COURS : Intermédiation financière Thierry Granger 2013/2014 Notes sur les théories de l’intermédiation financière et des crises bancaires 7 avril 2014 Table des matières 1 Le modèle de Diamond et Dybvig étendu 1.1 Les politiques privées et publiques de stabilité financière . . . 1.2 La représentation du bilan bancaire sur deux périodes . . . . 1.3 Les deux théories des ruées bancaires . . . . . . . . . . . . . . 4 4 6 9 2 La création de liquidité par les banques 2.1 Sous les hypothèses de Diamond et Dybvig, une banque peut remplacer les dépôts par des actions (Jacklin) . . . . . . . . . 2.2 Gorton et Pennacchi : les actions ne sont pas « liquides » (en asymétrie d’information) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3 Gorton et Pennacchi : les dettes ou les dépôts sans risque sont « liquides » (l’information est symétrique) . . . . . . . . . . . 2.4 La ruée sur le shadow banking . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 10 11 15 16 3 Excès de crédit et bulles financières 18 3.1 Le modèle d’Allen et Gale (2000, 2007) . . . . . . . . . . . . . 18 3.2 Quelques exemples historiques de crises provoquées par l’expansion du crédit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 4 Conclusion 25 2 Ouvrages de références Allen F. et Gale D. (2007), Understanding Financial Crises, Clarendon Lectures in Finance, Oxford University Press. Etner F. et Granger Th. (2011), Économie Financière, Paris, Economica. Freixas, X. et Rochet, J.-C. (1997), Microeconomics of Banking, Cambridge, Mass., The MIT Press . Tirole, J. (2006), The Theory of Corporate Finance, Princeton University Press.. Articles de synthèse Gorton, G. et Winton, A. (2003), « Financial Intermediation », in Handbook of the Economics of Finance, G.M. Constantinides, M. Harris et R. Stulz (eds.), Elsevier. Tirole, J. (2011), « Illiquidity and All Its Friends », Journal of Economic Literature, 49(2), p. 287-325. 3 ous présentons d’abord le modèle de Diamond et Dybvig « étendu » en modifiant trois hypothèses : (i) la rentabilité de l’actif à long terme, de fixe devient aléatoire, (ii) la proportion de retrait des consommateurs impatients, de fixe devient aléatoire, (iii) il existe des fonds propres. Ensuite nous présentons le modèle de Gorton et Pennacchi (1990) qui permet de comprendre qu’en proposant des dépôts (ou des dettes à court terme) sans risque aux consommateurs, une banque crée de la « liquidité » dans un sens diffèrent et complémentaire de la liquidité comme « assurance » de la consommation intertemporelle (section 2). Ces deux premières théories permettent de comprendre à la fois la fragilité du système bancaire traditionnel et du shadow banking. Dans les sections 3 et 4, nous étudions les effets que peut avoir l’aléa moral sur le risque de rentabilité des investissements bancaires d’une part, et sur le risque de liquidité bancaire d’autre part. N 1 Le modèle de Diamond et Dybvig étendu Pour qu’il y ait une ruée au sens de Diamond et Dybvig (D&D), trois conditions doivent être remplies : la première est que les banques offrent à leur client un contrat de dépôt où chaque client a un droit de retrait déterminé en fonction de son dépôt initial, la seconde est que s’applique la règle du « premier arrivé, premier servi » (service séquentiel), la troisième est que les prêts soient garantis par un portefeuille commun d’actifs (pool). Dans ces conditions, si une banque est obligée de liquider son portefeuille d’actifs à prix bradés, le dernier arrivé risque de ne pas être servi du tout, ce qui l’incite à se ruer si les autres se ruent. Dans le système bancaire qui s’est développé dans les années 1990, que ne connaissait pas Diamond et Dybvig en 1983, les conditions précédentes s’appliquent aux quasi-dépôts effectués auprès des investisseurs institutionnels – comme les parts de Money Market Mutual Funds (MMMF), ou les Asset Backed Commercial Papers (ABCP) émis par des Special Investment Vehicles (SIV). 1.1 Les politiques privées et publiques de stabilité financière Comme l’ont montré D&D, les banques sont fragiles à cause de la transformation qu’elles opèrent entre les placements à court terme qu’on y effectue au passif de leur bilan et les placements qu’elles effectuent à l’actif de leur bilan. En cas d’un excès de retrait anticipé des dépôts – ou de non renouvellement d’un financement à court terme – les banques subissent un « choc de liquidité » qui les obligent à vendre des actifs. Ce choc peut être micro-économique et ne concerner qu’une banque, ou macro-économique et concerner plusieurs banques. Dans ce dernier cas, il est alors beaucoup plus 4 grave, puisque tous les banques doivent vendre leurs actifs en même temps pour trouver de la liquidité. Le « modèle de D&D étendu » que nous présentons dans cette section a pour but d’expliciter les politiques, de la part des banques ou des autorités monétaires, qui favorisent la stabilité bancaire lorsqu’un tel événement se produit. Toutes ces politiques ont le même but : éviter les ventes d’actif à prix bradés. Ce sont essentiellement : 1. L’assurance des dépôts : en cas de retrait excessif qui menacerait la solvabilité de la banque, les déposants peuvent faire appel à un fonds d’assurance. Ex ante, les déposants n’ont aucun intérêt à se ruer sur leur banque, puisque leur retrait ne dépend pas de leur ordre d’arrivée au guichet. L’inconvénient de l’assurance des dépôts est qu’elle renforce l’incitation des actionnaires, qui bénéficient déjà de la responsabilité limitée, à prendre des risques excessifs en augmentant leur levier (ratio dette-dépôt/capital). L’assurance des dépôts a été introduit aux Etats Unis en 1934 après la Grande dépression. 2. Les réserves : ce sont des actifs de même échéance que le passif, donc à court ou très court terme. Lorsque les retraits n’excèdent pas les réserves, il n’est pas utile à la banque de vendre des actifs (plus longs). L’inconvénient des réserves, comme il apparaîtra dans la présentation ci-dessous, est que leur rentabilité est faible, voire nulle, augmentant de ce fait le risque d’insolvabilité bancaire. Une variante radicale de la politique de réserve est d’obliger les banques à placer tout leurs dépôts en obligations publiques de même échéance. Cette séparation était dans l’esprit du Glass Steagall Act adopté également en 1934, séparant les banques de dépôt et les banques d’investissement. Cette législation a été abandonnée aux Etats Unis en 1999. 