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Obésité
Ou comment l’économie fait enfler les panses
Copyright Titom (CC BY-NC-ND 2.0 BE)
Renato Pinto
Octobre 2013
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L’obésité est devenue une problématique
mondiale. La faute à la gourmandise ?
Derrière l’arbre rachitique de la responsabilité
individuelle se cache la vaste jungle d’une
logique économique vorace. Le surpoids de
plus en plus répandu serait-il une
conséquence de notre modèle de croissance ?
Une situation paradoxale
« Que ton aliment soit ta seule médecine ! »
recommandait Hippocrate, médecin grec de
l’Antiquité. Force est de constater qu’il n’a pas
été écouté, puisque les problèmes de santé liés
à l’alimentation sont légions. Il y a bien sûr le
plus évident et le plus cruel, la sous-
alimentation, c’est-à-dire un apport
alimentaire insuffisant pour satisfaire les
besoins énergétiques d’un être humain. La
sous-alimentation détruit le corps et l’esprit et
peut s’avérer létale. C’est ce qu’on appelle
platement : mourir de faim ! D’après la FAO
(Organisation des Nations unies pour
l’alimentation et l’agriculture), ces dernières
années, « 842 millions de personnes dans le
monde, soit près d’une personne sur huit,
souffraient de faim chronique, c’est-à-dire
qu’elles ne recevaient pas assez de nourriture
de façon régulière pour mener une vie
active.
1
»
Cependant, le fait de bénéficier de nourriture
en quantité suffisante ne garantit pas une
santé optimale. La qualité de l’alimentation est
aussi importante. Nombre de maladies et de
déficiences découlent donc, non seulement
d’une carence, mais aussi d’une qualité
inadéquate ; elles sont causées par ce qu’on
appelle la malnutrition. Précisément, la FAO
définit la malnutrition comme un « état
physiologique anormal à une insuffisance,
1
FAO, L’état de l’insécurité alimentaire dans le
monde. Résumé, 2013, p. 1.
2
http://www.fao.org/hunger/fr/, consulté le
05.11.2013.
un excès ou une quantité déséquilibrée de
macronutriments et/ou de micronutriments. »
Cet état « se réfère aussi bien à la sous-
alimentation qu’à la suralimentation
2
».
Parmi les multiples pathologies qui dérivent
d’une alimentation de mauvaise qualité,
pointons du doigt l’obésité, car celle-ci est le
symptôme d’un paradoxe particulièrement
troublant du monde contemporain : alors que
des centaines de millions de personnes
manquent de nourriture, d’autres et pas
forcément des riches sont en surpoids ! Nul
besoin de parcourir des milliers de kilomètres
pour l’observer : ce paradoxe peut se vivre en
un lieu unique. L’Organisation mondiale de la
santé (OMS) parle dans ce cas d’une « double
charge de morbidité » et précise qu’il « n’est
pas rare de constater à la fois dénutrition et
obésité dans un même pays, dans une même
communauté voire dans un même ménage.
3
»
Un gros problème de santé publique
L’OMS définit le surpoids et l’obésité en tant
qu’« accumulation anormale ou excessive de
graisse corporelle qui peut nuire à la santé.
4
»
Ils sont fixés en fonction de l’indice de masse
corporelle, qui mesure le poids rapporté à la
taille (le surpoids correspond à un indice 25,
l’obésité à un indice 30).
En 2008, l’OMS estimait à 1,4 milliard le
nombre de personnes âgées de 20 ans et plus
en surpoids, dont 500 millions considérés
comme obèses (soit plus d’un adulte sur dix).
Environ 40 millions d’enfants de moins de cinq
ans présentaient un surpoids en 2011 (dont
une majorité dans les pays dits en
développement).
3
http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs31
1/fr/index.html, consulté le 05.11.2013.
4
Ibidem.
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3
Quel impact sur la santé ? Concrètement, le
surpoids et l’obésité accentuent le risque de
contracter des maladies chroniques comme les
maladies cardiovasculaires (qui étaient déjà la
première cause de décès en 2008 !), le diabète,
l’arthrose et certains cancers (de l’endomètre,
du sein et du côlon). Chez les enfants, l’obésité
entraîne « des difficultés respiratoires, un
risque accru de fracture, une hypertension
artérielle, l’apparition des premiers marqueurs
de maladie cardiovasculaire, une résistance à
l’insuline et des problèmes psychologiques.
