent toujours à une mécompréhension de la part d’un dialecticien, car c’est précisément de manière non-dialectique qu’elles renvoient dos-à-dos idéalisme et réalisme pour les dissoudre réciproquement. Tandis que pour ces dernières, il n’y a pas de « moment » réaliste ou idéaliste à surmonter, mais un plan (transcendantal pour Husserl, d’immanence pour Bergson) à conquérir, le fond kantien de la pensée dialectique voit toujours double dans l’unité du phénomène husserlien ou des données immédiates bergsoniennes. Le plan transcendantal de l’unité du phénomène qui est conquis chez Husserl à partir de la « réduction » présente toutes les caractéristiques de l’« apparence transcendantale »734 kantienne, cette apparence intellectuelle dont le propre est d’entraîner « hors de l’usage empirique des catégories » et ce faisant d’étendre de façon illusoire le pouvoir de l’entendement pur. Finalement est faite à Husserl l’objection que Kant faisait à Descartes à propos du paralogisme psychologique de la psychologie rationnelle. « L’apparence dialectique dans la psychologie rationnelle vient de ce que l’on confond une idée de la raison (l’idée de l’intelligence pure) avec le concept indéterminé à tous égards d’un être pensant en général. Je me pense moi-même en vue d’une expérience possible en faisant abstraction de toute expérience réelle, et j’en conclus que je puis avoir conscience de mon existence même en dehors de l’expérience et des conditions empiriques de celle-ci. »735 Bien que l’époché husserlienne se distingue de l’époché cartésienne dans la mesure où la première ne suspend pas momentanément l’existence du monde hors de moi mais affirme phénoménologiquement sa non-existence hors des vécus de la conscience, la forme de l’objection est la même : on reproche à l’entendement de s’attribuer seul une autorité qu’il ne peut avoir sans la résistance de ce qui n’est pas lui, en l’occurrence un monde phénoménal qui devrait « en principe, dans son être propre, être indépendant de la conscience ». Mais en invoquant ce principe, la critique adornienne fait seulement apparaître une tension de principe, sans y apporter de confirmation claire. L’illusion transcendantale, pas plus que l’illusion empirique, ne peut s’évanouir d’elle-même, elle persiste toujours alors même que le jugement a résolu de ne pas s’y tromper. C’est pourquoi la réfutation adornienne de la phénoménologie transcendantale husserlienne achoppe toujours sur le caractère aporétique de cette dernière, dans la mesure où le réalisme et l’idéalisme qui y sont décelés ne s’entredétruisent pas mais se maintiennent comme expression-limite – car volontairement 734 Contrairement à l’ « apparence empirique » qui est celle par exemple des illusions optiques, où le jugement n’est pas égaré par l’entendement lui-même mais par l’ « influence de l’imagination », « l’apparence transcendantale » est l’apparence « qui influe sur des principes dont l’usage ne s’applique jamais à l’expérience, auquel cas nous aurions encore au moins une pierre de touche pour en vérifier la valeur, mais qui, malgré tous les avertissement de la critique, nous entraîne tout à fait hors de l’usage empirique des catégories et nous abuse par l’illusion d’une extension de l’entendement pur » (E. Kant, Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », op. cit., p. 320). « La cause en est », dit Kant plus loin, qu’il y a dans notre raison (considérée subjectivement et comme un pouvoir humain de connaître) des règles fondamentales et des maximes de son usage, qui ont tout à fait l’apparence des principes objectifs et qui font que la nécessité subjective d’une certaine liaison de nos concepts, en faveur de l’entendement, passe pour une nécessité objective de la détermination des choses en soi. C’est là une illusion qu’on ne saurait éviter, pas plus que nous ne pourrions éviter que la mer ne nous paraisse plus élevée au large qu’auprès du rivage, puisque nous la voyons alors par des rayons plus élevés, ou pas plus que l’astronome lui-même ne peut empêcher que la lune lui paraisse plus grande à son lever, bien qu’il ne soit pas trompé par cette apparence » (op. cit., p. 321). 735 E. Kant, op. cit., p. 371. 169 écartée par la problématisation husserlienne – et contradictoire du projet phénoménologique. Le plan husserlien, qui est immédiatement celui du phénomène736, est nécessairement un plan médiatisé pour un esprit kantien. Il en va d’un incontournable obstacle à la compréhension immanente du projet : à chaque fois que le phénomène est invoqué comme donnée originaire, le kantien comme plus tard le dialecticien y voient la négation de l’action conjointe d’un donné empirique et d’une forme transcendantale, qui si intriqués soient-ils dans la constitution du phénomène ne peuvent être reversés l’un dans l’autre, quand bien même on ne considérerait que des vécus purs et non des vécus psychologiques. Si scolaire que soit l’étude d’Adorno dans ses détails – au sens où elle ne livre pas encore les bases de ce que sera la philosophie adornienne de la maturité – la problématisation de « la transcendance du chosal et du noématique dans la philosophie de Husserl » présente déjà les linéaments d’une critique de la philosophie de la conscience737, critique qui se fonde toujours sur la différenciation de l’être comme conscience et de l’être comme réalité. Si cette différenciation prendra un sens absolument dialectique chez Adorno, elle semble tout aussi bien ancrée dans une intelligence kantienne du problème. Adorno fait finalement au rationalisme constitutif de Husserl l’objection du rationalisme limitatif de Kant, dialectiquement intégré à une conception de la philosophie qui pour autant refuse les frontières imposées par le néokantisme. 3. L’idéalisme des « irrationalistes » Si dans la conférence de 1931, la figure kierkegaardienne proprement dite est placée au second plan, au profit d’analyses plus directes des philosophies contemporaines, on notera que Kierkegaard est brièvement évoqué – à propos de Heidegger. On comprend qu’en plaçant dans sa thèse Kierkegaard au cœur de l’histoire de l’idéalisme et de ses contradictions, Adorno n’a fait pas seulement œuvre d’histoire de la philosophie. C’est inévitablement à partir de l’actualité du philosophe danois que le texte prend tout son sens. En effet, si l’ « actualité de la philosophie », semble en partie dominée par les philosophies rationalistes de l’immanence – dont la phénoménologie husserlienne ne s’émancipe qu’en se tournant résolument vers l’idéalisme transcendantal – tous les ennemis ou faux alliés de cette mouvance possèdent en Kierkegaard un ancêtre commun. La Vie (Simmel), l’existence (Jaspers, Heidegger), sont autant de thèmes rénovés d’une philosophie en rupture avec un héritage idéaliste, qui, dans le système, a perdu de vue l’individu. Ce n’est donc pas « un hasard » si Heidegger « recourt précisément au dernier projet d’ontologie subjective que la pensée occidentale ait produit : la philosophie existentielle de Sören Kierkegaard »738. Chez lui, « du moins dans les écrits publiés » précise Adorno, « en lieu et place de la question des idées objectives et de l’être objectif, c’est […] la question subjective qui surgit »739. C’est en effet en exhumant certaines catégories de l’existentialisme kierkegaardien (l’existence, le concept d’angoisse, l’être-pour-la-mort faisant écho à la « maladie à la mort » qu’est le désespoir chez Kierkegaard) que Heidegger s’arrache à la conceptualité rationaliste du 736 Bien qu’il soit certes « médiatisé » si l’on veut, pour employer un terme non-husserlien, méthodologiquement, mais non essentiellement – puisque la constitution de l’essence n’est possible qu’à condition d’avoir chassé toutes les médiations – dans la réduction. 737 Quand Adorno émigre en Grande-Bretagne afin d'obtenir une chaire d'enseignement à Oxford, en 1937, il entreprend pour cela un nouveau travail de doctorat sur Husserl à Merton College (Pour une métacritique de la théorie de la connaissance). 738 Ibid. 739 « L’actualité… », p. 11 ; GS 1, 329. 170 néokantisme qu’il remet alors en cause jusque dans ses fondements. Dans ce geste destructeur, il rejoue en quelque sorte contre Kant – ou, devrait-on préciser, contre une certaine interprétation néokantienne de Kant – la protestation kierkegaardienne jadis élevée contre Hegel. Il croit parvenir ainsi à s’échapper du système de l’idéalisme transcendantal comme Kierkegaard croyait résister par l’existence au système hégélien. Mais en dégageant la teneur fondamentalement idéaliste de l’existentialisme kierkegaardien, Adorno a opéré un tour de force polémique. Il a rassemblé a priori la philosophie de l’immanence et celle de l’existence sous le même bonnet d’âne. Il a ainsi inscrit dans une seule et même histoire, celle de l’idéalisme, Kant et Kierkegaard, et avec eux leurs descendants contemporains … Avec sa thèse kierkegaardienne, Adorno a donc affirmé polémiquement l’idéalisme de Kierkegaard contre tous ceux qui croient trouver dans les catégories de l’existentialisme les moyens d’une rupture de fond avec cette « tradition ». En révélant l’inscription de l’existentialisme kierkegaardien au sein de l’idéalisme, Adorno place sous le coup de sa critique ceux-là mêmes qui espéraient y échapper en se référant à Kierkegaard. Ce faisant, il désolidarise l’idéalisme du rationalisme auquel celui-ci est classiquement associé dans son paradigme hégélien comme dans les philosophies de l’immanence alors contemporaines. Si les héritiers de Kierkegaard, tenants d’une critique de la rationalité, de sa conceptualité comme de ses fondements se déclarent ennemis des tenants néokantiens d’un rationalisme criticiste réaménagé, l’idéalisme, et c’est là l’affirmation provocatrice d’Adorno, les enveloppe tous comme un voile de Mâyâ. Loin d’être le pur apanage du rationalisme, l’idéalisme perdure aussi bien dans les entreprises en rébellion contre la conceptualité rationnelle que dans les projets qui s’inscrivent d’eux-mêmes dans le cadre de la philosophie transcendantale héritée de Kant. Comme il y insistera dans la conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature », « le dernier tournant en date de la phénoménologie » a réintroduit un moment irrationnel par le biais du « vivant »740 – la philosophie schopenhauerienne bien qu’issue des motifs fondamentaux de l’idéalisme rationnel, à savoir le sujet transcendantal de Fichte, « parvient à l’irrationalisme », « par cette seule et unique voie »741. Ceci explique pourquoi la critique adornienne de Simmel et Heidegger s’articule fondamentalement sur la critique de leur « vitalisme ». Néanmoins, si la vie apparaît comme un déterminant d’irrationalité, la question se maintient : que devient l’idéalisme indépendamment de sa structuration rationaliste ? Comment d’ailleurs en maintenir le concept ? Désolidarisé de la rationalité, il est pur et simple subjectivisme. Il se maintient il est vrai chez Kierkegaard – Adorno a voulu le montrer – jusqu’au point culminant de son subjectivisme comme sacrifice de la raison. Chez Simmel ou Heidegger, la « possibilité d’un idéalisme allant de pair avec des contenus irrationnels »742, se réalise autrement. En l’occurrence, pour Simmel à partir d’un vitalisme métaphysiquement indécis, et pour Heidegger par l’application d’un projet d’ontologie à ce vitalisme même. a. Simmel ou la transcendance confuse D’un revers de main, la philosophie de la Vie de Simmel743 est classée, à l’opposé du spectre de l’école néo-kantienne marbourgeoise, « dans le milieu de l’idéalisme »744 : « d’orientation psychologique et irrationaliste », elle a « certes conservé le contact avec la réalité dont elle traite, mais elle a, en contrepartie, perdu tout droit de donner un sens à l’empirique qui afflue, 740 « L’Idée d’histoire de la nature », p. 39 ; GS 1, 352-353. Ibid. 742 Ibid. 743 Si les travaux de Simmel séduisent Benjamin lui-même, Adorno s’en méfiera toujours. Lorsqu’il écrira plus tard sur Bloch comme sur Kracauer, Adorno n’aura de cesse de l’accabler au passage. 744 « L’actualité… », p. 8 ; GS 1, 326. 741 171 et s’est résignée au concept naturel de vivant, aveugle et opaque, qu’elle a cherché en vain à élever à la transcendance confuse, illusoire de ce qui est plus-que-la-vie ». Par cette étrange désignation – qui évoque également Bergson – il faut comprendre la Vie, subrepticement élevée de son immanence à un plan métaphysique où elle assurerait la cohérence ultime de la réalité mouvante des innombrables expériences vécues de l’individu fortement différencié dont Simmel faisait son objet privilégié. Comme l’écrit Kracauer en 1920 dans un article consacré à son ancien professeur745, cette attention à « l’être humain en tant que porteur de la culture et être spirituel mature, agissant et évaluant, en pleine possession de ses facultés psychiques, allié à ses contemporains, pour agir et ressentir ensemble »746, fait de Simmel, plus qu’un « philosophe de la culture », « un philosophe de l’âme, celui de l’individualisme ou de la société »747. Sans ancrer ses réflexions comme Bergson dans « l’étude de problèmes biologiques »748, ni cantonner sa méthode à une pure psychologie empirique, Simmel n’est pas phénoménologue. Le refus « de porter attention aux structures constitutives générales de la conscience, par exemple aux processus de la pensée, aux sentiments, aux actes d’imagination, d’amour et de haine, etc. » dénote bien plutôt chez lui, selon l’expression remarquable de Kracauer, un « refus de la phénoménologie ». Quoique dans ses écrits « ces entités soient fréquemment effleurées et qu’on y rencontre une série de discussions ayant trait à elles, elles ne font jamais l’objet d’une recherche théorique particulière »749. Moins concentré sur les opérations de l’esprit que sur leurs résultats, ces derniers ne sont jamais chez lui conçus isolément mais « logés au sein même des grandes connexions de la Vie »750. Il n’a alors de cesse d’établir, par une méthode unissant « relations d’appartenance à la même essence » et « analogie » des « connexions nécessaires entre d’innombrables phénomènes », exerçant par là, juge sévèrement Kracauer, « une activité intellectuelle qui relie aussi bien qu’elle dissout »751. L’infinité de connexions signifiantes ainsi dégagées entraîne la réflexion dans un relativisme plus ou moins esthétisé dont Kracauer explore les métaphores que la théorie ne peut que développer, si tant est que « plus notre expérience vécue des choses est profonde » moins elle entre « de toute son étendue dans les concepts abstraits : c’est seulement habillée dans l’image qu’elle nous renvoie ses rayons lumineux, nous la voilons pour la posséder dans sa nudité »752. Mais dans la multiplication des images que Simmel déploie sans les transformer en symboles, c’est-à-dire en unités de sens hypostasiées, il a besoin d’un concept de totalité dont les présupposés de sa méthode le privent. Aussi existe-t-il chez lui une tension entre d’une part une épistémologie – conduisant à « une négation authentiquement relativiste de l’absolu » par laquelle il « renonce à une compréhension proprement personnelle de la totalité » et se limitant à la « présentation d’images universelles typiques – et d’autre part une métaphysique de la Vie – « tentative de grande ampleur pour comprendre les phénomènes à partir d’un principe absolu »753. C’est pourquoi, alors même qu’il en dissout les termes, Simmel affronte sans cesse le problème de la « relation du sujet connaissant et de l’objet connu » et lutte continûment « pour trouver un concept de vérité capable de servir de base à son relativisme »754. Viciée dès le départ par le relativisme de sa méthode, la philosophie simmelienne se noie dans sa propre aménité sans bornes envers la richesse des phénomènes. Car « ce-qui-est-plus-que-la-vie » ne surmonte pas pour Adorno le concept trivial de la vie, tel qu’il s’applique « au concept naturel de vivant ». De même que le dostoïevskien Lukács de 745 S. Kracauer, « Georg Simmel », (1920), in S. Kracauer, L’Ornement de la Masse, op. cit., pp. 195-227. Ibid., p. 196. 747 Ibid., p. 195. 748 Ibid. 749 Ibid., p. 196. 750 Ibid., p. 205. 751 Ibid., p. 203. 752 Ibid., p. 206. 753 Ibid., p. 208. 754 Ibid., p. 198. 746 172 L’Âme et les Formes opposait cette vie dans sa pesanteur au geste absolutisant de Kierkegaard, de même Adorno l’oppose à Simmel comme instance « aveugle et opaque », plus aliénante – dès lors qu’elle s’absolutise – que créatrice de valeurs. La vie, telle quelle, n’est pour le dialecticien Adorno rien d’autre que la nature, dans ce qu’elle a d’aveugle, comme contrainte naturelle aux besoins, à l’autoconservation. Elle ne représente rien de tel qu’une autre voie libératrice pour l’homme ou pour sa façon de pensée. L’ampleur un peu lâche de ce concept jamais clairement déterminé – et pour cause, puisqu’il est tout – n’a d’égale que l’indifférence qu’avait bien perçue Schopenhauer dans laquelle la vie tient tout ce qui vit. Mais c’est la fascination même pour cette justice aveugle appliquée sans conscience à tout ce qui est qui fait l’attrait philosophique de ce concept qui semble sauter par-dessus la tête du sujet. Dans la « Vie », la philosophie recherche en effet un moment extatique qui la libère de la dialectique du sujet et de l’objet. Cette dialectique se fonde sur une dissociation que Simmel se propose de remettre en cause dans l’introduction à sa Philosophie de l’argent. Loin d’être « aussi radicale que le laisse accroire le partage tout à fait légitime entre ces deux catégories, opéré par le monde pratique aussi bien que scientifique »755, elle est en fait le fruit d’une « conscience secondaire », d’une « analyse après coup », liée au langage : au moment où l’homme se dit « je », il reconnaît des objets en soi extérieurs à lui-même. En deçà de ce moment de différenciation, « la vie psychique commence bien plutôt par un état d’indifférence, le moi et ses objets reposent dans l’indivision, les impressions ou les représentations remplissent la conscience sans que le porteur de ces contenus en soit déjà séparé »756. Dans ces conditions, avance Simmel, la métaphysique selon laquelle « l’essence transcendante de l’être serait absolument unitaire, au-delà de l’opposition sujet-objet » trouve bien, en deçà de ce langage, « son répondant psychologique dans le fait qu’un contenu de représentation peut emplir la conscience de façon simple et primitive, comme c’est observable chez l’enfant qui ne parle pas encore de lui comme d’un je, et sous forme rudimentaire tout au long de la vie peut-être »757. C’est plus encore dans l’expérience de la jouissance en général et de la jouissance esthétique758 en particulier qui désignent des « états où nous nous oublions nous-mêmes » que le philosophe découvre le paradigme d’une expérience échappant au clivage sujet-objet que « seul un processus de conscience démarrant à neuf » pourrait révéler dans son « unité ingénue »759. Une telle expérience trouverait son modèle dans le désir et dans ce que Simmel appelle les processus de « valorisation »760. Or, si, historiquement, les « Temps 755 G. Simmel, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 27. Ibid. 757 Op. cit., p. 28. 758 Op. cit. p. 30 : « Nous ne ressentons pas l’œuvre d’art comme quelque chose face à nous, parce que l’âme a totalement fusionné avec elle, l’a absorbée en soi, aussi bien qu’elle s’est abandonnée à elle ». 759 Ibid. 760 Op. cit., p. 29 : Le désir est la « tension qui disloque la naïve unité pratique du sujet et de l’objet ». Comprise dans le cadre psychologique de cette tension, la différenciation la soulage sans la satisfaire, puisque « la différenciation aiguisée du besoin va de pair avec l’affaiblissement de sa violence élémentaire […] l’affinement et la spécialisation du besoin contraignent la conscience à se donner plus à l’objet, le besoin solipsiste est privé d’un certain quantum d’énergie». Mais alors même que ce quantum d’énergie s’apaise et se concentre sur l’objet dans la connaissance, comme désir, créant la « distance » qui va différencier l’objet, il détermine toute valeur. C’est donc de l’ « écart entre le sujet et l’objet », un écart qui suppose d’abord une indifférenciation, que naît la valeur. Il faut donc comprendre la différenciation du sujet et de l’objet comme résultat d’une conscience seconde pour comprendre la véritable dynamique de la valeur. C’est dans l’« importance générale de la distanciation » qu’il faut chercher la clé du processus à l’œuvre « pour toute valorisation conçue comme objective »760. La valeur en elle-même n’est que ce mouvement de distanciation d’une part, par lequel elle surgit, et de rapprochement d’autre part par lequel les individus la « valorise » en se l’appropriant. Elle est de la sorte une dynamique qui échappe nécessairement à la double objectivation du sujet et de l’objet. De manière révélatrice, cette dynamique a totalement échappé à Kant. Sa théorie de la valeur, en tant que valeur morale identifiée au Bien et détachée de sa genèse psychologique dans la jouissance et le désir de bonheur a préparé, selon Simmel, le désert des valeurs modernes. 756 173 Modernes » sont « parvenus à concevoir l’entière profondeur et acuité de la notion du moi – culminant avec l’importance, étrangère à l’Antiquité, du problème de la liberté – en même temps que la force de la notion d’objet, telle qu’elle s’exprime à travers l’idée des lois inviolables de la nature », ce perfectionnement a procédé d’une conception faisant de la distinction en soi d’un « moi-sujet source de représentations » et d’un « moi-objet représenté » la « prestation fondamentale » de notre esprit. Pourtant, d’un point de vue philosophique, il est possible de saisir au contraire, en deçà de cette « prestation », l’indifférenciation originelle du sujet et de l’objet dans l’acte d’une représentation primitive. Dans la mesure où « la représentation primitive, indifférenciée, ne comportant que la conscience d’un contenu, ne saurait être caractérisée de subjective, puisqu’elle n’est pas encore prise dans l’opposition sujet/objet », elle offre en effet des contenus qui, sans être subjectifs, ne se laissent pas non plus appréhender par une méthode de type scientifique puisque « ce pur contenu des choses ou des représentations n’a rien d’objectif »761. C’est dans cette unité immanente des représentations comme contenus que « s’établira finalement notre image intellectuelle du monde »762. Tout en se confrontant sans cesse à la relation entre le sujet connaissant et l’objet connu, l’approche simmelienne fait implicitement fond sur une telle unité, ce moment d’indifférenciation où Simmel aperçoit néanmoins la possibilité de contenus qui ne sont pas éprouvés comme séparés de la réalité pas plus qu’ils ne le sont de l’être qui les éprouve. Adorno ne croit pas à cet idéal d’indifférenciation – jusque dans sa conception la plus utopique de la connaissance dans les années soixante, il ne pensera pouvoir l’esquisser que dans la négation déterminée la plus austère, et à terme, dans une pensée des différences, que suppose son idée essentielle de mimèsis763. Reste que, déjà à l’époque, contrairement à ce qu’elle escompte, la « philosophie de la Vie » ne lui semble pas plus réceptive aux phénomènes en les abordant en deçà des différenciations dont la philosophie et la science ne peuvent, quant-à-elles, que procéder. En passant sous silence ces différenciations, le philosophe de la Vie est plus subjectif que jamais. C’est pourquoi la phénoménologie sociale simmelienne ne fait finalement qu’échouer, de l’avis d’Adorno, en subtile psychologie. Si le souhait de ne pas préformer son objet dans des catégories rationnelles est louable d’un point de vue critique, il a pour conséquence la suppression d’une réflexion en retour sur les catégories que charrie nécessairement tout processus de connaissance. Pour autant qu’elle prétend à une telle connaissance, la philosophie de la Vie simmelienne tronque ce moment dialectique où Adorno situe précisément la responsabilité philosophique. En croyant se libérer des catégories de la subjectivité, Simmel en renforce par conséquent la prégnance inconsciente. La Vie devient le cache-misère de la subjectivité qui, prétendant contempler le monde, ne réfléchit qu’elle-même. Le moment extatique est retourné en comble d’introspection : voilà que l’identité idéaliste en deçà de laquelle la philosophie de la Vie recherchait les conditions de sa compréhension immanente des choses est reconduite. Le monde retourne tout entier dans l’intimité des projections subjectives. b. Heidegger ou l’écueil ontologique - Phénoménologie et philosophie de la vie 761 Ibid. Op. cit., p. 30 763 Voir ci-dessous, quatrième partie, III, C. 762 174 En fondant son analyse du donné sur l’hypothèse d’une réalité « à-portée-de-la-main », « principiellement non dialectique et historiquement prédialectique »764, Heidegger s’est rangé de lui-même dans une démarche phénoménologique. Pourtant, toute la critique que lui adresse Adorno est moins fondée sur cette appartenance que sur une filiation plus tacite…avec le vitalisme. Le cas Heidegger est ainsi compris polémiquement dans « L’Actualité de la philosophie » comme ce « passage de la phénoménologie au vitalisme »765 par lequel « la décomposition définitive de la philosophie phénoménologique est d’ores et déjà en préparation »766. Ce vitalisme caractérisé qui le place dans la lignée de Simmel, mais surtout de Dilthey en Allemagne et de Bergson en France, Adorno le repère précisément là où, faute d’une transcendance que le fondateur de l’existentialisme ancrait dans la foi, Heidegger rompt avec la « spéculation idéaliste de Kierkegaard ». De la « maladie à la mort » où se nouait le paradoxe de l’existence rapportée au divin, Heidegger ne retient qu’un « être-pour-la-mort » qui « ne reconnaît plus qu’une transcendance par rapport à la vie telle qu’elle est : dans la mort »767. Tandis que par l’invocation phénoménologique du dernier mot, le plus concret, de la finitude, Heidegger se soustrait aux conséquences problématiques du saut chez Kierkegaard, il ne produit rien moins, à la place, qu’une « métaphysique de la mort »768. Mais, dans la mesure où la « transcendance » (la mort) ne rompt ici qualitativement avec l’immanence (la vie) qu’en tant que son « terme », son issue, elle ne peut être comprise qu’à partir de cette immanence même. Bref, il n’y a qu’une philosophie de la vie qui puisse s’opposer, de façon immanente, une métaphysique de la mort. « On ne peut passer sous silence le fait que, de la sorte, la phénoménologie est sur le point de se retrouver finalement aux côtés de ce vitalisme auquel elle avait à l’origine déclaré la guerre : la transcendance de la mort chez Simmel ne se distingue de celle de Heidegger que par le fait qu’elle en reste à des catégories psychologiques, là où Heidegger utilise dans son discours des catégories ontologiques, sans qu’il soit encore possible de trouver dans la chose – par exemple dans l’analyse du phénomène de l’angoisse – quelque moyen assuré de les distinguer. »769 En vérité, bien que le courant de la philosophie de la vie lui ait d’abord semblé suspect et trop irrationaliste770, Heidegger s’en est ouvertement inspiré après-guerre. « Converti » dès 1916771 à la phénoménologie husserlienne, ses cours de la première période de Fribourg (1919-1923) témoignent des influences de Nietzsche, de Bergson et de Dilthey, en somme de cette philosophie de la vie à partir desquelles est entreprise la critique du néokantisme. À ce stade, sa pensée présente de fortes proximités avec les réflexions de Simmel et de Lukács, bien qu’aucune considération sociologique n’entre chez lui en ligne de compte. Dans un de ses premiers cours fribourgeois sur L’idée de la philosophie et le problème des visions du monde, il entreprend, tout en maintenant une forme d’agressivité contre les philosophies de la 764 « L’actualité… », p. 12 ; GS 1, 330. Ibid. 766 Ibid., p. 13 ; GS 1, 331. 767 Ibid., p. 12 ; GS 1, 330. 768 Ibid. 769 Ibid. 770 On sait que du temps de la rédaction de sa thèse sur Duns Scot, le jeune Heidegger se montrait plutôt hostile à la philosophie de la vie, méprisée comme un simple esprit du temps, opérant un travail de sape constant sur les objets et les principes éternels de la rationalité. Voir la biographie de Rüdiger Safranski, Heidegger et son temps, Grasset, Paris, 1996, pp. 59-69. L’expérience de la guerre est le bouleversement qui modifiera le rapport de Heidegger à ce mouvement – et corrélativement son engagement catholique : « Il faudra d’abord que le monde d’hier de Heidegger soit ruiné par la Première Guerre mondiale. Heidegger doit d’abord devenir un sans-logis de la métaphysique, avant de découvrir la “vie” à sa manière, et de la baptiser facticité ou existence » (op. cit., p. 65). 771 Année de sa nomination à Fribourg comme successeur de Rickert. 765 175 Weltanschauung – et même, fait remarquable, contre leur « jargon de l’authenticité » – de saisir « l’attitude originelle du vivre » hors des écueils irrationalistes dénoncés. C’est dans cette optique que s’ancre l’intérêt particulier du jeune Heidegger pour les marginalia de la vie quotidienne que Bloch aborde au même moment dans L’Esprit de l’utopie avec une imagination plus débordante. Marginalia sur lesquelles il s’agit de reconquérir la possibilité d’un regard qui ne revienne pas à les chosifier772 – Heidegger emploie le terme lukácsien de verdinglichen 773 –, en ses propres termes, à les « dé-vivre ». Car à l’heure actuelle, celle du désenchantement, « le vivre du monde ambiant est dé-vécu jusqu’à ce dernier reste : connaître le réel comme tel », c’est-à-dire s’y rapporter selon l’attitude de la science, cette attitude d’origine kantienne, qui creuse entre sujet connaissant et objet le fossé qui conditionne toute connaissance, chacun tenant l’autre en respect. Mais s’il y a un « vivre » à partir duquel ce rapport sujet-objet peut enfin être déjoué, alors la philosophie est encore possible. D’une manière qui rappelle l’entreprise même d’Adorno en 1931, Heidegger inscrit, dix ans plus tôt, son projet dans l’effort d’une préservation de la philosophie. « Nous sommes à la croisée des chemins méthodiques, où se décide la vie ou la mort de la philosophie, au bord d’un abîme : ou bien nous empruntons la voie du néant, autrement dit de l’objectivité absolue, ou bien nous parvenons à accomplir le saut dans un autre monde, ou plus précisément : le saut qui nous fait entrer dans le monde pour la première fois. »774 Seule une pensée fondée sur le vivre peut faire pendant au « dé-vivre » théorique qu’impose la compréhension scientifique du monde. C’est donc effectivement une impulsion venue de la philosophie de la vie qui permet l’amorce de la rébellion heideggérienne contre l’opposition traditionnelle du sujet à l’objet, impulsion à laquelle la phénoménologie husserlienne fournit de nouvelles armes méthodologiques. Essentiellement conçue comme méthode par Heidegger, celle-ci s’intègre à un projet relevant au départ d’une problématique qui n’est donc nullement husserlienne. Avec elle, Heidegger a soudain la force de concentrer en une seule philosophie la rigueur de la phénoménologie transcendantale et l’objection vitaliste contre le divisionnisme philosophique issue du criticisme kantien. Alors même qu’elle procède en partie de réflexions néokantiennes et logicistes, la thématisation husserlienne d’un ego et d’un monde qui n’existent tout simplement pas hors des vécus qui les font apparaître s’accorde sans difficulté apparente avec la critique vitaliste du déphasage entre la connaissance telle qu’elle trouve son paradigme dans la science et le vivre ou l’ « expérience vécue » qui en sont pourtant les véritables points de départ. La méthode de Husserl ne fait certes nullement référence à une unité fondamentale telle que la vie et ne passe outre les distinctions du rationalisme moderne que dans un cadre transcendantal. Mais en tout état de cause, pas plus que Husserl, Heidegger ne substantialise la vie. Durant le cours du semestre d’hiver de 1919 sur les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, il envisage néanmoins la possibilité d’une description de la « vie dans sa vitalité la plus haute ». Il s’agit de la concevoir phénoménologiquement, « en soi et pour soi ». Pourtant, compte tenu du sens précis de l’épochè husserlienne, la mise en évidence épochale de la vie elle-même est déjà paradoxale : la suspension de toute attitude naturelle dans le but d’accéder à la vitalité la plus haute doit soit vider tout à fait le concept de vie, soit le remplir prématurément. C’est là un « problème pour l’esprit » que Heidegger qualifie alors lui-même de « problème à la Münchhausen » : « se tirer soi-même par les cheveux du marécage de la vie naturelle »775 pour saisir la vie « dans son essence propre ». Ce paradoxe était tension chez 772 M. Heidegger, GA, t. 56-57, p. 91. Voir la réflexion que consacre Lucien Goldmann à la relation entre la pensée de Lukács et Être et temps de Heidegger dans Lukács et Heidegger, Paris, Denoël, Gonthier, 1973. 774 M. Heidegger, GA, t. 56-57, p. 110. 775 M. Heidegger, GA, t. 56-57, p. 16. 773 176 l’auteur de L’Âme et les Formes, il constitue chez le jeune émule de Husserl l’expression du défi que va constituer sa démarche : entreprendre une phénoménologie de la vie digne de ce nom – c’est-à-dire attachée à une méthode de réduction indispensable des contenus auxquels ont affaire la psychologie (sous la forme des vécus contingents) aussi bien que la biologie (sous la forme de la manifestation naturelle du vivant). C’était déjà en partie le problème de Dilthey, de Bergson et de Simmel. Mais Heidegger a de nouvelles armes et s’inspire alors certes de Dilthey mais également de la phénoménologie schélerienne orientée en ce sens. Qui plus est, la vie n’est plus pour lui ce flux non substantiel qui dépasse finalement hommes et choses eux-mêmes. Elle est désormais intégrée à la problématique de son sens pour l’homme, en tant qu’elle lui est essentielle. Or cette essentialité, avance Heidegger, n’est effective qu’« en tant qu’elle vit dans un monde »776, compris non pas seulement comme « monde avec [Umwelt] » et comme « monde ambiant [Mitwelt] » mais comme « monde du soi [Selbstwelt] ». Alors que du point de vue de la méthode phénoménologique husserlienne, le monde est précisément ce qui doit être suspendu dans l’épochè, de telle sorte qu’à l’issue de leur « mise hors circuit », se maintiennent les vécus en tant que vie pure de l’esprit, le « monde du soi » est le résultat de la procédure épochale, de telle sorte que s’y manifeste la « pleine spontanéité du soi vivant », c’est-à-dire l’Existenz777. Dans cette perspective, la saisie de la vie dans « sa vitalité la plus haute »778 qui n’est autre que « ce qu’elle est elle-même en propre »779 n’est pas celle des seuls vécus comme expression de la vie pure de l’esprit. Elle engage comme corrélat un apparaissant qui quand bien même il se maintient comme vécu en tant qu’il est « monde du soi » est pourtant le monde, que la corrélation empêche de concevoir comme transcendant mais qui oblige néanmoins à le cerner comme vécu comprenant celui qui le comprend. Cette double détermination établit ce qu’Être et Temps appellera la « mondanéité [Weltlichkeit] du Dasein » (§14) : l’être-au-monde est un « moment constitutif » qui ne vient pas après la position du Dasein mais précède toutes ses positions. Dans ces conditions, Heidegger introduit une compréhension des vécus dans l’unité du vivre, un monde que l’épochè mettait chez Husserl hors circuit. La description phénoménologique des choses mêmes va au contraire engager systématiquement chez Heidegger un tel monde. Lors du cours du semestre d’hiver de 1921-1922, alors qu’il décrit avec la neutralité volontaire d’un regard qui interdit de réduire le voir à son objet et cet objet à ses « qualités premières » ou « secondes », bref à son analyse, Heidegger lance que la chaire comprend le monde dans le regard que je porte sur elle parce que je suis moi-même au monde : « Vivant dans un environnement, cela a une signification pour moi, partout et toujours, tout est du monde, il monde »780. Le « monder » du monde est une dynamique qui est comprise dans celle de l’intentionnalité même, mais l’impersonnalité du « il » signifie bien que celui-ci ne s’ancre pas dans l’activité d’un sujet, pas plus qu’elle ne suppose un monde transcendant. Dans tout vécu, « il monde », et vivre n’est rien d’autre que « monder ». La vie « facticielle » [das faktische Leben] telle qu’elle se présente au regard est l’expérience indépassable de ce « monder » : il convient donc de philosopher, non pas sur elle – ce qui reconduirait la méthode phénoménologique à d’autres tentatives, plus fragiles dans leur fondements, comme celle de Simmel – mais à partir d’elle. 776 M. Heidegger, Grundprobleme der Phänomenologie (cours 1919-1920), GA, t. 2, p. 34, trad. fr. de Françoise Dastur dans un article de Theodor Kisiel, « Génèse et développement d’un thème : l’isolement », p. 198, in Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Actes du colloque organisé par J.-F. Marquet (Université Paris-Sorbonne, novembre 1994), édité par J. - F. Courtine, Vrin, Paris, 1996. 777 M. Heidegger, in Th. Kiesel, art. cit., pp. 260-261. 778 Ibid., p. 123. 779 Ibid., pp. 184-185. 780 M. Heidegger, GA, t. 56-57, pp. 71-72 177 - L’existence en question C’est dans le passage de l’attention aux vécus comme évènements de la conscience au vivre comme « attitude » que se formule chez Heidegger la question anthropologique dans sa spécificité. Pas plus chez Heidegger que chez Husserl, la vie n’est « la substance », l’être même qui fait question. Dans les cours du début des années vingt qu’il consacre à la phénoménologie de la religion, à Saint Paul, Augustin, Luther, ou encore Kierkegaard, c’est vers la question kantienne « qu’est-ce que l’homme ? » que le philosophe n’a de cesse d’orienter ses réflexions. En même temps, les éléments de personnalisme qui persistent dans la constitution de l’ego transcendantal husserlien lui paraissent équivoques, compte tenu du projet phénoménologique d’un retour aux choses et de sa prétention à sortir des oppositions traditionnelles. Cette double détermination – d’une part le retour de la question de l’essence de l’homme et le refus de l’ego transcendantal – se cristallise en fin de compte, comme pour tous ceux qui redécouvrent alors Kierkegaard, en question de l’existence. Si dès les premières années de sa collaboration avec Husserl, Heidegger tend « à séparer les idées de ce dernier du contexte immanent de la conscience, et à les jeter dans le monde »781, la question de l’homme n’est elle-même abordée qu’à partir de ce geste. L’homme est par excellence cet « être-jeté » comme Dasein, c’est-à-dire, existence. À ce stade, la rupture avec l’éidétique husserlienne est déjà consommée. Dans le sillage de Scheler, mais d’une façon plus spécifique, « l’exigence d’ontologie matérielle est réduite au domaine de la subjectivité, et elle cherche dans la profondeur de celle-ci ce qu’elle ne parvient pas à trouver dans la plénitude ouverte de la réalité »782. À la pensée husserlienne des choses mêmes comme essences, Heidegger substitue une pensée du Dasein comme être. Tandis que Husserl a rendu possible l’insertion de la subjectivité humaine dans la problématique de la corrélation, Heidegger insère le monde au sein de cette corrélation, non en rappelant un « sujet » et un « monde extérieur » dont la phénoménologie avait su réduire le dualisme, mais en ne concevant l’étant à analyser que comme existant dans le monde. En vérité, cette « ouverture » apparente constitue pour Adorno une véritable « rétractation ». En effet, rapporté à la matrice phénoménologique husserlienne, le projet de Heidegger est pour Adorno une régression. Une simple observation en témoigne : son ontologie fondamentale restaure « les catégories de la suprématie desquelles la phénoménologie voulait décharger la pensée : pure et simple subjectivité et pure et simple temporalité »783. Sans le préciser, Adorno pointe là les reproches massifs qu’avait adressés Husserl lui-même à son disciple. Par son herméneutique existentiale, Heidegger perdait de vue la démarche fondamentale dont procédait l’attitude phénoménologique : la réduction, où est suspendue « l’attitude naturelle ». Adorno ne se fait finalement ici que l’écho de Husserl lui-même. « […] on ramène ma phénoménologie à un niveau dont le dépassement constitue précisément toute sa signification ; en d’autres termes, […] on a méconnu ce qu’il y a d’essentiellement nouveau dans la ‘réduction phénoménologique’ et […] par là même on n’a pas compris que l’on s’élevait [Aufstieg] de la subjectivité mondaine (i.e. de l’homme) à la “subjectivité transcendantale” ; on reste donc prisonnier d’une anthropologie, qu’elle soit empirique ou apriorique, anthropologie qui, d’après ma théorie, demeure encore loin en deçà du terrain spécifiquement philosophique, et la considérer comme philosophie c’est retomber dans l’ “anthropologisme transcendantal” ou plutôt dans le “psychologisme transcendantal” »784. 781 R. Safranski, Heidegger et son temps, op. cit., p. 95. « L’actualité… », p. 11 ; GS 1, 329. 783 Ibid., p. 13 ; GS 1, 330. 784 E. Husserl, » Nachwort zur meinen Ideen «, in Husserliana : Edmund Husserl gesammelte Werke 5. 3, (hrsg.) Marly Biemel, La Haye, Martinus Nijhoff, 1952, tr. fr. de A. L. Kelkel in Revue de Métaphysique et de Morale, 62/1957 (4), p. 373. 782 178 Comme Husserl récuse le statut phénoménologique que Heidegger attribue à ses catégories existentielles, Adorno en dénonce « l’étroitesse » : « l’être-jeté », l’ « angoisse » et la « mort », « ne parviennent pas à conjurer la plénitude du vivant » si bien que « le pur concept de vie s’empare pour de bon du projet heideggérien d’ontologie »785. La polémique l’emporte certes ici en partie sur le jugement s’il est vrai que ces catégories herméneutiques sont soigneusement dissociées de l’expérience concrète, impure, de la » Verfallenheit «786, bref du « on » et du « bavardage » qui tient lieu ici d’attitude naturelle suspendue. En effet, selon Heidegger lui-même, avec l’angoisse, « la familiarité tombe en miettes »787, de telle sorte que loin d’en rester à une simple catégorie psychologique, elle constitue l’élément systémique à partir duquel l’herméneutique de la facticité est rendue possible. Dans la mesure où le Dasein en proie à l’angoisse est « mis de par son propre être en face de lui-même » de telle sorte qu’ainsi « découvert dans l’angoisse » il est « déterminé en tant que tel dans son être»788, le phénomène de l’angoisse peut s’apparenter mutatis mutandis à la réduction husserlienne, dans la suspension qu’elle opère de la pure et simple psychologie789. En s’emparant du Dasein – elle n’est pas choisie – l’angoisse acquiert son statut systémique de phénomène de « découvrement » : par elle, la transcendance surgit dans le vécu de celui qui jusque-là ne se concevait lui-même qu’à partir de son essence finie, et qui se découvre, seuil de toute ontologie fondamentale, comme être-au-monde. Cela étant, bien que sa démarche ne soit pas tout à fait étrangère à la méthode épochale, il convient de rappeler que l’intention heideggérienne est en même temps critique des implications husserliennes de la réduction. Dans un cours de 1925 sur l’Histoire de l’esprit du temps, Heidegger avait récusé explicitement la conception husserlienne de « l’idéation comme fait de détourner les yeux de l’isolement [Vereinzelung] réal » vivant « avant tout dans la croyance que le quoi [Was] de chaque étant doit être déterminé en détournant les yeux de son existence [Existenz] »790. C’est précisément en orientant à nouveau le regard vers cette existence délaissée que Heidegger dégage le quoi de son ontologie chez « un étant dont le quoi est précisément d’être, et rien que d’être »791. Tandis que chez Husserl la problématique de la réduction permet de « mettre en évidence dans sa spécificité irréductible la régionconscience, en marquant l’Ur-scheidung, le partage primordial qui sépare la sphère de l’immanence pure de la réalité transcendante »792, elle prépare chez Heidegger l’ontologie du Dasein qui n’est rien de tel qu’un ego transcendantal. « L’angoisse esseule et découvre ainsi le Dasein comme “solus ipse”. Mais ce “solipsisme” existential transporte si peu un sujet à l’état de chose isolée dans le vide aseptisé où il apparaîtrait en dehors de tout monde qu’il met justement le Dasein, dans toute la rigueur des termes, devant son monde comme monde et le met du même coup devant lui-même comme être-au-monde. »793 785 « L’actualité… », p. 13 ; GS 1, 330-331. Littéralement la « décadence ». 787 M. Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 238. 788 Op. cit.,§ 40, p. 233 789 Voir l’article de J.-F. Courtine, « Réduction et différence », in J.-F. Courtine, Heidegger et la Phénoménologie, Paris, Vrin, 1990. Comme il le démontre, c’est en effet semble-t-il dans son herméneutique de l’angoisse comme existential fondamental que la réduction a véritablement lieu, appliquée cette fois dans l’intention d’une ontologie fondamentale. L’angoisse, comme « disposibilité insigne » du Dasein rejoue la réduction éidétique comme réduction existentiale à partir de laquelle est possible tout remplissement. 789 M. Heidegger, op. cit., p. 237. 790 M. Heidegger, cours de 1925, Prolegomena…, op. cit, p. 152, tr. fr. extraite de Th. Kiesel, art. cit., p. 198. 791 Ibidem. 792 J. F. Courtine, art. cit., p. 246. 793 M. Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 237. 786 179 Lorsque dans ce passage de la réduction éidétique husserlienne à l’« esseulement » du Dasein, Adorno repère une régression d’une problématique des idées objectives à celle de l’être subjectif, il oblitère ce que celui-ci engage de critique de la subjectivité à laquelle précisément Heidegger a voulu substituer la « situation », « l’être-là » du Dasein comme « être-aumonde ». Or de même que la vie n’est ressaisie que dans l’herméneutique de cet être-aumonde qui en transforme le concept, de même un tel être ne s’identifie pas chez Heidegger au sujet traditionnel de la philosophie. À vrai dire, comme il l’objecte à Cassirer lors de la Conférence de Davos, le Dasein n’a pas d’équivalent dans le vocabulaire d’un rationaliste néokantien. « Si l’on disait “conscience” ce serait justement ce qui a été rejeté par moi. Ce que je nomme Dasein n’est pas seulement co-déterminé dans son essence par ce que l’on désigne comme “ esprit ” ni non plus par ce que l’on nomme “ Vie ”, mais ce dont il s’agit, c’est l’unité originaire et la structure immanente de l’être-en-relation d’un homme qui est, d’une certaine façon, enchaîné dans un corps, et qui, de ce fait, a une façon propre d’être lié à l’étant au milieu duquel il se trouve, non pas au sens d’un esprit qui abaisserait ses regards sur cette situation, mais en ce sens que le Dasein, jeté au milieu de l’étant, accomplit en tant que libre une percée dans l’étant, laquelle est toujours historique [geschichtlich] et, en un sens dernier, contingente. »794 Libérée de la « conscience » et de l’« homme » au sens purement anthropologique, la réflexion aborde la « structure immanente de l’être-en-relation » de l’homme, à partir de sa percée historique et contingente au sein de l’étant. Par-delà toute « considération idéative », c’est l’existence [Dasein] même qui se présente. Précisément pour arracher ce « donné » à la philosophie de la vie et au flux indéterminé de la trivialité de la vie, Heidegger recourt à la méthode phénoménologique comme à une méthode purificatrice. Seule capable « d’éloigner les préjugés – voir, tout simplement, et s’en tenir à ce qu’on a vu, sans se demander avec curiosité ce qu’il faut faire »795, elle permet de dégager une pensée pure de l’implication de l’homme dans le monde en évitant les écueils de l’historicisme des visions du monde (Dilthey) ; en d’autres termes, elle permet de dégager la « métaphysique du Dasein humain » qui « demeure foncièrement éloignée de toute anthropologie, même philosophique »796. Cet abandon des catégories traditionnelles du rationalisme et de l’anthropologie philosophique situe Heidegger dans une tradition kierkegaardienne qu’il expurge même – plus radicalement encore que les vitalistes – de ses concepts idéalistes (esprit, intériorité, sujet). Le dépassement husserlien de l’opposition du sujet et de l’objet libère ainsi le « phénomène » de l’existence. Puisque, comme il le note, dans un registre très kierkegaardien, « l’homme a toujours déjà l’élément de son existence dans l’artificiel, dans le mensonge, dans les bavardages »797, seul le regard phénoménologique, dans sa « neutralité », est à même d’y cerner l’apparition de régimes d’être purifiés, c’est-à-dire authentiques. Or, ceux-ci, « dans toute cette durée du Dasein qui s’étend entre la vie et la mort »798, n’éclatent qu’en « un très petit nombre de rares instants »799 : la discontinuité des surgissements « authentiques » du Dasein contraste autant avec le continuum de la vie courante des hommes qu’avec l’atemporalité de la conscience d’un pur ego transcendantal. Cette discontinuité est alors en quelque sorte la brèche par laquelle s’engouffre la possibilité de la constitution de l’ontologie. Elle établit des crans d’arrêt dans le relativisme vitaliste où elle a puisé certaines de ses impulsions, dissipant la tension que Kracauer relevait déjà dans le vitalisme de Simmel entre une ouverture débridée 794 E. Cassirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie, op. cit., p. 45. Voir cours sur L’idée de la philosophie et le problème des visions du monde. 796 Kierkegaard, p. 57 ; GS 2, 48. 797 M. Heidegger, Ga, tome 20, p. 37, cité par R. Safranski, op. cit., p. 94. 798 E. Cassirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie, op. cit., p. 45. 799 Ibid. 795 180 au phénomène mettant au défi toute ontologie et le besoin épistémologique et métaphysique d’un absolu, d’un être ultime. Contrairement au vitalisme, grâce à la méthode phénoménologique, mais tout en rompant cependant de manière décisive avec l’imperméabilité du rationalisme husserlien à la question de l’existence, la phénoménologie heideggérienne se rend capable d’une ontologie. Mais dans cette extrapolation de l’intention husserlienne, Heidegger, juge Adorno, ne se libère pas du vitalisme, pas plus que de l’historicisme dont il vient. Le fait que la remise en cause husserlienne de l’opposition du sujet et de l’objet culmine chez lui en ontologie constitue pour Adorno in fine un retournement contre nature de son vitalisme larvé. Plus encore, en tant même qu’héritier du « dernier projet d’ontologie subjective que la pensée occidentale ait produit »800, il trahit en fait, en l’ontologisant, la leçon kierkegaardienne sur le concept d’existence. Si bien que tout son projet ontologique est conçu comme le simple habillage abscons – dissimulant mal son statut purement tautologique – d’évidences triviales. L’ontologie s’avère artificielle autant dans son accomplissement apparent de l’existentialisme que dans son dépassement apparent des apories du vitalisme. À la fois eu égard au concept d’existence – rapporté à l’existentialisme kierkegaardien – et eu égard à celui d’histoire – rapportée à sa facticité, l’ontologie se dissout. - Le non-sens d’une ontologie de l’existence : la trahison du projet kierkegaardien Si, en constituant l’ontologie à partir de l’existant, la phénoménologie heideggérienne trahit Husserl, elle trahit également Kierkegaard. Autant son subjectivisme existentialiste le sépare de Husserl, autant sa volonté de constituer l’ontologie de l’existence le sépare de Kierkegaard. Dans sa thèse sur Kierkegaard, Adorno relève une phrase de Heidegger selon laquelle « la marque distinctive ontique de l’existence réside en ce qu’elle est ontologique »801. Il n’y a pourtant rien de tel qu’une ontologie de l’existence dans l’œuvre du philosophe danois. Par conséquent, « cette phrase de Heidegger reste incompatible avec l’intention kierkegaardienne »802, car si chez Kierkegaard l’ontologie est « cherchée dans le cercle de l’existence », l’existence n’est pas, réciproquement, « la réponse à une question ontologique »803. Quoique Kierkegaard ait employé lui-même le terme d’« ontologie » – Adorno renvoie à un passage des Stades sur le chemin de la vie – c’est « de façon seulement polémique, comme équivalent de métaphysique ». Comme il l’écrit à Kracauer dans une lettre du 1er juillet 1930, il convient plutôt d’insister sur ce qu’il appelle sa théorie de la voie barrée de l’ontologie [Theorie der versperrten Ontologie], c’est-à-dire le rapport pour ainsi dire privatif instauré chez lui entre l’existence et son ontologisation. Si « c’est la question ontologique en tant que question du “sens de l’existence” qui est lue en tout premier lieu aujourd’hui chez Kierkegaard »804, écrit Adorno, associant cette remarque à une note référant directement à Être et Temps, chez lui pourtant l’existence « ne saurait être comprise comme un mode de l’être, dût-elle être un mode de l’ouverture à soi-même. Il ne s’agit pas pour lui d’une “ontologie fondamentale” qui doit être cherchée dans l’ “analytique existentiale de l’existence [Dasein]” »805. Par conséquent, l’ontologie existentiale ne peut être rattachée à la conception kierkegaardienne qu’au prix d’une triple lecture biaisée où 1) la thématisation du devenir est 800 « L’actualité de la philosophie », pp. 11-12 ; GS 1, 329. M. Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 28. 802 Kierkegaard, p. 118 ; GS 2, 99. 803 Op. cit., p. 119 ; GS 2, 100. 804 Op. cit., p. 117 ; GS 2, 99. 805 Op. cit., p. 118 ; GS 2, 99. 