3. Les fonds propres : en cas de retrait excessif, lorsque la banque a épuisé ses réserves, elle doit vendre des actifs. Soit L la perte engendrée sur cette vente par rapport à la valeur fondamentale. Si la valeur des fonds propres est K avec K > L, la banque n’est pas en faillite. Sinon, elle l’est. Les fonds propres servent donc d’amortisseur aux chocs de liquidité sans avoir l’inconvénient des réserves. En estimant que le théorème de Modigliani et Miller, sur la neutralité des structures financières, est vrai en première analyse, l’augmentation du financement bancaire par l’émission d’actions n’est pas préjudiciable à la rentabilité économique de l’entreprise. Les ratios de fonds propres obligatoires ont été imposés dans la plupart des pays sur la base des conclusions du comité de Bâle I, puis de Bâle II et maintenant de Bâle III de la Banque des règlements internationaux (BRI). Les Etats Unis avaient adopté, avant la la crise de 2007-2009, une législation plus contraignante. 5 4. Le recours à des financements de la banque centrale (BC) : en dernier recours une banque de dépôt peut avoir recours à des prêts à court terme de la banque centrale. Une banque ne le fera que (1) si elle autorisée à le faire, mais il peut y avoir des mesures exceptionnelles (comme le quantitative easing) en cas de crise systémique, (2) si elle n’a pas d’autre moyen de financement, parce que le crédit de la BC est cher et parce qu’il adresse un très mauvais signal au marché. 1.2 La représentation du bilan bancaire sur deux périodes Le modèle de D&D est étendu 1 pour tenir compte d’un rendement aléatoire des actifs à long terme et incorporer des fonds propres, selon le bilan suivant en t = 0 : Actif Passif I M D0 E0 En t = 2, le rendement de l’investissement long (I) est une variable e de distribution connue en t = 0. La réalisation de R e se fait en aléatoire R t = 1, si bien que les déposants savent à cette date si la banque est solvable ou non, compte tenu des retraits constatés. La proportion de retrait effectuée en t = 1 par les « consommateurs impatients » est une variable aléatoire λ1 , comprise entre 0 et 1. On appellera λ0 la proportion de retrait anticipée par la banque en date 0. Cette proportion détermine le ratio du niveau d’investissement à court terme ou les réserves de la banque, notées M , par rapport au retrait D. En effet, on suppose que le contrat de dépôt promet un retrait de D, D ≥ D0 , en t = 1 ou en t = 2. Enfin, en cas de liquidation partielle ou totale de l’investissement long en t = 1, celui-ci subit une décote de δ %. Ainsi en cas de liquidation totale, l’investissement long en date 1, ne vaut plus que IR . 1+δ Le graphique 1 présente les différentes sortes d’équilibre qui peuvent se manifester dans le repère (R, λ). Rs représente le seuil de rentabilité de la banque, lorsque la proportion de retrait a été correctement anticipée (λ1 ≤ M/D = λ0 ). La zone rouge enserre l’ensemble des zones où la banque devient insolvable compte tenu des retraits constatés – qui peuvent être supérieurs à M/D, – et du taux de rentabilité. Comme chez D&D on observe qu’une banque peut être rentable, avec R compris entre Rs et Rs (1 + δ) tout en 1. Le point de départ de cette modélisation comptable est J.-C. Rochet. 2008. Why Are There So Many Banking Crises ? : The Politics and Policy of Bank Regulation. Princeton University Press, chap. 2, p.41. 6 subissant une proportion de retrait telle (dans la zone rouge) qu’une ruée se déclenche et que l’équilibre final est obtenu pour λ2 = 1. Plus précisément, selon la valeur réalisée de R, pour λ1 < M/D, on observe trois configuration : — si R < Rs , un équilibre de ruée, — si Rs ≤ R ≤ Rs (1 + δ), deux équilibres : un équilibre correspondant à l’optimum, et un équilibre de ruée bancaire, — si R > Rs (1 + δ) un équilibre correspondant à l’optimum. (Dans ce cas, une ruée n’a pas de sens puisqu’un déposant patient sait qu’il pourra retirer l’argent que lui doit la banque, quel que soit le comportement des autres). Chez D&D, c’est l’anticipation d’une ruée qui engendre la ruée, dans le modèle étendu, ce peut être aussi un choc de liquidité supérieur à ce qui est attendu qui peut, soit placer la banque dans la zone des équilibres fragiles, soit directement placer la banque dans la zone d’insolvabilité (zone rouge). On appelle « équilibre fragile », un équilibre à anticipations rationnelles, avec liquidation partielle de l’actif long par la banque : la liquidation partielle fragilise la banque parce que cette opération peut agir comme un signal qui focalise les anticipations des consommateurs sur l’équilibre de ruée 2 . Sauf si la rentabilité est très élevée (R > Rs (1 + δ)). λ 1 Équilibres de ruée (avec liquidation totale en t=1) [c] [d] liquidation totale et faillite en t = 1 [e] Équilibres fragiles RUÉE RUÉE Équilibres robustes liquidation partielle en t = 1 et solvabilité anticipée en t = 2 liquidation partielle en t = 1 et faillite anticipée en t = 2 M/D Équilibres robustes pas de liquidation en t = 1 et faillite anticipée en t = 2 [a] 0 pas de liquidation en t = 1 et solvabilité anticipée en t = 2 RUÉE [b] Rs(1+δ) Rs Figure 1 – Équilibres robustes et fragiles, équilibres de ruée dans le modèle de Diamond-Dybvig étendu 2. On peut aussi noter qu’un choc de liquidité nécessite une réaction immédiate de la banque, tandis que le traitement d’un choc de solvabilité peut être souvent reporté (voir graphique 1). 7 Les différentes zones sont maintenant définies : [Zone a et b] Condition 1 : λ1 D ≤ M , pas de choc de liquidité en t = 1. La banque est solvable si IR + M − λ1 D ≥ (1 − λ1 )D qui implique R ≥ Rs = D−M . I RI , le choc de liquidité est tel (λ est si 1+δ élevé par rapport à la prévision) que même en liquidant tout l’actif long, il est impossible à la banque d’honorer ses engagements vis-à-vis des déposants impatients. Cette inégalité correspond à des valeurs de retrait supérieures à celles définies par le segment de droite suivant [Zone c] Condition 2 : λD ≥ M + λ1 = M 1 RI + D D1+δ entre les points (R = 0, λ1 = M/D) et (R = Rs (1 + δ), λ1 = 1) RI [Zone d et e] Condition 3 : M < λ1 D ≤ M + , le choc de liquidité 1+δ engendre une liquidation partielle. Soit x, compris entre 0 et 1, la fraction liquidée de l’investissement long. La banque reste solvable (zone [e]) si xIR = λ1 D − M et (1 − x)IR ≥ (1 − λ1 )D 1+δ ce qui implique que la rentabilité de l’investissement soit, après calcul, R ≥ Rs + δ λ D − M 1 I La zone [d] est définie par R < Rs + δ λ1 D−M I et la condition 3. Proposition 1 Supposons que λ1 et R soient aléatoires. Plus la « zone rouge » est étendue, plus la probabilité de faillite est grande. En augmentant les fonds propres E0 , il est possible de diminuer le seuil de rentabilité Rs et donc la probabilité de faillite. En effet, Rs = 1 − M/D − M/D E0 +D0 D Cette probabilité peut également être diminuée si δ est plus petit : ce paramètre dépend de l’état du marché au moment où la banque subit un choc de liquidité. Si le choc de liquidité est microéconomique, δ sera petit, au contraire il sera grand si le choc est macroéconomique. Dans ce cas, seule 8 une intervention de la banque centrale peut éviter l’effondrement du prix des actifs et la faillite des banques. Enfin, notons qu’une hausse de M/D a un impact ambigu. D’une part, il diminue la probabilité d’un choc de liquidité (λ1 > M/D), d’autre part il augmente le seuil de rentabilité puisque des placements plus liquides se font au détriment de la rentabilité bancaire. 