Les Cahiers de la Maison Jean Vilar

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Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
Gérard Philipe 50 ans après...
N° 108 - JUILLET 2009
SOMMAIRE
Gérard Philipe : récit d’une vie
par Rodolphe Fouano
Gérard Philipe vu par...
2
38
Gérard Philipe, le symbole de l’après-guerre
par Claude Choublier
48
La création du personnage
par Georges Sadoul
50
Un mythe ou un homme ?
par Philippe Tesson
56
Petit récit d’apprentissage
par Jacques Lassalle
60
Une histoire sans fin
par Jacques Téphany et Rodolphe Fouano 68
Tout sur Gérard Philipe
à la Maison Jean Vilar
70
Vilar aujourd’hui
72
Maurice Jarre
74
Jean Leuvrais
77
Roger Planchon
78
Gérard Philipe et Jean Vilar. Tournée TNP en Pologne, octobre 1954.
Photo Kyszard Kowalczyk. Collection Association Jean Vilar /
Fonds famille Gérard Philipe.
Page 81 : Répétition, Avignon 1958. Photo Mario Atzinger.
ÉDITORIAL
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Jacques Téphany
1
Gérard Philipe : récit d'une vie
par Rodolphe Fouano
Avec trente longs métrages, neuf courts
1922
métrages ou documentaires, et vingt rôles
(4 décembre) : naissance de Gérard Albert Philip, à
Cannes, dans la villa « Les Cynanthes », 14 rue Venizelos,
qu’habitent ses parents : Marcel Marie Honoré Philip
(né à Cannes le 27 janvier 1893), avocat, et Marie Elisa
Joséphine Jeanne Villette, surnommée «Minou» (née le
23 juin 1894 à Chartres). Ils se sont mariés à Menton
le 4 septembre 1920 et ont eu un premier enfant, en
septembre 1921 : Jean Marie Clair Honoré. Gérard est
surnommé «Gégé» par ses parents : «[…] un enfant
sage et beau […], attentif, qui observait les êtres et les
choses, [et qui] se décida relativement tard - dix-huit
mois - à parler et à marcher», dira sa mère.
au théâtre – 605 représentations, dont
199 du Cid et 120 du Prince de Hombourg
– Gérard Philipe incarne la génération
d’après-guerre, assoiffée de lumière et de
liberté.
Cette carrière fulgurante de 17 ans ne l’a
pas empêché d’être un citoyen engagé au
service des causes de la paix et de la justice
sociale.
Il était encore un fils, un mari et un père
étroitement attaché à sa famille.
1928
Gérard est, avec son frère aîné Jean, interne au
collège Stanislas de Cannes que tiennent les pères
marianistes. Sa première vocation : médecin colonial.
A la récréation de quatre heures, Madame Philip rend
visite à ses deux fils auxquels elle voue une profonde
affection. En 1932, les deux frères font leur communion
solennelle.
1939
Trop courte mais si belle vie…
La France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à
l’Allemagne (3 septembre).
Gérard est reçu à la première partie du baccalauréat
en septembre, après avoir échoué à la session de juin
et passé son été à bachoter à l’Institut Montaigne, à
Vence. En octobre, il intègre l’établissement, en qualité
d’interne, en classe de philosophie.
1940
V
Photo Jean Rouvet. Collection Association Jean Vilar
Gérard souffre d’une pleurésie. Il devient externe et
sera reçu bachelier fin juillet. La famille Philip quitte
Cannes et s’installe à Grasse où le père de Gérard est
administrateur gérant du Parc Palace Hôtel. Lors d’une
fête de charité de la Croix-Rouge, Gérard dit Le poisson
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
2
3
leur hôtel. Le réalisateur lui fait passer une audition :
une scène d’Etienne, pièce de Jacques Deval mettant
précisément en scène la vocation contrariée d’un fils de
dix-sept ans et son opposition à l’autorité paternelle.
Le cinéaste, qui lui donne lui-même la réplique pendant
l’audition, est impressionné par «une sorte de violence
[…] qu’on sentait à tout instant prête à bouillonner»
et détecte «de rares réserves de pureté». Sur ses
conseils, Gérard s’inscrit au cours d’art dramatique de
Jean Huet, à Nice, puis à celui de Jean Wall, à Cannes.
Complice, Mme Philip donne souvent la réplique à son
fils.
1942
Audition dans Fantasio (II, 3) devant Maurice Cloche
pour Les Cadets de l’océan, un film d’aventures
maritimes. En dépit d’une prestation exceptionnelle,
Gérard ne fera pas le film. Il fait un bout d’essai avec
Danièle Delorme pour Le Blé en herbe d’après le roman
de Colette que veut tourner Marc Allégret. La censure
de Vichy s’oppose au projet jugé immoral.
V
Gérard Philipe et Edwige Feuillère dans Sodome et Gomorrhe
de Jean Giraudoux, mise en scène de Douking, 1943.
Photo D.R. Collection Association Jean Vilar /
Fonds famille Gérard Philipe.
rouge, fable humoristique de Franc-Nohain. L’enfant,
qui jusque-là avait toujours refusé de monter sur les
planches même lors des fêtes de collège, a cédé à la
demande insistante de sa mère et de Mlle Suzanne
Devoyod, ancienne sociétaire du Français, marraine
de la manifestation. De nombreux artistes, durant
l’Occupation, se sont réfugiés en Zone libre et la Côted’Azur est un foyer d’activité intense.
Le 17 juin, la France a demandé l’armistice et le général
de Gaulle lancé son appel le lendemain, depuis
Londres.
En octobre, Gérard commence son droit à Nice. Il
envisage rapidement d’abandonner cette voie pour
devenir acteur, hypothèse à laquelle s’oppose vivement
son père.
1940
Sa mère présente Gérard à Marc Allégret qui fréquente
Débuts au théâtre sous le nom de Gérard Philipe (le
-e est ajouté pour composer un pseudonyme de treize
lettres) dans Une Grande fille toute simple, comédie
d’André Roussin avec Claude Dauphin, Madeleine
Robinson, Jean Mercanton, Pierre Louis. Gérard joue le
rôle du jeune Mick, révolté par l’amour dévoyé et sali
par les adultes : «L’amour ! L’amour ! Vous n’avez que
ce mot-là à la bouche ! Toute la journée vous parlez
d’amour, vous pensez à l’amour, vous jouez l’amour, et
il n’y a plus un de vous qui sache encore ce que c’est...»
La première a lieu le 11 juillet au Casino de Cannes.
Mise en scène par Louis Ducreux, la pièce connaît un
gros succès au casino de Nice puis en tournée, dans le
sud de la France et en Suisse. «Au sortir du spectacle,
je savais que je venais de voir un grand acteur et j’avais
la certitude qu’il ferait une immense carrière», confiera
Germaine Montero. L’extraordinaire prestation de
Gérard tire des larmes d’émotion à Claude Dauphin luimême. Tous sont persuadés, écrit André Roussin, que
«ce gosse a devant lui une carrière éblouissante.»
A partir du 11 novembre, la zone sud du pays est
occupée.
1943
Tournée, aux côtés de Svetlana Pitoëff, avec la pièce
Une jeune fille savait d’André Haguet qui a obtenu un
grand succès à Paris dans la création de François Périer
et Simone Valère. Gérard confirme ses dons d’acteur et
se révèle un délicieux camarade, s’amusant de tout.
Ce trait de caractère accompagnera Gérard Philipe tout
au long de sa carrière : un homme sympathique, mais
aussi un patron rigoureux lorsqu’il deviendra metteur
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
4
en scène puis président du Syndicat Français des
Artistes-interprètes.
Il débute au cinéma dans La Boîte aux rêves d’Yves
Allégret. Le film montre le milieu de la bohème de
Saint-Germain-des-prés. Viviane Romance y tient le
rôle de Nicole, fille de banquier partageant incognito
la vie de quatre jeunes amis artistes.
Tournage à Nice, de juin à septembre, des Petites du
quai aux fleurs de Marc Allégret qui, dans le petit rôle
qu’il accorde à Gérard, voit «l’occasion de lui faire faire
un galop d’essai». On y suit les aventures des quatre
filles – Rosine (Odette Joyeux), Edith (Simone Sylvestre),
Bérénice (Danièle Delorme), Indiana (Colette Richard)
– de Frédéric Grimaud (André Lefaur), libraire du quai
aux fleurs.
voit que de dos, Bernard Blier... – passe assez inaperçu
malgré les slogans publicitaires qui annoncent une
«œuvre auréolée de grâce juvénile et d’une exquise
sensibilité».
6 juin : débarquement des Alliés en Normandie.
Gérard obtient le second prix de comédie au concours
de sortie du Conservatoire (13-14 juin). Du 20 au 25
août, il participe, avec Roger Stéphane, aux combats
de la Libération de Paris, à l’Hôtel de Ville. Une photo
le montre aux côtés de son ami Michel Auclair faisant le
coup de feu depuis les toits de la Préfecture de Police.
Son père, Marcel Philip, est arrêté le 5 septembre pour
faits de collaboration.
Le 8 septembre, l’Italie signe un armistice avec les
Alliés consacrant l’effondrement de l’armée italienne
et accentuant la présence nazie – dont Marcel Philip
est partisan – sur le sud de l’Europe.
V
La famille Philip s’installe à Paris, le père de Gérard
prenant la direction d’un hôtel situé rue de Paradis.
Gérard conquiert son indépendance financière avec
l’argent de ses premiers films. Il quitte le logement
parental et habite désormais avec Jacques Sigurd rue
du Dragon, à Saint-Germain-des-Prés. Son ami – qui
écrira notamment le scénario et les dialogues d’Une si
jolie petite plage (1949), de Tous les chemins mènent
à Rome (1949), de La Meilleure part (1955) – l’initie
à la littérature moderne et lui fait découvrir Caligula
d’Albert Camus. Alain Resnais est leur voisin. Ils ont
ensemble de fréquentes conversations.
Collection Association Jean Vilar /
Fonds famille Gérard Philipe.
Le 11 octobre, Gérard fait ses débuts parisiens au
Théâtre Hébertot dans Sodome et Gomorrhe de Jean
Giraudoux, avec Edwige Feuillère, Lise Delamare,
Gaby Sylvia et Lucien Nat. Douking lui a confié le rôle
de l’Ange : «Dès les premières répétitions, raconte
Jacques Hébertot, nous nous aperçûmes que nous
n’avions rien à apprendre à ce jeune comédien. Il était
habité.»
En dépit de ses succès précoces, Gérard veut apprendre
le métier et est admis au Conservatoire, alors rue de
Madrid, dans la classe de Denis d’Inès.
1944
Gérard obtient la mention «très bien» à l’examen du
Conservatoire.
Sortie en mai, à Paris, des Petites du quai aux fleurs.
Le film, qui fait la part belle aux jeunes comédiennes
au détriment des garçons – Gérard Philipe qu’on n’y
5
A partir d’octobre, Gérard est dans la classe de Georges
Le Roy, en deuxième année au Conservatoire. Il
n’oubliera jamais de rendre hommage à son maître qui
lui «apprit aussi à [se] tenir droit, le jarret tendu, face à la
vie, comme un homme bien portant.» L’enseignement
de Georges Le Roy était aussi empreint de classicisme
que de curiosité contemporaine. Défenseur farouche
de la langue française et auteur d’une Grammaire de
diction, une autre «icône» lui portera plus tard un
culte égal, lui rendant lui aussi visite à Eygalières, près
d’Avignon : Jean-Paul Belmondo.