801 181 fixée en être, 2) la source de l’impulsion ontologique est identifiée au contenu de l’ontologie, 3) le sens de l’existence est autonomisé. Trois points que développe Adorno pour révéler en fin de compte la façon dont, non content d’avoir détourné les intentions husserliennes, Heidegger trahit finalement celles de Kierkegaard… 1) En tant que détermination de l’être, l’ontologie contredit la thématisation kierkegaardienne du devenir. Comme fixation atemporelle et finie – fût-ce dans la structure même du temps – elle contredit le déploiement infini de la subjectivité. « C’est précisément ce qui élève Kierkegaard au-dessus des tentatives de reconstruction romantiques, qui affirment pouvoir réinstaurer immuablement – phénoménologiquement – une ontologie. Il préfère laisser errer la conscience, sans commencement ni fin dans l’obscur labyrinthe d’elle-même et de ses voies qui communiquent entre elles, attendant sans espoir, sinon l’espoir de voir apparaître, au bout du tunnel le plus reculé, comme une clarté lointaine de la sortie, plutôt que de s’enchanter avec le fata morgana d’une ontologie statique dont les promesses de la ratio autonome sont laissées inaccomplies. D’où la prépondérance du devenir sur l’être, malgré la question ontologique de l’origine. La multiplicité qualitative de l’être des idées est transposée dans l’unité du devenir immanent. »806 En affirmant la primauté de l’existence de l’individu, Kierkegaard n’a pas fixé cette dernière dans les termes atemporels d’une ontologie : « l’existence de la personne est pour lui un devenir qui défie toute objectivation »807. De même que l’objectivation du devenir n’en conserve qu’un moment, dans la fixité de ses catégories, fussent-elles déployées à partir de la temporalité du Dasein, l’ontologie rend unilatéral le paradoxe de l’existence. La fonction « dynamique-dialectique » de la spiritualité kierkegaardienne sur laquelle insiste Adorno se déploie donc en porte-à-faux permanent avec la possibilité d’une telle fixation. Au plein immobile de l’être heideggérien s’opposent les appels d’air des « idées telles qu’elles surgissent dans le mouvement de l’existence sans demeurer en elles »808. C’est pourquoi l’existence, comme devenir, met au défi l’ontologie. Plus encore, elle est la dynamique même par laquelle le moment ontologique – conçu comme moment d’objectivation – est sans cesse repoussé, ou « conjuré », selon l’expression adornienne. Ce n’est pas l’être dans sa plénitude mais « la non-certitude objective, maintenue dans l’appropriation de l’intériorité la plus passionnée » qui « est la vérité, la plus haute vérité qui soit pour un existant »809. Dans son idéalisme démonique, Kierkegaard ne tombe donc nullement dans l’écueil d’une restauration romantique d’un être immuable – il le sait déjà perdu pour la philosophie lorsqu’il envisage « sous la catégorie de la négativité, de la non-certitude »810 les paradoxes de l’existence. Les affects de la psychologie kierkegaardienne – et c’est ce qui la distingue principiellement de « la philosophie phénoménologique d’aujourd’hui »811 – n’expriment rien d’autre que cette impossibilité pour l’existence d’être établie comme un acquis de la pensée, structuré une fois pour toute dans une analytique existentiale. On peut remplir l’existence d’être, il s’en écoulera instantanément comme l’eau du tonneau des Danaïdes. Car tandis que « toute phénoménologie cherche, en vertu de la ratio autonome, à constituer sans médiation l’ontologie […] la psychologie de Kierkegaard sait d’avance que l’ontologie est occultée pour la ratio. Dans les affects, elle vise seulement à saisir les reflets de l’ontologie »812. Ces reflets 806 Op. cit., p. 57 ; GS 2, 48-49. Op. cit., p. 121 ; GS 2, 102. 808 Op. cit., p. 118 ; GS 2, 99. 809 S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, in Œuvres complètes de Kierkegaard, trad. fr. de P.H. Tisseau et E. M. Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante, t. X, p. 189. 810 Ibid. 811 Kierkegaard, p. 48 ; GS 2, 40. 812 Ibid. 807 182 sont saisis comme tels par l’habitant, triste, du château fort qui ne ramène du monde que des images. Cette tristesse médiatise ainsi l’intention ontologique kierkegaardienne : elle la révèle comme une tension infinie, toujours irréalisée, non comme accomplie dans l’existant. 2) Dans son identification de l’être même au Dasein, la phénoménologie opère une confusion de la source de l’impulsion ontologique et de son objet, identifiant le contenu de l’ontologie à ce qui n’en est chez Kierkegaard, selon l’expression d’Adorno, que la « scène ». Seule une telle différence entre l’impulsion et l’objet permet de saisir comment d’une part chez lui « la question […] de la vérité apparaît de la façon la plus impérieuse là où, sans thèse dogmatique ni antithèse spéculative, elle est dirigée vers […] l’existence de l’individu »813, tout en restant « séparée de tout projet ontologique de la personne »814. Quoique dirigée vers l’existence, la vérité n’y trouve pas son contenu objectivé. En elle, « l’idée de la vérité se différencie d’une vérité purement subjective par le postulat de l’ ‘infinité’ à laquelle le moi fini est purement et simplement incommensurable », en même temps qu’« elle se distingue de toute objectivité, de quelque sorte qu’elle soit, par le rejet de tout critère trans-subjectif positif »815. Si bien que « c’est par la négation de la subjectivité immanente, c’est-à-dire par la contradiction infinie, que la transcendance de la vérité est produite »816. Comme a cessé de le penser Heidegger, subjectivité et vérité ne se rassemblent ici que dans le paradoxe817, c’est-àdire dans la forme dialectique de leur contradiction réciproque sans dépassement. Mais « ce n’est que parce qu’elle n’est pas elle-même ontologique que l’existence de l’individu est pour Kierkegaard la scène de l’ontologie»818. Rétive à toute ontologisation de l’existence, l’existence de l’individu est cependant la scène d’une ontologie élaborée à partir de l’existant. Lorsque Heidegger fait du Dasein un contenu ontologique, qui lui-même, dans une perspective encore fidèle à Kant, conditionnerait a priori de la connaissance, l’existence kierkegaardienne sait ne pouvoir trouver le contenu ou le sens qu’hors d’elle-même. Véritable cible en direction de laquelle s’arme la question de la vérité, l’existence de l’individu n’est pas fixée ontologiquement dans le tir : il s’agit bien plutôt de rebondir à partir d’elle, et d’elle seulement, vers une vérité qui n’est pas en elle mais hors d’elle. 3) Dans son autonomisation du sens de l’existence, identifiant finalement le premier à la seconde, Heidegger fait adhérer à l’existence un sens qui, chez Kierkegaard, ne lui appartient en aucun cas. « La question du “ sens” de l’existence n’est par pour lui la question de ce que l’existence est en propre. Mais bien plutôt, la question de ce qui donne un sens à l’existence, en elle-même vide de sens »819. À l’interprétation heideggérienne d’une ontologie de l’existence à partir de la question de son sens, Adorno oppose le fait que chez Kierkegaard la question du sens relève en réalité d’une sphère que l’existence peut rejoindre mais à laquelle elle ne s’identifie pas : celle du religieux. Si comme il l’affirme en 1931, « le projet de Kierkegaard est brisé et ne peut plus être restauré »820, c’est précisément parce que chez lui l’« acte de pensée subjectif » ne s’arrache à son inauthenticité que par « une foi dont les contenus, contingents pour la subjectivité, ne sont 813 Op. cit., p. 117 ; GS 2, S. Kierkegaard, op. cit., p. 189. 815 Kierkegaard., p. 122 ; GS 2, 103. 816 Ibid. 817 Ibid. 818 Op. cit., p. 121; GS 2, 102. 819 Op. cit., p. 118 ; GS 2, 99. 820 « L’actualité… », p. 11 ; GS 1, 329. 814 183 issus que de la parole biblique »821. « Obtenir dans la subjectivité un être fermement fondé, la dialectique inlassable de Kierkegaard n’en fut point capable » : elle ne put résoudre en elle la question de l’existence. À « l’ultime profondeur » qu’elle y découvrit « celle du désespoir où la subjectivité se décompose », elle ne trouva « qu’une issue : le “saut”, dans la transcendance »822. À cette transcendance divine, Heidegger a substitué la transcendance sécularisée de la mort. Dans le processus d’une telle sécularisation est perdue la teneur de la pensée kierkegaardienne de l’existence : en réalité, « elle est remplie de présupposés théologiques ; elle n’est pas une anthropologie qui se suffirait à elle-même »823 . Tandis que l’ontologie existentiale met à l’écart l’invocation d’un sens transcendant dans l’interprétation de l’existence, c’est justement le geste de Kierkegaard de n’avoir pu interpréter cette dernière que comme « scène pour le sens transcendant apparaissant », sens transcendant sans lequel la scène elle-même disparaît. Il en va, dans le déploiement de l’existence, d’un élan vers ce qui serait « qualitativement différent de l’existence »824 – et dont la mort, comme pure négation de la vie, ne livre qu’une morbide caricature. En ontologisant l’existence, Heidegger passe sous silence ce rapport constitutif à ce qui n’est pas elle. Il échange contre cette hétéronomie constitutive du concept – qui en fonde le déploiement dialectique – l’identité du sens et de l’existence. Pourtant, « ce n’est pas au moyen du sens que l’existence elle-même s’explicite, mais plutôt en se distinguant de ce qui est dénué de sens [sinn-leer], de la contingence »825. Contingence que précisément aucune ontologie ne peut saisir, qui plus est dans le cadre d’une herméneutique qui a chassé tout non-sens, comme cela éclate dans les difficultés qu’elle rencontre à appréhender la facticité de l’histoire. - L’échec de la saisie de la facticité : l’histoire Indexée au départ sur l’être-en-relation du Dasein, l’historicité devient la matière même de l’ontologie fondamentale. C’est précisément ce « tournant » dans la phénoménologie heideggérienne qui donne à Adorno de nouvelles armes pour attaquer Heidegger, car le relativisme historiciste dont il cherche en vain à limiter la puissance corrosive sur toute métaphysique, discrédite a priori, faute d’une appréhension frontale de la facticité historique, son projet ontologique. Dans sa conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature » – qu’il conçoit comme une réponse à la « Discussion de Francfort » –, Adorno relève la proximité troublante qui s’établit désormais non plus entre phénoménologie et vitalisme mais entre phénoménologie et historicisme. Alors même qu’en invoquant l’histoire, « le projet semble absorber l’abondance des déterminations de l’être » et que, ce faisant « le soupçon à l’égard de l’absolutisation d’un élément contingent diminue lui aussi »826, « c’est désormais l’histoire elle-même, dans sa mobilité extrême qui est devenue la structure ontologique fondamentale »827. Ainsi rendue structurale, et c’est là le paradoxe que pointe Adorno, l’historicité du Dasein, n’est plus saisie, en dépit de l’insistance heideggérienne sur sa facticité, que dans son atemporalité. Comme chez le premier Scheler, « qui a tenté de construire, sur la base d’une intuition purement rationnelle des teneurs anhistoriques et éternelles, un ciel des idées brillant au-dessous de tout ce qui est empirique, porteur d’un caractère normatif, et par rapport auquel l’empirique est perméable »828, le « dernier tournant 821 Ibid., p. 12; GS 1, 330. Ibid., p. 11; GS 1, 329. 823 Kierkegaard, p. 48; GS 2, 40. 824 Kierkegaard, p. 119; GS 2, 100. 825 Op. cit., p. 118 ; GS 2, 99. 826 « L’Idée d’histoire de la nature », p. 36 ; GS 1, 350. 827 Ibid. 828 Ibid., p. 35; GS 1, 349. 822 184 de la phénoménologie », ne saisit l’histoire que dans les « déterminations universelles »829 que dégage l’analytique existentiale. Pour Heidegger, « toute pensée qui cherche à ramener à des conditions historiques des teneurs en train de se former, présuppose un projet de l’être luimême, par lequel l’histoire est donnée d’avance comme structure d’être »830. L’histoire n’a plus de sens ici que comme historicité. Pourtant, objecte Adorno, « le problème de la contingence historique ne se laisse pas maîtriser à partir de la catégorie d’historicité »831. En effet, en intégrant l’histoire comme historicité à la subjectivité, toute chance de saisir la dimension de facticité constitutive de l’histoire est perdue. C’est fallacieusement que « l’être historique saisi sous la catégorie subjective d’historicité, est censé être identique à l’histoire »832. En réalité, oppose Adorno, préparant là le terrain de ses représailles lukácsiennes et benjaminiennes, « l’histoire se place face à l’historicité comme quelque chose d’accompli, de figé et d’étranger ». On aura beau reconnaître dans un phénomène historique des « déterminations universelles structurelles de la vie » – « le retour et l’intégration de ce qui a été […] l’importance de la spontanéité humaine » – de « larges pans » de « la facticité de la Révolution française en sa seule qualité de fait nu » « tomberont hors du champ que couvrent ces déterminations »833. L’historicité, dans sa structuration subjective, place, vis-àvis de l’histoire, la philosophie de l’existence dans « l’impasse suivante : toute facticité n’entrant pas dans le projet ontologique lui-même est subsumée sous une catégorie, celle de la contingence, du hasard, et cette catégorie est intégrée au projet en tant que détermination de l’historique » 834. De deux choses l’une : soit la phénoménologie a affaire à la facticité historique et elle doit, pour en préserver le concept, résister à son intégration à l’ontologie comme historicité, soit l’ontologie se fonde sur une telle historicité et elle perd toute chance de penser, fût-ce négativement, la facticité historique. Pour échapper à ce dilemme, l’ontologie fondamentale fait de la facticité le propre du Dasein, substituant selon Adorno à la contradiction de départ une tautologie : le Dasein s’approprie la facticité qui lui est propre. Elle lui devient donc propre parce qu’elle lui est propre. Cette manière de raisonner, « pour conséquente qu’elle soit », ironise Adorno, contient en soi un aveu d’échec : la maîtrise du matériau empirique a échoué »835. La facticité est bel et bien sacrifiée dans cette appropriation. Lorsque, consciente de cette perte, « la pensée néo-ontologique » s’accommode finalement de « l’inaccessibilité de ce qui est empirique », elle « procède encore et toujours d’après le même schéma » : un schéma idéaliste selon lequel, dans le vocabulaire d’Adorno, la ratio doit toujours faire du monde son produit pour l’appréhender, si bien que ce qu’elle ne produit pas n’a pour elle aucun sens. Loin de se rendre capable d’appréhender la facticité historique ou la mort elles-mêmes, tous ces moments, qui « n’entrent pas dans des déterminations de la pensée et ne peuvent être rendus transparents », elle les maintient « purement et simplement là, immobiles » en leur imprimant « une dignité ontologique »836 dans des catégories opaques. Car en constituant le Dasein en être à partir de l’être-pour-la-mort et de l’historicité, la phénoménologie mystifie la transcendance de la mort et l’histoire mêmes. Ainsi « le projet de l’être affirme toujours sa priorité par rapport à la facticité, traitée quand à elle à un niveau inférieur »837. Or, relève Adorno, rattachant Heidegger à Kant là où son effort de constitution de l’ontologie l’en éloignait, ce rapport de force en faveur du projet présente une structure analogue à celui qui oppose dans la Critique de la raison pure « l’agencement catégorial subjectif et le divers empirique » : bref, la prééminence de la constitution transcendantale sur 829 Ibid., p. 37; GS 1, 350. Art cit, p. 36; GS 1, 350. 831 Ibid., p. 37; GS 1, 351. 832 Art. cit, p. 40; GS 1, 353. 833 Ibid., p. 37; GS 1, 350. 834 Ibid. 835 « L’idée d’histoire… », p. 37; GS 1, 351. 836 « L’idée d’histoire... », p. 38; GS 1, 351. 837 Ibid., p. 40; GS 1, 353-354. 830 185 ce qui apparaît. Tout l’effort adornien consiste à déjouer cette prééminence : en s’efforçant de « concevoir l’être historique lui-même, dans sa déterminité historique la plus prononcée, là où il est le plus historique, comme un être relevant de la nature ; ou encore, si l’on parvenait à concevoir la nature, là où elle semble demeurer dans la plus profonde immobilité, comme un être historique »838. Bref, à l’ontologie qui fait fond sur l’atemporalité de l’historicité, il s’agit d’opposer l’interprétation de l’histoire de la nature comme dépérissement. Une telle historie de la nature révélera alors l’idéalisme lui-même comme un paysage pétrifié, soumis au régime objectif de la désuétude et de la mort839. - Ontologisation de la « situation transcendantale sans abri » De cette oblitération du non-sens de l’existence et de la facticité historique surgit l’évidence d’un inévitable malentendu entre Heidegger et toute anthropologie – si négative soit-elle – d’obédience marxiste. Si par la situation heideggérienne du Dasein le thème lukácsien de « la situation transcendantale sans abri [transzendentale Obdachlosigkeit] » trouve un droit de cité philosophique, en l’occurrence phénoménologique, hors d’un cadre de référence théologique ou esthétique, son ontologisation en déterminant fondamental de l’être-là en fait un déterminant que ni l’histoire ni les hommes eux-mêmes ne changent. Descriptive, l’analytique existentiale s’en tient à la prévalence de la finitude de l’être-pour-la-mort, dans un esprit noncritique, là où la dialectique marxiste veut trouver dans l’immanence concrète les ressources d’une action commune émancipatrice. De l’une à l’autre, c’est la conception des limites qui change. Chez Heidegger, les limites kantiennes de la connaissance sont extrapolées en limites de l’être même. Chez Bloch ou Benjamin, rompre avec la pensée de la limitation kantienne est la condition d’une reconquête de la métaphysique mais dans le but, à partir d’elle, de concevoir les moyens de repousser dans le monde les limites objectives imposées à l’émancipation des individus. Ici, une métaphysique est reconquise, mais au moment même où est investie la sphère du sens de l’existence, l’espoir en retour d’une transformation du monde est vidé de toute pertinence : c’est une vision du monde, un choix éthique, qui qualifie tel ou tel Dasein, mais n’est pas le présent même, que tend à transformer l’avenir, dans le contexte historique donné (Bloch). Car précisément, pour Heidegger, cette situation n’est pas historique, elle est ontologique. Une telle ontologisation contredit toute philosophie de l’émancipation pour laquelle la limite objective n’est une limite ontologique qu’idéologiquement parlant. Le repli heideggérien de la situation historique en situation ontologique est peut-être alors le grief le plus tenace que lui opposera la tradition marxiste qui n’a voulu quant à elle la penser que dans la perspective révolutionnaire et/ou utopique de sa transformation. C’est sans doute ici que se dessinent le plus nettement les contours de deux conceptions de l’homme : selon que la finitude comme sort de la créature est conçue comme ce qui lui est propre ou au contraire comme expression de l’aliénation se déterminent deux anthropologies antithétiques. Ainsi, dans le Kierkegaard comme dans les conférences de 1931 et 1932, la polémique adornienne revient en somme à assiéger Heidegger de toutes parts : à la fois par le versant kantien (sa fondation d’une ontologie sur le schématisme), et par le versant kierkegaardien ; par le versant de la perte d’un rapport au concret (critique de l’historicité) et par celui de son ontologie (qui maintient la croyance fallacieuse d’un accès à la réalité). 838 Ibid., p. 41; GS 1, 354-355. Nous reviendrons sur la transformation particulière qu’opère en ce sens Adorno dans le passage de la seconde nature de Lukács à l’histoire de la nature benjaminienne dans la « Construction de l’esthétique ». 839 186 * En guise de bilan de cette attaque littéralement généralisée contre la philosophie académique de l’époque, en laquelle Adorno identifie, sous des masques divers, la thèse brisée d’un idéalisme persistant, on peut dégager, en creux, deux thèses adorniennes essentielles sur la subjectivité. Premièrement, la subjectivité, à elle seule, ne peut fonder un projet de connaissance ontologique, c’est-à-dire, accéder à l’être même : elle a perdu cette prétention depuis la critique kantienne de la raison pure. Deuxièmement, il n’y a pas de fondation transcendantale possible de sa « vérité », car toute autoposition de la subjectivité la suppose coupée d’un monde d’objets qui pourtant la médiatise et la détermine, hors duquel elle n’a tout simplement aucune teneur. De ces deux thèses, on peut extraire deux conséquences, que la pensée adornienne s’efforcera toujours d’appliquer : d’abord, la subjectivité doit être pensée sous condition du concret socio-historique qui la détermine. Ensuite, comme nous allons le voir plus précisément, la philosophie ne peut accéder à ce concret que sous le régime d’apparences mythiques – que la Dialectique négative désignera comme « conditions fausses » –, et non comme « être ». Reste à mettre en évidence cette dernière conséquence à laquelle s’affrontent véritablement les deux conférences de 1931 et l932, en dégageant maintenant la part constructive, quoique nécessairement toujours critique et non fondationnelle de l’actualité adornienne de la philosophie. Si le tableau de cette actualité forme un champ de ruines où subsistent les avatars d’un idéalisme démembré, comment une pensée, qui tient à rester philosophique, doit-elle donc s’y prendre avec le matériau décomposé qui lui échoit ? B. L’actualité comme tâche : dissolution de l’énigme Au vu du tableau critique adornien, brossé sous la lumière crue de la menace de sa liquidation par les derniers développements du positivisme, il apparaît que l’incapacité historique où la philosophie se trouve désormais de réconcilier l’objectif et le subjectif, la condamne définitivement à son démon subjectif. Tandis que bon an mal les néokantiens comme Husserl restaurent les impasses du « vieil idéalisme » de Kant et de Descartes, auxquelles Kierkegaard avait cherché à échapper en s’engouffrant dans une troisième impasse esthétique le conduisant au sacrifice de l’intellect, Simmel et Heidegger s’efforcent, avec la vie pour l’un et l’ontologie pour l’autre, de maintenir l’orientation kierkegaardienne sans en payer le prix. À rebroussepoil de toute complaisance pro-philosophique, le tableau adornien confirme ainsi polémiquement le verdict du Cercle de Vienne : si la philosophie persiste dans ce subjectivisme, elle s’expose à sa pure et simple liquidation. Comme les phénoménologues eux-mêmes, c’est d’abord en revendiquant une différence de méthode qu’Adorno sauve la philosophie de sa liquidation dans la science : comme « interprétation » [Deutung] susceptible d’un « très petit nombre de résultats », elle s’oppose à la science qui est « recherche », et susceptible d’un plus grand nombre de résultats. À partir de cette différenciation cruciale s’esquisse la tâche nouvelle d’une philosophie véritablement actuelle qui serait donc « matérialiste » : le deuil de l’accès à la totalité du réel est son point de départ, l’interprétation dialectique, sa méthode, la vérité, toujours son but. Le propos est essentiellement programmatique, et pour cela quelque peu abstrait – ce qui lui fut reproché. Mais c’est selon nous de façon très conséquente qu’Adorno se tiendra à l’esprit de ce programme : c’est pourquoi il convient de le prendre au sérieux. En posant les jalons d’une méthode interprétative critique de l’herméneutique dans les deux conférences de 1931 et de 1932, 187 celui-ci ne fait rien moins qu’equisser, à l’échelle de la miniature, ses « modèles critiques » ultérieurs. 1. Critique esthétique de la langue philosophique a. Du « cercle herméneutique » à l’interprétation sans le sens - Equivoque de la donation de sens « L’origine subjectiviste de la phénoménologie » se dévoile dans la tension où elle se trouve, face à sa visée ontologique, quand elle aborde la question du sens. En effets, les expressions de « sens » [Bedeutung] ou de « signification » sont « chargées d’équivoque » : elles désignent soit un « contenu transcendant », signifié par l’être, situé derrière l’être et extrait de celui-ci par voie d’analyse »840, soit le sens est « l’explicitation de l’étant lui-même selon ce qui le caractérise comme être, sans que pour autant l’être explicité se voie par là déjà doté de sens »841. D’une compréhension à l’autre on passe du présupposé idéaliste de la rationalité de la réalité à celui de l’autonomie de la ratio, qui, puisqu’elle n’est plus « raison » chez Heidegger, s’apparente au geste ambigu de la « donation de sens » qui n’est, polémique Adorno, « rien d’autre qu’une manière d’importer des significations, telles qu’elles ont été posées par la subjectivité »842. Dans ces conditions, l’ontologie heideggérienne retrouve finalement en sous-main les deux axiomes fondamentaux de l’idéalisme, puisque par l’être, elle affirme la rationalité de la réalité, tandis qu’en le constituant par le sens, elle affirme l’autonomie de la ratio. C’est cette duplicité de la question du sens et de la question de l’être qui « plaide avec insistance », une fois encore, pour l’hypothèse d’une complicité fondamentale de la phénoménologie heideggérienne, « jusque dans son dernier tournant irrationaliste » avec l’idéalisme. Mais alors même qu’elle en exemplifie radicalement, sous un déguisement existentialiste, le destin moderne, elle en manifeste la contradiction interne. En effet, il y a, remarque Adorno, quelque chose de paradoxal, pour un projet ontologique, à poser la question du sens en même temps que celle de l’être. Pourquoi ? Parce que la question du sens appartient à une situation où précisément la question de l’être ne trouve plus d’espoir de réponse. En droit, la question du sens ne peut surgir que « là où la ratio reconnaît la réalité effective qui lui fait face comme quelque chose de perdu et relevant du domaine des choses »843. En d’autres termes, elle n’intervient que dans un contexte où sont dissociées comme étrangers l’un à l’autre la réalité effective et la ratio, où, par conséquent, il n’y a pas de « sphère de significations qui serait toujours accessible, valable et à l’abri de l’empirique »844. En posant la question du sens, la phénoménologie exhibe donc d’elle-même le caractère fallacieux de la question de l’être, plus précisément encore, le caractère fallacieux de sa réponse ontologique à une telle question. Car s’« il est possible de s’enquérir de l’être, comme signification de la catégorie être, de s’enquérir de ce qu’est proprement l’être (…) il se peut alors – conformément à l’esprit de cette première question – que l’étant s’avère non 840 « L’idée d’histoire… », p. 34 ; GS 1, 347. Ibid. 842 Ibid. 843 Ibid., p. 34 ; GS 1, 347. 844 Ibid. 841 188 pas rempli de sens mais au contraire dépourvu de sens »845. C’est précisément cet être « dépourvu de sens » qui s’avère inaccessible à la phénoménologie heideggérienne, elle qui, consciente de l’indépassable circularité de l’intention herméneutique est « toujours déjà » dans le sens donné. Heidegger s’en justifiait au §32 d’Être et Temps : « Et pourtant, voir dans ce cercle un cercle vicieux et chercher les moyens de l’éviter ou même simplement l’ “éprouver” comme une imperfection inévitable, cela signifie mécomprendre radicalement le comprendre. […] Ce qui est décisif, ce n’est pas de sortir du cercle, c’est de s’y engager convenablement. »846 Citant in extenso ce passage dans la conférence de 1932, Adorno concède : « j’ai tendance à donner raison à Heidegger sur ce point »847. Néanmoins, il appert qu’il comprend l’affirmation herméneutique heideggérienne sur un mode dialectique, lorsqu’il commente ainsi sa concession. « Mais si la philosophie reste fidèle à sa tâche propre, cette manière de s’y engager convenablement peut uniquement vouloir dire que l’être qui se détermine lui-même comme être et s’explicite lui-même, met en lumière, dans l’acte même de l’explicitation, les moments à travers lesquels il s’explicite comme tel »848 . Le « vieux motif idéaliste de l’identité » se retrouve au contraire là où les moments – qui, au sens hégélien, sont toujours tel que la subjectivité s’affronte à ce qui lui est étranger – sont dès le départ, intégrés à la structure de l’être, comme ses déterminations. Au sein d’un tel motif, resté ininterrogé, la circularité du cercle herméneutique n’exprime plus l’idée d’un point de départ si contingent soit-il849 et d’un retour à ce point identique, transformé par le parcours effectué et les moments rencontrés sur ce cercle, mais comme un sur-place où le point d’arrivée est en tout point identique au point de départ, sub specie aeternitatis. Or c’est précisément ce sur-place qui menace la phénoménologie heideggérienne, engagée, selon Adorno en 1932, dans un « troisième tournant ontologique », qui n’est autre, selon le critique, qu’un « tournant vers la tautologie »850. Comme en témoignent « les antithèses ternes » entre « histoire et historicité », toute différenciation conceptuelle semble s’y résumer au fait d’emprunter à l’étant des déterminations qui, transposées dans le domaine de l’être, deviennent des déterminations ontologiques. En ironisant ainsi sur les effets de cercles d’une herméneutique qui se veut à la fois immanente et constitutive d’un être trans-subjectif, Adorno repère une fois de plus l’idéalisme dissimulé du projet heideggérien, mais cette fois, rendu manifeste dans l’élément du langage. Néanmoins, cette dimension tautologique « n’est pas la conséquence des hasards de la forme langagière » : il « adhère nécessairement au questionnement ontologique lui-même »851. Un questionnement que la façon heideggérienne de s’engager dans le cercle herméneutique constitue de telle sorte, que sa position de départ, 845 Ibid., p. 34 ; GS 1,348 M. Heidegger, Sein und Zeit, p. 153 de la 18e édition, Tübingen, M. Niemeyer, 2001, traduction hors commerce d’E. Martineau (utilisée, lorsqu’Adorno reprend ce passage dans sa conférence, par les traducteurs de L’Actualité de la philosophie et autres essais, op. cit.). 847 « L’Idée d’histoire… », p. 40 ; GS 1, 353. 848 Ibid. 849 Comme Hegel l’avait montré au § 17 de l’introduction de L’Encyclopédie des sciences philosophique : il n’y a pas de commencement en philosophie. Le tournant hégélien de Heidegger, évoqué par Adorno, confirme à la fois le reproche d’une dépendance à une compréhension idéaliste, et en même temps les limites d’une entreprise qui reprend Hegel sans la dialectique, c’est-à-dire précisément sans la forme même qui rendait compte des transformations de la pensée par l’objectivité au sein des « moments ». 850 « L’idée d’histoire de la nature », p. 37 ; GS 1, 351. 851 Ibid., p. 38 ; GS 1, 351. 846 189 « la position de départ de la ratio idéaliste » qui « détermine son sens »852, ne peut y être réfléchie. La méthode phénoménologique pêche ainsi par un défaut de dialectique susceptible de saisir l’intrication de la position de départ et du déploiement herméneutique – « ce n’est que si elle est dialectique que l’interprétation philosophique me semble possible », assène brièvement Adorno. Pourtant, alors même qu’il s’agit de s’y rapporter dialectiquement, cette position de départ n’est pas à rechercher comme un principe à la lumière duquel on pourrait déduire la conduite rationnelle d’une donation de sens « conforme ». Il ne s’agit en aucun cas, de fixer, en amont de la réflexion, l’idée d’homme ou de sujet qui doit présider aux développements de l’interprétation. C’est bien ce qu’indiquait clairement le conférencier un an auparavant dans l’ « Actualité de la philosophie » : « Je ne veux pas décider s’il y a, à la base de ma théorie, une conception déterminée de l’homme et de l’existence (Dasein). Mais je conteste la nécessité d’avoir recours à cette conception. C’est là une exigence idéaliste, celle du commencement absolu, telle que seule une pensée pure peut le déployer en son propre sein ; une exigence cartésienne qui croit qu’il est de son devoir de ramener la pensée à la forme de ses présuppositions, de ses axiomes »853. Si s’engager convenablement dans le cercle herméneutique consiste à réfléchir l’inévitable médiatisation de sa position de départ, cela ne revient pas à l’isoler une fois pour toutes, comme origine, comme axiome ou comme présupposé. Aucun concept positif de l’homme ou du sujet posé de façon liminaire ne peut défaire de l’idéalisme. C’est pourquoi, la philosophie telle qu’Adorno en décrit alors le programme « n’ira pas au bout du chemin qui mène aux présupposés rationnels, mais restera là où la réalité irréductible fait irruption »854, de plain pied face à ses « enchevêtrements ». En refusant de sacrifier comme Heidegger à l’ « imposture du commencement » « cette réalité où se situent ses tâches authentiques »855, Adorno affronte donc plus radicalement encore la circularité herméneutique. Ce cercle rappelle dans sa clôture, l’intériorité kierkegaardienne : c’est en rompant avec l’herméneutique du sens qu’Adorno compte cependant échapper à son Enfer. - S’engager convenablement dans le cercle : du phénomène à l’apparence mythique Sans contester l’infrangibilité du cercle herméneutique, il s’agit donc de chercher dans les phénomènes ce qui oppose une résistance au sens et non de placer toute manifestation sous le joug d’une totalité structurelle signifiante. En vérité, comme on va le voir, avec Adorno, réfléchir le cercle herméneutique, c’est le parcourir dans les deux sens comme directions : celle du sens projeté par le sujet sur les apparences, sens qui historiquement dépérit, faisant précisément des phénomènes des « apparences mythiques » et qui donc, de lui-même, conduit circulairement non plus au sens dont les apparences sont porteuses mais à leur non-sens. En d’autres termes, le cercle herméneutique est lui-même soumis, chez Adorno, à son dépérissement historique. De la sorte, il est moins éternel – et équivoque – retour du même sur lui-même (sujet qui donne sens) que la « manière qu’à la langue de sonder sa profondeur mythique »856. Mais pour pouvoir sonder une telle profondeur, il faut certes « purifier le projet phénoménologique de la représentation d’une totalité englobante »857 – ce qu’Adorno opère par la critique philosophique de son idéalisme latent – mais il faut encore se rendre capable, y 852 Ibid. Ibid., p. 26 ; GS 1, 343. 854 Ibid., pp. 26-27 ; GS 1, 343. 855 Ibid. 856 Ibid., p. 40; GS 1, 353. 857 Ibid., p. 41; GS 1, 354. 853 190 compris dans l’immanence, de dégager néanmoins une « unité concrète », « puisée aux déterminations de l’être effectif lui-même »858 . Or, cette unité concrète consiste précisément pour la phénoménologie dans le phénomène : c’est par lui qu’elle s’engage convenablement dans le cercle de l’interprétation. Au §7 de Être et Temps, le « concept formel » du phénomène est entendu comme « le semontrant-par-soi-même »859 qui, contrairement à la simple apparence, n’implique aucun arrière monde. Dans son sens « inaugural »860, un tel concept se voit ensuite associé essentiellement à celui de λόγος comme « mode déterminé du faire voir » tel que la vérité qui s’y joue y est « dévoilée » comme άληθεία861. Heidegger convoque la polysémie du terme grec d’άληθεία pour appuyer cette corrélation fondamentale de la vérité et du voir, dans le λόγος comme « faire voir quelque chose, donner accueil à l’étant dans la perception ». « Voir dévoile toujours les couleurs, entendre dévoile toujours les sons. Au sens le plus pur et le plus original du “vrai” – c’est-à-dire dévoilant seulement sans jamais pouvoir voiler, c’est le pur νοειν qui est vrai, le pur et simple percevoir considérant les plus simples déterminations de l’étant comme tel. Ce νοειν ne peut jamais voiler, jamais être faux, tout au plus peut-il demeurer à l’état d’une non-perception, αγνοειν, insuffisante pour donner le simple accès approprié. »862 L’innocence du voir, comme accès le « plus pur et le plus original » au vrai est la manifestation première du λόγος, « et comme finalement λόγος au sens de λεγόµενον peut également signifier : ce qui, étant abordé dans la discussion, devient visible dans sa relation à quelque chose, dans son « être-en-relation », λόγος reçoit la signification de relation et de rapport »863. Fidèle à cette innocence du voir inaugurale et à son sens « corrélationnel », ce ne sont pas les contenus de l’investigation philosophique « mais la manière dont s’y prend celleci » que la phénoménologie prendra pour objet. En substituant au quoi [Was] de l’ontologie traditionnelle son comment [Wie] – expression kierkegaardienne –, Heidegger opère le déplacement du regard phénoménologique des essences vers l’existant. L’analytique existentiale prépare ainsi la désobstruction de l’ontologie. À partir d’elle, ce que la phénoménologie a à « faire voir », qui « doit être appelé “phénomène” en un sens privilégié » et « de par son essence, constitue le thème nécessaire d’une monstration délibérée » est l’« être de l’étant ». Bien sûr, « l’être de l’étant ne peut absolument pas être quelque chose “derrière” quoi se tient encore autre chose “qui n’apparaît [Erscheint] pas” », il n’a pas ici à être recherché dans un arrière monde. Mais il n’est pas non plus directement « sous la main », à notre portée dans l’attitude naturelle : il est « en retrait » et apparaît précisément d’abord dans le « besoin » du Dasein de faire accéder pleinement au phénomène ce qui en lui reste « occulté »864. « Le concept d’être-occulté est la contrepartie de celui de “phénomène”» 865 sans que soit par là restauré au sein du phénomène le dualisme qui opposait l’être à l’apparence. Dans cet écart qui sépare l’être-sous-la-main de l’être occulté se joue la brèche qu’investit la phénoménologie, concevant alors l’« ontologie » comme « méthode de dévoilement de l’ “être-occulté”»866. 858 Ibid. M. Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 58. 860 Op. cit., p. 62 861 Op. cit., p. 60. 862 Op. cit., p. 61. 863 Ibid. 864 Ibid. 865 Ibid. 866 Ibid. 859 191 Une telle innocence du voir et plus encore l’idée d’un λόγος affleurant directement dans le phénomène est justement ce que cherche à pourfendre littéralement la conception adornienne. Bien plutôt à ses yeux, « le caractère mythique » revient alors lui-même « dans ce phénomène historique qu’est l’apparence »867. S’engager convenablement dans le cercle herméneutique implique de rompre avec la neutralité supposée de l’apparence. Celle-ci appartient au monde de la convention : elle résulte de médiations subjectives et objectives enchevêtrées par lesquelles ce cercle herméneutique lui-même se charge de déterminations historiques. Pour cette raison même, il est en effet saturé de sens. Mais dans cette saturation même, « le monde » est « muré de la manière la plus étanche qui soit par tout ce “sens” »868. Dès lors, au moment même où est reconnue une telle densification du sens, le phénomène devient « apparence », au sens critique du terme869, c’est-à-dire, dans le vocabulaire adornien d’alors, seconde nature : parce qu’en elle, loin d’accéder à un sens donné, si nous la considérons telle qu’elle se présente, véritablement, nous nous heurtons à un mur d’étrangeté. De la sorte, l’apparence n’est pas au sens hégélien manifestation de la vérité mais manifestation du fait que la réalité effective est perdue pour nous et que nous croyons la comprendre comme remplie de sens tandis qu’elle en est vidée. »870 C’est cela même qui la rend « mythique », de telle sorte que son interprétation, si circulaire soit-elle ne peut venir en confirmer le sens mais au contraire doit chercher à le dissoudre comme enchevêtrement de conventions devenues insensées et contradictoires. Comme si, à l’opposé du la conception caressante d’une phénoménologie du dévoilement, il s’agissait pour Adorno de casser les murs de sens dont les apparences mythiques ont fini par enserrer le monde, la culture et ce faisant, la philosophie elle-même. Là où pour Heidegger, le phénomène comme ce qui se donne à voir permet d’entrer convenablement dans le cercle herméneutique où se tient nécessairement la réflexion, il est conçu chez Adorno comme apparence mythique à partir de quoi il est non seulement fallacieux de trouver un sens mais peut-être plus encore, d’en trouver un. - L’objet non intentionnel de l’interprétation L’interprétation qui procède du constat d’une désagrégation des formes idéalistes, doit par conséquent rigoureusement désenchanter son cercle herméneutique. Aucun être, aucun sens, ne peut la justifier de façon immanente : elle « s’écoule aujourd’hui entre les mailles de ce qui était autrefois la trame du tout ». Elle sait précisément ne pouvoir « éclairer le réel »871 qu’à condition de se distancier « davantage de tout “sens” de ses objets » : « car depuis longtemps, l’interprétation s’est séparée de toute question sur le sens ou bien, ce qui revient au même – les symboles de la philosophies sont tombés en ruine »872. Il faut que la philosophie apprenne 867 Op.cit., p. 52; GS 1, 364. Op.cit., p. 53; GS 1, 365. 869 Un sens critique hérité de la tradition idéaliste elle-même en tant que tradition philosophique amorcée par Platon. Opposée à ce qui est réellement – en l’occurrence, l’Idée – la notion d’apparence relève d’un régime de pensée dualiste. Concéder l’apparence comme mystification, illusion trompeuse, c’est concéder ce dualisme. On a vu que c’est en partie en fonction d’une telle opposition dualiste de l’apparent et du réel qu’Adorno décèle dans les apparences de l’intérieur bourgeois la perte de la réalité. De fait, un penseur marxiste critique, héritant d’un concept tel que celui d’idéologie ne peut que maintenir cette idée d’une part de mensonge fondamentalement associée à ce qui se manifeste « à la surface » et qui chez Marx n’est plus désigné comme apparence mais comme superstructure. Toutefois, de ce même point de vue matérialiste, les apparences – dont l’arrière-monde « révélateur » en tant qu’infra-structure, sera précisément la forme-marchandise autour de laquelle elles se cristalliseront – acquièrent le statut des derniers fragments du réel auxquels il est possible d’avoir affaire. 870 « L’Idée d’histoire de la nature », art. cit., p. 52 ; GS 1, 364. 871 « L’actualité…», p. 19 ; GS 1, 336. 872 Ibid. 868 192 désormais « à se tirer d’affaire sans la fonction symbolique, au sein de laquelle – au moins dans l’idéalisme – le particulier paraissait représenter l’universel »873. Aux symboles du monde sensé, se substituent des configurations variables, qui s’éprouvent au contact d’enchevêtrements. Dans la mesure où un tel projet matérialiste cherche précisément la vérité au-delà du sens, ou plus précisément, en deçà, « la philosophie n’a pas pour tâche de rechercher les intentions cachées ou manifestes de la réalité mais d’interpréter la réalité non intentionnelle »874. Son intérêt porte d’abord sur « les éléments petits et non intentionnels »875. Elle s’oriente, selon une expression de Freud que reprend Adorno, « vers le rebut du monde phénoménal ». Ce point le rattache aussi bien quoiqu’il n’en dise mot, aux intuitions de Kracauer et bien sûr de Benjamin. Dans la « Préface épistémo-critique » de l’Origine du drame baroque allemand, ce dernier avait thématisé de façon frappante la contradiction de la « vérité » et de l’ « intention ». Là où la phénoménologie comprend les choses à partir de la structure de l’intentionnalité, l’Idée, dont la constellation manifeste la vérité, doit être fondamentalement arrachée au régime de l’intention : « elle est un donné, échappant en tant que tel à toute espèce d’intention »876. De la sorte, « elle n’apparaît pas elle-même comme intention ». La (dis)solution phénoménologique de l’opposition du sujet et de l’objet dans l’intentionnalité et la dimension co-relationnelle de tout vécu est invalidée par l’évocation du concept même de vérité, dans son absoluité. « La vérité n’entre jamais dans aucune relation, et surtout pas dans une relation d’intentionnalité. L’objet de la connaissance, en tant qu’il est déterminé par l’intention du concept, n’est pas la vérité. La vérité est un être sans intentionnalité, formé à partir des idées. Par conséquent, l’attitude adéquate, ce n’est pas de constituer une visée par le moyen de la connaissance, mais d’entrer et de disparaître dans la vérité. La vérité, c’est la mort de l’intention. »877 Valable tout au plus pour la détermination d’un « objet de la connaissance » – au sens restreint –, la structure de l’intentionnalité vole en éclats face à la vérité. D’une manière qui sans doute édifie Adorno, qui, à la même époque consacre un semestre à l’ouvrage de son ami, Benjamin flaire le subjectivisme latent de la doctrine phénoménologique : il oppose le donné de la vérité à l’intentionnalité par laquelle la phénoménologie a fait entrer le sujet dans l’objet en prétendant dépasser leur opposition. Face à cela, les termes benjaminiens sont carrément idéalistes, mais cette fois au sens platonicien du terme, quand l’idéalisme était la doctrine de la réalité même et que les Idées subsistaient hors du sujet connaissant. Dans sa recension de Sens unique, Bloch notait avec pertinence que « dans la philosophie de Benjamin chaque intention « meurt de la vérité », et la vérité se divise en « idées » immobiles entourées de leurs halos : les « images »878. Mais plus remarquable encore que cette brutale réfutation du réquisit phénoménologique fondamental est l’ « attitude adéquate » que recommande à partir de là Benjamin : il s’agit d’entrer dans la vérité et d’y disparaître (afin précisément d’éviter de la perdre comme vérité en l’annexant à une intention qui la tue). Inversement, la mort de l’intention est la mort du sujet lui-même porteur de l’intentionnalité. Abandonnant tous les oripeaux de la subjectivité, et la visée qui la structure, il s’agit d’entrer dans la vérité comme par effraction, précisément afin d’éviter de la corrompre. Il y a là quelque chose de l’image wittgensteinienne de l’échelle qu’il faut laisser tomber une fois qu’on l’a empruntée. À 873 Ibid. Ibid., p. 18 ; GS 1, 335. 875 Ibid., p. 19 ; GS 1, 336 876 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 33. 877 Ibid. 878 E. Bloch, « La forme de la revue dans la philosophie », in Héritage de ce temps, trad. fr. de J. Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 343. 874 193 l’attitude phénoménologique de la visée, Benjamin substitue celle de la disparition. L’ « Idée » s’oppose ici à un simple produit de l’activité cognitive : par elle, Benjamin refuse de faire de la vérité un pur contenu de conscience. Comme le mythe, opacité contraignante et objective pour celui qui y est pris sans le savoir, la vérité, qui en est le pendant contradictoire est une constellation concrète non soluble dans l’esprit de celui qui la contemple. - Agencement expérimental d’images historiques C’est en invoquant – quoique sans référence à l’ « Idée », on comprend stratégiquement pourquoi – une telle compréhension de la vérité comme constellation non intentionnelle qu’Adorno détermine l’objet non symbolique et non intentionnel de l’interprétation : évoluant ainsi d’« indications fugitives, évanescentes » jusqu’aux « figures énigmatiques de l’étant et dans leurs étranges enchevêtrements »879, l’effectivité concrète de l’objet de l’interprétation est gagnée au sacrifice de l’intention et du sens. Le « matériau conceptuel de la philosophie »880 s’apparente alors au précipité du rebut phénoménal, muet et aveugle que l’interprétation n’éclaire que par « recoupement », par « agencement expérimental » et « construction » [Konstruktion]. Or ce précipité n’échappe à l’herméneutique du sens que pour autant qu’il est arraché au langage, à la spiritualité elle-même. Là où l’herméneutique issue de Dilthey se concentrait sur les significations langagières et culturelles, saisies dans l’intropathie, l’interprétation adornienne s’arrime plus volontiers à des formes plus mutiques : les images, non en tant que représentations, mais dans leur présentation même, comme configurations visibles, plus ou moins confuses, mais concrètes, manifestes, parce que moins symboliques qu’historiques. « Ces images historiques ne constituent pas le sens de l’existence mais résolvent et dissolvent les questions posées par elle – ces images ne sont pas de simples données spontanées [Selbstgegebenheiten]. Elles ne sont pas disponibles à même l’histoire qui les contiendrait organiquement ; pour les apercevoir, nulle vision, nulle intuition n’est nécessaire, elles ne sont pas des divinités magiques de l’histoire qu’il faudrait accepter et révérer. Au contraire, elles doivent être produites par l’homme et elles ne se légitiment finalement que par ceci que la réalité, avec une évidence frappante, se cristallise autour d’elles. »881 Les images historiques se prêtent à l’interprétation comme « cristallisations » pour autant qu’elles se refusent au sens. L’interprétation philosophique ne se trouve pas empêchée par ces images : leur objectivité même la rend possible. Elle assume leurs impuretés, l’incertitude des métaphores, ontologiquement indifférenciantes. Là où Heidegger, pour qui « ce n’est pas cet étant-ci ni celui-là mais […] l’être de l’étant »882 qu’il convient de rechercher, opère par purifications successives, évitant le tout-venant du phénomène, mais « ce qui réclame de devenir phénomène en un sens privilégié »883, le matérialisme adornien commence dans l’attention à des images, trouvées et pensées telles quelles avec leurs bords racornis et la pellicule de poussière qui les recouvre un peu, depuis le temps. Refusant toute sélection ontologique dans un phénomène où se multiplieraient exception et privilèges, Adorno l’aborde toujours tel quel, dans sa défiguration – parfois il est vrai nous le verrons exagérément présupposée. Dans la rage adornienne contre l’exaltation heideggérienne de l’authenticité se joue le même antagonisme des démarches. Quand Heidegger distingue le Dasein qui sait mourir des autres, indexant la mort – jusqu’ici universellement partagée – sur 879 « L’actualité… », p. 17 ; GS 1, 334. Ibid., p. 24 ; GS 1, 341. 881 Ibid., p. 24 ; GS 1, 341. 882 « Thèses sur le langage des philosophes », p. 63 ; GS 1, 371. 883 Ibid. 880 194 une authenticité distinctive, Adorno voit mourir les apparences elles-mêmes, méditant leur dépérissement archi-historique. Objectivées en « images historiques », de telles apparences constituent donc qui l’objet impur de l’interprétation. Néanmoins, si étrangères qu’elles apparaissent désormais, elles sont le produit de l’homme : c’est pourquoi ce dernier est capable de les défaire. Adorno prend d’ailleurs soin de les distinguer des « archétypes archaïques, mythiques » rencontrés chez Klages, qui « décrivent leur trajectoire fatidique au-dessus de la tête des hommes »884. Contrairement à ces derniers, elles sont « maniables et saisissables, instruments de la raison humaine, même là où elles semblent, comme des pôles magnétiques, orienter objectivement vers elles l’objectif »885. Ainsi, à l’enchantement des intentions, est substituée la matérialité des images comme objets appréhendables par la « raison ». C’est dans ce présupposé que se glisse l’espoir d’émancipation associé à l’interprétation, non plus conçue comme herméneutique mais comme critique. b. Critique du langage philosophique - Illusion d’un langage « symbolique » Le lieu où se cristallisent les apparences mythiques, et auquel aura affaire continument le philosophe et le critique de la culture, est le langage lui-même. Comme l’écrit Adorno dans sa cinquième thèse sur le langage des philosophes : « l’intelligibilité visée par le langage philosophique est aujourd’hui à dévoiler de part en part comme une illusion »886. Cette transparence même de la forme et du contenu que supposent encore les projets philosophiques inspirés des méthodes scientifiques procède d’une compréhension idéaliste du langage : premièrement parce qu’elle dissocie cette forme et ce contenu, la première étant pensée comme « détachable »887 du second, et deuxièmement parce qu’elle présuppose leur congruence indubitable dans des énoncés censés objectifs. Faussement transparents, de tels énoncés persistent à « signifier » des diagnostics ontologiques tacites, qui restent « transcendants par rapport à la forme de la pensée »888. En d’autres termes, là où ils se veulent les plus « clairs », ils sont seulement les plus conventionnels. Toute « définition de logique extensionnelle », toute « déduction systématique » n’est qu’une « relation de surface abstraite», « non vraie par rapport aux choses »889, tant qu’elle occupe ce lieu conventionnel sans en rendre compte. Elle repose en fait sur une confiance idéaliste dans le fait que les mots signifient, et plus encore, qu’ils signifient ce que l’on veut, supposant une souple subordination du langage à la pensée. C’est cette unité idéaliste de la chose et du mot dans le signe au sens immédiatement intelligible que désigne ici l’idée, que récuse Adorno, d’un langage « symbolique ». Les mots, affirme en effet Adorno, ne sont pas de simples « signes » : « un langage qui a pour but la vérité ne connaît pas de signa [Signa] »890. Les signes n’ont pas d’histoire, or, « par le langage, l’histoire prend part à la vérité et les mots ne sont jamais de simples signes [Zeichen] de ce qui est pensé sous eux, mais c’est au contraire l’histoire qui fait irruption dans les 884 Ibid. Ibid. 886 Ibid., p. 58 ; GS 1, 366. 887 Ibid., p. 57 ; GS 1, 366. 888 Ibid., p. 62; GS 1, 370. 889 .Ibid 890 Ibid., p. 58; GS 1, 366. 