Roberto Zucco_pédagogie

publicité
DOSSIER PÉDAGOGIQ UE
Roberto Zucco
DE
BERNARD-MARIE KOLTÉS
MISE EN SCÈNE
DU
CHRISTOPHE PERTON
28 O C T O B R E A U 8 N O V E M B R E 2009
m ard i, ven d r ed i, 20h
m er c red i , j eu d i , s am ed i 19h
d im an ch e 1 7h
CONTACT
Coralie La Valle
+ 41 22 320 52 22
[email protected]
www.comedie.ch
Roberto Zucco
De Bernard-Marie Koltès
Mise en scène Christophe Perton
Dossier Pédagogique
L'histoi re commence et se termine sur un toit de prison, le plus près possible du
soleil et de la li berté : Roberto Zucco s 'évade. Dans sa course folle et meurtrière, il
croise une série de personnages hauts en coul eurs, autant de destins bouleversés
par cette comète incandescente.
Voilà exac tement vi ngt ans que Bernard-Marie Koltès dis paraissait, lai ssant derrière
lui une œuvre révolutionnaire, un choc littéraire. C'est dans une urgence vitale qu'il
rédige Roberto Zucco, c omme un adieu sublime à l'éc riture et à la vie, un hymne à l a
transgression et à la finitude de l 'homme. Inspirée d'un fai t di vers, la pi èce
transfigure le présent en un mythe contemporain sombre et éblouissant.
Avec Pierre Baillot, Yves Barbaut, Eric Caruso, Christiane Cohendy, Juliette
Delfau, Christine Gagnieux, Jean-Louis Johannides, Franziska Kahl, Agathe Le
Bourdonnec, Jonathan Manzambi, Roberto Molo, Pauline Moulène, Jenny
Mutela, Olivier Sabin, Claire Semet, Nicolas Struve, Olivier Werner
Assistant à la mise en scène
Scénographie
Lumière
Son
Costumes
Chorégraphie
Jérémie Chaplain
Christophe Perton et Christian Fenouillat
Thierry Opigez
Frédéric Bühl
Alexandra Wassef
Kylie Walter
Coproduction : Comédie de Valence, Centre Dramatique National Drôme-Ardèche
Comédie de Genève-Centre dramatique.
L a C o m éd i e d e G en èv e
Du 2 8 o ct o b re au 8 n o v e m b re 09
ww w.co m ed i e.ch
M a rd i, ven d r ed i 20h .
M e rc red i, jeu d i , s am ed i 1 9h .
Dim a n ch e 17h .
Co n t a ct : C or a lie La Va lle
cla va ll e@ com ed ie. ch
Do ss ier r éa li sé par Car in e Cor aj oud
2
Présentation
La Comédie et le fait divers
Les artistes se sont de tout temps inspirés des faits divers, forme d’écrit
particulière qui porte en elle des questionnements majeurs sur l’humain et la
précarité de sa condition. Stendhal, Flaubert, Duras, Genet, et plus proches de
nous, Bernard-Marie Koltès et Michel Vinaver se sont tous, à leur manière,
réapproprié ces « mythes du quotidien » pour les élever au rang de la
transposition artistique. L’occasion pour la Comédie de Genève de tracer un
sillon dans la question du fait divers, à travers trois œuvres qui s’en inspirent,
interpellant notre réalité sociale par le biais de la fiction théâtrale :
Du 28 octobre au 8 novembre 2009. Roberto Zucco de Bernard-Marie
Koltès, mise en scène de Christophe Perton.
Du 2 au 21 février 2010. Soupçons, d’après un film de Jean-Xavier de
Lestrade, adaptation et mise en scène de Dorian Rossel.
Du 20 au 30 avril 2010. Portrait d’une femme de Michel Vinaver, mise en
scène de Anne-Marie Lazarini.
Pour entrer dans le spectacle
Ce dossier pédagogique propose une introduction générale à la question du fait
divers en guise d’introduction aux œuvres artistiques, à travers des enjeux
historiques, sociologiques, journalistiques, linguistiques et littéraires. Il
est par ailleurs spécifiquement consacré à Roberto Zucco, dernière pièce de
Bernard-Marie Koltès. Se sachant condamné par le sida, Roberto Zucco est son
œuvre testamentaire, et pour certains, la pièce la plus achevée de cet auteur
incontournable du théâtre français contemporain.
Nous vous souhaitons une bonne lecture et nous nous réjouissons de vous
accueillir, vos élèves et vous-mêmes, dans les murs de la Comédie de Genève !
3
En marge du spectacle
Du 27 octobre au 8 novembre
Exposition
Bernard-Marie Koltès : parcours d’un météorite
Vernissage 27 oc tobre à 18h.
Lun 13h-18h, mar-ven 10h30-18h et les soirs de spectacle. E ntrée libre .
Dimanche 1 e r novembre dès 11h30
Grand brunch avec François Koltès, Christophe Perton et
toute l’équipe du spectacle.
Entrée libre pour le débat à 12h30
Lundi 2 novembre 19h
Soirée exceptionnelle
Défense d’un assassin imaginé, par le bâtonnier Marc
Bonnant. Entrée libre.
Sur la scène de la Comédie, Marc Bonnant plaidera pour Roberto
Zucco – non pas le « tueur fou », mais bien le personnage fictif de la
pièce de Koltès –. Ce ténor du barreau genevois n'est plus à
présenter. Son amour passionné pour la belle langue, son
éloquence, son esprit vif et sa rhétorique font de lui un des avocats
les plus remarquables d'aujourd'hui.
