UNE ESTHÉTIQUE DE LA RENCONTRE Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Gérald ANTONI, Rendre raison de la foi ?, 2011. Stelio ZEPPI, Les origines de l’athéisme antique, 2011. Lucien R. KARHAUSEN, Les flux de la philosophie de la science au 20e siècle, 2011. Gérald ANTONI, Rendre raison de la foi ?, 2011. Pascal GAUDET, L’anthropologie transcendantale de Kant, 2011. Camilla BEVILACQUA, L’espace intermédiaire ou le rêve cinématographique, 2011. Lydie DECOBERT, On n'y entend rien. Essai sur la musicalité dans la peinture, 2010. Jean-Paul CHARRIER, La construction des arrière-mondes. La Philosophie Captive 1, 2010. Antoine MARCEL, Le taoïsme fengliu, une voie de spiritualité en Extrême-Orient, 2010. Susanna LINDBERG, Entre Heidegger et Hegel, 2010. Albert OGOUGBE, Modernité et Christianisme. La question théologico-politique chez Karl Löwith, Carl Schmitt et Hans Blumenberg, 2010. Hervé LE BAUT, Présence de Maurice Merleau-Ponty, 2010. Auguste NSONSISSA, Transdisciplinarité et transversalité épistémo-logiques chez Edgar Morin, 2010. Sous la direction de Dominique Berthet UNE ESTHÉTIQUE DE LA RENCONTRE LES AUTEURS Valérie ARRAULT, Dominique BERTHET, Christian BRACY, Dominique CHATEAU, Richard CONTE, Hugues HENRI, Marc JIMENEZ, Samia KASSAB-CHARFI, Jean LANCRI, Hervé-Pierre LAMBERT, René PASSERON, Antonio ROSCETTI Une esthétique de la rencontre est publié avec le concours de L’IUFM de Martinique Cet ouvrage entre dans le cadre des travaux du C.E.R.E.A.P. (Centre d’Etudes et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques) © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54330-0 EAN : 9782296543300 Publications du CEREAP sous la direction de Dominique Berthet : Distances dans les arts plastiques, Editions du CNDP, 1997 Art et Appropriation, Ibis Rouge Editions, 1998 Art et critique, dialogue avec la Caraïbe, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 1999 Les traces et l’art en question, L’Harmattan, coll. « Les arts d’ailleurs », 2000 Vers une esthétique du métissage ?, L’Harmattan, coll. « Les arts d’ailleurs », 2002 L’Emergence d’une autre modernité, L’Harmattan, coll. « Les arts d’ailleurs », 2002 L’art à l’épreuve du lieu, L’Harmattan, coll. « Les arts d’ailleurs », 2004 L’audace en art, L’Harmattan, coll. « Les arts d’ailleurs », 2005 Le rapport à l’œuvre (codirection Jean-Georges Chali), L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2005 Figures de l’errance, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2007 Visions de l’ailleurs, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2009 L’utopie. Art, littérature et société, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2010 Le CEREAP publie aussi une revue : Recherches en Esthétique http://perso.wanadoo.fr/recherches.en.esthetique.cereap Sommaire 9 Dominique BERTHET Avant-propos 13 Valérie ARRAULT La rencontre inéluctable de l’art contemporain et du Kitsch 27 Dominique BERTHET La rencontre : un irréversible basculement 41 Christian BRACY Chaos et/ou Cosmos Du voyage, du rendez-vous et de la rencontre 47 Dominique CHATEAU L’esthétique de l’art comme rencontre 65 Richard CONTE Bille en tête, ou faire l’artiste parmi les joueurs de boules 95 Hugues HENRI Rencontres entre les religions afro-américaines et les arts au Brésil 109 Marc JIMENEZ Une esthétique de la rencontre 117 Samia KASSAB-CHARFI Sémiologie du Lieu d’une migration : l’exemple de Testour, village morisque de Tunisie 151 Jean LANCRI A la rencontre de la Rencontre. (40 + 1 mini-textes pour un essai d’analyse de La Rencontre à la Porte d’Or par Giotto) 177 Hervé-Pierre LAMBERT L’art et le posthumain 197 René PASSERON A la rencontre du daimôn intérieur 207 Antonio ROSCETTI Genèse d’un parcours en arts visuels à travers la rencontre 219 Présentation des auteurs Avant-propos Dominique BERTHET Cet ouvrage se situe dans le prolongement d’une réflexion menée en 2006 par le Centre d’Etudes et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP) de