885 195 mots »891. Conçus comme des signes « correspondant » aux choses par une harmonie préétablie, les mots dissimulent leur inévitable réification, c’est-à-dire l’accroissement inconscient de la convention au sein de l’expression. Une telle conception du « signe », comme ce qui serait sans histoire, peut être immédiatement contestée par un sémioticien. Mais replacée dans le contexte théorique adornien, elle recoupe en fait l’opposition benjaminienne du symbole (idéaliste) et de l’allégorie (aux ressources matérialistes). Tandis que l’un se présentait dans l’esthétique comme l’unité sensible de la forme et du contenu, l’autre est outrageusement conventionnelle. À l’unité symbolique, Benjamin opposait les contours incertains, fragmentés, chargés, de l’allégorie, précisément dans ce but d’exhiber le langage comme masse conventionnelle et en ce sens, présentation de l’histoire dans les mots et non représentations d’ « Idées » dans les signes. De même pour Adorno, le « signe » est l’adéquation symbolique qui tout en maintenant abstraitement séparés, extérieurs l’un à l’autre la forme et le contenu, empêche tout retour critique sur les formes langagières en les présupposant innocentes, et faillibles simplement à cause de ce fait qu’elles seraient « mal choisies ». Or tout aussi bien, « que l’on puisse mettre n’importe quel nom sur les choses est le signe de toutes les formes de réification opérées par la conscience idéaliste »892. Comme le symbole, le signe, rapporté instrumentalement au contenu, apparaît comme « choisi », extérieur à la chose, il ne peut être convoqué que subjectivement : en lui, dès lors que l’unité du sens s’est historiquement décomposée, « le choix des noms est devenu affaire de goût », ceux-ci deviennent « de libres positions de la conscience »893. Ce qui apparaissait comme le véhicule d’une pensée transparente à elle-même, objective, n’est plus que l’instrument de la subjectivité. Dans sa prétention à l’intelligibilité, la langue philosophique scientifique est contrainte, malgré qu’elle en ait, à l’esthétisation. Elle méconnaît seulement le « supplément » subjectif qui n’appartient pas à la chose qu’elle suppose pourtant dès lors qu’elle se communique. Mais ce faisant, elle renvoie plus que jamais le signe à sa contingence. Dans la prétendue intelligibilité des mots « scientifiques », Adorno retrouve l’arbitraire esthétique du « choix » des mots. La boucle qui relie infailliblement idéalisme et esthétisation – au sens de perte de la réalité – est une fois encore bouclée. Car la conception idéaliste du langage comme ensemble de signes « à disposition » de la pensée a nécessairement pour conséquence l’esthétisation du langage – non comme embellissement de ce dernier mais comme relativisation de sa forme, ainsi dissociée abstraitement de son contenu, à un choix subjectif, qu’Adorno qualifie pour cela d’« affaire de goût ». Selon une telle conception du langage, les mots se tiennent à distance respectueuse des choses pour mieux les dire, mais là où les mots n’adhèrent pas à la chose précisément se glisse l’esthétisation qui ne dit plus les choses, mais les goûts, la disposition subjective face aux choses. Dans l’illusion de la transparence, s’impose la contingence du choix des mots. Le plus « scientifique » est le plus « poétique » au sens dégradé de ce terme894. - Illusion d’un langage de l’origine Mais dès lors, surgit le problème majeur, exposé dans la seconde thèse : 891 Ibid. Ibid., p. 57 ; GS 1, 366. 893 Ibid. 894 La déconstruction de l’esthétique dans le Kierkegaard est la destruction du poétique comme ce qui ne tient pas à la chose. 892 196 « Pour une pensée qui ne veut plus reconnaître l’autonomie et la spontanéité comme le fondement de droit de la connaissance, la contingence de l’attribution réciproque du langage et des choses devient radicalement problématique. »895 Il lui faut faire sien ce « caractère problématique que l’histoire confère aux mots »896. De ce caractère problématique, la démarche heideggérienne, concède Adorno, prend acte, à sa manière. Mais en inscrivant à l’époque d’Être et temps sa conception du langage dans un modèle inspiré de la nomination adamique des choses – rencontrant sur ce point en partie les thèses benjaminiennes de 1916 sur le langage, au grand dam de Benjamin –, Heidegger, cherche « à ériger à partir d’une singularité un nouveau langage philosophique »897. En d’autres termes, il tente d’arracher le langage à l’esthétisation en l’ancrant dans une disposition humaine, comme détermination transcendantale du Dasein. C’est dans le Jargon de l’authenticité et dans l’article « Parataxe » qu’Adorno développera plus fermement sa critique du langage heideggérien. Quoique la théorie heideggérienne du langage ait elle-même considérablement évolué des premiers textes sur Duns Scot à Être et Temps et jusqu’aux commentaires de Hölderlin, Adorno persistera à y voir, comme il le note déjà à l’époque, une langue qui « s’enfuit de l’histoire sans pour autant lui échapper »898. Le fait que, dans l’étymologie, la langue soit sans cesse rapportée à une origine, justifie en partie ce diagnostic. Reste cependant que, d’un point de vue immanent, la destruction de l’histoire de la métaphysique est associée chez Heidegger de façon cohérente à la destruction de son langage. Mais cette « singularité » à partir de laquelle Heidegger cherche à résoudre le problème de la contingence du langage reconduit plus nettement, à l’époque de la rédaction des thèses sur le langage des philosophes, à l’héritage kierkegaardien présent chez Heidegger du « comment subjectif de la communication ». C’est en effet en ancrant la différence de la philosophie dans ce « comment [Wie] »de l’être au monde, où se détermine l’intentionnalité husserlienne comme rapport au monde, qu’Heidegger impose sa phénoménologie face au positivisme dans les premières décennies du vingtième siècle. La critique ici seulement esquissée du langage heideggérien – plus haut déterminé comme tautologique à partir de la critique de l’herméneutique – reconduit donc à celle du « comment subjectif » chez Kierkegaard. - Le « comment subjectif de la communication » et l’ « intéressant » Avec le « comment subjectif » de la communication, Kierkegaard a thématisé pour la langue philosophique l’idéal d’une détermination propre, idiosyncrasique, en conflit avec le modèle scientifique de l’intelligibilité. Une détermination qu’il ne pouvait faire accéder à la décision philosophique que parce que, comme Heidegger, il avait pris acte de la situation historique problématique du langage : i. e. de sa réification, éprouvée aux premières loges par l’Individu réalisant l’impossibilité de se « transmettre » en lui. En effet, chez Kierkegaard, au-delà du simple style, le « comment subjectif de la communication », fait passer dans l’expression plus que la langue et la chose : il saisit dans la langue la manière dont la subjectivité se rapporte à la chose, imprimant autant que possible dans l’écrit qui les trahit toujours le paradoxe et l’intermittence. La densité de l’expression kierkegaardienne manifeste bien l’entremêlement des déterminations d’objet et du mode subjectif dans le médium de la communication. Dans cette densité, dans cette intensification subjective de la communication philosophique, la philosophie se différencie puissamment du discours scientifique. À mesure que ce dernier se technicise, s’abîme plus délibérément – en apparence – dans l’objet et dans le dispositif qu’il 895 Ibid., p. 58 ; GS 1, 366. Ibid., p. 59 ; GS 1, 368. 897 Ibid. 898 Ibid. 896 197 met en œuvre pour le connaître, la philosophie subjectivise son discours, et culmine, dans le « comment subjectif », en rendant indissociables la vérité et l’expression. Parce que la philosophie porte une attention sans précédent aux conditions de son énonciation, et comprend en elle-même le processus de sa réification en s’efforçant d’y résister, le « comment subjectif de la communication », reste pour Adorno une amorce fondamentale de la critique du langage. Avec Kraus, Kierkegaard représente une conscience historique sans précédent des implications philosophiques de la forme langagière dans le contexte de la modernité. C’est cette conscience et cette critique que conservera notre auteur et non le « comment » en tant que « mode d’être » à partir duquel se structure la phénoménologie heideggérienne. Si le « comment subjectif » kierkegaardien constitue une protestation fondamentale contre la réification du langage à laquelle la philosophie est confrontée, cette protestation elle-même dégénère et retombe dans l’oubli pour Adorno chez Heidegger dans une ontologie où « être » et « sens » se confondent dans des noms arrachés à leur histoire. Ce faisant, dans sa malléabilité, sa complexité, correspondant à la malléabilité et à la complexité de la subjectivité elle-même, le « comment subjectif » affine les moyens de la communication : et assure au langage les moyens de nommer ce qui se dérobe à la conceptualité. De la sorte, dans le « comment », la philosophie peut toucher à des variations du réel que la fixité des concepts n’atteint pas. Il dégage un « objet » auquel la langue objectivée ne peut se rapporter : c’est l’intéressant. En lui, le sujet et l’objet ne sont pas maintenus dans une séparation abstraite mais rapportés l’un à l’autre « éthiquement et esthétiquement » comme l’observe Kierkegaard dans un passage de la Répétition. « L’intéressant est, au surplus, une catégorie-limite, aux confins entre l’esthétique et l’éthique. Dans cette mesure, notre recherche doit constamment effleurer le domaine de l’éthique, tandis qu’elle doit, pour parvenir à une signification, saisir le problème avec une intériorité et une concupiscence esthétiques [ästhetische Konkupiszenz]. »899 L’expression qui se saisit de cette catégorie-limite exclut un rapport purement gnoséologique, un rapport de connaissance. Si pour Adorno, le penseur est là « capable de formuler comme “problème” ce dont l’esthète, par l’attitude, ne donne pas de preuves »900, la concupiscence esthétique par laquelle le domaine de l’éthique est ainsi effleurée perd hélas sa vérité en étant saisie purement esthétiquement. Parce qu’il reste tributaire d’une « attitude esthétique », le « comment subjectif » kierkegaardien rate en effet l’objectivité même de l’intéressant. C’est pourquoi, aux yeux d’Adorno, « si fructueuses que se révèlent chaque fois du point de vue matérial les normes d’une critique du langage que Kierkegaard a posées avec le “comment subjectif” [subjektive Wie] d’une philosophie qui menaçait de succomber à la contamination avec la science, la fondation théorique de ces normes à partir d’une subjectivité totale manque pourtant pareillement la tâche de la philosophie et celle de l’art »901. Néanmoins, si la « concupiscence esthétique » dont parle Kierkegaard peut s’avérer comprise en un sens matérialiste, rompant avec les normes d’une subjectivité totale, la critique adornienne du langage peut encore faire sienne une telle concupiscence sans se désavouer. L’« intéressant » pour le « comment subjectif » peut aussi l’être pour celui qui cherche une effectivité concrète dont il ne veut pas faire une catégorie mais une signification-limite, quelque chose qui se présente comme signifiant et non-intentionnel à la fois et justifie ce rapport concupiscent esthétiquement à sa présentation littérale, mais attentif philosophiquement à la vérité objective qui s’y condense. Si la philosophie sait qu’elle ne peut plus désormais que « saisir le problème avec une intériorité et une concupiscence esthétiques, il lui faut, pour Adorno trouver dans la langue le 899 S. Kierkegaard, La Répétition, in O.C. V, op. cit., pp. 171-172. Kierkegaard, p. 23 ; GS 2, 19. 901 Ibid., p. 226 ; GS 2, 191. 900 198 contrepoids matériel, la « ponderación » benjaminienne, qui ne dégradera pas une telle concupiscence en arbitraire esthétique. Ce contrepoids matérialiste au comment subjectif de la communication qui tendait avec raison à résister à la réification du langage consiste à appréhender ce dernier non plus à partir de son intérêt esthétique pour l’éthique mais à partir de son intérêt « configuratif » pour la philosophie. c. Configuration - Réveil des forces langagières sur un « plan configuratif » « Toute critique philosophique est possible aujourd’hui en tant que critique du langage. Cette critique du langage n’a pas à s’étendre uniquement à l’ “adéquation” des mots aux choses, mais tout autant à la manière dont les mots se tiennent auprès d’eux-mêmes ; c’est auprès des mots qu’il s’agit de se poser la question de savoir dans quelle mesure ils sont capable de supporter les intentions qui leur sont assignées, dans quelle mesure, sur le plan historique, leur force s’est éteinte, dans quelle mesure elle pourrait être conservée éventuellement sur un plan configuratif. Le critère en est essentiellement la dignité esthétique des mots. Des mots sont reconnaissables comme dépourvus de force lorsque dans l’œuvre d’art langagière – qui, seule, face à la dualité scientifique, a conservé l’unité du mot et de la chose –, ils ont succombé nettement à la critique esthétique, alors même que jusqu’à présent, ils pouvaient jouir sans restriction de la faveur philosophique complète. De là découle la signification constitutive de la critique esthétique pour la connaissance. Alors que la philosophie doit se tourner vers l’unité immédiate du langage et de la vérité –unité qui jusqu’à présent n’a été pensée qu’en termes esthétiques –, et qu’elle doit nécessairement mesurer sa vérité à l’aune du langage, l’art acquiert un caractère gnoséologique : sur le plan esthétique le langage de ce dernier sonne juste si et seulement si il est “vrai” : si d’après la situation historique, ses mots sont existants. »902 On voit que dans la manière dont Adorno rapporte la critique esthétique à la philosophie, ce n’est en rien la philosophie qui s’esthétise, mais la critique esthétique qui devient moyen de connaissance, parce que l’art lui-même, en tant « présentation de teneurs ontologiques réelles », converge vers la connaissance. Lorsque Adorno affirme que « l’importance croissante de la critique philosophique du langage peut être formulée comme un début de convergence entre l’art et la connaissance »903, il ne revendique en rien une quelconque esthétisation de la philosophie. Il saisit au contraire dans la présentation matérielle essentielle à l’art l’élément objectif dont la philosophie participe elle aussi par le langage. La convergence ainsi perçue entre art et philosophie se détermine à partir de l’attention matérialiste à la configuration du matériau, configuration qui n’est vraie, en art comme en philosophie, que pour autant qu’elle est le résultat de la contrainte que lui imprime « l’état de la vérité »904. Puisque comme nous l’avons vu à propos de le refus adornien d’une interprétation herméneutique, c’est sur les mots, où se cristallisent les images historiques évoquées plus haut, que la critique philosophique doit porter. Bref, il lui faut se rapporter « avec une concupiscence esthétique » à ce qu’ils charrient d’apparences mythiques auxquelles ils s’efforcent, dans leur prétention à dire ce qui est, de résister. Dès lors, « face aux mots traditionnels et à la visée subjective dépourvue de langage, la configuration [Konfiguration] 902 « Thèses sur le langage des philosophes », p. 62 ; GS 1, 370. Ibid. 904 Ibid., p. 58 ; GS 1, 366. 903 199 constitue un troisième terme »905. Quoique ce langage « configuratif » soit lui-même indissociable d’une exposition dialectique, il ne constitue pas pour autant une médiation entre les mots traditionnels et la visée subjective – médiation qu’en un sens le « comment subjectif » cherchait à établir. Par une appréhension « configurative » du langage, ce dernier est au contraire libéré de la visée, de l’intention906. Il est saisi dans sa présentation même. Face à elle, la critique esthétique a une fonction corrosive, elle fait succomber le mot qui ne tient plus à la chose, elle fait succomber comme convention le signe détaché de la teneur. - Dissolution de l’énigme Mais une configuration du langage n’est possible qu’autour d’une figure, en laquelle précisément la subjectivité ne puisse se reconnaître complaisamment comme face à un sens qu’elle aurait elle-même donné. La figure qu’Adorno suggère alors à partir de laquelle interpréter le dépôt visible quoique encore énigmatique de l’histoire récente est précisément la forme où échoue définitivement la spiritualité vécue, dans la réification des contenus spirituels : c’est la « forme marchandise ». Interpréter les configurations variables de la modernité à partir d’une telle figure implique de renoncer à toute sympathie subjective avec l’objet. La « forme marchandise » énonce avant tout, négativement, la contradiction à laquelle est désormais confrontée l’herméneutique de la culture : ses propres objets lui sont devenus étrangers, illisibles, et ce sont eux qui interprètent le monde, c’est-à-dire lui donnent, paradoxe ultime, eux, objets non intentionnels, son sens insensé. Contre l’herméneutique, la « forme marchandise » désigne le modèle d’appréhension d’une culture maintenant illisible. Par elle, seulement, en tant qu’elle résiste fondamentalement au sens et oppose à l’esprit une contrainte et non sa volonté, la raison peut s’approcher, « par l’épreuve et par l’essai », « d’une réalité réfractaire à la loi ». Dans les « agencements expérimentaux variables » du réel, on peut alors lire cette figure « comme réponse, tandis que dans le même temps disparaît la question »907. « Pour peu qu’il soit correctement frappé »908 le sceau d’une telle figure pourrait laisser se cristalliser les images historiques autour d’elle et de la sorte, en renforçant la tension, en faire éclater le mystère mythique dont la configuration ne fait précisément plus un mystère, mais une énigme. « La résolution de l’énigme a pour fonction, en un éclair, de mettre en lumière la configuration de l’énigme [Rätselgestalt] et de l’abolir, non de persister derrière l’énigme et de lui ressembler. »909 La « configuration »910 en tant que forme conférée à l’énigme produit ainsi le mystère comme énigme, « puzzle », qui suppose la possibilité de sa dissolution rationnelle. Et c’est en l’occurrence à une telle dissolution que vise l’interprétation. L’énigme, qui « n’est pas sensée mais dépourvue de sens, aussitôt que la réponse, sans réplique, lui est délivrée »911, ne survit donc pas à sa critique. De façon caractéristique, Adorno associe à cette dissolution un projet d’émancipation : quoique la réalité ne puisse être abolie par une simple reconfiguration du concept, « de la construction de la figure du réel suit à coup sûr l’exigence de sa 905 « Thèses sur le langage des philosophes », thèse 8, p. 61; GS 1, 369. Ibid. 907 « L’actualité… », p. 18 ; GS 1, 335. 908 Ibid., p. 25 ; GS 1, 341. 909 Ibid., p. 18 ; GS 1, 335 : » […] die Funktion der Rätsellösung es ist, die Rätselgestalt blitzhaft zu erhellen und aufzuheben, nicht hinter dem Rätsel zu beharren und ihm zu gleichen « 910 Notons ici que bien qu’il apparaisse dans la traduction française, c’est dans les « Thèses sur le langage des philosophe » que le terme allemand de Konfiguration est véritablement employé de façon récurrente. 911 Ibid., p. 21 ; GS 1, 338. 906 200 transformation réelle »912. Et Adorno de marquer à partir de là sa différence avec un « sociologisme philosophique », que son nominalisme ne met plus en mesure de produire une « figure » opératoire, et conduit, maintenant qu’il se dispense même de la notion de classe913 – ce que regrette Adorno – à un « relativisme général ». Si la philosophie interprétative doit pouvoir « construire des clefs devant lesquelles s’ouvre subitement la réalité »914, elle veut pouvoir les forger à la taille de la serrure qui se présente aujourd’hui verrouillée. Et Adorno de relever, filant la métaphore dans une image qui fait de l’interprète de la réalité une sorte de Little Nemo au Pays des Rêves, que « pour ce qui est de la mesure des catégories de clefs, la situation est bien étrange. Le vieil idéalisme les choisit trop grandes : du coup, elles n’entrent pas du tout dans le trou de la serrure. Le sociologisme philosophique pur les choisit trop petites ; certes, la clef entre, mais la porte ne s’ouvre pas »915. Au jeu des clés que tous forgent infailliblement trop grandes ou trop petites faute d’une méthode critique adéquate, Adorno fait le pari de gagner en forgeant la sienne en fonction de la figure de la forme-marchandise. Nous verrons de quelle manière dans la troisième partie. Dès lors, la critique esthétique ne s’effectue comme critique de l’idéalisme en philosophie que pour autant qu’elle amende sa propre forme langagière, non comme système, mais comme configuration, captation des cristallisations langagières qui, selon des expérimentations variables font parler pour ainsi dire objectivement le matériau. Au sein du langage comme des apparences, la critique esthétique se fait attention à la présentation plutôt qu’à la représentation, à la configuration plutôt qu’à la signification, elle dissipe tous les « doublons » idéalistes des choses. Reste à penser la forme rhétorique adéquate à une philosophie configurative. 2. L’essai comme forme a. Une configuration critique, à l’échelle de la miniature Confrontée à la péremption historique de sa « grande forme » désormais incapable de saisir un monde effrité, la philosophie, si elle espère encore forger des clés à la mesure du réel, doit en effet finalement repenser sa forme. Face au Charybde de la liquidation de la philosophie par le Cercle de Vienne et au Scylla de son maintien problématique dans des méthodes phénoménologiques tributaires d’un idéalisme historiquement condamné, Adorno invoque, à la fin de sa conférence sur « L’Actualité de la philosophie » le modèle de l’essai. Dans L’Âme et les Formes, Lukács avait fait de l’essai une « Forme »916 au sens à la fois esthétique et métaphysique – platonicien. Mais la référence immédiatement lukácsienne ne doit pas occulter que cette forme n’est pourtant pas conçue par Adorno à partir de son seul usage esthétique. Contrairement à Lukács qui en faisait un art, Adorno en revendique l’usage fondamentalement philosophique. Cette position – qui revendique à la fois la forme de l’essai et son usage philosophique – restera constante chez Adorno, comme en témoigne le texte inédit « L’Essai comme Forme », écrit plus de vingt après (entre 1954 et 1958)917, répondant 912 Ibid. « L’actualité… », p. 24 ; GS 1, 341. 914 Ibid., p. 23 ; GS 1, 340. 915 Ibid., p. 21 ; GS 1, 338. 916 Il s’agit de la lettre à Léo Popper d’octobre 1910, intitulée « À propos de l’essence et de la forme comme essai », qui ouvre le recueil. G. Lukács, L’Âme et les Formes, op. cit., pp. 12-33. 917 Publié dans le tome I des Notes sur la Littérature. 913 201 explicitement à l’essai lukácsien. En 1931, c’est en rattachant clairement l’essai à son histoire philosophique qu’Adorno entend dissiper toute ambiguïté à ce sujet. De même que « les empiristes anglais, tout comme Leibniz, ont appelé « essais » leurs écrits philosophiques, parce que la puissance de la réalité fraîchement éclose à laquelle leur pensée s’est heurtée les a contraints à chaque fois à avoir l’audace d’essayer », il s’agit à nouveau, de faire preuve d’une telle audace que « le siècle postkantien a perdue, en même temps que la puissance de la réalité »918. Puisque aujourd’hui une telle réalité file entre les colonnes de l’armée rangée des systèmes, reste la possibilité dernière de son abordage « à échelle réduite », « en petit ». Forme antérieure au système philosophique tel qu’il s’est absolutisé au XIXe siècle, elle lui succède dans sa décadence. Cette décadence ne s’est opérée que parce que « la philosophie proprement dite, dans les grandes dimensions de ses problèmes » « ne disposait plus depuis longtemps »919 d’un accès aux concrétions du réel. Référé à la fois aux longues recherches des « Si avec la décomposition de toutes les certitudes de la philosophie, l’essai y fait son entrée ; s’il établit un lien avec les interprétations limitées, aux contours dessinés, non symboliques, des essais esthétiques, alors cela ne me semble pas condamnable, pour peu que les objets soient bien choisis : pour peu qu’ils soient réels. Car l’esprit n’est sûrement pas capable de produire ou de comprendre la totalité du réel ; mais à échelle réduite, en petit, il permet d’y pénétrer, et, à ce niveau, de faire exploser le cadre du simple étant. »920 C’est donc par l’usage d’un modèle hybride et doublement marginal – du point de vue esthétique comme du point de vue philosophique – qu’Adorno espère reconquérir un territoire philosophique. Puisque celui-ci s’est aujourd’hui réduit comme peau de chagrin, c’est à partir de ce dispositif élaboré à l’échelle de la miniature, que notre guérillero, à la suite de Kracauer, de Bloch et de Benjamin, prépare les représailles. d. Soupçons Tandis que l’actualité philosophique a été présentée sous la lumière crue de la crise de l’idéalisme, les bases théoriques du matérialisme adornien semblent il est vrai encore quelque peu obscures. Dans la conférence sur « L’Actualité de la philosophie », seules brèves évocations de la « forme marchandise » comme « figure », et le regret de l’absence en sociologie d’une théorie des classes relient explicitement le propos aux conceptions matérialistes marxistes de l’Institut. La concision et les ellipses du programme visant à soulever la masse envahissante de l’idéalisme – à partir d’un dispositif élaboré à l’échelle de la miniature ! – furent d’ailleurs immédiatement reprochés à Adorno. Stefan Müller-Doohm rapporte les jugements sévères d’Horkheimer, ainsi que la lettre de Kracauer suggérant pour « sauver » Adorno que ce dernier a fait là preuve de ruse, visant à introduire le loup marxiste dans la bergerie académique de la philosophie sans avoir l’air d’y toucher921. Mais il n’en va pas là que d’un défaut de communication. De fait, le matérialisme adornien est construit au plus près de la critique esthétique benjaminienne. De ce point de vue, Adorno s’attirait déjà les reproches de Horkheimer lorsqu’il rédigeait le livre sur Kierkegaard. La lettre d’Adorno à Kracauer du 25 juillet 1930922, éloquente sur ce point, raconte que Horkheimer a lu le 918 « L’actualité… », p. 27 ; GS 1, 343-344. Ibid. 920 Ibid. 921 S. Müller-Doom, Adorno, une biographie, op. cit. 922 Lettre d’Adorno du 25 juillet 1930. A/K Briefwechsel, p. 235. Adorno évoque le chapitre IV » Analyse des Existentials « : » Es fließ freilich Bllut bei der Arbeit. Weder von Heidegger noch von der „dialektischen Theologie“ dürfte viel unangefochten daraus hervorgehen. Aber es hat es ja nicht besser verdient. Dabei verleugne ich keinesfalls die eignen theologischen Motive. « 919 202 quatrième chapitre et le trouve difficile « plus difficile que le livre sur le Baroque ». Et Adorno de s’exclamer avec un brin d’insolence facétieuse : « Je n’y peux rien, cela tient à la chose, j’ai découvert le caractère mythique-démonique du concept kierkegaardien de l’Existence, qui ne se laisse pas traduire dans la langue souabo-marxiste, aussi ne puis-je rien y faire. »923 Mais l’affaire semble néanmoins nécessairement épineuse dès lors que, comme nous l’avons exposé, le dispositif de repli matérialiste, déterminé comme essai dans la conférence de 1931, apparaît connecté à l’esthétique d’une manière qui peut sembler ambiguë. En effet, à inscrire la philosophie dans les « contours dessinés, non symboliques » de l’essai, Adorno ne basculet-il pas dans une esthétisation des contenus philosophiques digne du romantisme dont on a vu qu’il cherchait à défaire l’art ? Ne tombe-t-il pas peu ou prou dans cette esthétisation à laquelle Carnap lui-même destinait la métaphysique?924 Alors même qu’il conçoit conjointement les difficultés de l’art et de la philosophie face au délitement du réel comme totalité unifiée, ne prépare-t-il pas la résolution dans le premier des problèmes de la seconde, entremêlant les modèles pour compenser la perte qu’accusent respectivement ces domaines distincts ? Force est de constater qu’il s’élève pourtant clairement contre la solution hautaine du positivisme logique, n’invitant plus le dernier bastion des métaphysiciens – non entièrement convaincus par la « construction logique du monde » – qu’à accoler à l’idéal purement scientifique de la philosophie « un concept de poésie philosophique qui n’engage à rien au regard de la vérité »925. Quoi qu’il arrive, assène Adorno, « ignorance de l’art et infériorité esthétique »926 seraient les traits d’une telle poésie, dégradée en « supplément d’âme » d’une philosophie scientificisée : « À tout prendre, on ferait mieux de liquider la philosophie en bloc et de la dissoudre en sciences que de lui venir en aide avec un idéal poétique qui n’est rien d’autre qu’un mauvais déguisement servant à orner des pensées fausses »927. Il faut donc saisir à quelles conditions le matérialisme adornien se rapporte à l’esthétique sans en faire le « mauvais déguisement » d’une pensée fausse. Or c’est uniquement en clarifiant son usage philosophique de l’esthétique que peut être clarifié son matérialisme. Car dans sa « construction » adornienne, que nous allons maintenant éclairer, l’esthétique n’est pas ce qui fait barrage au matérialisme, elle en est au contraire la voie d’accès. Il s’agit de comprendre comment cette articulation est possible sans contradiction quand celui qui l’opère s’élève précisément contre toute esthétisation de la philosophie. 923 Ibid. « Une métaphysique déterminée comme tout discours se prononçant au-delà des données observables de l’expérience scientifique et de la logique qui permet de la construire… », R. Carnap, La Construction logique du monde [1928], trad. fr. Elisabeth Schwarz et Thierry Rivain. Paris, J. Vrin, 2002. 925 « L’actualité… », p. 15 ; GS 1, 332. 926 Ibid. 927 Ibid. 924 203 CONCLUSION DE « CRITIQUE ESTHETIQUE » Tels que les envisage Adorno du milieu des années vingt à la première moitié des années trente, l’art et la philosophie ne paraissent pouvoir s’extirper de la menace de leur liquidation qu’au prix d’une transformation radicale de leur auto-compréhension. D’un côté, dans le domaine de l’art, soit l’esthétique s’accroche à d’anciennes catégories telles que l’individualité créatrice et l’artiste et elle retire à l’art toute prétention à la vérité, soit elle affronte l’objectivation des œuvres d’art, leur extériorité même, détachée des intentions qui présidèrent à leur création, comme leur vérité : c’est selon Adorno l’orientation propre de la Modernité musicale tournée vers le progrès du matériau. De l’autre, dans le domaine de la philosophie, soit la pensée maintient des axiomes qui la rendent incapable d’accéder au réel, soit elle accepte de réfléchir les conditions subjectives de son énonciation et reconfigure consciemment son matériau en ruines. Dans les deux cas, un certain tout l’état historique de la subjectivité la contraint au retrait. Dans la musique, ce retrait en passe par un refus de l’expression, et une rupture avec les catégories romantiques de la création comme de la réception. En philosophie, ce retrait implique un retour réflexif et une configuration matérialiste du langage et des objets de la philosophie historiquement constituée dans l’idéalisme et ses catégories. C’est à la critique esthétique conçue comme instrument de corrosion, de décomposition des fausses unités de sens, que succombent pour le jeune Adorno le romantisme tout autant que les refondations philosophiques. On a vu de ce fait la dépendance structurelle de la méthode adornienne aux grandes intuitions de l’esthétique benjaminienne telle qu’elle est constituée autour des années vingt, portée notamment par l’intuition d’une possibilité de critique immanente et matérialiste à partir de la présentation du sens, pétrifié en histoire de la nature, plutôt que de sa représentation au travers de signes devant être interprétés. Ainsi, dans les œuvres comme dans les textes philosophiques, concepts et images sont reconduits à leur apparence comme apparence, matérialisée, exhibant une couche conventionnelle que le critique s’attache à « gratter », non pour révéler un arrière monde plus « vrai » que ces apparences mais pour mettre au jour, en elles, le caractère historique de la vérité. Cette convergence, mise en évidence par la critique esthétique de l’art et de la connaissance, n’induit nullement le présupposé d’un dépassement des apories philosophiques dans l’esthétique928 : en aucun cas ici, l’esthétique ne « sauve » la philosophie de ses problèmes. Et c’est précisément cette illusion d’une « hybridation » entre art et philosophie que le jeune Adorno a déjà cherché à déjouer dans le livre sur Kierkegaard en montrant que les traits esthétiques de sa philosophie convergent avec son idéalisme tardif, restreint à une dialectique immanente, sans objet, prisonnier des apparences. En revanche, le matérialisme adornien s’ancre bel et bien dans l’apparence, dans sa manifestation la plus concrète, en l’occurrence comme langage : le travail de reconfiguration de ces dernières, qui est tout autant reconfiguration langagière établit déjà la conviction adornienne qu’il faut que la philosophie s’intègre à elle-même le moment d’une critique esthétique où elle se rapporte à son propre langage, bref à ses concepts, comme à des apparences, chargées de conventions, et peut-être 928 Cf. Martin Thibodeau, La Théorie esthétique d’Adorno, Presses Universitaires de Rennes, Aesthetica, 2008. Cet ouvrage insiste sur la connexion essentielle chez Adorno entre vérité et esthétique, art et philosophie. Cette connexion est réelle. Il apparaît seulement que l’approche immédiatement esthétique d’Adorno occulte son caractère second, critique vis-à-vis de ce rapport vérité-esthétique qui, il faut le rappeler, fut d’abord posé par un romantisme, et au-delà, par l’idéalisme dans sa forme tardive, kierkegaardienne précisément, contre lequel Adorno construit à la fois sa philosophie et son esthétique. 204 vidées de sens. Néanmoins, elle doit faire avec ces concepts, et c’est précisément parce qu’elle refuse de basculer dans une fuite poétique qu’elle se comprend comme reconfiguration. Mais soulignons maintenant ce qui doit faire basculer cette méthode – qui va rester vivante dans la critique adornienne – dans un régime critique moins configuratif et plus constructiviste : en d’autres termes, un régime qui, en restant critique, doit devenir théorique. Si les écrits de jeunesse que nous avons abordés posent avec une audace et une fermeté certaines les jalons de la critique adornienne, il faut pourtant se demander, dans quelle mesure ils apparaissent encore insuffisants au regard d’une Théorie critique telle que la conçoit Horkheimer. Bien que dans sa conférence de 1932 sur « L’Idée d’histoire de la nature », Adorno établisse un rapport « d’explicitation immanente » et non pas seulement de « complémentarité » entre la théorie de l’histoire de la nature benjaminienne et celle du matérialisme historique, il ne l’explicite pas et s’ « en remet pour ainsi dire au jugement de la dialectique matérialiste »929. De ce rapport qu’il « faudrait montrer », Adorno ne dit pas davantage que le fait que son propos « ne constitue qu’une explication de certains éléments fondamentaux de la dialectique matérialiste »930. Reste donc à montrer comment ce rapport – que, certes Adorno ne cherche pas à rendre « orthodoxe » – va se spécifier dans le déploiement d’une critique non plus esthétique mais culturelle, et finalement sociale : bref dans une théorie critique. Reste donc, dans la même perspective, également à voir comment au sein de cette critique sociale, Adorno devra s’émanciper de la critique benjaminienne de la modernité élaborée à l’époque dans les Passages et l’essai sur Baudelaire. Tandis qu’il reproche à ce dernier, en 1934, à propos de l’Exposé sur « Paris, Capitale du XIXe siècle », un « matérialisme immédiat, anthropologique » qui cache toujours « un élément profondément romantique »931. À quel point la surimpression de l’allégorie et de la « figure » de la « formemarchandise », de la catégorie esthétique de Benjamin et de la catégorie marxiste, en somme la surimpression encore seulement esquissée au début des années trente chez Adorno, entre mythe et fétiche, assure une ferme passerelle théorique entre la critique esthétique et un matérialisme dialectique historique. Où Adorno trouvera-t-il quant à lui la médiation manquant à Benjamin ? C’est précisément ce qu’il faut maintenant montrer par une recherche des conditions d’évolution d’une critique esthétique configurative des langages musicaux et philosophiques – chassant de ces derniers tous les fantômes subjectifs – à une théorie critique freudo-marxiste dans laquelle la construction critique de la subjectivité se verra systématisée. 929 « L’Idée d’histoire de la nature », p. 53 ; GS 1, 365. Ibid. 931 Lettre du 10 novembre 1938. CorrAB, p. 324 ; A/B Briefwechsel, 368. 930 205 206 Troisième partie Théorie critique Systématisation « Je dirais que pour nous le concept d’époque historique est tout simplement inexistant (de même que nous ignorons la décadence et le progrès au sens commun, que vous détruisez vous-mêmes ici) ; nous connaissons seulement l’âge du monde comme extrapolation du présent pétrifié. Et personne, je le sais, ne me le concéderait en théorie plus volontiers que vous. » Adorno, Benjamin, Correspondance, lettre du 17 décembre 1934932. « [...] un grand nombre de gens ne sont plus, ou plutôt n’ont jamais été, des “individus” au sens où l’entendait la philosophie traditionnelle du XIXe siècle. » T. W. Adorno, Etudes sur la personnalité autoritaire933. 932 Lettre du 17 décembre 1934, à propos du texte de Benjamin sur Kafka. CorrAB, p. 79 ; A/B, Briefwechsel, 91-92. 933 T.W. Adorno et alii, Études sur la personnalité autoritaire, traduction Hélène Frappat, Allia, Paris, 2007. 207 VUE D’ENSEMBLE Extension : la critique de la subjectivité comme théorie critique de la société Dès la seconde moitié des années trente, la critique adornienne de la subjectivité, opérée jusque là à partir d’un régime critique esthétique dans les domaines philosophique et musicologique, prend une nouvelle envergure. Plus précisément, elle se théorise, s’unifie comme structure explicative d’un objet qui n’est plus seulement la subjectivité artistique ou la subjectivité philosophique, mais la société elle-même. Dans la mesure où la critique de la décomposition historique des formes subjectives dont elle avait fait jusque là son thème apparaît désormais insuffisante pour une conférer au propos la portée d’une théorie globale de la société telle que la vise la Théorie critique initiée par Max Horkheimer depuis le début des années trente, cette théorisation suppose nombre de médiations dont il faut rendre compte, en particulier celle qui consiste dans l’élaboration originale d’une théorie de la « formemarchandise » opératoire pour appréhender le monde social lui-même. De fait, c’est bel et bien dans cette élaboration que s’opère véritablement le passage du paradigme matérialiste « flottant » de la critique esthétique au cadre matérialiste marxiste de la Théorie critique. En quoi est-on cependant encore en droit d’affirmer que, dans ce passage, la construction de la critique de la subjectivité se poursuit ? Il pourrait en effet sembler contestable de persister à voir, entre la critique appliquée aux langages musicaux et philosophiques et celle du fétichisme de la marchandise, le fil continu d’une même critique, simplement déclinée autrement. Pourtant, investie qu’elle se veut le départ d’enjeux socio-historiques, c’est bien cette même critique des figures de la subjectivité qui reste chez Adorno le nerf de sa Théorie critique de la société. Loin que cette affirmation revienne à forcer notre objet, elle permet d’en dégager la cohérence. Si la critique adornienne s’affronte depuis le début aux fantômes puis aux débris des figures idéalistes de la subjectivité, la société que l’idéalisme hégélien a conçu comme l’œuvre de l’Esprit objectif est la nouvelle figure qu’elle appréhende, sous les espèces « matérialistes » du monde marchand. Dans le dépérissement de la valeur d’usage que celui-ci réalise, de façon accélérée depuis la seconde moitié du XIXe siècle, Adorno observe alors la liquidation – diagnostiquée depuis longtemps par Lukács et par Kracauer, et, dès le début des années trente, à partir d’éléments de méthode plus ouvertement historiographiques par Horkheimer934 – des individus eux-mêmes. Réciproquement, et en cela tient son originalité, il déchiffre la nouvelle figure des individus sociaux dans celle de la « forme marchandise » autour de laquelle il avait suggéré que l’énigme du monde moderne pouvait être configurée. Consolidation de la construction 934 En effet, depuis le début des années trente, Horkheimer développe des recherches historiographiques relativement précises sur l’histoire du sujet bourgeois. Dans Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, il avait dégagé un des thèmes fondamentaux de son œuvre : la critique de l’ascétisme bourgeois et l’avait explicitement connectée à l’individualisme moderne comme annihilation de l’individu. Ainsi, Horkheimer soumet à une critique matérialiste des figures politiques historiques telles que Robespierre, révolutionnaire en qui le théoricien découvre des éléments de réaction, chez qui l’invocation permanente de la « vertu » apparaît comme un symptôme. 208 Si dès lors l’intégration du projet adornien à celui de la Théorie critique horkheimerienne ne dissout pas, dans l’ensemble plus vaste que serait la culture, la critique de la subjectivité précédemment amorcée, on peut même affirmer, au contraire, que cette dernière s’y consolide. Mieux, dans le cadre pluridisciplinaire offert alors par l’Institut, elle dégage, en quelque sorte, pour employer le langage de la construction, ses fondements objectifs – bien qu’elle s’affirme théoriquement en porte-à-faux avec toute théorie fondationnelle. De » Über Jazz « à l’Essai sur Wagner jusqu’aux recherches sociologiques entreprises en Amérique et aux conférences sociologiques données dans les années cinquante en Allemagne, en passant par l’essentielle Dialectique de la Raison, les recherches adorniennes convergent vers l’exhumation des fondements psycho-socio-historiques susceptible de supporter le diagnostic de la liquidation de la subjectivité et sa critique. Mise en demeure de devenir à sa manière, explicative, face à la liquidation massive de l’individu qui se confirme alors de la façon la plus macabre – après le choc de la Première Guerre mondiale et désormais la persécution des Juifs, jusque au génocide –, il lui faut articuler ses intuitions à une analyse globale, non seulement de la société, mais de l’histoire tout entière de l’humanité occidentale qui a rendu possible la « catastrophe ». Or, cette nouvelle exigence la reconduit à une profondeur historique, voire anthropologique et psychique, qu’elle n’avait pas jusque là explorée. Elle acquiert dès lors, en y plongeant, une autre dimension qui assoit ses diagnostics et en fortifie le fonctionnement jusqu’à la rendre…systématique. Systématisation En effet, si selon sa définition minimale, le système est la théorie du tout, plus précisément, chez Hegel, de la totalité subjective, en tant qu’elle est l’Absolu, la transformation de la critique adornienne de la subjectivité en une théorie du tout social, un tout social « sans dehors » dont elle va dégager la constitution essentiellement subjective, réalise une systématisation de la critique. Les idées de totalité et ce faisant de systématisation peuvent ici surprendre une fois encore si l’on se souvient que dans sa conférence de 1931 sur « L’actualité de la philosophie », Adorno avait scellé l’impossibilité, pour la philosophie contemporaine, de saisir, hors de toute illusion idéaliste, « la totalité du réel », et posé, peu ou prou, l’interdit de la systématicité. Pourtant, à partir au moment où il inscrit ses recherches dans le programme matérialiste historique de Horkheimer, dans la tradition d’une critique dialectique marxiste de la société, son idée de la décomposition de la totalité implique une difficulté théorique majeure. En effet, la critique marxienne, empruntant en cela son fonctionnement à la dialectique hégélienne elle-même, suppose, pour fonctionner, la conception de la société comme un tout, auquel les individus particuliers sont en mesure de se rapporter, par la médiation de leur conscience de classe, jusqu’à pouvoir envisager, potentiellement, la nécessaire transformation du rapport des classes relativement à l’état objectif de ce tout ainsi représentée. En d’autres termes, quoiqu’elle substitue à l’enjeu idéaliste de la compréhension du réel celui, matérialiste, de sa transformation, la dialectique matérialiste a besoin d’un tout auquel référer sa pratique transformatrice. Telle est en effet la condition de la critique dialectique dont Lukács expose le fonctionnement dans Histoire et conscience de classe : « Il appartient à l’essence de la méthode dialectique que, en elle, les concepts faux – dans leur unilatéralité abstraite – parviennent à être surmontés. Mais ce procès de surmontement rend en même temps nécessaire qu’on opère de façon ininterrompue avec ces concepts, unilatéraux, abstraits et faux ; que les concepts soient conduits à leur signification juste, moins par une 209 définition que par la fonction méthodique qu’ils acquièrent dans la totalité en tant que moments surmontés. »935 Commentant ces propos dans le Kierkegaard, le jeune Adorno notait alors qu’« il n’est même pas besoin de la “totalité” pour conférer aux concepts dialectiques leur fonction de découvrement dans la connexion de pensée »936. Sa critique esthétique assumait en effet l’absence d’une telle totalité où se trouvent surmontés les « concepts faux ». Mais à l’heure où il s’agit d’élever pour lui les modèles de sa critique à l’échelle, nécessairement totalisante d’une théorie sociale, l’impossibilité de répondre à cette exigence dialectique menace sa critique de contingence. S’il ne peut, d’un côté, épouser les a priori d’une critique marxiste orthodoxe, convaincue de l’orientation objective du cours historique vers l’émancipation du prolétariat, il ne croit pas non plus de l’autre pouvoir éclairer l’être social sans une telle structure dialectique, bref sans une « véritable théorie spéculative » évitant fermement à la critique de succomber à ce qu’il désigne, on va le voir, comme un « essayisme du social » aussi subtil qu’inoffensif. Cette conviction est au cœur des lettres à Benjamin des 2 et 5 août 1935 et du 10 novembre 1938, souvent polémiquement brandies contre lui pour démontrer sa prétendue incapacité à saisir l’originalité de son aîné937. On s’offusque en effet de la leçon de dialectique orthodoxe que semble y énoncer Adorno en insistant tout à coup sur la nécessité de la « médiation du procès global » dans « la détermination matérialiste des caractères culturels »938. Mais ce rappel, si déplacé soit-il dans la perspective proprement benjaminienne, est lourd de conséquences pour le propre projet d’Adorno. Il engage une difficulté massive que la construction renouvelée de sa critique est l’effort de surmonter. En vérité, le problème de la détermination d’un tel « procès » est au cœur de la consolidation de sa construction critique des figures de la subjectivité, polémiquement unifiée sous la forme d’une « théorie » de la société. Faute de pouvoir déterminer positivement l’universel assurant la médiation nécessaire au fonctionnement de la critique dialectique censée structurer une telle théorie, Adorno est contraint d’en développer l’ersatz dans un procès d’émancipation retourné en procès d’annihilation. En guise d’universalité ne subsiste plus que le régime d’équivalence de la marchandise qui réconcilie toutes choses dans l’échange, et en guise de tout, le produit de cette dynamique indifférenciante : une totalité fausse. Comment la construction critique justifiera-t-elle sans se dédire du retour carnavalesque de ces figures idéalistes ? C’est ce qu’il s’agit pour nous maintenant de rechercher. * Puisque l’articulation de la théorie de la forme-marchandise à la critique adornienne de la subjectivité constitue un enjeu majeur de son intégration au projet collectif de la Théorie critique, nous y consacrerons d’abord un premier mouvement. De fait, c’est par elle que la critique de la subjectivité s’étend, sans se dissoudre, à la critique sociale. Mais cette extension elle-même suppose une consolidation des fondements spéculatifs de la théorie que seule la mise en évidence d’un « procès global » historique pourra assurer, comme nous le montrerons par l’étude d’aspects décisifs de la Dialectique de la raison. Enfin, nous traiterons de la 935 G. Lukács, Histoire et histoire et conscience de classe, Essai de dialectique marxiste, op. cit., p. 15., cité dans Kierkegaard, pp. 12-13 ; GS 2, 10. Passage retraduit par Eliane Escoubas. 936 Kierkegaard, p. 13; GS 2, 10: » Selbst der ‘Totalitat’ bedarf es nicht […] zu verleihen” «. 937 Cf. lettre du 10 novembre 1938 d’Adorno à Benjamin, A/B Briefwechsel, 367. Sur la polémique entre adorniens et benjaminiens inspirée par cette lettre, voir G. Agamben, « Le prince et le crapaud », in Enfance et histoire, trad. fr. Y. Hersant, Paris, Payot, 1989, rééd. coll. « Rivages ». Plutôt que de voir, comme le fait Agamben, dans l’invocation de la part d’Adorno de la médiation et du Gesamtprozeß le signe de son matérialisme orthodoxe, et de sa crainte « vulgaire » du « matérialisme vulgaire » (art. cit., p. 141), cachant une incapacité à se hisser à l’originalité du matérialisme benjaminien, nous tenterons, à distance de ce débat, d’y ancrer au contraire l’originalité même de sa critique. 938 CorrAB, p. 323 ; A/B, Briefwechsel, 367. 210 manière dont, une fois déterminés les fondements à la fois primitifs et contingents d’un tel procès, la théorie adornienne de la société se systématise, la description dystopique du monde contemporain déterminant de façon sous-jacente la construction critique tout en la menaçant, à terme… d’effondrement. 211 I. LE NŒUD GORDIEN DE LA FORME-MARCHANDISE Dans la conférence sur l’« Actualité de la philosophie », Adorno avait invoqué la figure de la « forme-marchandise » comme opérateur d’une interprétation dialectique matérialiste des apparences, toujours déjà sociales. Face au caractère vague de cette invocation, Horkheimer et Kracauer lui-même939 s’étaient montrés extrêmement critiques. La seconde moitié des années trente est marquée par l’effort d’expliciter la teneur d’une telle figure – qui fonctionne parfois, dans les textes de l’époque, comme une véritable garantie de la dignité matérialiste de la théorie – et les conditions de son usage théorique fécond. Si la forme-marchandise est la figure « qui fonde l’unité de la modernité »940, dans quelle mesure cette dernière peut être rendue opératoire pour une Théorie critique privée du sujet désignée par Marx et Lukács comme sujet de la révolution sociale ? Tel est le nœud gordien de cette figure imposée au marxisme critique. Revenons sur la manière dont il fut noué avant d’exposer la manière dont Adorno le tranche, déterminant par là, de façon décisive, sa critique sociale elle-même comme extrapolation et approfondissement de sa critique de la subjectivité. A. Elaboration héritée de la forme-marchandise Alors même que la première guerre avait pour ainsi dire prononcé la fin historique des sujets dans l’apparent déclin de la culture vers la barbarie, ceux qui assistèrent à la progression inexorable des fascismes sous la République de Weimar jusqu’à l’installation par voie démocratique du régime nazi totalitaire dans les années trente ne pouvaient voir dans ce triomphe tragique que le dernier acte d’un processus historique de liquidation de l’individu et de tout ce que la pensée bourgeoise avait pu conférer d’autonomie, de liberté, de spontanéité enfin à cette figure incontournable de son élaboration. 939 Voir la lettre de Kracauer du 7 juin 1931, quelque peu critique envers le présumé camouflage adornien de sa profession de foi marxiste dans sa conférence inaugurale. Kracauer le félicite de sa critique globale des philosophies contemporaines, mais lui reproche de ne s’être pas livré « à une petite analyse réellement dialectique ». Un manque de « sagacité tactique » [taktische Klugheit] aurait conduit le conférencier à voiler sa « profession de foi » marxiste dans une évocation quelque peut évasive de la forme-marchandise : « car vraisemblablement tu as dû jouer à cache-cache, à l’endroit où il te fallait parler. Tu voulais faire une profession de foi, et tu ne le pouvais pas. De fait, une profession de marxisme, juste après ton habilitation et en cette circonstance officielle ce n’était pas possible. […] pour éviter l’impression gênante d’un comportement déloyal, tu as, je suppose, camouflé la chose de la sorte. », Adorno/Kracauer Briefwechsel, Surkhamp Verlag Frankfurt am Main, 2008, pp. 281-282, cité par S. Müller-Doohm, Adorno, op. cit., p. 139. On voit combien, à l’époque, Adorno semble encore à la traîne de ses compagnons de route concernant l’engagement de sa théorie dans le marxisme. Les retours de bâtons adorniens contre le manque de dialectique matérialiste dans les travaux de ces derniers entre 1935 et 1938 – de la lettre à Benjamin sur l’Exposé à la violente critique du livre de Kracauer sur Offenbach – règlent aussi des comptes. Reste que, nous allons le montrer, leur portée théorique dépasse de loin la pure et simple polémique visant à se montrer toujours plus marxiste que le voisin. 940 Adorno/Benjamin, Briefwechsel, 143. 212 Élevée au statut d’un constat historique, une telle liquidation ne devait pas seulement être éprouvée et réprouvée, mais construite philosophiquement voire politiquement de manière à en rendre la critique possible. Si le constat était pour ainsi dire répandu, c’est l’ouvrage de Lukács, Histoire et conscience de classe, publié en Allemagne en 1922, qui amorce les termes décisifs de sa construction telle qu’elle conditionne la critique marxiste de la culture et société. Empruntant à Marx ses motifs critiques du capitalisme bourgeois, à Simmel sa réflexion sur la dépersonnalisation des individus dans l’échange et à Weber l’idée d’un procès historique de rationalisation, Lukács établit un rapport explicatif quasi exclusif entre l’impuissance croissante des individus et le phénomène historico-économique de la société marchande. Le phénomène exhibant objectivement ce rapport explicatif est alors appelé réification [Verdinglichung], c’est-à-dire du « devenir chose » des hommes et de leurs rapports. Or si les hommes devenaient des choses les uns pour les autres et finalement de plus en plus pour eux-mêmes, incapables de se représenter comme agissant spontanément dans le monde les environnant, c’est que la structure des échanges marchands dominant leur vie sociale avait fini par étendre son emprise sur leur personnalité même. Dans l’important article sur « la réification et la conscience du prolétariat », ce phénomène acquérait la portée d’un « diagnostic hyperbolique »941 sur la société. Avec le capitalisme moderne, la « formemarchandise », d’une forme caractérisant d’abord les objets de l’échange marchand, s’était historiquement muée en « forme de domination réelle »942. 