4
Sommaire
Le fait divers .......................................................................................................................................... 6
Fait divers et his toire ..................................................................................................................... 6
Fait divers et sociologie ................................................................................................................ 7
Fait divers et journalisme ............................................................................................................. 8
Fait divers et li nguistique ............................................................................................................. 9
Fait divers et li ttérature ............................................................................................................... 10
Pour poursuivre en classe............................................................................................................. 12
Bernard-Marie Koltès, auteur ....................................................................................................... 13
Roberto Zucco ..................................................................................................................................... 15
Du fai t divers au fait littéraire. Constructi on d’u n mythe................................................. 15
Point de vue des metteurs en scène ....................................................................................... 17
L’écriture de Koltès ....................................................................................................................... 18
Christophe Perton, metteur en scène ....................................................................................... 20
Pour en savoir plus .......................................................................................................................... 21
5
Le fait divers
Genre qui n’a pas bonne presse, fascinant et honteux à la fois, le fait divers
semble envahir l’espace social et journalistique. Pour certains, il incarne le
symbole d’une démocratie en perte de vitesse, où les grands débats de l’heure
sont esquivés au profit des petites dépêches quotidiennes ; pour d’autres, il
révèle les représentations culturelles d’une époque, ses impensés, ses tabous,
ses peurs. Le fait divers, aveuglement collectif, nouvel opium du peuple, ou
rôle cathartique de régulation sociale ? La question est difficile à trancher.
Même s’il participe pour une large part à la mercantilisation de la presse, le
succès du fait divers ne date pas d’aujourd’hui puisque sa tradition remonte au
XVI e siècle. La fascination exercée par le fait divers n’a d’ailleurs pas échappé
aux écrivains les plus prestigieux, qui en ont parfois fait la matière de leurs
œuvres. Autant de paradoxes qui en complexifient la portée et le sens.
Fait divers et histoire
Apparu au XVI e siècle avec l’invention de l’imprimerie, le fait divers est d’abord
intégré dans les « occasionnels », puis les « canards ». Au XIX e siècle, avec le
développement de la grande presse, il s’approche de la forme que nous lui
connaissons à l’heure actuelle.
Historique du fait divers
- les occasionnels : dès la fin du XV e siècle et jusqu’au XIX e , des feuilles
d’information non périodiques voient le jour, appelées des « occasionnels ».
Elles informent le public des évolutions des campagnes guerrières, des
traités officiels, des fêtes populaires, mais aussi, plus proches de nos faits
divers actuels, des incendies, des inondations, des crimes ou des
événements « mystérieux » (« les choses vues dans le ciel », par exemple,
ancêtre de nos OVNI) qui renvoient à la peur du diable ou du monstrueux.
-
Au XVII e siècle apparaissent les gazettes, ancêtres de nos journaux, qui
paraissent plus régulièrement et s’adressent d’abord au public lettré. Le fait
divers reste l’apanage des occasionnels, destinées d’abord aux classes plus
populaires, que les colporteurs les communiquent oralement dans les
villages. Un première forme de discrédit apparaît vis-à-vis de ce type de
nouvelles, en raison de cette fracture sociale.
-
Dès le début du XIX e , ce sont les « canards » qui relatent les nouvelles
sensationnelles. Ils sont la plus grande vente de journaux durant tout le
siècle, participant à l’augmentation globale du récit criminel. Les canards
sont toutefois progressivement détrônés par la presse à large tirage qui
6
diffuse une littérature populaire à travers les feuilletons. L’expression « fait
divers » apparaît en 1863 dans le Petit journal.
-
A l’époque moderne, la télévision et la radio ont secondé les journaux et les
magazines spécialisés dans la mise en scène des événements à sensation.
Les faits divers deviennent le symbole de la médiatisation sensationnelle et
commerciale.
Fait divers et sociologie
Par les actes qu’ils mettent en scène, les faits divers possèdent un
remarquable pouvoir de révélateur sociologique. Ils permettent de prendre la
mesure des anomalies et des déséquilibres d’une société ; ils donnent
également à lire les représentations et les valeurs qui dénoncent certains
actes comme transgressifs face aux interdits et aux tabous d’une époque. Ils
sont donc fondamentalement un propos sur la norme et l’illicite.
Le fait divers est une rupture dans le quotidien par le surgissement d’un
événement extra-ordinaire. Si l’appréciation de ces actes varie en fonction du
contexte, il est une donnée qui ne change pas dans l’histoire : les événements
relatés renvoient tous à la peur ancestrale du surnaturel, de l’inexpliqué, de
l’irrationnel et donc du non maîtrisable. Que ce soit par l’irruption de la folie
humaine ou par le déchaînement des forces naturelles (inondations, incendies,
ouragans), le fait divers s’impose comme une menace qui plane sur
l’écoulement ordinaire des jours. Ici, les vieilles croyances du démon et du
monstre, qui peuplaient les occasionnels, reprend possession de l’imaginaire
collectif. La dimension anthropologique recoupe ainsi l’impact sociologique du
fait divers.
C’est en somnambules que nous nous soumettons aux normes sociales ou
subissons les lois naturelles, sans en prendre conscience le plus souvent,
sinon de façon sporadique, lorsqu’elles sont violées ou paraissent l’être.
Alors l’insolite ou le monstrueux, l’anormal, le prodigieux produisent sur
nous l’effet d’un éveil momentané. Tirés de notre quiétude, nous nous
apercevons ou nous souvenons, pour un instant, que la surface tranquille
de nos jours peut se fissurer, qu’une menace – ou une promesse – de
bouleversement demeure tapie dans la prose de la vie quotidienne. 1
Les faits divers interrogent donc l’idée de cohésion sociale assurée par le
respect des règles. Ils exorcisent notre peur de la violence, mais aussi notre
peur d’y succomber. Ainsi, les faits divers sont doubles : bien qu’inspirant la
crainte, ils fascinent par le fantasme d’un affranchissement momentané des
contraintes sociales.
Ge or ge s Au cl air , L e M ana quo ti die n. S tr u ctur es et f onc tio ns de la c h r on iq ue d es fai ts di ver s,
Par is , An thr o po s, 198 2 ( 1 970) .
