Objet d’étude double : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVlème siècle à nos jours, Le roman et ses personnages : visions de l'homme et du monde Texte A : Rabelais, Gargantua, prologue, 1534, Adaptation en français moderne de G. Demerson © Editions du Seuil, 1973. Texte B : Abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731. Texte C : Honoré de Balzac, La Comédie Humaine, Avant-Propos, 1842. Texte D : Guy de Maupassant, Pierre et Jean, Préface, 1888. Texte E : François Mauriac, Le romancier et ses personnages, © Corrêa, 1933. Texte A N’avez-vous jamais attaqué une bouteille au tire-bouchon ? Nom d’un chien ! rappelez-vous la contenance que vous aviez. Et n'avez vous jamais vu un chien rencontrant un os à moelle ? C'est, comme dit Platon au livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous en avez vu un, vous avez pu remarquer avec quelle dévotion il guette son os, avec quel soin il le garde, avec 5 quelle ferveur il le tient, avec quelles précautions il l'entame, avec quelle passion il le brise, avec quelle diligence il le suce. Quel instinct le pousse ? Qu'espère t-il de son travail, à quel fruit prétendil ? A rien, qu'à un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est plus délicieux que le beaucoup de toute autre chose, parce que la moelle est un aliment élaboré à force de perfection naturelle, ainsi que le dit Galien au livre III des Facultés naturelles et au livre XI de l'Usage des parties du corps. 10 A l'instar de ce chien, il convient que vous soyez sagaces pour humer, sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse, légers à la poursuite et hardis à l'attaque, puis il vous faut, par une lecture attentive et de fréquentes méditations, rompre l'os et sucer la substantifique moelle (c'est-àdire ce que je représente par ces symboles pythagoriques) avec le ferme espoir de devenir avisés et vertueux au gré de cette lecture : vous y trouverez un goût plus subtil et une philosophie cachée qui 15 vous révélera de très hauts arcanes et d'horrifiques mystères, tant pour ce qui concerne notre religion que pour ce qui est de la conjoncture politique et de la gestion des affaires. Rabelais, Gargantua, prologue, 1534. Texte B AVIS DE L’AUTEUR DES Mémoires d’un homme de qualité. (…) Si le public a trouvé quelque chose d’agréable et d’intéressant dans l’histoire de ma vie, j’ose lui promettre qu’il ne sera pas moins satisfait de cette addition. Il verra, dans la conduite de M. des Grieux, un exemple terrible de la force des passions. J’ai à peindre un jeune aveugle, qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les 5 qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère, par choix, une vie obscure et vagabonde, à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé, sans profiter des remèdes qu’on lui offre sans cesse et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises. Tel est le fond du tableau que je présente les 10 personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public, que de l’instruire en l’amusant. 1 Abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731, in Mémoires d’un homme de qualité. Texte C 5 (…) La Société ne fait-elle pas de l’homme suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’Etat, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la Société ? Honoré de Balzac, La Comédie Humaine, Avant-Propos, 1842 . Texte D Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée par ces mots : « Rien que la vérité et toute la vérité. » Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.1 5 Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s’impose donc, ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité. 10 La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers. Voilà pourquoi l’artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards 15 et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l’àcôté. Guy de Maupassant, Pierre et Jean, Préface, 1888. Texte E 5 1 On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même menteur par cela seulement que les héros s'expliquent et se racontent. Car, dans les vies les plus tourmentées, les paroles comptent peu. Le drame d'un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence. L'essentiel, dans la vie, n'est jamais exprimé. Dans la vie, Tristan et Yseut parlent du temps qu'il fait, de la dame qu'ils ont rencontrée le matin, et Yseut s'inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout à fait pareil à la vie ne serait finalement composé que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l'amour, qui est le fond de Boileau, Art Poétique, Chant III, vers 48, 1674. 2 presque tous nos livres, nous paraît être celle qui s'exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j'ose dire, dans une autre étoile, ― l'étoile où les êtres humains s'expliquent, se confient, 10 s'analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d'un trait appuyé, les isolent de l'immense contexte vivant et les observent au microscope. Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous15 mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers. François Mauriac, Le romancier et ses personnages, © Corrêa, 1933 Question sur le corpus (4 points) 1. Quelle idée commune développent Rabelais et l’Abbé Prévost et quels registres utilisent-ils pour l’exprimer ? 2. Vous confronterez les points de vue de Maupassant et de Mauriac. Écriture : vous traiterez ensuite le sujet suivant (16 points). Dans son Art Poétique, en 1674, Boileau écrit : « Des héros de roman fuyez les petitesses. » (Chant III, vers 103). Vous direz ce que vous pensez de cette conception du personnage de roman. Votre réflexion reposera sur une argumentation précise, illustrée d’exemples variés. 3