1. Du fétichisme à la réification Si édifiante qu’ait été la compréhension lukácsienne de la réification pour Adorno et ses compagnons de pensée, il convient de remonter à Marx – comme ces derniers le firent euxmêmes –, plus précisément, à sa théorie du fétichisme de la marchandise, pour identifier pleinement des outils critiques dont hérite Adorno. a. Le caractère fétiche chez Marx : déréalisation de la valeur et mystification du travail 941 L’expression est de Honneth, dans son ouvrage La Réification, Gallimard, Nrf Essais, Paris, 2007, p. 14. Il relève qu’après guerre, le terme de réification et son « diagnostic hyperbolique sur la société » fut abandonné au profit de caractérisation plus tendancielles sur « les déficits de la démocratie et de la justice », avant de « réémerger des profondeurs de l’époque engloutie de la République de Weimar pour s’imposer de nouveau devant la scène intellectuelle », à la fois chez des écrivains américains comme Raymond Carver et Harold Brodkey, aux auteurs allemands Elfriede Jelinek et Silke Schewermann, en passant par l’actuel « enfant terrible » de la littérature française Michel Houellebecq ». Chez ces auteurs le monde social semble selon lui décrit « comme si ceux qui y vivent se traitaient eux-mêmes et traitaient les autres comme des objets morts, dénués de tout sentiment et ne manifestant aucune volonté de se mettre à la place d’autrui » (Op. cit., p. 15), s’accordant en ce sens avec la compréhension originelle de la réification, du moins dans ses caractéristiques les moins théoriques. Face à ces œuvres de fiction, Honneth note également une résurgence si ce n’est de la notion du moins de ce qu’elle décrit dans la sociologie de la culture et la psychologie sociale où on observe des cas flagrants d’automanipulation émotionnelle. Le terme quant à lui, revient explicitement dans « le domaine de l’éthique ou de la philosophie morale ». Honneth évoque Martha Nussbaum qui désigne par « réification » « les formes extrêmes du traitement instrumental des autres personnes », et Elizabeth Anderson, qui sans le nommer rejoint le contenu de ce concept anticipé par Lukács. Reste que « les phénomènes empiriques auxquels se réfèrent ces définitions correspondant à des tendances différentes, qui vont de la demande croissante de mèresporteuses à la marchandisation des relations amoureuses ou encore au développement explosif de l’industrie du se. » Ibid. 942 G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., pp. 112-114. 213 Lukács reprenait d’abord les analyses du premier livre du Capital sur le « Fétichisme de la marchandise et son secret »943 où Marx avait développé la critique de cette « chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques »944 qu’est la marchandise comme valeur d’échange, par opposition à la valeur d’usage. En effet, au sein de l’échange marchand, la valeur d’échange oblitère à la fois la « valeur d’usage »945 (c’est-à-dire la valeur de l’objet en tant qu’il répond plus ou moins pleinement et adéquatement à un besoin) et la « valeur travail » (c’est-à-dire la valeur de l’objet en tant qu’il est le fruit de l’activité d’un sujet). En surimposant une valeur d’échange (c’est-à-dire un prix) à la chose, qui devient de ce fait marchandise, la valeur d’échange dissimule ce qui constitue la véritable valeur de l’objet. La médiation de l’argent retire ainsi la chose à sa valeur humaine, précisément pour la rendre échangeable. Celui qui échange n’a pas besoin pour cela d’être un être ayant des besoins ni pratiquant une activité. Ce n’est pas davantage son travail qui constitue l’offre ni son besoin qui constitue la demande, mais l’ « objectivité illusoire » de la « loi du marché ». Tandis que l’œuvre des mains de l’homme comme valeur d’usage, rattachée au besoin humain, ne fait pas mystère, « dès qu’elle entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible »946, acquérant par là un sens fantasmagorique dont se souviendra Benjamin. « Elle ne tient plus seulement debout en ayant les pieds sur terre, mais elle se met sur la tête face à toutes les autres marchandises, et sort de sa petite tête de bois toute une série de chimères qui nous surprennent plus encore que si, sans rien demander à personne, elle se mettait soudain à danser. »947 On notera dès maintenant qu’avec Lukács et ses successeurs, la « petite tête de bois pleine de chimères » ne sera plus seulement celle du fétiche mais celle des individus eux-mêmes. Mais encore faut-il saisir le sens exact de ce caractère chimérique chez Marx. « Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ce choses possèderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre des objets. »948 Le fétichisme est d’abord déréalisation de la valeur, en lui, « la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail dans lequel elle s’expose n’ont absolument rien à voir, ni avec sa nature physique, ni avec les relations matérielles qui en résultent »949. Mais de cette déréalisation même découle son pouvoir mystificateur car en déréalisant la valeur, il substitue au « rapport social déterminé des hommes eux-mêmes » « la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses »950. Dans son autonomie fantasmagorique de la sphère humaine du travail, la marchandise matérialise la fiction d’une chose séparée du monde des hommes, 943 K. Marx, Le Capital, Livre I, chapitre 1 « La Marchandise », 4. « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », trad. coll, sous la direction de J.-P. Lefebvre, Puf, « Quadrige », Paris, 1993. 944 Op. cit., p. 82. 945 « Le caractère utile d’une chose en fait une valeur d’usage. Elle est conditionnée par les propriétés de la marchandise en tant que corps et n’existe pas sans ce corps. C’est donc le corps même de la marchandise, fer, blé ou diamant, etc. qui est une valeur d’usage ou un bien. Et ce caractère là ne dépend pas de la quantité de travail plus ou moins grande que coûte à l’homme l’appropriation de ses propriétés utiles. […] La valeur d’usage ne se réalise effectivement que dans l’usage ou la consommation » (op. cit., p. 40). 946 Op. cit., p. 82. 947 Ibid. 948 Op.cit, p. 83. 949 Ibid. 950 Ibid. 214 valant par et pour elle-même. Ce pur produit de la rationalisation de la vie se rapproche alors en dernière analyse des « formes nébuleuses du monde religieux » dans lequel « les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains »951. Par la magie d’un tel retournement les marchandises, produits du travail humain dont on a oublié qu’elles l’étaient, sont à même de gouverner les hommes et de leur dicter leur conduite, à la manière des fétiches censés inspirer aux peuples indigènes un respect et une terreur sacrée. Ce fétichisme qui « adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises » apparut à Marx « inséparable de la production marchande »952. Si la généralisation historique d’un tel type de production est cependant le fruit d’une rationalisation sans précédant des rapports humains comme l’affirme Weber en partie contre Marx, Lukács inscrivant dans cette compréhension wébérienne le motif marxien, en fait apparaître la contradiction constitutive : il s’avère indissociable d’une irrationalité caractérisée. Ici déjà sont posées les bases de l’interprétation adornienne et horkheimérienne de la dialectique de la raison comme interpénétration de la rationalisation et de la mystification. b. Extrapolation lukácsienne Reste qu’avec Lukács, la déréalisation de la valeur et la mystification des rapports humains comme rapports entre des choses que constitue le fétichisme de la marchandise chez Marx acquièrent un statut épistémologique nouveau. Via la critique ambiguë des rapports d’échanges marchands par Simmel dans la Philosophie de l’argent, il en amplifie sans précédant des conséquences anthropologiques953. Simmel avait montré que l’échange marchand, développé à grande échelle, engendre l’anonymat réciproque des individus contractants. Tandis que les relations entre les marchandises s’objectivent dans le marché954, les relations entre ceux qui les échangent sont caractérisées par une neutralisation de leurs spécificités subjectives955. Ce retrait des personnalités – au sens idiosyncrasique du terme – devenu nécessaire au bon fonctionnement de l’échange marchand lui apparaissait néanmoins comme un fondement de la constitution juridique des personnes, les échangeants s’apparentant à des contractants. Si bien que chez Simmel, l’intuition de l’aliénation des individus dans la société marchande est contrecarrée par une compréhension encore 951 Ibid. Ibid. 953 Même si, sans conteste, cette intuition est déjà présente chez Marx qui n’envisage pas seulement l’aliénation au travail par une classe dominante mais « l’aliénation humaine de soi » selon la trad. de G. Labica et de G. Bensussan dans le Dictionnaire critique du marxisme, Puf, 1982, de l’expression des Manuscrits de 1944 de « menschliche Selbstentfremdung ». 954 Simmel réfutait du reste la possibilité d’une absolue dissolution de la valeur d’usage dans la valeur d’échange des marchandises : « La valeur conférée aux choses de par leur échangeabilité – ou encore la métamorphose par laquelle leur valeur devient économique – se révèle certes toujours plus pure et plus forte avec la croissance intensive et extensive de l’économie – phénomène que Marx traduit comme la disparition de la valeur d’usage au profit de la valeur d’échange à l’intérieur de la société productrice de marchandises –, mais pareille évolution ne semble jamais pouvoir s’achever. Seul l’argent, selon son pur concept parvient à ce point ultime : forme pure de l’échangeabilité. » G. Simmel, Philosophie de l’argent, Puf, Quadrige, Paris,1987, p. 124. 955 Voir en particulier, le chapitre IV de la Philosophie de l’argent, sur « La loi individuelle » qui fait d’ailleurs l’objet d’un commentaire d’Adorno dans un article sociologique éponyme. En vérité, Simmel n’a de cesse de relier la dépersonnalisation induite par l’échange marchand à une différencation accrue de la liberté individuelle. Si « de la production, du produit, des transactions, l’élément personnel se retire de plus en plus (…) ce processus délie la liberté individuelle ». Plus encore, insiste-t-il, celle-ci « s’intensifie avec l’objectivation et la dépersonnalisation de l’univers économique », op. cit., p. 372. De même, souligne Simmel, le mouvement esthétique du quattrocento, marqué par une affirmation de la personnalité dans des formes telles que la satire, la biographie, « axées sur l’individu » s’est développé « à l’époque où l’économie monétaire commençait à déployer de façon notable ses conséquences sociales ». Ibid. 952 215 hégélienne de l’échange contractuel956. Au contraire, chez Lukács, une telle intuition l’emporte de manière absolue et la relation d’anonymat décrite par Simmel prend le sens d’un devenir-chose de la relation, par lequel les échangeants eux-mêmes ne sont pas seulement mystifiés par la marchandise mais imitent l’essence de cette mystification. Or pour Lukács, et ce n’est pas un aspect parmi d’autres, mais bien « l’essence de la structure marchande », cette mystification repose sur « le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d’une chose et, de cette façon, d’une ‘objectivité illusoire’ qui, par son système de lois, propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre hommes »957. La forme-marchandise s’étend ainsi audelà des produits du travail humain auquel le marché confère une valeur d’échange, elle caractérise les rapports humains que le capitalisme moderne enserre absolument dans les rets de l’échange marchand. Le phénomène de la réification s’avère littéralement extrapolé, et ce, de deux manières : 1°) Il est extrapolé à tous les termes de l’échange958. La formemarchandise ne caractérise plus seulement les choses échangées, mais ceux qui les échangent et les rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Le phénomène de la réification s’articule comme triplement des conséquences anthropologiques du caractère fétiche de la marchandise : il désigne des choses échangeant des choses, à la manière de choses, c’est-àdire dans une indifférence réciproque. De cette manière, Lukács identifie objectivation (caractéristique de la vie sociale) et aliénation : identification que Marx lui-même reprochait déjà à Hegel dans les Manuscrits de 1844, soulignant que l’aliénation impliquait un asservissement de classe, était donc fondamentalement sociale, contrairement à l’objectivation959. 2°) Il caractérise la totalité des échanges humains possibles dans la société capitaliste et imprime infailliblement sa structure réifiante à l’ensemble de la société960. Dans ces conditions, la société capitaliste n’est pas seulement une société au sein de laquelle on repère des échanges marchands, « localement » réifiants, elle a, selon Lukács, subi un véritable « tournant qualitatif » qui fait de la forme-marchandise sa forme constitutive comme société. La réification est donc l’expression du fait que la forme-marchandise semble désormais « […] pénétrer l’ensemble des manifestations vitales de la société et les transformer à son image, au lieu de lier seulement de l’extérieur des processus par eux-mêmes indépendants d’elle et orientés vers la production de valeurs d’usage »961. 956 Voir le chapitre consacré au contrat dans l’échange dans les Principes de la philosophie du droit. Lukàcs, op. cit., p. 110. 958 Op. cit., p. 129. 959 Nous reviendrons sur cette distinction que précisément les auteurs de la Dialectique de la Raison abandonnent également lorsqu’ils considèrent la domination de la nature comme la première expression de l’aliénation de l’homme – pour Marx, il s’agissait bien plutôt d’une expression de sa capacité à l’objectivation. 960 C’est sur ces généralisations que vient heurter la critique d’A. Honneth dans son ouvrage de 2005 sur la réification, soulignant le caractère problématique chez Lukács de « l’équivalence posée par son texte entre la dépersonnalisation et la réification. En outre Lukács suppose la connexion nécessaire entre la réification intersubjective et l’autoréification que tout sentiment d’injustice chez les personnes se vivant comme « réifiées » conteste nécessairement. Enfin, la généralisation du phénomène de la réification à tous les domaines de la vie sociale est fortement suspecte dès lors que Lukács « n’esquisse pas même un raisonnement qui montrerait qu’une telle « colonisation » provient effectivement des principes du marché capitaliste ». De ce fait, il ignore paradoxalement « une classe entière de phénomènes de réification », comme « la déshumanisation bestiale propre au racisme ou au trafic des êtres humains, et il ne le thématise même pas de façon marginale. » A. Honneth, La Réification. Petit traité de Théorie critique, trad. fr. de S. Haber, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2007, pp. 110-112. 961 G. Lukàcs, op. cit. p. 122 puis p. 112 : « De même que le système capitaliste se produit et se reproduit sans cesse économiquement à un niveau plus élevé, de même, au cours de l’évolution du capitalisme, la structure de réification s’enfonce de plus en plus profondément, fatalement, constitutivement, dans la conscience des hommes ». Cette structure ne transforme donc pas seulement le rapport de l’homme aux choses, mais sa conscience elle-même faite chose parmi les choses. « La métamorphose de la relation marchande en chose dotée d’une “objectivité fantomatique” ne peut donc pas en rester à la transformation en marchandise de tous les objets destinés à la satisfaction des besoins. Elle imprime sa structure à toute la conscience de l’homme ; les propriétés 957 216 Si bien que la marchandise n’est plus considérée comme un type d’objet parmi d’autres au sein de la société marchande, mais comme « catégorie universelle de l’être social total ». Et « l’universalité de la forme marchande » conditionne donc les hommes « tant sur le plan subjectif que sur le plan objectif »962. Devenue « seconde nature », « habitus » comme le dira Honneth dans un vocabulaire modernisé, la réification induit les hommes à se regarder euxmêmes comme des choses. Cette transformation économique et sociale à échelle globale transforme irrémédiablement le rapport des individus à la réalité environnante. « Tandis que sa propre existence est réduite à une partie isolée, intégrée à un système étranger », ils adoptent une attitude passive, désengagée963. Ce phénomène proprement lié au développement capitaliste de la société, c’est-à-dire à la réalisation de la société humaine en société marchande, induit à terme, la liquidation passive de l’humanité elle-même. « Ce n’est que dans ce contexte que la réification surgie du rapport marchand acquiert une signification décisive, tant pour l’évolution objective de la société que pour l’attitude des hommes à son égard, pour la soumission de leur conscience aux formes dans lesquelles cette réification s’exprime, pour les tentatives faites pour comprendre ce processus ou pour se dresser contre ses effets destructeurs, pour se libérer de la servitude de la ‘seconde nature’ ainsi surgie. » 964 À cette réification et à cette considération de soi-même comme choses, les travailleurs prolétaires sont les plus radicalement exposés – bien que nul n’échappe au phénomène. Mais comme l’écrivait Marx, puisque dans la classe prolétaire s’effectue « la perte complète de l’homme », elle est la seule à qui puisse être confié à la fois pour elle et pour tous « le regain complet de l’homme »965. c. Sujet-objet C’est dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel que Marx développa la théorie d’un sujet de la Révolution, inspirant le Sujet-Objet de Lukács. Marx y construisait une philosophie de l’histoire justifiant le rôle historique d’une classe en fonction de ses intérêts. Fondamentalement, dans la théorie marxienne des classes, son intérêt socioéconomique est ce qui distingue une classe d’une autre, ce qui la particularise. Or toute révolution est fondée sur le paradoxe d’un intérêt de classe universel. Ainsi, selon Marx, la bourgeoisie a pu faire la révolution bourgeoise parce qu’à l’époque les intérêts bourgeois coïncidaient avec les intérêts généraux de la société. Le prolétariat est devenu « la classe du scandale général ». « Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui est un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s’en rapporter à un titre historique, mais simplement au et les facultés de cette conscience ne se relient plus seulement à l’unité organique de la personne, elles apparaissent comme des “choses” que l’homme “possède” et “extériorise”, tout comme les divers objets du monde extérieur. » 962 Op. cit., pp. 112-114. 963 Mais non selon ce que Honneth appelle le second modèle de la critique de réification chez Lukács qui le rapproche de Dewey, de Heidegger et finalement de Stanley Cavell : un modèle qui valorise l’interaction et l’engagement existentiel. De fait, ce n’est pas du tout la voie prise par Adorno. 964 Ibid. 965 K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, in Œuvres complètes de Karl Marx, Œuvres philosophiques, I, trad. par J. Molitor, Paris, Alfred Costes, 1927, p. 102, corrigé par R. Aron. 217 titre humain, […] une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper, sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l’homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l’homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c’est le prolétariat. »966 Comme l’avait noté Lukács dans Histoire et conscience de classe, le tout semble retiré aux regards. L’individualisme de la classe bourgeoise a privé les individus de l’idée même d’humanité. Dès lors, si totalité il y a, aucune instance individualisée ne semble à même de la rejoindre : tous y sont compris, impuissants à la renverser de l’intérieur. Or seule la capacité des individus à regarder cette totalité de l’extérieur, à la retourner contre elle-même devait rendre une révolution possible. C’est dans le cadre d’une telle exigence que Marx avait dégagé la nécessité d’un « point de vue de la totalité » dont devraient nécessairement être dotés les éléments moteurs de la révolution. Ces éléments moteurs étaient précisément ceux à qui s’imposait avec le plus d’évidence la conscience de la totalité historiquement déterminée par le rapport antagoniste de la classe possédante et de la classe laborieuse exploitée, de la bourgeoisie capitaliste et du prolétariat. Or à qui ces rapports s’imposeraient-ils avec le plus d’évidence si ce n’est à la classe les subissant douloureusement dans sa chair, dans ses conditions de vie et de survie quotidienne ? Dans le rapport de force induit par son antagonisme, les opprimés disposaient plus que leurs oppresseurs d’une expérience concrète de la totalité sociale, qui s’imposait nécessairement à eux comme lutte des classes. C’est ce fait qui soutenait objectivement les espoirs d’une transformation sociale radicale. Lukács pouvait ainsi écrire que « l’évolution économique objective ne pouvait que créer la position du prolétariat dans le processus de production, position qui a déterminé son point de vue ; elle ne peut que mettre entre les mains du prolétariat la possibilité et la nécessité de transformer la société»967. Parce qu’il n’a rien – telle est la grâce paradoxale de l’injustice sociale qui le frappe – le prolétaire accède au tout, au point de vue de la totalité. Il est conscient de lui-même et de ses intérêts non pas depuis son pré carré puisqu’il n’en possède aucun, mais à partir du tout luimême. Tandis que la conscience bourgeoise se détermine relativement à un tout qu’elle ne rejoint qu’après coup, parce qu’elle croit d’abord en l’individu et s’est construite sur cette évidence, la conscience prolétarienne ne se détermine qu’après coup, sa conscience de classe découle du point de vue de la totalité, de l’antagonisme qu’elle subit. Chez Lukács, ce raisonnement acquérait la portée d’une issue à la fois sociale et métaphysique à l’impasse où s’était engouffrée la culture bourgeoise, privée de ses repères métaphysiques comme l’avait exposé la Théorie du roman. Si pour Marx le « point de vue de la totalité » prolétarien articulait la possibilité d’un renversement du Tout social, ce point de vue acquérait pour Lukács la puissance d’un dispositif métaphysique rompant avec les apories de toutes les conceptions transcendantales, issues du criticisme kantien, neutralisant à la fois la théorie et la pratique. Exit tous les romantismes de la désillusion subjective après l’effondrement des systèmes. D’un autre côté, dans le contexte marxiste de l’époque, exit le nécessitarisme historique qui gouvernait l’interprétation orthodoxe. L’interprétation hégélienne de Marx proposée par Lukács délivrait de la scientifisation dans laquelle la dialectique s’était enfermée et surtout de l’interprétation de Engels de la dialectique matérialiste comme dialectique de la nature à laquelle Lukács s’opposait radicalement dans son ouvrage968. Dans la figure du Sujet966 Ibid. G. Lukács, op. cit., p. 256. 968 Lukács s’attaquait en effet alors à la théorie du reflet [Abbildtheorie] qui encourageait, de par son dualisme, une vision finalement résignée et contemplative de la société. Dans la mesure où la nature était elle-même selon lui « une catégorie sociale », la société se déterminait chez lui comme totalité. La question du rapport dialectique de la subjectivité à cette totalité apparaissait sur fond de la problématique de la possibilité d’une appréhension 967 218 Objet prolétariat, le sujet et l’objet devaient donc, sans romantisme et sans fausse scientificité, être pensés selon leur dynamique dialectique, à la manière hégélienne, mais à partir d’une orientation marxienne de la dialectique : « leur identité consiste en ce qu’ils sont des moments d’un seul et même processus dialectique, réel et historique »969. « La connaissance de soi est donc en même temps pour le prolétariat la connaissance objective de l’essence de la société. En poursuivant ses buts de classe, le prolétariat réalise donc consciemment et objectivement les buts de l’évolution de la société qui, sans son intervention consciente, resteraient nécessairement des possibilités abstraites, des limites objectives. »970 Si l’individu esseulé était désormais dans l’impasse, Horkheimer pouvait espérer, dans le sillage de Lukács, qu’« un sujet plus vaste que l’individu, c’est-à-dire l’humanité consciente d’elle-même, et où l’on puisse parler d’une pensée qui dépasse l’échelle individuelle »971 pût enfin être réalisé pour le bien de tous. 2. L’introuvable « point de vue de la totalité » : vers l’impasse critique a. Impuissance du prolétariat Selon Lukács, la transformation de la société, bien que nécessitée historiquement, ne pouvait être que « l’action libre du prolétariat lui-même »972, ce faisant la praxis révolutionnaire prolétarienne supposait une conscience de classe prolétarienne. L’objectivité du point de vue de la totalité devait être relayée subjectivement dans les consciences. Mais Lukács avait prévenu : le conscience prolétarienne – distinguée de « la conscience psychologique de prolétaires individuels » comme de « la conscience psychologique (de masse) de leur ensemble »973 – ne pouvait être conçue comme une émanation spontanée et immédiate974. Le « sens devenu conscient de la situation historique de la classe »975 dont le Sujet-Objet était devenu porteur ne pouvait d’abord être qu’une « conscience imputée » [zugerechnete objective de la totalité par un élément qui lui serait intérieur. Lorsque parut en 1923 Histoire et Conscience de classe, les doctrinaires de la IIIe Internationale (Lászlo Rudas et Abram Deborine), en particulier, interprétèrent cette thèse comme étant « subjectiviste », ce à quoi Lukács objecta dans Dialectique et spontanéité, que ces derniers reprenaient « en partie le point de vue vulgaire de la vie quotidienne bourgeoise et de sa science », introduisant « une séparation rigide et mécanique entre le sujet et l’objet. La science, pour eux, ne peut prendre en compte que ce qui est libre de toute intervention du sujet, et ils se récrient avec des accents de suprême indignation scientifique quand on attribue un rôle actif et positif à l’élément subjectif dans l’histoire », G. Lukács, Dialectique et spontanéité, en défense de Histoire et conscience de classe, trad.. fr. P. Rusch, Paris, Editions de la passion, 2001, p. 29. 969 G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 251. 970 Op. cit., p. 189. 971 M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et Théorie critique » (1937), Théorie traditionnelle et Théorie critique, trad. fr. de C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, 1974, rééd. « Tel », 1996, p. 291. 972 G. Lukács, op. cit., p. 256. 973 Op. cit., p. 98. 974 Interprétation qui justifierait le suivisme servile de n’importe quelle décision implicite ou explicite reconnue au prolétariat (c’est le khvostism, le fait d’être « à la queue » du mouvement, que Lukács reprochera à Rudas dans sa défense de Histoire et conscience de classe – reproduite à la fin de la traduction française – Dialectique et spontanéité). 975 Ibid. 219 Bewußtsein] nécessitant la médiation d’une avant-garde – c’est-à-dire d’un parti976 – à même de révéler au prolétariat sa véritable conscience. Mais l’intelligence marxienne avancée de l’époque, et par exemple le nouveau directeur de l’Institut pour la Recherche sociale de Francfort, Max Horkheimer, ne voit plus dans le parti une telle avant-garde – un peu moins de dix ans après la parution de l’ouvrage de Lukács. Le constat est plutôt celui d’une désolidarisation inquiétante du point de vue subjectif et du point de vue de la totalité dans la conscience des prolétaires. Quoique la persistance de l’oppression et la radicalisation de l’antagonisme des classes ait fourni les conditions plus que jamais « favorables », après guerre, à une prise de conscience concrète chez les acteurs, l’évolution de l’opinion des travailleurs durant les années vingt témoigne d’un degré de conscience politique restreint, parfois réactionnaire, décevant les espoirs communistes. Les recherches empiriques sur la conscience des travailleurs lancées par Fromm dès 1926977, mettent en évidence des disjonctions idéologiques préoccupantes : tandis que des partisans de la SPD présentent des orientations bourgeoises voire carrément autoritaires, les convictions de certains militants radicaux de la KPD semblent davantage fondées sur des dispositions caractérielles plutôt que sur réflexion de fond, si bien que rien ne peut exclure chez ces derniers un « basculement » vers des attitudes fascistes : « Cela fut pour Fromm une confirmation éclatante de l’évolution historique effective et il pensa pouvoir expliquer de manière décisive, à l’aide de l’inconsistance des structures de caractère, pourquoi, vers la fin de la République de Weimar il n’y eut guère de résistance à la prise de pouvoir fasciste »978. Une telle intuition anime encore, mutatis mutandis, les études menées par Adorno dans les années cinquante sur la « personnalité autoritaire ». À ceci près que le dispositif s’appliquera à des ressortissants américains, sous un régime qui se prétend foncièrement démocratique. Toujours est-il que dès la seconde moitié des années vingt, après l’échec de la Révolution de Novembre, le Sujet-Objet prolétarien semble claudicant, et subjectivement incapable de ce « point de vue de la totalité » que Lukács après Marx voulait lui conférer. Après avoir cru dans un tel paradigme, Horkheimer déchante rapidement. Dans des notes rédigées entre 1926 et 1931 et publiées sous le pseudonyme d’H. Régius, il constate « l’impuissance de la classe ouvrière allemande » [« Die Ohnmacht der deutschen Arbeitklassen] »979. Plus tard, avec les Études sur L’Autorité et la famille (1936) menées dans le cadre de l’Institut dans la première moitié des années trente, il confirme les résultats de Fromm sur la prééminence des caractères sur les consciences politiques et exhibe les relais psycho-idéologiques expliquant le succès de l’idéal social fasciste. Dans Théorie traditionnelle et théorie critique l’écrit-programme de 1937, dont Besnier (1980) par exemple, fait encore l’œuvre-témoin de la confiance alors inébranlée de Horkheimer en l’avènement prochain du communisme, certaines lignes résonnent clairement comme l’aveu cinglant de la contingence des positions subjectives des représentants historiques de l’objectivité : manifestement, écrit alors l’auteur, « n’importe quelle couche de la société peut fort bien, dans les circonstances actuelles présenter une conscience idéologiquement rétrécie 976 Et les mots d’ordre de l’avant-garde du parti asssuraient la courroie de transmission entre les prolétaires euxmêmes, plus ou moins conscients précisément, et les pensées « conformes à la situation objective », c’est-à-dire « les pensées et les sentiments que les hommes auraient dans une situation déterminée, s’ils étaient capables de saisir parfaitement cette situation et les intérêts qui en découlent, tant par rapport à l’action immédiate que par rapport à l’édification, conforme à ces intérêts, de toute la société » (op. cit., p. 73). 977 Cette étude à été publiée par Wolfgang Bonns : Fromm, Arbeiter ynd Angestellte am Vorabend des Dritten Reiches, Stuttgart 1980. Cité par G. Raulet, in « L’évolution de Max Horkheimer : vers le pessimisme ? », in Archives de philosophie, Histoire et nostalgie de Dieu, à l’occasion du 90e anniversaire de Max Horkheimer, 49, 1986, pp. 249-274, p. 254. 977 Selon l’expression de Lukács. 978 Bonns, 1984, p. 179, cité et traduit par G. Raulet, « L’Évolution de Horkheimer », art. cit., p. 255. 979 Voir M. Horkheimer, Dämmerung, Zurich, 1934. 220 et corrompue, quelque vocation à la vérité que lui donne par ailleurs sa situation »980. Dans les faits, cette vocation à la vérité semble essentiellement redoublée d’impuissance, une impuissance dès lors partagée avec la conscience bourgeoise elle-même, à qui il reste, pour quelques-unes, la conscience de cette impuissance. b. Impuissance de la critique ? Dans ses deux œuvres de jeunesse si marquantes pour la nébuleuse intellectuelle dans laquelle évolue Adorno, Lukács a tracé, avec la seconde nature, un cercle infernal autour de la critique, de la conscience subjective. Infrangible sauf à imaginer l’intervention d’un rayon mystique dans la Théorie du roman ou finalement de l’action révolutionnaire d’un Sujet-Objet désigné dans Histoire et conscience de classe, elle enserre toute tentative de déchiffrement de la modernité. Si dans le ce dernier ouvrage, la possibilité concrète de ce déchiffrement est dégagée, le constat de l’impuissance du prolétariat en fait à nouveau une impasse pour la critique. Le « diagnostic hyperbolique » de réification dans la société marchande développé dans ce texte enveloppe maintenant le sujet même de la révolution, de telle sorte que le diagnostic hyperbolique se mue pourrait-on dire en diagnostic absolu. La question qui se pose est alors la suivante : jusqu’à quel point l’impuissance du prolétariat, brisant la pièce maîtresse du fonctionnement de la théorie lukácsienne, neutralise-t-elle la possibilité de la critique elle-même, pour les héritiers de cette théorie ? Et la théorie de la « formemarchandise » en tant que théorie de l’impuissance même des individus dans la société marchande moderne, pan négatif de la théorie de Lukács, peut-elle encore occuper le centre de la Théorie telle que l’envisage Horkheimer ? Celle-ci ne doit-elle pas plutôt la faire passer au second plan sous peine, le cas échéant, de stérilité immédiate ? Si l’on considère la voie adoptée par Horkheimer au début des années trente, il semble qu’afin de ne pas se trouver neutralisée par l’impuissance du prolétariat, la théorie abandonne – du moins, laisse au second plan – la voie sans issue de la réification, et choisisse de se rapporter dialectiquement et par la médiation de savoir spécialisés à une totalité qu’il lui faut construire à la fois spéculativement et expérimentalement, faute d’un Sujet-Objet historiquement légitimé à la saisir telle qu’elle est effectivement. 3. Issue théorique critique Dans la philosophie socio-historique de Lukács, l’histoire offrait par-delà les apparences de la philosophie bourgeoise un Sujet-Objet en chair et en os, comblant tous les abîmes du kantisme hérité. Ceux-là mêmes qui ignoraient les catégories de la philosophie bourgeoise, ses illusions concernant la subjectivité et l’intériorité981 et n’avaient fait jusque-là que les subir offraient à l’histoire humaine une nouvelle issue. Le monde nouveau serait l’enfant que la pratique prolétarienne ferait dans le dos de la théorie bourgeoise, la sauvant de la sorte d’ellemême. Le temps était venu d’une théorie qui enterre la théorie et fasse place à la pratique. Toute la seconde partie d’Histoire et conscience de classe est ainsi concentrée sur les conditions d’organisation et de légitimité des syndicats se présente en ce sens comme mise en œuvre concrète de ce passage de la théorie à la pratique, qu’après Marx Lénine avait à la fois 980 M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », art. cit., p. 291. Dans un article publié dans le Neue Merkur (octobre 1923 - mars 1924), Bloch interpréta comme un « agnosticisme provisoire et dialectique » le renoncement de Lukács à la métaphysique et à l’intériorité dans Histoire et conscience de classe. Il fut désavoué par Lukács. 981 221 théorisé et pratiqué982. Mais on a vu que dès la fin des années vingt face aux luttes des différentes factions du mouvement ouvrier en Allemagne et à l’immobilisme du KPD, aux ordres de Moscou, enfin face au nazisme montant, l’espoir des intellectuels dans le prolétariat comme unique acteur historique – contre la sanctification duquel Marx lui-même mettait déjà en garde – fait long feu. La situation paradoxale de la Théorie Critique en général est dès lors de s’inscrire dans la descendance d’une théorie – la théorie lukácsienne – dont elle ne reconnaît plus les conditions de possibilité concrètes de fonctionnement : l’existence d’un Sujet-Objet, la nécessité d’un dépassement de la théorie par la pratique. Mais c’est précisément parce que la théorie de Lukács, privée de l’issue du Sujet-Objet de la révolution, s’est avérée être une impasse, qu’en hégélien de gauche, Horkheimer élabore le projet de la Théorie critique, recherchant des traces de rationalité susceptible de renverser la situation historique983. En porte-à-faux avec le caractère hyperbolique du diagnostic lukácsien, la théorie critique horkheimerienne s’appuie bien alors, au moins dans les principes, sur le fait que la société est encore le sujet transcendantal en soi que les conditions matérielles capitalistes empêchent d’accéder au pour soi, à la conscience de soi émancipatrice. Il maintient de la sorte un écart, un jeu, salutaire, entre la situation historique enserrée dans les rapports de classes et une anthropologie ouverte du type de celle, implicite, qui sous-tend l’esprit critique des Manuscrits de 1844 de Marx, préservant la possibilité d’une protestation individuelle, au nom de l’humanité. a. Armes de la critique : le retour de la théorie Aussi bien, en renonçant par le fait à la solution prolétarienne au problème général de la société humaine, la Théorie critique n’abandonne-t-elle pas la critique marxiste. En amont de la « critique des armes »984 en tant que passage à l’action révolutionnaire, son projet de Théorie critique est dès le départ revendication de « l’arme de la critique » en dépit de la perte d’un « point de vue de la totalité » et ce trait reste caractéristique de la Théorie critique tout au long de son déploiement en dépit de l’évolution du projet horkheimerien 985. Faute d’acteurs, ces derniers semblant encore réduits à l’impuissance – malgré les conditions objectives favorables – par des forces encore impensées, la pratique révolutionnaire semble devoir être différée, et nécessite pour sa réalisation, la médiation d’une élucidation de ces obstacles, peut-être issus des profondeurs de l’histoire humaine la plus primitive, travaillant souterrainement contre la possibilité d’une émancipation. Dans ces conditions, pense Horkheimer, une nouvelle théorie sociale s’impose. Quoiqu’en rupture explicite avec « l’opinion idéaliste selon laquelle cette théorie elle-même serait en quelque sorte au-dessus 982 Adorno était un admirateur de l’ouvrage de Lénine, L’Etat et la Révolution. On verra qu’Adorno, quant à lui, assume plus radicalement l’impasse, étendant la théorie de la réification à une véritable théorie anthropologique – fût-elle négative – du capitalisme industriel. Face aux difficultés théoriques posées par l’intégration de la théorie lukácsienne de la réification à la critique sociale, toute son audace consiste, pour ainsi dire, à s’emparer de la théorie du fétichisme de la marchandise tout en se passant de son corollaire indispensable à sa visée pratique, révolutionnaire : l’hypothèse de l’émergence historique d’un Sujet-Objet dans la société. 984 K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, in Œuvres complètes de Karl Marx, Œuvres philosophiques, I, trad. fr. de J. Molitor, Paris, Alfred Costes, 1927, pp. 96-97. 985 Selon la périodisation détaillée par H. Dubiel, on peut dénombrer trois phases du projet de Horkheimer, scandées par des essais fédérateurs : le matérialisme interdisciplinaire dans lequel la dialectique commande une réorganisation du savoir, réorganisation nécessaire pour éviter le double écueil acritique de la métaphysique et du positivisme (1930-1937) ; la phase dite de la « théorie critique », qui s’oppose à la théorie traditionnelle (1937-1940) ; enfin celle de l’abandon du projet de réorganisation du savoir et de la prééminence de la critique de la raison instrumentale qui devient le contenu de la théorie de la société. Voir H. Dubiel, Wissenschaftsorganisation und politische Erfahrung. Studien zur frühen Kritischen Theorie, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1978. 983 222 de l’humanité et qu’elle pourrait avoir une croissance propre »986, une théorie critique, capable de revenir sur le réseau complexe à la fois psychique, historique et philosophique dont semblait tissée l’impuissance constatée, s’avérait nécessaire. Plutôt que de renoncer en bloc aux catégories de la pensée bourgeoises ou même de chercher à justifier théoriquement le rôle indispensable d’intellectuels bourgeois déclassés comme « courroie de transmission »987 dernière, et de s’engager, à la suite de Lukács ou même de Bloch à l’époque, sur le terrain concret de la pratique politique, Horkheimer cherche d’abord, avec l’humilité d’un fils de grand industriel révolté contre sa propre classe et portant en lui toute sa culpabilité, à critiquer la théorie. Dès le début des années trente, il s’agit pour lui de soumettre les catégories bourgeoise à l’autoréflexion – c’est le programme de ses ouvrages historico-philosophiques du tout début des années trente : les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire (1930) et Hegel et le problème de la métaphysique (1929) – et de développer la recherche des causes qui empêchent la conscience prolétarienne susceptible de renverser ces mêmes catégories. De fait, dans cette perspective, en dépit des recherches concrètes bel et bien menées, la dimension théorique, réflexive s’impose de plus en plus face à l’absence des progrès de la conscience prolétarienne. Cet accent théorique doit être néanmoins tempéré par les convictions marxistes très concrètes de Horkheimer. Le jeune docteur en théorie de la connaissance988, de huit ans l’aîné d’Adorno, rencontré dès 1921 au cours du séminaire du psychologue Adhémar Gelb989, a toujours défendu la conviction selon laquelle « nous n’avons pas à rechercher les lois formelles de la connaissance qui ont au fond extrêmement peu d’importance, mais des énoncés matériels sur notre vie et son sens »990. Mais s’ils renvoient à la valorisation marxiste de la transformation du monde sur son interprétation, les « énoncés matériels » invoqués n’en sont pas moins des énoncés, et il convient de dissocier l’orientation fondamentalement matérialiste qui les anime d’un parti pris aveugle pour la pratique. Le matérialisme horkheimerien se caractérise donc immédiatement par un espoir lucide, mais d’une rare détermination, dans la fécondité possible de la théorie, pourvu qu’on fasse porter cette dernière sur l’important, c’est-à-dire « les conditions de notre vie et son sens ». Cette réévaluation du théorique représente, après Lukács, un partiel aveu d’échec d’options plus directement pratique. Tout se passe comme si, dans la mesure où le Sujet-Objet prolétarien tarde à tirer les conséquences pratiques de son supposé point de vue objectif, la théorie semblait devoir rendre encore quelques derniers services. b. Totalité et savoirs spécialisés : la condition d’un fonctionnement dialectique de la théorie C’est dans cette perspective qu’Horkheimer élabore un programme pluridisciplinaire au sein duquel sociologie, philosophie, anthropologie, économie et psychanalyse s’associeraient pour mettre au jour les mécanismes aliénants sur lesquels repose la société capitaliste. La théorie critique s’interrogerait alors sur « […] la question des rapports entre la vie économique de la société, l’évolution psychique des individus et les changements provoqués dans les domaines culturels au sens étroit, dont font partie non seulement les contenus dits intellectuels de la science, de l’art et de la religion, mais aussi le droit, les mœurs, la mode, l’opinion publique, le sport, les loisirs, etc. » 991 986 M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle… », art. cit., p. 270. Selon l’expression de Lukács. 988 Comme Adorno, sous la direction de Cornelius dont il fut ensuite l’assistant. 989 Horkheimer fréquentait alors, avec Max Wertheimer, le Psychologisches Institut qu’avait fondé Erich Schumann, développant une psychologie expérimentale gestaltiste. Il y fut même chargé de cours. 990 M. Horkheimer, GS, 15, 77. 991 M. Horkheimer, GS 3, 31 sq. 987 223 Ce travail d’élucidation s’apparente à une attitude réflexive vis-à-vis de toutes les formes de conscience, de la conscience que peut avoir un individu lambda de sa propre condition sociale aux présupposés ininterrogés posés à la base des sciences. L’espoir d’une émancipation est ramené désormais à un cadre individuel – bien que la notion de classes sociales ne soit pas fondamentalement remise en cause – et à l’effort, dans ce cadre, de soumettre à l’examen critique à partir d’outils philosophiques, sociologiques, économiques, historiques, psychologiques, ce que le vocabulaire marxiste désigne comme superstructure, lieu de déploiement de l’idéologie, c’est-à-dire de tous les discours admis comme irrécusables voilant en fait les intérêts de la classe dominante. Mais ce programme lui-même, afin d’acquérir sa portée véritablement critique, se distingue d’une simple entreprise de récollection de résultats issus des sciences humaines. Si la « recherche sociale » [Sozialforschung] telle que la conçoit alors Horkheimer n’est pas réductible à la sociologie [Soziologie], et se distingue de la « simple description des faits » – le « ça là », selon l’expression d’Adorno en 1931992 – comme de la « construction théorique étrangère à l’empirie »993 – la totalité idéaliste absolutisée, elle a néanmoins besoin de convoquer la catégorie dialectique de totalité pour fonctionner. Si la théorie n’est pas seulement descriptive mais recherche les conditions d’un retournement humain nécessaire vers « un état social sans exploitation ni oppression, dans lequel existe réellement un sujet plus vaste que l’individu, c’est-à-dire l’humanité consciente d’ellemême »994, il lui faut, comme le défendait Lukács995, fidèle à la méthode dialectique marxienne, maintenir l’horizon de la société comme tout. C’est pourquoi dans son avantpropos de la première année de la Revue de recherche sociale996, Horkheimer rapporte expressément l’exigence d’une collaboration interdisciplinaire entre la philosophie, la psychanalyse, les outils socio-économiques du matérialisme historique et la recherche sociologique empirique, dans l’optique d’atteindre au grand but d’une « théorie du déroulement historique de l’époque actuelle » à l’enjeu d’« une théorie de la société comme tout »997. Bien qu’aucun Sujet-Objet n’offre de point de vue adéquat à la connaissance effective de cette totalité, elle reste visée, à la fois comme « système global de la connaissance » et comme forme même de la société en tant qu’il est possible d’en produire la théorie critique, de telle sorte que derrière « la surface chaotique des événements » on puisse reconnaître une « structure, accessible au concept, de forces agissantes »998. Néanmoins, tout en anticipant conceptuellement la totalité apparemment inappréhendable en se donnant des définitions générales999, la méthode dialectique doit, selon Horkheimer, se corriger elle-même en recueillant les résultats de l’expérience issue des savoirs spécialisés et repréciser à partir d’eux le contenu de la totalité posée. En effet, l’écueil que la Théorie 992 Adorno, on l’a vu, reprochait dans « L’actualité de la philosophie » à la sociologie empirique allemande de l’époque son éparpillement dans des notions descriptives de type « ça là », confinant à « une sorte de relativisme universel depuis l’abandon des catégories de « classes » ou d’« idéologie », en somme, de pêcher par sa spécialisation et son renoncement corrélatif à une théorie plus globale. 993 M. Horkheimer, « La situation de la philosophie sociale et les tâches d'un institut de recherche sociale », Théorie critique : essais, trad. fr. par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Payot, 1978 ; Vorwort des 1. Jahrgangs der Zeitschrift für Sozialforshung, GS 3, p. 30 sq. 994 Ibid., p. 291. 995 Dans Histoire et conscience de classe, Lukács défendait l’idée d’une unité matérielle-spirituelle de la société, réalisée dans le Sujet-Objet prolétarien capable de la renverser. Les difficultés de cette conception de la société comme totalité commencent nécessairement pour Horkheimer à partir du moment où il ne croit plus dans le Sujet-Objet prolétarien sur lequel toute la conception lukácsienne d’alors repose… 996 M. Horkheimer, art. cit. 997 Ibid. 998 M. Horkheimer, « Sur le problème de la vérité » (1935), in Théorie critique : essais, op. cit., p.199-200. 999 Par exemple, la richesse capitaliste est définie comme accumulation de marchandise ; l’autorité est définie comme soumission à une instance étrangère ou état de dépendance accepté. 224 critique cherche à éviter en s’opposant à la « théorie traditionnelle » est celui de la « transfiguration » [Verklärung] de la souffrance des particuliers, au nom de la rationalité du réel, à quoi l’idée de totalité, fût-elle purement théorique, en tant qu’elle l’unifie, confine. Il s’agit au contraire dans le programme invoqué de restituer les justes rapports entre le singulier et le Tout social contre toute légitimation de l’ordre existant, ce qui n’est possible qu’en étroite interaction avec les recherches empiriques1000. Par la théorie, il résiste au positivisme, tandis que par l’expérience, il résiste à la « fonction transfiguratrice »1001 de la dialectique hégélienne, articulée à une totalité réconciliée. c. Raison subjective et Raison objective Le savoir doit donc être réorganisé en fonction de cette double exigence : éviter la transfiguration hégélienne – autrement dit le besoin de métaphysique – que rejouent les philosophies sociales articulées sur des hypostases (par exemple les « unités transpersonnelles de l’histoire » que sont la classe, l’État ou la nation)1002 et récuser néanmoins la fallacieuse absence de surplomb théorique des méthodes expérimentales antimétaphysiques. Certes, une conscience critique moderne ne peut plus découvrir, « derrière les volontés particulières en conflit, dans le besoin sans cesse renaissant, dans l’infamie du quotidien et dans l’horreur de l’histoire, aucune ruse dont se servirait la raison »1003. Mais c’est précisément en établissant une dialectique matérialiste entre raison subjective – marquée du sceau de la particularité – et Raison objective – dont le plan semble désormais opaque à la philosophie elle-même, qu’elle peut encore être légitimée. Car c’est dans une telle raison subjective que s’ancre l’ « intérêt » qui, tout en étant inscrit dans le sujet particulier, est un intérêt au développement de l’universel. « Cet intérêt au développement de l’universel, intérêt qui se modifie historiquement, ce moment subjectif qui se transforme lui-même, n’est pas compris par la dialectique comme une simple source d’erreurs mais comme un facteur inhérent à la connaissance. Tous les concepts fondamentaux de la théorie sociale dialectique, tels les concepts de société, de classe, d’économie, de valeur, de connaissance, de culture, etc., constituent les éléments d’un ensemble théorique dominé de part en part par l’intérêt subjectif. Les tendances et les contretendances à partir desquelles se constitue le monde historique, signifient des développements qu’on ne peut pas saisir sans l’exigence d’une existence digne de l’homme, que le sujet doit ressentir en lui-même ou plutôt qu’il doit produire. »1004 Une fois la perspective hégélienne dissoute, quoique la situation réelle des individus ne puisse plus être rapportée de façon rationnelle au cadre social, la théorie sociale ne se constituera pourtant en arme critique qu’en reformulant la « vieille question » du rapport entre existence particulière et raison universelle, raison subjective – intérêt – et raison objective, réalité et idée, bref individu et totalité, reliée à une nouvelle constellation de problèmes. La théorie 1000 Nous reprenons ici, sur les détails du programme de Horkheimer, des éléments de l’intervention de Katia Genel en mars 2010 au séminaire sur la Dialectique de la Raison organisé par J.-O. Bégot à l’École Normale Supérieure. 1001 L’expression se trouve dans « Sur le problème de la vérité », p.182. 1002 En effet note Horkheimer, « il semble commun à tous ces projets de la philosophie sociale contemporaine d’ouvrir à l’essence humaine particulière un regard sur une sphère transpersonnelle qui serait plus essentielle, plus signifiante, plus substantielle que l’existence humaine. Elles satisfont à la mission de transfiguration indiquée par Hegel. » 1003 Elle y voit plutôt un « pullulement de l’arbitraire », « tribut de l’existence de l’éphémère ». 1004 « La dernière attaque contre la métaphysique », in Théorie critique, op. cit, p. 241. 225 critique ne pense alors parvenir à réinsérer « l’existence particulière privée de perspectives » dans « le “sol d’or” de totalités signifiantes »1005 qu’à cette condition. Reste que, pour Horkheimer, durant les années trente, c’est bien la Raison objective qui est le sujet unifiant de l’approche pluridisciplinaire1006. Quoique cette Raison objective fondant l’unité rationnelle de la société comme tout soit encore cachée, reste au théoricien critique l’ « anticipation de la totalité » fondée sur l’intuition globale que la société actuelle est contradictoire et injuste. En anticipant une telle totalité rationnelle, la Théorie critique contribue au renversement de cette société par l’émancipation historique des masses qui devra constituer, à moyen terme, le critère essentiel de sa validité. Pour ne pas laisser dégénérer ce présupposé d’une Raison objective cachée en conviction idéaliste, Horkheimer cherche au cours des années trente à dégager une méthode dialectique « ouverte », plus précisément « non-close »1007 par laquelle ne serait pas niée la tension insurmontable entre concept et réalité1008 sans que soit sacrifiée la perspective d’une réconciliation. De la sorte, la théorie critique abandonnerait la clôture proprement métaphysique de la totalité au profit d’une médiatisation historique de cette dernière – c’est l’apport fondamental du matérialisme. Dans les discussions qui précèdent la rédaction de la Dialectique de la Raison, Adorno reproche à cette idée de non-clôture la perspective positive d’un remplissement théorique qu’elle suppose néanmoins. À la place, il suggère le recours à une « négation positive » qui préfigure la totalité fausse dont il fera l’objet de sa critique psycho-sociologique. Conscient de l’impossibilité d’une clôture systématique de la dialectique, Adorno la reconstitue néanmoins, de fait, dans sa psycho-sociologie d’une société conçue comme système. Plus close que jamais, la dialectique s’y resserre en dialectique des conditions fausses, en laquelle toute Aufhebung ne marque jamais que le triomphe de l’apparence idéologique. 1005 M. Horkheimer, « La situation de la philosophie sociale et les tâches d'un institut de recherche sociale », Théorie critique, op. cit., p. 61. Horkheimer cite Sombart. 