5
»
1) Système alimentaire : carences et
surconsommation
« Tirer le fil de l’obésité, c’est débobiner toute
la pelote du mode de vie des sociétés dites
avancées. » Benoît Bréville
Il serait trop aisé et surtout, trop réducteur
de cantonner l’obésité à un domaine de
responsabilité individuelle. La malnutrition, de
manière générale, est engendrée par un
système agroalimentaire qui ne doit rien au
hasard et qui ne laisse, aux consommateurs,
qu’une marge de manœuvre limitée. C’est ce
qui pousse Olivier De Schutter, Rapporteur
spécial des Nations unies sur le droit à
l’alimentation, à dénoncer « un environnement
favorable à l’obésité » et « des systèmes
alimentaires qui, plutôt que de nous permettre
de faire des choix plus sains, nous en
empêchent.
6
» Quels facteurs justifient-ils ce
constat ?
1.1 Les prix
Les indicateurs de la Banque mondiale révèlent
que, dans les pays dits développés, les
« "mauvais aliments" tendent à coûter moins
5
Ibidem.
6
DE SCHUTTER O., Rapport soumis par le
Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation,
2011, p. 14.
cher que les produits sains.
7
» Quand chaque
euro ou chaque dollar compte dans un budget
réduit, le réflexe logique est de se rabattre vers
des produits bon marché. Or, beaucoup de ces
produits, transformés, hypercaloriques mais
peu nutritifs, sont plus abordables. Autrement
dit, un régime alimentaire sain (comprenant
une grande variété de fruits et légumes par
exemple) est plus onéreux qu’un régime riche
en sucre et en graisses. M. De Schutter
dénonce cette situation dans ses rapports,
pointant du doigt l’injustice d’un système de
prix conçu de façon telle que « les plus pauvres
n’ont pas les moyens de s’alimenter d’une
manière qui ne soit pas nuisible à leur santé.
8
»
Dans les pays en développement, les régimes
diversifiés sont aussi devenus inaccessibles aux
familles défavorisées, de sorte que celles-ci se
rabattent sur des régimes essentiellement à
base de féculents, peu variés et pauvres en
micronutriments.
Au Nord comme au Sud, les plus pauvres
basculent de Charybde en Scylla, victimes
tantôt de carence, tantôt de
surconsommation, simplement parce que leur
pouvoir d’achat limite fortement le choix du
menu.
1.2 La mondialisation d’un mode de vie
La mondialisation économique (et culturelle)
amène de plus en plus de sociétés à s’inspirer
de l’American way of life : culte de la
consommation, mécanisation, urbanisation,
usage intensif de la voiture, multiplication des
fast-foods, explosion du nombre d’heures
passées devant un écran, règne de la grande
distribution…
9
7
http://www.banquemondiale.org/fr/news/press-
release/2013/03/27/food-prices-decline-still-high-
close-historical-peaks, consulté le 08.11.2013.
8
DE SCHUTTER O., Op. cit., p. 16.
9
BRÉVILLE B., « Obésité, mal planétaire », Le
Monde diplomatique, 09.2012, pp. 1, 14.
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4
Au niveau alimentaire, ce modèle (savamment
promu par le marketing) amène de plus en plus
de gens, aux quatre coins de la planète, à
consommer davantage de viande, d’huile
végétale, de sel et de sucre. De plus, la
globalisation des échanges d’une part,
conjuguée à la concentration des grands pôles
agroalimentaires d’autre part (aux mains d’une
poignée de firmes multinationales), conduisent
à une uniformisation de l’offre, bien qu’on
puisse encore identifier des pratiques
alimentaires très différentes à l’échelle
mondiale, pratiques que la mondialisation a
d’ailleurs rendues plus interchangeables (en
témoigne, par exemple, l’augmentation du
nombre de restaurants chinois en Occident).
10
Cette tendance fomente une forme de
« transition nutritionnelle », particulièrement
marquée dans les régions considérées comme
émergeantes, et singulièrement en milieu
urbain. En conséquence, on ne s’étonnera pas
que des pays tels que le Mexique, le Brésil, la
Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud figurent parmi
les plus touchés par l’obésité.
En résumé, pour reprendre les termes du
Rapporteur spécial, « les systèmes alimentaires
actuels font l’impasse sur la question de la faim
tout en prônant des régimes qui favorisent la
surcharge pondérale et l’obésité, lesquelles
causent encore plus de décès dans le monde
que l’insuffisance pondérale.
11
»
10
FUMEY G., Géopolitique de l’alimentation,
Sciences humaines Éditions, Auxerre, 2008, pp. 9-
20.
11
DE SCHUTTER O., Op. cit., p. 1.
2) Système économique : à qui profite
l’obésité ?
« La belle cage ne nourrit pas l’oiseau. »
Proverbe français
Cependant, la logique qui gouverne les
politiques agroalimentaires ne peut être isolée
du reste de l’économie. Un dogme régit le
système économique capitaliste, dominant :
celui de la croissance. L’investissement, la
production, le commerce et la consommation
sont autant d’étapes d’un cycle, supposé
vertueux, qui doit mener à un résultat précis :
faire augmenter le produit intérieur brut (PIB),
c’est-à-dire la quantité de biens et de services
générés par l’économie. La croissance devrait
favoriser l’emploi, la participation, la
prospérité… Par ruissellement, les bénéfices
profiteraient finalement à l’ensemble de la
société.