1
7
Le fait divers déroge toujours à une norme en transgressant le respect de
la vie et des biens d’autrui, en brisant la régularité de l’existence
quotidienne, en violant la morale sociale et familiale, en introduisant un
désordre dans la sécurité du milieu naturel, en constituant un hiatus ou
encore une exception. 2
Fait divers et journalisme
Les faits divers ne sont pas seulement les événements relatés, mais ils sont
surtout un genre journalistique bien spécifique. Ils sont avant tout une mise en
forme du réel. Deux moments sont essentiels dans cette construction de
l’information. Premièrement, les choix opérés : que raconte-t-on et pourquoi ?
A partir de quand un événement relevant de la sphère privée accède au statut
de dépêche publique ? Deuxièmement, le traitement : quelles sont les
techniques narratives les plus efficaces ? Plus que de transmettre une
information, les faits divers doivent d’abord produire un impact psychologique
sur les lecteurs et sont, dans ce sens, régis par des règles d’écriture très
codifiées, qui en créent le caractère spectaculaire et sensationnel.
Un événement n’accède au statut du fait divers que s’il présente quelque
rebondissement autorisant sa mise en récit. Il occupe en effet la sphère
publique grâce à la médiatisation qui requiert un minimum de mise en
scène. Il ne suffit donc pas que l’événement sorte de l’ordinaire pour être
retenu, il faut encore qu’il se prête à une mise en discours et en image
pour être lu ou vu. 3
L’effet de réel et d’identification chez le lecteur est renforcé par la proximité
géographique. Le sentiment de risque est d’autant plus prégnant que les
événements relatés se sont déroulés à côté de chez soi : « tel incendie criminel
débouté à quelques rues aurait pu avoir lieu dans mon immeuble et le malheur
de ces gens aurait pu être le mien ». Ainsi, un double sentiment d’insécurité et
de soulagement est présent si le danger nous paraît proche mais ne nous
atteint pas. Ce mélange d’habituel et d’insolite permet à l’angoisse du public de
se fixer sur des faits très concrets. D’où l’abondance de faits divers dans la
presse locale et l’insistance, dès le chapeau, sur les lieux et les dates des
circonstances. D’où également des personnages caractéristiques auxquels
s’identifier.
C’est soit par la nouvelle d’un fait rare (« elle accouche de six enfants ») ou,
au contraire, par la répétition d’événements exceptionnels (« dix accidents au
même carrefour ») que l’ordinaire s’élève au rang de l’« extra-ordinaire ». Les
motifs récurrents et stéréotypés sont l’apanage de ces chroniques du quotidien,
tout en se déclinant à travers un répertoire inépuisable de déviances sociales
2
3
F r an ck E vr ar d, F ai t d iv er s e t l it tér a tur e , p . 1 3.
A nni k Du bie d et M ar c L its , op . cit ., p.
8
et « naturelles ». A travers cette litanie de malheurs, un même vision fataliste
se construit, où le nouveau ne fait que répéter l’ancien. Proximité et
éloignement, normes et transgression, vulnérabilité et sentiment de confort,
autant de termes contradictoires qui structurent notre rapport au réel et que la
presse prend à son compte pour s’emparer avec efficacité de nos émotions, de
nos angoisses et de nos fantasmes.
Fait divers et linguistique
Le fait divers est une mise en récit qui suit des règles d’écriture strictes. Pour
que les faits racontés sortent de l’ordinaire et accèdent au statut d’événement,
ils répondent à la structure de la mise en intrigue. Contrairement au quotidien,
où les choses s’écoulent inexorablement, le fait divers définit une section
temporelle bien délimitée : il aura un début, un milieu et une fin, qui permet
une mise en récit avec ses nœuds et ses rebondissements. Le récit propose
une cohérence et un ordre élaborés par le rédacteur, qui ne relate pas
fidèlement la réalité des faits.
L’ O M E L E T T E Q U I T U E
Un semi-remorque en provenance d’ Arradon (Morbihan) et transportant 5
tonnes d’œufs frais s’est renversé dans un fossé, sur l’autoroute de l’Est, à
proximité de Cl ermont-en-Argonne. La remorque s’est entièrement di sloquée,
brisant plusieurs centai nes de milliers d’œufs. Les gendarmes ont retrouvé le
cadavre d’un homme au milieu de cette gigantes que omelette.
PENDU AVEC SES CHAUSSETTES
Un jeune lycéen de quinze ans interpellé par le vigile d’un grand magasi n de la
région lyonnaise à la s uite d’un vol à l’étalage, a été déc ouvert mort dans le
local réservé aux fouill es. Le vi gile avai t pourtant pris soin de l ui retirer sa
ceinture, sa c ravate av ant de sorti r pour prév enir le policier chargé de la
surveillance du centre commercial. Le jeune garçon a mis à profit les trente
minutes d’abs ence du gardien pour détric oter l’ une de ses chaussettes de laine
et en tresser le fil pour se fabriquer un lien d’environ un mètre de long avec
lequel il s’est pendu en l ’accrochant à une patère fixée au mur.
Dans le premier fait div ers, la séquence narrati ve relate li néairement pl usieurs
actions successives, l es actions s’enc haînant sans aucune rupture. En
revanche, dans le second, c’est un événement inattendu qui vi ent boul everser
l’équilibre ini tial et forme le nœud de l’ intrigue. Le découpage du texte fait
apparaître une séquenc e narrative qui comporte cinq propositions : la situation
initiale, le nœud (l’interpellation de l’adolescent ), qui perturbe l’équi libre initial
de façon inattendue, l’action, le dénouement, la situation finale (la mort de
l’adolescent). 4
4
F r an ck E vr ar d, op . c it ., p. 17.
9
Cette structure remplit la condition de répétition propre au fait divers. Dès lors,
comment susciter l’effet de surprise ? Pour Barthes, deux procédés permettent
de brouiller l’ordre logique : une causalité troublée, qui engendre de
l’inexplicable ou de l’inattendu et des coïncidences étonnantes, dans la
relation posée entre deux termes contradictoires ou la répétition de faits qui
n’ont a priori rien à voir entre eux.