Première (8 novembre) de Au petit bonheur, comédie
de Marc-Gilbert Sauvajon, au Théâtre Gramont, avec
Odette Joyeux, Sophie Desmarets, Jean Marchat, sous
la direction de Pasquali.
1945
C’est avec Federigo de René Laporte, d’après une
nouvelle de Mérimée, au Théâtre des Mathurins, que
Gérard Philipe fait la connaissance de Maria Casarès.
Georges Marchal et Marcel Herrand, qui signe aussi la
mise en scène, sont à leurs côtés. La première a lieu le
3 mars. Gérard est le Prince Blanc.
Capitulation de l’armée allemande (7 mai).
Sortie à Paris (11 juillet) de La Boîte aux rêves. Gérard
n’y apparaît qu’au début, durant quelques minutes. Le
film est jugé sévèrement par la critique et les historiens
du cinéma.
Tournage en juillet-août du Pays sans étoiles de
Georges Lacombe, d’après le roman de Pierre Véry.
Gérard y tient le rôle principal de Simon, jeune clerc
de notaire hanté par un crime commis un siècle
auparavant, entraîné dans une aventure surnaturelle,
entre Jany Holt et Pierre Brasseur.
Première (26 septembre) de Caligula d’Albert Camus au
Théâtre Hébertot, avec Margo Lion (Cæsonia), Georges
Vitaly, Michel Bouquet, François Darbon, sous la
direction de Paul Oettly. Le rôle écrasant de l’empereur
fou, qu’il interprète en remplacement d’Henri Rollan
tombé malade, le rend célèbre : «Ce fut comme un long
et décisif coup de fouet sur la vie théâtrale parisienne»,
selon les mots de Georges Perros. Marlène Dietrich vient
assister plusieurs fois aux représentations. De retour
en France après cinq années passées en Amérique,
c’est aussi dans ce rôle que René Clair découvre celui
dont tout Paris parle et qui sera bientôt aussi son
interprète : «J’avais entendu parler d’un jeune homme
extraordinaire qui s’appelait Gérard Philipe. Un nom ?
Deux prénoms plutôt, l’un grave et tendre, l’autre fier et
hardi, dont la rencontre produit un cliquetis de métal,
un bruissement de jeunesse […] Je fus déconcerté par
V
Selon lui, «sa première vraie expérience du cinéma» :
Gérard Philipe interprète du film de Georges Lampin,
L'Idiot d'après le roman de Dostoïevski, 1946.
Photo D.R. / Fonds Famille Gérard Philipe.
l’aspect romantique et intellectuel du jeune acteur que
je voyais», confiera-t-il.
Gérard, qui ne s’est pas présenté au concours de fin
d’année en juin, démissionne du Conservatoire (22
octobre).
Après s’être évadé, le père de Gérard fuit l’épuration et
trouve refuge en Espagne. Il est condamné à mort par
contumace (24 décembre). Cette situation, contredite
par ses faits de résistance et ses engagements
ultérieurs, ne laissera pas d’interroger la conscience
du citoyen Gérard Philipe, qui ne rompra pourtant
jamais avec son père.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
6
Sortie du Pays sans étoiles (3 avril). Le film surprend
mais séduit la critique et le public qui en fait un succès.
Il marque le véritable premier grand rôle de Gérard
au cinéma. François Chalais dans Carrefour estime
que «Gérard Philipe a fait dans Le Pays sans étoiles
d’éclatants débuts. Nous ne voulons pas retenir, en
effet, quelques rôles secondaires auxquels l’avait
abaissé le cinéma. Il ne reste plus maintenant qu’à
écrire le Caligula de l’écran.»
L’Idiot de Georges Lampin d’après le roman de
Dostoïevski, dont le tournage s’est déroulé de février
à mars, sort à Paris en juin. Gérard y tient le rôle du
prince Muichkine. Edwige Feuillère y est Nastasia
Philipovna, la belle maîtresse du puissant Totsky
(Jean Debucourt). Selon sa propre analyse, Gérard
Philipe considéra L’Idiot comme «[sa] première vraie
expérience du cinéma. C’est dans ce film que j’ai
commencé à sentir mon métier», poursuit-il. Le film est
bien accueilli. Gérard a le sentiment de défendre les
idées de sa génération. Ceux qui n’ont pas eu la chance
de le voir dans Caligula peuvent en tout cas découvrir
le jeune acteur dont tout le monde parle dans un rôle
enfin à sa mesure.
aussi Renée Faure (Clélia Conti), Lucien Coëdel (Rassi,
le chef de la police), Louis Seigner (Grillo, le geôlier)...
Le Diable au corps remporte, au Festival international
de Bruxelles, le prix de la critique internationale et
Gérard celui d’interprétation (juin). Le film sort à Paris
le 12 septembre sur fond de scandale. D’un aprèsguerre l’autre, les amours tragiques de Marthe, la
jeune infirmière incarnée par Micheline Presle dont le
fiancé (Jean Varas) est au front, avec François (Gérard
Philipe), l’amant-collégien fougueux, continuent de
choquer. La projection en est interdite dans plusieurs
villes de France. Le film poursuit une éclatante
carrière internationale, y compris aux Etats-Unis d’où
affluent bientôt des propositions que Gérard décline.
Sa célébrité est dorénavant internationale. Georges
Sadoul voit en lui «l’un des plus grands acteurs du
siècle».
V
1946
Avec Micheline Presle dans le film de Claude Autant-Lara,
Le Diable au corps d'après le roman de R. Radiguet, 1947.
Photo D.R. / Fonds Famille Gérard Philipe.
Gérard séjourne à Guchen, dans les Pyrénées, chez
Nicole Fourcade (dont il a fait la connaissance en 1942
et qu’il épousera en novembre 1951 après qu’elle aura
divorcé d’un premier mariage avec un diplomate dont
naquit un fils, Jean). C’est là qu’il reçoit la proposition
de Claude Autant-Lara de jouer François dans Le Diable
au corps d’après le roman sulfureux de Raymond
Radiguet. Il hésite, se trouvant trop âgé pour le rôle,
avant d’accepter, encouragé par Nicole. Le tournage
commence à l’automne. Michel Kléber, opérateur, se
souvient : « Un grand, un très grand jeune homme,
maigre, trop vite sorti de l’adolescence sans être
encore devenu un homme, tel apparut Gérard lors des
essais du film.» Quant à Autant-Lara, il assure qu’ [il
avait] tout de suite senti chez lui la vocation, [qu’]il
brûlait d’une passion, d’un feu dévorant, dégageant la
chaleur à dix mètres pour son métier.»
1947
Tel le jeune Faust parlant à son démon, Gérard
s’adresse lui-même une lettre : «Mon vieux Gérard,
[…] Tu commences à réaliser que tu ne changeras pas,
malgré tout tu feras semblant de croire au miracle tu maquilles tout le temps. Je t’emmerde», s’écrit-il.
Tournage à Rome (mars-septembre) de La Chartreuse
de Parme de Christian-Jaque d’après le roman de
Stendhal. Gérard Philipe y est un inoubliable Fabrice
del Dongo, la troublante duchesse Sanseverina étant
incarnée par Maria Casarès. Très belle distribution avec
7
Pierre Fresnay l’obligent à interrompre la pièce en plein
succès.
En septembre (du 4 au 10), Jean Vilar, répondant à la
proposition de René Char et d’Yvonne et Christian Zervos,
s’est engagé dans la Semaine d’art en Avignon avec
trois créations dramatiques, Richard II de Shakespeare,
Tobie et Sara de Paul Claudel, La Terrasse de Midi de
Maurice Clavel : le Festival d’Avignon est né.
V
Première des Epiphanies, poème dramatique d’Henri
Pichette au Théâtre des Noctambules, avec Maria
Casarès et Roger Blin, dans une mise en scène de
Georges Vitaly (3 décembre). Gérard loue la petite
salle à ses frais, après que le projet eut échoué au
Théâtre Hébertot. Une œuvre de rupture de l’un des
principaux «chantres d’après-guerre», symbole d’un
nouveau théâtre, marqué tant par l’émergence de
jeunes auteurs et de nouvelles salles (le Poche, les
Noctambules, la Huchette...) que par la recherche
d’un nouveau rapport au public. Georges Vitaly estime
«qu’il est bon, en ces jours sans joie, qu’un groupe
de jeunes se retrouve, animé d’une foi inébranlable,
défiant le mauvais goût, la bassesse et le désespoir, à
la face d’un Paris presque toujours bercé par le théâtre
digestif, édenté, inerte.» Figure incarnée du «poètehéros» de Pichette, Gérard est devenu par ce rôle le
«comédien-poète». Les engagements qu’il a pris avec
Gérard Philipe et Maria Casarès dans Les Epiphanies
d'Henri Pichette, 1947.
Photo Bernand / Enguerand.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
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1948
Première (29 janvier) de K. M. X. Labrador, comédie de
Jacques Deval d’après Petticoat Fever de Marc Reed,
avec Claude Génia, Roger Tréville, Henri Chauvet, Karin
Vengey, dans une mise en scène de l’adaptateur, au
Théâtre de la Michodière. Gérard Philipe y incarne Harold
Britton. Gabriel Marcel, dans Les Nouvelles littéraires,
estime que «le plus grand comédien sans doute de sa
génération» se «galvaude» dans une telle expérience.
Loin de mépriser cette pièce de médiocre qualité,
Gérard, par un zèle jamais pris en défaut, témoigne
à chaque instant de sa conscience professionnelle.
Mieux, il se passionne pour ce spectacle, multiplie les
suggestions de direction d’acteurs pour l’enrichir.
Sortie à Paris de La Chartreuse de Parme (21 mai). Jean
Desternes, dans La Revue du cinéma (n°16), écrit : «La
chance, la grande chance du film est d’avoir Gérard
Philipe, ce garçon étonnant, qui redonne une vraie
jeunesse aux personnages qu’il incarne. Il est Fabrice
aussi naturellement qu’ailleurs ange ou démon, Prince
Muichkine ou Caligula […] On a bien un peu forcé la
dose, et c’est parfois Tarzan del Dongo. Mais quelle
fougue ! Comme il rend bien cette spontanéité, cette
naïveté romantique de Fabrice avec quelles touches de
cynisme intermittent ! »
Tournage (mai-juillet) dans la Manche d’Une si jolie
petite plage d’Yves Allégret qui a pour cadre un hôtel
de dernier ordre dont un nouveau pensionnaire, Pierre,
incarné par Gérard Philipe vient troubler la médiocre
quiétude. Un film du désespoir, existentialiste, au
dénouement tragique, où Madeleine Robinson (Marthe)
et Gérard Philipe, trouvent un de leurs meilleurs rôles
au côté de Jane Marken, Julien Carette, Jean Servais,
André Valmy, Mona Dol, Gabriel Gobin...
Reprise des Epiphanies au Théâtre des Ambassadeurs
(juillet).
Tournage, à l’automne, de Tous les chemins mènent
à Rome de Jean Boyer. Gérard Philipe y tient le rôle
d’un géomètre farfelu qui tombe amoureux de Laura
Lee (Micheline Presle), vedette de cinéma qu’il n’a pas
reconnue et qui lui laisse croire qu’elle est en danger.
«C’est l’aventure !» s’exclame-t-il.
Après avoir refusé une première fois, Gérard accepte
de tourner La Beauté du diable de René Clair pour
lequel il nourrit une vive admiration. Comme ensuite
avec Jean Vilar, la première rencontre de Gérard Philipe
avec René Clair avait tourné court. Mais suivra une
amitié exceptionnelle.
