une esthétique de la rencontre

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UNE ESTHÉTIQUE
DE LA RENCONTRE
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des
travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels"
ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une
discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux
qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de
philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou
naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Gérald ANTONI, Rendre raison de la foi ?, 2011.
Stelio ZEPPI, Les origines de l’athéisme antique, 2011.
Lucien R. KARHAUSEN, Les flux de la philosophie de la
science au 20e siècle, 2011.
Gérald ANTONI, Rendre raison de la foi ?, 2011.
Pascal GAUDET, L’anthropologie transcendantale de Kant,
2011.
Camilla BEVILACQUA, L’espace intermédiaire ou le rêve
cinématographique, 2011.
Lydie DECOBERT, On n'y entend rien. Essai sur la musicalité
dans la peinture, 2010.
Jean-Paul CHARRIER, La construction des arrière-mondes. La
Philosophie Captive 1, 2010.
Antoine MARCEL, Le taoïsme fengliu, une voie de spiritualité
en Extrême-Orient, 2010.
Susanna LINDBERG, Entre Heidegger et Hegel, 2010.
Albert OGOUGBE, Modernité et Christianisme. La question
théologico-politique chez Karl Löwith, Carl Schmitt et Hans
Blumenberg, 2010.
Hervé LE BAUT, Présence de Maurice Merleau-Ponty, 2010.
Auguste NSONSISSA, Transdisciplinarité et transversalité
épistémo-logiques chez Edgar Morin, 2010.
Sous la direction de
Dominique Berthet
UNE ESTHÉTIQUE
DE LA RENCONTRE
LES AUTEURS
Valérie ARRAULT, Dominique BERTHET, Christian BRACY,
Dominique CHATEAU, Richard CONTE, Hugues HENRI,
Marc JIMENEZ, Samia KASSAB-CHARFI, Jean LANCRI,
Hervé-Pierre LAMBERT, René PASSERON,
Antonio ROSCETTI
Une esthétique de la rencontre
est publié avec le concours de L’IUFM de Martinique
Cet ouvrage entre dans le cadre des travaux du C.E.R.E.A.P.
(Centre d’Etudes et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques)
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-54330-0
EAN : 9782296543300
Publications du CEREAP
sous la direction de Dominique Berthet :
Distances dans les arts plastiques, Editions du CNDP, 1997
Art et Appropriation, Ibis Rouge Editions, 1998
Art et critique, dialogue avec la Caraïbe, L’Harmattan, coll.
« Ouverture philosophique », 1999
Les traces et l’art en question, L’Harmattan, coll. « Les arts
d’ailleurs », 2000
Vers une esthétique du métissage ?, L’Harmattan, coll. « Les
arts d’ailleurs », 2002
L’Emergence d’une autre modernité, L’Harmattan, coll. « Les
arts d’ailleurs », 2002
L’art à l’épreuve du lieu, L’Harmattan, coll. « Les arts d’ailleurs »,
2004
L’audace en art, L’Harmattan, coll. « Les arts d’ailleurs », 2005
Le rapport à l’œuvre (codirection Jean-Georges Chali),
L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2005
Figures de l’errance, L’Harmattan, coll. « Ouverture
philosophique », 2007
Visions de l’ailleurs, L’Harmattan, coll. « Ouverture
philosophique », 2009
L’utopie. Art, littérature et société, L’Harmattan, coll. « Ouverture
philosophique », 2010
Le CEREAP publie aussi une revue : Recherches en Esthétique
http://perso.wanadoo.fr/recherches.en.esthetique.cereap
Sommaire
9
Dominique BERTHET
Avant-propos
13
Valérie ARRAULT
La rencontre inéluctable de l’art contemporain et du Kitsch
27
Dominique BERTHET
La rencontre : un irréversible basculement
41
Christian BRACY
Chaos et/ou Cosmos
Du voyage, du rendez-vous et de la rencontre
47
Dominique CHATEAU
L’esthétique de l’art comme rencontre
65
Richard CONTE
Bille en tête, ou faire l’artiste parmi les joueurs de boules
95
Hugues HENRI
Rencontres entre les religions afro-américaines
et les arts au Brésil
109
Marc JIMENEZ
Une esthétique de la rencontre
117
Samia KASSAB-CHARFI
Sémiologie du Lieu d’une migration :
l’exemple de Testour, village morisque de Tunisie
151
Jean LANCRI
A la rencontre de la Rencontre.
