La propriété immobilière et la publicité foncière en Louisiane et en Haïti La propriété immobilière et la publicité foncière en Louisiane et en Haïti Compte-rendu Colloque organisé par le LSU Center of Civil Law Studies à l’intention des juristes haïtiens LOUISIANA SATE UNIVERSITY Paul M. Hebert Law Center Bâton-Rouge, Louisiane Jeudi 26 avril 2012, 13h à 16h, Salle 110 Introduction Suite au séisme qui a frappé Haïti le 12 janvier 2010, il a fallu amorcer un travail de reconstruction, et des problématiques ont émergé quant à l’organisation et à la réalisation de cette tâche. Par ailleurs, cet évènement a eu pour conséquence d’aggraver la situation économique du pays, déjà en difficulté. En rappelant les liens historiques et juridiques étroits entre la Louisiane et Haïti, la conférence du 26 avril 2012 (tenue au LSU Paul M. Hebert Law Center) a permis d’exposer les problématiques que le pays doit résoudre pour se reconstruire et développer son économie. Les exposés ont ainsi établi une synthèse du droit de la propriété immobilière et de la publicité foncière en Haïti et en Louisiane. La conférence a tenté d’apporter des propositions pour surmonter les difficultés en matière de propriété privée en Haïti, alors qu’au même moment on apprenait le déblocage d’une aide de 27 millions de dollars par la Banque Interaméricaine de Développement afin de mettre en place un programme foncier en milieu rural dans le pays. Communiqué de presse de la BID du 25 avril 2012 : http://www.iadb.org/fr/infos/communiques-de-presse/2012-04-25/appui-a-la-regularisation-de-tenurefonciere-rurale-en,9960.html Version française http://www.iadb.org/en/news/news-releases/2012-04-25/support-for-land-tenure-regularization-inhaiti,9960.html English version Les quinze participants haïtiens, tous juristes, sont pour la plupart avocats au Barreau d’Aquin, accompagnés de leur bâtonnier, Me Kennedy Bérandoive. Un déjeuner de bienvenue a permis de faire connaissance. 1 Le professeur Olivier Moréteau, Directeur du Center of Civil Law Studies, a accueilli les participants, rappelant que le Law Center avait reçu deux étudiantes finissant leurs études de droit à Port-au-Prince durant l’année 2010-2011, dont une qui a obtenu le LL.M., s’engageant à cette occasion dans la coopération avec Haïti. Il a remercié la Ville de Lafayette (représentée par M. Philippe Gustin, Directeur du Centre international, et Christophe Pilut), la Ville de Suresnes (représentée par Jean-Louis Testud, adjoint au maire, délégué aux actions et relations internationales), l’Association Les Anneaux de la Mémoire (représentée par Me Chotard, avocate au Barreau de Nantes), et le Dr. Aldy Castor, pour leur soutien à l’organisation de la présente conférence. Il a aussi remercié Anne Pérocheau et AnneSophie Roinsard, Master juriste trilingue de l’Université de Nantes, stagiaires au CCLS, qui ont aidé à la traduction et rédigé le présent compte-rendu. 1. Intervention du Professeur Winston Riddick, Southern University Law Center, « La propriété privée des biens immobiliers en Louisiane et en Haïti » Le droit à la propriété privée a été énoncé pour la première fois par la Magna Carta de 1215, il garantit aux individus la jouissance de leurs biens sans être menacés d’expropriation ou de confiscation abusive. La Charte (article 55) et le préambule de la Déclaration des Droits de l’Homme (article 17) des Nations Unies font également référence à ce droit fondamental. L’exposé entend démontrer que le développement économique du pays, et par conséquent le recul de la pauvreté, l’accroissement des possibilités d’éducation et l’accès aux services de santé publique, ne peuvent se faire sans une véritable garantie des droits de propriété de chacun. Il faut noter que le séisme a non seulement frappé le territoire, avec des dommages estimés à 7,9 milliards de dollars, mais aussi l’économie du pays, puisque le PIB a chuté de 120% entre 2009 et 2010. Par ailleurs, les investissements étrangers en Haïti sont parmi les plus faibles au niveau mondial. En Louisiane comme en Haïti, il existe trois types de propriété : commune, publique et privée. Mais à la différence de la Louisiane, il n’est pas possible de déterminer avec exactitude quelles propriétés du territoire haïtien sont publiques. Toutefois on estime que la proportion de terres appartenant à l’État se situe entre ⅔ et ¾ du territoire. Cela s’explique par le fait qu’en Louisiane, le système a été modifié après la vente du territoire par la France aux États-Unis : les nouvelles autorités en place ont procédé à l’inventaire et à la répartition des propriétés de l’État à des personnes privées. Ces titres de propriété ont été enregistrés grâce au système de « Land Patent » (registre public) et constituent depuis lors la preuve officielle de la possession d’une propriété. Ce système n’a pas pu être mis en place en Haïti du fait d’un manque de moyens, et l’enregistrement auprès des notaires a perduré. Cette dispersion des titres de propriété, aggravée suite au séisme, pose difficulté pour la reconstruction du pays. Hernando de Soto, dans son ouvrage The Mystery of Capital, a estimé que 68% des citadins et 97% des ruraux en Haïti vivent sur des propriétés dont le titre n’est pas juridiquement établi. En effet, les procédures légales mises en place étaient irréalisables en raison du coût, des délais excessifs et du faible niveau d’éducation. Ainsi, il faut accomplir environ 200 formalités pour devenir propriétaire et on estime qu’un citoyen haïtien doive y consacrer 35% de sa vie (sachant que le processus d’acquisition dure en moyenne 19 ans et que l’espérance de vie dans le pays est de 50 ans). 2 Une clarification des titres de propriété semble indispensable en Haïti afin d’officialiser l’attribution des terres à leurs véritables propriétaires. Pour ce faire, la réalisation d’un cadastre apparaît nécessaire. Lire : Winston Riddick, Haitian Immovable Property Law: A Major Obstacle to Earthquake Recovery and Economic Development, 6 Intercultural Human Rights Law Review 241 (2011); Economic Development and Private Ownership of Immovable Property: A Comparison of Louisiana and Haiti, 12.1 Electronic Journal of Comparative Law (May 2008), http://www.ejcl.org 2. Intervention du Professeur John Randall Trahan, Louisiana State University Law Center, « Introduction historique au droit louisianais de la publicité foncière » Cet exposé a, de manière historique, présenté les différents procédés de publicité foncière existants. En les comparant, on constate que certains ne requièrent pas seulement l’enregistrement des droits réels (ceux portant sur une chose mobilière ou immobilière), mais aussi de certains droits personnels (ceux portant sur une créance) ; là où d’autres n’imposent même pas l’enregistrement de tous les droits réels. Ensuite ont été exposées les différentes façons dont sont enregistrés ces droits. Le registre est tenu par le conservateur (recorder) dont le rôle peut être bureaucratique ou bien purement judiciaire. Dans le premier cas, le conservateur se limite à enregistrer le document, quel qu’il soit, sans contrôle, sans se préoccuper de sa forme ou de son exhaustivité. Dans le second cas, le conservateur a un rôle plus étendu puisqu’il dispose du pouvoir de refuser l’enregistrement d’un titre après contrôle de l’existence du consentement, vérification de la légalité du transfert et contrôle de la description de l’immeuble faite dans le titre. Le choix peut aussi se faire quant à la forme que doit adopter le titre pour pouvoir être enregistré (formalité originale ou forme standard, enregistrement unitaire ou multiple, reproduction intégrale ou extraits…) et à son indexation (par l’identification de la parcelle ou par le nom des parties). Mais la question fondamentale reste celle des effets de cette publicité : est-ce que celle-ci aura un effet constitutif (c’est-à-dire un effet entre les parties, transférant le droit de propriété au bénéfice de celui qui le reçoit) ou purement déclaratif (le transfert est effectif dès la conclusion de l’acte mais la publicité le rend opposable à l’égard des tiers), négatif ou affirmatif, ceci afin d’établir un classement dans les droits de tous ceux qui se revendiquent propriétaires. En effet, dans les « pure-race systems » (systèmes du prix de la course), le premier qui enregistre prime sur le second et la bonne foi n’importe pas. La Louisiane a été tour à tour soumise aux influences française et espagnole à travers ces trois derniers siècles : de 1699 à 1762 le système de publicité foncière fut régi par le droit français, portant uniquement sur les transferts de propriété et excluant les hypothèques ; de 1769 à 1803 il fut régi par le droit espagnol, avec élargissement du système à l’hypothèque, système qui fut maintenu après la cession de la Louisiane aux États-Unis en 1803, et qui évolua ensuite. Une étude de l’évolution de la jurisprudence permet de comprendre comment la Louisiane a abouti à son système actuel. En 2006, le Code civil louisianais s’est doté d’un titre consacré au registre (Title XXII-A Of Registry, articles 3338 à 3411). Selon ces articles, le titre de propriété est opposable aux tiers à compter de son dépôt et non plus de son enregistrement, et la publicité est déclarative, rendant 3 le titre opposable aux tiers, comme en droit français. Les registres sont personnels, et le conservateur n’a pas de pouvoir de contrôle. 