1.3 Les deux théories des ruées bancaires Dans le modèle de D&D étendu, une ruée bancaire se produit, après la réalisation de λ1 en t = 1. λ2 est la proportion des retraits en date 1, après que les agents aient pris connaissance de λ1 et aient formé de nouvelles anticipations. Nous supposons que la situation initiale est dans la zone [b]. Il y a deux théories correspondant à deux processus possibles : 1. ÉQUILIBRE MULTIPLE : R ≥ Rs — λ2 ≥ λ1 : pas de ruée [vers zones b, e] — λ2 = 1 ≥ λ1 : ruée [vers zone c] 2. RUÉE FONDAMENTALE : R < Rs , λ2 = 1 > λ1 : [vers zone a puis c] L’équilibre multiple comprend deux équilibres : avec ruée et sans ruée. Ce n’est pas l’insolvabilité qui engendre la ruée, c’est un changement des anticipations. Néanmoins, de manière réaliste et en accord avec les données de l’expérience 3 , le changement des anticipations peut avoir été occasionné par un changement des fondamentaux. Toutefois ce changement peut être minime, un simple détonateur. Un scénario typique est le suivant : choc de solvabilité, mais les banques restent rentables, excès de demande de liquidité (ventes à prix bradés), ruée bancaire ou non. C’est la première phase de ce scénario – expansion et bulle du crédit – et que nous explorerons dans la troisième section. 2 La création de liquidité par les banques (Gorton et Pennacchi, 1990) Une fonction du dépôt à vue que n’explique pas la théorie de Diamond et Dybvig est celle de « moyen de paiement ». Un moyen de paiement est un actif qui peut être échangé facilement et rapidement contre de la monnaie ou, ce qui est équivalent, contre des biens et services, à sa valeur fondamentale. Ces qualités réclament que tous les agents aient la même information sur cette valeur fondamentale – l’information doit être symétrique. Cette symétrie d’information peut être obtenue avec des actifs sans risque, mais plus difficilement avec des actifs risqués. Lorsqu’un actif est risqué, par exemple 3. Gorton (1988). 9 une obligation avec une certaine probabilité de défaut, les agents qui ne sont pas informés de la vraie probabilité de défaut subissent des pertes par rapport aux agents informés. De plus, comme l’acheteur ou le vendeur non informé est incité à obtenir une information qu’il n’a pas, le délai et le coût d’échange de l’actif augmentent. En résumé, le dépôt à vue, comme la monnaie en général ou d’autres formes de dettes à court terme (instruments monétaires) sont des moyens de paiement « liquides » parce qu’ils sont sans risque. Or le modèle de D&D ne permet pas de comprendre le rôle que jouent les intermédiaires dans la transformation des investissements risqués en placements sans risque. D’ailleurs, en contradiction avec la proposition littérale de leur modèle, Jacklin (1987) a montré que si une banque émettait des actions plutôt que des dépôts, non seulement le problème de l’assurance du risque de liquidité serait résolu, mais également le risque de panique bancaire, puisque la banque ne serait pas obligée d’intervenir sur le marché des actions en date 1, en cas d’excès de demande de liquidité. On peut en faire rapidement la démonstration dans la section suivante. Attention, c’est l’absence d’incertitude dans le modèle, au delà de celle qui porte sur la date de consommation préférée des consommateurs, qui permet d’obtenir cette équivalence. Mais l’idée que l’on ne peut obtenir l’optimum de Pareto si le risque individuel n’est pas assurable, et que le dépôt à vue permet d’augmenter l’utilité collective, reste valable dans un cadre d’hypothèses plus générales. 2.1 Sous les hypothèses de Diamond et Dybvig, une banque peut remplacer les dépôts par des actions (Jacklin) Supposons que, sous les hypothèses du modèle de D&D, la banque propose aux consommateurs 1 action en contrepartie d’un paiement d’1 unité de bien. L’action aura le profil de revenus (−1, d, (1−d)R), où d est le dividende versé en date 1 à tous les actionnaires. t=0 1 t=1 dividende d prix de marché p t=2 (1 - d)R Les consommations individuelles sont, pour les consommateurs impatients et patients, respectivement, C1 = d + p, d C2 = (1 + )R(1 − d) p Le prix de marché à l’équilibre égalise l’offre et la demande d’actions en date 1, soit p, 1−λ d λ = (1 − λ) =⇒ p = d p λ 10 En remplaçant p par sa valeur d’équilibre dans les consommations C1 et C2 C1 = et C2 = 1 + 1−λ 1 d+d= d λ λ 1 d R(1 − d) = R(1 − d) 1−λ 1 − λ λ d En éliminant d de ces deux équations, on obtient C2 = 1 R(1 − λC1 ), 1−λ et on retrouve la contrainte ressources-emplois du programme de l’optimum collectif, C2 λC1 + (1 − λ) = 1. R La banque ne contrôle pas le prix de marché, mais elle peut l’anticiper en fonction de d (ci-dessus). En fixant d, la banque détermine C1∗ et C2∗ qui maximise l’utilité collective des consommateurs comme elle le faisait par un contrat de dépôt dans la version originale du modèle de D&D. Gorton et Pennachi (G&P par la suite) (1990) ont développé une théorie bancaire complémentaire de celle de Diamond et Dybvig qui met l’accent sur le rôle de « transformateur de risque » de la banque. Dans cette théorie, le rôle d’une banque est d’émettre des dettes – des dépôts à vue, des certificats de dépôt ou des billets de trésorerie – dont la qualité principale est que leur valeur ne change pas selon l’information diverse possédée par les agents : des actifs « insensibles à l’asymétrie d’information ». Le modèle suivant permet de comprendre cette idée 4 . 2.2 Gorton et Pennacchi : les actions ne sont pas « liquides » (en asymétrie d’information) Le cadre temporel du modèle est semblable à celui de Diamond et Dybvig. Mais comme l’assurance du risque de liquidité ne joue pas de rôle dans la théorie, on suppose que les consommateurs sont neutres à l’égard du risque. Les actifs. Il existe un actif à court terme sans risque, de rendement (brut) 1, au cours de la première et de la seconde période. Le rendement de cet actif sert également de taux d’actualisation. Il existe un actif à long e = {RH , RL } terme de rendement aléatoire qui peut prendre deux valeurs R en date 2, avec des probabilités qH et qL . Cet actif peut être revendu en date 1 au prix P . 4. Nous utilisons en partie la présentation de G&P proposée par Tirole (2006), p. 458. 