1006 C’est ce qui fonde le reproche d’idéalisme que lui adresse Adorno lui-même dans les discussions pour la détermination d’une logique dialectique matérialiste anti-positiviste (Cf. » Diskussionen über Positivismus und materialistische Dialektik «, in M. Horkheimer, Gesammelte Schriften, Bd. 12, Nachgelassene Schriften 19311949, A. Schmidt und G. Schmid-Noerr (ed.), Fischer Verlag, Frankfurt/M. 1987, p.436-492). Plus tard Marcuse reconnaîtra également dans l’identification entre émancipation et rationalisation réussie présidant au projet horkheimerien « l’idée de domination de l’être par la raison », « qui n’est finalement qu’une exigence de l’idéalisme ». H. Marcuse, Culture et société, traduction de G. Billy, D. Bresson et J.-B. Grasset, Minuit, Paris, 1970, p.155. 1007 « Il n’y a aucune énigme du monde, aucun mystère du monde que la pensée aurait pour mission d’élucider une fois pour toutes. Cette façon de voir qui méconnaît aussi bien la transformation continuelle du sujet connaissant et de ses objets que la tension insurmontable entre le concept et la réalité objective, qui fétichise et autonomise la pensée comme une force magique, correspond aujourd’hui à l’horizon étroit d’individus et de groupes qui, á cause de l’incapacité qu’ils ressentent à transformer le monde par un travail rationnel, s’accrochent à des préceptes universels qu’ils maintiennent, mémorisent et répètent de façon obsessionnelle et monotone. Dans la mesure où la dialectique est délivrée de son lien avec l’extravagant concept d’une pensée isolée, posant sa détermination à partir d’elle-même et s’accomplissant en elle-même, la théorie qu’elle détermine perd nécessairement le côté métaphysique de la clôture, comme le caractère sacré d’une révélation. Elle devient un élément lui-même temporel, intégré au destin de l’homme. » M. Horkheimer, « Sur le problème de la vérité », in Théorie critique. Essais, trad. Groupe du Collège de philosophie, « Critique de la politique », Payot, Paris, 1978, p.186. 1008 Dans « Matérialisme et métaphysique », Horkheimer indiquait : « La thèse d’un ordre et d’une exigence fondés dans l’absolu présuppose toujours une prétendue connaissance de la totalité, de l’infini. Mais si notre savoir est inachevé, s’il existe entre le concept et l’être une tension que rien ne saurait résoudre, alors aucune thèse ne peut prétendre à la dignité de connaissance achevée. » (M. Horkheimer, « Matérialisme et métaphysique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Gallimard, Paris, 1996, p.114. 226 d. Soupçons adorniens Tout en intégrant rapidement ses recherches au cadre de la Théorie critique, Adorno entretient vis-à-vis de ces principes fondateurs de la théorie sociale horkheimerienne un rapport mitigé. Premièrement, sa théorie de la réification généralisée reprenant la conception lukácsienne réduit à néant l’espérance dans les ressources d’une raison subjective inscrite en chaque individu et la Dialectique de la Raison atteste finalement que Horkheimer l’a rejoint dans ce diagnostic radical. Deuxièmement, et c’est là une opposition méthodologique de fond, il semble en porte-à-faux avec l’exigence horkheimerienne du début des années trente, de fonder l’efficace de la théorie sur sa capacité à ressaisir la société comme tout. Une année seulement après la parution de l’Avant-propos du premier numéro de la Revue pour la Recherche sociale, en 1931, il ouvre sa conférence sur le caractère illusoire de toute totalité. Cette conviction est absolument pérenne dans son œuvre. En 1968, dans la conférence inaugurale du XVIème congrès des sociologues allemand, intitulée « Capitalisme tardif et société industrielle » (GS, 8:308, 359), il formulera encore le doute que la société contemporaine puisse être ressaisie dans une théorie cohérente et jette une fois de plus le soupçon sur la fécondité des savoirs spécialisés dans cette perspective. Paradoxalement, la conséquence de ce double soupçon – sur la possibilité d’un remplissement théorique fécond du concept de totalité et sur l’utilité de la médiation des savoirs spécialisés dans cette perspective – est l’intention d’un renforcement de l’ethos théorique de la théorie critique aux dépens de sa part empirique, à laquelle semble davantage tenir Horkheimer. Dans sa discussion préliminaire avec ce dernier à la Dialectique de la Raison sur le positivisme1009 intitulée « le rapport entre le fait et la théorie »1010, Adorno critique la croyance aux faits et à leur fausse interprétation et lui oppose sa méthode de critique immanente, selon laquelle c’est dans la théorie que se décide la différence entre le fait et la vérité : on ne peut trancher sur le vrai et le faux que dans le contexte d’une théorie développée1011. Si comme nous le verrons, ce principe sera tempéré par les recherches empiriques du théoricien en Amérique, entre la fin des années trente et le début des années cinquante, il s’avérera néanmoins opératoire jusque dans ces recherches. Or, le remarquable est que c’est précisément par ce biais, ce privilège accordé à la théorie, et ce faisant à son fonctionnement dialectique, qu’Adorno regagnera la totalité dont il stigmatisait l’invocation dans la perspective horkheimerienne, ce Tout social acquérant cependant un statut épistémologique inédit : celui de totalité fausse, ersatz de la totalité perdue. Ce processus de théorisation dialectique supposant une totalité s’amorce déjà dans l’objection adressé par Adorno à Benjamin sur la nécessité de la médiation d’un « procès global » [Gesamtprozeß] dans la saisie dialectique de la forme-marchandise, contre le modèle benjaminien de l’image dialectique. 4. Issue fantasmagorique Si la Théorie critique horkheimerienne cherche à se constituer en fonction d’un modèle dialectique rapportant les savoirs spécialisés à la forme d’une théorie globale de la société, la 1009 »Diskussionen über Positivismus und materialistische Dialektik «, in M. Horkheimer, Gesammelte Schriften, Bd. 12, Nachgelassene Schriften 1931-1949, A. Schmidt und G. Schmid-Noerr (ed.), Fischer Verlag, Frankfurt/M. 1987, p.436-492. 1010 Voir notamment la discussion, » Verhältnis von Tatsache und Theorie « in « Diskussionen über Positivismus und materialistische Dialektik », op. cit., p.467 sq.. 1011 Ibid., p.471-472. 227 tentative benjaminienne s’en distingue par une réappropriation originale de la question du fétichisme ou fantasmagorie de la marchandise, selon les deux expressions de Marx. À la traditionnelle dialectique du particulier et de l’universel se substitue chez lui l’idée complexe d’ « image dialectique », longuement discutée par Adorno dans leur correspondance. Comme Adorno, Benjamin place au centre de sa réflexion la forme-marchandise dont il veut faire le centre de ses recherches sur Paris, capitale du XIXe siècle1012. Comme dans l’ouvrage sur le Trauerspiel, Benjamin entend creuser le sillon d’un certain anachronisme pour aborder son objet. Dans une lettre du 18 mars 1934, à propos du travail sur les Passages, il énonce ce rapport singulier à l’anachronisme où l’archaïque n’est pas désigné comme ce qu’il faut conjurer mais comme l’image propice à l’anticipation utopique : « cet anachronisme, je l’espère, est moins fait pour galvaniser un passé que pour anticiper un avenir plus digne de l’homme »1013. En vertu de ce principe, le marxisme benjaminien prend corps dans l’exploration des débris archi-historiques du Paris du XIXe et tend, par voie historiquement détournée, à déjouer l’impasse critique présente et à déchiffrer la Modernité même1014. Comme il avait déjoué l’impasse critique de la seconde nature lukácsienne avec l’allégorie, ce qu’Adorno lui concèdera finalement peut-être comme sa plus grande découverte, pouvait-il contourner avec la fantasmagorie l’impasse de la réification généralisée dont la seule issue était le point de vue de la totalité prolétarien, apparaissant de plus en plus improbable ? a. « Le réveil est dans le rêve » - Seuils (sujet/objet) Le travail sur les Passages, qui s’étend de 1933 jusqu’à la mort de Benjamin en 1940, se présente comme une tentative de saisir à la racine l’apparition de la marchandise qui surgit au XIXe dans les vitrines des passages parisiens1015, du passage Véro-Dodat à la galerie Vivienne. Inspiré par la lecture du texte d’Aragon, Le Paysan de Paris, Benjamin entend s’arrêter plus d’un instant en ces lieux qu’il interprète comme des seuils entre le XIXe et la modernité. En eux se joue objectivement le passage des boutiques aux rideaux clos aux boutiques de luxe faisant des marchandises agencées un spectacle attrayant pour les passants, c’est-à-dire l’avènement même du capitalisme sous sa forme avancée. Dans les recherches rassemblées dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », « Baudelaire et le Paris du Second Empire », ce seuil objectif qu’est le passage parisien trouve pour ainsi dire son pendant subjectif dans celui qui l’occupe à sa manière, indéterminée : le flâneur. Comme le passage exhibe encore les traces d’une modernité en devenir, le flâneur « se tient encore sur le seuil de la grande ville, comme sur le seuil de la classe bourgeoise » écrit-il en 1933 dans son essai sur « Paris, capitale du XIXe siècle »1016. Dans le regard d’un poète se reflète celui de 1012 Comme il l’écrit à G. Scholem à propos de son projet sur les passages parisiens, de même que pour le livre sur le Trauerspiel, dans l’Allemagne du XVIIe, la « notion qui occupera le centre, c’est le fétichisme de la marchandise ». 1013 Adorno, Benjamin, Correspondance 1928-1940, lettre 16, p. 43. 1014 C’est déjà l’intention du texte sur l’Origine du drame baroque allemand, que Benjamin n’hésitait pas à inscrire dans son projet d’une histoire primitive de la Modernité. 1015 « Question : quand la marchandise commence-t-elle à apparaître dans le paysage urbain ? Il serait important d’avoir des informations sur l’ouverture des vitrines dans les façades des immeubles. », Charles Baudelaire, « Zentralpark », pp. 245-246, in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1982, « Fragments baudelairiens ». 1016 Dans Enfance berlinoise, Benjamin avait déjà construit cette métaphore à propos de l’enfant qui se tient au seuil de la classe bourgeoise. Nonobstant, dans les Passages, il cherche à donner au seuil une teneur plus matérialiste : comme il l’écrit à Felizitas (Gretel Adorno) dans la lettre du 16 août 1935, « ce livre ne doit 228 la putain. Le seuil historique est également la marge sociale. Faute d’un point de vue de la totalité, ces figures liminaires incomplètement impliquées dans le processus généralisé de la réification sont les hérauts d’une modernité encore ambivalente. Mutatis mutandis, on pourrait observer que, dans cet assemblage d’un seuil objectif et subjectif, les passages saisis dans le regard du flâneur, Benjamin trouve en quelque sorte le Sujet-Objet que ne parvient pas à « incarner » le prolétariat1017. À partir d’un tel seuil, l’image fragmentaire de la totalité sociale effritée se laisse recueillir dans la constellation du rêve, lui-même érigé à partir du rebut – forme matérielle du refoulé –, des chiffons de la modernité, c’est-à-dire de toutes les formes incomplètes, brisées, que le surréalisme et Baudelaire avant lui avaient commencé à recueillir1018. À défaut d’un point de vue de la totalité, le seuil1019, à la fois spatial et temporel, entre le monde ancien et le monde nouveau, apparaît comme le poste adéquat d’un déchiffrement de la modernité, car en lui se tiennent les rêves que la modernité maintient encore dans une sorte de purgatoire avant de les refouler totalement ou de les rendre réels. - Figures oniriques (fantasmagorie) justement emprunter en aucun de ses passages, et cela sans la moindre concession, des formes telles qu’en offre l’Enfance berlinoise ; l’une des fonctions importante du second projet est de fonder en moi cette conscience. L’histoire primitive du XIXe siècle qui se reflète dans le regard de l’enfant jouant sur son seuil a un tout autre visage que dans les signes qui la gravent sur la carte de l’histoire », CorrAB, p. 136 ; A/B, Briefwechsel, 156. 1017 Si les notions de sujet et d’objet sont rarement thématisées par Benjamin, on ne saurait ignorer l’arrière-plan philosophique de la théorie de la connaissance sous condition de laquelle il a toujours placé sa conception de la critique, théorie qui précisément se formule comme un effort de dépassement de l’opposition du sujet et de l’objet, qu’aux yeux de Benjamin, la phénoménologie n’a pas véritablement accompli. Dans le court texte de 1917 (suivi d’un appendice) intitulé « Le programme de la philosophie qui vient », il faisait ainsi explicitement du dépassement de l’opposition du sujet et de l’objet la tâche de toute théorie de la connaissance à venir, théorie de la connaissance « qu’il est depuis Kant, possible et nécessaire d’envisager comme un problème radical » : « La tâche de la future théorie de la connaissance est de trouver pour la connaissance une sphère de totale neutralité par rapport aux concepts de sujet et d’objet ; autrement dit, de découvrir la sphère autonome et originaire de la connaissance où ce concept ne définit plus d’aucune manière la relation entre deux entités métaphysiques. » in Benjamin, Œuvres I, op. cit. p. 187. Texte publié pour la première fois dans un recueil d’hommages à Adorno In Zeugnisse. Theodor W. Adorno zum 60 Geburstag, Francfort-sur-le-Main, Europaïsche Verlagsanstalt, 1963. 1018 Si Benjamin s’est désigné lui-même du nom baudelairien de « chiffonnier », les chiffons recueillis sont ceux abandonnés par la société mais aussi, à travers elle, par l’histoire, d’où ce lien chez Benjamin entre le rebut et le suranné : l’aménité benjaminienne envers les choses est tissée de fibres nostalgiques. 1019 Voir sa description du critique et des conditions de son accès à « l’actualité » dans l’annonce du projet de la revue Angelus Novus rédigée en 1922 (texte qui resta inédit de son vivant). Selon Benjamin, le critique, assumant « les limites de son point de vue » ne peut atteindre à l’« universalité concrète » que par le dispositif du seuil : « En effet, [le critique ] ne prétend pas dominer de haut l’horizon intellectuel de son temps. Pour filer cette métaphore, il préférera adopter le point de vue de l’homme qui, le soir, son travail étant accompli et avant de reprendre son ouvrage le matin suivant, franchit le seuil de sa maison et, plutôt que de l’examiner, embrasse son horizon familier afin de saisir le nouveau qui lui fait signe dans ce paysage ». In W. Benjamin, « Angelus Novus », Œuvres I, Op. cit., p. 267. C’est en embrassant l’horizon sans plus s’embarrasser du seuil, que le critique Benjamin tente une sortie (Oe II, p. 331), s’efforçant de laisser prévaloir le monde sur le point de vue de son observation. Mais seul un seuil rend cet oubli possible. Et cette position elle-même doit présenter un « caractère éphémère ». Le seuil spatial est aussi un seuil temporel dont Benjamin illustre la signification en évoquant la légende talmudique selon laquelle « les anges eux-mêmes – qui se renouvellent innombrables, à chaque instant – sont crées pour, après avoir chanté leur hymne devant Dieu, cesser de chanter et disparaître dans le néant. Que le nom de cette revue exprime l’aspiration à une telle actualité, la seule authentique ! »1019 Concentré dans l’instant situé entre sa création et son anéantissement quasi-instantanés, l’hymne de l’ange devant Dieu est un pur chant auquel l’ange prête sa voix. L’ange ne surgit du néant que pour adresser sa louange à Dieu, et ne s’incarne pas au-delà de cette louange. De la même manière, l’universalité concrète du critique pourrait être conquise depuis un tel point de basculement l’espace et du temps dans un autre espace et un autre temps, c’est-à-dire depuis un seuil aussi largement ouvert sur l’horizon qu’éphémère. 229 De tels rêves constituent ce que Benjamin désigne comme « images dialectiques », des configurations signifiantes encore privées de médiation historique – c’est-à-dire des conditions historiques de leur réalisation concrète – figées dans la fantasmagorie de l’époque. De telles images acquièrent ainsi un statut ontologique spécial : dans la partition marxienne de la forme-marchandise, elles ne relèvent ni du travail ni de l’échange mais du contenu de conscience qui se construit au-dessus et comme indépendamment d’eux : de la fantasmagorie. En dépit de leur origine objective matérielle, elles présentent pour Benjamin ces éléments « inaliénables » que sont « les figures oniriques » qui rassemblées en constellation imposent précisément la nécessité du réveil1020. De la sorte, Benjamin met l’accent sur ce qui dans l’analyse marxienne du caractère fétiche de la marchandise va pour ainsi dire au-delà de la marchandise : la fantasmagorie. Si cette dernière n’est chez Marx que le mystérieux effet d’une oblitération des rapports sociaux et du travail qui produit les marchandises, peut-être recèle-t-elle, en tant que fantasme, un signe au-delà de l’aliénation dont elle résulte. Dans une lettre à Félizitas, Benjamin n’écrit-il pas, à propos de la constellation céleste du rêve que « certains éléments » en elle lui « semblent néanmoins inaliénables : les figures oniriques »1021 ? Une fois construite cette constellation1022 de manière à faire apparaître ces figures, on pourrait escompter l’imminence d’un réveil. - Réveil (Révolution) Ainsi dans l’image dialectique, la fantasmagorie est configurée comme un champ de forces potentiellement révolutionnaires. Le réveil est dans le rêve selon la formule de Verlaine (« Nevermore » II), et la révolution dans la possibilité d’un tel réveil. La critique benjaminienne fait fond sur cette secrète complicité – possible – des forces fantasmagoriques et de la prise de conscience révolutionnaire. Sans arracher tout à fait ces images au monde marchand, ou, pour parler comme Lukács, à la seconde nature, Benjamin, qui a lu les surréalistes français (Breton et Aragon en particulier1023), veut y découvrir des caractéristiques qui participent du rêve, et dans une telle constellation onirique, la nécessité du réveil. De la sorte, en recueillant à la surface de la fantasmagorie la part onirique qui la soustrait au déterminisme à la fois social et psychanalytique, Benjamin en fait moins l’expression de l’aliénation qu’elle constituait chez Marx et plus encore chez Lukács, que celle d’une brèche secrète hors de l’enclave du capitalisme moderne sur les consciences. Dans le caractère fétiche des marchandises rares ornant les vitrines des passages parisiens, quelque chose, à un instant donné, dans la conscience du flâneur, résiste au système marchand. Ce quelque chose est ce que Benjamin – et Adorno à sa suite, en particulier dans le Kierkegaard – appelle une « image dialectique », c’est-à-dire la présentation instantanée d’une « dialectique en arrêt », où les contraires sont figés face à face dans une indétermination historique où se présage certes le malheur mais où se tient également la possibilité d’y échapper. Comme dans l’allégorie baroque, il espère alors lire dans ces rêves figés en images au seuil de la modernité davantage que la contrainte des conditions objectives qu’ils sont censés occulter dans l’interprétation marxiste-lukácsienne de la fantasmagorie : une promesse utopique. Nonobstant une telle promesse révolutionnaire qui se tient peut-être cachée dans rêve, ne peut se réaliser, Benjamin en est conscient, sans le réveil1024. Que l’époque rêve la suivante, selon 1020 Lettre à Félizitas du 16 août 1935, CorrAB, p. 136 ; A/B, Briefwechsel, 156. Ibid. 1022 Ibid. 1023 Benjamin avait été marqué par la lecture du Paysan de Paris (1926) d’Aragon et de son évocation de la destruction du passage de l’Opéra. 1024 Dans la lettre du 16 août 1935, Benjamin se défend fermement de l’identification que semble supposer chez lui Adorno entre l’image dialectique et le rêve. « L’image dialectique ne recopie pas le rêve ; je n’ai jamais voulu affirmer cela. Mais elle me semble bien contenir les instances de l’éveil, son lieu d’irruption, et même, ne 1021 230 le mot de Michelet ne constitue pas encore son émancipation mais seulement l’anticipation d’une telle émancipation. Il faut donc à un moment donné se libérer de l’abandon surréaliste au rêve et à la fascination pour les images surannées échouées aux abords du monde moderne où se chiffre pour Benjamin un avenir encore imaginaire. Si les « forces révolutionnaires du suranné » ne doivent pas rester muettes dans les images, il convient d’opposer à l’esthétique surréaliste la dialectique critique benjaminienne structurée par les catégories du « réveil » et du déchiffrement, bref l’amorce objective d’une politique révolutionnaire1025. La « féerie » sera « dialectique » ou n’a pas lieu d’être dans la perspective du théoricien. b. Carrefour de la magie et du positivisme ? Pourtant, elle ne trouve pas grâce aux yeux du dialecticien Adorno pour qui, comme il le souligne en 1935 à propos de l’Exposé, « il manque une chose à cette dialectique : la médiation »1026. Défaut de dialectique qui équivaut à terme à un défaut de théorie, privant la fantasmagorie benjaminienne de son potentiel critique. - Contre l’ « essayisme du social » : nécessité d’une théorie spéculative Dès les premières recherches de Benjamin consacrées à la fantasmagorie de la marchandise, Adorno juge suspect le plan onirique où il se place. Dans la lettre du 10 novembre 1938, il ira jusqu’à situer sévèrement la démarche au « carrefour de la magie et du positivisme »1027. Un tel carrefour est le point de rencontre de l’irrationaliste qui s’en remet à la transcendance de forces mythiques et du rationaliste adorateur des faits. Adorno les renvoie dos-à-dos, comme des ennemis seulement apparents qui partagent en fait une secrète entente : leur goût commun pour l’immédiat. Or « seule la théorie » – une théorie dialectique, introduisant la médiation manquante – « pourrait briser l’envoûtement » de cet endroit « ensorcelé » qu’il convient de fuir, si tant est qu’en ce carrefour, la critique ne peut fonctionner. Faute d’une telle médiation dégagée par une « théorie vigoureusement et nécessairement spéculative »1028 qu’est-ce qui fera différer les « images dialectiques » des « images instantanées [Momentbilder] » dont les héritiers de Simmel tels que Kracauer ont pu chercher à faire leur objet sociologicoesthétique ? La subtilité toute simmelienne des analyses de Benjamin déplaît à Adorno car elle sous-tend ce vécu, ce rapport immédiat à la chose singulière, élevée à la signification du typique, qui n’existe pas ou plus. L’« essayisme du social » auquel aboutit une telle approche – comme en témoigne alors cruellement, selon Adorno et Benjamin lui-même, la tentative de Kracauer sur Offenbach et le Paris du second empire – n’est en dernière analyse pas moins généralisant qu’une perspective idéaliste sur l’histoire et la société. L’observation esthétique qui croit découvrir la métaphysique première au cœur du singulier la saisit seulement sans produire sa figure qu’à partir de ces lieux, tout comme une constellation céleste le fait de ses points de lumière » (Ibid.). La métaphore du réveil est une préoccupation centrale de Benjamin aussi au moment de la rédaction de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique : elle y est reliée à l’esthétique du choc. Si les passages parisiens qui sont les galeries du désir sont en même temps pour Benjamin les galeries du néant, il apparaît clair qu’il n’y a à ses yeux d’émancipation possible qu’à partir d’un tel réveil. 1025 Ce passage s’objective en partie d’ailleurs dans la reconnaissance benjaminienne de la figure d’Auguste Blanqui derrière celle de Baudelaire, c’est-à-dire du conspirateur anarchiste derrière celle du flâneur. Dans cette surimpression intellectuelle se mêlent l’esprit de préméditation à court terme du conspirateur et celui d’indétermination du flâneur, bref, celui de l’anticipation utopique, dans ce qu’elle a d’ouvert en même temps que d’urgent. 1026 CorrAB, p. 322 ; A/B, Briefwechsel, 366. 1027 CorrAB, p. 324 ; A/B, Briefwechsel, 368. 1028 Ibid. 231 médiation historique, sub specie aeternitatis, le réduisant à des manifestations exemplaires, à des « exemples purement et simplement interchangeables d’idées ». Or, c’est précisément cette abstraction sous l’apparence de données concrètes singulières qui menace la fantasmagorie benjaminienne, produisant des développements qui n’appellent « pas tout à fait par hasard, une citation de Simmel. Toutes choses, lui confie Adorno, qui ne me rassurent guère »1029. Il en dénonce encore plus violemment l’influence dans sa lettre de 1936 sur « le Paris du Second Empire chez Charles Baudelaire », texte le plus simmelien de Benjamin, ce à quoi dernier répond en protestant contre le « regard désapprobateur » d’Adorno sur Simmel1030. Mais la méfiance d’Adorno envers les formes de l’interprétation simmeliennes, ne tient pas d’une simple attitude. Là où l’interprétation simmelienne de la Modernité la révèle comme avènement du psychologisme1031, Adorno interprète la Modernité, à la fois esthétique et sociologique, comme prééminence de l’objectivité, dans le matériau musical comme dans la vie sociale. En s’inscrivant plutôt dans le cadre de l’interprétation simmelienne, Benjamin est alors censé reconduire implicitement son psychologisme. La part « matérialiste » de l’analyse ne consiste plus qu’à rapporter, dans un dualisme plat, les données de l’infrastructure à celles de la superstructure : « pour moi, lui reproche Adorno, du point de vue de la méthode, il est maladroit d’interpréter en termes “matérialistes” les aspects particuliers qui relèvent évidemment de la superstructure, en les rapportant sans médiation, ou même par voie de causalité à des aspects correspondant à l’infrastructure »1032. Mais tel est forcément le destin d’un « matérialisme immédiat, anthropologique »1033, prisonnier, comme dans la sociologie de Simmel, d’« un élément profondément romantique »1034, c’est-à-dire n’engageant qu’une subjectivité non médiatisée par la contrainte immanente du matériau, en l’occurrence l’histoire et la société en tant que résidus objectifs des rapports de production. C’est manifestement en renouant avec une compréhension de l’histoire plus nettement spéculative qu’Adorno entend alors faire barrage à ce romantisme latent. 1029 CorrAB, p. 323 ; A/B, Briefwechsel, 367. De fait, l’appréhension simmelienne de la ville à la fois comme forme sociale et comme forme esthétique plane sur ce texte de Benjamin. Voir G. Simmel, Rome, une analyse esthétique, 1898. Les échanges sur Rome et les références au « Voyage en Italie » de Goethe dans la correspondance entre Adorno et Benjamin montrent qu’Adorno n’était nullement insensible à cette approche. Nonobstant, il jugeait qu’en aucun cas elle ne pouvait assurer les bases dialectiques d’une analyse objective de la société. Dès qu’elle lui semble instituée comme telle, chez Kracauer comme chez Benjamin, il décèle les traces d’un romantisme dépassé. Voir sur la position des uns et des autres vis-à-vis de l’héritage simmelien, G. Raulet, « Simmel et ses héritiers », art. cit, et Marshall Berman, All that is solid melts into air: The experience of Modernity, New York, 1982/ London 1983. 1031 C’est en présupposant le caractère constitutif de l’expérience vécue individuelle (Erlebnis) pour la modernité que Simmel fondait implicitement son approche de cette dernière à partir de l’expérience vécue, elle-même affleurant de la manière la plus nette dans les phénomènes esthétiques en général. Dans un essai de 1909-1911 sur Rodin, il note que « La sculpture de Rodin est l’expression « de l’élément vibrant, aux multiples facettes, de l’âme moderne ». Tandis que l’ancienne sculpture recherchait « la logique du corps, Rodin en explore la psychologie ». Or, précise-t-il « l’essence de la modernité » est le « psychologisme, l’expérience [das Erleben] et l’interprétation du monde en termes de réactions de notre vie intérieure et certainement comme un monde intérieur » ( »Die Kunst Rodins und das Bewegungsmotiv in der Plastik «, Nord und Süd, vol. 129, 1909, II, pp. 189-96 ; version longue dans G. Simmel « Rodin », in Philosophische Kultur, [1911], Potsdam, 1923, p. 196 ). Plus fermement que Simmel, Benjamin tirera les conséquences historico-politiques de ce retrait du monde dans un monde intérieur par sa distinction critique de l’Efahrung et de l’Erlebnis. L’essence « psychologiste » de la modernité a pour conséquence un appauvrissement de l’Erfahrung, c’est-à-dire de l’expérience communicable et source de connaissance. Indéfiniment intériorisée, l’expérience s’est réfugiée dans l’idiosyncrasie qui sépare les hommes du monde et les uns des autres. Aussi bien Benjamin n’a-t-il aucune complaisance pour le psychologisme simmelien. 1032 CorrAB, p. 323 ; A/B, Briefwechsel, 367. 1033 CorrAB, p. 324 ; A/B, Briefwechsel, 368. 1034 Ibid. 1030 232 « La détermination matérialiste des caractères culturels n’est possible que par la médiation du procès global.»1035 Est-ce à dire que le théoricien renoue là avec un projet idéaliste dont il n’a pourtant eu de cesse de formuler la critique ? Comment concevoir un tel procès en l’absence d’un point de vue de la totalité qui l’oriente, sans Sujet Absolu et sans Sujet-Objet ? Telle est toute la difficulté. Reste donc à savoir comment Adorno lui-même détermine la forme et le contenu d’un tel procès global. Il va s’avérer clair, cependant, qu’il ne s’agit pas là d’une simple leçon de marxisme orthodoxe adressée à Benjamin sans conséquence pour sa propre théorie. La « systématisation » de sa critique de la subjectivité sera en fait indissociable de la détermination d’un tel procès. - Échec d’une saisie de la forme marchandise moderne dans sa spécificité Faute de concevoir la médiation de ce procès global, Benjamin échoue à comprendre la spécificité historique de la forme marchandise : l’impôt et les barricades peinent à livrer la véritable teneur historique des poèmes de Baudelaire sur le vin. Leur véritable détermination ne peut être dégagée « qu’en passant par la tendance générale prévalant à l’époque sur le plan social et économique », c’est-à-dire, « par l’analyse de la forme-marchandise au temps de Baudelaire »1036. Loin de la rendre plus palpable, la fantasmagorie conduit en ce sens à un « usage abstrait de la catégorie de la forme-marchandise : comme si elle avait surgi comme telle pour la première fois au XIXe siècle »1037, alors que « le caractère marchand et l’aliénation existent depuis les débuts du capitalisme, c’est-à-dire depuis le début des manufactures, depuis le baroque précisément – de même que, d’un autre côté l’ “unité” de la modernité, depuis ce temps, réside dans le caractère marchand »1038. Il convient alors selon lui de mettre en évidence « le caractère marchand spécifique du XIXe siècle » 1039. La voie de la détermination d’un tel caractère spécifique se précise lorsqu’il concède à Benjamin la « pertinence de l’immanence de la conscience pour le XIXe siècle », dont il a précisément cherché à exhiber la teneur matérielle dans l’intérieur bourgeois kierkegaardien. Mais la détermination onirique d’une telle immanence dans l’exposé lui paraît manquer le point essentiel à une telle spécification. Car le rêve psychologise l’image dialectique et fait de la sorte succomber l’analyse au « sortilège de la psychologie bourgeoise »1040 qui est toujours celui de la naturalisation. Dans le rêve onirique, l’histoire perd pied. En lui, « l’image sans classe est antidatée dans le mythe au lieu d’accéder vraiment à la transparence sous forme de fantasmagorie infernale, dans la mesure où elle est simplement conjurée à partir de l’archè »1041. Mais de la sorte, la présentation benjaminienne du rêve flirte avec les archétypes de la « conscience collective » décrits par Jung. Or une telle conscience collective note Adorno « est exposée à la critique des deux côtés : du côté du processus social en hypostasiant les images archaïques là où les images dialectiques sont produites par le caractère marchand, justement pas dans un moi collectif archaïque chez les individus aliénés du monde bourgeois ; et du côté de la psychologie, dans la mesure où, comme le dit bien Horkheimer, le moi de masse n’existe que dans les tremblements de terre et dans les catastrophes elles-mêmes de masse, alors que la plus-value objective s’impose précisément 1035 CorrAB, p. 323 ; A/B Briefwechsel, 367. Ibid. 1037 Ibid, p. 128 ; A/B Briefwechsel, 147-148. 1038 Ibid, p. 124 ; A/B Briefwechsel, 144. 1039 Ibid. 1040 Ibid, p. 122 ; A/B Briefwechsel, 142. 1041 Ibid, p. 121 ; A/B Briefwechsel, 141. 1036 233 chez les sujets isolés et contre eux »1042. En d’autres termes, une telle conscience collective manque deux caractéristiques par lesquelles la forme-marchandise se spécifie dans le capitalisme avancé, en relation avec l’histoire de la subjectivité occidentale. - - Du point de vue psychologique, elle manque l’articulation décisive qui relie marchandise et conscience faisant de la seconde un simple mode d’être de la première, laissant ininterrogées les médiations que cela suppose. Dès lors, du point de vue socio-historique, elle oblitère la compréhension de la spécificité de l’aliénation capitaliste bourgeoise moderne qui n’induit pas, en fait, le phénomène de la masse, mais celui de l’atomisation – spécificité qu’occulte précisément l’idée d’un inconscient collectif à déchiffrer. Reprenant contre l’esprit jungien de cette attention au rêve collectif chez Benjamin l’objection adressée à Jung par le marxisme orthodoxe, Adorno le met en garde contre l’incapacité d’une telle approche à intégrer la division de classes et, plus radicalement, toute compréhension des rapports de force en jeu dans la société. Conséquemment, du point de vue politique, l’invocation de l’élément collectif – en particulier dans son ancrage prétendument archaïque dans la conception jungienne – apparaît toujours complice du conservatisme. Le réveil sur lequel compte encore Benjamin risque, dans cette perspective, de s’avérer aussi peu nécessaire que dans la thématisation jungienne des archétypes oniriques. - Insuffisance de la fantasmagorie et fécondité du modèle allégorique Si l’exigence du réveil est pourtant explicite dans l’Exposé, et dans la correspondance également, les critiques qu’Adorno adresse à Benjamin dans la lettre du 2 août 1935 se focalisent donc essentiellement sur la question du rêve qui lui semble insuffisamment dialectisée : c’est la manière même dont Benjamin construit la fantasmagorie, le rêve qui est déjà problématique. Dans le texte résumé auquel Adorno a alors accès, Benjamin se concentre en effet sur l’exposition du rêve comme plan du déchiffrement matérialiste par la simple présentation des images dialectiques introduisant au projet d’une archi-histoire du XXe siècle. Quoique Benjamin justifie sa démarche en la présentant comme étape préparatoire à une construction plus vaste, qui, prise dans son entier, fonctionnera dialectiquement, Adorno y voit surtout un mauvais point de départ. Le plan onirique de la fantasmagorie, considéré tel quel, échoue à libérer une véritable teneur matérialiste. Si l’image dialectique se résume comme elle lui semble le faire dans l’Exposé à un simple contenu de conscience en tant que rêve, elle perd « cette force de déchiffrement qui pourrait le [le rêve] légitimer du point de vue matérialiste ». Au contraire, suggère-t-il, « il faudrait par la construction dialectique […] comprendre l’immanence de la conscience comme une constellation du réel »1043. Qu’est-ce à dire ? Pour Adorno, Benjamin s’interrompt en chemin. Il dégage avec la fantasmagorie le produit du système marchand dans la conscience comme rêve, mais de ce rêve, il ne tire au fond rien de plus qu’un contenu de conscience, qui semble lui-même en suspens au-dessus du réel, et ne l’investit pas en retour1044. En somme, exposée telle quelle, l’image dialectique de Benjamin maintient l’apparence d’un produit fantasmagorique autonome flottant au-dessus 1042 Ibid, p. 122 ; A/B Briefwechsel, 142. Ibid, p. 121 ; A/B Briefwechsel, 141. 1044 Ou lorsqu’elle le fait comme dans le texte sur le « flâneur » (critiqué par Adorno dans une lettre de 1938) où Benjamin associe les poèmes sur le vin de Baudelaire et les barricades, c’est d’une façon qui semble plaquée. Si les contenus pragmatiques de Baudelaire sont rapportés « aux traits voisins appartenant à l’histoire sociale de son temps », leur interprétation ne pénètre pas, selon Adorno, la teneur de cette dernière, qu’il conçoit essentiellement comme « Enfer ». 1043 234 des rapports de production. Si c’est précisément ce flottement, ce moment de suspens même qui intéresse Benjamin à ce stade, parce qu’en lui pourrait se dessiner la constellation qui ferait basculer vers le réveil, Adorno n’y voit qu’une complaisance simmelienne dans les détails singuliers ne cachant que des idées très générales. En tronquant ainsi le mouvement dialectique par lequel la conscience, qui procède de l’objectivité, y retourne, l’Exposé s’en tient aux manifestations oniriques du rêve comme à un fait, à la présentation « étonnée » de la factualité, plus proche du « positivisme » honni que d’une démarche matérialiste critique. Ce faisant, il s’avère d’autant plus vulnérable à la relativité de son point de vue. En s’en remettant au regard artiste de Baudelaire comme à un point de vue du seuil, arraché à la condition bourgeoise, il prend le risque de « réduire la fantasmagorie aux modes de comportement de la bohème littéraire »1045. Or une critique réelle à partir d’elle n’est véritablement possible que « si la fantasmagorie est prise comme catégorie objectivement historico-philosophique et non pas comme ‘le point de vue’ de certains caractères dans la société »1046. Dans la mesure où tout se passe dans ces lettres critiques comme si Adorno se référait à la théorie de Benjamin en fonction de ses propres orientations, son invocation, à ce stade, de la théorie de l’allégorie comme représentant la « véritable théorie spéculative » de Benjamin mérite qu’on s’y attarde un instant. En effet, il ne cesse de le rappeler dans ses lettres, la théorie de l’allégorie développée par Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand lui paraît largement plus opératoire que celle de fantasmagorie1047. Pour quelle raison? C’est là en vérité un point décisif à élucider. En effet, tandis que l’allégorie chassait tous les contenus de conscience rendant le matériau interprétable, la fantasmagorie les réinvestit, qui plus est sur un plan onirique, plus vulnérable encore aux errements du psychologisme. Or, cet écoulement des intentions subjectives était apparu à Adorno comme l’occasion d’une critique matérialiste de la subjectivité, sous la forme précisément vidée de toute vie subjective, de son aliénation, dans l’intérieur bourgeois comme dans les œuvres romantiques. Avec la forme-marchandise, Adorno reconduit pour ainsi dire la même méthode critique. Le caractère figé de l’objectivité de la marchandise peut fonctionner à son tour comme expression allégorique de la subjectivité. Mais si la « dialectique en arrêt » tel que Benjamin en développe alors l’idée présente un air de famille avec l’allégorie en tant que formes figée, fossile d’un processus dialectique, interprétable en tant qu’image, dès lors que cette image est investie d’une vie pleine de significations sur un plan onirique, toute sa puissance critique s’évapore. Adorno ne veut pas d’une image dialectique vivant dans la conscience ou dans l’inconscient, il veut saisir cette conscience elle-même comme une constellation du réel dans l’image. La fantasmagorie n’est pas dans la conscience pas plus que le rêve ne doit être interprété ici comme localisé dans la tête du rêveur : pour Adorno, il faut montrer au contraire comment le rêveur est luimême prisonnier du rêve et la conscience captive dans la fantasmagorie, en d’autres termes, retrouver dans la fantasmagorie le moment objectif de la réification. Mais ce faisant, le reproche adressé à la fantasmagorie se précise : elle se déploie comme l’espace symbolique du rêve, plutôt que comme l’espace allégorique de sa pétrification1048. Cette pétrification est pourtant la clé de la compréhension adornienne de la fantasmagorie de la marchandise qui retrouvera avec lui, on va le voir, son autre nom de caractère fétiche, ne résonnant pas pour rien avec une notion typiquement psychanalytique. 1045 CorrAB, p. 322 ; A/B, Briefwechsel, 366. Ibid. 1047 Dans la lettre d’août 1938, en réponse à la lecture de la partie de l’essai de Benjamin sur Baudelaire consacrée au flâneur, il note en ce sens que « les Affinités électives et le livre sur le baroque relèvent d’un meilleur marxisme que l’impôt sur le vin et le renvoi de la fantasmagorie aux behaviors des feuilletonnistes », in CorrAB, p. 326 ; A/B, Briefwechsel, 340. 1048 Voir à ce sujet la thèse de Gilles Moutot, Adorno, un matérialisme sans images. 1046 235 Dans la brève et dense lettre du 5 août 1935, Adorno suggère en ce sens à Benjamin une interprétation de l’image dialectique où s’entrelacent précisément l’allégorique et le psychanalytique de manière suggestive dans une tentative de conciliation du « moment du rêve – comme élément subjectif de l’image dialectique – avec la conception de celle-ci [l’image dialectique] comme modèle », c’est-à-dire comme élément objectif, figé, proche en cela du concept d’allégorie1049. « Avec le dépérissement de la valeur d’usage dans les choses, celles-ci aliénées, s’évident et attirent des significations chiffrées. La subjectivité s’empare d’elles en y investissant des intentions de désir et d’angoisse. Du fait que les choses défuntes se constituent en images des intentions subjectives, elles se présentent comme non révolues et comme éternelles. Les images dialectiques sont des constellations entre choses aliénées et significations intégrées, s’immobilisant à l’instant de l’indifférenciation entre mort et signification. »1050 Le phénomène du dépérissement de la valeur d’usage placé au cœur de la problématique marxienne du caractère fétiche de la marchandise est ici investi d’un double motif à la fois allégorique (« les significations intégrées s’immobilisant à l’instant de l’indifférenciation entre mort et signification »), et psychanalytique, permettant de penser la contrainte en retour de ces « significations intégrées » sur les subjectivités. L’outillage critique esthétique s’avère ainsi complété par une structure d’interprétation psychanalytique. L’aspect allégorique désigne la pétrification de l’intention subjective à l’origine de la production de la chose tandis que l’aspect psychanalytique désigne l’aliénation de la subjectivité1051 – non en tant qu’elle produit la chose mais en tant qu’elle la consomme – dans cette chose qu’elle ne comprend plus en tant que telle mais qu’elle désire et qu’elle craint. « Dans le dépérissement de la valeur d’usage », c’est-à-dire dans la marchandise elle-même, la subjectivité apparaît d’un côté cristallisée dans des « significations intégrées » devenues opaques se présentant sous l’aspect rigide, figé, de la mort et de l’autre, refoulée, comme la valeur d’usage elle-même, en laquelle elle investit finalement « des intentions de désir et d’angoisse », en lieu et place d’un besoin conscient que pouvait satisfaire l’objet dans sa spécificité. L’image dialectique benjaminienne ne peut fonctionner, suggère implicitement Adorno qu’au prix d’un tel tressage allégoricopsychanalytique. Selon ce tressage, propre en fin de compte à la réélaboration proprement adornienne de la forme-marchandise, la réification se décline ainsi selon un double sens : en un premier sens, elle désigne une pétrification allégorique de la conscience – aliénation résultant de son activité productrice –, tandis qu’en un second sens, elle désigne une aliénation psychique résultant de son activité consommatrice. Dans les produits, les intentions subjectives deviennent des choses tandis que dans les marchandises, les choses investissent les subjectivités qui en épousent le mode d’être. Aussi bien, le moment allégorique, figé, ne cristallise-t-il pas seulement des intentions subjectives présidant à la production de l’objet mais la subjectivité qui s’identifie à lui. On saisit là que dans sa façon de penser l’« image dialectique », à travers le prisme de déterminations psychiques et au plus près de l’ancien concept benjaminien d’allégorie, Adorno amorce déjà les termes de son appropriation originale de la figure de la formemarchandise. * Puisqu’on a jusqu’ici rappelé l’entrelacs problématique qui fait de la forme marchandise, autour de 1935, un inextricable nœud gordien pour la théorie, ainsi que les réticences 1049 Même si Adorno emploie le terme d’« image dialectique », il reprend ici fondamentalement sa propre compréhension de l’allégorie chez Benjamin. 1050 CorrAB, p. 132 ; A/B, Briefwechsel, 151. 1051 Une aliénation qui, on va le voir, n’apparaît pas ici comme un point de départ voué à être dépassé dans une dialectique du maître et de l’esclave hégélienne mais comme une conséquence de la perversion de cette dialectique dans l’échange marchand. 236 partielles d’Adorno face aux diverses options horkheimeriennes et benjaminiennes, voyons maintenant comment ce nœud est finalement tranché, sans recours à terme à des « images dialectiques » ni au présupposé d’une « Raison objective » en marche, simplement occultée par des conditions historiques particulièrement embrouillées. B. Réélaboration psycho-sociale du caractère fétiche – dans la musique Face à Benjamin, on a vu qu’Adorno invoquait la nécessité d’une élaboration « historicophilosophique » de la catégorie de la forme-marchandise, excluant, implicitement, comme cela est finalement assumé dès le départ, le champ proprement économique de l’interprétation de cette forme. Au moment où il énonce cette exigence, c’est pourtant moins sa catégorie historico-philosophique que sa catégorie socio-psychique qu’il élabore de son côté, dans le cadre des recherches de l’Institut. M. Jay a montré que cette évolution manifestait l’émancipation adornienne du giron benjaminien au profit d’un rapprochement avec Horkheimer1052. Si elle se vérifie en partie, l’idée détournement complet du travail de Benjamin reste néanmoins trompeuse à ce stade. Quand bien même il serait avéré qu’Adorno rompe, quasiment sur toute la ligne, avec Benjamin, c’est à partir de sa constitution du problème, au plus près de cette dernière, quoiqu’en négatif, que le « théoricien critique » réélabore la théorie pour son propre compte. Les premiers textes écrits dans le cadre des recherches de l’Institut mettent ainsi en œuvre un travail de dialectisation de la fantasmagorie, notamment par des médiations psycho-sociales, précisément déployées en regard de la tentative benjaminienne. Si Adorno rompt frontalement avec la théorie benjaminienne de la « barbarie positive » qui suggérait la présence de forces révolutionnaires, utopiques, dans les produits apparemment barbares de l’industrie culturelle moderne, le motif décisif de l’allégorie, comme pétrification d’intentions subjectives défuntes, continue d’investir sa compréhension propre de la réification lukácsienne et justifie de poursuivre, en elle, sa critique de la subjectivité. En outre, il est un point fondamental qui oriente radicalement la réélaboration adornienne de la théorie et qu’il convient cette fois de reconnaître chez Horkheimer : la question de l’impuissance. On a vu l’importance critique de ses recherches sur l’impuissance du prolétariat. Mais dès les années trente, la portée de ce thème va bien au-delà de la seule interprétation de la classe prolétarienne. Via une critique acerbe de la liberté bourgeoise, il énonce déjà, dans l’important article de 1936 « Egoïsme et émancipation »1053, l’idée d’un asservissement intérieur de l’individu bourgeois que dissimule la « conscience abstraite » de soi sur laquelle se fonde l’individualisme. Encourageant un « mépris de soi » paradoxalement associé à la « conscience exaltée de la liberté et de la grandeur de soi et des autres »1054 « le processus historique par lequel l’individu a pu accéder à la conscience abstraite de soi a supprimé en même temps que l’esclavage une forme de la société de classes, mais non sa réalité ; il n’a donc pas seulement émancipé l’être humain en droit ; il l’a en même temps 1052 Voir Martin Jay, Adorno, Cambridge 1984, p. 35. M. Horkheimer, « Egoïsme et émancipation », Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit. L’article » Egoïsmus und Freheitsbewegung « est initialement paru dans le second numéro de 1936 du Zeitschrift für Sozialforschung. Dans sa postface à l’Essai sur Wagner, Adorno inscrit son travail dans le sillage de ce texte (T. W. Adorno, Essai sur Wagner, trad. fr. de H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1966, rééd. 1976, 1979, p. 213). 1054 Op. cit., p. 212, note 136 ; Versuch über Wagner, Die musikalischen Monographien GS 13, 145. 1053 237 asservi intérieurement »1055. Ainsi les rapports de domination « masqués économiquement par l’apparente autonomie des sujets productifs, philosophiquement par le concept idéaliste de la liberté absolue de l’homme » sont en fait « intériorisés par l’asservissement et la destruction des instincts de plaisir »1056. Une telle analyse prépare les développements inspirés du dernier Freud de la Dialectique de la Raison sur l’équivalence entre civilisation et renoncement. Dans la réélaboration adornienne de la théorie de la forme-marchandise, incontestablement placée sous le signe de cette impuissance psycho-historique généralisée des individus, de ce mépris de soi intériorisé, on assiste à l’application originale des médiations psychanalytiques qui y opèrent1057 au domaine que lui réserve sa compétence en la matière: la musique. En réinterprétant, sous l’éclairage de la forme marchandise, les transformations historiques de sa fonction, de sa production, des conditions de sa réception et de sa diffusion, Adorno, qui confère depuis toujours à la musique un caractère social, formule déjà, par ces analyses, les principaux jalons de sa théorie de la société. Une fois posés ces préliminaires, le point sera ici de montrer la manière dont, mêlant les outils de la psychanalyse freudienne à la théorie lukácsienne, Adorno opère une véritable reconstruction psycho-sociale de la théorie du caractère fétiche de la forme-marchandise. Dans le fétichisme de la marchandise, l’impuissance de l’individu se perpétue comme par envoûtement et se cristallise à la fois à la manière d’une allégorie. Chose aliénée, la marchandise aliène la subjectivité en retour et exhibe, dans sa forme rigide, soumise au régime de l’équivalence, la figure aliénée de cette subjectivité. De la sorte, telle que la conçoit Adorno, la forme-marchandise apparaît elle-même comme une figure de la subjectivité. 1. Fantasmagorie de l’impuissance Dans un premier temps, cette réélaboration psycho-sociale s’opère via la thématique de la fantasmagorie dont Adorno fait en quelque sorte redescendre le plan onirique exploré par Benjamin dans les profondeurs libidinales de la psyché et de l’histoire de la nature, à la fois comme rêve, objet de l’analyse freudienne et comme mythe, histoire figée dans une fausse éternité dans l’œuvre bourgeoise wagnérienne, entre interprétation psychanalytique et interprétation allégorique. Le rêve, où se cristallisent le « désir et l’angoisse » contenus de conscience refoulés en lui, est ainsi la forme dialectiquement révisée de la fantasmagorie dans 1055 Op. cit., p. 153 ; GS 13, 145. Ibid. 1057 En réalité, le recours à la psychanalyse n’est évidemment pas original dans cadre de la Théorie critique définie par l’Institut, dont la psychanalyse fait partie intégrante du programme pluridisciplinaire (notamment, avant 1939, sour la houlette de E. Fromm et de W. Reich. Mais, si convaincu qu’il soit du caractère indispensable d’une sociopsychologie au soubassement de la théorie, Horkheimer entretient aux catégories freudiennes un rapport critique qui en limite l’usage dans ses analyses critiques de la société de l’époque. Ainsi, dans « Egoïsme et émancipation. Contribution à une anthropologie de l’âge bourgeois », il dénonce « la tolérance méprisante de Freud à l’égard de l’instinct d’agression – qui est “hélas”, un fait “malheureux” » (in M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et Théorie critique, op. cit., p. 226). Plus haut, il ironise sur la prétendue audace de l’hypothèse freudienne de la pulsion de mort qui « ne fait que reprendre les conventions sociales et religieuses » (op. cit., p 120). Clairement alors, Horkheimer voit dans la connaissance profonde de l’économie psychique de Sade ou de Nietzsche des ressources autrement plus critiques de la société. Sur les rapports fluctuants d’Horkheimer au freudisme (de sa critique de Freud comme penseur bourgeois à sa défense, après guerre, contre l’évolution néo-révisionniste de Fromm) voir K. Genel, « L’approche sociopsychologique de Horkheimer, entre Fromm et Adorno », in La première théorie critique, Astérion, n°7, juin 2001, http://asterion.revues.org/. 