(40 + 1 mini-textes pour un essai d’analyse de La Rencontre à
la Porte d’Or par Giotto)
177
Hervé-Pierre LAMBERT
L’art et le posthumain
197
René PASSERON
A la rencontre du daimôn intérieur
207
Antonio ROSCETTI
Genèse d’un parcours en arts visuels à travers la rencontre
219
Présentation des auteurs
Avant-propos
Dominique BERTHET
Cet ouvrage se situe dans le prolongement d’une
réflexion menée en 2006 par le Centre d’Etudes et de
Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP) de
l’IUFM de Martinique, donnant lieu dans un premier temps à la
publication d’un numéro de son organe éditorial, Recherches en
Esthétique1. Le 12e numéro de cette revue rassemblait une
vingtaine d’articles sur la thématique de « La rencontre ». À la
suite de cette parution, le CEREAP organisait un colloque sur
cette même notion, dont on pourra lire les actes dans les pages
qui suivent2. Il s’agit de textes inédits, prononcés à cette
occasion, qui viennent donc s’ajouter à ceux publiés antérieurement dans la revue.
Le terme « rencontre » couramment utilisé renvoie à une
diversité de situations qui n’ont pas toutes les mêmes
implications. Elle est définie à la fois comme un coup de dés, un
combat, un duel, une circonstance fortuite, la mise en contact de
deux personnes par hasard, ou de manière concertée, prévue, le
9
fait d’aller vers quelqu’un qui vient, d’aller au-devant. On parle
aussi de mauvaise rencontre et de malencontre.
Puisque le même mot désigne des cas de figure aussi
différents les uns des autres, il convient de lui donner un relief
particulier en l’associant à un autre terme. On parlera alors de
rencontre déterminante. Ainsi la rencontre déterminante ne
concerne-t-elle que certaines formes de rencontre qui renvoient
à un moment particulier, hors du commun, pouvant concerner
aussi bien quelque chose de favorable et de positif que quelque
chose de dramatique et de douloureux. En ce sens, cette
rencontre se distingue du simple contact, de la simple mise en
présence. Elle n’est pas sans lendemain et sans conséquences.
Elle est rare, c’est un événement qui ouvre sur du nouveau ; elle
est un événement-avènement.
La rencontre peut tout autant être associée à
l’émerveillement, à l’enchantement, au ravissement, qu’au
drame, à la tragédie, à la catastrophe. La raison en est qu’elle
renvoie aussi bien à la conjonction heureuse qu’au combat.
Dans le premier cas, que nous nommerons rencontre-fascination, la
rencontre relève du mystère, de la surprise, de l’étonnement, de
l’imprévisible. Elle résulte d’un concours de circonstances
favorables.
Pour que cette rencontre-fascination opère, il faut donc
que certaines conditions soient réunies et la première d’entre
elles est la disponibilité à son surgissement. Ensuite, elle
s’accompagne d’une réciprocité ; c’est cette qualité de la relation,
ouvrant sur des rapports singuliers et troublants, qui débouche
sur une alchimie. Elle est un événement qui entraîne une
modification du cours des choses, qui bouleverse un état, qui
fait basculer l’existence. Elle ne concerne donc pas la rencontre
prévue et préméditée.
La rencontre ne se produit pas n’importe quand,
n’importe où ni n’importe comment. Il faut le bon moment, le
bon endroit, les bonnes conditions. Elle survient au moment
opportun. C’est-à-dire à un moment qui ne se représentera pas,
10
du moins pas sous cette forme. La formule « c’est le moment où
jamais », désigne le bon moment pour agir, ce qui doit être fait à
temps et qui ne tolère ni retard ni hésitation. Les Grecs
appelaient ce moment particulier où l’action humaine coïncide
avec le temps le kairos, traduit en latin par opportunitas et en
français par occasion. Le kairos désigne l’aptitude à saisir
l’occasion opportune. Encore faut-il ne pas la laisser filer. Si on
la laisse passer, la rencontre est alors manquée. Le kairos est une
question de sensation, d’intuition mais sans doute aussi de
connaissance antérieure. Le kairos suppose en effet un savoir qui
permet de le reconnaître. Sans ce savoir, il n’est qu’événement
ordinaire, événement parmi d’autres. Mais pour celui qui sait, cet
événement se révèlera comme déterminant.