11 λH qH α 1-α qL 1 - λH λL 1- λL impatients, RH patients, RH (consommateurs) impatients, RL patients, RL jamais impatients (spéculateurs) Figure 2 – Proportions de consommateurs et de spéculateurs selon les états de la nature Les agents. Il existe deux catégories d’agents : les consommateurs et les spéculateurs. (1) Les consommateurs sont en proportion α. Ils sont analogues à ceux de Diamond et Dybvig avec un besoin éventuel de liquidité en date 1 (mais sont neutres au risque). Leur fonction d’utilité est U (c1 , c2 ) = λ c1 + (1 − λ) c2 . Chacun est doté, en date 0, d’une unité de bien. Ils disposent également d’une quantité de bien w > 0 en date 1, qu’ils peuvent consommer ou échanger en date 1 contre des titres. Une différence significative avec Diamond et Dybvig est que la proportion de consommateurs impatients est aléatoire. Avec 2 états de la nature, ces proportions sont notées λH ou λL avec λH > λL . (2) Les spéculateurs, en proportion 1−α, ne sont intéressés que par une consommation à long terme, en date 2. Ils détiennent également, comme les consommateurs, une unité de bien en date 0 et des ressources (w > 0) en date 1. Leur fonction d’utilité est u(c1 , c2 ) = c1 + c2 . Initialement, les consommateurs et les spéculateurs investissent chacun leur dotation physique initiale dans un intermédiaire financier et reçoivent chacun une unité d’un titre, dont nous préciserons la nature, en contrepartie. Les états de la nature. Les aléas sur le nombre de consommateurs impatients et sur la rentabilité de l’investissement à long terme sont regroupés, pour simplifier, en deux états de la nature notés, H et L : {{λH , RH }, {λL , RL }}, de probabilités qH et qL . L’information. Les paramètres (α, λH , λL , qH , qL ) sont connaissance commune et l’information est donc symétrique en date 0. 12 Pour comprendre l’avantage du dépôt bancaire par rapport à une autre forme d’actif comme des actions, qui pourraient servir de moyen de paiement, nous allons considérer tour à tour le cas où les consommateurs et les spéculateurs reçoivent des actions en contrepartie de leur dotation en date 0, sans ou avec asymétrie d’information ; puis le cas où une banque décide d’émettre des dettes (dépôt à vue) et des actions à destination des consommateurs ou des spéculateurs. Information symétrique et émission d’actions. Nous décrivons l’équilibre de l’économie en information complète lorsque chaque agent (consommateur ou spéculateur) reçoit une action en contrepartie de son dépôt d’une unité de bien en date 0. En date 1, dans l’état H, une proportion λH de consommateurs cherchent à échanger son action contre des biens. En information complète, dans l’état H, la valeur de l’action est de RH euros par consommateur, qui est la valeur de l’action en date 2, actualisée à la date 1. Les consommateurs impatients se tournent vers les consommateurs patients ou les spéculateurs pour échanger leur titre contre du bien physique. Avec P = RH , le prix est fixé par le marché à sa valeur fondamentale. Il n’y a pas de gain à l’échange pour les acheteurs (en pratique, naturellement, il faudrait un petit gain pour qu’ils acceptent l’échange). Mutatis mutandis lorsque l’état de la nature L se produit. En date 2, tous les consommateurs patients reçoivent la valeur de leur action, RH ou RL , en biens physiques de consommation. Dans cet équilibre, notons que l’espérance mathématique de revenu, en t = 0, pour l’ensemble des consommateurs est α(qH RH + qL RL ) et (1−α)(qH RH +qL RL ) pour les spéculateurs. Donc, chaque consommateur ou spéculateur obtient le même rendement de ses actions α(qH RH + qL RL ) (1 − α)(qH RH + qL RL ) = = qH RH + qL RL . α 1−α Examinons maintenant le cas où existe une asymétrie d’information entre les consommateurs et les spéculateurs, d’abord dans le cas d’émission d’actions seulement. Information asymétrique et émission d’actions. Les spéculateurs connaissent l’état de la nature en date 1, mais les consommateurs ne le connaissent pas. En date 1, les consommateurs impatients offrent leurs actions sur le marché secondaire et demandent du bien physique de consommation en échange. On suppose que le prix des actions est fixé à la valeur fondamentale, en fonction des informations révélées par le marché sur l’état de la nature 5 . Hypothèses essentielles. (1) On considère que les offres et les demandes individuelles d’action ou de biens sont anonymes, et que le marché ne peut révéler des informations qu’au travers des 5. Concrètement, on peut supposer que les intermédiaires jouent le rôle de « teneurs de marché » qui fixent le prix en fonction des informations qu’ils reçoivent du marché. 13 quantités d’actions offertes, une fois déduite la demande des spéculateurs (offre nette). (2) Il n’existe pas de vente à découvert autorisée 6 . En l’absence d’information, le prix de marché P est égal à P = qH RH + qL RL . Dans l’état de la nature L, l’offre d’actions des consommateurs est αλL . Les spéculateurs, qui savent que le prix est RL < P vendraient le titre sans limite s’ils le pouvaient, mais (hypothèse 2) les ventes à découvert ne sont pas autorisées. Donc, ils vendent seulement les actions qu’ils possèdent, (1 − α). Dans l’état de la nature H, l’offre d’actions est αλH − d, où d est la demande éventuelle d’actions des spéculateurs qui souhaiteraient profiter d’un prix P inférieur RH . Cette offre nette (de la demande des spéculateurs) est couverte par la demande des consommateurs patients 7 . Selon l’hypothèse 1, les intermédiaires perçoivent seulement l’offre nette qui s’exprime sur le marché, et non pas l’offre brute. La stratégie optimale des spéculateurs est la suivante 8 . Dans l’état de la nature H, ils doivent acheter l’action de manière suffisante, mais modérée, de façon à éviter que l’état de la nature ne soit révélé au marché au travers d’une offre nette d’actions inférieure ou supérieure à l’offre existante dans l’état L (soit αλL + (1 − α)). La demande des spéculateurs, d, à l’équilibre est donc déterminée par α λL + (1 − α) = α λH − d ⇒ d = α(λH − λL ) − (1 − α) et dans ce cas, le marché fixera le prix moyen P , puisqu’il sera incapable de révéler l’état H ou l’état L. Les spéculateurs réaliseront alors un profit supplémentaire espéré (en date 0) de 9 Π = qH d (RH − P ) = qH [α(λH − λL )(RH − P )]. Ce profit sera au détriment des consommateurs, qui réalisent chacun une perte anticipée en date 0 de Π/α. Il existe donc maintenant une différence 6. On parviendrait au même résultat en supposant que les ventes à découvert sont limitées, mais non pas nulles. 7. Cette demande est permise parce que les consommateurs patients peuvent fournir, en échange des actions, des biens physiques qu’ils ont reçus en dotations (w) en date 1. 