l’IUFM de Martinique, donnant lieu dans un premier temps à la publication d’un numéro de son organe éditorial, Recherches en Esthétique1. Le 12e numéro de cette revue rassemblait une vingtaine d’articles sur la thématique de « La rencontre ». À la suite de cette parution, le CEREAP organisait un colloque sur cette même notion, dont on pourra lire les actes dans les pages qui suivent2. Il s’agit de textes inédits, prononcés à cette occasion, qui viennent donc s’ajouter à ceux publiés antérieurement dans la revue. Le terme « rencontre » couramment utilisé renvoie à une diversité de situations qui n’ont pas toutes les mêmes implications. Elle est définie à la fois comme un coup de dés, un combat, un duel, une circonstance fortuite, la mise en contact de deux personnes par hasard, ou de manière concertée, prévue, le 9 fait d’aller vers quelqu’un qui vient, d’aller au-devant. On parle aussi de mauvaise rencontre et de malencontre. Puisque le même mot désigne des cas de figure aussi différents les uns des autres, il convient de lui donner un relief particulier en l’associant à un autre terme. On parlera alors de rencontre déterminante. Ainsi la rencontre déterminante ne concerne-t-elle que certaines formes de rencontre qui renvoient à un moment particulier, hors du commun, pouvant concerner aussi bien quelque chose de favorable et de positif que quelque chose de dramatique et de douloureux. En ce sens, cette rencontre se distingue du simple contact, de la simple mise en présence. Elle n’est pas sans lendemain et sans conséquences. Elle est rare, c’est un événement qui ouvre sur du nouveau ; elle est un événement-avènement. La rencontre peut tout autant être associée à l’émerveillement, à l’enchantement, au ravissement, qu’au drame, à la tragédie, à la catastrophe. La raison en est qu’elle renvoie aussi bien à la conjonction heureuse qu’au combat. Dans le premier cas, que nous nommerons rencontre-fascination, la rencontre relève du mystère, de la surprise, de l’étonnement, de l’imprévisible. Elle résulte d’un concours de circonstances favorables. Pour que cette rencontre-fascination opère, il faut donc que certaines conditions soient réunies et la première d’entre elles est la disponibilité à son surgissement. Ensuite, elle s’accompagne d’une réciprocité ; c’est cette qualité de la relation, ouvrant sur des rapports singuliers et troublants, qui débouche sur une alchimie. Elle est un événement qui entraîne une modification du cours des choses, qui bouleverse un état, qui fait basculer l’existence. Elle ne concerne donc pas la rencontre prévue et préméditée. La rencontre ne se produit pas n’importe quand, n’importe où ni n’importe comment. Il faut le bon moment, le bon endroit, les bonnes conditions. Elle survient au moment opportun. C’est-à-dire à un moment qui ne se représentera pas, 10 du moins pas sous cette forme. La formule « c’est le moment où jamais », désigne le bon moment pour agir, ce qui doit être fait à temps et qui ne tolère ni retard ni hésitation. Les Grecs appelaient ce moment particulier où l’action humaine coïncide avec le temps le kairos, traduit en latin par opportunitas et en français par occasion. Le kairos désigne l’aptitude à saisir l’occasion opportune. Encore faut-il ne pas la laisser filer. Si on la laisse passer, la rencontre est alors manquée. Le kairos est une question de sensation, d’intuition mais sans doute aussi de connaissance antérieure. Le kairos suppose en effet un savoir qui permet de le reconnaître. Sans ce savoir, il n’est qu’événement ordinaire, événement parmi d’autres. Mais pour celui qui sait, cet événement se révèlera comme déterminant. Une autre forme de rencontre peut aussi entraîner un bouleversement, faire basculer l’existence, c’est la rencontrecollision. Celle-ci est terrible, impitoyable, meurtrière. Elle est sauvage, cruelle, barbare. L’histoire est pleine de ces rencontresconquêtes, y compris dans notre période contemporaine. Or, il s’avère que ces deux