Le rôle [du fait divers] est vraisemblablement de préserver au sein de la
société contemporaine l’ambiguïté du rationnel et de l’irrationnel, de
l’intelligible et de l’insondable ; et cette ambiguïté est historiquement
nécessaire dans la mesure où il faut encore à l’homme des signes (ce qui le
rassure) mais où il faut aussi que ces signes soient de contenu incertain (ce
qui l’irresponsabilise). 5
Fait divers et littérature
Par leur dimension narrative et dramatique, mais surtout par la dimension
trouble et irrationnelle, les faits divers ont été une source d’inspiration
privilégiée pour les écrivains :
Se fondant sur des personnages et des situations stéréotypés, le fait
divers présente une permanence et une universalité qui favorisent une
réappropriation par la littérature. Coupé de son origine journalistique, il
est amplifié, ennobli par la distance et l’esthétisation propre à la
littérature. Il acquiert un caractère métaphorique, exemplaire, qui le
rapproche souvent du récit mythique. 6
Le fait divers présente des similarités avec trois genres littéraires : le roman
policier par leurs thématiques (les deux genres se développent au XIX e siècle),
la nouvelle par leur structure (concision, construction paroxystique), le théâtre
(par la mise en scène dramatique de l’information). Quant au romanesque, les
faits divers ont surtout été des sources d’inspiration pour des œuvres
incontournables : Madame Bovary ou encore Le Rouge et le noir !
Pour les écrivains, le texte du fait divers, ouvert à toutes les
interprétations, invite à une interrogation sur le hasard, la fatalité, le
destin. Sous un aspect futile, extravagant ou banal, il pose les problèmes
de la nature humaine et de la destinée, de même qu’il met en jeu la
mort, la violence, le sexe, les lois et leur transgression. Quelle
signification faut-il donner à ces événements accidentels et excessifs qui
mettent en scène une réalité hors du commun ? […] Agissant dans la
marge, exhibant une réalité autre, insensée, le fait divers fait sens et
possède des potentialités cachées sur le plan éthique et esthétique. […].
5
6
Ide m ., p. 19 7.
F r an ck E vr ar d, op . c it .,p . 6.
10
Les fictions littéraires semblent intégrer le contenu événementiel des faits
divers afin de lui donner une dimension métaphorique ou symbolique. 7
Dans Roberto Zucco, Koltès propose une réappropriation esthétique du fait
divers, puisque l’auteur se détache de tout mobile psychologique (voire
psychiatrique) qui expliqueraient les actes du protagoniste pour insister
sur la part énigmatique et pulsionnelle de la nature humaine. Il en fait un
héros tragique, poussé par une fatalité inébranlable vers une fin à la fois
funeste et lumineuse.
Exemples célèbres
S T E N D H A L , L E R O U G E E T L E N O I R . On se souvient de Julien Sorel, jeune homme
pauvre mais aux quali tés intellectuelles certai nes, que son curé remarque. Il
l’envoie au séminaire pour le former. Julien en revient instruit, ambiti eux, et
plus conscient que jamais du handicap que constitue sa naissance pour
l’ascension sociale dont il rêve. Il entre comme précepteur chez les de Rênal,
séduit la j eune mère de famille, est dénoncé, se fait remerci er, trouve du
travail comme sec rétaire particulier d’un marquis à Paris, séduit sa fille, la met
enceinte. Il est sur le point de réussi r en l ’épousant quand sa première
maîtresse dénonce l’opportunisme de Julien au marquis. Afin de se venger, le
jeune homme prépare méticuleusement l’as sassinat de Mme de Rênal,
coupable de sa chute. En pleine église, il lui ti re dessus à bout portant. Il sera
condamné à mort. Un roman digne d’un fait divers? En effet: Stendhal n’a rien
inventé. La trame de son roman reprend exactement les fai ts mis en év idence
dans le procès d’ Antoi ne Berthet, rel até par «La Gazette des tribunaux» en
1827. Absolument tout y est déjà, sauf la préparation du meurtre, pour l aquelle
l’auteur s’est inspiré de... l’affai re Lafargue, un second fait divers de son
temps.
F L A U B E R T , M A D A M E B O V A R Y . Flaubert non plus n’a rien inventé. Il a d’ ailleurs
toujours précisé que l’ i mportant étai t non pas c e qu’il raconte, mais c omment il
le raconte : « Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien. » Rien,
en l’occurrence, c’est l ’affaire Delamare. L’étudiant a épousé en secondes
noces une jeune fille él evée dans un pensionnat de Rouen. Installée av ec son
mari et leur fille à la campagne, elle se laisse séduire par un Casanov a local,
entretient un clerc, ruine son mari et s’empoisonne. Ne survivant pas à la perte
de son aimée, Eugène Delamare s’empoisonne à son tour. L’intention de
Flaubert était de fustiger la bêtise de la bourgeoisie plus que d’ expliquer les
raisons de c e drame conjugal : le fait divers n’ es t pour lui qu’un prétexte. 8
7
8
Ide m ., pp . 8- 9.
S oni a Ar n al , Al le z sav oir !, n °3 6, oc tobr e 2 006 .
11
Exemples d’œuvres littéraires inspirées de faits divers :
Victor Hugo, Le Dernier jour d’un condamné
Stendhal, Le Rouge et le noir
Flaubert, Madame Bovary
Edgar Poe, Double assassinat dans la rue Morgue
Maupassant, Contes et nouvelles
André Gide, Les Caves du Vatican
François Mauriac, Thérèse Desqueyroux
André Breton, Nadja, L’Amour fou
Jean Genet, Les Bonnes
Albert Camus, L’Etranger
Blaise Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques
Marguerite Duras, L’Amante anglaise
Jean-Marie Le Clézio, La Ronde et autres faits divers
Michel Vinaver, Portrait d’une femme
Didier Daeninckx, Le Facteur fatal
François Bon, Un fait divers
Pour poursuivre en classe
- Analyser la structure des faits divers selon les différents organes de presse.