8. Il faut donc considérer que ce groupe de spéculateurs a une certaine cohésion qui permet de le traiter comme « un joueur » ou une « coalition de joueurs ». Ce groupe comprend que tout excès de spéculation révèlerait l’état de la nature à la banque et supprimerait l’asymétrie d’information. Pour une analyse plus complète de ce type de jeu, voir Kyle (1985). 9. Notons que (1 − α) qL (P − RL ) − qH (RH − P ) s’annule. 14 dans l’espérance de rendement des actions pour les consommateurs et pour les spéculateurs. Les premiers ont un revenu espéré de α P − Π, soit un rendement P − Π , α les seconds (1 − α) P + Π, soit un rendement P + Π . 1−α Si la banque émet une action en date 0, son prix de marché ne sera pas P mais P − Π α pour les consommateurs. peut être naturellement définie comme une prime de liquidité – analogue à la prime de risque –, protégeant le déposant contre une « exploitation » ultérieure par un spéculateur, au moment de la revente de son titre. Π α 2.3 Gorton et Pennacchi : les dettes ou les dépôts sans risque sont « liquides » (l’information est symétrique) Afin d’améliorer le sort des consommateurs non informés, un intermédiaire financier peut offrir un titre sans risque. En effet, un titre sans risque, comme une obligation à court terme ou un dépôt à vue, a une valeur marchande qui n’est pas affectée par l’asymétrie d’information. Si, par exemple, un intermédiaire financier garantit, sans risque, qu’un dépôt d’1e vaut un retrait ultérieur d’1e et que cette garantie est crédible, l’information supérieure que peut posséder un spéculateur sur la réalisation de l’état de la nature (H ou L) n’a pas d’effet. Il reste à savoir dans quelle condition une telle offre peut se faire et dans quelle mesure elle peut intéresser les consommateurs par rapport à une offre d’actions. Création d’un titre sans risque par segmentation du revenu de l’actif. Pour créer un actif sans risque, avec comme corollaire, la création d’un actif risqué, le revenu de l’actif (RH , RL ) doit être segmenté en deux parties, en deux « tranches ». Une sans risque, l’autre risqué. La première tranche sera affectée au « titre sans risque », l’autre tranche sera affectée au « titre risqué ». La deuxième tranche est subordonnée ou résiduelle, parce qu’il faut que le détenteur du titre sans risque soit prioritaire dans le paiement, la tranche risquée correspond donc à une action. Soit la segmentation suivante du vecteur de paiement de l’actif détenu par l’intermédiaire financier : ~ = R RH RL ! Rc Rc = 15 ! + R2 R1 ! Afin que la dette soit sans risque, on doit avoir Rc = α R ≤ RL (1) ou α R est la part du revenu de l’actif dans chaque état de la nature (RH , RL ) qui revient aux α consommateurs ; et la condition d’acceptation du contrat de dépôt ou de dette par les consommateurs est qH RH + qL RL ≥ R ≥ qH RH + qL RL − Π . α (2) De leur côté les spéculateurs, qui achètent les actions, obtiendront au moins l’espérance de rendement obtenue lorsque l’information est symétrique. Proposition 2 Si la condition (1) qui dépend des paramètres (α, qH , RL , RH ) est respectée, il est possible de créer un titre sans risque selon la condition (2). La constitution d’un tel dépôt à vue ou l’achat d’une telle obligation de rendement R est plus avantageuse pour les consommateurs que l’achat d’actions pour la gestion de leur liquidité. De leur côté, les spéculateurs achètent les actions émises en complément des dépôts parce que l’espérance de rendement de ces actions est supérieure (ou à la limite égale) au rendement moyen de l’investissement à long terme. Proposition 3 (Corollaire) S’il est coûteux pour les spéculateurs de collecter de l’information en date 1, ils ne collectent pas d’information en date 1, puisque cette information est inutile : en effet, elle ne leur permet pas d’obtenir un revenu supplémentaire en date 1, en exploitant à leur profit l’ignorance des consommateurs non informés. La proposition 3 est intéressante pour la compréhension de la crise de liquidité de 2007-2009, parce qu’elle suggère une explication de l’opacité (absence de transparence) des marchés de la liquidité durant la période 2000-2006 où les marchés de la liquidité ont bien fonctionnés, avant la crise. 2.4 La ruée sur le shadow banking Lorsque les banques sont financées par des fonds monétaires ou par des « véhicules spéciaux » plutôt que par des dépôts effectués par des particuliers, comme ce fut le cas du shadow banking au cours des années 2000, une ruée peut se produire parmi les prêteurs, similaire à une ruée parmi les déposants, lorsqu’il se produit une perte de confiance. En 2007, cette perte de confiance a été causée par un retournement des marchés immobiliers américains, qui a eu un impact direct sur les prix des « créances hypothécaires titrisées » (en particulier les Mortgage Backed Securities). Le graphique 2.4 montre les institutions en jeu dans le shadow banking. 16 créances titrisées SPV créances ABS CDO (tranches) créances titrisées ABS $ $ $ Emprunteurs Banques créances $ REPOS collateral (dont créances titrisées) Hedge Funds ABCP MMMF -Security Lenders -Autres investisseurs institutionnels $ Investisseurs titres MMMF: Mutual Money Market Funds SPV: Special Purpose Vehicles ABS : Asset Backed Securities CDO : Collateralized Debt Obligations Figure 3 – Le diagramme du shadow banking (financement à court terme) Dans le système bancaire traditionnel, la garantie des dépôts est obtenue par la banque centrale ou par un organisme d’assurance spécifique. Cette forme de garantie a permis d’obtenir une stabilité financière globale aux États-Unis et en Europe, entre 1934 et 2007, avec cependant certaines crises localisées, dont certaines ont eu pour origine déjà l’excès de crédit hypothécaire (voir section 3.2). Dans le shadow banking, la garantie des prêts est obtenue par le biais d’un « collatéral », c’est-à-dire d’un bien servant de gage, offert dans le contrat par l’emprunteur en cas de défaut, d’une valeur au moins égale à la somme prêtée. Cette garantie n’est pas aussi solide que la garantie des dépôts et les ruées bancaires puisque le collatéral possède généralement une valeur de marché susceptible de baisser en cas de crise financière. En tenant compte de ces nouveaux mode de création de monnaie privée, les ruées qui se sont produites sur les véhicules spéciaux puis sur les banques en 2007-2008, peuvent faire l’objet d’une explication classique, comme celle qui s’applique aux crises bancaires avant 1930, avec comme déclencheur une baisse de la rentabilité des actifs servant de collatéral 10 . Ce qu’ajoute le modèle de Gorton Pennacchi est qu’une baisse de la rentabilité n’est pas le seul événement négatif qui pèse sur le prêteur 11 . En effet, une baisse de la rentabilité rend à nouveau risqué l’actif supposé sans risque, et une asymétrie d’information peut réapparaitre entre des agents informés et des agents non informés. Le placement, qui était liquide, devient illiquide parce que le marché du collatéral sera potentiellement soumis à un phénomène d’anti-sélection et à un gel des marchés (market freeze). 