3. Intervention du Bâtonnier d’Aquin Kennedy Bérandoive sur le droit de la publicité foncière en Haïti À l’heure de la reconstruction du pays, la question de la publicité foncière en Haïti est plus que jamais fondamentale puisqu’il s’agit de garantir le droit de propriété de ses habitants qui ont perdu leur logement dans le séisme du 12 janvier 2010. À l’inverse de la Louisiane qui a abandonné ce système dès 1803 suite à l’Achat de la Louisiane par les Américains aux Français (excepté la Nouvelle-Orléans qui l’a conservé jusqu’en 1976 comme vu précédemment), Haïti utilise toujours le système notarial. Les titres sont donc conservés par les notaires mais l’absence d’un système centralisé rend impossible la connaissance des véritables propriétaires des terres. Il est à noter que la Constitution de la République d’Haïti de 1987 comporte toute une section H intitulée « De la propriété », figurant dans le chapitre relatif aux droits fondamentaux. Ainsi le droit de propriété est bien considéré comme faisant partie des Droits de l’Homme, mais le régime de publicité foncière en Haïti ne permet pas une garantie effective de ce droit aux citoyens, par ailleurs aggravé par le séisme : en effet, plusieurs titres de propriétés ont été emportés dans les gravats (le bâtiment de la Direction Générale des Impôts s’est par exemple effondré et son sous-sol contenait de nombreux titres officiels). L’article 36.1 prévoit l’expropriation mais en pratique elle est peu mise en œuvre (alors qu’une compensation financière du propriétaire est prévue) car dans le contexte actuel, le risque est de créer des émeutes ou voir les titres de propriété contestés. Ainsi l’expropriation pour la réattribution de logements n’est pas envisageable : cela complique la reconstruction. Or si l’État décide d’exproprier, il faut que ce soit pour la réalisation d’un projet public, faute de quoi la propriété retournera à son occupant privé. En Haïti, des litiges sur la propriété peuvent survenir puisque certaines personnes occupant des propriétés sans titre officiel bénéficient de la prescription acquisitive, qui prend effet au bout de 20 ans (entraînant donc une prescription extinctive pour le véritable propriétaire muni du titre). Or l’État n’a pas mis en place les moyens nécessaires pour empêcher ces occupations illégales. Ces litiges latents et le manque de prérogatives de l’État entravent grandement la reconstruction rapide et efficace des habitations. Les conclusions qui ont été tirées de cette intervention et du mini-débat qui s’en est suivi sont qu’il faudrait octroyer à l’État de vrais droits de préemption et d’expropriation, mais surtout mettre en place un cadastre. Constitution d’Haïti 1987 : http://pdba.georgetown.edu/Constitutions/Haiti/haiti1987fr.html Code civil d’Haïti : http://www.law.lsu.edu/index.cfm?geaux=clo.view&cid=3B4BB9B5-1372-69E5F769BEC6C6509622 4 4. Intervention du Professeur Alain Levasseur, Louisiana State University Law Center, « Les fondements et la finalité des registres publics » La structure du cadastre en Louisiane découle de la méthode dite « rectangulaire » appliquée généralement aux États-Unis. Cela signifie que le cadastre est organisé sous forme de quadrillage basé sur les lignes de latitude et de longitude du globe terrestre. Ce quadrillage est divisé en townships (ce sont les lignes de latitude) et ranges (ce sont les lignes méridiennes). Le cadastre en Louisiane est primordial pour les transferts de propriété puisque la principale méthode de vente immobilière est basée sur le cadastre : il s’agit de la vente circonscrite au pourtour fictif de la parcelle, appelée vente par « Metes and Bounds ». Il existe néanmoins deux autres types de vente en Louisiane, mais peu usités : la vente à la mesure (une acre pour tel prix), et la vente « globale » (200 acres pour 200.000 dollars). Ces types de vente autorisent les demandes de réduction ou augmentation du prix en cas de différence entre la surface vendue et la superficie réelle du bien, ce qui explique qu’ils n’ont pas la faveur de la pratique. 