Une autre forme de rencontre peut aussi entraîner un
bouleversement, faire basculer l’existence, c’est la rencontrecollision. Celle-ci est terrible, impitoyable, meurtrière. Elle est
sauvage, cruelle, barbare. L’histoire est pleine de ces rencontresconquêtes, y compris dans notre période contemporaine.
Or, il s’avère que ces deux formes de rencontre
déterminante s’accompagnent d’effets imprévisibles, ouvrent sur
une réalité nouvelle, une donnée nouvelle, un présent nouveau.
En cela, la rencontre est mouvement, elle est un phénomène
actif. Dans les deux cas, au sens propre comme au sens figuré,
elle est un choc. Après plus rien n’est pareil. Elle est une
bascule. La rencontre-bascule est troublante et marquante, imprévisible et irréversible.
Outre la rencontre de l’autre, cette notion concerne aussi,
comme en témoigne ce volume, des lieux, des objets, des
œuvres d’art. Certains lieux séduisent, fascinent, attirent,
inspirent, d’autres produisent des sensations inverses. La
relation à un lieu peut, elle aussi, produire des effets
imprévisibles. La découverte d’un objet, comme en ont
témoigné par exemple Alberto Giacometti, Pablo Picasso ou
encore André Breton, peut également avoir des conséquences
11
inattendues, réorienter une création, ouvrir sur de nouveaux
horizons. Pour ce qui est du domaine artistique, la rencontre
concerne à la fois l’expérience esthétique – la rencontre d’une
œuvre –, et la rencontre des arts entre eux, donnant lieu à des
hybridations, des mélanges, des confrontations, des combinaisons, des assemblages. Interroger la rencontre en art, c’est
interroger l’infini des possibles dans le mouvement permanent
de l’imprévisible.
1
2
Site du CEREAP : http://recherches.en.esthetique.cereap.pagesperso-orange.fr.
Ce colloque s’est tenu à l’IUFM de Guadeloupe, les 9 et 10 décembre 2006.
12
La rencontre inéluctable de l’art contemporain
et du Kitsch
Valérie ARRAULT
Historiquement issu de l’esthétique de l’industrie culturelle
et de la révolution industrielle, le Kitsch participe aujourd’hui
légitimement à l’esthétique des médias propre à l’ère du
divertissement et surtout, c’est ce qui nous retiendra, à l’art
actuel.
Sa rencontre amoureuse avec l’art contemporain, à la
faveur du cadre esthétique de la postmodernité, interroge, pour
le moins, quant au sens à accorder à cet accouplement. Ce qui
est surprenant dans le sens de cette rencontre, c’est le
refoulement du mépris autrefois accordé au Kitsch et donc à ce
qui était autrefois considéré comme niaiserie et qui est
maintenant accepté comme posture légitime.
Un tel retournement axiologique, car c’est ce
bouleversement qui nous intéresse avant tout, invite à se
questionner pour savoir si cette rencontre a réellement pour
objet de susciter humour, innocente ironie ou transgression
émancipatrice des codes astreignants relatifs au « bon goût
bourgeois », ou bien si elle n’a pas plus fondamentalement pour
fonction de généraliser de façon définitive « l’hyper-empirisme
postmoderniste »1 aux fins d’aboutir à la rencontre entre l’art et
13
la vie et de manière non consciente, à l’achèvement d’une
civilisation encore beaucoup trop huma-niste.
Pour amorcer cette réflexion, j’ai choisi d’observer
principalement l’œuvre de Jeff Koons, en raison de son
caractère emblématique et des retombées planétaires qu’elle a
suscitées. Le fait que cet artiste soit la figure émergente de la
scène artistique postmoderne durant les années 80 peut m’y
autoriser. En effet, n’est-il pas devenu une figure de référence
internationale qui ne cesse d’irradier et d’essaimer auprès de l’art
contemporain, y compris dans les pays post-coloniaux ? N’est-il
pas l’artiste qui a promu définitivement la réhabilitation du
Kitsch ? De toute évidence, par lui, le Kitsch tel qu’il apparaît
aujourd’hui au sein de l’art international légitime contemporain
ne symbolise plus cette part d’ombre méprisable.