10. Voir à ce sujet Gorton (2003). 11. Ce point a été élaboré par Dang, Gorton, Holmström (2010). 17 Ruée sur les repos ? Le scénario de la ruée bancaire selon Diamond et Dybvig n’est pas exactement applicable aux repos puisqu’un prêteur, dans ce type de contrat, est individuellement – et non collectivement – propriétaire du collatéral. Néanmoins, l’augmentation des haircuts est similaire à une ruée bancaire. En effet, une telle augmentation signifie que l’emprunteur se doit de financer, par fonds propres, la différence positive entre la valeur du collatéral et le montant de l’emprunt. Comme le financement sur fonds propres est très difficile en période de crise financière, la seule issue est pour les banques de réduire leurs emprunts à très court terme sous la forme de repos, ainsi que leur détention d’actifs 12 . Ce qui est équivalent à une ruée bancaire, comme le montrent les bilans des repos, avant et après une hausse du haircut de 1 à 20 %. Tout se passe comme si 96 % des dépôts avaient été retirés des banques qui se finançaient à court terme au moyen des repos. 3 Actif Passif A0 = 12 000 D0 = 10 800 E0 = 120 Actif Passif A1 = 600 D1 = 480 E1 = 120 Un modèle appliqué d’excès de crédit, de substitution d’actifs et de bulle financière Nous présentons le modèle puis, dans le paragraphe suivant, des exemples historiques de crises bancaires, plus localisées que la crise de 2007, mais possédant une forme analogue. 3.1 Le modèle d’Allen et Gale (2000, 2007) Dans ce modèle, les consommateurs-épargnants ont un accès limité aux marchés financiers. Pour eux, le système de marchés est incomplet. Ils délèguent par conséquent la gestion de leur épargne à des intermédiaires financiers qui investissent sur les marchés auxquels les épargnants n’ont pas accès. En asymétrie d’information, la délégation peut s’accompagner d’une « substitution d’actifs » en faveur d’actifs plus risqués. La substitution d’actifs – asset substitution ou risk shifting en anglais – est un comportement repéré par Jensen et Meckling (1976) dans le conflit qui oppose, au sein des parties prenantes de l’entreprise, les actionnaires et les créanciers. Les actionnaires, qui ont une responsabilité limitée, ont intérêt à favoriser des projets d’investissement qui, pour une même espérance de gain, 12. Comme une grande partie des transactions sur ces marchés se fait de « gré à gré » (bilateral repos), donc sans statistiques officielles – c’est aussi la raison de l’expression shadow banking – le rôle d’une ruée sur les repos dans la crise financière fait l’objet actuellement de discussions ; voir notamment Gorton et Metrick (2012). L’antécédent d’une ruée sur les SPV qui émettaient des ABCP, au début de l’année 2007, ne fait pas l’objet de contestation. 18 promettent des gains plus élevés en même temps que des pertes plus grandes. Autrement dit, les actionnaires dont l’entreprise est endettée ont intérêt à choisir des projets qui augmentent la dispersion des résultats, à moyenne constante (dominance stochastique au second ordre). Ils peuvent également, dans le même but d’augmenter les gains, choisir des projets de valeur actuelle nette négative. 13 Cette substitution d’actif est la manifestation d’un conflit d’agence entre les créanciers (prenant le rôle de principal) et les actionnaires (prenant le rôle d’agent) parce qu’il existe une asymétrie d’information entre les deux parties prenantes. Dans la délégation de l’épargne, la substitution d’actifs peut se produire à deux niveaux : au niveau des intermédiaires financiers, vis à vis des régulateurs comme principal agissant au service des déposants ; au niveau des investisseurs-emprunteurs, vis à vis des intermédiaires financiers agissant comme principal : — dans le premier cas, qui suppose une asymétrie d’information entre les épargnants et les banques, les intermédiaires (leurs actionnaires) utilisent les fonds des consommateurs pour investir dans des actifs plus risqués que ne le souhaitent les consommateurs et les régulateurs. Par exemple en créant un système bancaire parallèle, « hors bilan », moins soumis aux exigences de fonds propres. Cet aléa moral peut être démultiplié par la structure asymétrique de la rémunération des gérants et des managers des banques qui profitent des bonnes performances de la banque, sans pâtir au même degré des mauvaises. — dans le second cas, qui résulte d’une asymétrie d’information entre les banques et les investisseurs finaux, les investisseurs – par exemple des consommateurs qui achètent un bien immobilier – choisissent des investissements plus risqués que ne le souhaitent les banques. Les schémas de la figure 4 illustrent les deux possibilités. Dans les deux cas de figure, l’effet est celui d’une dégradation des rendements des placements des consommateurs et la création potentielle de bulles – dans un sens que nous allons préciser – sur certains actifs en offre limitée (action, bien immobilier). Allen et Gale (op. cit.) ont proposé une analyse du phénomène de substitution d’actifs dont nous reprenons les grandes lignes en supposant, pour simplifier, qu’elle se produit au niveau des investisseurs finaux. Les consommateurs, neutres au risque, placent leur argent auprès des banques à un taux sans risque moyen R0 . Les banques prêtent ces fonds à des investisseurs qui ont accès à deux marchés : un marché où l’investissement est sans risque et un marché spéculatif où l’investissement est risqué, mais où ils sont protégés par la responsabilité limitée. La banque ne sait pas quelle utilisation 13. Voir à ce sujet l’exercice sur l’aléa moral dans le chapitre d’introduction du cours. 