INTRODUCTION I Poursuivant un commentaire analytique des écrits musicaux de Theodor W. Adorno, la démarche de ce livre est en même temps de nature à se situer dans le débat philosophique sur l’art au XXe siècle. Car s’il n’est pas question d’esthétique au sens convenu du terme, la perspective que nous adoptons dans cet ouvrage n’a pas d’autre justification que celle d’une possible approche et position du philosophique, à partir de la musique. C’est en cette démarche, celle visant à construire le philosophique à travers la concrétude et la diversité des écrits musicaux, que nous entendons, pour notre part, contribuer à la compréhension de la pensée d’Adorno, sachant que sa portée pour la connaissance de l’art et de la réalité du XXe siècle reste encore aujourd’hui très peu claire, certainement en raison d’obstacles d’ordre intrinsèque autant qu’exégétique. Entreprendre d’étudier la pensée musicale d’Adorno, c’est se poser deux questions. Comment, en premier lieu, s’articule le rapport entre philosophie et musique, si pensée il y a ? La seconde question porte sur la musique : de quelle musique s’agit-il et qu’est-ce qui, dans la musique, veut être pensé ? Les réponses à ces questions, loin d’être évidentes et immédiates, confrontent au contraire d’emblée à la réelle difficulté que représentent l’investigation et l’interprétation des textes d’Adorno sur la musique. Depuis la disparition du philosophe de l’École de Francfort, l’exégèse, forcément accrue, a manqué de 9 développer ce questionnement dont l’absence rejaillit douloureusement sur l’état de la réception de la pensée musicale d’Adorno. L’importante richesse des études déjà réalisées ne masque pas un certain verrouillage qui se signale par deux aspects récurrents de ce contexte de réception. Le premier aspect, d’ordre méthodologique, touche au statut de la pensée qu’il convient d’atteindre dans les écrits musicaux, et il rejoint en cela le problème plus général du rapport entre philosophie et musique : que signifie penser philosophiquement la musique et comment, ou à quelles conditions, se construit la part du philosophique lorsqu’on aborde théoriquement la musique ? Or, en ce qui concerne les études adorniennes, on constate que la réponse à ces questions consiste unanimement, bien que de façon différente, à refuser aux écrits musicaux toute part philosophique qui serait constitutive ou intrinsèque. L’orientation musicologique de réception, à juste titre extrêmement attentive au foisonnement des textes qui traitent des œuvres et abordent la technique musicale, est peu encline à déployer la visée interrogative liée à l’exigence philosophique ; non que l’on méconnaisse l’existence d’un arrière-fond philosophique indépendamment duquel les écrits musicaux d’Adorno ne seraient pas ce qu’ils sont, mais on ne cherche pas à l’explorer en tant que tel ni à l’évaluer dans ses implications conceptuelles. Quant à la tendance de la réception qui revendique une position explicitement esthétique, on observe qu’il n’y est pas davantage question de valeur philosophique, pour les écrits musicaux eux-mêmes. Car c’est alors au niveau de Théorie esthétique, ouvrage posthume et inachevé, que l’on situe l’approche interprétative, dans une perspective qui mobilise au mieux les écrits musicaux à titre d’exemple ou de confirmation d’une théorie jugée se déployer indépendamment d’eux. La conséquence en est aussi qu’on les interprète au vu d’un ordre conceptuel qui est celui de Théorie esthétique, et même parfois de la philosophie fondamentale d’Adorno, comme le montre le contexte allemand1 des études 1. On peut consulter à ce sujet le texte de Rainer Rochlitz, « Expérience esthétique et vérité de l’art, tendances de l’esthétique allemande », Critique, no 450, novembre 1984, p. 865-877, ainsi que Théories esthétiques après Adorno, textes édités et présentés 10 liées à la philosophie de Jürgen Habermas, dans la réception qui est faite de l’esthétique d’Adorno que l’on juge devoir être refondue à partir des présupposés habermassiens de la rationalité communicationnelle. Or l’idée selon laquelle le rapport entre musique et philosophie, chez Adorno, pourrait se résoudre dans la question de l’esthétique et, a fortiori, de l’esthétique conçue comme théorie abstraite et générale de l’art est un postulat qui doit être remis en cause. Car non seulement Adorno n’a jamais conçu l’esthétique comme une spécialité ou un domaine de la philosophie, mais encore s’est toujours défendu de l’idée selon laquelle la philosophie pourrait subsumer l’art. Que l’approche esthétique n’épuise pas la teneur du rapport entre philosophie et musique chez Adorno, et qu’elle puisse même contribuer à l’occulter, est un des motifs justifiant, selon nous, qu’on entreprenne de relire philosophiquement les écrits musicaux. Le deuxième aspect caractéristique et significatif du contexte de réception des textes musicaux d’Adorno se trouve dans l’irrésistible attraction que représente Philosophie de la nouvelle musique et, derrière ce texte, la figure d’Arnold Schoenberg dont on ne manque pas de faire l’ombre du philosophe de l’École de Francfort, un peu comme s’il n’avait pu faire autre chose qu’élaborer sa pensée de la musique en fonction de l’œuvre du grand compositeur viennois. Cette insistance sur Philosophie de la nouvelle musique, dont on fait le triste foyer de la pensée musicale d’Adorno, est tenace ; on la trouve par Rainer Rochlitz, traduits