1056 238 les premiers essais de l’auteur sur le Jazz1058, notamment dans l’article de 1935, « Sur le Jazz », et ses notes annexes, rédigées deux ans plus tard à Oxford. Parallèlement, le projet d’une recherche sur Wagner1059, compositeur favori du Führer, commencé à la même époque, conduit Adorno à ressaisir la fantasmagorie sous le signe du mythe structurant les drames wagnériens, eux-mêmes appréhendés sous l’angle historique de la réification des individus dans la société marchande. Dans le rêve jazzistique et le mythe wagnérien, marchandise et subjectivité fusionnent dans la figure de l’individu impuissant. De l’un à l’autre néanmoins, le sens de la fantasmagorie se transforme étant donné le caractère « fonctionnel » du jazz, simple marchandise pour le critique, et le caractère « autonome » de l’œuvre wagnérienne a. « Analyse » du jazz comme rêve On a vu depuis le départ qu’un des gestes caractéristiques de la critique adornienne consiste dans l’extériorisation des contenus subjectifs susceptibles de les faire apparaître en tant que contenus subjectivement épuisés, défunts. C’est une fois encore, mutatis mutandis, le même geste, quoique avec des conséquences nouvelles, qui se trouve effectué face aux difficultés théoriques posées par la fantasmagorie benjaminienne. Plutôt que chercher dans le rêve le précipité de l’époque dans l’ambivalence de ses possibilités, réactionnaires et révolutionnaires, « c’est au contraire, écrit Adorno à Benjamin, le rêve qu’il faudrait extérioriser à travers la construction dialectique et l’immanence de la conscience elle-même serait à comprendre comme une constellation du réel »1060. Plutôt que de placer le réel dans la conscience, il s’agit de saisir l’extériorisation de la conscience dans le réel non comme son reflet, selon une conception dualiste opposant infrastructure et superstructure, mais comme son produit, selon une conception dialectique. Il s’agit donc de déjouer l’immédiateté subjective du rêve en le saisissant comme une objectivité qui pèse sur les consciences selon un régime d’influence qui l’apparente moins à une force d’évasion qu’à une force d’envoûtement, en retour, des marchandises sur les consciences. L’effet objectif d’un tel envoûtement est l’impuissance psycho-sociale des sujets – dont le sujet-jazz, on va le voir, est la première figure éloquente. La fantasmagorie est donc extériorisée comme « rêve » à la fois comme émanation des consciences et contrainte qui pèse sur elles. Le contenu ouvertement sauvage, pulsionnel, bref, sexuel du jazz offre alors au critique une voie d’accès royale pour une interprétation psychanalytique du « rêve jazzistique ». 1058 On peut indiquer ici rapidement la chronologie des diverses contributions adorniennes spécifiquement consacrées au Jazz. En 1933, Adorno publie sous le pseudonyme sombrement comique de Hektor Rottweiler, un court texte intitulé « Abschied vom Jazz », c’est-à-dire : « Adieu au jazz ». (Cela dit en passant. Dès le premier paragraphe : au « plan artistique », ce qui est « concrètement décidé depuis longtemps », c’est « la fin de la musique de jazz elle-même ». hier gibt es nichts zu retten, « rien à sauver ici ». Après ce premier texte, les amabilités continuent quelques années après, en 1936-1937, avec l’essai « Über jazz », « À propos du jazz », qui est traduit dans le recueil Moments musicaux. Le diagnostic du premier texte est confirmé, et cet essai se conclut sur ces mots : « Alors, vraiment, on ne peut plus sauver le jazz. » [Dann aber auch ist der Jazz nicht mehr zu retten.] Enfin, après la guerre, est publié en 1953 dans le revue Merkur l’essai « Zeitlose Mode », « Mode intemporelle », qui sera repris dans le recueil Prismes. Là encore, le diagnostic est apparemment sans appel : « En face de la profusion de possibilités d’inventer et de traiter des matériaux musicaux, même dans la sphère du divertissement si elle en éprouve le besoin, le jazz montre une pauvreté totale. » [Angesichts der Fülle der Möglichkeiten, musikalisches Material selbst in der Unterhaltungssphäre, falls es deren durchaus bedarf, zu erfinden und zu behandeln, zeigt der Jazz sich völlig verarmt.] 1059 Quatre chapitre seulement de la version dernière de l’Essai sur Wagner (1952) paraissent en 1939 dans les cahiers 1 et 2 de la revue de l’Institut, sous le titre de Fragmente über Wagner. 1060 CorrAB, p. 121 ; A/B, Briefwechsel, 139. 239 - Lien pulsionnel Les objections adressées par Adorno à Benjamin formulent avant tout une exigence pour sa propre théorie : celle d’une nécessaire médiatisation de la fantasmagorie par une dialectique qui ne la sépare pas de l’objectivité dans un dualisme sans issue, mais l’y réinvestit. Ainsi que le suggère un passage de la lettre des 2 et 4 août 1935 adressée à Benjamin, le plan onirique immanent du rêve n’est pas lui-même sans écho. « Le fétichisme de la marchandise ne se résume pas à un fait de conscience, au contraire il est dialectique au sens éminent qu’il produit de la conscience. Et cela veut dire que la conscience ou l’inconscience n’a pas simplement la faculté de le reproduire à titre de rêve, mais qu’elle lui répond également par le désir et l’angoisse »1061 À l’interprétation surréaliste du rêve, qui, finalement, l’autonomise, est substituée son interprétation dialectique qui invite à cerner dans l’apparent « fait de conscience » fantasmagorique une production objective de conscience par les rapports marchands. Dès lors, il s’agit pour Adorno de saisir comment cette production objective enveloppe la conscience rêvante plutôt qu’elle n’est enveloppée dans cette dernière. En d’autres termes, il s’agit de compléter le sens subjectif du rêve par un sens objectif non en tant qu’ils s’opposeraient l’un à l’autre comme l’intérieur et l’extérieur d’un même phénomène, mais en tant que le subjectif lui-même serait un produit en retour de l’objectivité, de telle sorte que la conscience rêvante n’en soit pas séparée dans un détachement onirique, mais y soit essentiellement liée. En invoquant « le désir et l’angoisse », Adorno émet l’hypothèse que ce lien essentiel soit un lien pulsionnel. L’importance de cette hypothèse du lien pulsionnel – évoqué à plusieurs reprises dans la correspondance avec Benjamin1062 – se vérifie dans son analyse du jazz décisive du point de vue de sa rupture théorique avec la critique benjaminienne de la culture de la seconde moitié des années trente. Le fait est que le jazz semble s’y connaître avec les pulsions. C’est précisément la raison pour laquelle il séduit la classe dominante qui a toujours eu un goût pour le primitif « pour autant seulement qu’il se donne comme inconscient et “vital” »1063 là où elle rejette violemment le kitsch, « c’est là sa bonne conscience »1064. Un tel attrait pour le primitif est compris par Adorno comme « pathos de la distance » dont il reconnaît le paradigme chez Nietzsche, ce pathos qui assure à la conscience avancée la tolérance de ce qui est aliéné1065. Dans les folles improvisations jazzistiques, tout un « romantisme né très récemment » voit un « correctif à l’isolement bourgeois de l’art autonome »1066. En même temps, « les éléments “primitifs” du jazz, c’est-à-dire les temps forts dans la basse sur lesquels on peut danser »1067, la syncope et le droit donné à l’improvisation sont autant de manifestations qui donnent au jazz des « allures 1061 CorrAB, p. 120 ; A/B, Briefwechsel, 140. Voir également la lettre du 5 août 1935 : « Avec le dépérissement de la valeur d’usage dans les choses, celles-ci aliénées, s’évident et attirent des significations chiffrées. La subjectivité s’empare d’elle en y investissant des intentions de désir et d’angoisse. », CorrAB, p. 132 ; A/B, Briefwechsel, 151. 1063 « À propos du jazz », Moments musicaux, p. 70 ; GS 17, 78. 1064 Ibid., p. 71 ; GS 17, 79. 1065 Si bien qu’elle neutralise en l’accueillant de la sorte la révolte de ce qui est aliéné. 1066 Ibid., p. 70 ; GS 17, 78. Ce nouveau romantisme « effrayé par le caractère mortifère du capitalisme […] choisit par désespoir l’issue d’un assentiment à ce qu’il craint, l’affirmant comme une sorte d’allégorie horrifiante d’une liberté à venir, en sanctifiant la négativité – consécration à laquelle le jazz lui-même, soit dit en passant, veut faire croire lui-même. » Il y a des chances ici qu’Adorno vise entre autres la barbarie positive de Benjamin. 1067 Ibid., p. 71 ; GS 17, 79. 1062 240 néo-objectives »1068, et donc avant-gardistes. Ce double visage, primitif et avancé, cache en fait une sorte de « dyonysisme industrialisé »1069 dont le Sujet-jazz est la figure apparemment excentrique1070. Mais quel est, demande Adorno, « cet étrange “sujet”, sujet qui frémit et qui marche » ? Quelle est donc « sa fonction » ? L’individualisation, entre vitalité – voire animalité – et génialité, du musicien de jazz virtuose, pose la question de « savoir pourquoi au fond il est là, alors même qu’il affirme que son existence va de soi, affirmation qui ne fait sans doute que cacher une difficulté à se justifier»1071. La violente réponse adornienne est que le Sujet-Jazz n’est là que pour voiler le caractère de marchandise du jazz lui-même. C’est finalement en plongeant dans le matériau jazzistique comme rêve, que la critique pourra le faire ressortir, en contrepoint de son apparente individualisation, comme figure d’impuissance, réifiée. - Contenu manifeste et contenu latent du « rêve jazzistique » Les notes d’Oxford de 1937 complétant l’article de 1935 « Sur le jazz » nous donnent l’occasion d’approfondir la signification de ce motif du désir et de l’angoisse déterminant l’aliénation en retour des subjectivités dans le système marchand. Dans l’article que les notes complètent, Adorno interprète le jazz comme rêve, mais un rêve abordé psychanalytiquement, dans le dédoublement de son contenu manifeste et de son contenu latent. « En s’éloignant un peu des habitudes de la psychanalyse, on aimerait définir, avec ses propres concepts, la représentation symbolique de l’acte sexuel comme le contenu manifeste du jazz compris comme un rêve, mais que les allusions textuelles et musicales auraient pour fonction de renforcer plutôt que de censurer. On ne peut écarter le soupçon que toutes ces cachotteries sexuelles grossières et assez facilement décodables, visent à cacher un autre secret plus profond et plus dangereux. » 1072 Lequel est « un secret de nature sociale ». Découvrir « le contenu latent de ce rêve-là », qui se révèle dans un rapport inégal entre individu et collectivité manifesté par le rapport du chorus sur le verse1073. « Le rêve jazzistique » est celui de « a primauté de la société sur l’individu. »1074 Le contenu manifeste du jazz est un contenu sexuel. Dès lors, toute l’analyse d’Adorno consiste à dégager en deçà de ce contenu manifeste le contenu latent (i. e. social) qui se révèle comme impuissance. Dans le jazz se donne à entendre « l’ambiguïté d’un faux râle de plaisir et d’un cri d’angoisse parodié »1075. Le plaisir est déjà angoisse, et ils se faussent l’un l’autre dans cette ambivalence. 1068 En vérité, note Adorno, « il est ce que la Nouvelle Objectivité prétend combattre avec la plus grande férocité, c’est-à-dire un artisanat d’art, et son objectivité ne vaut guère plus qu’un ornement plaqué, qui doit nous cacher qu’il s’agit ici d’un simple objet […] le jazz est une marchandise au sens strict » (Ibid.). 1069 Selon l’expression de Philippe Lacoue-Labarthe dans ses « Remarque sur Adorno et le jazz », art. cit., p. 135. 1070 Tout le développement sur « l’excentric » dans l’article « À propos du jazz » opposé au clown vise Benjamin, qui avait précisément esquissé cette figure comme figure progressiste (Œuvres III, op. cit., pp. 100 et 104) à propos de Chaplin, des dessins animés et des films grotesques. Pour Adorno, l’isolement de l’excentric n’est que le masque de son impuissance. Tout retournement de ces marionnettes tout droit issues de l’idéologie marchande en promesses de révolution lui apparaît naïf et démagogique. Sa lettre à Benjamin du 18 mars 1936, où il enjoint ce dernier de liquider tous les thèmes brechtiens qui le conduisent à sous-estimer les aspects négatifs de l'art de masse et même à juger révolutionnaire un art technologique comme le cinéma, désigne Bertolt Brecht comme grand prêtre marxiste de cette démagogie. 1071 « À propos du jazz », p. 69 ; GS 17, 77. 1072 Ibid., p. 83 ; GS 17, 1073 Ibid., p. 84 ; GS 17, . 1074 Ibid. 1075 Ibid., p. 93 ; GS 17, 105. 241 « L’angoisse est en même temps tournée en dérision et présentée comme une sensualité, alors que l’impuissance sexuelle est déjà donnée comme image de la puissance dans les figures à part des breaks. Dans cette figure historique, apparaît chez le sujet-jazz l’ambivalence de la peur. Alors que la psychanalyse comprend l’angoisse comme libido refoulée, le jazz prétend que le cri d’angoisse lui-même est celui de la libido. Tiger Rag – morceau qui représente le feulement érotique du tigre et en même temps la peur de se faire dévorer ou châtrer par lui. »1076 Dès cet article sur le jazz, Adorno dégage une de clés de toute sa critique de l’industrie culturelle : l’usurpation du plaisir. Tout en elle « se fait passer pour du plaisir » en dissimulant l’impuissance où ce plaisir trouve sa source et dès lors sa possibilité mûrie. Ainsi, juge le critique, la syncope caractéristique de la forme jazzistique, a quelque chose d’une éjaculation précoce, un plaisir que la peur précipite, en d’autres termes un plaisir sacrifié à la peur ellemême qui l’enveloppe comme sa condition. Le Jazz-Subjekt tel qu’Adorno en esquisse la figure incarne une subjectivité immature et donc perverse. En interprétant un tel sujet comme se tenant dans l’angoisse de la castration, Adorno rattache explicitement la notion socioéconomique de fétichisme de la marchandise aux catégories psychanalytiques freudiennes. Chez Freud, le fétichisme sexuel qui consiste dans une pratique sexuelle dissociée des organes génitaux est explicitement corrélé à l’angoisse de la castration1077. Considéré comme perversion, il est associé à un clivage de la personnalité, une partie de la personnalité reconnaissant l’angoisse de castration via l'objet fétiche, l'autre la refoulant : la particularité de ce clivage demeure dans le manque de communication entre ces deux pôles. Adorno retrouve ces aspects dans le rêve jazzistique clivés entre le contenu manifeste de la jouissance et le contenu latent de l’angoisse. Leur coexistence fonde ainsi l’interprétation du sujet-jazz comme instance sado-masochiste, dans la mesure où la jouissance apparaît chez lui comme l’envers de son angoisse. L’importance de cette interprétation dans l’économie de la critique adornienne est attestée par le fait qu’Adorno n’aura de cesse de chercher à dégager ce caractère dans les divers articles qu’il consacrera tout au long de sa vie au jazz – avec une obstination qui a pu rendre l’auteur lui-même suspect de présenter un tel caractère1078. Si problématique et nauséabonde que puisse paraître cette approche, nous y reviendrons, il convient pour lui donner toute sa portée, d’y cerner la critique dialectique qu’elle engage de la transformation des rapports de domination dans la société marchande, qui chez Adorno est moins celle des patrons sur les prolétaires que du système marchand sur les subjectivités. En effet, dans cette ambivalence perverse de la jouissance et de l’angoisse se trouve réuni ce que Hegel attribuait distinctivement au maître et à l’esclave dans le chapitre IV de la Phénoménologie de l’Esprit. Dans la dialectique hégélienne, tandis que la domination [Herrschaft] est désir et consommation de l’objet du désir, c’est-à-dire jouissance, la servitude [Kneschtshaft] est d’abord angoisse, « cette conscience, qui a eu peur non pour telle ou telle chose, ni en tel ou tel instant, mais pour son essence tout entière »1079, face au maître par excellence, la mort. La jouissance est réservée au maître qui se satisfait dans la consommation du produit du travail de l’esclave. Dans le travail, « l’activité qui donne forme », l’esclave reconquiert sur le maître le « côté objectal de ce qui est là et préexiste » et la « conscience accède désormais, dans le travail et hors d’elle-même, à l’élément de la permanence »1080. Si l’on veut bien repérer cet écho à la dialectique hégélienne de la domination dans 1076 Ibid. Voir Paul-Laurent Assoun, Le Fétichisme, PUF, « Que sais-je ? », 2002. 1078 Voir la remarque de Lazarsfeld sur les dissertations adorniennes exposant sa critique des produits de l’industrie culturelle. 1079 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. de J.-P. Lefebvre, Aubier Montaigne, Paris, 1991, p. 156. 1080 Op. cit., p. 157. 1077 242 l’interprétation adornienne du jazz, on remarquera ici que tout se passe comme si le moment d’émancipation de la servitude dans le travail s’avérait tronquée. Le sujet-jazz n’est pas un esclave que son travail, en l’occurrence ses œuvres, émanciperait de sa condition. Il est à la fois l’asservi et le dominateur qui se satisfait. Tel est le fond, dans la conception adornienne, de son caractère sado-masochiste. La médiation objectale s’évapore dans la surimpression schizophrénique des deux figures. L’esclave – et cruellement ici le terme résonne au-delà de sa signification philosophique – a intériorisé le maître, le maître a intériorisé l’esclave. On saisit là un des clés de l’interprétation adornienne de la condition subjective moderne : la confusion dans la figure de l’individu de la domination et de la servitude qui sera largement développée dans la Dialectique de la Raison.. Le remarquable ici étant la manière dont Adorno immisce dans la dialectique hégélienne la théorie freudienne de l’ambivalence instantanée du contenu manifeste et du contenu latent où disparaît la possibilité de la médiation par le travail et l’œuvre réalisée. Comme dans le rêve sous la catégorie duquel Adorno veut ici penser le jazz, les objets se dérobent entre les doigts du rêveur cherchant à les atteindre et à les transformer. L’appréhension de jazz sous cette détermination onirique sépare le musicien de jazz de la sphère de la production elle-même, dont il n’est pour ainsi dire plus que le jouet. En lui ne subsiste que les moments identifiés de la consommation et de l’asservissement. Le moment créateur ne lui appartient plus, pas plus que l’objet produit dans la dialectique hégélienne. Si bien que le jazz semble se créer comme il se consomme, avec l’empressement à la satisfaction immédiate de celui se sait condamné de façon imminente. Dans l’imitation du feulement du tigre, on ne sait si l’on imite le fauve pour mimer sa puissance ou pour la conjurer, être épargné, car le mangeur est en même temps celui qui est mangé. Le Jazz-Subjekt jouit comme un maître et agit en même temps dans la crainte de la castration, à la manière d’un esclave. Aussi, dans le jazz, la marchandise parle-t-elle le langage ambivalent des rêves : elle dit que les sujets sont impuissants et que les sujets sont les maîtres. Du fait de ces contradictions névrotiques du rêve jazzistique, Adorno décèle dans le jazz une « fonction »1081, socialement déterminée : la dissimulation même d’une régression objective des psychismes sous l’apparence de la primitivité. b. Physiognomonie de Wagner C’est en s’attelant à la critique d’une œuvre d’art « autonome » et non à une simple marchandise qu’Adorno complète par des recherches sur Wagner s’étalant essentiellement de 1935 à 1937 sa révision dialectique du concept de fantasmagorie. Il termine ainsi d’amorcer sa construction de la forme-marchandise en relation à une histoire de la subjectivité dont celle-ci lui semble déjà, on l’a vu dans le sujet-jazz, incarner la dernière figure. Dans cette perspective, il adopte une méthode – à laquelle il recourra régulièrement jusque pour sa monographie consacrée à Mahler – dont il emprunte la notion proprement médicale à Kaspar Lavater et l’usage critique entre autres à Kracauer lui-même : la physiognomonie. Selon la définition qu’en donne Lavater : « La physionomie humaine », est, « dans l’acception la plus large du mot, l’extérieur, la surface de l’homme en repos ou en mouvement, soit qu’on l’observe lui-même, soit qu’on n’ait devant les yeux que son image. La physiognomonie est la science, la connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible. Dans une acception étroite, on entend par physionomie l’air, les traits du visage, et par physiognomonie la connaissance des traits du visage et de leur signification »1082. En tant que connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la 1081 Voir « À propos du jazz », et la lettre sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, où Adorno reproche à Benjamin sa confusion entre « l’art autonome » et « l’art fonctionnel » Briefwechsel, I, 2, 459 et 462. 1082 Johann Kaspar Lavater, Physiognomonie (1775-1778), Lausanne, L'Âge d’homme, 1979. 243 physiognomonie apparaît comme une méthode critique susceptible de saisir des contenus subjectifs tels qu’ils se présentent non en tant qu’intentions mais en tant que caractères, dont l’individu est subjectivement dépossédé. C’est précisément ce qui intéresse Adorno pour aborder une œuvre telle que celle de Wagner dont, comme pour toute œuvre romantique, relevât-elle d’un romantisme finissant, les contenus subjectifs se sont nécessairement écoulés, laissant apparaître un matériau appréhendable par une critique distanciée. Toutefois, la physiognomonie ne se concentre par d’abord sur l’œuvre ; elle médiatise l’interprétation de cette dernière par une connaissance de l’extériorité psychologique du compositeur, et ce, non pour en déduire une conception psychologisée de l’œuvre, mais afin d’introduire dans le matériau de l’œuvre, par la connaissance de l’extériorité du caractère qui l’a produite, une tension dialectique susceptible d’en révéler la teneur. Fidèle à l’antagonisme qu’il installe dès le départ entre œuvres d’art et marchandises, l’interprétation adornienne de l’œuvre de Wagner illustre le principe que le théoricien énonce 1932 dans Sur la situation sociale de la musique : « L’œuvre s’oppose au caractère fétiche de la marchandise mais en figure les contradictions ». La physiognomonie adornienne de Wagner relève d’une explication, au sens propre, de telles contradictions captées dans l’œuvre, sans pour autant que celle-ci, en dernière analyse, s’avère captée par elles. - L’individu Wagner ou l’impuissance Écrit à Londres et New York entre l’automne 1937 et le printemps 1938, l’Essai sur Wagner fut publié d’abord sous forme de fragments choisis à la fois en France et en Angleterre où il suscita une violente polémique dont l’auteur ne fut informé que beaucoup plus tard. L’essai se présente comme une « physiognomonie » dont le ton parfois sarcastique et les jugements volontairement dévalorisants – dans le contexte d’un antisémitisme dont Wagner en son temps avait lui même témoigné – pour le compositeur n’auront de sens, précise l’auteur, que rapportés à l’œuvre, car « dans le sinistre cercle magique de la réaction wagnérienne sont gravés les lettres qu’emprunta son œuvre à sa personnalité »1083. Or le caractère de Wagner est la « faiblesse du moi »1084. Il incarne « typiquement » celui « du quémandeur de pitié »1085 qui donne « une force terroriste […] aux exigences du public »1086. Fils de demi-artistes dilettantes et non de pasteurs ou de fonctionnaires, toute sa vie est marquée par des incertitudes économiques. Pour atteindre des objectifs de bourgeois, Wagner a toujours dû prier le bourgeois1087. Cette situation sociale devint un « trait fatal »1088 de son caractère. Mais, nuance Adorno, autant il convient peu de s’indigner contre la faiblesse de caractère chez Wagner, autant « son œuvre en est profondément pénétrée »1089. Dans les « longueurs wagnériennes », on observe déjà cette loquacité qui va de pair avec le comportement persuasif et suppliant de l’homme »1090. La physiognomonie extériorise en d’autres termes la « logique fatale de la chose »1091. Et la chose, de façon remarquable, se présente comme « art total », opéra aux ambitions cosmiques représentant une unité du monde qui semble alors depuis longtemps 1083 Essai sur Wagner, op. cit., p. 29 ; GS 14, 23. Adorno cite un échange de Siegfried et de Mime qui sera repris dans la Dialectique de la Raison dans le chapitre consacré à l’antisémitisme 1084 Op. cit., p. 35 ; GS 14, 29. 1085 Op. cit., p. 12 ; GS 14, 14. 1086 Op. cit., p. 34 ; GS 14, 28. 1087 Adorno évoque la lettre de Wagner à Liszt où il le prie « de s’employer auprès de la grande duchesse de Weimar, du duc de Cobourg et de la princesse de Prusse, afin de lui obtenir un salaire », op. cit., p. 13 ; GS 14, 15. L’information tirée par Adorno de la Briefwechsel zwischen Wagner und Liszt, Leipzig, 1887, I, p. 25. 1088 Op. cit., p. 12 ; GS 14, 13. 1089 Op. cit., p. 13 ; GS 14, 14. 1090 Op. cit., p. 44 ; GS 14, 34. 1091 Op. cit., p. 45 ; GS 14, 35. 244 perdue, en d’autres termes en porte-à-faux manifeste avec l’impuissance qui affleure dans la physiognomonie de l’individu Wagner. Mais l’hypothèse adornienne consiste à placer l’aspiration totalisante de l’œuvre sous le signe d’une telle impuissance, investissant en fait, au-delà de la psychologie wagnérienne, l’œuvre même. Notons déjà ici que de la fantasmagorie via Baudelaire à la fantasmagorie via une physiognomonie de Wagner ou l’impuissance se joue ce faisant le passage de la subjectivité lucide – quoique rêvante – au matériau investi de teneurs non-intentionnelles à partir duquel Adorno construit toujours sa critique. En effet, là où Benjamin choisit Baudelaire, une conscience hautement historique de la Modernité, thématisant son impuissance, Adorno, en ces temps d’un antisémitisme terrifiant, choisit l’antisémite Wagner, figurant dans l’œuvre d’art totale un monde archaïque peuplé de héros. Mais si au « seuil » benjaminien de la conscience baudelairienne, Adorno préfère la voie d’accès plus prosaïque du caractère wagnérien, c’est que saisi dans une physiognomonie médiatisant son œuvre elle-même, ce dernier révèle quelque chose du « secret » du fétichisme de la marchandise que la conscience lucide ne peut alors pas énoncer. Ce secret, précisément, se tient dans l’œuvre comme une teneur non-intentionnelle. Il s’agit alors de le faire apparaître en plein jour en médiatisant l’interprétation de l’œuvre par le caractère wagnérien de l’impuissance. - Leitmotiv et rigidité psychologique En effet, si, dans la perspective physiognomonique d’Adorno, le caractère de Wagner éclaire son œuvre, ce n’est pas en vertu d’une conception psychologisante de l’œuvre mais en vertu de la tension dialectique qu’il permet d’introduire en elle, révélant, de façon alors immanente, la teneur qui s’y tient encore cachée. Il s’agit donc en regard de la physiognomonie individuelle d’opérer la physiognomonie du matériau musical. Car l’Essai sur Wagner n’est rien de tel qu’une « biographie de musicien sans musique » selon le mot de Krenek à propos de l’œuvre à succès de Kracauer violemment critiquée par ses compagnons intellectuels Adorno et Benjamin1092, Jacques Offenbach et le Paris du second Empire. Dans sa recension de l’ouvrage dans la Wiener Zeitung datée du 18 mai 1937, Adorno ne témoigne que mépris pour ce genre de biographie romanesque « qui se plaît à individualiser »1093, dans l’incapacité à rendre compte de façon immanente dans le matériau d’une situation sociale qu’il se contente de plaquer sur la vie du compositeur1094. Dans sa physiognomonie au contraire, Adorno entend médiatiser l’interprétation du matériau musical par le caractère d’impuissance observé et non simplement le plaquer sur lui. Investi dans l’œuvre comme dans le succès historique de cette dernière, il apparaît révélateur d’un mouvement qui dépasse toute intention wagnérienne et qui, pour Adorno, révèle l’avènement historique de la subjectivité comme figure d’impuissance. Tout se passe donc comme si l’impuissance historique des individus structurait en fin de compte l’art total de Wagner de façon cohérente dans l’effort surhumain mis en œuvre pour nier ses conditions historico-sociales de production. 1092 Voir la lettre d’Adorno du 4 mai 1937 et la réponse de Benjamin datée du 9 du même mois CorrAB, pp. 211214. 1093 Sa recension du livre du dernier numéro de l’année 1937 « Quand cependant, à propos d’Offenbach, on s’éloigne du matériau, l’exposition se rapproche justement de ce genre de biographie romanesque qui se plaît à individualiser. », cité dans S. Müller-Doohm, Adorno, une biographie, op. cit., p. 224. 1094 Ainsi Kracauer, en regard du succès des œuvres d’Offenbach brosse-t-il la déréalisation du monde par les logiques financières : « Dans le domaine de la vie économique, les esprits perdaient l’habitude de compter avec les véritables valeurs : l’industrie qui travaille la matière était supplantée par une finance capitaliste dont les rêves se perdaient en fumée. […] Au lieu d’étayer la réalité sur un travail justement rémunéré, cet argent promettait à la masse de lui octroyer tous les plaisirs sans effort, réussissant par ce maléfice à tenir la réalité en respect. », S. Kracauer, Jacques Offenbach et le Paris du Second Empire, op. cit., pp. 197-199. 245 C’est en se référant à la forme célèbre du leitmotiv dans l’œuvre wagnérienne que l’impuissance individuelle peut affleurer comme teneur. En effet, cherche à montrer Adorno, l’œuvre fait apparaître le caractère mythique de personnalités en train de se figer, prisonnières de leur leitmotiv. Dans l’apparence de « variations psychologiques » les personnages wagnériens donnent essentiellement à voir le déploiement de leur faiblesse. Ces variations, sources des longueurs chez Wagner, cachent ce fait que « la rigidité lui est propre dans le détail »1095. Dans le leitmotiv, une véritable « catalepsie allégorique » frappe l’expression wagnérienne et la fige en image.1096 Adorno interprète ces zones d’épaississement à la lumière d’une compréhension socio-historique de l’individualité. En réalité, les leitmotive sont « des tableautins, et la prétendue variation psychologique les expose seulement à un changement d’éclairage »1097. Comparables aux « idées fixes » de Berlioz : « c’est leur rigidité même qui limite le dynamisme psychologique, voire même le convainc souvent de mensonge »1098. « La pure individualité se montre d’autant plus autarcique que le moi s’est affaibli socialement et donc en tant que principe constitutif esthétique, d’autant plus autarcique qu’il est moins capable de s’objectiver en totalité cohérente. Le moi se différencie infiniment, en réfléchissant sa propre faiblesse et en la mettant en relief, mais par la vertu de cette faiblesse, le moi régresse en même temps au niveau du pré-moi. Ainsi, dans la prépondérance de l’élément ‘psychologique’ chez Wagner, de l’intéressant équivoque, se dégage un élément historique. »1099 Au fond, les leitmotive s’apparentent déjà aux « musiques de cinéma »1100, comme souple technique d’illustration, annonçant des héros ou des situations pour que le spectateur s’oriente plus rapidement. Le public y identifie des personnages là où Wagner voulait indiquer des significations spirituelles. Cette identification est la réponse même au fait que dans le leitmotiv, le personnage est contraint à se présenter isolément, comme atome psychologique. Si bien que « chez Wagner prédomine déjà l’aspect totalitaire-autoritaire de l’atomisation ; cette dévaluation de l’élément individuel par rapport à la totalité qui exclut de véritables interactions dialectiques. Ce n’est pourtant pas la nullité de l’individuel qui cause le malheur de la totalité wagnérienne, mais plutôt le fait que l’atome, le motif caractérisant, doit justement, au nom de la caractéristique, se produire sans cesse comme s’il était quelque chose, sans qu’il satisfasse toujours à cette exigence »1101. On aperçoit déjà dans sa musique « cette tendance que suivra l’évolution de la conscience bourgeoise à son stade tardif ; elle contraint l’individu à s’affirmer avec d’autant plus d’énergie qu’il est devenu, en fait, plus fantomatique et plus impuissant »1102. Néanmoins, en laissant soupçonner l’angoisse de l’emprisonnement, les leitmotive n’ont pas en eux-mêmes un caractère fétiche, ils le reflètent. Ils montrent que la personnalité est en train de devenir une apparence mythique. Il faut l’opéra de Wagner et l’importance sublime de ses personnages pour que la fixation allégorique ne caractérise plus un affect (la mélancolie) comme dans l’analyse de l’intérieur bourgeois, un paysage, dans l’analyse de l’œuvre de Schubert, mais des individus, des êtres, doués de psychologie, représentés dans le drame. Tandis que chez Schubert, la totalité matérialisée en paysage était percée à l’échelle de la miniature par des variations infimes où se logeait l’espoir, chez Wagner, c’est la totalité qui est lâche, qui fuit la contrainte de la 1095 Essai sur Wagner, p. 55 ; GS 13, 43. Op. cit., p. 56 ; GS 13, 44. 1097 Op. cit., p. 55 ; GS 13, 43. 1098 Op. cit., p. 56 ; GS 13, 44. 1099 Op. cit., p. 54 ; GS 13, 42. 1100 Op. cit., p. 56 ; GS 13, 44 1101 Op. cit., p. 63 ; GS 13, 48. 1102 Ibid. 1096 246 forme là où la génération ultérieure désespérera de ne plus l’éprouver, et les cellules, certes non pas miniatures mais individuelles, qui sont figées, atrophiées dans le leitmotiv qui n’énonce que l’entrée en scène de « moi faibles », qui doivent être quelque chose. Par cette analyse de Wagner, Adorno rejoint les analyses horkheimerienne du début des années trente. Il écrit même à Horkheimer que son travail sur Wagner n’eût pas été possible sans sa lecture du texte de Théorie traditionnelle et théorie critique sur la rationalité bourgeoise et le mouvement de la liberté. Si au « sein même du romantisme tardif de Wagner fleurit un élément positiviste »1103, c’est en raison de cet persistance de la personnalité sur le mode de l’allégorie, c’est-à-dire de la réification, d’une personnalité qui s’érige sur le plan fantasmagorique du mythe, coupée de l’histoire, apparemment toute puissante en cela et néanmoins objectivement impuissante. Le romantisme de la subjectivité qui s’épanche et s’accorde toute la puissance de l’expression est déjà grignoté de l’intérieur par l’atomisation des consciences : isolées et nécessairement passives face à un cours de l’histoire qui pèse sur elles avec l’autorité des faits, sur lesquelles elle n’ont aucune prise. Le leitmotiv s’inscrit dans le cadre plus vaste propre à la musique de Wagner : le chromatisme. Relativement à la pétrification allégorique des individualités, le monde (musical) qui les enserre se déploie dans une atemporalité mythique proprement fantasmagorique – au sens marxien où elle dissimule les rapports de production. - Fantasmagorie de la sonorité et éternité mythique C’est ce qu’Adorno s’efforce de montrer dans le chapitre VI de l’Essai, intitulé « Fantasmagorie » en caractérisant le chromatisme à partir de la catégorie du fétichisme de la marchandise. Forme de l’harmonie typiquement wagnérienne, le chromatisme repose sur une altération de la tonalité – par un dièse, un double dièse ou un bécarre dans le cas d’un chromatisme ascendant, par un bémol, un double bémol ou un bécarre dans le cas d’un chromatisme descendant – telle que la clé de référence de la mélodie jouée apparaisse équivoque voire indécidable. Installant avec une expressivité alors inégalée une atmosphère onirique adéquate à l’esprit mythologique des drames, en tant qu’effet produit, le chromatisme consiste pour ainsi dire à dissimuler le travail de la tonalité. Le pouvoir attractif de résolution de cette dernière dont procèdent les notes altérées se trouve pour ainsi absenté de la composition. Dès lors, note Adorno, établissant un lien manifeste entre l’effet fantasmagorique du chromatisme et la fantasmagorie de la marchandise au sens d’oblitération des rapports de production : « dissimuler la production sous l’apparence du produit, c’est la loi de la forme chez Wagner »1104. La fantasmagorie artistique est ici oblitération de la mise en œuvre du matériau par l’effet qu’il produit : « le primat de la sonorité harmonique et instrumentale »1105 y dissimule le travail de différenciation du matériau dans le cadre tonal. Brisant ce cadre dans une altération qui ne permet plus de le reconstituer en retour, le chromatisme wagnérien est « fidèle à l’idée de sonorité où la musique, spatialisée, s’immobilise dans un entrelacement du près et du lointain aussi trompeur que la consolante fée Morgane, spectacle naturel qui rapproche de nous villes et caravanes lointaines et transforme magiquement les modèles sociaux en image de la nature même »1106. L’harmonie qui spatialise – et ce très concrètement sur la partition, en la saturant verticalement et non horizontalement selon la ligne du temps – 1103 Op. cit., p. 56 ; GS 13, 43. Op. cit., p. 114 ; GS 13, 81. 1105 Ibid. 1106 Op. cit., p. 115 ; GS 13, 82. 1104 247 est la forme adéquate des drames mythologiques wagnériens arpentant le cercle de l’éternité. Chez Wagner, seul l’instant dure. Dans le Vaisseau fantôme ou dans Parsifal, les éléments dramatiques du sacré, de la magie sont servis par un usage fantasmagorique du matériau sonore. Ce faisant, en tant qu’ « illusion de l’éternité », dissimulant dans ces effets de spatialisation le temps qui est « le facteur décisif de la production, la fantasmagorie, « nous trompe »1107. Pourtant « le caractère fantasmagorique de la musique de Venusberg se définit par des catégories techniques »1108 : jouée par des « bois légers » parmi lesquels prédomine la « petite flûte », instrument archaïque, la musique semble liée à un passé inaccessible, telle la « bacchanale venant du fond du paganisme primitif » dans Tannhäuser1109. Pauvre en timbres d’instruments graves qui « marquent l’enchaînement harmonique et donc le caractère temporel de la musique »1110, la composition wagnérienne va dans tel mouvement de Lohengrin jusqu’à se passer de basse. Les notes basses y sont alors « confiées à des instruments sans pesanteur », par exemple la clarinette basse (ne descend pas en dessous du mi bémol mineur), suscitant l’effet d’un « arrêt du temps ». Dans le matériau musical même s’observe donc la « dissimulation complète de la nature par la fantasmagorie »1111, que seule une élucidation technique des procédés permet de mettre au jour. Cette dissimulation fait alors corps avec le contenu proprement narratif du drame. En effet, les drames wagnériens substituent une éternité mythique au temps historique – ce point est particulièrement développé dans le chapitre VII de l’Essai consacré au mythe –, et se déploient, reproduisant l’effet de déréalisation fantasmagorique observé dans le matériau musical même – dans un univers mythologique étranger au plan prosaïque de l’existence. Chez Wagner, la figure humaine présente une remarquable invariabilité. « Pour lui, note Adorno, le substantiel [c’està-dire au sens hégélien, l’histoire] est un résidu »1112. Dans l’écriture de ses drames, il se voit dès lors « forcément renvoyé à des sujets qui n’ont trait ni à l’histoire ni au surnaturel ni même au naturel proprement dit, mais qui se situent au-delà de toutes ces catégories »1113. Le mythe wagnérien évoque dès lors en creux une « immanence bannie par les symboles ». Loin d’indiquer par là une conception du monde échappant à sa construction philosophique bourgeoise au XIXe siècle en tant que procès historique, Wagner suit là le mouvement de la réaction bourgeoise – ancrée dans la déception politique essuyée par la petite bourgeoisie en 1848 – à cette construction même : « du fait que pour lui la profondeur esthétique de la représentation coïncidait avec l’omission du rôle historique », il se révéla, note Adorno « un parfait bourgeois »1114. Mais dès lors, avec Wagner, paradoxalement « l’exigence d’universalité humaine annule du même coup le contraire du sortilège, le sujet objectifhistorique»1115. Nécessairement, « l’ivresse fantasmagorique bannit de l’opéra toute politique »1116 chez celui qui « répugnait à mettre en danger le cercle magique de l’opéra par le bas prosaïsme des rapports sociaux »1117. De la sorte, les sujets politiques sont réduits dans le drame « à de simples objets de curiosité, à peu près comme dans les films en couleurs ou dans les biographies d’hommes célèbres, qu’offre aujourd’hui l’industrie culturelle »1118. 1107 Op. cit., p. 117 ; GS 13, 84. Op. cit., p. 115 ; GS 13, 82. 1109 Ibid. 1110 Ibid. 1111 Op. cit., p. 117 ; GS 13, 84. 1112 Op. cit., p. 157 ; GS 13, 110. 1113 Ibid. 1114 Op. cit., p. 156 ; GS 13, 109. 1115 Op. cit., p. 154 ; GS 13, 108. 1116 Ibid. 1117 Op. cit., p. 156 ; GS 13, 109. 1118 Op. cit., p. 154 ; GS 13, 108. 1108 248 - Réaction et progrès L’analyse matérialiste dégage le « motif pragmatique » dans lequel se dissipe la psychologie et se libère la vérité de l’œuvre, qui est vérité historique dans les figures figées qu’isolent les leitmotive. Dans son pur caractère esthétique, la totalité wagnérienne, en rébellion face au donné historique, est irrémédiablement fausse : elle « feint l’unité de l’intérieur et de l’extérieur, du sujet et de l’objet au lieu de formuler sa cassure »1119. Mais l’élément wagnérien proprement productif, « dans ses deux dimensions, harmonie et couleur, est la sonorité […] C’est dans l’harmonie que la force subjective de production, en tant qu’expression, s’avance le plus audacieusement ; des figures comme le motif du sommeil éternel dans l’Anneau ressemblent à des formules magiques capables de tirer toutes les trouvailles harmoniques ultérieures du continuum des douze sons. Plus que dans la tendance à l’atomisation, Wagner annonce l’expressionnisme dans l’harmonie»1120. La force de l’œuvre de Wagner, en dépit de sa récupération historique, est selon Adorno de résister à la technicisation de l’œuvre, qui alors, n’aurait pu conduire qu’à un appauvrissement du matériau. En échappant au système défini de la tonalité dans le chromatisme, Wagner brise la rigidification bourgeoise du matériau musical : son impuissance qui se répercute au niveau pragmatique dans les figures atomisées est médiatisée dans la déliquescence du système musical que produit le chromatisme. En cela, Adorno repère finalement son courage. Ce faisant, dans la fantasmagorie telle qu’elle est repérable dans l’œuvre d’art, les extrêmes se touchent pour ce que « les facteurs de régression sont toujours aussi ceux de l’émancipation de forces productives ». Cette dialectique de la réaction et du progrès est l’objet des discussions – et de la très forte entente – d’Adorno et Horkheimer au moment de la rédaction des Fragmente über Wagner. Horkheimer y voit un complément à ses réflexions sur l’histoire du sujet bourgeois développées dans » Egoïsmus und Freheitsbewegung « [« Egoïsme et mouvement de la liberté : anthropologie de l’ère bourgeoise »] paru dans le second numéro de 1936 du Zeitschrift für Sozialforschung et Adorno inscrit son propre texte – dans la notice du Wagner – en étroite collaboration avec celui d’Horkheimer1121. * Au tournant de 1937, la fantasmagorie se détermine dans le langage philosophique adornien comme fantasmagorie de l’impuissance. Comme rêve, dont le contenu latent reste cachée, elle est structurée en des termes psychanalytiques tandis que comme mythe, elle est structurée comme allégorie, forme rigide issue de la conscience s’imposant à elle en retour. Témoins communs de cette impuissance, le Jazz et l’œuvre wagnérienne le sont de différentes manières. Tandis que l’impuissance du sujet-jazz est le corollaire du caractère de marchandise du Jazz, la physiognomonie de l’individu Wagner révèle dans l’œuvre l’impuissance historique des individus comme teneur. De l’impuissance du Sujet-Jazz à l’impuissance wagnérienne on observe donc une différence de traitement. Là où celle du Sujet-Jazz investit son produit sans que ce dernier parvienne à la transcender en exhibant dans son œuvre musicale les contradictions de la société, celle de l’individu Wagner est médiatisée par la puissance artistique de l’œuvre autonome, si bien qu’en dépit de sa critique, Adorno dégage en elle des facteurs de progrès. Ce faisant, entre le jazz et l’œuvre wagnérienne, les mouvements dialectique paraissent inverses : sous l’apparence de la réaction wagnérienne, 1119 Op. cit., p. 44 ; GS 13, 34. Op. cit., p. 80 ; GS 13, 60. 1121 Dans une lettre à ce dernier, il se dit « ému et impressionné au plus profond » par cette contribution et souligne entre eux deux « la concordance d’attitude à l’égard de ces révolutionnaires qui assument positivement la morale bourgeoise » (Adorno-Horkheimer, Briefwechsel I, p. 174 sq.). Lettre reproduite dans l’édition française de l’Essai sur Wagner, p. 213. 1120 249 l’œuvre recèle des facteurs progressistes tandis que sous l’apparence progressiste du jazz, c’est, selon Adorno, la réaction bourgeoise qui se perpétue. Comme il l’écrivait dès1932 dans un article Sur la situation sociale de la musique, l’œuvre d’art, par son opposition au caractère fétiche de la marchandise, s’émancipe de la réalité sociale. Toutefois, elle n’est pas sans rapport avec elle : dans l’œuvre se cristallisent « les contradictions et les failles qui traversent la société contemporaine [...] »1122. Mais contrairement à la marchandise qui reste agie par ces contradictions, sur un plan inconscient, ces contradictions accèdent à la teneur dans l’unité immanente de l’œuvre, qui anticipe ainsi dans son langage propre leur résolution réelle. C’est en cela que réside sa fonction critique – critique vis-à-vis d’un réel aux contradictions restant irrésolues. En cela, « la tâche de la musique comme art présente une certaine analogie avec la théorie de la société »1123. Soumise comme tout le reste au régime des marchandises, l’œuvre d’art en est en même temps la critique. 2. De la fantasmagorie au fétichisme Avec l’essai sur Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, paru en 1938 dans le Zeitschrift für Sozialforschung1124, Adorno marque une nouvelle étape de sa critique par le choix des mots : le terme de fétichisme ou caractère fétiche [Fetischcharakter] – dans la constellation duquel s’inscrivait certes déjà celui de fantasmagorie, autant pour lui que pour Benjamin – ressurgit tel quel. En renouant avec ce terme, dont les connotations ne sont pas pour Adorno seulement marxistes mais également freudiennes, cette clarification a une double portée : premièrement, elle enterre définitivement les ambiguïtés esthétiques de la fantasmagorie1125 – entre image dialectique et rêve – ; et deuxièmement, elle renoue, tout en ayant intégré une médiation psychanalytique, avec la théorie lukácsienne de la réification. Par ce retour, médiatisé, à la théorie de Lukács, Adorno passe outre l’abandon alors patent de cette théorie par la Théorie critique, faute de Sujet-Objet. Le retour du caractère fétiche ne sépare pas seulement Adorno de Benjamin, il marque une distance théorique entre Adorno et Horkheimer. Comme le note Stephan Breuer dans un article de 1993, il apparaît nettement que la démarche adornienne a anticipé dès la moitié des années trente la radicalisation qui caractérisera la Dialectique de la raison1126. Dès « Über Jazz » (1936) insiste le 1122 T. W. Adorno, « Zur Gesellschaftlichen Lage der Musik », GS 18, 729. GS 18, p. 731. 1124 Texte revu et intégré ensuite dans le recueil Dissonanzen publié en 1956. C’est le premier texte d’Adorno écrit aux États-Unis, après Über Jazz écrit en Angleterre. 1125 Qui tiennent à l’ambiguïté même de « l’image dialectique », trop image aux yeux d’Adorno, pour être dialectique... L’ambiguïté tient également dans l’usage qu’en fait Adorno lui-même en l’appliquant encore de façon indifférenciée au produit culturel qu’est le Jazz et à l’œuvre autonome de Wagner le sens critique de la fantasmagorie reste évanescent. 1126 C’est la position très critique envers Horkheimer de Stefan Breuer dans son article “The Long Friendship: On Theoretical Differences between Adorno and Horkheimer”, article traduit par John McCole, pp. 257-280 dans Seyla Benhabib, Wolfgang Bonβ, John McCole, On Max Horkheimer. New Perspectives, The MIT Press, Cambridge, Massachussets, London, England, 1993. Ainsi, insiste Breuer, « à un moment où Horkheimer en est encore à repérer “les éléments progressistes de la moralité” » dans le prolétariat, dans lesquels non seulement la volonté d’accéder à des conditions rationnelles mais encore la capacité psychologique de les faire advenir est en train d’émerger, Adorno critique déjà « la conscience empirique de la société du au jour-le jour, dont l’étroitesse d’esprit atteignant la stupidité neurologique, est promue par la classe dominante comme un moyen de se perpétuer elle-même », art. cit., p. 267. Notons toutefois que cette recherche d’éléments progressistes de la part Horkheimer ne coïncide nullement avec l’optimisme un peu naïf qu’on prête parfois aux débuts de la Théorie 1123 250 commentateur, « le capitalisme, dans le raisonnement adornien, n’assujettit pas seulement l’individu au procès standardisé et mécanisé du travail ; à travers cette sujétion, il détruit simultanément les pré-conditions de l’individualité en dévorant les énergies psychiques requises pour la formation de l’identité de l’ego»1127. Cette hypothèse d’une pénétration irréversible du système marchand aliénant dans la constitution même des personnalités ou de ce qu’il en reste fait la spécificité de l’appropriation adornienne de la théorie de la formemarchandise. Par elle, Adorno conçoit finalement sa propre théorie de la forme-marchandise comme approfondissement de la théorie lukácsienne de la réification, comme aliénation des consciences dans leur rapport empathique à la marchandise. Il s’agit finalement d’enfoncer le clou de la subjectivisation de la forme-marchandise en éclairant systématiquement par elle les consciences individuelles, en tant qu’elles en sont à la fois le résultat, l’effet, et, tout aussi bien, la cause, comme l’histoire de la raison ultérieure le montrera. La configuration qui superpose psyché et marchandise révèle alors le fétichisme non pas seulement comme mystification des rapports de production voilés pour les consciences, mais encore comme régression de ces consciences elles-mêmes. À la fin des années trente et au début des années quarante, c’est le domaine de l’industrie culturelle et notamment de ses produits musicaux, qui offre au théoricien l’occasion d’approfondir et, espère-t-il, de démontrer la fécondité de cette configuration. a. Médiation sociale - Logique sociale du succès et équivalence Dans un texte contemporain de l’essai sur le caractère fétiche, consacré à la question de la musique à la radio, Adorno donne cette définition claire du biais par lequel le « caractère fétiche » fait retour dans sa théorie, via le problème de la musique : « Par fétichisation musicale nous entendons le fait qu’au lieu de quelque relation directe entre l’auditeur et la musique elle-même, il existe seulement une relation entre l’auditeur et une sorte quelconque de valeur sociale ou économique qui a été attribuée soit à la musique soit à ses exécutants. »1128 Cette valeur sociale médiatisant l’écoute elle-même occulte les spécificités artistiques de l’objet comme la fantasmagorie wagnérienne occultait le travail du matériau. Mais là où cette occultation apparaissait comme le résultat de la transformation wagnérienne objective de ce matériau, elle devient, dans l’interprétation de l’écoute régressive, le résultat d’une médiation sociale massive, dont l’auditeur n’est pas maître, mais qu’il subit au contraire inconsciemment. Néanmoins, c’est d'abord l’œuvre qui paye de cette occultation. Car la consommation fétichiste des œuvres musicales nivelle les différences objectives entre les différents produits qu’elle consomme. Si bien que son fétichisme équivaut d’abord au nivellement de la différence entre musique savante et musique populaire. « Les différences entre la musique ‘classique’ officielle et la musique légère n’ont plus de sens concret au niveau de l’écoute. On ne les invoque plus que pour des raisons critique. Voir sur ce point l’article de Horkheimer : « Raison et préservation de soi » et l’article de G. Raulet sur Horkheimer et Schopenhauer, art. cit., 1983. 1127 S. Breuer, art. cit., p. 271. Notre traduction du texte anglais. 1128 T.W. Adorno, Music on Radio, 1938, p. 93 sq., archives de Columbia University, Butler Library, cité dans S. Müller-Doohm, op. cit., p. 250. 251 commerciales : celui qu’enthousiasme un air à succès veut être sûr que ses idoles ne sont pas d’un niveau trop élevé pour lui, tout comme celui qui vient écouter un orchestre philharmonique confirme, ce faisant, son propre niveau. Plus le système dresse délibérément des barrières entre les diverses provinces musicales, plus on soupçonne que sans ces clôtures les habitants ne pourraient que trop facilement se comprendre. Toscanini et le dernier des chefs d’orchestre de variété sont appelés indifféremment maestro, même si dans le cas du second cette dénomination est quelque peu ironique. Un air en vogue, Music maestro please, a connu le succès immédiatement après que Toscanini a reçu son bâton de maréchal avec l’aide de la radio. » 1129 Le « succès » loin de procéder de la valeur de l’œuvre, des forces progressistes qu’elle recèle pour l’éducation et le perfectionnement des capacités du public, procède de l’autorité sociale accordée au compositeur et à la musique qu’il représente. Ainsi, en 1936, le « plébiscite pseudo-démocratique » du jazz apparaissait-il au critique comme un indice de son caractère fondamentalement réactionnaire1130. Ce qui se trame dès lors dans les préférences musicales est un positionnement social. C’est là l’« irrationalité socialement déterminée dans le succès d’un hit »1131. Rendue équivalentes sur le plan aveugle de la valeur d’échange qui n’est plus que socialement expressif, ce qui distingue les productions musicales est finalement étranger à leur contenu. Fétichiste, l’écoute socialement médiatisée l’est parce qu’elle place un succès radiophonique de « musique légère » à côté de Toscanini. Si bien qu’entre la musique populaire et la musique savante se trouve établie une promiscuité qui rabaisse la musique sérieuse à son statut de simple objet, valeur socialement échangeable. - La consommation comme rapport fétichisé à l’objet De ce constat découle une transformation dans l’approche adornienne de l’aliénation inhérente au fétichisme de la marchandise. Hegel avait montré que la subjectivité s’aliène 1129 Le Fétichisme dans la musique, pp. 22-23 ; GS . Le jazz, notait Adorno, « est pseudo-démocratique en un sens typique de notre époque, son attitude d’immédiateté, que l’on peut définir comme un système rigide de trucs, nous aveugle sur les différences de classe » (« À propos du jazz », p. 71 GS 17, 79). Or tout ce qui aveugle sur les différences de classe, est, par définition, dans la grille interprétative adornienne, réactionnaire, et c’est le propre de la société, incarnée par le majoritaire que de se conserver en favorisant un tel aveuglement. De ce point de vue, l« attitude démocratique » de ceux qui le plébiscitent ne fait qu’indiquer en lui la force de la médiation sociale qu’il gomme par une « apparence factice » (Ibid., p. 72 ; GS 17, 79) Pour Adorno, la démocratie, en tant que voix de la majorité, est toujours suspecte d’être la voix de la réaction. Et à mesure que le jazz atteint les couches les plus profondes de la société, il perd en marge de manœuvre – Adorno relève une tendance à l’extinction des tentatives avancées de jazz hot : il perd en libertés et possibles « évasions imaginatives ». Bref, il ne ratisse large dans la société qu’en durcissant ses « traits réactionnaires » (Ibid., p. 70 ; GS 17, 78). Et Adorno de lancer cette formule sans appel, à la fois consternante hors de son contexte et tout à fait consistante avec l’argumentation qui la précède : « plus le jazz se fait démocratique, plus il est mauvais » (Ibid., p. 71; GS 17, 78-79). Difficile de parer après cela aux reproches d’élitisme adressés à Adorno. Mais l’erreur serait de fonder ce dernier sur un mépris du peuple, quand ce qui est essentiellement considéré ici, c’est l’objet. Il ne s’agit pas d’être élitiste pour écarter le peuple de l’art, mais pour préserver l’art de la puissance populaire comme puissance réactionnaire, hautement normative. L’élitisme adornien n’a pas pour corollaire la débilité du peuple mais sa disposition naturelle au conformisme. De ce fait, la solitude incomprise de l’œuvre qui la rend résistante à la puissance assimilatrice du système est un premier gage de progressisme. Si Adorno met tant en garde contre le culinaire en art, ce qui plaît aux sens, se consomme donc en tant que plaisir et se fait pour cela même aussi vite oublier, c’est que l’art doit conserver quelque chose d’indigeste. Il s’agit de chérir en lui ce qui ne se partage qu’avec effort et au comble de l’exigence, bref, ce qui le rend hostile aux communions collectives dont le plus petit dénominateur commun s’appauvrit à mesure que la communauté s’agrandit. 