19 Ménages Ménages dépôts dépôts Banque Banque crédits crédits Investisseurs investissement sans risque investissement risqué investissement investissement sans risque risqué Figure 4 – La substitution d’actif est signalée par les flèches noires est faite de son prêt. Enfin, l’investissement risqué est en quantité physique limitée (soit 1 unité), tandis que l’investissement sans risque est possible en quantité illimitée. Sur le graphique suivant, nous avons représenté l’investissement sans risque de rentabilité R et l’investissement risqué : µ2 et µ1 représentent les probabilités des états et on suppose Y2 > Y1 . µ2 Y2 µ2 P? R 1 µ1 µ1 Y1 R Nous admettrons pour simplifier que les investisseurs empruntent auprès des banques la totalité des fonds qu’ils veulent investir : leur levier d’endettement est infini, ce sont des emprunteurs sans apport personnel, en anglais des zero-down borrowers. Ils font un profit tant que le coût de leur emprunt est inférieur au rendement de leur investissement (R). Intervient alors une hypothèse d’absence d’occasion d’arbitrage, ou de prix unique. Pour l’investissement sans risque le taux bancaire doit donc être égal à R, puisqu’un taux inférieur engendrerait un profit sans risque. De même, sous l’hypothèse de neutralité à l’égard du risque, l’espérance de profit de l’investissement 20 risqué, net des frais financiers, doit être nul. Détaillons la formation de cet équilibre. En l’absence d’aversion au risque, la valeur fondamentale de l’actif risqué est Y2 Y1 Pf = µ2 + µ1 R R correspondant à la valeur actuelle de l’actif pour un acheteur qui finance entièrement son bien et qui l’occupe jusqu’à échéance (ici t = 1). Cependant, si l’achat est financé par emprunt, l’emprunteur peut faire défaut. En effet, s’il emprunte une unité d’actif au taux R, et si le prix de la maison est Pf , son revenu est µ2 max(Y2 − Pf R, 0) + µ1 max(Y1 − Pf R, 0) or Y1 − Pf R = µ2 (Y1 − Y2 ) < 0. Comme le remboursement exigé dans l’état 1 est inférieur au prix de l’actif dans cet état, Y1 , l’investisseur est incité à y faire défaut. À l’équilibre, le prix de marché de l’actif risqué, P , va donc s’élever au dessus de sa valeur fondamentale et se fixer, en l’absence d’occasion d’arbitrage, de manière à ce que le profit soit nul, c’est-à-dire, à la valeur Y2 P = . (3) R En adoptant la définition présentée ci-dessus, on dira qu’une bulle s’est formée sur le prix de l’actif, parce que le prix de marché est supérieur à sa valeur fondamentale, Y2 − Y1 > 0. R On note que la bulle croît lorsque le taux d’intérêt décroît. Sa valeur, qui est celle de la responsabilité limitée, est aussi celle d’un put de prix d’exercice P sur l’actif risqué. Le prix de ce put est B = P − P f = µ1 Y2 Y1 Y2 − Y1 VP = µ2 max P − , 0 + µ1 max P − , 0 = µ1 R R R Proposition 4 (Bulle d’endettement) Lorsque les investisseurs s’endettent pour financer l’actif risqué et que leur responsabilité est limitée en cas de défaut de paiement, une bulle se forme sur l’actif risqué en offre limitée, et cette bulle s’accroît lorsque le taux d’intérêt est décroissant, lorsque la probabilité de défaut (µ1 ) et lorsque la dispersion (Y2 − Y1 ) sont croissantes. Est-il justifié pour la banque de continuer à faire crédit, lorsque l’élévation du prix de l’actif risqué de Pf à P est telle qu’une fois sur quatre le prêt qu’elle a accordé n’est pas remboursé ? La substitution d’actif engendre en effet une réduction du rendement sans risque qui devient R0 = µ2 R + µ1 21 Y1 P et qui sera, en concurrence, reversé aux consommateurs. La réponse est positive parce que n’ayant pas accès directement au marché où l’investissement s’effectue au taux sans risque R ≥ R0 , les consommateurs (et auparavant les banques) ne pourront que s’en contenter. On prendra µ2 = 3/4. Pour avoir une solution de l’équation 3, il suffit de lier l’offre de crédit bancaire au taux d’intérêt sur l’actif physique par l’intermédiaire de la productivité marginale du capital sans risque. Soit D l’offre de crédit qui se répartit entre le financement de l’actif risqué pour un montant égal à P – puisque l’actif risqué est en quantité limitée à une unité – et pour le reste en financement de l’actif sans risque pour un montant égal x = D − P . On prendra les données suivantes : Y1 = 1, Y2 = 3, et la fonction de production √ f (x) = f (D − P ) = 3 D − P , à l’équilibre, la productivité marginale du capital sans risque (D − P ) est égal au taux d’intérêt R = f 0 (x) = 3 1 √ . 2 D−P (4) La résolution du système de deux équations (3) et (4) permet de déterminer R et P en fonction de D √ P = −2 + 2 1 + D √ 31+ 1+D R= . 2 D Proposition 5 (Politique monétaire et bulle financière) Lorsque les investisseurs s’endettent pour financer un actif risqué en offre limitée, une politique de crédit expansionniste a pour effet de réduire le taux d’intérêt, d’augmenter le prix de l’actif risqué et d’augmenter la taille de la bulle. En supposant que le levier est variable (et non pas égal à 100 %) il est possible de montrer qu’une augmentation de la probabilité de défaut – qui pourrait être liée à des conditions macro-économiques non décrites, ou à une augmentation du levier d’endettement – engendre une augmentation de la bulle. Remarque. Comme la valeur de la bulle financière est celle d’un put, ses propriétés sont celles d’un put. Il est possible de montrer que la valeur de la bulle est croissante (1) avec l’augmentation de la variance à moyenne 22 constante du prix de l’actif risqué et (2) avec la variabilité de l’offre globale de crédit ; donc, une politique monétaire aléatoire alimente ce type de bulle. L’association de phases d’expansion du crédit et de hausse du prix des actifs, puis de récession, est un fait stylisé souvent baptisé « cycle du crédit ». Le modèle de substitution d’actifs d’Allen et Gale, dans l’une ou l’autre des versions que nous avons illustrées par la figure 4, est une formalisation micro-économique d’un tel cycle. Il est bien adapté à l’interprétation de nombreuses crises financières, et bancaires en particulier, au premier rang desquels la crise des subprimes. Comme le notait la Banque des Règlements Internationaux dans son rapport de 2007 : « Étant donné le rôle essentiel que l’environnement favorable au crédit a joué dans les bons résultats du secteur financier ces dernières années, un retournement du cycle du crédit constituerait un risque important pour la suite. Les stratégies de placement fondées sur la persistance de faibles primes et sur une hausse des prix des actifs se trouvent particulièrement exposées à une augmentation des défauts. » (Chapitre VII, p. 140) « Si le marché s’attend probablement à un renversement du cycle du crédit, il est cependant difficile d’en prédire le moment. Les signes de tensions se sont multipliés sur les marchés du financement du logement, principalement aux États-Unis, et l’endettement des consommateurs demeure un sujet de préoccupation dans de nombreuses juridictions, les défauts sur prêts aux particuliers ayant augmenté. Les défaillances d’entreprises restent encore assez rares, mais des niveaux d’endettement plus élevés créeraient, dans certains cas, des difficultés si une détérioration de la conjoncture ou un durcissement des conditions de crédit venait à se produire. » (Chapitre VII, p. 141) Volontairement ou involontairement, dans les années précédant 2007, les acquéreurs de biens immobiliers, les agents immobiliers et les banques ont augmenté le risque de leurs investissements au détriment de leurs créanciers ou des États qui sont ensuite massivement intervenus pour les soutenir. 