Deuxièmement, pour mieux apprécier ce bouleversement
des critères d’appréciation de l’œuvre d’art dont le Kitsch est un
symptôme, il est important de se souvenir du discrédit
unanimement jeté sur cette esthétique, l’ayant mise au ban de
l’art officiel. En témoigne particulièrement la farouche position
d’un Milan Kundera dont la grande voix intellectuelle retentissait
comme énonciation d’une condamnation indépassable. Son
œuvre littéraire, entièrement consacrée à dénoncer les perfidies
et les effets du mensonge de cette esthétique, irradiait avec force
pour faire écho à Herman Broch et Abraham Moles, autres
célèbres pourfendeurs du Kitsch, pour imprégner en profondeur
le monde de l’art. Pour exemple, entre autres, le Kitsch, disait
Kundera, est l’esthétique des totalitarismes, celle du stalinisme et
du nazisme. Il est vrai que le Kitsch n’était pas seulement
l’esthétique inculte et sentimentaliste des zones pavillonnaires,
mais s’était éminemment fait gloire de draper de lumières
enchanteresses et d’étendards vibrants les grandioses défilés
militaires et les cadres de vie privée des enrichis.
Enfin, relayant la fine analyse de Hermann Broch, aux
yeux de qui « le Kitsch est la traduction de la bêtise des idées
14
reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion », il n’est pas
excessif de dire que Milan Kundera pourfendait, traquait le Kitsch
jusque dans ses moindres formes et recoins, à tel effet que cette
esthétique s’en est trouvée bannie au point de représenter le
sous-sol de l’enfer de l’art. On conviendra que le modernisme
dominant le XXe siècle a trouvé dans les remarques de cette
grande voix, ai-je dit, une des expressions les plus accomplies du
rejet du Kitsch.
Cependant, conformément à la règle hyperempiriste
postmoderne, selon laquelle « tout se vaut » et que « pourquoi
pas ? » ou encore « c’est une opinion comme une autre », force
est de constater que cette voix est aujourd’hui, non pas oubliée,
mais évidemment inopérante, car précisément conçue comme
une loi, donc contraire à la liberté créatrice.
De la réhabilitation actuelle du Kitsch
On ne peut avoir oublié un article de Roxana Azimi dans
le quotidien Le Monde du 25 février 2006, qui, tout en se
réclamant d’une posture se voulant de neutralité axiologique,
rejoignait cependant le point de vue des architectes américains
pour déclarer que l’époque prêtait le flanc au « retour en grâce
du Kitsch ». Son article découvrait là une légitimité pourtant bien
établie. Surprise par les prix exorbitants d’objets artistiques
Kitsch, dans les lieux de ventes d’art les plus prestigieux au
monde, la journaliste parvenait à la conclusion déjà bien connue
du monde de l’art : « Les artistes contemporains travaillent
souvent avec les matériaux, le savoir-faire et les images issus de
la culture populaire. En d’autres termes, ils flirtent avec le
Kitsch. (…) Après un long purgatoire, le Kitsch est aujourd’hui
au goût du jour ».
Argumentant son propos et sans vouloir porter de
jugement de valeur, Roxana Azimi prenait soin d’apporter
15
quelques preuves objectives en se référant à la valeur
économique. Je la cite : « Le Kitsch revu et corrigé par Koons
vaut très cher. Une œuvre en céramique blanche et dorée
représentant Michael Jackson et son chimpanzé Bubbles a été
adjugée à 5,6 millions de dollars (4,7 millions d’euros) en 2001
chez Sotheby’s ».
Avant de poursuivre, on retiendra seulement de cet article
que la valeur économique attribuée aux œuvres Kitsch et le lieu
de légitimation de leurs transactions sont autant de signes
explicites d’acquiescement envers cette esthétique et cette
sensibilité artistique qui ont, de toute évidence, quitté depuis
belle lurette les périphéries et les marges auxquelles seul un
esprit moderne pourrait croire qu’elles y soient encore.
Esthétique et art Kitsch ne sont plus à la marge.
Désormais, le Kitsch connaît les cimaises les plus
officielles. Et si quelques doutes persistaient dans les esprits,
l’actualité de la scène artistique aura tôt fait de les lever par
quelques exemples remarquables.