Ayant vu Gérard Philipe dans Caligula et dans Les
Epiphanies, Jean Vilar, impressionné par son jeu, lui
fixe rendez-vous chez lui, rue Antoine-Chantin. Henri
Pichette est là aussi et Léon Gischia les rejoint. Au
moment où Gérard se lève pour partir, Vilar lui propose
de jouer Le Cid lors de la seconde édition du festival
d’Avignon. L’acteur décline l’offre, avançant «n’être
d’accord ni avec Corneille en général, ni avec le Cid en
particulier. […] La tragégie ? La tragédie ? Mais voyons,
je ne suis pas fait pour ça», oppose-t-il à Vilar. Léon
Gischia racontera comment ce dernier, furieux, déclara
en haussant les épaules : «Le petit con !» La rencontre
entre les deux hommes commence ainsi (comme avec
René Clair !) par un ratage. Deux ans plus tard, c’est
Gérard Philipe qui relancera Vilar.
1949
Sortie (19 janvier) d’Une si jolie petite plage.
Première (3 mars) du Figurant de la Gaîté, comédie
d’Alfred Savoir au Théâtre Montparnasse-Gaston Baty,
dans une mise en scène de Marcel Herrand. Gérard
Philipe tient le rôle d’Albert (créé par Victor Boucher
au Théâtre Daunou en 1926), un étudiant pauvre ayant
pour seul compagnon son chien Biquet, réduit à faire le
figurant, amoureux d’une princesse qui vient tous les
soirs au spectacle. Il endosse différents costumes de
scène et n’accepte l’amour de la belle que lorsqu’elle
l’aime en clochard, c’est-à-dire tel qu’il est vraiment.
«J’aurais souhaité voir éclore de ce personnage un
Gérard Philipe-prince charmant, comme dans un
vulgaire film, où l’on voit la vedette quitter ses hardes
pour devenir une étoile. Et tant pis pour le mauvais
goût» écrit Elsa Triolet dans Les Lettres françaises (3
mars).
Tournage à Rome de La Beauté du diable (juilletaoût). Gérard Philipe y incarne Méphistophélès et
Faust jeunes, face à Michel Simon (Méphistophélès et
Faust vieux). René Clair, qui a écrit le scénario et les
dialogues avec Armand Salacrou, reconnaît alors en
Gérard «un pur–sang difficile à maintenir au petit trot
ou au trot allongé. Il ne se donne pleinement que dans
les scènes excessives, ce qui est le propre des grands
tragédiens.»
Sortie (16 septembre) de Tous les chemins mènent à
Rome. Le film est un échec.
A son retour d’Italie, Gérard Philipe s’est installé avec
sa compagne dans un petit appartement à Neuilly-surSeine, 45 boulevard Inkermann.
9
Début du tournage de Souvenirs perdus de ChristianJaque (19 avril) avec Danièle Delorme, Edwige Feuillère,
Pierre Brasseur, François Périer, Bernard Blier, Yves
Montand, Suzy Delair, Armand Bernard. Gérard Philipe
y tient le rôle d’un échappé de l’asile (Gérard de
Lançais), double meurtrier.
Atteint d’une rechute pulmonaire, Gérard se repose
à Janvry, au Moulin de la chanson (mai-juin), hôtel
campagnard tenu par des Russes. Gêné financièrement,
il sous-loue son appartement de Neuilly.
Tournage de Juliette ou la clé des songes de Marcel
Carné (3 juillet-12 octobre), adapté de la pièce de
Georges Neveux. Dans ce film à la fois baroque et
métaphysique, un jeune vendeur fauché, Michel
(Gérard Philipe), vole dans la caisse de son patron
(Jean-Roger Caussimon) pour offrir à sa belle Juliette
(Suzanne Cloutier) une amoureuse escapade à la
mer. Jeté en prison, il n’a qu’une hâte : dormir pour la
rejoindre dans ses rêves. Mais tous les personnages
qu’il rencontre ont perdu la mémoire, y compris la
jeune-fille sous la coupe de Barbe-Bleue (Jean-Roger
Caussimon)...
1950
Début du tournage (23 janvier) de La Ronde de Max
Ophuls d’après la pièce d’Arthur Schnitzler. Simone
Signoret (Léocadie, la prostituée), Serge Reggiani
(Franz, le soldat), Simone Simon (Marie, la femme de
chambre), Daniel Gélin (Alfred, le jeune homme), Isa
Miranda (Charlotte, la comédienne), Danielle Darrieux
(Emma Breitkopf ), Odette Joyeux (la grisette), JeanLouis Barrault (Robert Kühlenkampf, le poète) sont
quelques-uns des camarades de Gérard qui y tient le
rôle d’un jeune lieutenant guindé, tous à la recherche
d’amour et de sens, marionnettes désespérées sous la
houlette d’Anton Walbrook, le meneur de jeu.
Première de gala (16 mars) de La Beauté du diable
à l’Opéra de Paris, en présence de Vincent Auriol,
président de la République.
En novembre, Gérard vient trouver Vilar dans sa loge
du Théâtre de l’Atelier où il joue Henri IV de Pirandello
et se proposer comme interprète. L’un et l’autre ont
raconté la scène. «[…] Il savait bien que je n’avais
pas de théâtre. Tout en me démaquillant ce soir-là,
je regardais du coin de l’œil ce garçon célèbre que je
connaissais mal. Grand, dressé, le geste rare, le regard
clair et franc, sa présence était faite à la fois de force
calme et de fragilité. Je lui dis que je préparais Avignon
1951, c’est-à-dire le Cinquième Festival, et que c’était
la seule entreprise dont je pouvais l’assurer, rapporte
Vilar. Il me répondit aussitôt qu’il serait donc du
prochain Avignon. Deux jours après, je lui remettais
Le Prince de Hombourg. Il dit oui. J’ajoutais : Et Le Cid ?
Il baissa la tête, sourit, puis se tut.»
Maquettes dessinées par Léon Gischia pour les costumes
de Gérard Philipe : Le Prince de Hombourg, Le Cid,
Lorenzaccio, Ruy Blas , TNP - Jean Vilar.
Collection Association Jean Vilar
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
V
Gérard signe l’Appel de Stockholm, lancé par le Conseil
Mondial de la Paix. Le mouvement, soutenu par plus de
dix millions de signataires en France (et 500 millions
dans le monde) exige «l’interdiction absolue de l’arme
atomique» (19 mars).
Sortie de La Ronde (27 septembre). Le film, considéré
depuis comme l’un des chefs d’œuvre d’Ophuls, ne fut
d’abord pas très bien accueilli par la critique, pour des
raisons aussi bien esthétiques que morales, bien qu’il
obtînt quelques distinctions dans plusieurs festivals
internationaux.
10
11
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
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Quant à Gérard Philipe, il confiera : «Une conversation
avec Vilar, ses propos sur le théâtre, son avis sur les
pièces que je brûlais de jouer, me laissèrent conquis.
Une des grandes qualités de Vilar est sa patience.
Moi, je jouais les impatients. Mais lorsqu’il m’eut
fait lire Le Prince de Hombourg, je n’hésitai plus à le
suivre, non sans être allé revoir, sur ses conseils, le
professeur au Conservatoire qui est mon maître et
qui m’a beaucoup aidé : Georges Le Roy. Commença
alors le travail que je ne peux précisément raconter et
qui est fait de dépressions, de joies, d’abattements et
d’enthousiasmes. Le travail, cela ne se raconte pas.»
Gérard accepte ainsi de jouer Le Cid de Corneille et de
créer Le Prince de Hombourg de Heinrich von Kleist
dans le cadre du prochain Festival d’Avignon. JeanPaul Moulinot confie : «Je me souviens que lors de leur
première rencontre, Jean Vilar dit à Gérard : «Mais je
n’ai pas les moyens de payer un acteur comme toi !»
Gérard haussa les épaules et rit. Il partagea toujours,
financièrement, moralement, physiquement, le sort
commun de notre troupe.»
Voyage au Maroc et retour par Barcelone où Gérard
rend visite à son père réfugié en Espagne franquiste
sous l’identité d’un professeur de français du nom de
Felipe Marco (novembre).
Sortie de Souvenirs perdus (11 novembre).
1951
Juliette ou la clé des songes, mal reçu au Festival de
Cannes, sort à Paris (18 mai). Gérard voit dans l’échec
du film un «accueil injuste».
V
Débuts des répétitions du Cid (30 mai) au petit studio de
danse du Théâtre des Champs-Elysées. Les premières
séances sont difficiles. «Ça ne marche pas. Jean Vilar
s’efforce d’obtenir de Gérard quelque chose que celuici semble incapable de lui donner», se souvient Léon
Gischia. Puis c’est le déclic : «l’espagnolade» est
privilégiée au détriment du côté sérieux. «Ça y est,
c’est gagné.» Françoise Spira raconte : «Le matin nous
répétions Le Cid ; l’après-midi Hombourg, et le soir Le
Cid chez Georges Le Roy. C’est surtout là que l’on a
travaillé. Voir répéter Gérard était prodigieux.» Quant
à lui, il assure : «Tout me semble possible depuis que
Vilar, à ma grande surprise, m’a demandé d’interpréter
le Cid. C’est lui qui a gagné, pas moi.»
Première du Prince de Hombourg au Festival d’Avignon
(15 juillet) avec Gérard (Hombourg), Jean Negroni
(Hohenzollern), Jean Vilar (Prince électeur), Lucienne
Le Marchand (Princesse électrice), Jeanne Moreau
(Nathalie), Michel Arnaud (Hennings), Jean Belloc (un
heiduque), Pierre Lautrec (Guelder), Jean Bolo (Goltz),
Jean-Paul Moulinot (Kottwitz), Abel Jores (2ème officier),
Jean Martin (1er officier), Charles Denner (Mörner), Jean
Leuvrais (Reuss et Sparren), Coussonneau (Stranz),
René Dupuy (maréchal des logis), Monique Chaumette
(dame de la cour), Françoise Spira (2ème dame de la
cour), Pierre Asso (Dörfling). Décors et costumes de
Léon Gischia. Musique de Maurice Jarre. Régie de Jean
Vilar.
Deux jours plus tard, Gérard se blesse lors de la
dernière répétition en costumes du Cid. Il fait une
chute de deux mètres cinquante, heureusement
amortie par son costume à bourrelets. La première a
lieu le 18 dans la Cour d’honneur du Palais des papes
avec la distribution suivante : Jean Vilar (le Roi), Gérard
Philipe (Don Rodrigue), Françoise Spira (Chimène),
Pierre Asso (Don Diègue), Jean Leuvrais (Don Gormas),
Jeanne Moreau (l’Infante), Jean Negroni (Don Sanche),
Jean-Paul Moulinot (Don Alonse), Charles Denner (Don
Arias), Monique Chaumette (Léonore), Lucienne Le
Marchand (Elvire), André Schlesser (page de l’Infante).
Régie de Jean Vilar. Décors et costumes de Léon
Gischia, direction musicale de Maurice Jarre.
Gérard joue immobile ou assis, martyrisé par ses
blessures, son jeu considérablement réduit. Son
interprétation est pourtant un triomphe. Morvan
Lebesque écrit : «On n’imagine plus que Le Cid puisse
être joué par quelqu’un d’autre : Gérard Philipe est
Rodrigue lui-même. Comme on restaure un tableau
ancien, il restitue à la tragi-comédie de Corneille toute
sa jeunesse et toute sa fraîcheur, nous donnant à croire
qu’elle a été écrite cette année, pour nous.»