Travailler sur la médiatisation et la construction de la réalité par la narration de
la chronique.
- Compacter une série de faits divers pour analyser les répétitions et les
variations dans les chroniques.
- Etudier l’évolution des fait divers à travers l’histoire
- S’arrêter sur le rapport entre le texte des faits divers et les illustrations.
- Ecrire une chronique journalistique de fait divers.
- Etudier la transposition artistique chez les écrivains.
- A partir d’un fait divers journalistique, écrire une nouvelle littéraire.
12
Bernard-Marie Koltès
auteur
Il y a tout juste vingt ans, Bernard-Marie Koltès mourait du sida. En l’espace de
dix ans, dans les années 1980, il a marqué le paysage dramatique français par
son écriture nouvelle, rythmée et poétique, qui disait le monde contemporain
avec ses heurts et ses ratés. Roberto Zucco est sa dernière pièce, testament
littéraire, rédigée alors que l’auteur se savait condamné. S’inspirant d’un fait
divers, Koltès y retrace la cavale d’un tueur en série qu’il élève en mythe des
temps modernes.
Parcours de cet auteur incontournable.
1948
1968
1969
1970
1970-73
1973-74
1975
1977
1978-79
1979
1981
1983
1988
1989
1990
1991
Naissance à Metz. Son père, absent de la maison, est officier de carrière.
Premier séjour à New York : « J’ ai voyagé... Tout ce que j’ai accumulé,
[c’est] entre 18 et 25 ans. »
Assiste à une représentation de Médée de Sénèque mise en scène par
Jorge Lavelli : « Un coup de foudre. Avec Cas arès… S’il n’y avai t pas eu
ça, j’aurais jamais fai t de théâtre. »
Entre à l 'école du Théâtre national de Strasbourg, section mise en scène.
Fonde sa troupe de théâtre, le Théâtre du Quai. Écrit et monte ses
premières adaptations , d’après Gorki et Dos toïevski notamment. « C’était
un jeu pour des copai ns qui montaient des pièces dans des caves, pour
rigoler. Puis, peu à peu, les choses se sont enchaînées. On m’ a proposé
une bours e au TNS, j’ai été très encouragé à écrire, j’ai écrit. »
Après un voyage en URSS, il s'i nscrit au parti c ommuniste jusqu’en 1979.
Tentative de suicide. Drogue. Désintoxication. Son roman La Fuite à
cheval très loin dans la ville, écrit à cette époque mais publié en 1984,
relate cette expérience. Koltès s 'install e à Paris.
Créati on à Lyon, par Bruno Boëglin, de la première pièce de Koltès,
Sallinger.
Voyage en Amérique latine, puis au Nigéria et l’ année suivante au Mali et
en Côte d’Ivoi re. « Une part de ma vie, c’est le voyage, l’autre l’éc riture. »
Rencontre avec l e metteur en scène Patrice Chéreau.
La Comédie-Française c ommande une pièc e à Koltès (qui deviendra Quai
Ouest).
Patrice Chéreau, alors directeur du Théâtre Nanterre Amandiers, monte
Combat de nègre et de chiens (avec Michel Pi ccoli et Philippe Léotard).
Chéreau créera ensuite la plupart des pièces de Koltès avec un succ ès
considérable.
Traduction du Conte d’hiver de Shakespeare. « Traduire Shakespeare
permet de voir comment cet auteur construisai t ses pièces et de quelle
liberté il usait. » Rédacti on de Roberto Zucco.
Koltès meurt à Paris des suites du si da.
Sa pièce ultime, Roberto Zucco, est créée par Peter Stein à Berlin.
Roberto Zucco est monté en France, pour la première fois, par Bruno
Boëglin, au TNP de Vill eurbanne. Scandale : le fait divers qui l 'inspi re est
encore présent à l’espri t du public. La pièc e est i nterdite à Chambéry.
13
Koltès ©Elsa Ruiz
14
Roberto Zucco
Il faut s’échapper par les toits, vers le soleil. On ne mettra jamais un mur entre
le soleil et la terre. Ro ber to Z u cc o, sc ène XV .
Sur le toit d’une prison, une nuit, un tueur s’évade. Au même moment, la
Gamine quitte le domicile de ses parents, en rébellion contre sa famille. Leurs
trajectoires vont se rencontrer puis se séparer sur le toit d’une prison encore,
en plein soleil. Entre temps, Zucco laisse les traces de ses crimes. L’énigme la
plus troublante : les motifs inexpliqués de ses meurtres. Finalement, Zucco est
livré à la police par la Gamine et retourne sous les verrous. Une seconde fois
aussi, il s’en échappe pour, dans une scène finale, tomber du toit de
l’établissement pénitentiaire, chute fatale qui est aussi une ascension vers le
soleil. Suivant les faits réels de la cavale de Roberto Succo, Koltès transcende
son personnage pour l’élever au rang des grandes figures tragiques, qui ne font
plus partie du monde des vivants mais n’appartiennent pas encore à celui des
morts. Zucco est un « hors-la-loi », qui transgresse les limites du concevable.
C’est en cela qu’il peut être, pour Koltès, un nouveau mythe contemporain.
Du fait divers au fait littéraire. Construction d’un mythe
Découvrant par hasard le portrait du vrai Succo dans le métro parisien, Koltès
est d’emblée fasciné par cette présence. Se sachant lui-même condamné,
l’auteur s’identifie à cet homme et proposera un traitement qui transfigurera
son personnage en un « mythe des temps modernes ».