3.2 Quelques exemples historiques de crises provoquées par l’expansion du crédit La conséquence ultime de toute crise financière est la contraction de l’offre de crédit (credit crunch) engendrant le défaut de paiement des agents qui s’étaient endettés pour investir dans des actifs risqués. Une telle crise est généralement l’aboutissement d’un développement en deux phases : 1. Une libéralisation financière engendrant un accroissement de l’offre de crédit et entraînant une hausse de prix de certains actifs risqués en 23 offres limitées, comme les actifs immobiliers ou les actions, pendant plusieurs années. Comme nous le verrons dans ce chapitre, le mécanisme économique sous-jacent à la formation de la bulle peut être la substitution d’actifs dans un contexte d’aléa moral où les prêteurs ne contrôlent pas complètement l’usage des fonds prêtés. 2. Une rupture dans le mouvement de hausse d’une grande catégorie d’actifs, et/ou une contraction de l’offre de crédit et une hausse des taux d’intérêt, intervenant aléatoirement à un certain moment de la phase d’expansion du crédit et de la bulle. Ces événements engendrent un effet richesse négatif en même temps que le défaut de paiement des particuliers ou des banques qui avaient emprunté afin d’acheter des actifs à des prix surévalués. Nous ne traiterons pas dans ce chapitre des conséquences ultimes de la crise sur l’économie réelle. Selon Allen et Gale (2007) ce schéma d’interprétation s’applique bien aux crises suivantes 14 : 1. L’épisode de la bulle immobilière et de la bulle boursière au Japon, à la fin des années 1980, suivi de son éclatement dans les années 1990. Les autorités monétaires japonaises avaient libéralisé le système bancaire et soutenues activement le dollar à la fin des années 1980, conduisant à une 14. D’autres références sont : Borio, C. et P. Lowe (2002), « This paper argues that financial imbalances can build up in a low inflation environment and that in some circumstances it is appropriate for policy to respond to contain these imbalances. While identifying financial imbalances ex ante can be difficult, this paper presents empirical evidence that it is not impossible. In particular, sustained rapid credit growth combined with large increases in asset prices appears to increase the probability of an episode of financial instability. The paper also argues that while low and stable inflation promotes financial stability, it also increases the likelihood that excess demand pressures show up first in credit aggregates and asset prices, rather than in goods and services prices. Accordingly, in some situations, a monetary response to credit and asset markets may be appropriate to preserve both financial and monetary stability. » ou Herring, R. et Wachter, S. (2002) « Real estate bubbles may occur without banking crises. And banking crises may occur without real estate bubbles. But the two phenomena are correlated in a remarkable number of instances. The consequences for the real economy depend on the role of banks in the country’s financial system. In the US, where banks hold only about 22 % of total assets, most borrowers can find substitutes for bank loans and the impact on the general level of economic activity is relatively slight. But in countries where banks play a more dominant role, such as the US before the Great Depression (where banks held 65 % of total assets), or present day Japan (where banks hold 79 % of total assets), or emerging markets (where banks often hold well over 80 % of total assets), the consequences for the real economy can be much more severe. » 24 expansion très importante du crédit. En 1989, le nouveau Gouverneur de la Banque du Japon décide de lutter contre l’inflation en menant une politique restrictive qui conduit à l’augmentation très forte des taux d’intérêt au début de la décennie 90. L’indice Nikkei s’effondre, bientôt suivi par les prix de l’immobilier. La suite est marquée par de nombreuses faillites bancaires, une réduction de l’offre de crédit et des taux de croissance légèrement positifs ou négatifs jusqu’à la fin de la décennie, contrastant avec la croissance rapide des années antérieures. 2. Les épisodes semblables survenus en Norvège, en Finlande et en Suède dans les années 1980. En Norvège, le rapport (prêts bancaires/PIB) est passé de 38 % en 1984 à 68 % en 1988. Le prix des actifs s’accroît rapidement, en même temps que les investissements et la consommation. La chute du prix du pétrole déclenche l’éclatement de la bulle, la plus sévère crise financière et la plus forte récession depuis la guerre. En Finlande, le rapport (prêts bancaires/PIB) est passé de 55 % en 1984 à 90 % en 1988. Le prix de l’immobilier s’accroît au total de 68 % entre 1987 et 1988 ! En 1989 la banque centrale augmente ses taux d’intérêt et impose des réserves obligatoires aux banques afin de modérer l’expansion du crédit. En 1990-1991, la situation est aggravée par une diminution des exportations vers l’Union Soviétique. Les prix des actifs s’effondrent, le gouvernement soutient les banques et le PIB chute de 7 %. En Suède, une expansion rapide du crédit pendant les années 1980 engendre un boom immobilier. À la fin des années 1990 une politique du crédit plus restrictive engendre une hausse des taux d’intérêt. En 1991 de nombreuses banques rencontrent des difficultés du fait qu’elles ont prêté sur la base de prix surévalués. Le gouvernement doit intervenir pour sauver des banques et une forte récession s’ensuit. 3. L’exemple du Mexique, dans une économie émergente. Au début des années 1990, les banques furent privatisées et une libéralisation financière intervient avec en particulier la suppression des réserves obligatoires. Le crédit bancaire aux entreprises passe de 10 % du PIB à la fin des années 1980 à 40 % en 1994. En 1994, l’assassinat de Colosio, candidat à la présidence, et le soulèvement de la province du Chiapas déclenche l’éclatement de la bulle. L’indice boursier s’effondre, ainsi que les prix de la plupart des actifs. Une crise bancaire et une crise de change se produisent engendrant une sévère récession. 4 Conclusion La crise financière de 2007 peut s’expliquer par une ruée sur le shadow banking dont le déclenchement fait suite à l’éclatement de la bulle de crédit hypothécaire aux États-Unis. La ruée s’est muée en panique bancaire généralisée, parce que les bilans de presque toutes les grandes banques américaines 25 et européennes ont été affectés d’abord par la dépréciation des créances hypothécaires titrisées, ensuite par la dépréciation de la plupart des classes d’actif. Références Gorton, G., et A. Metrick. 2012. « Securitized banking and the run on repo ». Market Institutions, Financial Market Risks and Financial Crisis, Journal of Financial Economics 104 (3) : 425–451. Jacklin, C. 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