Les crises économiques, alimentaires et
écologiques que l’on connaît ont démontré que
cette hypothèse mène à l’impasse. En fin de
compte, seule une minorité privilégiée capte
l’essentiel des bénéfices et amasse les profits,
engendrant des inégalités criantes entre
régions du monde. Même au sein des pays de
l’OCDE (Organisation de coopération et de
développement économique), considérés pour
la plupart comme des pays « riches », « les 10
% des ménages les plus aisés ont en moyenne
un niveau de vie neuf fois plus élevé que celui
des 10 % les plus pauvres.
12
» Alarmant !
D’autant que le fossé tend à se creuser.
Le bilan écologique laisse autant à désirer. Le
système économique, en particulier depuis le
milieu du 20e siècle, a considérablement
détérioré les écosystèmes, raréfié les
12
http://www.inegalites.fr/spip.php?article1526&id_
groupe=20&id_mot=116&id_rubrique=117,
consulté le 12.11.2013.
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ressources primaires, pollué l’air et contribué
au réchauffement climatique.
13
Pourtant, le dogme de la croissance
économique continue de dicter ses règles. Or,
le système agroalimentaire s’intègre
parfaitement dans ce processus. En bout de
chaîne, il faut donc écouler la production, par
la vente aux consommateurs, et donc
encourager ceux-ci à se procurer à manger et à
boire… autant que possible et quoi qu’il en
coûte ! Le marché de l’agroalimentaire a
littéralement explosé au cours des dernières
décennies, de même que la quantité d’aliments
ingurgités. Par exemple, alors qu’en 1970, les
Américains consommaient 2 200 calories par
jour (quantité recommandée), quarante ans
plus tard, ils en ingéraient 2 700. Même topo si
l’on se focalise sur les sodas : chaque année, un
Américain boit 178 litres de ces boissons
sucrées, quand il n’en buvait que 85 litres en
1970.
14
Cette inflation, conséquence directe de la
société de consommation, profite surtout à
quelques firmes, qui ne se lassent pas de créer
des besoins chez les consommateurs.
L’obésité fait gonfler le PIB
Les plus cyniques verront en la « filière » de
l’obésité une source de croissance colossale.
Les États-Unis, première économie mondiale,
en sont un exemple manifeste
15
:
- 20 milliards de dollars y sont dépensés chaque
année en publicité par les entreprises du
secteur alimentaire ;
- ¼ des Américains fréquente chaque jour un
fast-food (110 milliards de dollars y sont
dépensés par an) ;
13
Cf. notamment JACKSON T., Prospérité sans
croissance, De Boeck, Bruxelles et Etopia, Namur,
201, 247 pp.
14
BRÉVILLE B., op. cit.
15
Données citées par VAURY O., « Le PIB est un
indicateur satisfaisant du progrès du niveau de vie
- 30 à 50 milliards de dollars sont dépensés
chaque année par les Américains en produits
amincissants ;
- 50 milliards supplémentaires sont dépensés
chaque année aux États-Unis dans le domaine
médical à cause de maladies associées à
l’obésité.
3) Le marketing alimentaire : une arme
de destruction massive
« Il faut manger pour vivre et non pas vivre
pour manger. » Molière, L’Avare
Pour inciter à la consommation, le marketing
alimentaire a développé de multiples
stratégies. Spots télévisés, affichages dans les
rues, placements de produits, emballages,
conseils nutritionnels, œuvres
philanthropiques, réseaux sociaux, sites
Internet, et jusqu’aux jeux en lignes et aux
produits rivés comme les jouets… Le
marketing alimentaire utilise tout style de
supports promotionnels, en faisant la part
belle aux techniques de neuromarketing,
« spécialement conçu pour encourager les
choix inconscients et pour créer des liens
intimes et émotifs sans précédent entre les
jeunes et la marque de la compagnie.
16
»
L’impact de ce matraquage n’est plus à
démontrer. Le marketing influence
clairement les préférences alimentaires,
notamment des jeunes, et ce dès l’âge de 2
ans ! Perception des goûts, faculté de
reconnaître les marques, popularité de ces
marques… sont autant de facteurs
conditionnés par la publicité, qui maquille la
malbouffe sous une couche d’idées
d’une société », in Les Éconoclastes, Petit bréviaire
des idées reçues en économie, La Découverte,
Paris, 2004, p. 199.
16
HOVINGTON J. (dir.), La dénormalisation de la
malbouffe chez les jeunes, Fédération québécoise
du sport étudiant, 2010, p. 12.
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