« C'est encore cette affiche-là, sur le mur, qui est un avis de recherche pour un
assassin. Je l'ai vue dans le métro. Je me suis renseigné sur son histoire, et je
l'ai vécue au jour le jour, jusqu'à son suicide. Je trouve que c'est une
trajectoire d'un héros antique absolument prodigieuse. Je vais vous raconter
l'histoire en quelques mots. C'était un garçon relativement normal, jusqu'à l'âge
de quinze ans. A quinze ans, il a tué son père et sa mère, il a été interné. Mais
il était tellement normal qu'on l'a libéré, il a même fait des études à l'université.
A vingt-six ans, ça a redémarré. Il a tué six personnes, dans l'espace d'un
mois, puis deux mois de cavale. Il finit en se suicidant dans l'hôpital
psychiatrique, de la même manière qu'il avait tué son père. Cela s'est vraiment
passé cette année. Et puis, j'ai eu des hasards fabuleux. Un jour, j'ai ouvert ma
télé, et je l'ai vu, il venait d'être arrêté. Il était comme ça, au milieu des
gardiens, et puis il y avait un journaliste qui s'est approché de lui et lui a posé
des questions idiotes, comme on peut les poser à un criminel. Il répond :
« Quand je pense que je pourrais prendre cinq gardiens dans la main et les
écraser. Je ne le fais pas, uniquement parce que mon seul rêve, c'est la liberté
de courir dans la rue. » […] Et, une demi-heure après, il avait échappé aux
mains de ses gardiens. Sur le toit de la prison, il se déshabillait, et il insultait
15
le monde entier. Cela ne s'invente pas. Imaginez ça au théâtre? Sur un toit de
prison ! […]. »
Ber nar d - M ar ie K ol tès , n ov em br e 19 88 9
« Cet homme tuait sans aucune raison. Et c’est pour cela que, pour moi, c’est
un héros. Il est tout à fait conforme à l’homme de notre siècle, peut-être même
aussi à l’homme des siècles précédents. Il est le prototype même de l’assassin
qui tue sans raison. Et la manière dont il perpétue ses meurtres, nous fait
retrouver les grands mythes, comme par exemple le mythe de Samson et Dalila.
Cet assassin qui est au centre de ma nouvelle pièce, a été trahi par une
femme, comme Dalila qui coupa les cheveux de Samson, le privant ainsi de sa
force.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans les figures mythiques ?
Je dirais que, ce qui distingue un homme comme Samson du commun des
mortels, ce n’est pas tant une quelconque mission, une quelconque tâche, c’est
sa force extraordinaire et le regard admiratif que les autres posent sur lui ;
c’est cela qui fait de lui un héros. Autrement qu’à l’ordinaire, et pour la
première fois, j’ai vu que la littérature pouvait avoir un sens. J’avais là un
homme avec cette force, avec ce destin ; il ne manquait plus que le regard
extérieur. […]
Vous vous sentez proche de cet homme ?
Oui.
Ainsi, l’auteur serait pour ainsi dire, un assassin qui n’oserait pas passer à
l’acte ?
Oui, certainement. Sauf qu’ici, il s’agit d’un assassin sublimé. »
Ber nar d - M ar ie K ol tès , o ct obr e 198 8 10
Rubens, Samson et Dalila
9
10
T ir é d e B.- M . K olt ès , Un e par t d e m a vie , e ntr eti en s ( 1 983- 198 9) , p. 14 5.
Ide m ., p p. 109- 11 0.
16
Point de vue des metteurs en scène.
A 20 ans d’intervalle, Christophe Perton, Jean-Louis Martinelli et Peter Stein
nous livrent leur lecture de Roberto Zucco.
Christophe Perton, 2009.
« Rédigé dans une urgence vitale, ce chant, cet hymne à la transgression,
envisagé dans le présent absolu d’un fait divers, reflète dans une fascinante
mise en abîme l’image de Koltès à celle de Zucco. Zucco, assassin sublimé en
figure mythique, apparaît ainsi sous les traits d’un ange de la mort, comète,
filant à travers la ville, dans ce qui ressemble moins à une cavale qu’à une
épopée, vers la collision inéluctable à une heure secrète avec l’astre solaire.
La connaissance intime et la fréquentation de la mort en font une
« camarade », ombre de l’ange qui révèle, brûle, métamorphose ou atomise les
vies ordinaires croisées en chemin. Dans cette ronde, cette danse de mort,
tous sont reliés par la vibration de cette rencontre et « connaissent » alors la
sensation de leur finitude. La famille, le mariage, la raison, l’ordre, sont
pulvérisés par la force de ce nouveau Samson que la société ne saurait
enfermer dans ses prisons ou ses codes sociaux. On ne saurait imaginer façon
plus douce, calme et déterminée de dire, à une heure si définitive, son amour
de la vie et de la vérité. »
Jean-Louis Martinelli, 1995.
« Ce que nous raconte Koltès, c’est que tous les Occidentaux sont des
meurtriers en puissance. D’ailleurs Roberto Zucco tue sans raison, pour rien, à
cause « d’un petit déclic », il « déraille ». De plus, il faudrait rajouter que
Roberto Zucco est plus un passeur qu’un tueur, il va au-delà des pulsions de
mort des uns et des autres et comme pour lui la vie n’a plus de prix, il peut
prendre au pied de la lettre leurs pulsions de mort. Ce qui m’intéresse chez
Zucco c’est l’attitude, c’est la forme de violence liée à cette fin de siècle où la
guerre civile envahit la planète, c’est la trajectoire mythique qu’il trace. »
Peter Stein, 1990.
« Dans Zucco, [il y a] cette interrogation sur l’existence humaine et cette
ignorance où nous sommes, finalement, de l’origine de cette agressivité. D’où
vient l’action destructrice sans mobile ? Comment se forme-t-elle ? Nous
disposons de tous les modèles de discours explicatifs qui assurent que c’est
fonction de l’environnement, du milieu social. Mais très vite on voit que ces
analyses ne suffisent pas. Cela reste donc un facteur de peur, de confusion,
d’actes destructeurs contre les autres et contre lui-même, sans aucun motif
apparent, oblige à réfléchir et à se confronter à l’incertitude et au doute sur le
comportement de l’homme en général. […] Ce n’est pas la première fois dans
l’histoire du théâtre ou de la littérature qu’on introduit un « acteur criminel »
sans motivation. Mais c’est la première fois qu’il est présenté sans aucune
morale. »
17
L’écriture de Koltès
Koltès a largement bouleversé l’écriture théâtrale française, par la force
poétique de sa langue et la dimension narrative de ses fictions. L’auteur est
revenu à plusieurs reprises sur sa vision de l’écriture théâtrale.