formes de rencontre déterminante s’accompagnent d’effets imprévisibles, ouvrent sur une réalité nouvelle, une donnée nouvelle, un présent nouveau. En cela, la rencontre est mouvement, elle est un phénomène actif. Dans les deux cas, au sens propre comme au sens figuré, elle est un choc. Après plus rien n’est pareil. Elle est une bascule. La rencontre-bascule est troublante et marquante, imprévisible et irréversible. Outre la rencontre de l’autre, cette notion concerne aussi, comme en témoigne ce volume, des lieux, des objets, des œuvres d’art. Certains lieux séduisent, fascinent, attirent, inspirent, d’autres produisent des sensations inverses. La relation à un lieu peut, elle aussi, produire des effets imprévisibles. La découverte d’un objet, comme en ont témoigné par exemple Alberto Giacometti, Pablo Picasso ou encore André Breton, peut également avoir des conséquences 11 inattendues, réorienter une création, ouvrir sur de nouveaux horizons. Pour ce qui est du domaine artistique, la rencontre concerne à la fois l’expérience esthétique – la rencontre d’une œuvre –, et la rencontre des arts entre eux, donnant lieu à des hybridations, des mélanges, des confrontations, des combinaisons, des assemblages. Interroger la rencontre en art, c’est interroger l’infini des possibles dans le mouvement permanent de l’imprévisible. 1 2 Site du CEREAP : http://recherches.en.esthetique.cereap.pagesperso-orange.fr. Ce colloque s’est tenu à l’IUFM de Guadeloupe, les 9 et 10 décembre 2006. 12 La rencontre inéluctable de l’art contemporain et du Kitsch Valérie ARRAULT Historiquement issu de l’esthétique de l’industrie culturelle et de la révolution industrielle, le Kitsch participe aujourd’hui légitimement à l’esthétique des médias propre à l’ère du divertissement et surtout, c’est ce qui nous retiendra, à l’art actuel. Sa rencontre amoureuse avec l’art contemporain, à la faveur du cadre esthétique de la postmodernité, interroge, pour le moins, quant au sens à accorder à cet accouplement. Ce qui est surprenant dans le sens de cette rencontre, c’est le refoulement du mépris autrefois accordé au Kitsch et donc à ce qui était autrefois considéré comme niaiserie et qui est maintenant accepté comme posture légitime. Un tel retournement axiologique, car c’est ce bouleversement qui nous intéresse avant tout, invite à se questionner pour savoir si cette rencontre a réellement pour objet de susciter humour, innocente ironie ou transgression émancipatrice des codes astreignants relatifs au « bon goût bourgeois », ou bien si elle n’a pas plus fondamentalement pour fonction de généraliser de façon définitive « l’hyper-empirisme postmoderniste »1 aux fins d’aboutir à la rencontre entre l’art et 13 la vie et de manière non consciente, à l’achèvement d’une civilisation encore beaucoup trop huma-niste. Pour amorcer cette réflexion, j’ai choisi d’observer principalement l’œuvre de Jeff Koons, en raison de son caractère emblématique et des retombées planétaires qu’elle a suscitées. Le fait que cet artiste soit la figure émergente de la scène artistique postmoderne durant les années 80 peut m’y autoriser. En effet, n’est-il pas devenu une figure de référence internationale qui ne cesse d’irradier et d’essaimer auprès de l’art contemporain, y compris dans les pays post-coloniaux ? N’est-il pas l’artiste qui a promu définitivement la réhabilitation du Kitsch ? De toute évidence, par lui, le Kitsch tel qu’il apparaît aujourd’hui au sein de l’art international légitime contemporain ne symbolise plus cette part d’ombre méprisable. Deuxièmement, pour mieux apprécier ce bouleversement des critères d’appréciation de l’œuvre d’art dont le Kitsch est un symptôme, il est important de se souvenir du discrédit unanimement jeté sur cette esthétique, l’ayant mise au ban de l’art officiel. En témoigne particulièrement la farouche position d’un Milan Kundera dont la grande voix intellectuelle retentissait comme énonciation d’une condamnation indépassable. Son