1. Au Pallazzo Grassi de Venise
Au printemps de l’année 2006, Alison M. Gingeras,
conservateur adjoint au musée Guggenheim de New York
conçut l’exposition inaugurale du collectionneur François
Pinault. Au Palazzo Grassi de Venise, le ton du prologue fut
donné par le Ballon Dog2 de couleur magenta (1994-2000)
flottant sur le grand Canal. L’œuvre était signée Jeff Koons.
Considéré comme « le plus provocant des artistes conceptuels »
américains, dont François Pinault a très tôt acquis les œuvres,
l’artiste a conçu, à sa manière, le nouveau gardien du Palazzo
Grassi. Le « chien » de trois mètres de haut, repris de l’image
stylistique d’un chien, fait de ballons gonflables, tel qu’il est
vendu dans les fêtes foraines, est ici constitué de baudruches
d’aluminium peint. À l’intérieur du palais, une autre œuvre du
16
même artiste, Hanging Heart, un gros cœur en inox rouge, fidèle à
l’imagerie populaire, trône, suspendu, entre deux colonnes aux
chapiteaux corinthiens.
2. Au mussée Guggenheim de Bilbao
Toujours située à l’entrée du musée, la part est laissée belle
à une sculpture végétale monumentale, issue de la série des
Puppies dont l’artiste est encore Jeff Koons. Expliquant le choix
de l’œuvre de Jeff Koons, le musée Guggenheim de Bilbao se
plaît à souligner que l’artiste est mû par l’intention artistique
affichée de « communiquer avec les masses ». « D’où son
inspiration puisée au langage visuel de la publicité, du marketing
et de l’industrie du divertissement afin d’éprouver les frontières
entre la culture haut et bas de gamme. Ainsi, sa collection de
sculptures comprend des aspirateurs renfermés dans des
récipients en plexiglas, des ballons de basket flottant dans des
aquariums en verre et des hommages en porcelaine à Michael
Jackson et à la Panthère Rose. Dans la lignée de Dada et de
Duchamp, enrichie de références à l’art minimaliste et pop,
l’artiste confèrerait à l’art un caractère de bien de consommation
non classable au sein de la hiérarchie esthétique conventionnelle ».
3. Au Deutsche Guggenheim de Berlin
Dans sa nouvelle série de pièces intitulée Amusementfacileéthéré (Easyfun-Ethereal), commandée par le non moins important
Deutsche Guggenheim de Berlin, denrées alimentaires, mode
vestimentaire et divertissements sont largement conviés.
L’ensemble, composé de sept peintures de grand format, est
saturé d’énormes coulées de chocolat, de délicieux sandwichs
avenants, d’humides lèvres peintes, de déguisements de
Halloween ainsi que d’images de vertigineux voyages de
montagnes russes. Koons élabore là des collages numériques
hétéroclites à partir de reproductions scannées, extraites de
publications illustrées, de photos personnelles et d’images
17
familières. Inlassablement, les œuvres se repaissent d’iconographie publicitaire aimant à délivrer, selon les propos de ce
musée, une « sensation d’excès et d’effervescence ». Confrontant
des fragments de gros plans, précise la fondation
Guggenheim, l’artiste « traite des thèmes sous forme d’images
intentionnellement opaques et planes qui semblent nier toute
tentative de critique sociale ou d’implication psychologique
spécifique ». Il préfère la « satisfaction personnelle absolue qui
chante l’attraction et le désir sexuel adulte, ainsi que la
consommation infantile et insatiable de la culture populaire ».
4. Enfin, dernière consécration fastueuse avec pas moins de
quinze œuvres de Jeff Koons exposées dans les grands salons
(salon de Mars, de l’Abondance et de la Paix) du palais de
Versailles de septembre 2008 jusqu’en décembre de la même
année.
Les moyens et justificatifs du Kitsch : l’ironie
Dans cette recherche, il convient de mettre à jour
comment le Kitsch a été accouplé à l’ironie. L’ironie étant un des
critères fréquemment utilisés pour justifier la réhabilitation du
Kitsch comme instrument de démocratisation de l’art en y
introduisant les formes du « Low ».