« Avant, je croyais que notre métier, c’était d’inventer des choses ; maintenant,
je crois que c’est de bien les raconter. Une réalité aussi complète, parfaite et
cohérente que celle que l’on découvre parfois au hasard des voyages ou de
l’existence, aucune imagination ne peut l’inventer. Je n’ai plus le goût
d’inventer des lieux abstraits, des situations abstraites. J’ai le sentiment
qu’écrire pour le théâtre, « fabriquer du langage », c’est un travail manuel, un
métier où la matière est la plus forte, où la matière ne se plie à ce que l’on veut
que lorsque l’on devine de quoi elle est faite, comment elle exige d’être
maniée. L’imagination, l’intuition, ne servent qu’à bien comprendre ce que l’on
veut raconter et ce dont on dispose pour le faire. Après, ce ne sont plus que
des contraintes (écrire dans la forme la plus simple, la plus compréhensible,
c’est-à-dire la plus conforme à notre époque), des abandons et des frustrations
(renoncer à tel détail qui tient à cœur au profit de telle ligne plus importante),
de la patience (si je mets deux ans pour écrire une pièce, je ne crois pas que la
seule raison en soit la paresse). […]
J’aime bien écrire pour le théâtre, j’aime bien les contraintes qu’il impose. On
sait, par exemple, qu’on ne peut rien faire dire par un personnage directement,
on ne peut jamais décrire comme dans le roman, jamais parler de la situation,
mais la faire exister. On ne peut rien dire par les mots, on est forcé de la dire
derrière les mots. Vous ne pouvez pas faire dire à quelqu’un : « Je suis
triste », vous êtes obligé de lui faire dire : « Je vais faire un tour ». […]
Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les
plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit
racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits,
n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous. »
Ber nar d - M ar ie K ol tès , 1 98 3 11
Je crois que l a seule morale qu’il nous reste, est la morale de la beauté. Et il
ne nous reste justement plus que la beauté de l a langue, la beauté en tant que
telle. Sans la beauté, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Alors,
préservons c ette beauté, gardons cette beauté, même s’il lui arrive parfois de
n’être pas moral e.
Ber nar d - M ar ie K ol tès
Dans un article consacré à Koltès, Jean-Claude Lallias éclaire la place
singulière de Roberto Zucco dans le paysage littéraire français.
11
T ir é de U ne par t d e m a v i e, pp. 10 , 1 3, 15.
18
L E R AP P OR T AU R ÉE L . « En France, elle naît dans le scandale de Chambéry. La
fable qu’elle contient renvoie avec une telle proximité – de temps et de lieu – à
des événements tragiques récents dont la ville fut le théâtre (l’assassinat d’un
policier originaire de la ville notamment), qu’elle est perçue par une partie de la
presse régionale et nationale comme une provocation, une apologie du crime.
La pièce par la seule substitution d’un S à un Z désigne qu’elle prend appui sur
la réalité […]. Ce scandale inscrit la pièce dans le sillage des grandes batailles
du théâtre : Tartuffe, Hernani, Les Paravents... En cette fin du XX e siècle – qui
en a tant vu – le théâtre, contre toute attente, est encore (ou de nouveau ?)
capable de produire un séisme, avec menace « d’interdiction » ? La pièce
percute nos représentations sociales et politiques, fait exploser le sens, donne
à voir le Mal sans explication, avec une délectation désespérée, une jubilation
inacceptable... […] Comme un précipité chimique, la pièce fait entendre avec
une force inouïe la désespérance d’un monde « sans amour », avec la nostalgie
d’un impossible retour vers l’innocence.
U N E PI ÈC E T EST A M EN T . Son architecture lisible donne accès par toutes sortes de
résonances aux œuvres antérieures et peut y introduire plus facilement. Le
lecteur encore peu familier de Koltès pourrait dire de la pièce ce que dit le
Vieux Monsieur de la station de métro : « J’ignorais cependant qu’elle cachait,
derrière le parcours limpide que je pratique tous les jours, un monde obscur de
tunnels, de directions inconnues que j’aurais préféré ignorer mais que ma sotte
distraction m’a forcé de connaître » (VI, Métro). Car on ne peut traverser la
pièce sans entendre le chant de la solitude, sans errer dans les lieux urbains
où se trament les trafics illicites, sans se perdre sur des quais de gare où les
passants, « au moindre signal dans leur tête, se mettraient à se tuer entre
eux » (XII, La Gare). Monde trouble du désir et de la violence, des familles
déglinguées (comme ici celle de la Gamine : le père déchu, la mère à bout de
force, la sœur incestueuse et dévorante...), monde du deal et du commerce
tarifé du sexe, monde de la souffrance et de l’innocence perdue... Par échos
concentriques, la pièce réfracte les grandes thématiques du théâtre koltésien.
U N H É R OS I N S AI SI S SA BL E . Le « héros » de la pièce trouble jusqu’au vertige et
demeure inexplicable. Koltès le donne à voir dans ces actes, sans aucun
jugement moral. Zucco présente des facettes en apparence contradictoires : la
brutalité de la pulsion froide, la pure séduction […], l’acuité de raisonnement,
la parole poétique (il cite Hugo et Dante...), la détermination absolue (« Quand
j’avance, je fonce, je ne vois pas les obstacles, et, comme je ne les ai pas
regardés, ils tombent tout seuls devant moi, je suis solitaire et fort, je suis un
rhinocéros », scène XV). Son hyperlucidité et sa folie provoquent l’attirance et
la répulsion mêlées... Que l’on convoque la psychiatrie (schizophrénie ?), les
sciences humaines ou les systèmes philosophiques pour tenter de cerner le
personnage, son énigme demeure. » 12
12
Je an- Cla ude L al lia s, T hé âtr e A uj our d ’h ui, n ° 5 .