1131 « À propos du jazz », p. 73 ; GS 17, 81. 1130 252 dans le produit du travail et se reconquiert dans cette aliénation. Avec Marx, la transformation d’un tel produit en marchandise tronque cette dialectique en aliénant le travail lui-même et la valeur d’usage dans la valeur d’échange : c’est la découverte du caractère fétiche. Or, au stade où Adorno aborde le problème, c’est la consommation même qui apparaît aliénée. Déliée par la médiation sociale d’un besoin qui serait naturel, elle n’est plus consommation de la valeur d’usage – a priori seule valeur pouvant être consommée – mais consommation de la valeur d’échange. Une telle consommation redouble le fétichisme de la marchandise caractéristique de l’occultation des moyens de production d’un rapport fétichisé à l’objet dont découlent les préférences finalement passives – socialement imposées – des consommateurs. C’est là le mécanisme de la réification des œuvres elles-mêmes, en tant qu’aliénation de leur teneur proprement artistique. Une sonate de Beethoven, en tant que marchandise équivalente à tel autre produit de la culture, est en ce sens réifiée dans le régime de consommation qui ne la constitue qu’en fonction de son succès ou des préférences des auditeurs – c’est ce qui explique la défiance adornienne envers les tentatives pédagogiques de diffusion des grands maîtres de la musique savante à la radio. On voit par là que l’œuvre musicale autonome ellemême, alors même qu’Adorno la conçoit déjà, en moderniste, comme un matériau vidé des intentions subjectives qui présidèrent à sa constitution, se trouve ainsi une nouvelle fois aliénée, mais cette fois, dans sa matérialité concrète même, dans son objectivité au sens éminent, défigurée par une écoute qui ne la comprend pas. Ainsi aliénée dans le moment de sa consommation, l’œuvre succombe au régime de la marchandise. Seule sa connaissance – qui apparaît donc comme un régime antithétique à celui de la consommation – permet de saisir la manière dont elle y résiste par ses qualités objectives intrinsèques. C’est le fond du primat adornien de l’objet dans le champ esthétique. Ainsi se structure en outre l’antagonisme radicalisé par le critique entre un rapport hédoniste – le rapport dominant – et un rapport intellectualisé, ascétique, à la musique. La dynamique de cet antagonisme est énoncée dans l’étrange chiasme qui ouvre l’essai sur le caractère fétiche : si le caractère extatique de la musique fut pour Nietzsche l’expression d’une expérience esthétique authentique, désormais, ce caractère extatique apparaît comme une pseudoexultation ; si bien que la véritable esthétique doit se retrancher au contraire dans la négation du « jouir », puisque jouir est devenu synonyme de subir. - La star comme individu fétiche Paradoxale peut apparaître dans ces conditions la fascination de l’industrie culturelle pour les « stars », les personnalités et les génies. Elle est expliquée dialectiquement par un phénomène de compensation : la surenchère de la puissance individuelle incarnée par la star compense l’impuissance objective des individus. L’âge des visages plus grands que nature sur les panneaux publicitaires est, selon un tel dispositif dialectique, l’ère des individus les plus impuissants, les plus soumis à la contrainte objective de la totalité sociale. Mais si l’idéal d’une subjectivité autonome fait ainsi fallacieusement retour dans la culture, elle n’y revient que comme totem – dont le tabou correspondant est précisément l’impuissance généralisée. Ces « personnalités », elles-mêmes réifiées, ne cristallisent l’idéal de la personnalité que sous la forme de fétiches, condensant en quelque sorte ce que les « fans » concèdent inconsciemment avoir perdu et qu’ils révèrent sous la forme atomisée et figée de la star. Sur son modèle, l’idéal de la personnalité se maintient dans la culture, loin de ce que peut être, concrètement, un homme, comme Adorno et Horkheimer le montrent dans le chapitre de la Dialectique de la Raison consacré à l’industrie culturelle. « Les réactions les plus intimes des hommes envers eux-mêmes ont été à ce point réifiées, que l’idée de leur spécificité [Eigentümlichen] ne survit que dans sa forme la plus abstraite : pour 253 eux, la personnalité [personality] ne signifie guère plus que des dents blanches, l’absence de taches de transpiration sous les bras et la non-émotivité. »1132 Mais les « dents blanches » reconduisent déjà la star au statut de l’objet. Dans la fascination qu’elles suscitent œuvre donc encore le régime d’équivalence dont elles semblent apparemment exceptées. Car le « principe des stars est devenu totalitaire » 1133. Les stars s’équivalent entre elles jusqu’à équivaloir aux œuvres dans un panorama de la vie musicale qui « s’étend tranquillement de machines à composer comme Irving Berlin et Walter Donaldson – “The world’s best composer” – jusqu’à la symphonie en si mineur dite Symphonie inachevée en passant par Gershwin, Sibelius et Tchaïkovski »1134. La star appartient de ce fait au domaine du fétiche comme la marchandise musicale elle-même. En tant qu’individualité en revanche, elle finit par disparaître « dans un panthéon de bestsellers»1135 où il n’y a même plus, à bien y regarder, de grands hommes. Dans la star, la forme-marchandise s’apparente étrangement à une figure objectivée de la subjectivité aliénée, comme allégorie où se concentre son histoire figée dans son aboutissement négatif : sa liquidation. L’aliénation qu’elle subit là ne prépare aucun dépassement ultérieur, lui permettant d’accéder à un stade supérieur de conscience de soi, mais est seulement l’expression de son stade terminal. Cependant, de même que dans l’allégorie l’histoire s’avérait figée sous l’apparence de la nature dans son dépérissement, la marchandise apparaît comme la fixation de la subjectivité à l’instant de sa mort, et à partir de là, comme sa subsistance, sous le régime illusoire – fantasmagorique – du fétiche. - Empathie avec la marchandise Correspondante à la fétichisation de la star qui produit à partir de la marchandise le fétiche de la personnalité, est la projection en retour du fétiche lui-même dans les consciences. C’est ce que Benjamin, lisant le manuscrit du texte d’Adorno sur Le Caractère fétiche dans la musique, appelle l’« empathie avec la marchandise » qui « se présente comme empathie avec la matière inorganique »1136. C’est précisément ce que les auteurs de la Dialectique de la raison appelleront « mimèsis du mort ».1137 Cette empathie se manifeste suprêmement dans la consommation non de la valeur d’usage qui est l’objet pour ainsi dire naturel de la consommation, mais de la valeur d’échange elle-même, bref du prix. Or on ne peut « voir dans la ‘consommation’ de la valeur d’échange autre chose que l’empathie avec elle. Vous dîtes : « Le consommateur adore véritablement l’argent que lui-même dépense pour le billet d’un concert de Toscanini ». L’empathie avec leur valeur d’échange transforme les règles elles-mêmes en cet objet consommable, qui plaît davantage que du beurre. Lorsque le langage populaire dit de quelqu’un qu’il ‘pèse cinq millions de marks’, la communauté se sent ellemême peser quelques centaines de milliards »1138. La consommation du prix a pour corollaire l’empathie avec le prix. C’est par lui que le consommateur entre en empathie avec la 1132 DR, p. 176 ; DA, GS 3, 191. Le caractère fétiche dans la musique, pp. 22-23; GS 14, 21. 1134 Ibid. 1135 Ibid. 1136 Lettre de Benjamin du 9 décembre 1938, CorrAB, p. 338. Notons qu’ici se prépare la théorie ultérieure de la « mimèsis du mort » dans la Dialectique de la Raison. 1137 DR, p. 70 ; DA, GS 3, 75 : « La raison qui supplante la mimèsis n’est pas simplement son contraire. Elle est elle-même mimèsis : mimèsis de la mort [Sie ist selber Mimesis : die ans Tote]. L’esprit subjectif qui fait perdre son âme à la nature ne domine plus cette nature privée d’âme qu’en imitant sa rigidité et, par un comportement animiste, se dissout en tant qu’esprit.» Traduction modifiée par Gérard Raulet. 1138 CorrAB, p. 339 ; A/B Briefwechsel, 390. 1133 254 marchandise qu’il consomme. Et comme les prix s’additionnent, il conçoit la communauté sous ce même rapport, comme le prix mirobolant d’une très grosse marchandise. Transformée en cette très grosse marchandise, la société n’est plus une totalité organique vivante, mais un système consommé, dont s’échappe toute vie. Comme Adorno l’écrit dans les Minima moralia, « la complète coordination de la vie requiert le quasi-mort ». Cette mortification généralisée prend un sens dans la théorie de la forme-marchandise elle-même, si l’on suit l’indication de S. Breuer, selon laquelle cet accroissement du mort est la transposition proprement adornienne de la loi marxienne de la baisse tendancielle du taux de profit1139. Bien qu’Adorno soit resté sceptique concernant la théorie de l’effondrement économique connectée à cette loi1140, il en a « transporté l’idée de base dans l’anthropologie »1141. Ce changement dans la composition technique du capital, se désormais poursuit à l’intérieur de ceux-là mêmes qui sont impliqués dans la structure technologique du procès de production. Plus les maillons de l’organisation de cette dernière se resserrent, moins les individus-fonctions qui l’entretiennent sont vivants. La décroissance de la part engagé dans le capital vivant dans la théorie de Marx investit les sujets eux-mêmes, de plus en plus « morts » – c’est-à-dire réifiés. L’imitation du mort devient ainsi la conséquence ultime du processus de production capitaliste, identifié, comme organisation, au Tout social. Mais tout le problème à partir de là est d’expliquer la cause de l’empathie marchandise engageant le consommateur, par un mimétisme morbide, à s’identifier à elle. Pourquoi, au fond, l’individu succombe-t-il ainsi au régime de la valeur d’échange en concevant son idéal de l’individu lui-même sous l’apparence du réifié et du mort ? Pourquoi les sujets succombent-ils, apparemment de leur propre grès, à l’imitation de ce qui les nie ? Seule une recherche approfondie sur le rapport psychique qu’ils entretiennent à eux-mêmes, dans la société, peut en rendre compte. C’est du moins la conviction d’Adorno, que l’étude de la médiation sociale à l’œuvre dans le fétichisme de la marchandise conduit dès lors, more dialectico – et l’empathie constitue précisément de ce point de vue le moment de basculement dialectique – à des enjeux psychiques. b. Régression psychique Une fois dégagée la médiation sociale œuvrant au cœur du caractère fétiche, l’analyse se trouve pour ainsi dire chassée du domaine objectif de la connaissance des objets musicaux. Elle est renvoyée à celui, « subjectif », de l’écoute. Or, que révèle l’écoute ainsi standardisée – c’est-à-dire rendue indifférente aux qualités spécifiques de l’objet ? Elle révèle, Adorno ne craint pas de l’affirmer, une régression psychique qui aboutit à la forme rigide – médiatisée socialement – de la personnalité du consommateur-auditeur, qui apparaît, à terme, littéralement privé de subjectivité. Dans une perspective en partie ouverte par Benjamin à propos du cinéma dans L’œuvre d’art à l’âge de sa reproductibilité technique – texte auquel l’essai sur le fétichisme constituait une réponse1142 – Adorno cherche à établir une connexion entre les marchandises et la 1139 Loi selon laquelle la compétition capitaliste conduit à des révolutions constantes des techniques de production et à un accroissement du capital constant, tandis que par contraste, la part du capital engagé pour le travail vivant décroît. 1140 « Individu et Organisation » in GS, S. Sch, 320, 355. 1141 Stefan Breuer, Adorno’s anthropology, Source Telos 64 (1985-86) ; 15-31, in Theodor W. Adorno, edited by Simon Jarvis, Critical Evaluations in critical theory, book II, p. 212-230, Routledge, New York, 2007. Publié d’abord dans Leviathan, vol, 12, n°13 (1984); pp. 336-353. Traduction anglaise de John Blazek. 1142 Comme Adorno l’atteste dans sa correspondance avec Benjamin. Ce dernier reçut le texte sans commentaire, comme Adorno semble l’indiquer dans une lettre plus tardive : « J’ai eu le sentiment que le travail sur le fétichisme, le seul de mes textes allemands qui fixe un peu ces choses, ne vous a pas trop plu en son temps, soit 255 transformation des dispositions psychiques des individus à leur contact. Mais là où Benjamin visait dans la mise en évidence de ces transformations à comprendre la possibilité d’une évolution anthropologique positive liée à un environnement technique nouveau1143, Adorno veut mettre en évidence une dégradation des capacités psychiques des individus face à un tel environnement. Dans la perspective benjaminienne d’un possible sauvetage de la culture populaire marchandisée il ne flaire qu’un populisme brechtien1144. Dans ce contexte, la question de l’écoute des marchandises musicales lui offre l’occasion de riposter sur un terrain concret. « Le fétichisme de la musique s’accompagne d’une régression de l’écoute. Il ne s’agit pas d’un retour de l’auditeur, considéré en tant qu’individu, vers une phase antérieure de son propre développement. Il ne s’agit pas non plus d’une baisse générale du niveau collectif puisqu’on ne peut pas comparer les millions d’auditeurs que touche aujourd’hui pour la première fois la musique, grâce à la communication de l’auditoire dont elle disposait dans le passé. C’est plutôt l’écoute elle-même qui a régressé aujourd’hui, c’est elle qui est restée à un stade infantile. Avec leur liberté de choix et leur responsabilité, les sujets écoutant perdent non seulement la possibilité d’une connaissance pleinement consciente de la musique, capacité qui a de fait toujours été limitée à des groupes restreints, mais, dans leur réticence, c’est la possibilité même d’une telle connaissance qu’ils nient. Ils oscillent entre un profond oubli et une recognition abrupte qui, immédiatement, les submerge. Leur écoute est atomisée. Ils dissocient ce qu’ils écoutent, et, ce faisant, ils développent certains talents qui sont moins adaptés aux concepts de l’esthétique qu’au football et à la course automobile. Ces auditeurs ne sont pas naïfs au sens où l’entendrait une conception qui verrait un rapport entre le nouveau type d’écoute et l’irruption dans la vie musicale de couches sociales autrefois étrangères à la musique. Ils sont bien naïfs, mais leur caractère primitif ne tient pas au fait qu’ils ne se seraient pas développés, il vient plutôt de ce qu’on les aurait maintenus dans leur retard.»1145 Ainsi est établie la régression de l’écoute non comme régression des individus eux-mêmes dont elle ne prétend pas directement atteindre la psyché, mais comme incitation du système à « confirmer les masses dans leur bêtise névrotique »1146, en les rendant « complètement indifférentes au rapport que leurs capacités musicales entretiennent avec la culture musicale des phases sociales antérieures » 1147. De ce point de vue, l’auditeur tel que l’aborde Adorno qu’il frôle plus qu’il n’est bon le malentendu à propos du sauvetage de la culture, soit que, et c’est étroitement lié à ce qui précède, la construction ne soit pas une totale réussite. », CorrAB., p. 366 ; A/B Briefwechsel, 416. 1143 Dans l’essai sur l’œuvre d’art, Benjamin insistait sur l’intérêt du cinéma pour la connaissance de soi des masses, et ce faisant pour un développement accru de la conscience de classe dans la société technicisée (p. 96). Dans cette perspective, il affirmait que « parmi les fonctions sociales du cinéma, la plus importante consiste à établir un équilibre entre l’homme et les appareils » (p. 102). L’appareillage technique cinématographique s’apparentant à l’exécution d’un test à la fois visuel, cognitif et anthropologique sur le spectateur testant sa réaction à un environnement technicisé – Benjamin cite par exemple le psychologue de la perception, Rudolf Arnheim, (p. 91). Dans l’hypothèse d’un lien entre perception et politique, structures de l’inconscient visuel et conscience sociale, Benjamin voit alors dans la barbarie technique du cinéma la potentialité d’une barbarie qui purge, cathartique, bref, une « barbarie positive » (W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, op. cit., p. 91 sq). 1144 Voir sur ce point la lettre d’Adorno 18 mars 1936 sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Au reproche de désolidarisation avec le prolétariat engendré par ses positions élitistes, Adorno répond que « ce n’est en rien de l’idéalisme bourgeois que de maintenir avec lucidité et sans interdit de pensée la solidarité avec le prolétariat au lieu de faire, comme nous en sommes toujours tentés, de notre propre nécessité une vertu du prolétariat, qui lui-même subit la même nécessité et a autant besoin de nous en termes de connaissance que nous de lui pour que la révolution se fasse », CorrAB, p. 151; A/B Briefwechsel, 171. 1145 T. W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, trad. fr. de C. David, Paris, Allia, 2001, p. 51 ; Über den Fetischcharakter in der Musik und die Regression des Hören, Dissonanzen, GS 14, 34. 1146 Ibid. 1147 Ibid. 256 apparaît comme une « victime » 1148 dans la tête de laquelle la « musique de masse actuelle » fait ainsi le ménage1149. Si bien que l’auditeur apparaît incapable du même coup d’accéder à la valeur « d’une musique autre et susceptible de jouer le rôle d’une musique d’opposition » 1150. Du même coup est renforcé l’antagonisme entre musique de masse, fonctionnelle et musique autonome, alimentant « la haine » que les « exclus » de la haute culture « ont accumulée à l’égard de celui qui ressent vraiment les choses autrement », haine qu’ils refoulent certes « pour pouvoir continuer à vivre tranquilles » 1151. On constate ici que le fait qu’Adorno se défende de concevoir les auditeurs amateurs de musique de masse eux-mêmes comme en état de régression infantile, ne fait que transformer son acribie critique en condescendance. C’est bien, au niveau de la psyché de l’auditeur lambda qu’Adorno se place, si responsable que soit le « système », qui n’est personne, de sa régression. - Perception des rengaines : répétition et reconnaissance La première caractéristique de l’écoute standardisée lui apparaît tenir au rapport de causalité apparemment établi entre « efficacité » et « succès ». Sur ce plan, où s’équivalent dans l’écoute une symphonie et une simple chansonnette à succès, c’est un mécanisme psychique qui est en jeu : la reconnaissance, la plus aisée possible, mue par un procédé plus ou moins grossier : la répétition. Ainsi, dès 1936, Adorno avait observé dans le jazz un « mécanisme de mutilation psychique »1152. Ce mécanisme est mis en œuvre par l’industrie musicale en expansion soumettant le psychisme des auditeurs à la répétition constante, au matraquage, de contenus musicaux fondamentalement pauvres. « La puissance capitaliste des maisons d’édition, la diffusion par la radio et surtout le film parlant produisent une tendance centralisatrice qui réduit la liberté de choix et ne permet guère de véritable concurrence ; cet appareil de propagande martèle les chansons aussi longtemps qu’il le faut pour que les masses les trouvent bonnes, alors que très souvent ce sont les pires, et jusqu’à ce que la mémoire fatiguée se rende sans défenses : cette fatigue influe à son tour sur la production ».1153 Cette théorie de la mémoire fatiguée est au centre du Caractère fétiche dans la musique. Elle explique aussi bien le succès des rengaines que celui de la Quatrième symphonie de Beethoven qui « compte en Amérique parmi les valeurs les plus reconnues » comme résultat de sa fétichisation, qui induit toujours au sein du marché cette « circularité implacable. Le morceau le plus connu est celui qui a le plus de succès ; il est aussi celui qui est le plus joué et rejoué et c’est ainsi qu’il gagne encore plus en notoriété »1154. Cette circularité même est encouragée par la publicité qui, lorsqu’elle « tourne à la terreur » de telle sorte qu’il « ne reste plus à la conscience qu’à capituler devant la supériorité de ce qu’on lui vante et à acheter la paix de son âme en s’appropriant littéralement la marchandise qu’on lui offre », « prend le caractère d’une contrainte »1155. Portée par la « voix de la Radio » – qu’Adorno étudiera plus spécifiquement1156– la publicité, prend ainsi la forme autoritaire d’un Surmoi externalisé dans 1148 Ibid. Ibid. 1150 Ibid.. 1151 Ibid. 1152 « À propos du jazz », p. 71 ; ; GS 17, 78-79. 1153 Ibid., p. 72 ; GS 17, 79. 1154 Le caractère fétiche dans la musique, pp. 22-23 ; GS 14, 21. 1155 Op. cit., p. 53 ; GS 14, 36. 1156 Voir « La voix de la radio », second chapitre de « Idée d’une physiognomonie de la radio » in T. W. Adorno, Current of music, trad. française Pierre Arnoux, Maison de Sciences de l’homme, collection Philia, Editions de 1149 257 un transistor émettant des sons tonitruants. Mais son emprise psychologique découle avant tout de son emprise matérielle sur la mémoire des auditeurs, par son instrumentalisation d’une alternance d’oubli [Vergessen] et de souvenir ou récognition [Wiederkennen]. « De même que toute publicité se compose d’une familiarité qui n’est pas insolite et d’un insolite qui n’est pas familier, il est sain que l’air en vogue reste oublié dans le semicrépuscule de sa familiarité pour n’acquérir que douloureusement et momentanément, dans le souvenir, autant de précision que s’il se tenait dans le cône de lumière d’un projecteur. »1157 Dans ces conditions, analyse Adorno, « le comportement perceptif qui prépare l’oubli et la brusque récognition de la musique de masse est la déconcentration » [Zerstreuung]1158. Or, « si les auditeurs ne peuvent écouter avec concentration les produits normalisés, désespérément semblables les uns aux autres, à l’exception de quelques détails signifiants, sans que ceux-ci finissent par leur devenir insupportables, c’est qu’ils ne sont plus capables, pour leur part, d’une écoute concentrée. Ils sont incapables de faire l’effort d’une attention plus aiguë. Ils s’abandonnent, comme résignés, à ce qui leur arrive et ne peuvent avoir de sympathie pour cette musique que s’ils ne l’écoutent pas d’une façon trop précise »1159. Adorno croit pouvoir vérifier cette « déconcentration constitutive » dans le fait que les auditeurs semblent incapables d’appréhender l’œuvre comme « tout ». Ce qu’ils perçoivent, « c’est seulement ce qu’éclaire le cône de lumière du projecteur : des intervalles mélodiques insolites, des modulations inversées, des erreurs volontaires ou involontaires, ou n’importe quoi d’autre qui mêle assez intimement mélodie et paroles pour finir par constituer une forme. Ici aussi, les auditeurs et le produit s’accordent : la structure qu’ils ne peuvent pas suivre ne leur est jamais offerte d’emblée. Si l’écoute atomisée a le sens, dans la musique supérieure, d’une décomposition menée au nom du progrès, il n’y a, en revanche, plus rien à décomposer dans la musique inférieure : la forme de l’air à succès est si strictement normalisée –on va jusqu’à en imposer le nombre de mesure et la durée –qu’en règle générale aucune forme spécifique n’apparaît dans un morceau particulier »1160. Le caractère stéréotypé des marchandises musicales de masse se substitue ainsi à la forme classique comme à sa décomposition consciente dans la modernité. Dès lors, ne restent plus aux auditeurs que les « détails » saillants d’une expressivité stéréotypée. En témoigne ce fait qu’ils sont si sensibles à la « voix des chanteurs » ou à la « couleur » d’un morceau, plutôt qu’au matériau lui-même. Mais jusque dans leur perception de ces fausses incarnations de l’émotion musicale, ils restent prisonniers d’une logique de recognition, d’identification d’une sentimentalité réifiée. « Les moments de sensualité de l’inspiration, de la voix, de l’instrument, sont fétichisés et décollés de toutes les fonctions qui pourraient leur donner du sens, ce sont alors les émotions aveugles et irrationnelles qui leur répondent, dans un même isolement, aussi éloignées qu’eux l’université de Laval, 2010, p. 67-72. Le texte a été originalement édité en anglais sous le titre Current of Music, Elements of a Radio Theory in Nachgelassene Schriften, Herausgegeben vom Theodor W. Adorno Archiv, Abteilung I : Fragment gebliebene Schriften, Band 3, hrsg. R. Hullot-Kentor, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 2006, p. 80-86. Nous citerons désormais en premier la traduction française de ce texte suivie du sigle FgS 3 et de l’indication des pages correspondantes dans l’original. 1157 Le caractère fétiche dans la musique, p. 55 ; GS 14, 36. 1158 Par ce terme très benjaminien – repris également par Bloch et Kracauer – Adorno renoue à sa manière avec le projet de l’auteur de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. La différence notable cependant réside dans l’appréciation d’un tel phénomène au regard de la possibilité de l’émancipation : pour Benjamin, des ressources émancipatrices sont susceptibles de faire de cette barbarie apparente des nouvelles techniques, nonauratiques, une barbarie positive. Adorno y voit seulement une rationalisation accrue du système social. 1159 Le caractère fétiche dans la musique, p. 56 ; GS 14, 37. Ce concept présent chez Benjamin est originellement emprunté à Kracauer : son application au domaine de la musique est cependant proprement adornien. 1160 Op. cit., p. 56 et 57 ; GS 14, 37. 258 de la signification du tout, et, elles aussi, déterminées par le succès : elles sont un rapport à la musique qui n’a plus aucun rapport avec elle. »1161 L’étude de la perception des rengaines établit ainsi la corrélation entre caractère fétiche et écoute régressive, expliquant l’un par l’autre selon une logique critique implacable. Ainsi réélaborée, la théorie du fétichisme permet d’associer dans une théorie consistante réification et régression justifiant la médiatisation de la théorie de la forme-marchandise par une théorie de la situation psychique des sujets face à elle, en tant qu’ils la produisent – c’était le cas du Sujet-jazz – et en tant qu’ils la consomment – les auditeurs lambda des songs radiodiffusées. - La psychologie auditive comme psychopathologie sociale Si l’essai sur le caractère fétiche dans la musique pose les jalons d’une étude des mécanismes réflexes de reconnaissance et d’oubli dans l’écoute, les recherches expérimentales américaines entreprises entre 1938 et 1941, dans le cadre du Princeton Radio Research Project, patronné par P. L. Lazarsfeld, offrent l’occasion du « passage à l’enquête ». Celui-ci note Adorno dans son compte rendu de ces années, était « de toute urgence nécessaire avant tout, pour différencier et corriger les théorèmes », notamment par l’observation du degré d’équivalence entre « les implications sociales des excitations et les réponses »1162. Dans le cadre de ces « expériences scientifiques en Amérique », il peut enfin mettre en œuvre une série de protocoles permettant d’étudier de manière détaillée la perception de la musique populaire, en particulier les effets que peut avoir sur elle le médium radiophonique – l’un des premiers vecteurs de la culture de masse. Il en ressort la série de travaux préparatoires, rédigés en anglais pour la plupart, en vue d’un livre qu’Adorno avait l’intention de publier sous le titre Current of Music, Elements of a Radio Theory, véritable mine d’analyses dont nous n’aborderons ici qu’un mince aspect relatif à notre problème. La méthode adornienne se veut à la fois qualitative et expérimentale. En dépit de heurts avec P. Lazarsfeld concernant l’outillage critique d’Adorno1163, il s’agit là des contributions les plus scientifiques du théoricien à la question. Comme le relève P. Arnoux, on peut en effet y trouver, « à côté d’analyses d’une actualité saisissante sur les médias de masse, un travail original sur la conduite d’enquêtes sociologiques empiriques au service de la vérification des thèses culturelles de la Théorie critique »1164. Dans l’article sur « le problème de l’expérimentation en psychologie de la musique », Adorno entreprend néanmoins la critique de la pure et simple psychologie de la musique explorant, sous le vaste nom de “musique”, « le champ des réactions sensorielles purement acoustiques »1165. Fonder unilatéralement la méthode sur elle revient à ignorer comme le font les réductionnistes1166 que « la sphère de l’art est le royaume du concret, du différencié » tandis que « la science vise des lois abstraites dépourvues autant que faire se peut, de toute différence spécifique »1167. En revanche, la rationalité de l’approche américaine – i. e. expérimentale – de la question, tient dans le fait 1161 Op. cit., p. 27 ; GS 14, 24. T. W. Adorno, « Expériences scientifiques en Amérique », Modèles critiques. Inteventions – Répliques, tr. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Payot, 2003, p. 268 ; »Wissenschaftliche Erfahrungen in Amerika «, Stichworte. Kritische Modelle 2, GS 10.2, 718. 1163 En l’occurrence de fameux caractère fétiche dont Lazarsfeld s’étonna qu’Adorno ne soupçonnât pas qu’il pouvait tout aussi bien s’appliquer à sa propre conception de la musique. Voir la lettre de P. L. Lazarsfeld à T. W. Adorno de Septembre 1938, in C. Gödde et H. Lonitz (éd.), Theodor W. Adorno-Max Horkheimer, Briefwechsel 1927-1969, t. II, 1938-1944, Suhrkamp, Frankfurt/Main, p. 436. 1164 P. Arnoux, art. cit. 1165 Current, p. 284 ; FgS 3, 588. 1166 Adorno s’attaque dans l’article à un certain Carl Seashore, auteur d’une Psychology of music, New York, 1938. 1167 Current, p. 284 ; FgS 3, 589. 1162 259 qu’elle chasse de l’objet « la sensiblerie floue et le subjectivisme » et considère la chose avant les intentions. C’est là exactement une attitude scientifique qui convient pour celui qui cherche à mettre en évidence la réification de son objet et un rapport des sujets à celui-ci qui relève de l’impact, plus précisément des stimuli, catégorie que la psychologie matériale adornienne emprunte à une psychologie expérimentale de type… behavioriste. Mais les protocoles supposent la participation de sujets : ils consistent principalement dans la mise en place de dispositifs d’écoute collective et de questionnaires à destination des auditeurs les interrogeant essentiellement sur leurs préférences – en faisant varier l’objet de cette préférence que ce soit à propos de telle ou telle song, tel de ses moments, du sweet ou du swing, du traitement ou du matériau… Toute la dimension qualitative de l’analyse consiste alors, à partir d’une théorie critique constituée, à reconduire ces préférences à la constitution des objets mêmes et ces objets au système marchand qui les produit en masse. En effet, suivant en cela le programme même de la Théorie critique, l’investigation se décline entre la production, la diffusion et la réception de la musique, permettant de balayer ainsi tous ses aspects sociaux et de vérifier ainsi les théorèmes, 1) du caractère fétiche de la musique radiodiffusée, 2) de son caractère standardisé, c’est-à-dire, médiatisé socialement, non autonome, indifférent à ses qualités d’objet et donc fonctionnel, 3) de sa fonction idéologique, 4) de la régression de l’écoute qu’elle provoque – régression elle-même opératoire au niveau de sa fonction. Tissant un véritable filet critique dans lequel les marchandises musicales radiodiffusées ne peuvent qu’être facilement emprisonnées, il en vient à terme à saisir les dimensions en droit distinctes de la production et la réception comme les échos fidèles l’une de l’autre. Sans surprise ni écart observable, tant le public récepteur et les médias producteurs semblent pré-accordés dans leurs attentes communicationnelles, elles s’identifient selon une harmonie préétablie qui confirme l’autonomisation du système dont la technicisation semble orchestrer per se l’efficacité à la fois diabolique et aveugle des moyens de diffusion. Conformés au système avant même que le système ait à les conformé à lui, la régression de l’écoute est régression du matériau musical et réciproquement. En dépit d’importantes analyses spécifiques concernant le matériau1168, dans l‘ensemble, l’approche des marchandises musicales s’avère rapidement convertie en psychologie auditive – par opposition néanmoins à une pure et simple psychologie des sons, qui confisquerait toute une part possible de l’interprétation – et cette psychologie elle-même en psychopathologie sociale. Les recherches sur les songs diffusées sur les ondes américaines dans les années quarante viennent finalement étayer une « théorie de l’auditeur » en qui le « caractèreréflexe », entre oubli et recognition, au centre des recherches d’Adorno, est plus clairement corrélé que dans l’essai de 1938 sur Le caractère fétiche dans la musique à une disposition à la fois psycho et socio-pathologique à l’« acceptation ». Cette acceptation est comprise comme soumission à l’autorité : soumission proprement infantile d’abord et ce faisant soumission impliquant un renoncement où la figure de l’enfant évolue finalement vers celle de l’esclave, en l’occurrence, le renoncement au plaisir sous l’apparence du plaisir. Un passage de son article de 1941 « Sur la musique populaire », consacré au « babil enfantin »1169 des ritournelles à succès montre la manière dont s’entremêlent analyse de la 1168 Voir sur ce point la présentation stimulante du traducteur de ce texte, Pierre Arnoux, dans l’article « Adorno, philosophe et sociologue : de la musique à la culture », Philosophie et sociologie (2), Klesis, revue philosophique : janvier 2008, pp. 81-101. Pour P. Arnoux « le point le plus important de ces six-cent quatre vingt pages », extraites d’environ deux mille feuillets d’archives, est qu’Adorno y « démontre la pertinence et la fécondité des thèses critiques pour qui voudrait reconduire le projet d’une sociologie critique de la culture, adaptée à notre temps. C’est en définitive pour toutes ces raisons que la langue parfois maladroite de Current of Music, qui fut le principal obstacle à sa publication, ne doit pas nous empêcher aujourd’hui de prendre la mesure de la pensée fertile qui s’y exprime ». 1169 Current, « Sur la musique populaire », pp. 227-228 ; FgS 3, 432-434. La critique du « babil enfantin » [baby talk] est d’abord relié à la critique du « glamour » qui la précède dans l’analyse. Le poncif de la voix de femme 260 production et de la réception, convergeant vers une même et unique conclusion psychosociale. La régression prend désormais clairement le sens d’une régression infantile, par laquelle l’auditeur n’est pas seulement contraint à une écoute régressive, mais régresse objectivement dans et par l’écoute elle-même. Le « baby talk » si couramment audible dans les chansons populaires apparaît comme un trait d’infantilisme parmi d’autres. Par exemple, « la répétition sans fin de formules musicales, comparable à l’attitude de l’enfant qui exprime toujours le même souhait (“Je veux être content”) »1170 ou encore « la limitation de la plupart des mélodies à quelques notes, que l’on peut comparer à la façon dont parle un petit enfant avant d’avoir appris tout l’alphabet ; des harmonisations volontairement disgracieuses, comparables à la manière de s’exprimer des enfants lorsque leur grammaire est incorrecte ; des couleurs sonores doucereuses, fonctionnant comme des gâteaux ou des bonbons musicaux »1171. Cette complaisance à la régression assumée dans le matériau permet en fin de compte aux auditeurs de s’identifier plus facilement et de mimer, avec le système, la soumission de l’enfant à l’égard de l’adulte. Ainsi le « langage enfantin » « jette un pont, dans leur conscience, entre eux-mêmes et les organisations qui sont à l’origine du matraquage – comme un enfant qui demande en toute confiance à l’adulte l’heure qu’il est, quoiqu’il ne sache pas qui est cet étrange monsieur ni ce qu’est le temps »1172. Conscience totalement dépossédée, l’auditeur-enfant est soumis à l’autorité du système et la marchandise est l’institutionnalisation de cette soumission qui n’implique pas seulement en outre un abandon des responsabilités mais un renoncement au plaisir, dans ce qui n’est plus finalement que recognition. En effet, comme le chercheur le précise, « les habitudes auditives – plus précisément, l’acceptation mécanique et la recognition de la musique, qui sont originellement les produits de la libre concurrence ou de l’imitation des comportements des classes dominantes par les classes moyennes – sont aujourd’hui institutionnalisées. Le résultat de cette institutionnalisation est le suivant : la recognition remplace le plaisir et l’auditeur, en affirmant aimer quelque chose en particulier, ne veut par là rien dire d’autre qu’il le reconnaît et le considère pour ainsi dire comme sien, comme une sorte de propriété sienne »1173. Dans cette perspective, Adorno avait en effet pu établir la preuve empirique du caractère purement cognitif ou plus précisément recognitif, fondé sur une reconnaissance-réflexe du plaisir éprouvé par les auditeurs à l’écoute d’un morceau. Ce phénomène s’avérait attesté par « la concentration de marques positives sur les polygraphes portant les résultats de [ses] expériences sur les goûts des auditeurs, au moment du retour du refrain qui suit le pont – moment qui, au sein du schéma formel pré-établi du tube, présente la plus forte valeur de reconnaissance, puisqu’il met en avant de manière éminemment reconnaissable l’air qui ouvrait le refrain »1174. Dans le chapitre intitulé « Expérience portant sur la préférence accordée au matériau de deux chansons populaires, menée sur douze sujets », l’expérience s’avère complexifiée. Il s’agit de déterminer la cohérence des préférences entre « matériau » très « glamour » des chansons populaires à succès reconduit une conception sociale réifiée de la subjectivité féminine. Comme s’adressant à un mâle silencieux, elle le ne convainc de l’écouter qu’en adoptant une attitude infantile et/ou sexuellement prometteuse. 1170 Current, p. 228 ; FgS 3, 433, note 13: « L’exemple littéraire le plus fameux de ce type d’attitude est le “Want to shee the wheels go wound” [“Veux voir tourner les roues”] dans : Helen’s Babies : with some account of their ways, innocent, crafty, angelic, impish, witching and repulsive ; also, a partial record of their action during ten days of their existence (New York, Moffat, 1915) [Les bébés d’Hélène : accompagné de quelques considérations sur leurs manières innocentes, rusées, angéliques, espiègles, ensorceleuses et répugnantes ; pour ainsi dire un aperçu de leur comportement pendant dix jours de leur vie] de John Habberton. On peut facilement imaginer une chanson “étrange” composée à partir de cette phrase ». 1171 Ibid. 1172 Current, p. 228, FgS 3, 434. 1173 Current, p. 234, note 21 ; FgS 3, 440-441. 1174 Current, p. 235, FgS 3, 441. 261 et « traitement » dans l’opposition entre le sweet – sentimental et plus ou moins désuet1175 – et le swing qui est largement préféré par les sujets, de jeunes gens, urbains, pour l’essentiel. Adorno voulait y montrer que la préférence pour le traitement, qui relativement au matériau, c’est-à-dire à la composition proprement dite, relève selon lui du « maquillage »1176, va généralement de pair avec la préférence pour le swing censé ne reposer que sur un tel maquillage. Mais de fait, les amateurs de swing déçoivent relativement son attente, et l’expérimentation se conclut sur l’intéressante analyse de ses limites. Sans pouvoir entrer ici dans les détails, il est clair qu’Adorno s’efforce dans ces travaux de nuancer ses analyses, assumant notamment la possibilité de la standardisation de la musique dite « sérieuse », non seulement dans sa communication par les nouveaux médias de masse mais encore dans sa valorisation bourgeoise elle-même, ou encore lorsqu’il reconnaît la compétence musicale des musiciens de musique populaire, principalement chez les « arrangeurs »1177 qui, dans le système de production industrielle de la musique, sont précisément ceux qui savent encore l’« écrire » dans la mesure où leur tâche consiste à harmoniser les mélodies. Néanmoins, force est de constater que malgré l’inventivité des dispositifs expérimentaux, généralement judicieux, tout se passe, au plan de l’interprétation, comme si une expérience esthétique capable de briser la structure de soumission-recognition, à la fois imposée à l’auditeur et implicitement attendue par lui, s’avérait, à l’écoute de ces musiques, littéralement impossible. Bien qu’Adorno propose des typologies d’auditeurs telles qu’il concède, en haut de l’échelle, la possibilité d’une écoute objective, au sens d’une écoute attentive au matériau musical en lui-même, celle-ci n’a de sens qu’en présence d’un matériau différencié, bref d’une œuvre autonome, reconnue comme telle par lui. Pour ce qui est des marchandises produites par l’industrie musicale de masse, elles sont considérées comme objectivement régressives dans leur contenu – leur matériau est 1175 Ce pour quoi Adorno lui accorde la préférence (Current, p. 272 ; FgS 3, 575) : « Notre théorie, a priori résoluement favorable à l’opprimé, est très encline à défendre le type le plus inférieur de la musique populaire légère, à savoir la musique sentimentale. » Le sweet a du reste le mérite de ne pas cacher la pauvreté de son matériau sous le traitement : de ce point de vue les amateurs de sweet apparaissent comme ceux qui « la chose elle-même, même primitive » à un « faux vernis » (Current, p. 271, FgS 3, 574). On pourrait objecter à Adorno que l’histoire même des musiques populaires – mais il ne saurait concéder qu’il y en ait une –, son histoire matériale, technique elle-même, depuis les années quarante jusqu’à nos jours, est celle de la différenciation sans précédent de ses possibilités de traitement (médiation de l’enregistrement et diversification infinie de ses conditions, électrification des instruments, ajout d’effets, réverbération, travail sur les bandes, et aujourd’hui à partir de séquenceurs). L’histoire de la musique « pop », contrairement à celle de la musique savante, culminant dans la Modernité viennoise pour Adorno, n’est pas en effet celle la décomposition de la tonalité dans l’atonalité – quoiqu’elle s’y rapporte en fait sans cesse –, mais a plutôt consisté durant le dernier demi-siècle en un processus de décomposition du matériau musical dans le traitement qui est lui-même devenu, à partir de là, son matériau propre. On peut fort bien repenser en s’appuyant sur ces catégories opposées par Adorno l’historicité même de la musique populaire enregistrée et les ressources non standardisées qu’elle a objectivement recélé et qu’elle recèle encore – sans que cette reconnaissance équivaille pour autant en la revalorisation aveugle de tous les produits étiquetés sous ce nom. De fait, cette musique elle-même est traversée par des antagonismes opposant authenticité et inhautenticité, mainstream et musique indépendante, reproduisant en son sein un antagonisme qu’Adorno réserve à sa relation à la « musique sérieuse ». Partant, l’analyse adornienne de la musique populaire manque le sens de cet antagonisme interne, qui n’est pas seulement social mais présente une portée esthétique : elle le dissout comme purement sociologique. Lorsque des différenciations affleurent dans ses expérimentations mêmes, l’expérimentateur ne les conçoit que comme des marqueurs sociaux, par exemple dans l’étude sur le sweet et le swing comme antagonismes entre jeune génération/aînés et métropolitains, urbains/ provinciaux, campagnards. Ceux-ci sont décisifs du point de vue d’une sociologie de la musique « légère », mais tout aussi applicables au fond à la musique savante. Ils ne permettent pas en eux-mêmes d’isoler la musique légère comme un phénomène engageant une plus mauvaise idée de la société que la musique savante : ils tronquent seulement au passage la valeur esthétique des formes dites « populaires ». 1176 Current, p. 270 ; FgS 3, 572-573 : dans le traitement « le matériau n’est pas réellement développé, il est plutôt “déguisé”. […] A strictement parler, nous ne pouvons parler de traitement, mais seulement de maquillage au sens où le visage d’une femme reste fondamentalement le même malgré le rouge de ses joues, de ses lèvres et le mascara de ses sourcils ». 1177 Current, p. 268 ; FgS 3, 575. 262 stéréotypé, le traitement qui les différencie est « faux vernis » – et exercent par leur opacité même, leur concrète réification, une contrainte à la régression de ceux qui les écoutent. Tandis que l’auditeur semble enjoint de façon plus ou moins subtile à une régression au stade infantile, le système orchestre objectivement dans le « matraquage » le refoulement qui empêche le passage à l’âge adulte. Ce procédé de matraquage lui-même fonctionnant comme relai « publicitaire », dans la sphère de la diffusion, du motif psychique de la compulsion de répétition dans celle de la « réception ». - Présupposé majeur Pas plus que dans ses écrits sur le jazz, à aucun moment dans ces textes, Adorno ne considère les objets musicaux diffusés en masse comme étant issus d’une pratique véritablement artistique. Contrairement à la critique artistique ou philosophique, la critique s’applique ici à une sphère où l’activité productrice est privée d’une véritable conscience d’elle-même. Le compositeur qui se soumettait consciemment au matériau dans la critique esthétique laisse place, dans la critique de la culture, au consommateur, à l’auditeur de la voix de la radio et des réclames qu’elle diffuse qu’Adorno n’interprète que relativement aux catégories psychologique qu’il préconstruit. Tel est finalement le présupposé majeur : la culture de masse ne se comprend pas elle-même. Il n’est pas besoin d’un temps de mortification pour que ses objets décantent et livrent leur teneur de vérité matérielle : aucune intention véritablement subjective n’y pénètre de façon immanente, aucune histoire n’y œuvre positivement. Les contenus subjectifs plaqués sur ces objets s’écoulent instantanément comme fausse expressivité. Ils ne s’évident pas, ils sont creux et solides à la fois dès le départ comme un fétiche amazonien. Dès lors, la culture de masse offre des objets où se conforte plus que jamais le projet adornien d’une interprétation non herméneutique des contenus. Dissociés de leur intention, de leur sens intentionnel, les contenus échouent dans le giron du critique de la culture, pour ainsi dire d’ores et déjà réifiés, prêt à leur évidement critique. Telles sont les bases épistémologiques adorniennes, sujettes à caution, d’une interprétation non-herméneutique des produits de la culture. Dans un tel cadre théorique, Adorno ne peut donc que radicaliser l’opposition entre l’ « art autonome » et l’ « art fonctionnel », accablant ce dernier d’une opacité et d’un mutisme propice à son appréhension comme marchandise réifiée. Ce faisant, pour tenir jusqu’au bout l’art fonctionnel pour ainsi dire la tête sous les eaux stagnantes du système, incapable d’offrir quelque ressource utopique, Adorno se voit obligé, selon sa propre grille d’appréciation, de démonter systématiquement toute prétention esthétique d’un tel art dit fonctionnel et de reconduire les « effets » de ce dernier à une psychologie auditive, tandis qu’inversement, l’essence esthétique de l’art autonome coïncide avec son effort constant d’un arrachement au psychologique. Un passage à la fin du texte sur Le caractère fétiche dans la musique est cependant un signe évident adressé à l’hypothèse benjaminienne de la barbarie positive : la scène des Marx Brothers, jouant d’un piano brisé comme d’une véritable harpe du futur1178, scène où Adorno perçoit l’espoir dans le comble de la barbarie qui a détruit l’instrument de musique lui-même. Par ce clin d’œil à la barbarie positive benjaminienne, Adorno ne retourne aucunement sa veste. À vrai dire, sous l’apparence de la barbarie positive, Adorno reconnaît surtout sa propre théorie de l’histoire de la musique comme délitement progressif du matériau musical. Au prix 1178 « Face à l’écoute régressive, la musique dans son ensemble commence à prendre un caractère comique. […] Cette idée a été fixée avec une grandiose obstination dans quelques-uns des films des Marx Brothers lorsqu’ils ont démoli un décor d’opéra comme s’ils voulaient, ce faisant, préparer sur le mode allégorique la saisie par la philosophie de l’histoire de la décomposition de la forme-opéra ou encore, dans un passage hautement estimable et d’un humour plus raffiné, lorsqu’ils ont mis en pièce un piano à queue et utilisé son châssis comme si c’était une véritable harpe du futur afin d’y jouer un prélude » (Le Caractère fétiche…, p. 81 ; GS 14, 48). 263 d’une accélération où gît de fait tout l’élément comique, les Marx Brothers radicalisent cette déconstruction historique en un moment de ludisme débridé. Ils rompent avec la conception bourgeoise de l’art et en saisissent la brisure. En même temps, comme débris, ils le sauvent, lorsqu’ils jouent de ce piano cassé comme d’une « harpe du futur ». Entre la conception benjaminienne et la conception adornienne de ce retournement de la destruction de l’aura en salut, il faut saisir cette fondamentale différence : elle est acceptée chez Benjamin, avec quelque ruse, en s’assurant de la présence du nain de la théologie sous la table, elle n’est concédée chez Adorno que parce qu’y perce la vérité du matériau musical moderne. c. Possibilité d’une issue psychique à la réification Faute de pouvoir dégager au sein des nouvelles techniques de diffusion et de perception de la musique quelque barbarie positive ouvrant vers une issue utopique, la théorie du caractère fétiche dans la musique conduit Adorno à une radicalisation de sa critique de la subjectivité, devenant elle-même, pour la majorité des individus, sans issue. Le système de l’industrie musicale, incroyablement bien huilé pour aliéner les sujets, paraît structuré pour empêcher toute prise de conscience. En lui la musique se réalise selon son traditionnel usage lorsqu’elle est au service du pouvoir : sa capacité de mise au pas des masses, assurant sur un tempo staccato, leur complète discipline. Mais si l’action du système est identifiée comme encouragement à la compulsion de répétition, alors la Théorie critique devrait être en mesure d’énoncer les conditions du « rappel » assurant la reconquête du moi adulte de l’individu des sociétés marchandes. La mise en évidence de la dimension pathologique associée à la production-consommation des marchandises culturelles lie ainsi de façon décisive compréhension marxienne et compréhension freudienne du fétichisme. Lorsque Adorno écrit, dans la lettre à Benjamin du 29 juin 1940, que « toute réification est un acte d’oubli »1179, il fait ainsi fond sur une convergence théorique décisive entre les deux auteurs : de même que le fétichisme de la marchandise coïncide chez Marx avec l’oubli des rapports de production, la perversion fétichiste – comme toute perversion – est refoulement d’une scène originelle traumatique chez Freud1180. Si Marx affirmait que la connaissance du processus n’y change rien1181, la perspective psychanalytique constitue, en droit, une perspective thérapeutique. Dans la mesure où toute pathologie psychique s’entretient chez Freud grâce au mécanisme du refoulement et se renforce dans la compulsion de répétition, l’anamnèse est la clé de la guérison. De même, la critique du fétichisme de la marchandise doit pouvoir fonctionner comme un rappel qui libère la conscience d’un tel oubli névrotique. Si, comme le rappelle Adorno à Benjamin, « toutes les considérations sur l’anthropologie matérialiste, depuis [qu’il est] en Amérique, sont centrées sur la notion de ‘caractère réflexe’ »1182, ce caractère pathologique, isolant le moi en le soumettant aveuglément à l’autorité sociale jusque dans les fondements les plus intimes de son psychisme, doit pouvoir être délié dans l’analyse. C’est ce que suggérer l’explicitation du théorème de la réification comme oubli, ouvrant sur l’intention d’une théorie différenciée de la mémoire elle-même. 1179 CorrAB, p. 367 ; A/B Briefwechsel, 417. La formule réapparaît dans la Dialectique de la raison, à la fin de l’esquisse sur « L’homme et l’animal ». 1180 Freud la décrit comme l’effroi causé par la découverte du se féminin privé de pénis. Cette origine reste problématique pour concevoir un fétichisme féminin comme l’on fait observer de nombreux critiques. 1181 Marx notait sur ce point que « la connaissance même du processus d’instauration de la valeur ne change rien à l’affaire. » 1182 CorrAB, p. 366; ; A/B Briefwechsel, 416. 