On le sait depuis Adorno, le Kitsch est une attitude jugée
incompatible avec la solennité de l’art traditionnel comme de
l’art moderne. Aujourd’hui, certaines œuvres ou productions,
comme certains discours, en effet, s’entendent cependant à
présenter le Kitsch sous la houlette d’un amusement, d’une
transgression savoureuse, le comble de l’humour, et même, ô
comble du détachement, du cynisme3. Bref le Kitsch est présenté
sous l’angle d’un certain second degré, une distanciation de bon
augure. En un mot : « une stratégie », dira l’artiste Wim
Delwoye. Le mot est bien choisi. Comprenons là qu’il s’agit de
la stratégie de séduction propre au divertissement, destinée au
18
plus large public et dont le postmodernisme se fait le héraut
éloquent et persuasif. Le Kitsch est désormais désacralisateur.
Pour bien prendre la mesure de ce caractère
désacralisateur du Kitsch, il importe de rappeler un acte
fondateur du postmodernisme. Robert Venturi et son épouse
Denise Scott Brown, initiateurs du postmodernisme par le biais
du Kitsch las vegasien, conscients de la fin de vie du principe
moderniste « less is more » autrefois asséné par Mies Van der
Rohe, ont fondé cette nouvelle esthétique sur le constat selon
lequel, bien que méprisante, elle avait le pouvoir de susciter
« émerveillement et épanouissement » dans les masses
populaires4.
Pour sa part, en 2002, le philosophe Bruce Bégout5
montrait la finalité de cette désacralisation en retirant de la
lecture de Learning from Las Vegas l’idée que Venturi et ScottBrown avaient voulu et brillamment réussi, alors que le pop déjà
se fanait, à « vivifier la haute culture » par un « détour dans celle
de masse ».
Le Kitsch : un phénomène esthétique marquant la rupture entre modernité
et postmodernité
À l’analyse des discours tenus sur l’œuvre de Jeff Koons,
on remarque que la critique d’art américaine actuelle qui la
soutient se prête admirablement aux impératifs idéologiques
étasuniens. Cette critique, tout en soulignant son adhésion à voir
s’exprimer l’esprit consommateur d’émotions enfin flatté, ne
peut s’empêcher d’approuver surtout la négation « de toute
tentative de critique sociale ». Cet aspect fondamental renvoie
irrémédiablement aux conditions historiques désormais connues
dans lesquelles s’est épanoui l’expressionnisme abstrait de
l’Ecole de New York. Plus encore, cette critique affirme la
fonction plus idéologique qu’esthétique dévolue à la critique
d’art. C’est la raison pour laquelle il m’apparaît important
d’aborder la rencontre de l’art contemporain et du Kitsch comme
19
inéluctable. En effet, la culture populaire à laquelle cette critique
d’art se montre tant attachée fait état de la suprématie de
l’industrie culturelle et du divertissement.
La critique d’art enthousiaste, en tout état de cause, estime
positivement l’intégration d’images médiatiques, publicitaires,
enfantines ou de divertissement dans les œuvres citées, trouvant
là une rencontre féconde entre l’art et son contexte, l’art et
l’esthétique populaire, l’art et les valeurs nationales, l’art et son
cadre idéologique.
Ce qui, par confrontation et comparaison avec l’art des
avant-gardes du XXe siècle, marque, semble-t-il, un écart
conséquent, si toutefois on accepte de revenir et de dépasser la
supposée continuité d’esprit, appelée filiation duchampienne, au
prétexte d’y recenser des principes esthétiques comparables à
l’ironie, le renversement et le déplacement. Force est de
convenir que le contenu de l’ironie duchampienne ne
correspond pas à celui qui est au travail dans les œuvres d’un
Jeff Koons.
Une telle orientation esthétique Kitsch en art, aussi
officiellement soutenue et diffusée, ne va pas sans témoigner
d’une forme d’opposition à la pensée artistique avant-gardiste
marquée du sceau de l’esthétique négative. Plus même, une telle
reconnaissance par le champ artistique conduit à s’interroger sur
l’obsolescence ou non d’une pensée moins récente, comme celle
d’un Theodor Adorno, pour qui « Le Kitsch n’est pas la lie de
l’art, ni ses scories, mais une substance empoisonnée qui s’y
trouve mélangée », « comment s’en débarrasser est la tâche
ardue du présent ».
Tout aussi opposée apparaît également la position d’un
Michel Onfray, pour qui le Kitsch figure un surgeon de l’art
contemporain qui « exprime la quintessence de la perversion »
car il sublime « l’objet trivial, banal, commun, vulgaire, au nom
d’un message qu’il est censé délivrer ».
20
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