Entre ces deux rôles de légende, Gérard a interprété
un personnage d’une grande drôlerie - la courtisane
Artemona - dans La Calandria, pièce du cardinal Divizio
de Bibbiena (1470-1520), avec Jean Negroni (Lélio),
Jean-Paul Moulinot (Calandro), Monique Chaumette
(Samia), Françoise Spira (Santilla), Jean Martin (Ruffo),
Lucienne Le Marchand (Fulvia), Maurice Coussonneau
(Fannio), Lucien Arnaud (un crocheteur), Charles
Denner (premier sbire) et Jean Vilar (deuxième sbire)
(17 juillet). La pièce fut jouée trois fois.
Gérard Philipe et Jeanne Moreau dans Le Prince
de Hombourg de Kleist, mise en scène Jean Vilar,
Avignon 1951. Photo Mario Atzinger.
13
«Gérard était très amoureux d’Avignon. Il aimait la ville.
Il aimait la campagne des alentours», confiera plus
tard Jean Vilar. Au Palais des papes, les deux hommes
partagent la même loge. Les défauts d’acoustique ou les
rapports de géométrie que relève Vilar n’empêchent pas
Gérard Philipe d’adorer jouer dans la Cour d’honneur.
Morvan Levesque l’assure : «La participation de Gérard
Philipe à ce Festival fut l’appoint déterminant qui en fit
un moment parfait de l’art dramatique.» Léon Gischia,
pour sa part, estime qu’ «Avignon aura été pour Gérard
un mariage d’amour avec son public ; ce public que
Jean lui avait préparé et qui n’attendait plus que lui.
Dès leur première rencontre, rue Antoine-Chantin,
Jean, avec cette prescience qui fait partie de son
génie, savait que Gérard était fait pour Avignon comme
Avignon était fait pour Gérard. Mais cela, à ce momentlà, Gérard ne le savait pas encore. En revanche, je suis
convaincu que lorsque Gérard est allé «s’offrir» à Jean,
dans sa loge de l’Atelier, une des raisons majeures qui
l’a poussé, ce sont ces nouveaux rapports, ce nouveau
contact que Vilar avait su créer avec le public - ce public
jeune, ce public populaire qui devait devenir celui du
TNP et dont Gérard sentait déjà et n’a jamais cessé de
sentir si profondément le besoin.» Gérard partage en
tout cas avec Vilar l’idée de «faire d’un spectacle un
«événement» […] non pas seulement pour l’élite, les
snobs, mais aussi pour le large public.»
Jean Vilar, âgé de trente-neuf ans, signe le contrat qui le
porte à la tête du Théâtre National Populaire (mi-août)
et qui l’oblige par un cahier des charges qui apparaît
comme un terrible carcan. En outre, il verse, à la paierie
générale la somme de 500.000 francs, cautionnement
du directeur en régie libre. Cette nomination par le
Secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts sur la proposition
du Directeur général des Arts et des Lettres, Jacques
Jaujard, et son adjointe Jeanne Laurent, va, selon
ses propres termes, «changer le cours de [sa] vie».
Sensible aux «coïncidences», Vilar observera qu’il est
arrivé à Paris l’année même où Gémier - le premier
directeur du Théâtre National Populaire, en 1920 - s’en
alla (1933), et qu’on lui en confia la direction le mois
même où Jouvet mourut...
Début du tournage de Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque
(20 août), sur un scénario de René Wheeler et René
Fallet et des dialogues d’Henri Jeanson. Gérard, qui
«[avait] peur d’être catalogué parmi les «romantiques
tristes» est heureux de jouer un «personnage sain et
gai». Il se déchaîne, littéralement. Le plus souvent, il
tourne lui-même les scènes dangereuses, refusant
d’être doublé. Il se blesse d’ailleurs lors du tournage
dont il gardera des souvenirs épiques.
La Calandria, avec Jean-Paul Moulinot. Photo D.R. /
Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.
V
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
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15
Gérard signe son contrat d’engagement au Théâtre
National Populaire (29 septembre) pour la période
du 1er octobre 1951 au 31 juillet 1952, moyennant un
traitement fixe brut mensuel de trente mille francs
auquel s’ajoute un feu de quatre cents francs par
répétition, et un feu variable selon l’importance du
rôle dévolu pour chaque représentation à laquelle il
aura pris part.
Il s’engage en outre à accepter tout emploi que
lui attribuera Jean Vilar. Le contrat est tacitement
reconductible.
Les premières représentations du TNP ont lieu à
Suresnes avec Le Cid de Corneille et Mère Courage de
Brecht (17-18 novembre) dans laquelle Gérard interprète
le rôle fort court d’Eilif, le fils de Mère Courage que
joue Germaine Montero. Il joua la pièce de Brecht dixhuit fois. Morvan Lebesque écrit : «Gérard Philipe, une
«vedette» ? Lui ? Le premier week-end de Suresnes
avait débuté par un concert musical ; leurs morceaux
terminés, MM. les musiciens sortirent sans daigner
enlever leurs pupitres. Des coulisses, Gérard parut et,
le plus simplement du monde, débarrassa le plateau.
Il était l’ami, le frère des techniciens, des machinistes.»
Le tournage de Fanfan n’étant pas achevé, ChristianJaque tourne les scènes de poursuite sur un terrain
d’aviation près de Paris : «Me voici donc jouant le
soir à Suresnes et chevauchant au petit matin sur un
aérodrome», raconte Gérard.
Le Cid est un triomphe. Jean-Jacques Gautier en rend
compte en des termes dithyrambiques et salue Gérard
Philipe comme un «nouveau Mounet-Sully» ! Dussane
confirmera, quelques années plus tard dans ses
mémoires (J’étais dans la salle, 1963) : «Le miracle qui
emporta tout fut le Rodrigue de Gérard Philipe. Ceux-là
seuls qui auraient pu voir Mounet jeune (et sans doute
aucun d’eux ne survit) eussent retrouvé dans leurs
mémoires l’équivalent de ce bondissement vainqueur,
de ces brusques détentes où l’âme frémissante semble
ôter au corps toute pesanteur. Quelle jeunesse de
cœur, quelle authentique fierté, quelle pure flamme !
Comme il sut être enthousiaste sans enflure, juste
sans platitude, pudique sans sécheresse ! Corneille, le
merveilleux Corneille du Cid printanier entrait en scène
avec lui - et quittait la scène quand il sortait. Tous dans
le public, novices ou vétérans, nous nous sentions
baignés du même bonheur, ramenés à une fraîcheur
d’adolescence.» Quant au critique Morvan Lebesque,
il assure qu’il «paraît désormais impossible de voir
jouer Le Cid par quelqu’un d’autre, et sans doute pour
les vingt ou trente ans à venir.» (cité dans Bref n°34)
Gérard, en tout cas, garde la tête froide et laisse
éclater sans cesse son humour. Alors qu’une
journaliste l’interroge pour la radio et lui demande à
quoi il attribue cette jeunesse encore actuelle du Cid, il
répond : «A Pierre Corneille, Madame !» Il joua la pièce
cent quatre-vint-dix-neuf fois (et deux fois seulement
à Avignon, dont une assis pour cause de blessure !
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
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voir supra). Pendant neuf ans, selon les termes de
Vilar lui-même, Gérard va être «à l’égard du TNP la
fidélité même. […] En huit ans, il ne demanda aucune
augmentation de salaire. Il n’y eut jamais un régime
de faveur pour lui. Il ne réclama, il ne suggéra jamais
aucune clause particulière. A l’affiche, enfin, son nom
s’inscrivait […] à sa place alphabétique». Au début de
son contrat, il obéit à la règle contractuelle valable
pour tous les comédiens du TNP : 1.500 francs pour un
rôle secondaire, 3.000 francs pour un rôle important,
4.500 francs pour le premier rôle, par représentation.
Jean Vilar et Gérard Philipe dans Le Cid de Corneille, 1951.
Photo Bernand / Enguerand.
Dans l’intimité, Gérard épouse Nicole Fourcade qui
prend le nom d’Anne Philipe (29 novembre). René
Clair et son épouse sont leurs témoins. Cinéaste et
ethnologue, Anne Philipe accompagnera souvent
Gérard dans ses voyages en France et à l’étranger.
Militante des forces de progrès, elle exerça une
influence intellectuelle et politique certaine sur son
mari. Elle fera preuve d’autre part d’un incontestable
talent littéraire. Jérôme Garcin, son gendre, a tracé
de cet authentique personnage un émouvant portrait
dans Théâtre intime (Gallimard, 2003).
La Compagnie du TNP part pour l’Allemagne où elle
joue Le Cid à Augsbourg, Nuremberg, Karlsruhe (27
décembre).
17
V
1952
Poursuite de la tournée à Strasbourg, Colmar, Lyon,
Bruxelles, Gand, Luxembourg, Louvain, Mons et
Anvers.
Tournage du sketch de liaison sous la direction de
Georges Lacombe pour Les Sept péchés capitaux (1821 février). Gérard Philipe y est un bateleur dans une
fête foraine. Au récit de sept histoires, s’ajoute celui
d’un huitième péché : «Voir le mal où il n’est pas.»
Le Théâtre des Champs-Elysées accueille le TNP pour
40 représentations du Prince de Hombourg (à partir du
22 février). En tout, Gérard Philipe joua la pièce cent
vingt fois. Le Prince de Hombourg est présenté aux
parisiens en alternance avec Le Cid.
Sortie de Fanfan la Tulipe (20 mars). Le succès du film
est mondial. «A New York, on surnomme Gérard Philipe
le Jet-propelled Frenchman. A Tokyo, on lui donne le
titre de Samouraï du Printemps. A Budapest, on écrit :
Avec Fanfan-la-Tulipe, nous retrouvons la France du 14
Juillet.»
Début du tournage de Belles de nuit de René Clair (1er
avril), un film de studio aux changements de costumes
fréquents. Gérard y incarne Claude, un jeune musicien
désespéré, entraîné dans un tourbillon de vie à mille
facettes, s’évadant dans le temps entre Martine Carol
(Edmée), Gina Lollobrigida (la caissière et Leila), Magali
Vendeuil (Suzanne)...
Le TNP intègre le Palais de Chaillot, au Trocadéro (30
avril), après avoir proposé durant le mois précédent
Mère Courage et Le Cid sous le chapiteau d’un cirque
à la Porte Maillot. Gérard y réalise sa première mise
en scène en montant la seconde pièce d’Henri
Pichette, Nucléa, à laquelle le poète travaillait depuis
deux ans. Maurice Jarre crée la musique, Calder les
éléments scéniques. Gérard interprète le poète Tellur,
aux côtés de Jeanne Moreau, Annie Fargue, Monique
Chaumette, Lucienne Le Marchand, Françoise Spira,
Louis Arbessier, Maurice Garrel, Jean Negroni, Jean
Leuvrais, Jean Deschamps, Charles Denner et Jean Vilar.
(Première le 3 mai). Dans sa pièce, Pichette dénonce
les horreurs de la guerre nucléaire et les hideurs de
la vie contemporaine. Singulière aventure dramatique
qui divise la critique. La pièce est jouée huit fois
seulement, en alternance avec Le Cid et Le Prince de
Hombourg.
Sortie des Sept péchés capitaux. Fin du tournage de
Belles de nuit (6 juin).