264 « La tâche ne serait-elle pas de rattacher à une théorie dialectique de l’oubli toute l’opposition entre expérience vécue [Erlebnis] et expérience réfléchie [Erfahrung]. On pourrait dire aussi : à une théorie de la réification. Car toute réification est un acte d’oubli : les objets se chosifient à l’instant où une part d’eux-mêmes tombe dans l’oubli sans qu’alors ils soient présents de toutes pièces : donc à l’instant où une part d’eux-mêmes tombe dans l’oubli. Et la question se pose de savoir dans quelle mesure il s’agit de l’oubli formant l’expérience réfléchie, je dirais de l’oubli épique, et dans quelle mesure de l’oubli réflexe. »1183 Le caractère réflexe rapporté ici à une Erlebnis inconsciente, marquée par la passivité, dont semble procéder la réification, aurait un contrepoint « épique », réfléchi, en d’autres termes, volontaire, sur laquelle fonder l’hypothèse de ressources émancipatrices au sein de la conscience elle-même. Adorno en voit le modèle dans le souvenir proustien qu’il comprend finalement, contrairement au topos de la « mémoire involontaire », comme « mémoire volontaire ». « L’instant où est goûtée la madeleine, d’où émane la mémoire involontaire de Proust, était-il véritablement inconscient ? Il me semble que dans cette théorie, il manque un chaînon dialectique, celui de l’oubli. Or l’oubli est d’une certaine manière la base des deux, tant de la sphère de l’ “expérience” [Erfahrung] ou mémoire involontaire, que du caractère réflexe, dont le souvenir brusque présuppose lui-même l’oubli. Qu’un homme puisse faire des expériences, cela dépend en dernière instance de sa façon d’oublier. »1184 Dans les discussions d’Adorno avec Benjamin, l’établissement du maillon psychanalytique entre réification et impuissance des individus se précise à terme en une théorie différenciée de la mémoire où le souvenir, volontaire, apparaît comme la forme la plus démythologisante de la conscience, capable de convoquer le passer de façon autonome et de le révoquer tout aussi bien. Mais la réponse adornienne à la question de l’oubli ne sera pas développée à partir d’une théorie de la mémoire de type bergsonien par exemple : cette théorie, dans toute l’œuvre adornienne, semble toujours repoussée, tant elle confine à la constitution phénoménologique ou à la thématisation d’une expérience vécue à la Simmel ou à la Dilthey qu’Adorno a toujours suspectée de subjectivisme inconsistant. Elle ne sera pas non plus psychoexpérimentale. Faute de croire dans les ressources objectives des nouvelles techniques, et en raison d’un diagnostic unilatéralement critique sur les produits musicaux de l’industrie, il ne peut dégager à partir de ses expériences des signes de progrès ou de guérison convaincants. Adorno a perçu immédiatement l’inconsistance d’un projet thérapeutique psychanalytique adressée aux masses. Ironiquement, la psychanalyse semble figurer en première ligne des dispositifs sociaux qui entretiennent la conscience réifiée des individus et bloquent toute possibilité de « rappel », comme il l’expose le cinglant §40 des Minima moralia, rédigé à la même époque. « En parler toujours n’y penser jamais. – Depuis qu’avec l’aide du cinéma, des soap operas et de Karen Horney, la psychanalyse [Tiefenpsychologie] s’infiltre jusque dans n’importe quel bled perdu, les hommes sont privés des dernières possibilités d’une expérience d’eux-mêmes par notre civilisation organisée. La prise de conscience sur commande transforme en produits de grande série non seulement la réflexion spontanée mais aussi les lumières de la psychanalyse, dont l’efficace se mesure en réalité à l’énergie et à la souffrance qu’il en a coûté pour les acquérir ; et elle transforme en banalités conventionnelles les secrets douloureux de l’histoire individuelle, que la méthode orthodoxe a déjà tendance à réduire à des formules toute faites. La levée des rationalisations devient elle-même rationalisation. »1185 1183 CorrAB, p. 367; A/B Briefwechsel, 417. Ibid. 1185 MM, p. 87 ; GS 4, 72. 1184 265 Dans un contexte où les conflits psychiques équivalents à de « l’arthrite ou de la sinusite », ne sont plus que « les éléments d’un montage à la surface d’une existence standardisée »1186, la violence de la révélation psychanalytique s’est convertie en instrument de pacification sociale. Les individus, finalement dispensés du « travail de l’anamnèse réflexive », disposent avec elle d’une subsomption pratique et immédiate des conflits pulsionnels, sous les concepts de « complexe d’infériorité, de fixation à la mère, d’introversion et d’extraversion », quoiqu’au fond, « ils ne se laissent pas du tout remettre en cause par ces concepts »1187. La réification de la psychanalyse réduite à ses topiques explicatives en neutralise la portée. Mais si la réification est un oubli, et que toute élaboration passe par la remémoration des évènements traumatiques refoulés, la critique doit se renforcer en faisant éclater les catégories psychanalytiques réifiées par le rappel du pessimisme anthropologique qui les détermine – fût-ce pour en désamorcer à terme l’ancrage naturaliste. Dès lors, le rappel ne s’inscrira nullement, pas plus que chez Benjamin, dans une recherche égologique visant l’exhumation d’un souvenir individualisant1188, il fera remonter à la surface un souvenir historique. Un souvenir, plus précisément pour Adorno, qui engage la constitution socio-historique primitive de la subjectivité. Car si le caractère fétiche s’est emparé si profondément des subjectivités, la scène qu’il les condamne à refouler n’est pas seulement individuelle mais collective et archihistorique. Dans ces conditions, la critique de la subjectivité ne peut se poursuivre qu’en reconstituant une telle scène. S’il faut construire les conditions d’un rappel dans la critique, il convient de remonter aux commencements mêmes de la civilisation occidentale. L’anamnèse sera opérée sur un plan historique global, dégageant ce Gesamtprozess qui manquait encore à Benjamin, par une histoire primitive de la subjectivité. * L’articulation de la théorie de la forme-marchandise à la critique adornienne de la subjectivité constitue un enjeu majeur de son intégration au projet collectif de la Théorie critique. Après avoir envisagé les issues héritées et contemporaines qui se présentaient à Adorno et ses prises de position relativement à elles, nous avons recherché la manière dont Adorno articulait la théorie de la forme-marchandise à sa critique de la subjectivité, amorçant par là son extension en critique de la société. Il est apparu que c’est en reconduisant le problème aux implications psychiques du fétichisme, par sa réélaboration psycho-sociale qu’ Adorno tranche le nœud gordien de la théorie. Elle permet au théoricien d’investir cette catégorie d’un enjeu théorique qui passe finalement outre celui, politique, et apparemment dans l’impasse, du conflit de classes et de son issue révolutionnaire. Comme l’écrit Philippe Lacoue-Labarthe, Adorno « est alors persuadé de disposer avec le concept de l’abstraction de l’échange la clef pour la compréhension du texte tissé par la société. Déchiffrer les hiéroglyphes sociaux signifie donc pour l’essentiel reconnaître et dissoudre par l’analyse les fétiches qui se sont formés dans la conscience et rendre visible les processus sociaux dans leur fausse réification »1189. Au même titre que l’allégorie, le caractère fétiche de la marchandise permet ce déchiffrement en tant qu’en lui se figent des extrêmes que, pour l’heure, Adorno n’est pas en mesure de rapporter à une totalité sociale mais à l’unité psychique des individus : jouissance et angoisse dans le 1186 Ibid. Ibid. 1188 C’est le projet de Benjamin dans Enfance berlinoise, lorsqu’il mêle des souvenirs ressaisis d’un point de vue matérialiste au récit de la Recherche du Temps perdu de Proust, dégageant dans la promesse de bonheur apparente les brèches manifestes des « présages du malheur ». L’intérêt, partagé par Adorno, pour la question de la mémoire involontaire chez Proust, s’inscrit dans cette perspective. 1189 Ph. Lacoue-Labarthe, « Remarque sur Adorno et le jazz », in Rue Descartes n°10, juin 1994. 1187 266 sujet-jazz, impuissance et puissance dans la physiognomonie de Wagner, fascination pour les stars et empathie avec la marchandise dans l’industrie musicale. La réification décrit finalement la désolidarisation de significations dont la phénoménologie hégélienne faisait les moments d’une conscience vivante, capable de les dépasser. Atomisés, ces moments subsistent, rigides, pour la conscience, qui n’a d’autre choix que de renoncer à elle-même pour les supporter. Son aliénation n’est plus alors la condition de sa conservation, mais le fait même de sa liquidation, non dans un geste héroïque de suppression consciente de soi, mais, à petit feu, dans la régression. 267 II. PROCES GLOBAL [GESAMTPROZESS] À la fin des années trente, il manque au théoricien critique une assise historique à la radicalisation de sa théorie de la forme-marchandise en théorie de la régression des subjectivités. Autant qu’à Benjamin, ce Gesamtprozess dont la dialectique matérialiste critique ne peut se passer pour fonctionner, lui fait encore défaut. En exhumant les fondations psycho-historiques de la réification, selon une méthode empruntée en partie à la généalogie nietzschéenne, mais surtout, au delà d’elle, aux outils de l’anthropologie psychanalytique freudienne, la Dialektik der Aufklärung vient compléter, d’une manière remarquablement hétérodoxe, ce déficit théorique. De L’Odyssée au Novum Organum de Bacon, divers documents de culture font l’objet d’une réécriture à la fois parodique et critique qui révèle leur ambivalence constitutive, ambivalence œuvrant au cœur de la raison bourgeoise elle-même. Critique matérialiste et analyse freudienne s’associent ainsi au mode aussi apparemment fantaisiste que réellement grave du détournement littéraire. Cela étant, du point de vue théorique, la question qui se pose est alors la suivante : que devient la théorie de la forme-marchandise dans la Dialectique de la Raison face à l’exigence théorique d’invoquer une totalité articulant la dialectique critique ? Puisque, comme le rappelle Habermas, d’une part « la version que Lukács a donné de la théorie de la réification est démentie historiquement par l’échec de la révolution et les capacités d’intégration imprévues de sociétés capitalistes avancées » et que d’autre part, les auteurs conviennent de la déliquescence, dans l’impuissance généralisée du « rapport positif » censé rattacher la théorie à l’idéalisme objectif de Hegel, la théorie de la forme-marchandise emmure désormais tout espoir pratique. Face à ces difficultés, les deux auteurs ne la maintiennent qu’en la radicalisant. Dans leur ouvrage commun, le procès de réification se trouve en effet élargi « jusqu’à un processus historico-mondial de civilisation », ancré « en deçà du capitalisme commençant, aux débuts du devenir homme »1190 . Dans ce mouvement, la forme-marchandise et le fétichisme en tant que concepts isolés sont pour ainsi dire « aspirés » dans celui de raison bourgeoise, confirmant de ce fait l’identification de la forme-marchandise à une figure de la subjectivité. Mais dans le procès global de la rationalité qui conduit à la réification généralisée des individus à l’âge du capitalisme avancé, l’accent ne sera plus mis sur la mutilation psychique des sujets par les marchandises mais sur la préconstitution réifiée de la subjectivité bourgeoise. La régression, dont la forme-marchandise semblait être la cause, devient inhérente à la subjectivité telle qu’elle s’est constituée – en tant que revers du caractère répressif de sa constitution. Ainsi happée dans le procès global de la rationalité bourgeoise, la catégorie de la forme marchandise devient alors une figure de la Raison ellemême. Mais au moment où se trouve ainsi déterminée, sans précédent, sa teneur « historicophilosophique », telle que la réclamait Adorno face à Benjamin, tout se passe, on va le voir, comme si sa spécificité capitaliste se trouvait littéralement engloutie, ingurgitée dans un schéma interprétatif pour lequel il n’y a plus d’époques. 1190 Jürgen Habermas, Théorie de l'Agir communicationnel, op. cit., p. 371 268 A. Procès de la Raison Rédigée autour de 1940, par des auteurs exilés d’une Europe dominée par des régimes fascistes, la Dialectique de la Raison marque une orientation nouvelle au sein de la constellation des figures de la subjectivité jusque là abordées par la critique adornienne. De la figure individuelle de la subjectivité – quoique déjà sociale – incarnée dans le Sujet-jazz, Richard Wagner ou le consommateur-auditeur de musique on passe à sa figure universelle, catégorie phare des philosophies de l’histoire systématiques : la Raison. D’entrée de jeu, cette figure est pour ainsi dire dédoublée, entre une Raison émancipatrice, caractéristique des Lumières – qui sont moins considérées ici comme une époque bien définie de l’histoire de la pensée que comme l’élan qui, « de tous temps », a mu les hommes vers l’émancipation – et une raison instrumentale, dominante, jugent les auteurs, dans le processus historique qui a conduit jusqu’à la société marchande. Ainsi altérée par son instrumentalisation séculaire, la raison, « notion même du penser » a conduit la société à régresser. « Nous n'avons pas le moindre doute – c'est là notre pétition de principe – que dans la société, la liberté est inséparable du penser éclairé. Mais nous croyons avoir tout aussi nettement reconnu que la notion même de ce penser, non moins que les formes historiques concrètes, les institutions de la société dans lesquelles il est imbriqué, contient déjà le germe de cette régression qui se vérifie partout de nos jours. Si la Raison n'entreprend pas un travail de réflexion sur ce moment de régression [rückläufige Moment], elle scellera son propre destin. »»1191 C’est ainsi qu’est rapidement expédiée la dialectique qui espère sauver de la raison instrumentale par la Raison des Lumières et qu’est posé l’enjeu de la Dialectique de la raison : dégager dans l’histoire même de la rationalité les moyens de sa critique. Dans la mesure où la critique de la raison ne peut cependant adopter les canons formels de l’argumentation rationnelle pour être entreprise sous peine de s’autodissoudre, elle s’expose d’abord sous la forme rhétorique de l’attaque, selon deux principaux régimes : le court-circuit et la parodie. 1. Courts-circuits a. Réduction À mesure que se déploie l’argumentation, on observe une véritable inflation du concept négatif de la raison telle que, alors même que la possibilité de son autre est maintenue, seule sa version destructrice semble s’être réalisée historiquement et socialement. Dans sa Théorie de l’Agir Communicationnel, Habermas a analysé cette réduction de la Raison à sa version qualifiée d’instrumentale. Trahissant littéralement l’élasticité de la rationalité wébérienne, Horkheimer en a livré, selon Habermas, une version restreinte qui a contribué à la fois à rigidifier la rationalité à l’œuvre dans les rapports sociaux et à rendre de plus en plus évanescente la possibilité d’une rationalité véritablement éclairée dans les sociétés humaines. 1191 DR, p. 15; DA, GS 3, 13. 269 Il est frappant à ce titre de comparer l’image horkheimerienne et adornienne de la rationalité (toujours instrumentale, toujours destructrice) à sa polysémie wébérienne. « À vrai dire, écrivait Max Weber dans L’Éthique protestante et le capitalisme, il faudrait placer en épigraphe à toute étude consacrée au rationalisme ce principe très simple mais souvent oublié : la vie peut être rationalisée conformément à des points de vue finaux extrêmement divers et suivant des directions extrêmement différentes. Le « rationalisme » est un concept historique qui renferme tout un monde d’oppositions… »1192. Kaléidoscopique, le « rationalisme », qui n’a pas ici seulement le sens d’une option théorique en philosophie mais aussi celui de « rationalité » au sens de pratique, l’est donc en un premier sens parce qu’il se transforme, suggère Weber, en fonction des points de vue finaux auxquels on l’assigne, et parce qu’il est historique, donc changeant. Mais cette variabilité du rationalisme doit encore être renforcée par le fait qu’on ne saurait tout à fait le considérer comme une pratique pure. C’est précisément l’impureté de toute pratique sociale vis-à-vis d’un rationalisme théorique qui, quant à lui, serait pur, qui a conduit Weber à développer l’idée de « rationalisations partielles ». C’est cela même qui fait que la rationalité peut « désigner des choses extrêmement diverses… » « Il y a par exemple des “rationalisations” de la contemplation mystique, c’est-à-dire d’un comportement qui, considéré à partir d’autres domaines de la vie est spécifiquement “irrationnel” – de la même façon qu’il y a des rationalisations de l’économie, de la technique, du travail scientifique, de l’éducation de la guerre, du droit et de l’administration. En outre, on peut rationaliser chacun de ces domaines en fonction de points de vue et de buts extrêmement divers, et ce qui est ‘rationnel’ considéré sous un certain angle peut être “irrationnel” sous un autre. C’est pourquoi il y a eu dans toutes les zones de civilisation des rationalisation de nature extrêmement diverses dans les différents domaines de la vie. Pour caractériser leurs différences, du point de vue de l’histoire de la civilisation, il faut d’abord déterminer quelles sont les sphères rationalisées et dans quelle direction elles le sont. »1193 Repérant ces rationalisations partout, Weber se garde de faire de la rationalité une instance autonome qui contaminerait toutes les pratiques humaines. Alors même qu’il lui est nécessaire de dégager un concept générique de la rationalité sans lequel il ne pourrait la dire protéiforme, le sociologue ne se prononce pas sur le contenu de cette abstraction commune, il ne l’envisage qu’une fois déterminée la sphère dont on s’occupe et la direction propre qu’elle suppose de la rationalisation. Sans entrer dans le détail de l’analyse wébérienne, et sans non plus se lancer dans le procès sociologique d’auteurs dont le projet n’était précisément pas exclusivement sociologique, on se contente ici de faire droit à la critique Habermas sienne de la rationalité adornienne et horkheimerienne comme réduction d’une notion héritée de l’analyse wébérienne de la modernité. Ce qui chez Weber constitue avant tout un objet de réflexion prend chez Horkheimer et Adorno l’ampleur d’une forme qui détermine sa propre appréhension et comprend ceux qui la pensent. La rationalité n’est plus une notion générique dont il s’agit d’observer les phénomènes les plus divers, mais la forme de toutes nos notions, à laquelle nous ne pouvons vraisemblablement échapper que négativement, en la dénonçant comme telle. Adorno et Horkheimer, laissant de côté toute aménité sociologique envers les phénomènes divers des rationalités, cultivent alors dans la description d’une rationalité englobante son caractère monolithique. En déterminant la rationalité non plus comme un phénomène mais comme la forme même de notre regard sur tout phénomène, ils font de cette dernière une instance massive, indifférenciée. Uniformisante, la rationalité est uniformisée en retour. 1192 M. Weber, L’Éthique protestante et le capitalisme, trad. fr. de J. Chavy, Paris, Plon, 1964, rééd. « L’Agora », 1985, pp.81 et 82. 1193 M. Weber, op. cit., pp. 23 et 24. 270 La compréhension unilatérale de la rationalité comme rationalité instrumentale est donc le corollaire de l’idée qu’il s’agit là d’un phénomène absolument généralisé. Parce qu’elle conforme tout, la rationalité est partout la même. Dans la Dialectique de la raison, les « sphères rationalisées » n’ont par conséquent de spécificité qu’anecdotique et la « direction », pour reprendre le terme wébérien, vers laquelle elles sont rationalisées est toujours la même : c’est celle de la domination. La formule chiffrée de cette équation, dès l’introduction de la Dialectique de la Raison, c’est Bacon qui la donne, armé de sa théorie selon laquelle, « le savoir est un pouvoir », nous y reviendrons. b. Double généralisation Mais il importe avant cela de signaler la « double généralisation »1194 de la critique marxiste de la domination – aboutissant chez Lukács à la théorie de la réification – que produit une telle conception de la rationalité instrumentale. Comme le montre Habermas dans sa Théorie de l’agir communicationnel, la théorie de la forme-marchandise qui fondait cette critique chez Lukács fait l’objet d’une extrapolation théorique sans précédant. « Chez Horkheimer et Adorno le concept [de réification] n’est pas seulement détaché du contexte historique spécifique d’émergence du système d’économie capitaliste, il est séparé totalement de la dimension des relations interpersonnelles, et il subit une généralisation dans le temps (il intéresse l’histoire globale de l’espèce) ainsi que dans le champ du réel (du fait que la cognition mise au service de l’autoconservation, et la répression de la nature pulsionnelle, sont imputées à la même logique de la domination). Cette double généralisation du concept de réification conduit à un concept de raison instrumentale qui renvoie l’histoire des origines de la subjectivité et le procès de formation de l’identité du moi à une perspective englobante de la philosophie de l’histoire. »1195 La première généralisation est une « généralisation dans le temps ». Elle consiste à identifier les premières formes de productions à l’exploitation en vertu de la domination de la nature qu’elles engageaient déjà nécessairement. Alors que chez Marx est maintenue la distinction entre production et domination dans les sociétés précapitalistes, l’exploitation étant conçue comme un phénomène de la société bourgeoise, tout se passe chez Adorno comme si tout processus de production s’identifiait immédiatement à la domination capitaliste. Au-delà même de la critique marxiste traditionnelle du dépérissement de la valeur d’usage au profit du fétichisme de la valeur d’échange, c’est la production en général, en tant qu’elle suppose une forme de domination de la nature, qui semble contenir in nuce toute la violence et l’oppression caractéristiques des relations sociales bourgeoises. La seconde généralisation est une généralisation « dans le champ du réel ». Elle consiste à identifier la constitution de la subjectivité elle-même, fondée sur l’instinct d’autoconservation, comme premier acte d’un rapport de domination à la nature, à la fois extérieure et intérieure. Celui qui se constitue comme sujet rationnel exerce déjà sur sa propre nature la répression propre au rapport de la civilisation rationalisée à la nature en général. Conséquence de cette double généralisation, la critique lukácsienne de la forme-marchandise comme forme de domination est réinjectée dans l’ensemble de l’histoire humaine, désormais totalement détachée d’un contexte historique déterminé. Dans la mesure où la critique de la domination se trouve ainsi étendue dans le temps et dans le champ du réel, on peut se demander, ce qui reste de la théorie proprement économique censée fonder la critique. Si Weber reprochait au marxisme sa tendance à l’économisme, la 1194 1195 L’expression est de J. Habermas lui-même. J. Habermas, op. cit., p. 384. 271 pauvreté des concepts économiques ici en jeu expose l’argument économique à se vider littéralement de son contenu proprement matérialiste, ancré historiquement dans des rapports de production déterminés et spécifiques. L’ancrage économico-historique qu’était censée assurer une théorie rénovée de la forme-marchandise à la critique adornienne de la subjectivité s’avère en effet quasiment dissout dans l’extension sans précédent dont cette théorie fait l’objet. Mais si la théorie semble perdre ici son caractère matérialiste, c’est, encore une fois, au plan psychique qu’elle le reconquiert. c. Identification Dans leur généralisation de la théorie de la réification, les auteurs entendent néanmoins maintenir un lien entre économie et rationalité, plus précisément entre forme marchande et rationalité. Faute d’une délimitation engageant des paramètres historiques déterminés, la théorie de Max Weber établissant sur des bases économiques et historiographiques précises un lien concret entre éthique protestante, rationalité et esprit du capitalisme ne peut leur être que d’un faible secours, bien qu’elle soit invoquée formellement. Il leur faut, au-delà d’elle, une théorie qui identifie, non pas seulement historiquement mais génétiquement, rationalité et principe d’équivalence. La Dialectique de la raison – et Adorno le suggère à la même époque contre Husserl – émet ainsi l’hypothèse que la constitution transcendantale de la subjectivité elle-même coïncide avec les premiers développements de l’économie. C’est ce qui fonde l’intérêt dont témoigne Adorno pour le chercheur Alfred Sohn-Rethel1196 qui développe dès 1936 une théorie sociogénétique de la connaissance défendant une conception wébéro-simmélienne, mais remontant jusqu’à l’Antiquité, selon laquelle la naissance de la pensée abstraite est liée à celle de l’économie monétaire1197. Adorno insiste sur la convergence de ses propres réflexions avec cette théorie qui « dynamite l’idéalisme de l’intérieur » à l’instar de son propre projet, alors en cours, sur Husserl face Horkheimer qui, quant à lui, se montre plus sceptique. De fait, cette convergence est tout à fait nette, si comme l’explique Sohn-Rethel lui-même dans une lettre à Adorno, sa théorie vise à démontrer, dans un cadre historiographique et économique scientifique, ce fait que « la genèse des formes déterminantes de la pensée rationnelle, et en particulier l’idée de subjectivité, est médiatisée par la “dialectique historique de la 1196 Alfred Sohn-Rethel, (1899 -1990), fit des études d’économie politique auprès d’Emil Lederer, de sociologie auprès de Max Weber et de philosophie auprès de Simmel, Rickert, Cassirer. En 1928, il obtint un doctorat sur le marginalisme. Dès 1936, il développa une théorie sociogénétique de la connaissance, exposée dans des textes qui publiés seulement après-guerre, notamment le texte, cité par Adorno dans la Dialectique négative, Forme marchandise et Forme de pensée, [Warenform und Denkform. Versuch einer Analyse der gesellschaftlichen Urspungs des « Reines Verstandes », Frankfurt/Main, EVA/Wien, Europa-Verlag, 1961]. En Angleterre, il se lia à l’historien marxiste de l’Antiquité George Thomson, chez qui il trouva une confirmation de son hypothèse “wébero-simmelienne”, selon laquelle la naissance de la pensée abstraite est liée à celle de l’économie monétaire. 1197 Comme l’explique Gérard Raulet, dans sa synthèse sur La Philosophie allemande depuis 1945, « le cœur de la théorie de Sohn-Rethel est la notion marxienne d’abstraction réelle, tirée des développements du Capital sur la marchandise. Il en déporte de façon ‘simmelienne’, et cela lui a été reproché dans le camp marxiste, le centre de gravité de la sphère de la production vers celle de la circulation. Mais le moment central de [la] thèse [marxienne] n’est pas contesté en tant que tel […] : l’argent est le vecteur abstrait grâce auquel toutes les conditions socio-économiques sans lesquelles l’échange ne pourrait avoir lieu sont éclipsées, il transforme la réification réelle en une chose abstraite dont la genèse devient invisible, et il faut voir là à la fois l’origine de l’ “idéologie” et surtout l’efficience de cette dernière non pas simplement comme une fausse représentation mais comme une structure constituante du penser » (G. Raulet, La philosophie allemande depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 272-273). 272 socialisation fonctionnelle”, faisant apparaître la subjectivité comme le corrélat inséparable de la constitution de la forme-argent de la valeur »1198. Néanmoins, faute d’un matériel historiographique et économique précis1199, les auteurs de la Dialectique de la raison ne peuvent qu’invoquer une telle théorie censée apporter de l’eau à leur moulin, mais nullement fonder leur critique sur elle, dont ils ne retiennent avant tout que les conclusions sans pouvoir remonter scientifiquement à ses sources. Pourtant, la théorie de Sohn-Rethel, dans ses présupposés simmeliens et wébériens, semble, à bien y regarder, indispensable à la cohérence de la critique adornienne de la subjectivité si fermement structurée par l’identité qu’elle ne veut plus seulement capitaliste mais archaïque de la subjectivité et du principe d’équivalence, présidant à la constitution de la formemarchandise1200. Tel est bien le coût théorique que doit payer celui qui veut « étendre la 1198 Lettre de Sohn-Rethel adressée à Adorno en 1969, in Briefwechsel, 1936-1969, Christoph Gödde, München, Text + Kritik, 1991, p. 10 sq., citée par S. Muller-Doohm, Adorno, une biographie, op. cit., pp. 219-220. 1199 Nombreux ont été les reproches adressés aux imprécisions du texte. Force est de constater que les « courtscircuits » théoriques abondent – comme si la critique ne pouvait se formuler efficacement qu’à cette distance. La scientificité semble faire obstruction à la critique – à moins que ce ne soit l’entreprise critique qui, de par là distance qu’elle impose à son objet, fasse obstruction à la scientificité. Tout se passe comme si une connaissance trop approfondie, trop scientifique du fonctionnement historique et économique des institutions exposait la théorie à la paralysie : à examiner de trop près la dentition du crocodile, on risque d’être subitement croqué. Dans un article sur la Dialectique de la Raison au titre suggestif de « The Overphilosophication of Politics », Richard Rorty, après avoir dénoncé les thèses que son pragmatisme philosophique décèle, au fondement de l’ouvrage, comme de « fausses opinions », s’emporte littéralement contre un dilettantisme scientifique de la tradition philosophique critique, étendue ici d’Horkheimer et Adorno jusqu’à « la gauche foucaldienne » : « Malgré son insistance sur la nécessité de comprendre la signification historique, cette gauche foucaldienne [Foucaldian left] ne s’intéresse pas particulièrement aux narrations historiques détaillées [detailed historical narratives], pas plus qu’aux analyses économiques précises. Ses adhérents semblent penser qu’il suffit de disposer d’une conception philosophique suffisamment sophistiquée [a sufficiently sophisticated philosophical view] pour “théoriser” tout ce qui nous tombe sous la dent [anything that comes down the pike]. Là encore, cette gauche suit les traces de Horkheimer et Adorno. La Dialectique de la Raison suggère constamment qu’elle offre un récit historique [historical narrative] qui incorpore et transcende l’histoire [story] racontée dans le Manifeste du parti communiste ». Quant aux analyses économiques, poursuit Rorty, elles sont maigres et rares, et « la seule utilisation qu’Horkheimer et Adorno fassent de Marx est de reprendre son usage péjoratif du terme « bourgeois » ». Rorty s’irrite de tant de théories gonflées d’un pathos historique et sociologique qui n’ont d’égale que la condescendance envers toute forme d’enquête concrète et approfondie, pourtant seule à même de fournir quelque élément de légitimité aux dites théories. La notion même de bourgeois détachée de l’ancrage socio-économique qui était le sien dans sa définition marxienne n’a plus de teneur que morale, en l’occurrence une teneur péjorative. Moralisé, le bourgeois n’est plus le représentant d’une classe économico-sociale, mais un esprit diffus, qui peut en quelque sorte venir habiter n’importe quel corps, et dans la société « entièrement socialisé » qualifiée elle-même de bourgeoise, les habite tous, peu ou prou. Ces imprécisions préjudiciables à la réflexion sont le résultat, juge Rorty, d’une surestimation de la théorie. Il s’agit pour nous de mettre en évidence la raison pour laquelle cette surestimation est clairement assumée, notamment par Adorno. Notons en outre l’imprécision rortyenne consistant à mettre Foucault et les théoriciens critiques dans le même sac : le premier se proposait d’abord et avant tout, dans son archéologie de mener un travail d’historien. Si contestable qu’ait pu être jugée sa démarche pour d’autres historiens, elle reste historienne, contrairement à celle d’Horkheimer et Adorno dont le matériau premier reste philosophique. (R. Rorty, « The Overphilosophication of Politics », in Constellations, vol. 7, n°1, 2000, pp. 128-132). 1200 Cette importance est attestée par le fait que, dans la Dialectique négative, Adorno se référera explicitement à Sohn-Rethel en rapportant son hypothèse à sa propre théorie du principe subjectif de l’identification. Cet argument philosophique déjà présent dans les années quarante mais plus systématisé alors offre l’unique médiation en vertu de laquelle la forme-pensée et la forme-marchandise peuvent être assimilées. Par la médiation de ce principe critique, la production est déjà domination, non pas seulement relativement à une certaine synthèse sociale mais en tant que telle, dans la mesure où elles sont toutes deux expressions d’un principe d’identification, qui est en lui-même violent, « même avant tout contrôle social et avant toute implication dans des relations de domination entre hommes» (ND, GS 6, 232). 273 théorie de la réification à une anthropologie du capitalisme industriel »1201 (selon l’expression de S. Breuer). Dès lors, fidèles à l’idée de Lukács selon laquelle la forme marchandise est devenue une forme de la domination, les auteurs identifient dans la foulée cette domination à la raison bourgeoise, selon une méthode critique cette fois littéralement parodique. 2. Parodie Jusqu’ici, le fait que la Dialectique de la raison s’ouvre sur une véritable parodie de l’utopie de Bacon n’a jamais été vraiment mis en évidence. Pourtant, c’est véritablement l’amorce par laquelle la raison est retournée en mythe dans le texte, et le progrès en mouvement de progrès vers la catastrophe. On oublie parfois que c’est sur une évocation explicite de l’auteur de La Nouvelle Atlantide que s’ouvre la Dialectique de la Raison. C’est Voltaire, l’ennemi juré de Rousseau – dont les œuvres politiques et anthropologiques constituent, pour parler comme Genette, un « métatexte »1202 décisif de la Dialectique de la Raison, qui fait entrer l’accusé : Francis Bacon, « le père de la philosophie expérimentale »1203. a. Le projet épistémologique et politique de Bacon Bacon est connu comme celui qui, à l’aube du XVIIe siècle engagea, par ses ouvrages, la philosophie et la science sur une voie nouvelle, contre la scholastique et contre les outils désuets de la métaphysique, pour une connaissance de la nature qui nous en rende maîtres. Affirmant que l’homme « ne gagne d’empire sur la nature qu’en lui obéissant », Bacon définit un « connaître » que motive l’idéal d’un pouvoir. Pour ce que la contrainte de la nature, renforcée par l’ignorance, est contraire à l’épanouissement de l’homme et que le savoir, par lequel il peut la dominer, accroît son propre pouvoir, il apparaît sans l’ombre d’un doute que « savoir, c’est pouvoir ». La hiérarchie des trois degrés (gradus) d’ambition (de l’ambition personnelle, en passant par l’ambition nationale, jusqu’à l’ambition universelle) énoncée à l’aphorisme 129 du livre I du Novum Organum spécifie alors l’ambition propre à ce pouvoir : c’est, bien entendu, l’ambition universelle, au-delà même du souhait d’accroître la puissance de l’empire (potentia et imperium) du pays, celle qui vise « à restaurer et à accroître la puissance et l’empire du genre humain lui-même sur l’univers ». Celui qui porterait une telle ambition et se donnerait les moyens de la réaliser serait « le vrai bienfaiteur du genre humain, 1201 Voir Stefan Breuer, “The Long Friendship: On Theoretical Differences between Adorno and Horkheimer”, article traduit par John McCole, pp. 257-280, in Seyla Benhabib, Wolfgang Bonβ, John McCole, On Max Horkheimer. New Perspectives, MIT Press, Cambridge, Massachussets, London, England, 1993, p. 267: Adorno « was concerned […] in nothing less than extending the theory of reification into an anthropology of industrial capitalism”. 1202 Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, éditions du Seuil, Paris, 1982, p. 10 : classée comme troisième type de transcendance textuelle, la « métatextualité » « est la relation […] de « commentaire » qui unit un texte à un autre texte dont il parle sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans le nommer : c’est ainsi que Hegel, dans la Phénoménologie de l’Esprit, évoque, allusivement et comme silencieusement le Neveu de Rameau. C’est par excellence, la relation critique. » 1203 Voltaire, Lettres philosophiques, XII, Œuvres complètes, Garnier, Paris, 1879, vol. XXII, p. 118, cité par Horkheimer et Adorno, DR, p. 21. 274 le propagateur de la domination de l’homme sur l’univers (humani in universum imperii propagator), le champion de la liberté, le vainqueur de dures nécessités »1204. Dans ces conditions, la réforme baconienne du savoir a plus qu’un enjeu épistémologique, elle engage un idéal politique et humain bien spécifique. Dans son article intitulé « Francis Bacon : réforme de l’Etat ou réforme de la société ? », Didier Deleule insiste sur le caractère indissociable de la réforme du savoir et de la réforme politique dans le discours baconien : « On peut – et, à certains égards, l’on doit – comprendre que ladite nouvelle logique qui, malgré tout, se met en place (le Novum Organum, qui dit bien son nom et entre en polémique directe et assez violente à l’occasion avec l’ancien organon aristotélicien) n’est pas autosuffisante et se révèle inséparable d’une certaine conception de l’État. Bacon n’a cessé de revendiquer auprès des autorités compétentes le droit à une réforme du savoir qui s’appuierait sur une réforme des institutions. »1205 Mais relève encore Didier Deleule, « […] la réforme des institutions propre à donner quelque chance de réalisation à la réforme du savoir n’a été engagée ni par Elizabeth ni par Jacques Ier ; l’œuvre théorique sera, par la force des choses, moins destinée à fonder une pratique désormais incertaine qu’à populariser des idées nouvelles ». Pourtant, Bacon ne renoncera pas à donner à ces idées un sens politique, voire à en penser la systématisation à l’usage d’un gouvernement politique. Cette systématisation politique, on la découvre dans La Nouvelle Atlantide, véritable utopie technocratique que Bacon, peut-être à défaut de voir réalisées ses propositions réformistes au sein de l’État où il fut lui-même chancelier, rédigea peu avant sa mort. L’ouvrage, paru à titre posthume en 1620, décrit un état, l’état de Bensalem, peuplé d’une des dix tribus perdues d’Israël, au gouvernement apparemment monarchique, puisqu’il est sous la coupe du roi Solamona. Mais cette monarchie est technocratique, et rien qui ne soit étudié par le groupe d’experts constituant la société n’est imposé aux habitants. Ces experts suivent les procédures les plus rigoureuses qui soient pour mener leurs recherches – destinées au bien-être de la population – et valider leurs découvertes : la collecte des différents types d’expériences est examinée avant que d’autres expérimentations plus poussées soient proposées puis testées (par « les Flambeaux et les Greffeurs » – Lamps and Inoculators) et enfin transformées en axiomes (par les Interprètes de la Nature) pour être mises en application (par les « Donateurs ou Bienfaiteurs » – Dowry-men or Benefactors) au bénéfice de la population. La société ainsi décrite apparaît comme la société réalisée, c’est-à-dire dans la perspective baconienne, la société où règne la science dont est mise au jour la politique définitive. b. Renversement de l’utopie de Bacon Projet « total » en ce sens, l’ambition baconienne est loin d’avoir seulement représenté une inoffensive réforme épistémologique ; elle apparaît dans le réquisitoire que vont en produire Adorno et Horkheimer comme le trait caractéristique de toutes nos pratiques. Plutôt que héraut, un temps incompris, d’une pensée libre, d’une Aufklärung, Bacon est présenté ici comme celui qui « en a déjà réuni les différents thèmes », appliqués sans conscience inconsidérément depuis. L’idéal baconien de la domination de la nature est ainsi retourné en source de l’actuel égarement de la civilisation européenne1206… 1204 Francis Bacon, De interpretatione naturae prooemium [1653], in J. Spedding, The Letters and the Life of Francis Bacon, 7 vol., Londres, 1861-1874, t. IIII, p. 518. 1205 Didier Deleule, « Francis Bacon : réforme de l’Etat ou réforme de la société ? », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Presses Universitaires de France |2003/1 - Tome 128 - n° 1, pp. 79 à 101. 1206 On peut sans doute prêter une bonne part de cette parodie à Horkheimer. Dans les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, chapitre 3, « L’Utopie », il entreprend une critique relativement documentée de 275 « Toute tentative ayant pour but de briser la contrainte exercée par la nature en brisant cette nature n’aboutit qu’à une soumission plus grande au joug de celle-ci. C’est ainsi que la civilisation européenne s’est égarée [So ist die Bahn der europaïschen Zivilisation verlaufen]. »1207 Ce n’est pas uniquement l’évolution calamiteuse d’un idéal au départ progressiste qu’on déplore, mais le principe fondamental du projet qu’on dénonce : la domination de la nature. Certes, attribuer à Bacon l’irraison contemporaine de la technicisation débridée qui culmine dans les camps de la mort relève d’une incontestable exagération. Mais en convoquant la figure baconienne, ce n’est pas seulement une méthode qui est visée, un projet scientifique, c’est plutôt, et de façon essentielle, l’utopie vers la réalisation de laquelle tend ce projet, un certain idéal de la systématisation et de la réalisation complète de principes visant à l’ « amélioration du genre humain » par la « domination de la nature ». C’est seulement par une périphrase, « l’Utopie de Bacon »1208, que La Nouvelle Atlantide est évoquée par nos auteurs : « Aujourd’hui, au moment où l’Utopie de Bacon, “la domination de la nature dans la pratique” [der Natur in der praxis gebieten], est réalisée à une échelle tellurique, l’essence de la contrainte qu’il attribuait à la nature non dominée apparaît clairement. C’était la domination [Herschafft] elle-même. »1209 Omniprésente, l’utopie baconienne n’a pas besoin d’être citée comme un texte, comme une fiction, le constat de sa réalisation effective est l’objet même du propos. La société où règne la science est bien la nôtre et il n’est plus besoin d’aller la rechercher dans une inaccessible Atlantide. Le commentaire critique de l’Utopie de Bacon coïncide donc avec le commentaire critique du monde comme il va désormais. Plutôt que de s’attacher à dégager dans le texte lui- l’utopie. Les utopies philosophiques, reproche Horkheimer, font malencontreusement toujours fi de l’histoire, incapable de tenter de concevoir l’émergence de cette dernière au sein des conditions présentes qui seules, en retour, peuvent la rendre possible. « Ainsi s’explique que le pays de leurs rêves – contrairement aux projets socialistes modernes et à la Nouvelle Atlantide de Bacon – ne se trouvent pas dans le futur, mais dans un endroit spatialement éloigné du lieu d’existence des auteurs. Le pays d’Utopie de More se trouve sur une île de l’Océan, la Cité de Soleil de Campanella à l’intérieur de Ceylan. Pour ces philosophes, la société parfaite peut-être instituée en tous temps et en tout lieu, pourvu que les hommes soient amenés par la persuasion, la ruse ou même la force, à la constitution politique qui y correspond. » (op. cit., p. 99) Thomas Münzer dont Bloch a alors déjà étudié la figure est convoqué comme utopiste impatient, une impatience caractéristique de cette attitude, pour autant qu’elle ne révise pas son rapport à l’histoire. En effet, « l’utopie saute par-dessus le temps. Partant des aspirations qui sont conditionnées par une situation déterminée de la société et qui, à chaque modification de la raison, se modifient elles aussi, elle entend utiliser les moyens qu’elle trouve donnés dans cette réalité pour instaurer une société parfaite : le pays de Cocagne d’une imagination historiquement conditionnée. L’utopie ne voit pas que le degré d’évolution historique qui lui impose son projet de ‘pays de nulle part’ renferme en luimême les conditions de son devenir, de son existence et de sa disparition ; et que pour réaliser quelque chose, il faut arriver à une connaissance exacte de ces conditions et même coller à elles. Elle voudrait rayer la souffrance de la société présente, ne conserver d’elle que le bien pour lui tout seul, mais elle oublie que les éléments bons et mauvais ne sont que des aspects différents de la même situation, parce qu’ils reposent également sur les mêmes conditions. Elle ne conçoit pas la modification de l’existant comme une transformation difficile et pleine de sacrifice des bases mêmes de la société ; elle la transpose dans la tête des sujets.» (Op. cit., pp. 100-101) Horkheimer conclut sur une distinction qui rétablit la possibilité d’une invocation utopique tout en la limitant – d’une manière qui évoque bien sûr la négativité adornienne mais fait déjà écho au rapport de Marx lui-même au communisme : « l’utopie a deux faces : elle est la critique de ce qui est et la représentation de ce qui doit être. Sa signification essentielle réside dans le premier moment » (op. cit., p.103). 1207 DR, p. 30; DA, GS 3, 29. 1208 DR, p. 57; DA, GS 3, 60. 1209 Ibid. 276 même des aspects fondamentalement autoritaires1210, c’est dans l’observation directe de conditions d’existence des individus que nos auteurs entendent mener leur critique en retour. L’intertextualité qui renverrait à l’œuvre La Nouvelle Atlantide saute sous l’évidence de la réalisation effective de sa fiction. Mais dans cette réalisation même, l’utopie se révèle être, contre l’intention première de son auteur, une dystopie rampante… Tandis que le moment historique offre l’image renversée de l’utopie baconienne, il s’agit de remonter aux principes qui ont régi cet idéal destructeur de « l’homme dominateur ». Loin de découvrir ici une étude précise de la philosophie baconienne de la connaissance, on assiste au « montage » de fragments, de citations, quelque peu disparates, extraits d’œuvres plus ou moins décisives, et à leur commentaire critique qui confine parfois, quoique sur un mode sérieux, essentiellement polémique, à la parodie… Le texte cité en premier n’est pas extrait d’un des grands ouvrages théoriques de Bacon, il s’agit d’un discours de circonstance rédigé en 1592 à l’occasion d’une exposition des récentes inventions mécaniques organisée par l’ingénieur Platt1211, intitulé The Praise of Knowledge. Le Novum organum1212 (1620) et le Valerius Terminus1213 seront cités ensuite, mais le choix de ce texte « officiel » n’est pas innocent : la grande figure de la réforme du savoir à l’aube du XVIIe y apparaît simultanément comme une figure publique et, ultimement, politique. Le discours baconien qui affecte un désintéressement philanthropique est en même temps le discours d’un chancelier du roi. Ce n’est pas la maturité théorique qui intéresse ici nos auteurs, mais l’énonciation du projet, dans un contexte d’activité politique. Cela étant, comme le note Didier Deleule à propos de ce texte : « Dès cette époque, les tranchées sont bien creusées sur le double front – les dogmatici et les empirici – où le philosophe ne cessera de livrer bataille ; on doit ainsi condamner la scolastique, mais aussi attaquer l’imposture des alchimistes, faire l’apologie des arts mécaniques (auxquels il manque cependant encore une méthode de recherche) et proclamer finalement la nécessité d’ « un mariage heureux entre l’esprit humain et la nature des choses” en lieu et place des “vaines notions” et des “ expériences aveugles” »1214 « […] On imagine aisément ce que seront les fruits et la postérité de cette glorieuse union. La presse d’imprimerie ? Une invention grossière ; le canon ? Son invention était pratiquement chose faite ; la boussole ? On la connaissait déjà autrefois dans une certaine mesure. Que de changements ces inventions n’ont-elles pas provoqués, – l’une dans la science, l’autre dans la guerre, la troisième dans les finances, le commerce et la navigation ! Et je vous dis que ces inventions ne sont que le fruit du hasard. Ainsi donc, la supériorité de l’homme réside dans le savoir, – cela ne fait aucun doute. Ce savoir recèle bien des choses que les rois avec tous leurs trésors ne peuvent acquérir, sur lesquelles leur autorité n’a aucun pouvoir, que leurs émissaires et informateurs ne peuvent venir leur rapporter et dont leurs explorateurs ne peuvent découvrir le pays d’origine. Aujourd’hui, nous nous imaginons que nous dominons la nature, – et nous 1210 Comme l’a montré, de façon radicale et polémique John E. Leary Jr. dans Francis Bacon and the Politics of Science, Ames, Iowa State University, 1994, qui, « affirme que la vision baconienne de la science est fondamentalement élitiste dans son rapport à la société et hiérarchique (voire autoritaire) dans son organisation interne : inscrit dans la structure étatique de la dynastie Tudor, Bacon « voulait, par-dessus tout, introduire de l’ordre (sur le plan intellectuel) là où il n’y avait auparavant que chaos, et mettre en place un gouvernement là où il n’y avait qu’anarchie » (p. 7). Fondée sur une vision pessimiste de la nature humaine, l’entreprise repose, dans un cas comme dans l’autre, sur une volonté de contrôle : la communauté des savants, tout comme la structure gouvernementale, doit constituer un groupe à part non soumis à la corruption qui affecte la masse de la société (cf. p. 184 sq.). 1211 Didier Deleule, art. cit. p. 94. Les expressions entre guillemets sont de Bacon, extraites de J. Spedding, The Letters and the Life of Francis Bacon, 7 vol., Londres, 1861-1874, t. I, p. 125. 1212 F. Bacon, Novum Organum, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur Paris, PUF, 1986. 1213 Le « Valerius Terminus » – ou de l’interprétation de la nature, trad. F. Vert, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986, cité par les auteurs de la Dialektik der Aufklärung dans l’édition Miscellaneous Tracts upon Human philosophy. The Works of Francis Bacon. Ed. Basil Montagu, London, 1825. 1214 Didier Deleule, art. cit., p. 94. 277 restons soumis à ses contraintes ; si nous nous laissions cependant guider par elle dans nos inventions, nous la dominerions dans notre pratique. »1215 La limpide bonhomie du chancelier philosophe n’aura d’égale que la densité des implications critiques que vont en tirer nos auteurs. Jusqu’ici, suggère Bacon, les générations de savants se sont davantage livrées à d’abstraits raisonnements sans conséquence et à de vaines expériences menées sans la direction de la raison. On doit se réjouir que sans aucune méthode, « par le fruit du hasard », l’humanité ait finalement inventé la boussole, le canon et la presse d’imprimerie : si extraordinairement utiles et admirables pour cela qu’elles soient, toutes ces inventions ne sont qu’un faible avant-goût de ce que peut l’humanité pour lever chaque fois un peu plus la contrainte de la nature. En effet, le projet baconien, dans son ambition universelle, promet à l’humanité de bien plus étonnantes conquêtes : ainsi « les notes qui suivent La Nouvelle Atlantide, ces magnalia naturae […] mettent au premier plan la prolongation de la vie, le rajeunissement, le retard du vieillissement, la guérison des maladies réputées incurables, le soulagement de la douleur, l’augmentation de la force et de l’activité, mais aussi la chirurgie esthétique (la transformation des traits du visage), l’augmentation des capacités intellectuelles, la métamorphose d’un corps dans un autre, la fabrication de nouvelles espèces, la transplantation d’une espèce dans une autre, l’euphorisation des esprits, l’augmentation des plaisirs des sens et autres « merveilles »... »1216. Nettement philanthropique, le projet décrit un savoir qui serait pouvoir, c'est-à-dire domination de la nature, renversement de sa contrainte en moyen, en s’émancipant de la tutelle du pouvoir, c’est-à-dire de la domination politique – puisque ce savoir, « les rois avec tous leurs trésors, ne peuvent l’acquérir ». En d’autres termes, la transformation des sciences accroîtrait de façon exponentielle à la fois la quantité des découvertes – autant d’occasion de connaître et mieux dominer la nature – et la quantité de leurs bénéficiaires. La technocratie de la Nouvelle Atlantide ne cache rien, il est vrai, au peuple qui pourrait le rendre plus heureux… Quand ce fragment de texte baconien échoue sur les rives du monde de l’après-guerre, l’association de son éloge du canon et ses élans philanthropiques voire démocratiques sonne différemment. Le pouvoir comme domination de la nature où se réalisait la liberté, est devenu l’universelle contrainte qui en effet accable les « rois » autant que les « marchands » : « Le savoir, qui est un pouvoir [Das Wissen, das Macht ist], ne connaît de limite ni dans l’esclavage auquel la créature est réduite, ni dans la complaisance à l’égard des maîtres de ce monde. De même qu’il sert tous les objectifs de l’économie bourgeoise, à l’usine et sur le champ de bataille, il est aux ordres de ceux qui entreprennent quelque chose, quelles que soit leurs origines. Les rois ne disposent pas plus directement de la technique que les marchands : elle est aussi démocratique que le système économique avec lequel elle se développe. La technique est l’essence même de ce savoir. Celui-ci ne vise pas la création de concepts et d’images, le bonheur de la connaissance, mais l’établissement d’une méthode, l’exploitation du travail des autres, la constitution d’un capital. Les nombreuses inventions qu’il conserve encore après Bacon ne sont plus, elles-mêmes, que des instruments : la radio ? Une presse d’imprimerie sublimée ; l’avion de chasse ? Une artillerie plus efficace ; le téléguidage ? Une boussole plus fiable. Les hommes veulent apprendre de la nature comment l’utiliser, afin de la dominer plus complètement, elle et les hommes. C’est la seule chose qui compte. Sans égard pour elle-même, la Raison a anéanti jusqu’à la dernière trace de sa conscience de soi. »1217 Comme les intentions libératrices de Bacon se sont, d’après les auteurs, détournées historiquement en radicalisation de l’aliénation, c’est son texte qui fait ici l’objet d’un 1215 Cité dans DR, pp. 21-22, ; DA, GS 3, 19. F. Bacon, In Praise of Knowledge, Miscellaneous Tracts Upon Human Philosophy, op. cit., vol. I, p. 254 sq. 1216 Didier Deleule, art. cit., p. 93. 1217 DR, p. 22; DA, GS 3, 19-20. 278 détournement. En concédant d’entrée de jeu que « le savoir est un pouvoir », est substituée à la transparence du discours baconien (qui inspira Descartes) une langue de plomb q