de l’allemand par Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Arles, Actes Sud, 1990. Le projet et l’effort d’une refonte de l’esthétique adornienne à partir de la philosophie de Jürgen Habermas, et de la critique que ce dernier développe à l’encontre de la conception adornienne de la rationalité et de l’histoire sont principalement dus aux travaux d’Albrecht Wellmer. Le texte de référence est ici : « Wahrheit, Schein, Versöhnung : Adornos ästhetische Rettung der Modernität », Adorno-Konferenz, 1983, sous la direction de Ludwig von Friedeburg et Jürgen Habermas, Francfort-sur-le-Main, 1983, p. 138-176, texte traduit dans l’ouvrage de Rainer Rochlitz cité ci-dessus ; voir, plus récemment, du même auteur, « Über Negativität und Autonomie der Kunst. Die Aktualität von Adornos Ästhetik und blinde Flecken seiner Musikphilosophie », Dialektik der Freiheit. Frankfurter Adorno-Konferenz 2003, Axel Honneth, éd., Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, p. 237-278. 11 tout autant dans les approches de type synthétique de l’esthétique que dans des études plus circonstanciées. Outre qu’une telle accentuation contribue, de façon délibérée ou non, à occulter d’autres textes qui pourraient s’avérer d’une importance égale, voire plus grande, pour accéder à la pensée musicale d’Adorno, elle véhicule surtout une vision de la musique ainsi qu’une conceptualité philosophique qui n’ont rien de neutre et dont on peut même se demander si elles ne constituent pas un des grands malentendus de l’accueil fait jusqu’à présent à Adorno. Au premier chef, il y a l’idée selon laquelle Adorno serait le penseur par excellence de la « nouvelle musique »2 : une quasi-unanimité au sein des commentaires s’est nouée pour attribuer à Adorno une approche qui s’organise électivement autour des bouleversements formels, techniques et expressifs qui surgissent en musique dans les premières années du XXe siècle et dont l’œuvre de Schoenberg serait le témoignage le plus manifeste et le plus exemplaire. C’est à ce titre que l’on reconnaît à Adorno, non sans ambiguïté parfois, le privilège d’être le penseur du XXe siècle en musique et discute ou commente, d’une façon au demeurant fort diverse, son rapport soit à l’« avant-garde »3, soit, de manière plus élargie, à la « modernité en art »4. S’y ajoute un enjeu philosophique que l’on ne doit pas minimiser. Car la focalisation sur Philosophie de la nouvelle musique, avec une lecture qui tend à se cristalliser unilatéralement sur la problématique de l’histoire et du progrès, et dans la considération des concepts esthétiques qui sont jugés la porter – tel celui de « matériau » qui a fait couler beaucoup d’encre –, conduit souvent à délaisser la musique pour 2. Dans des registres très différents, on peut citer HeinzKlaus Metzger, « Das Altern der Philosophie der Neuen Musik », Musik wozu. Literatur zu Noten, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1980, p. 61-89 ; Raymond Court, Adorno et la nouvelle musique, Art et modernité, Paris, Klincksieck, 1981 ; Jean-Paul Olive, Un son désenchanté, Musique et théorie critique, Paris, Klincksieck, 2008. 3. Par exemple Peter Bürger, « L’anti-avant-gardisme dans l’esthétique d’Adorno », traduction Marc Jimenez, Revue d’esthétique, no 8, 1985, p. 85-93 ; Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004. 4. Marc Jimenez, Adorno et la modernité, Vers une esthétique négative, Paris, Klincksieck, 1986 ; Marc Thibodeau, La Théorie esthétique d’Adorno, une introduction, préface de Jean Grondin, Presses Universitaires de Rennes, 2008. 12 finalement situer la discussion au niveau des seules thèses philosophiques de Dialectique de la raison5. Enfin avec Schoenberg, c’est l’argument de l’intellectualisme et de l’élitisme d’Adorno que l’on retrouve de façon récurrente, assorti de l’idée d’un indéfectible mépris vis-à-vis de la musique vivante et populaire dont son approche de l’industrie culturelle serait la meilleure preuve. Mais est-il aussi certain que la compréhension par Adorno du XXe siècle soit suspendue à l’ouvrage Philosophie de la nouvelle musique et coïncide même avec les problèmes musicaux qui ont été soulevés en cette époque ? 5. Cette tendance est très nette dans le contexte habermassien de réception, Dialectique de la raison étant une des plaques tournantes des attaques de J. Habermas contre la pensée de T. W. Adorno : « La complicité entre mythe et lumières : Horkheimer et Adorno », Le discours philosophique de la modernité, traduction Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 128-156 – paru originalement comme « Die Verschlingung von Mythos und Aufklärung : Bemerkungen zur Dialektik der Aufklärung – nach einer erneuten Lektüre », Mythos und Moderne, sous la direction de Karl-Heinz Bohrer, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp, 1983, p. 405-431. Il faut toutefois souligner que l’optique habermassienne n’épuise nullement, en Allemagne, la teneur des travaux sur Adorno et la musique : citons, entre autres, les études réunies par Richard Klein et Claus-Steffen Mahnkopf, Mit den Ohren denken. Adornos Philosophie der Musik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1998 ; Martin Zenck, Kunst als begriffslose Erkenntnis. Zum Kunstbegriff der ästhetischen Theorie Theodor W. Adornos, Munich, Fink, 1977 ; Günter Seubold, Kreative Zerstörung. Theodor W. Adornos musikphilosophisches Vermächtnis, Bonn, DenkMal Verlag, 2003. 13