Les réseaux sociaux

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agrégation de sciences économiques et sociales
préparations ENS 2005-2006
fiches de lecture
Les réseaux sociaux
Emirbayer (1997) : Manifesto for a Relational Sociology
Fiche de lecture réalisée par les agrégatifs de l’ENS Cachan
EMIRBAYER Mustafa (1997), « Manifesto for a Relational Sociology », The
American Journal of Sociology, 103-2, pp. 281-317
Selon Emirbayer, la sociologie est à l’heure où il écrit face à un dilemme et il lui faut choisir : traiter les faits sociaux
comme des choses statiques ou comme des relations dynamiques. Le but de cet article est de réunir un faisceau de
raisons (philosophique, théorique, empirique) de choisir la seconde option.
1. Le fondement philosophique
Emirbayer part d’une discussion (importante mais peu connue) entre John Dewey et Arthur F. Bentley (1949) qui
distinguaient deux types d’approche substantialiste et une troisième approche résolument différente :
Une approche en terme de self-action (ie. l’action d’un sujet autonome), que l’on trouve chez Aristote, dans la
doctrine chrétienne, chez Saint Thomas d’Aquin ; puis dans la philosophie politique moderne de Hobbes, Locke, et
Kant ; et en sciences sociales sous la forme de l’individualisme méthodologique. Dans cette perspective, l’ « esprit »
est considéré comme un « acteur ». Elle s’insinue aussi dans les perspectives holistes et structuralistes qui considèrent
les « sociétés », les « structures » et autres « systèmes sociaux » comme les sources exclusives de l’action.
Une approche en terme d’inter-action, que l’on confond trop souvent avec l’approche relationnelle proprement dite.
Elle née avec Newton (la révolution copernicienne qui rompt avec la Physique d’Aristote). Aujourd’hui, elle consiste
principalement en une approche qui domine plus ou moins la sociologie : l’approche centrée sur des variables
(statistiques, variations concomitantes, etc.)
Une approche en terme de trans-action, que l’on peut aussi qualifier de « relationnelle ». « Les élements engagés dans
la transaction dérivent leur sens, leur signification, et leur identité des rôles fonctionnels (fluctuants) qu’ils jouent au
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sein de cette transaction. » . On se réfère à Michel Foucault, qui a écrit quelque part que l’âme n’est pas une
substance, ou à Marx, pour qui la société ne consiste pas en une somme d’individus. Simmel est le sociologue
« classique » qui s’est le plus compromis dans cette voie. « Ce qui distingue l’approche transactionnelle, c’est qu’elle
considère les relations entre les éléments ou les variables comme étant avant tout dynamiques par nature, comme des
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processus encours et ouverts, plutôt que comme des liens statiques entre des substances inertes. »
En réalité, cette approche, pas plus que les deux autres, ne correspond à une école de pensée précise. Il s’agit
d’approches idéal-typiques, et ce qui est intéressant est la manière dont elles se mêlent et se croisent avec différents
auteurs, textes, traditions de recherche. Par exemple, Marx est un précurseur évident de l’approche relationnelle,
mais il « exhibe des tendances substantialistes » lorsqu’il réifie les intérêts de classe par exemple. A l’inverse,
Parsons est un substantialiste radical qui a peu à peu évolué vers une perspective transactionnelle.
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Traduction non garantie, non remboursée… (p.287)
J’espère au moins que vous voyez l’idée dans cette traduction inepte : l’idée, c’est qu’il faut que ça bouge, que ça
vive, que ça soit sex, groovy, etc. etc.
Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2005-2006
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2. Implications théoriques
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Les concepts centraux de la sociologie (pouvoir, égalité, liberté, action) peuvent être reformulées en termes
relationnels. Pour le pouvoir, cf. Foucault et Bourdieu ; pour l’égalité, cf. C. Tilly ; pour la liberté, cf. Arthur
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Stinchcombe ; pour l’action, il ne faut plus la rapporter à l’intention et à la volonté de l’acteur, mais aux
dynamiques de situations. Pour Husserl, toute conscience est conscience de quelque chose ; de même, toute action est
action en vue de quelque chose, vers quelque chose, qui permet aux acteurs de rentrer en relation avec le reste du
monde (personnes, endroits, évènements, etc). L’action est en ce sens un processus dialogique, autant dépendant
qu’encastré dans des situations, des contextes temporels et spatiaux.