Début des répétitions de Lorenzaccio d’Alfred de
Musset dont Gérard assure la régie, Jean Vilar ayant
été hospitalisé d’urgence et opéré (9 juin). La première
a lieu au Festival d’Avignon le 15 juillet. Jarre crée les
fameuses trompettes. La pièce connaît un triomphe.
« Le prodigieux Gérard Philipe ! » s’enthousiasme
Jean-Jacques Gautier. Robert Kemp souligne une
interprétation pleine de force, servie par le plein air
qui élargit la diction, fortifie l’articulation. Après les
interprétations de Sarah Bernhardt et autres Piérat,
Falconnetti, Jamois..., (car jusqu’alors le rôle de
Lorenzaccio était tenu - à Paris - par des femmes),
Gérard Philipe rend au personnage de Lorenzo sa
virilité. «Un de ses plus beaux rôles», estime Gabriel
Marcel, assurant : «Il me sera bien difficile à l’avenir de
ne pas voir le héros de Musset sous les traits de Gérard
Philipe.» (cité in Bref n°34)
V
Séjour au Québec pour présenter Fanfan la Tulipe
(deuxième quinzaine d’août).
V
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
V
Fanfan la tulipe, de Christian-Jaque, 1952. Photo D.R.
Tract du mouvement d'avant-garde Lettrisme.
Coll. Association Jean Vilar.
Correspondance et dessins d'Alexander Calder.
Yllen et Tellur sont les principaux personnages de
Nucléa d'Henri Pichette, 1952. Coll. Association
Jean Vilar / Fonds Famille Gérard Philipe.
18
19
La tentative témoigne en tout cas de l’intérêt du
directeur du TNP pour «les poètes de ce temps» :
«Ils n’accepteront pas cette pièce. Que leur répondre
sinon que j’offre à des écrivains vivants et jeunes
ce dont je dispose : les meilleurs comédiens de ma
compagnie, mes techniciens, mon plateau, tous mes
moyens y compris évidemment les plus larges moyens
financiers.»
1953
Première parisienne de Lorenzaccio à Chaillot (28
février). Selon Robert Kemp, Gérard Philipe y a encore
progressé. Roland Monod (qui ignorait qu’il serait un
jour président de l’Association Jean Vilar, de 2001 à
2009) raconte dans Paris-Match comment «le ToutParis rassemblé assista […] à la véritable création du
chef d’œuvre d’Alfred de Musset» dont il compare
l’éclat à une «révolution». Dans un beau texte titré
Eloge de Gérard Philipe, Vilar décrit le Gérard metteur
en scène «vif et autoritaire», et justifie par la même
occasion de lui avoir confié la responsabilité de
conduire ses camarades, à deux reprises déjà : «[…] J’ai
compris que ce métier est un métier d’homme jeune,
dont la santé encore vive ne tempère pas les audaces.
Oui, un théâtre qui ne confie pas à la jeunesse des
responsabilités essentielles est un théâtre mort.»
Le TNP aura donné en tout quatre vingt-dix-neuf
représentations de Lorenzaccio.
V
Daniel Ivernel, Gérard Philipe et Charles Denner :
Lorenzaccio de Musset, mise en scène Gérard Philipe,
1952. Photo Mario Atzinger.
Sortie de Belles de nuit (14 novembre), le «meilleur
film» de René Clair, selon André Bazin.
Première au TNP à Chaillot de La Nouvelle Mandragore
de Jean Vauthier, inspiré de La Mandragore de
Machiavel, dans une mise en scène de Gérard (20
décembre). Musique de Maurice Jarre. Gérard y incarne
le beau Callimaque trompant l’imbécile barbon Nicia
(Jean-Paul Moulinot) qui possède la plus belle femme
de Florence, Lucrèce (Jeanne Moreau), à laquelle il
ne parvient pas à faire un enfant. Avec aussi Georges
Wilson (Timoteo), Jean-Pierre Darras (Siro), Jacques
Amyrian (Ligurio), Daniel Sorano (Sorostrata), Michel
Le Royer (l’amoureux)... La pièce est jouée six fois.
Dans son Mémento, Vilar, malgré ses rapports
exécrables avec l’auteur, Jean Vauthier, concède
que c’est peut-être la «démesure de la scène qui a
provoqué le divorce entre nous et le texte de l’auteur
d’abord, entre le texte de l’auteur et le public ensuite».
Départ (début avril) pour le Mexique où Yves Allégret
va tourner Les Orgueilleux, sur un scénario de JeanPaul Sartre adapté par Pierre Bost et Jean Aurenche.
Gérard y incarne Georges, un médecin alcoolique
échoué dans une bourgade du golfe du Mexique. Y
débarque un couple de touristes : Tom (André Toffel)
qui va mourir lors d’une épidémie de méningite, et
sa femme Nellie (Michèle Morgan) qui va s’attacher
à Georges. La scène où Gérard Philipe danse jusqu’à
en perdre le souffle devant Michèle Morgan est un
passage d’anthologie. Le tournage a lieu à Alvarado,
mais Gérard est hébergé dans un hôtel à Vera Cruz.
Accompagné de son épouse, il profite des pauses
du tournage pendant le week-end pour admirer les
vestiges de la civilisation maya tout en découvrant ce
pays tourné vers l’avenir, où, comme il l’écrit à son ami
Pichette, «la vie bouillonne de toutes parts.»
Vilar, inquiet d’apprendre que Gérard souhaite ne
jouer que trois fois par semaine, lui adresse une lettre
à l’hôtel Mocambo, à Vera Cruz, pendant le tournage :
«Trois fois sur sept représentations : cela me paraît bien
peu, Gérard. Pense à Lorenzaccio, à Hombourg aussi,
au Cid peut-être. Il y aura des matinées étudiantes
(presque toutes) avec Lorenzaccio, il ne resterait donc
que deux soirées. Je tremble un peu. Nous arrivons - au
prix de quelles peines - à une détente. Il faudra encore
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
20
affermir notre position, vaincre ici et là. J’imagine mal
la victoire sans toi. Que cela ne t’empêche pas de
prendre convenablement le soleil... et la caméra. Mais
tout de même, tranquillise-moi vite.» (cité in J’imagine
mal la victoire sans toi).
Gérard joue Le Prince de Hombourg en Allemagne, à
Hambourg (15-25 juin).
Il se rend à Londres pour le tournage de Monsieur
Ripois de René Clément, d’après le roman de Louis
Hémon, Monsieur Ripois et la Némésis (1er juillet).
Il y interprète André Ripois, jeune français vivant à
Londres, séducteur invétéré mais aussi anti-héros
seul avec sa radio portative de laquelle s’échappe
un air de saxophone et qui finit écrasée sous un
autobus. Finalement, en voiture d’infirme après une
chute malheureuse, il continuera de poursuivre les
belles filles du regard... Le film est annonciateur des
révolutions qui feront le succès, quelques années plus
tard, de la Nouvelle Vague : les extérieurs sont réalisés
dans la rue, sans figurants professionnels, en caméra
cachée, au milieu de la foule pour plus d’authenticité.
L’improvisation est fréquente durant les prises. Le
tournage est très gai, marqué par une complicité
permanente entre Gérard et le réalisateur : «Je n’ai
jamais eu cela qu’avec lui», confiera ce dernier.
Gérard joue le rôle de D’Artagnan dans Si Versailles
m’était conté de Sacha Guitry (fin septembre), le film
retraçant l’histoire fastueuse du château, des origines
au XXe siècle. Nombreuse distribution autour de Guitry
(Louis XIV) avec notamment Pauline Carton, Danielle
Delorme, Edith Piaf, Micheline Presle, Michel Auclair,
Jean-Pierre Aumont, Jean-Louis Barrault, Bourvil, Jean
Desailly, Daniel Gélin, Jean Marais, Georges Marchal,
Jean Richard, Tino Rossi, Louis Seigner, Charles Vanel,
Orson Welles...
V
Dans le film de René Clément, Monsieur Ripois.
Photo D.R. / Fonds Famille Gérard Philipe.
Tournage à Rome des Amants de la villa Borghèse de
Gianni Franciolini (octobre), une série de sketches
dans laquelle Gérard Philipe (l’amant) et Micheline
Presle (la femme mariée) composent un couple en voie
de rupture.
Voyage au Japon pour la Semaine du cinéma français
(16 octobre).
Sortie des Orgueilleux (25 novembre).
21
1954
Reprise par Gérard du rôle-titre de Richard II de
Shakespeare, jusque-là interprété par Jean Vilar
qui l’avait créé en 1947 lors de la Semaine d’Art en
Avignon (2 février). Dans son Mémento, Vilar écrit à
la date du lendemain : «A chaque fois je m’émerveille
de ses dons, de cette grâce qui sait rester discrète, de
cette technique si pure. Spectateur perdu au milieu de
cette immense assemblée, je regardais et j’écoutais.
Non sans inquiétude. A la lettre, ici et là, j’avais peur.
Pourtant est-il un comédien jouant sur ce monstrueux
plateau qui m’ait jamais inspiré autant de confiance ?
Mais je connais trop bien le rôle ; je le jouais encore
il y a quinze jours. Attentif au moindre geste des uns
et des autres - la mise en scène est nouvelle et a été
conçue par Gérard - je revenais toujours à ce «roi des
douleurs». Jamais ne me fut plus évident que notre
façon de servir un rôle est absolument différente. […]
Gérard, jouant tout à fait autrement ce magnifique rôle,
troublait en définitive mon jugement, m’interdisait par
ses trouvailles mêmes toute analyse utile et sérieuse
de son jeu. La représentation terminée, j’ai éprouvé
un sentiment de vide extrême comme après un long et
épuisant effort.»
Gérard joua le rôle vingt-et-une fois.
V
Jean Vilar transmet à Gérard Philipe le rôle de Richard II
de Shakespeare, 1954. Photo Bernand / Enguerand.
Sortie de Si Versailles m’était conté (10 février).
Première de Ruy Blas de Victor Hugo, au palais de
Chaillot (23 février). Régie de Jean Vilar, costumes de
Léon Gischia. Gérard tient le rôle-titre, entouré de Jean
Deschamps (Don Salluste), Georges Riquier (Gudiel),
Daniel Sorano (Don César), Jean-Jacques de Kerday
(le marquis del Basto), Lucien Arnaud (le marquis
de Santa-Cruz), Jean-Pierre Darras (le comte d’Albe),
Philippe Noiret (le comte de Camporeal), Guy Provost
(Don Manuel Arias), Jacques Le Marquet (un huissier
de cour), Gaby Sylvia (la Reine), Mona Dol (Duchesse
d’Albuquerque), Zanie Campan (Casilda), Christiane
Minazzoli (première suivante), Laurence Constant
(deuxième suivante), Georges Wilson (Don Guritan),
André Schlesser (un valet), Jean-François Rémi (le
marquis de Priego), Georges Lycan (Don Antonio
Ubilla), Roger Mollien (Montazgo), Jean-Paul Moulinot
(Covadenga), Yves Gasc (le page de Ruy Blas).
En date du 17 février, une semaine donc avant la
première, Vilar avait écrit dans son Mémento :
«L’interprète, indiquant donc plus que jouant, était
beau. De cette beauté qu’accorde au visage, à la taille
et aux gestes d’un comédien doué une interprétation
débarrassée des appoggiatures trop personnelles et
qui, confiant et fidèle, se laisse guider par les vertus,
par l’humanité et par les bonheurs d’un texte inspiré
(cependant au cours de ces quatre derniers jours il a
joué les rôles de Hombourg, Richard II, Lorenzaccio).»