œuvre littéraire, entièrement consacrée à dénoncer les perfidies et les effets du mensonge de cette esthétique, irradiait avec force pour faire écho à Herman Broch et Abraham Moles, autres célèbres pourfendeurs du Kitsch, pour imprégner en profondeur le monde de l’art. Pour exemple, entre autres, le Kitsch, disait Kundera, est l’esthétique des totalitarismes, celle du stalinisme et du nazisme. Il est vrai que le Kitsch n’était pas seulement l’esthétique inculte et sentimentaliste des zones pavillonnaires, mais s’était éminemment fait gloire de draper de lumières enchanteresses et d’étendards vibrants les grandioses défilés militaires et les cadres de vie privée des enrichis. Enfin, relayant la fine analyse de Hermann Broch, aux yeux de qui « le Kitsch est la traduction de la bêtise des idées 14 reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion », il n’est pas excessif de dire que Milan Kundera pourfendait, traquait le Kitsch jusque dans ses moindres formes et recoins, à tel effet que cette esthétique s’en est trouvée bannie au point de représenter le sous-sol de l’enfer de l’art. On conviendra que le modernisme dominant le XXe siècle a trouvé dans les remarques de cette grande voix, ai-je dit, une des expressions les plus accomplies du rejet du Kitsch. Cependant, conformément à la règle hyperempiriste postmoderne, selon laquelle « tout se vaut » et que « pourquoi pas ? » ou encore « c’est une opinion comme une autre », force est de constater que cette voix est aujourd’hui, non pas oubliée, mais évidemment inopérante, car précisément conçue comme une loi, donc contraire à la liberté créatrice. De la réhabilitation actuelle du Kitsch On ne peut avoir oublié un article de Roxana Azimi dans le quotidien Le Monde du 25 février 2006, qui, tout en se réclamant d’une posture se voulant de neutralité axiologique, rejoignait cependant le point de vue des architectes américains pour déclarer que l’époque prêtait le flanc au « retour en grâce du Kitsch ». Son article découvrait là une légitimité pourtant bien établie. Surprise par les prix exorbitants d’objets artistiques Kitsch, dans les lieux de ventes d’art les plus prestigieux au monde, la journaliste parvenait à la conclusion déjà bien connue du monde de l’art : « Les artistes contemporains travaillent souvent avec les matériaux, le savoir-faire et les images issus de la culture populaire. En d’autres termes, ils flirtent avec le Kitsch. (…) Après un long purgatoire, le Kitsch est aujourd’hui au goût du jour ». Argumentant son propos et sans vouloir porter de jugement de valeur, Roxana Azimi prenait soin d’apporter 15 quelques preuves objectives en se référant à la valeur économique. Je la cite : « Le Kitsch revu et corrigé par Koons vaut très cher. Une œuvre en céramique blanche et dorée représentant Michael Jackson et son chimpanzé Bubbles a été adjugée à 5,6 millions de dollars (4,7 millions d’euros) en 2001 chez Sotheby’s ». Avant de poursuivre, on retiendra seulement de cet article que la valeur économique attribuée aux œuvres Kitsch et le lieu de légitimation de leurs transactions sont autant de signes explicites d’acquiescement envers cette esthétique et cette sensibilité artistique qui ont, de toute évidence, quitté depuis belle lurette les périphéries et les marges auxquelles seul un esprit moderne pourrait croire qu’elles y soient encore. Esthétique et art Kitsch ne sont plus à la marge. Désormais, le Kitsch connaît les cimaises les plus officielles. Et si quelques doutes persistaient dans les esprits, l’actualité de la scène artistique aura tôt fait de les lever par quelques exemples remarquables. 