La perspective transactionnelle permet aussi de reconceptualiser différents termes de l’analyse sociologique, du
« macro » au « micro ».
Au niveau « macro » : Pour Michael Mann (94), il faut considérer la société comme « constituée d’un écheveau de
multiples réseaux socio-spatiaux de pouvoir entrecroisé ». Il n’y a pas tant une « société » qu’une matrice de
relations multiples.
Au niveau « méso », Emirbayer considère que la perspective transactionnelle est développée par Goffman dans son
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analyse des interactions en face à face (face-to-face encounters ). Il s’appuie sur cette citation tirée de l’introduction
des Rites d’interaction : « une étude convenable des interactions s’intéresse, non pas à l’individu et à sa psychologie,
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mais plutôt aux relations syntaxiques qui unissent les actions de diverses personnes mutuellement en présence. »
Au niveau « micro », la notion d’individu a été revue et corrigée par Alessandro Pizzorno, pour qui les identités
individuelles sont avant tout constituées par des « cercles de reconnaissance », éminemment relationnels. Et même
au niveau des processus intra-psychiques, la perspective relationnelle peut le faire, en proposant une théorie de
« l’individualisme relationnel », qui considère les transactions avec autrui (et non les instincts innés) comme les
unités de base de l’investigation psychologique.
3. Directions et techniques de recherche
Pour l’étude de la structure sociale, la perspective relationnelle s’est évidemment développée dans l’analyse des
réseaux sociaux. Référence à White, qui rejette tout individu ou groupe préconstitué, toute « variable » au sens
classique et substantialiste, pour ne considérer que des dynamiques, des « processus relationnels » observables. Les
réseaux sociaux transcendent et traversent toutes les entités substantielles, comme les communautés. La méthodologie
est celle de la sociométrie, de l’analyse de graphe : « blockmodeling »…
Pour l’étude de la culture, la perspective relationnelle est moins développée. La linguistique de Saussure et
l’anthropologie de Lévi-Strauss peuvent néanmoins être considérée comme des précurseurs en ce domaine : elles
considèrent toutes deux le symbolique comme éminemment relationnel : il ne découle non pas d’une propriété
intrinsèque des symboles, mais de leurs rapports aux autres symboles dans un système sémiologique. Mais
aujourd’hui, certains analyses relationnelles de la culture doivent moins à ces analyses sémiotiques et linguistiques
qu’aux apports de l’analyse des réseaux. Par exemple, on analyse les liens entre des concepts au sein de « réseaux
sémantiques »en terme de « densité », « conductivité », etc. (Carley et Faufer, 1993, 1994)
Pour l’étude de la socio-psychologie, on trouve encore très peu de travaux relationnistes, à l’exception notable des
travaux de Randall Collins (1981, 1993) sur les émotions, qu’il étudie dans le cadre de « manières d’agir situées
dans des interactions conversationnelles ». Il ouvre ainsi à la possibilité de cartographier la structure des flux
émotionnels au travers d’un environnement socio-psychologique plus large7.
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Pourquoi ces concepts en particulier sont-ils centraux, plutôt que d’autres ? Z’avez qu’à lui demander…
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Grosso modo, le monsieur il dit, en 95, que la liberté doit être redéfinie de manière pragmatique comme l’ensemble
des libertés dont on jouit, qu’elles soient protégées par des droits ou pas. La liberté n’est jamais acquise et fixée, elle
est actualisée et dépend des possibilités offertes par les circonstances.
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Qui justement ne doivent pas être pensée en terme substantialiste d’« interaction » ! Evidemment, là, il y a un gros
problèmes de traduction, puisque que « encounters » a été traduit par « interactions » en français. De toute façon,
faire de Goffman un auteur « transactionnaliste » ressemble fort à un coup de force, et la phrase que cite Emirbayer
est de toute façon bien extraite d’un ouvrage qui s’intitule Interaction ritual.
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Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, p.8.
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Et même que pour ça, il est en train de développer un logiciel informatique spécifique…
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4. Défis et difficultés.
L’analyse transactionnelle reste néanmoins confronté pour l’heure à des questions sans réponse.