Jacques Lemarchand confirme : «Depuis Le Cid, je
savais que Gérard Philipe était notre premier jeune
tragédien. Depuis que je l’ai vu dans Ruy Blas, je sais
qu’il est un grand acteur : il est capable de créer une
tradition en partant de l’œuvre la plus fréquemment
jouée de Victor Hugo.» (cité in Bref n°34).
Gérard jouera le rôle quatre-vingt-quatre fois.
Son rythme de travail est accablant. Vilar en a parfois
conscience : «Ici et là, je discerne à travers son jeu
la fatigue de Gérard provoquée par cette dernière
semaine de labeur incessant. Je suis un criminel.»
Début du tournage de Le Rouge et le Noir (29 mars) de
Claude Autant-Lara d’après le roman de Stendhal. «A-ton le droit d’adapter Stendhal ? se demande Gérard.
C’est une responsabilité horrible. […] J’ai pris sur moi
de répondre.» Gérard est donc Julien Sorel aux côtés
de Danielle Darrieux (Madame de Rénal), Antonella
Lualdi (Mathilde de La Mole), Jean Mercure (Marquis de
La Mole)... Autant-Lara se souviendra d’un «travailleur
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
22
Gérard et Anne Philipe achètent une maison à Cergy,
près de Pontoise (mars), au milieu d’un parc, au bord
de l’Oise.
Chute de Diên Biên Phu (7 mai).
Sortie de Monsieur Ripois (19 mai) à propos duquel
Yves Boisset écrit : «Bien que Monsieur Ripois soit
indiscutablement le meilleur film de René Clément et le
meilleur film de Gérard Philipe, René Clément a, paraîtil, raconté dans l’intimité que Gérard Philipe n’avait
jamais rien compris au personnage. Effectivement, il est
possible que ce rôle, qui reste le plus complexe, le plus
ambigu et le plus admirable de sa carrière, Philipe l’ait
tellement bien senti et s’y soit si parfaitement intégré
par tous les pores de la peau et de l’âme, qu’il ait été
incapable d’en analyser le mécanisme. Car, brisant
habituellement ses personnages pour les reconstruire
à partir de lui-même, Gérard Philipe se brisa presque
irrémédiablement sur le marbre sans faille de ce Ripois
dont les éclairs glacés rejaillirent sur chacun de ses
rôles postérieurs.» (Cinéma 60 n°46)
Sortie des Amants de la Villa Borghèse (28 mai) puis
du Rouge et le Noir (29 octobre). François Truffaut,
dans la revue Arts (10 novembre) assure que «joué
par des marionnettes dépourvues de cœur, Le Rouge
et le Noir est d’abord essentiellement un film sans
âme.» Jacques Audiberti n’est pas plus tendre dans
Les Cahiers du Cinéma (n°43, janvier 1955), très
ironique à l’encontre de «notre très sympathique
jeune premier national [qui] poursuit, le visage une
fois pour toutes immobilisé jusqu’au vide dans une
synthèse d’indifférence et de gentillesse, son destin de
séducteur sans concupiscence ni conviction qui tombe
les femmes parce qu’il faut bien […]». Georges Sadoul,
en revanche, assure : «Gérard Philipe est Julien, comme
nul ne put jamais l’être depuis un siècle. Un peu plus
âgé que son rôle, il lui a apporté la maturité d’un héros
génial et persécuté. Grâce à lui l’humour stendhalien
franchit l’écran, gronde, grince, ricane, éclate.» (Les
Lettres françaises, 4 novembre)
Alors qu’ils sont en tournée en Pologne, Vilar glisse
un message sous la porte de la chambre de Gérard :
«Je te laisse dormir car il est huit heures. Et car il faut
que tu sois en pleine forme, ce soir. Revois ce matin
ton texte, calmement, dans ton lit. A la 150e, les
grands textes risquent de n’être plus que des textes,
pour l’interprète. […] Retrouve la rigueur de jeu des
premières représentations. Ne te mets pas à genoux
dans les Maures, souviens-toi que tu étais plus dans le
ton fier de Rodrigue, le jour où, par force, tu as dû dire
«les Maures» assis. Tu peux jouer à la fois Rodrigue
et Fanfan. Mais joue Rodrigue quand c’est Le Cid que
tu joues, et garde Fanfan pour Fanfan. Il y a beaucoup
de plaisanterie amicale dans mes dix dernières lignes,
mais aussi un peu de vrai.» (cité dans J’imagine mal la
victoire sans toi).
V
infatigable et d’une conscience exemplaire» analysant
beaucoup, ne laissant rien au hasard. «Il s’est tué au
travail, poursuit-il. Le métier de comédien est très
difficile, il est épuisant pour ses grands représentants,
aussi bien au théâtre qu’au cinéma. Gérard était de
ceux-là. Il se donnait totalement à son art dans cette
vie où l’on est appelé constamment à donner toujours
plus de soi-même, jusqu’à la frénésie.»
Note de Jean Vilar à Gérard Philipe :
Gérard,
Je te trouve un merveilleux interprète. Et tu joues R.B.
[Ruy Blas] à la perfection.
Vilar
(Je ne puis maintenir la discipline indispensable si tu
arrives cinq minutes avant le mot «en scène» de la Régie).
Cela est totalement impossible. Je préfèrerai que tu sois
un moins émouvant artiste et un ouvrier plus rigoureux.
Ce soir est plus important qu'hier.
J.V.
Collection Association Jean Vilar /
Fonds Famille Gérard Philipe.
23
Le conflit algérien éclate (novembre).
Naissance d’Anne-Marie Philipe (21 décembre), fille
d’Anne et de Gérard. «Tu me l’avais caché(e), pendard !»
écrit Vilar à Gérard, ajoutant : « Et mes compliments à
la maman.»
Gérard se met en congé du TNP (fin décembre). Dans
une lettre, Vilar lui a confié : «Gérard, tu n’es pas pour
moi que Rodrigue ou Hombourg, ou Lorenzo. Tu es le
seul comédien de la génération d’après-guerre qui ait
compris sentimentalement le problème populaire. Car
c’est ainsi (hors nos questions de gestion, hors nos
budgets particuliers) sentimentalement qu’il faut le
traiter, ce Théâtre Populaire.»
Gérard (15 décembre) s’est «lavé de l’apparence de
trahison» que Vilar fait revêtir à ce «départ», à ces
«vacances» : «J’emprunterai encore une image : en
voudra-t-on à l’âne d’aller brouter les chardons du pré
voisin ? Que l’herbe repousse et le revoilà dans son
enclos !» (cité dans J’imagine mal la victoire sans toi).
a pour cadre une petite ville de province pendant la
Belle-Epoque. Marie-Louise, incarnée par Michèle
Morgan, est celle-là. Très importante distribution avec,
aux côtés du couple vedette, Jean Desailly (Victor
Duverger), Pierre Dux (le colonel), Yves Robert (Félix),
Brigitte Bardot (Lucie), Lise Delamare (Juliette), Magali
Noël (Thérèse), Simone Valère (Gisèle), Jacques Fabbri
(l’ordonnance d’Armand), mais aussi Judith Magre,
Jacqueline Maillan, Claude Rich, Daniel Sorano, Daniel
Ceccaldi, Bernard Dhéran, Michel Piccoli...
Yves Allégret entreprend La Meilleure Part au barrage
d’Aussois, près de Modane (25 juillet). On y suit la
construction d’un barrage et la lutte des ouvriers pour
obtenir une meilleure prime de rendement. Gérard,
aux côtés de Michèle Cordoue et de Gérard Oury,
incarne l’ingénieur Perrin qui aide à faire triompher ces
revendications sociales.
Voyage à Moscou, Kiev et Leningrad à l’occasion de la
Semaine du cinéma français (fin octobre).
Sortie des Grandes Manœuvres (26 octobre). Aragon y
voit «un véritable chef-d’œuvre de l’art français […] La
France n’est pas qu’un pays de grands peintres, c’est
un pays de grands acteurs... Oui, dans le monde entier,
un Gérard Philipe c’est aussi bien dans Les Grandes
Manœuvres que dans Le Cid le visage français...»
(Les Lettres françaises, 3 novembre 1955). Audiberti
observe que le film enchante les salles mais épingle
«le plaisir qu’elles prennent à la gaminerie de Gérard
la Tulipe […]» (Cahiers du cinéma n°53)
Participation à Si Paris m’était conté de Sacha Guitry
(novembre) qui relate quelques épisodes marquants
de l’histoire de Paris. Gérard, en chanteur des rues,
commente les événements. La distribution réunit Sacha
Guitry (Louis XI), Françoise Arnoul, Danielle Darrieux,
Robert Lamoureux, Jean Marais, Michèle Morgan,
Sophie Desmarets, Odette Joyeux, Renée Saint-Cyr...
V
Avec Michèle Morgan dans le film de René Clair,
Les Grandes manœuvres.
Photo D.R. / Fonds Famille Gérard Philipe.
1955
Achat d’un appartement au n°17 de la rue de Tournon,
dans le 6e arrondissement à Paris. Pendant les travaux,
la famille Philipe habite au n°20 de la rue Oudinot, dans
le 7e arrondissement de Paris et à Cergy (printemps).
Début du tournage des Grandes Manœuvres de René
Clair (28 avril). Gérard y interprète Armand de la Verne,
lieutenant au 33e Dragons, qui multiplie les conquêtes
féminines et qui fait le pari de devenir l’amant d’une
femme que le hasard, seul, déterminera. L’intrigue
1956
Sortie de Si Paris m’était conté (27 janvier). Truffaut
salue une «direction d’acteurs remarquable de
justesse et de fermeté et une fantaisie spontanée
qui jaillit à chaque image sans effort et comme
naturellement...» (Arts, 8 février), alors que d’autres
critiques assurent que les acteurs n’y font que «de la
figuration inintelligente et rien de plus...» (Les Lettres
françaises, 2 février).
Naissance d’Olivier Philipe (9 février), second enfant
de Gérard et d’Anne.
Rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline (25
février).
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
24
Début du tournage des Aventures de Till l’Espiègle de
et avec Gérard Philipe dans le rôle de Till (27 février),
d’après l’œuvre de Charles De Coster. Gérard réalise
ainsi son rêve de passer de l’autre côté de la caméra.
Il y révèle sa maîtrise des techniques de réalisation et
de la direction d’acteurs, en disciple de René Clair. Till
vit heureux dans un petit village de la Flandre, au XVIe
siècle, malgré l’occupation espagnole. Surviennent
les troupes sanguinaires du duc d’Albe (Jean Vilar) qui
condamnent le père de Till, Claes (Fernand Ledoux),
au bûcher. Till jure alors de le venger et de libérer son
pays. Aidé de Lamme (Jean Carmet), il prend le parti du
prince d’Orange qui organise la révolte des Flandres.
Vilar écrit à Gérard, quelques jours après le tournage
pour lui dire tout le plaisir qu’il a eu à «travailler sous
[ses] ordres» et rend hommage au «savoir-faire» du
réalisateur qui signe là son premier film. Pour sa part,
il assure que c’est là son «dernier film» (cité dans
J’imagine mal la victoire sans toi).