1. Au Pallazzo Grassi de Venise Au printemps de l’année 2006, Alison M. Gingeras, conservateur adjoint au musée Guggenheim de New York conçut l’exposition inaugurale du collectionneur François Pinault. Au Palazzo Grassi de Venise, le ton du prologue fut donné par le Ballon Dog2 de couleur magenta (1994-2000) flottant sur le grand Canal. L’œuvre était signée Jeff Koons. Considéré comme « le plus provocant des artistes conceptuels » américains, dont François Pinault a très tôt acquis les œuvres, l’artiste a conçu, à sa manière, le nouveau gardien du Palazzo Grassi. Le « chien » de trois mètres de haut, repris de l’image stylistique d’un chien, fait de ballons gonflables, tel qu’il est vendu dans les fêtes foraines, est ici constitué de baudruches d’aluminium peint. À l’intérieur du palais, une autre œuvre du 16 même artiste, Hanging Heart, un gros cœur en inox rouge, fidèle à l’imagerie populaire, trône, suspendu, entre deux colonnes aux chapiteaux corinthiens. 2. Au mussée Guggenheim de Bilbao Toujours située à l’entrée du musée, la part est laissée belle à une sculpture végétale monumentale, issue de la série des Puppies dont l’artiste est encore Jeff Koons. Expliquant le choix de l’œuvre de Jeff Koons, le musée Guggenheim de Bilbao se plaît à souligner que l’artiste est mû par l’intention artistique affichée de « communiquer avec les masses ». « D’où son inspiration puisée au langage visuel de la publicité, du marketing et de l’industrie du divertissement afin d’éprouver les frontières entre la culture haut et bas de gamme. Ainsi, sa collection de sculptures comprend des aspirateurs renfermés dans des récipients en plexiglas, des ballons de basket flottant dans des aquariums en verre et des hommages en porcelaine à Michael Jackson et à la Panthère Rose. Dans la lignée de Dada et de Duchamp, enrichie de références à l’art minimaliste et pop, l’artiste confèrerait à l’art un caractère de bien de consommation non classable au sein de la hiérarchie esthétique conventionnelle ». 3. Au Deutsche Guggenheim de Berlin Dans sa nouvelle série de pièces intitulée Amusementfacileéthéré (Easyfun-Ethereal), commandée par le non moins important Deutsche Guggenheim de Berlin, denrées alimentaires, mode vestimentaire et divertissements sont largement conviés. L’ensemble, composé de sept peintures de grand format, est saturé d’énormes coulées de chocolat, de délicieux sandwichs avenants, d’humides lèvres peintes, de déguisements de Halloween ainsi que d’images de vertigineux voyages de montagnes russes. Koons élabore là des collages numériques hétéroclites à partir de reproductions scannées, extraites de publications illustrées, de photos personnelles et d’images 17 familières. Inlassablement, les œuvres se repaissent d’iconographie publicitaire aimant à délivrer, selon les propos de ce musée, une « sensation d’excès et d’effervescence ». Confrontant des fragments de gros plans, précise la fondation Guggenheim, l’artiste « traite des thèmes sous forme d’images intentionnellement opaques et planes qui semblent nier toute tentative de critique sociale ou d’implication psychologique spécifique ». Il préfère la « satisfaction personnelle absolue qui chante l’attraction et le désir sexuel adulte, ainsi que la consommation infantile et insatiable de la culture populaire ». 4. Enfin, dernière consécration fastueuse avec pas moins de quinze œuvres de Jeff Koons exposées dans les grands salons (salon de Mars, de l’Abondance et de la Paix) du palais de Versailles de septembre 2008 jusqu’en décembre de la même année. Les moyens et justificatifs du Kitsch : l’ironie Dans cette recherche, il convient de mettre à jour comment le Kitsch a été accouplé à l’ironie. L’ironie étant un des critères fréquemment utilisés pour justifier la réhabilitation du Kitsch comme instrument de démocratisation de l’art en y introduisant les formes du « Low ». On le sait depuis Adorno, le Kitsch est une attitude jugée incompatible avec la solennité de l’art traditionnel comme de l’art moderne. Aujourd’hui, certaines œuvres ou productions, comme certains discours, en effet, s’entendent cependant à présenter le Kitsch sous la houlette d’un amusement, d’une transgression savoureuse, le comble de l’humour, et même, ô comble du détachement, du cynisme3. Bref le Kitsch est présenté sous l’angle d’un certain