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Droit & Philosophie - Volume 6 - 2014
Sagissant des traits essentiels du droit, ce qui oppose traditionnellement les
théories positivistes des théories antipositivistes cest la question de savoir si le
droit entretient ou non un certain lien nécessaire avec la morale. Ainsi formulée,
cette question demeure très vague, mais elle nous permet déjà dopérer une distinc-
tion au sein même du camp positiviste. En eet, labsence dun lien nécessaire
entre le droit et la morale peut être établie de deux façons.
Une première approche serait de distinguer le droit de la morale par un argu-
ment a priori. Cette approche est celle de Kelsenet elle sappuie sur une série de
prémisses qui ne sauraient être analytiquement exposées ici11. On se contentera de
remarquer que lintroduction dune telle distinction par un argument a priori est
la seule façon, selon Kelsen, dont la science du droit peut élaborer des propositions
11. H. K, éorie pure du droit, 2e éd., trad. par Ch. Eisenmann, Paris, Bruxelles, Bruylant,
LGDJ, [1960], 1999, p. 12-18, p. 24-31, p. 69-82, p. 111-116, p. 193-206, p. 220-222. Présentée de
façon schématique, lidée dune distinction a priori établie entre le droit et la morale sappuie sur
deux thèses. Selon la première, la validité et la normativité sont des qualités coextensives, de sorte que
larmation «la conduite φ est obligatoire» implique nécessairement larmation «la conduite
φ est prescrite par une norme valide». Selon la deuxième thèse pourtant, le champ normatif est
ontologiquement unitaire, sans distinction entre la normativité juridique et la normativité morale,
en ce sens que larmation «la norme qui prescrit φ est valide » nest possible que si je considère
que «φ» est moralement justiée. Symétriquement, et par conséquent, ceux qui ne croient pas
en la légitimité dun système juridique ny voient pas de normes juridiques valides, mais de faits
de domination. Pour sortir de ce dilemme réductionniste – réduire la normativité juridique soit
en une normativité morale, soit en un faisceau de faits comportementaux – Kelsen nous invite à
présupposer une norme moralement inerte – sagissant dune hypothèse, on na pas à savoir si elle est
eectivement valide et donc justiée – qui nous permet de décrire le droit comme un fait normatif,
cest-à-dire justié, tout en rendant a priori péremptoire la question de savoir sil lest eectivement.
Nous suivons ici linterprétation de la théorie de Kelsen proposée par J. R, «Kelsen’s eory of
the Basic Norm», et «e Purity of the Pure eory», in: J. R., e Authority of Law, 2e éd.,
Oxford, Oxford University Press, 2009, respectivement p. 122-145 et p. 293-312. Pour une synthèse
de cette interprétation, voir S. D, Legal Norms and Normativity: An essay in Genealogy,
Oxford-Portland, Hart Publishing, 2006, p. 74 et s.; S. P, «Introduction», in: H. K,
éorie générale du droit et de l’État, trad. par B. Laroche et V. Faure, Paris, LGDJ, [1945], 1997,
p.29 et s. Des interprétations similaires à celle de Raz ont été développées, entre autres, par : A.
R, «Validity and the Conict between Legal Positivism and Natural Law», et C.S. N,
«Some Confusions surrounding Kelsen’s Concept of Validity», in: S. P et B.L. P
(dir.), Normativity and Norms: Critical Perpsectives on Kelsenian emes, Oxford, Clarendon Press,
1998, respectivement p. 147-163 et p. 253-261; B. C, «Kelsen’s Concept of the Authority
of Law», Law and Philosophy, 19, 2000, p. 173-199; B. R, «Norm-Claims,
Validity and Self-Reference», in: L. A, J. G, L. G (dir.), Kelsen revisited,
Oxford, Hart Publishing, 2013, p. 11-41. Toutefois, cette interprétation a été récemment mise en
cause: S. P, «A “Justied Normativity” esis in Hans Kelsen’s Pure eory of Law?»,
in: M.K (dir.), Institutionalised Reason: e Jurisprudence of Robert Alexy, Oxford, Oxford
University Press, 2012, p. 61-112, avec de nombreuses références bibliographiques en la matière.