Le problème de la spécification des frontières, pour faire des flux mouvants de transactions des unités d’analyse
claires, est sans le doute la plus importante. Ici, on retombe dans deux écueils, le nominalisme ou le réalisme. La
notion de « champ », chez Bourdieu, relèverait d’une réponse nominaliste à cette question8.
Le problème du statut ontologique des « entités » considérées par l’analyse transactionnelle. H. White (1992)
remarque que toutes les chaînes de transaction ou d’événements ne sont pas forcément des entités dignes d’intérêt.
Pour Andrew Abott aussi, toutes les « zones de différence » au sein d’un processus ou d’un espace social ne
deviennent pas des entités.
Le problème de la dynamique des réseaux. Paradoxalement, l’analyse transactionnelle a les plus grandes difficultés à
appréhender les processus dynamiques qui transforment les réseaux et les matrices de transaction, car elle s’est
développée avant tout comme une analyse de la structure de réseaux statiques. La solution la plus prometteuse semble
être celle de Ronald Burt (92), à partir de sa notion d’ « autonomie structurelle ». John Padgett et Christopher
Ansell (93) combine cette notion avec celle d’ « action robuste », et c’est encore mieux. H. White aussi tente de
résoudre ce problème, avec son analyse des passages réticulaires9.
Le problème de la causalité. Les théoriciens de l’analyse transactionnelle ont encore du mal à se défaire d’une
approche substantialiste en ce domaine, qui considère les causes comme des phénomènes immatériels : des « forces »,
des « facteurs », des « structures »… Peut-on conceptualiser la causalité d’une manière plus satisfaisante, plus
proprement relationniste ? Roy Schafer (76) s’y essaie dans une perspective psychoanalytique10… Il faut admettre
que tous les acteurs sociaux ne sont pas des personnes individuelles, et que ces acteurs sont toujours encastrés dans le
temps et l’espace, des situations spécifiques. Tous ces éléments concourent à prendre en compte d’une manière
enrichie comment des causes produisent des effets. Ce que fait Tilly dans une perspective historique.
Le problème des implications normatives de l’approche transactionnelle. Elle permet d’abord de critiquer la
réification de toutes les catégories. Elle permet la déconstruction d’un univers moral pris comme allant de soi.
Ensuite, elle permet de déterminer, face à des problèmes spécifiques, ce qu’il est préférable de faire, dans une
perspective éthique et politique (plutôt que simplement critique). On retrouve ici une conception réformatrice des
sciences sociales, dans la lignée de Dewey, Mead, Habermas. Mais reste à savoir si les standards pertinents du
jugement normatif employés sont eux aussi substantiels ou transactionnels ! Est-ce que l’idée d’une communication
libre et ouverte au sein de processus transactionnels (ie. l’idée d’agir communicationnel) signifie autre chose qu’une
méthode formelle de raisonnement, ou est-ce que cette idée mène à une conception de l’éthique individuelle et des
compromis sociaux collectifs plus satisfaisante ? Là, les théoriciens de l’approche transactionnelle ne sont pas près de
trouver une réponse…
Conclusion
Les promesses d’une sociologie proprement relationnelle sont considérables. Le choix entre une approche
substantialiste ou transactionnaliste est LE choix pour les sociologues d’aujourd’hui. Dans un cas, tout est fait (et ça
pu le formol), dans l’autre, tout reste à faire, c’est l’Amérique, le Pérou, y a des défis à gogo… Alors, choisis ton
camp, camarade !
Mis à part ça, ceux qui ont déjà fait ce choix (selon Emirbayer) doivent maintenant s’efforcer de systématiser les
différentes voies qu’ils ont employées pour thématiser les thèmes et problèmes centraux, à partir de leur propre
tradition sociologique originelle. Il faut pouvoir distinguer clairement entre les conceptions de Bourdieu et de
Foucault du « pouvoir », celles de Tilly et de Somers de la « culture », celles de Dewey et White de « l’intelligence ».
L’heure est venue d’accroître la clarté et la réflexivité théorique.
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Oui, mais là, Bourdieu, il dirait que non, parce que Emirbayer parle en des termes scolastiques qu’il récuse…
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Voir son article dans RFS, 95 par exemple.
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Et j’en dirais pas plus parce que c’est abscons au possible.
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