Sortie de La Meilleure Part (28 mars). François
Truffaut, une fois de plus, se montre d’une sévérité
extrême qui tourne à l’obsession. Il écrit notamment,
après avoir défié Yves Allégret «de ne pas s’ennuyer
mortellement s’il était obligé de dîner, rien qu’une fois,
avec l’un ou l’autre des personnages de son film» :
«Il y a un cas Gérard Philipe. Cette idole du public
féminin entre quatorze et dix-huit ans est la terreur
des bons metteurs en scène. Je sais au moins trois des
meilleurs cinéastes français qui ont préféré renoncer
à tourner certains films plutôt qu’à devoir y diriger
l’indirigeable Gérard Philipe dont le timbre de voix est
vraiment une infirmité ; plutôt que de se corriger, il en
joue maintenant comme d’un truc.» (in Arts, 11 avril).
En revanche, Alain Resnais tient le film pour l’un des
meilleurs rôles de Gérard (avec Le Diable au corps et
Monsieur Ripois) assurant : «Il y a trouvé le moyen
d’être «gris», de rendre les conversations grises. C’est
une interprétation «en creux», j’y sens la grisaille du
climat dans lequel vivent ces ingénieurs, et puis c’était
pour l’époque un film courageux.» (in Films-Portraits,
novembre-décembre 1979).
Reprise du Prince de Hombourg au Festival d’Avignon
(juillet).
Emeutes sanglantes à Poznan, en Pologne (28 juin).
Début de l’insurrection de Budapest (23 octobre). Les
chars entrent dans la ville le 4 novembre. Manifestation
à Paris (7 novembre) contre l’intervention soviétique
en Hongrie.
L’Humanité et du Monde sont positives. En revanche,
François Truffaut se montre une nouvelle fois assassin :
«Techniquement le film est aberrant ; la caméra,
derrière laquelle il n’y a personne puisque Philipe,
sans arrêt, grimace devant elle, s’évertue à recadrer
dans chaque plan une cinquantaine de figurants muets
qui se déploient dans une confusion qui porte la griffe
TNP. Que Gérard Philipe soit très mauvais, dirigé par
lui-même, cela n’a rien d’étonnant […] Ce qui est grave
ici, selon moi, est que Gérard Philipe a entraîné dans
cette aventure déplaisante quelques très bons acteurs
que, de toute évidence, il n’a pas dirigés et qui sont
affreusement gênés à chaque instant en face de leur
«directeur» qui s’est ménagé un si beau rôle.» (Arts,
14 novembre). Cet échec affecte Gérard qui venait ainsi
de réaliser avec Till son premier et dernier film.
Sortie des Aventures de Till l’Espiègle. «Le plus mauvais
film» de Gérard Philipe, à en croire André Bazin,
qui, écrit-il, y «campe un pseudo Fanfan la Tulipe»
(France-Observateur, 15 novembre). Les critiques de
25
1957
Voyage en Chine (mars). Voyage de promotion du
cinéma français aux Etats-Unis d’Amérique à New York,
San Francisco et Los Angeles (avril).
Alors que le Syndicat des acteurs connaît une crise
interne grave, Bernard Blier puis Jean Darcante
sensibilisent Gérard Philipe à ces questions. Son
charisme, sa générosité, sa personnalité unanimement
reconnus vont faire de lui un chef de file incontesté.
Début du tournage de Pot-Bouille de Julien Duvivier
d’après le roman d’Emile Zola (6 mai). Gérard y incarne
Octave Mouret, premier commis du magasin de soierie
Au Bonheur des dames que tient Madame Hédouin
(Danielle Darieux). La petite Berthe (Dany Carrel) est
amoureuse de lui mais doit épouser Auguste Vabre
(Jacques Duby), propriétaire d’un magasin concurrent.
Repoussé par Mme Hédouin, Octave devient l’amant
de Berthe. Au service des Vabre, il révolutionne les
méthodes de vente et assure leur prospérité. Mais
devenue veuve, Mme Hédouin se rapproche finalement
d’Octave... Avec aussi Anouk Aimée, Micheline Luccioni,
Denise Gence, Judith Magre, Jane Marken...
Tournage de Montparnasse 19 de Jacques Becker
d’après un roman de Michel Georges-Michel (19
août) qui montre les dernières années de Modigliani
à Montparnasse, confronté à la misère et plongé
dans l’alcoolisme. Gérard incarne le peintre aux
côtés d’Anouk Aimée (Jeanne Hebuterne), Lilli Palmer
(Béatrice), Lino Ventura (Morel, le marchand de
tableaux)...
Gérard est élu à la tête du Comité National des Acteurs
(29 septembre), nouveau syndicat qu’il soutient
financièrement et matériellement, mettant notamment
à la disposition de l’organisation l’une des pièces de
l’appartement qu’il vient d’acquérir rue de Tournon,
dans le 6e arrondissement de Paris. Le CNA installe
peu après son siège officiel boulevard Montmartre.
Le syndicaliste milite ardemment en faveur des
revendications de salaire, des indemnités de répétition
des acteurs, mais anticipe aussi sur les problèmes
générés par l’évolution du métier qu’entraînent
le développement du cinéma et l’apparition de la
télévision.
Le Prix Nobel de littérature est décerné à Albert Camus
(17 octobre).
Sortie de Pot-Bouille (18 octobre) : «Film très
honorable», accorde François Truffaut. Et Raymond
Chirat estime qu’avec Duvivier Pot-Bouille «devient
une admirable mécanique, un vaudeville, point éloigné
de Feydeau, où dans les pires situations, Gérard
Philipe, au mieux de sa forme, déguise la vulgarité en
désinvolture et substitue la grâce à la grivoiserie.»
1958
Début du tournage de La Vie à deux de Clément Duhour
(22 janvier), scénario et dialogues de Sacha Guitry.
Pierre Carreau (Pierre Brasseur), auteur à succès, veut
léguer sa fortune aux personnages réels qui lui ont
servi de modèles, à la condition que leur couple ait été
heureux et durable. Deux généalogistes enquêtent.
L’occasion pour une pléiade d’acteurs (Danielle
Darrieux, Edwige Feuillère, Jane Marken, Louis de
Funès, Jean Richard, Jean Marais, Fernandel...) de
reprendre de savoureuses scènes de Guitry consacrées
à la grandeur et à la misère conjugales. Gérard y joue
Désiré, le personnage de la pièce éponyme.
Début des prises de vues du Joueur de Claude AutantLara (20 mars) d’après le roman de Dostoïevski. Gérard
y incarne Alexei, précepteur des enfants du général
Zagorianski (Bernard Blier), amoureux de sa fille
Pauline (Liselotte Pulver). L’action se déroule en 1865,
autour du casino de Baden-Baden. Le général attend la
mort de sa tante Antonina (Françoise Rosay) qui s’avère
en parfaite santé, mais qui va perdre sa fortune au jeu
tandis qu’Alexei devient riche... Avec aussi Jean Danet
(le marquis Des Grieux), Julien Carette (le domestique),
Sacha Pitoëff (Astley), Alice Sapritch...
Avec Geneviève Page dans la mise en scène de Jean Vilar,
Les Caprices de Marianne de Musset, Avignon 1958.
Photo Agnès Varda / Enguerand
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
V
Dans un numéro de la revue Arts du 16 octobre, Gérard
Philipe fait paraître un pamphlet retentissant sous
le titre Les acteurs ne sont pas des chiens, signant
ainsi définitivement son engagement aux côtés des
professionnels du spectacle. Il écrit notamment : « [...]
Les donneurs de loisirs que nous sommes sont soumis
aux mêmes impératifs que tout autre travailleur. [...]
L’état social du comédien est discuté. On ne l’assimile
pas toujours aux travailleurs utiles et nécessaires. On
l’encense, on le méprise, ou on l’accepte avec le sourire.
Au moment où certains gouvernements songent à
réduire les heures de travail, il serait utile d’aborder
l’ère des loisirs. [...] L’amélioration des conditions
sociales du comédien demeure notre souci essentiel.
Que le public nous aide et prenne nos problèmes au
sérieux. Il ne doit pas ignorer les mouvements multiples
qui opposent les acteurs au sein de leurs syndicats.
Il sera le principal bénéficiaire de cette lutte : plus le
comédien sera assuré de la défense de ses intérêts,
plus il sera détendu et épanoui.»
26
27
Sortie de Montparnasse 19 (4 avril). Jean de Baroncelli
dans Le Monde (10 avril) salue le «grand comédien»
dont il trouve la «performance remarquable». En
revanche, se faisant le héraut d’une Nouvelle Vague
naissante, impatiente de saper les formes d’un cinéma
qu’elle juge exténué, Eric Rohmer écrit : «Reste le cas
Gérard Philipe. Ce comédien - imposé à Becker comme
il l’avait été à Ophuls - ne contribue pas peu à gâcher
des moments qui sans lui eussent été acceptables.
Ce n’est pas qu’il soit sans mérites, mais il se trouve
que, par malchance, les mérites requis par l’interprète
principal de cette œuvre ne peuvent d’aucune façon
se confondre avec ceux de la sorte de vedette qu’un
producteur a l’idée d’imposer.» (Arts, 9 avril)
Insurrection à Alger (13 mai). Manifestation à Paris, de
la Nation à la République, contre le fascisme (28 mai).
Gérard y défile aux côtés d’Anne, son épouse, et de
Claude Roy.
Le Général de Gaulle devient président du Conseil
(1er juin).
Gérard répète Les Caprices de Marianne d’Alfred de
Musset qui vont marquer son retour au TNP. «Voici
donc que tu rejoins le Théâtre National Populaire après
trois bonnes années d’éloignement. Tu ne retrouveras
pas notre équipe telle qu’elle était il y a quelques
années […]», lui écrit Vilar depuis Strasbourg (25 juin).
Il conclut sa lettre ainsi : «Je te salue et te remercie
de la confiance, une fois de plus, que tu m’accordes
en te faisant reprendre Le Cid, et de la tâche que tu
entreprends pour nous tous en reprenant la régie de
Lorenzaccio.» (cité dans J’imagine mal la victoire sans
toi). Finalement Le Cid n’a pas été repris à Avignon.
Assemblée générale statutaire du Syndicat Français
des Acteurs (SFA), fusion du Comité National des
Acteurs que présidait Gérard Philipe et du Syndicat
National des Acteurs tenu par Jacques Dumesnil. Gérard
devient président de la nouvelle organisation, forte de
4.000 adhérents (15 juin). Il ne cessera de militer et de
multiplier les initiatives de développement, désireux de
«renforcer l’action» : «L’Union des acteurs, écrit-il le 4
juillet, c’est l’union d’hommes et de femmes menacés
dans leurs intérêts, c’est aussi l’union des cœurs,
c’est la conscience d’avoir dépassé les questions de
personnes et la certitude de n’avoir plus, en commun,
qu’un souci : la défense de la profession.»
Le militantisme de Gérard agace quelquefois Vilar
qui ne manque pas de prier par écrit «Monsieur le
président […] de ne point faire de réunion syndicale
dans un théâtre et à l’entracte d’une œuvre dont vous
avez la responsabilité scénique par ailleurs» et «de
ne point faire de réunion, en tant que président du
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
28
Syndicat Français des Acteurs dans un des bureaux du
TNP». «J’admire tes projets, ajoute encore Vilar. Mais
sont-ils les nôtres ?» Avant de conclure : «Je pense te
parler désormais aussi fermement, jusqu’au moment
où tu comprendras bien quelle sorte de fidélité me lie
à toi, mais quel genre d’insolence m’en sépare.» (cité
in J’imagine mal la victoire sans toi).