19
Christophe Perton
metteur en scène
Christophe Perton entretient avec la Comédie de Genève une relation de
fidélité qui a commencé avec la remarquable mise en scène de L'Enfant froid
de Marius von Mayenburg, en 2005, et s'est poursuivie avec celle de l’excellent
Hop là, nous vivons ! de Ernst Toller, en 2007, repris au Théâtre de la Ville
(Abbesses) en 2008. Ses nombreuses créations, théâtrales et lyriques, où il
affirme un goût particulier pour la dramaturgie germanique, le placent parmi les
metteurs en scène phare de la décentralisation en France. Avant de prendre la
direction de la Comédie de Valence, Centre dramatique national, en 2001, il
travaille sur les scènes françaises les plus importantes. En 1997, Roger
Planchon l'invite au TNP de Villeurbanne où il crée Médée et Les Phéniciennes
de Sénèque. L'année suivante, il monte Les Gens déraisonnables sont en voie
de disparition de Peter Handke au Théâtre National de la Colline. Puis, c'est au
Théâtre de la Ville de Paris qu'il dirige La Chair empoisonnée de Kroetz. En
2000, à l'invitation d'Alain Françon, il met en scène une pièce inédite de
Platonov, Quartorze Isbas rouges au Théâtre National de la Colline. Il monte
aussi des textes de Strindberg, Pinget, Marie N'Diaye, Büchner, Lenz, Rodrigo
Garcia, Beckett, Paul Claudel, David Gieselman, Edward Bond, Annie Zadek ou
encore Ödön von Horváth.
En 2009 il crée Roberto Zucco
coproduction avec la Comédie de
Temps de Paroles France-Algérie,
Hamelin, Le procès de Bill Clinton.
d’Héraclès d’Euripide au Théâtre du
de Bernard-Marie Koltès à Valence en
Genève puis, dans le cadre du Festival
une pièce inédite commandée à Lancelot
Il mettra en scène, en mai 2010, La Folie
Vieux-Colombier.
20
Pour en savoir plus…
Sur le fait divers
Georges Auclair, Le Mana quotidien, structures et fonctions de la chronique des
faits divers, Paris, Anthropos, 1982.
Gloria Awad, Du sensationnel, Paris, L’Harmattan, 1995.
Roland Barthes, « Structure du fait divers », in Essais critiques, Paris, Seuil,
1981.
Annick Dubied et Marc Lits, Le Fait divers, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1999.
Franck Evrard, Fait divers et littérature, Paris, Nathan, 1997.
Alain Monestier et Jacques Cheyronnaud, Le Fait divers, catalogue de
l’exposition du Musée national des arts et traditions populaires, Paris, Ed. de la
réunion des musées nationaux, 1982.
Réflexions sur le fait divers par des écrivains et penseurs :
Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais
Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon
frère
Jean Giono, Notes sur l’affaire Dominici
Voir également le célèbre article de Marguerite Duras sur l’affaire Villemin dans
Libération (17 juillet 1985), où elle s’exprime sur les faits avec un regard
littéraire.
Bibliographie de Bernard-Marie Koltès
* Combat de nègre et de chiens, théâtre (Minuit, 1990).
* La Nuit juste avant les forêts (Stock, « Théâtre ouvert » – avec Combat de
nègre et de chiens –, 1980 ; Minuit, 1988).
* La Famille des orties. Esquisses et croquis autour des Paravents de Jean
Genet. Texte de Bernard-Marie Koltès, François Regnault (Beba, 1983).
* La Fuite à cheval très loin dans la ville (Minuit, 1984).
* Quai Ouest, théâtre (Minuit, 1985).
* Dans la solitude des champs de coton, théâtre (Minuit, 1987).
* Le Retour au désert, théâtre (Minuit, 1988).
21
* Roberto Zucco, théâtre (Minuit, 1988 ; 2001).
* Sallinger, théâtre (Minuit, 1995).
* Prologue (Minuit, 1991).
* Les Amertumes, théâtre (Minuit, 1998).
* L’Héritage, théâtre (Minuit, 1998).
* Une part de ma vie. Entretiens, 1983-1989 (Minuit, 1999).
* Lettres de Saint-Clément et d’ailleurs. Les années d’apprentissage de
Bernard-Marie Koltès, 1958-1978 (Médiathèque du Pontiffroy, 1999).
* Procès ivre, théâtre (Minuit, 2001).
* La Marche, théâtre (Minuit, 2003).
* Le Jour des meurtres dans l’histoire de Hamlet (Minuit, 2006).
* Des voix sourdes (Minuit, 2008).
* Récits morts. Un rêve égaré (Minuit, 2008).
Traduction
* William Shakespeare, Le Conte d’hiver, traduit de l’anglais (Minuit, 1988).
Sur Koltès et Roberto Zucco
Pascale Froment, Je te tue Roberto Succo, histoire vraie d’un tueur sans
raison, Paris, Gallimard, 1991.
Biographie de R. Succo.
Johan Faerber, Bernard-Marie Koltès. Roberto Zucco, Paris, Hatier, 2006.
Au cinéma : Roberto Succo, film de Cédric Kahn (2001).
Film inspiré de la biographie de Pascale Froment.
Revues consacrées à Koltès
Alternatives théâtrales, « Koltès », n° 3-3, 1992.
Théâtre/public, 138/137, 3 e trimestre, 1997.
Séquence 2, Théâtre national de Strasbourg, 1995.
Théâtre Aujourd’hui, n° 5.
22
Téléchargement