second degré, une distanciation de bon augure. En un mot : « une stratégie », dira l’artiste Wim Delwoye. Le mot est bien choisi. Comprenons là qu’il s’agit de la stratégie de séduction propre au divertissement, destinée au 18 plus large public et dont le postmodernisme se fait le héraut éloquent et persuasif. Le Kitsch est désormais désacralisateur. Pour bien prendre la mesure de ce caractère désacralisateur du Kitsch, il importe de rappeler un acte fondateur du postmodernisme. Robert Venturi et son épouse Denise Scott Brown, initiateurs du postmodernisme par le biais du Kitsch las vegasien, conscients de la fin de vie du principe moderniste « less is more » autrefois asséné par Mies Van der Rohe, ont fondé cette nouvelle esthétique sur le constat selon lequel, bien que méprisante, elle avait le pouvoir de susciter « émerveillement et épanouissement » dans les masses populaires4. Pour sa part, en 2002, le philosophe Bruce Bégout5 montrait la finalité de cette désacralisation en retirant de la lecture de Learning from Las Vegas l’idée que Venturi et ScottBrown avaient voulu et brillamment réussi, alors que le pop déjà se fanait, à « vivifier la haute culture » par un « détour dans celle de masse ». Le Kitsch : un phénomène esthétique marquant la rupture entre modernité et postmodernité À l’analyse des discours tenus sur l’œuvre de Jeff Koons, on remarque que la critique d’art américaine actuelle qui la soutient se prête admirablement aux impératifs idéologiques étasuniens. Cette critique, tout en soulignant son adhésion à voir s’exprimer l’esprit consommateur d’émotions enfin flatté, ne peut s’empêcher d’approuver surtout la négation « de toute tentative de critique sociale ». Cet aspect fondamental renvoie irrémédiablement aux conditions historiques désormais connues dans lesquelles s’est épanoui l’expressionnisme abstrait de l’Ecole de New York. Plus encore, cette critique affirme la fonction plus idéologique qu’esthétique dévolue à la critique d’art. C’est la raison pour laquelle il m’apparaît important d’aborder la rencontre de l’art contemporain et du Kitsch comme 19 inéluctable. En effet, la culture populaire à laquelle cette critique d’art se montre tant attachée fait état de la suprématie de l’industrie culturelle et du divertissement. La critique d’art enthousiaste, en tout état de cause, estime positivement l’intégration d’images médiatiques, publicitaires, enfantines ou de divertissement dans les œuvres citées, trouvant là une rencontre féconde entre l’art et son contexte, l’art et l’esthétique populaire, l’art et les valeurs nationales, l’art et son cadre idéologique. Ce qui, par confrontation et comparaison avec l’art des avant-gardes du XXe siècle, marque, semble-t-il, un écart conséquent, si toutefois on accepte de revenir et de dépasser la supposée continuité d’esprit, appelée filiation duchampienne, au prétexte d’y recenser des principes esthétiques comparables à l’ironie, le renversement et le déplacement. Force est de convenir que le contenu de l’ironie duchampienne ne correspond pas à celui qui est au travail dans les œuvres d’un Jeff Koons. Une telle orientation esthétique Kitsch en art, aussi officiellement soutenue et diffusée, ne va pas sans témoigner d’une forme d’opposition à la pensée artistique avant-gardiste marquée du sceau de l’esthétique négative. Plus même, une telle reconnaissance par le champ artistique conduit à s’interroger sur l’obsolescence ou non d’une pensée moins récente, comme celle d’un Theodor Adorno, pour qui « Le Kitsch n’est pas la lie de l’art, ni ses scories, mais une substance empoisonnée qui s’y trouve mélangée », « comment s’en débarrasser est la tâche ardue du présent ». Tout aussi opposée apparaît également la position d’un Michel Onfray, pour qui le Kitsch figure un surgeon de l’art contemporain qui « exprime la quintessence de la perversion » car il sublime « l’objet trivial, banal, commun, vulgaire, au nom d’un message qu’il est censé délivrer ». 20