5. Intervention de Monsieur Glen Fortune, Directeur de la Formation pour le Greffe du Tribunal de la Paroisse Baton Rouge Est, « Le fonctionnement de la publicité foncière en Louisiane : présentation pratique » L’exposé s’appuie sur le modèle louisianais puis sur l’exemple particulier de la Paroisse de Bâton-Rouge Est, et présente les modalités de publication et de consultation des titres de propriété pour ces territoires. En Louisiane les exigences pour publier un titre de propriété semblent relativement simples. Le titre doit être enregistré au Greffe du Tribunal de la Paroisse, il faut présenter tous les documents originaux (les copies ne sont pas suffisantes). Chaque document se voit attribuer un numéro d’identification unique. La date et l’heure de l’enregistrement au Greffe sont inscrites sur le titre qui sera publié. Enfin le titre est accompagné d’un index précisant les noms des précédents propriétaires. Cette méthode de publication efficace et simple est appliquée par l’État louisianais depuis le début du 19ème siècle. La publication et la consultation d’un titre de propriété sont accessibles sur le site internet du Greffe de la Paroisse où il a été enregistré, moyennant une redevance. Par exemple, pour la Paroisse de Bâton-Rouge Est, il faut consulter le site : http://www.ebrclerkofcourt.org/. En allant à la rubrique « Online Services », il est possible d’accéder à toutes les cessions de titres dans la Paroisse depuis 1986 (on pourra bientôt remonter jusqu’en 1811 !). Le second site internet est celui du cadastre de la Paroisse. Il permet de consulter la localisation d’une parcelle en images satellites. À titre d’exemple, le site internet du cadastre pour la ville de BâtonRouge est le suivant : http://gis.brgov.com/maps/. L’exposé conclut en soulignant que le problème d’Haïti réside dans le manque d’efficacité du cadastre, ne permettant pas délimiter clairement et officiellement les parcelles. La solution serait la réalisation d’un cadastre simple selon le modèle de Bâton-Rouge Est. 5 6. Intervention du Professeur Olivier Moréteau, Louisiana State University Law Center, Directeur du Center of Civil Law Studies, « Remarques comparatives sur la publicité foncière : les principaux modèles » L’exposé présente différents systèmes de publicité foncière : le système romaniste, le système français et enfin le système Torrens. Selon le système romaniste, pour qu’il y ait transfert de propriété, il faut un accord entre les parties et que le nouveau propriétaire soit mis en possession du bien. À titre d’exemple, en Allemagne, où ce système est appliqué, le transfert du titre de propriété est retardé jusqu’à la publication dans le livre foncier (Grundbuch). Selon le système français, la vente est constituée dès qu’il y a accord sur la chose et sur le prix entre les parties, donc le titre de propriété est transféré immédiatement entre elles. À l’égard des tiers, ce transfert du titre de propriété n’est opposable qu’à compter de sa publication. Ensuite l’exposé présente et insiste sur les particularités du système Torrens appliqué à l’origine en Australie, puis dans de nombreux pays : lors du transfert, la propriété revient fictivement entre les mains de l’État avant d’être transmise au nouveau propriétaire (selon la fiction qui veut qu’en common law anglaise toute terre appartienne à la Couronne). Pour chaque nouveau transfert, il est obligatoire de publier un nouveau titre de propriété sur le registre, lequel est réputé exister depuis la publication et l’emporte sur tous les autres. Dans ce système, la publication a un effet constitutif (elle crée le droit de propriété) et le certificat vaut preuve absolue. Ainsi le nouveau propriétaire est protégé contre les contestations sur l’acquisition de la propriété. Le système permet également de lutter contre la fraude car le processus de transfert de propriété et de publication est soumis à un contrôle très strict. La publication rend le titre de propriété incontestable. Par ailleurs, les propriétaires (antérieurs) évincés sont protégés par une assurance. Cependant des interrogations se posent quant à la prescription acquisitive dans ce système, laquelle est exclue dans la plupart des pays appliquant le système Torrens, mais possible dans d’autres. Conclusion L’ensemble des présentations a permis de dresser un inventaire des principaux modèles juridiques de propriété immobilière et de publicité foncière susceptibles d’inspirer l’État d’Haïti. Le principal défi d’Haïti reste désormais la création d’un système de publicité foncière viable et efficace, afin d’organiser sa reconstruction et son développement économique. Le pays devra également repenser son système d’acquisition et de transmission de propriété immobilière. Par ailleurs, un nouveau facteur vient peser dans la réalisation de ces projets : l’intervention de la Banque Interaméricaine de Développement, qui entend appliquer un programme afin d’ « améliorer l'efficacité et réduire les coûts administratifs des transactions foncières » en milieu rural. Ce projet débutera à titre expérimental dans deux zones rurales (« pilotes »), en s’inspirant des programmes appliqués en Amérique Latine et aux Caraïbes. Le projet est soutenu par la France qui apportera une aide financière pour appliquer parallèlement le même programme en milieu urbain (cf. article sur la BID cité en introduction). Bâton-Rouge, le 4 mai 2012. 6