Première des Caprices de Marianne au Festival
d’Avignon, dans la Cour d’honneur du Palais des
papes (15 juillet). Gérard incarne Octave, entouré
de Zanie Campan (Ciuta), Georges Wilson (Claudio),
Roger Mollien (Cœlio), Jacques Seiler (Tibia), Lucien
Arnaud (Malvolio), Geneviève Page (Marianne),
Lucienne Le Marchand (Hermia), Jean Champion
(l’aubergiste), André Schlesser, Marc Chevalier, Yves
Gasc, Coussonneau, Philippe Noiret, Pierre Garin.
Vilar confiera : «Une des dernières œuvres interprétées
par Gérard. La dernière pièce dans laquelle je l’ai
dirigé, mis en scène. Les costumes de Léon (Gischia), la
musique de Maurice (Jarre) et chaque soir, en Avignon
1958, des nuits tièdes, merveilleuses...» (interview in
L’Avant-scène n°294)
Séjour à Ramatuelle (août). Le 31 juillet, Gérard adresse
une lettre impatiente à Vilar, témoignage de leur
amitié vive toujours, ombrageuse parfois : il revient
sur une demande qu’il lui a faite de ne pas se retirer
de la distribution de Lorenzaccio à New-York «d’abord
catégoriquement, puis fermement, puis amicalement.
C’est peut-être professionnellement que j’aurais dû te
parler» (cité in J’imagine mal la victoire sans toi).
Sortie de La Vie à deux (24 septembre).
Tournée du TNP au Canada et aux Etats-Unis (22
septembre - 12 novembre).
V
«Le comédien est excellent, sans les artifices
romantiques habituellement attachés au personnage,
il sait être sobre et direct au milieu des fioritures du
dialogue», commente Pierre Marcabru. (cité in Bref
n°34).
Les Caprices de Marianne est repris à Chaillot (15
novembre). Gérard aura joué en tout le rôle d’Octave
34 fois. Ses raisons ? «Parce qu’il m’a paru que je ne
pouvais attendre que mes cheveux tombent pour jouer
Musset. J’ai donc convenu avec Vilar d’interpréter Les
Tournée avec Jean Vilar et Maria Casarès. Photo Jean Rouvet. Caprices de Marianne et On ne badine pas avec l’amour,
dès cette saison. Le rôle de Perdican est l’un de ceux
À Avignon, dans la Cour d'honneur, avec Jean Vilar.
dont on dit qu’ils sont les piliers de l’art théâtral
Photo Agnès Varda / Enguerand.
29
V
français. Avec Lorenzaccio que l’on va reprendre, cela
fera, en quelque sorte, un cycle Musset à Chaillot.
Après quoi je me sentirai libéré, je pourrai envisager
autre chose : le répertoire où il est permis de perdre
ses cheveux, les rôles où l’âge compte moins, Corneille,
Racine, Molière, en espérant qu’un auteur français
contemporain se présente un jour et s’impose.» (in
Bref n°20, novembre)
Sortie du Joueur (26 novembre). La presse est déçue
et sévère. Le film «dénature froidement» Dostoïevski,
assure Eric Rohmer (Arts, 3 décembre). Jean de
Baroncelli, dans Le Monde, n’est pas plus tendre : «A
film médiocre, interprétation médiocre. Les comédiens
et comédiennes participent à la déroute générale...»
et Gérard Philipe n’échappe pas aux reproches. «Il
est bon, concède Martine Monod dans Les Lettres
françaises (4 décembre), mais, avec lui, nous espérons
toujours qu’il soit excellent !» Ainsi Le Joueur est-il un
film généralement jugé «décevant» : «Du Dostoïevski
joué comme du Feydeau par Françoise Rosay et Bernard
Blier, comme du Sardou par Liselotte Pulver et comme
une corvée par Gérard Philipe, sottement affublé, de
surcroît.» (L’Express, 4 décembre)
Avec Suzanne Flon dans On ne badine pas avec l'amour
de Musset, mise en scène de René Clair, TNP, 1959.
Photo Agnès Varda / Enguerand
1959
Fidel Castro entre dans La Havane (8 janvier).
Le Syndicat Français des Acteurs (SFA) propose un plan
de réorganisation du théâtre dramatique et lyrique en
province (15 janvier).
Première à Chaillot de On ne badine pas avec l’amour
d’Alfred de Musset, mis en scène par René Clair (3
février), dispositif scénique et costumes d’Edouard
Pignon, musique de Maurice Jarre. Gérard est
Perdican, Suzanne Flon Camille, Christiane Lasquin
Rosette, Georges Wilson tenant le rôle du baron.
Seize représentations sont données. «Gérard Philipe
a décapé ce joyau», jugera Jean-Jacques Gautier (cité
in Bref n°34). La mise en scène, qu’il pensait assumer
initialement, a pourtant été confiée au réalisateur des
Grandes Manœuvres sous la direction duquel Gérard
«se félicite de [se] retrouver une fois de plus.» Il lui
semble en effet inconciliable de mettre en scène tout
en jouant Perdican. Car, explique-t-il, «dans Badine,
[…] le projet de l’acteur et le projet du metteur en scène
ne découlent pas l’un de l’autre : ils sont parallèles […]
aucun acteur ne devant tirer le spectacle à lui. Cela ne
peut être fait et bien fait que de l’extérieur.» (cité in
Bref n°23, février).
V
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
30
Gérard interprète le rôle pour la dernière fois le 21
février, c’est sa dernière apparition au théâtre.
Début à Paris (23 février) puis à Megève des prises des
Liaisons dangereuses 1960 de Roger Vadim d’après le
roman de Choderlos de Laclos librement transposé,
avec la collaboration de Roger Vailland et de Claude
Brulé, dans les années 60. Nouvelle époque, nouveau
cadre : un cocktail parisien et un séjour de ski à Mégève.
Gérard y incarne Valmont que Vadim a renoncé à jouer
lui-même. Avec Jeanne Moreau (Juliette), Annette
Vadim (Marianne), Jean-Louis Trintignant (Danceny),
Nicolas Vogel (Court), Boris Vian (Prévan), Jeanne
Valérie (Cécile)...
Gérard renonce à briguer un second mandat à la tête
du SFA (26 avril).
Début du tournage, au Mexique, de La Fièvre monte
à El Pao de Luis Buñuel d’après le roman d’Henry
Castillou (11 mai) qui sera le dernier film de Gérard.
Il y incarne le personnage central, Vasquez, ancien
secrétaire du gouverneur d’El Pao, la capitale de l’île
d’Odeja, assassiné par un jeune lieutenant le jour de la
Fête nationale. Avec l’aide d’Inès (Maria Felix), la veuve
du gouverneur tente d’assouplir le régime politique
dictatorial qui sévit. Mais le nouveau gouverneur, Gual
(Jean Servais), lui aussi amoureux d’Inès, trouble leur
projet. Une révolte éclate dans le pénitencier. Vasquez
prend le pouvoir et fait exécuter Gual, mais Inès meurt
également...
A Mexico, Gérard se sent affreusement fatigué. On met
cet état sur le compte de l’altitude. «Il ne s’illuminait
que lorsque Anne, sa femme, venait le rejoindre», se
souviendra Buñuel.
Séjour à Cuba (seconde quinzaine de juillet). Vacances
à Ramatuelle (août).
Sortie des Liaisons dangereuses 1960 (9 septembre).
Yves Boisset estime que «Philipe, dirigé de très près
par Vadim, est extraordinaire de sobriété, de classe et
de subtilité : il n’est guère douteux qu’il a trouvé là le
très grand rôle de sa carrière.» (Cinéma 59, n°40). Jean
de Baroncelli, dans Le Monde (13 septembre), est plus
nuancé : «Gérard Philipe, meilleur qu’il ne le fut depuis
longtemps au cinéma, est desservi par son âge (au
même âge on est plus jeune aujourd’hui qu’on ne l’était
au XVIIIe siècle) et par son charme personnel. Il «joue»
Valmont. Il ne l’est pas et ne pouvait pas l’être.»
Départ de Ramatuelle pour la maison de Cergy (28
septembre).
Voyage en Angleterre, à Stratford-on-Avon, pour voir
Laurence Olivier dans Shakespeare (début octobre).
Gérard songe depuis un moment déjà à interpréter
Hamlet, éventuellement sous la direction de Peter
Brook. Vilar voulait initialement programmer cette
création en janvier 1960, mais les emplois du temps
des uns et des autres ont rendu la chose impossible.
En outre, Vilar a invité, dans une lettre du 30 avril,
Gérard à «[prendre] garde à ne pas [s’]enfermer dans
des terrains très connus ou très classiques (Bad +
Cap + Ham). Je crois que, poursuit-il, là où tu en es au
théâtre, tu dois prendre sur ton dos quelque chose
d’inconnu et de beau, de peu joué ou de pas joué en
France (like Hombourg). Tout ton talent qui a mûri et
s’est comme étalé, doit être retrouvé à travers et par
un personnage inconnu du public et de tous. Je le
trouverai. Hamlet viendra un jour. Mais l’an prochain,
après ces deux derniers Musset, je pense que tu dois
t’agripper et éclairer quelque grand personnage oublié
ou totalement inconnu du répertoire international.
Tu sais bien que ces propos sur ta carrière théâtrale
sont fraternels. Je souhaite Hamlet et il n’y a pas de
«cabale contre» dans ma tête. Le projet Brook-toi-TNP
était beau. A défaut, il faut l’inconnu. Et Gérard, il nous
faut jouer cette bonne partie, à l’heure même où tous,
au TNP, toi, moi compris, nous arrivons à une bonne
connaissance de notre métier. Réfléchis. Il faut sortir
des choses trop connues.» (cité dans J’imagine mal la
victoire sans toi).
Hospitalisation à la clinique Violet (5 novembre).
Les chirurgiens découvrent que Gérard souffre d’un
cancer primaire du foie (9 novembre). Son épouse et
les médecins taisent la vérité au malade. On lui laisse
croire qu’il s’agit d’un abcès amibien et que l’opération
a parfaitement réussi. Le 19, il rentre à son domicile
rue de Tournon. Il poursuit ses lectures commencées
à la clinique, notamment les Tragiques grecs dont
Euripide. Il est plein de projets et programme ses
prochaines vacances à la montagne. Le 23, Gérard
dicte sa dernière lettre adressée à Michel Etcheverry
qui vient de lui succéder à la présidence du Syndicat,
ajoutant à la main : «Il est inutile de vous dire les
souhaits que je fais pour votre travail et la marche de
notre SFA», suivi du post-scriptum : «Veux-tu dire au
personnel mes meilleures pensées.» (cité in J’imagine
mal la victoire sans toi).
Il meurt deux jours plus tard, le 25 novembre, à 11h50,
sans avoir atteint les 37 ans, alors que son épouse
a conduit les enfants à l’école. Des personnalités
viennent se recueillir devant sa dépouille. La foule se
presse devant la maison. «Perdican ne pouvait vieillir»,
écrira Aragon. Il est enterré dans le petit cimetière de
Ramatuelle (28 novembre), dans le costume du Cid.
Le même jour, sur la scène du palais de Chaillot, avant
de faire observer une minute de silence, Vilar prononce
les paroles suivantes :
31
«Mesdames, Messieurs, Gérard Philipe n’est plus. Dans
cette terre qu’il aimait, proche de cette Méditerranée
qui le vit naître, voilà qu’il repose depuis la tombée
du jour. La mort a frappé haut. Elle a fauché celui-là
même qui pour nos filles et nos garçons, pour nos
enfants, pour nous-même exprimait la vie. Il reste à
jamais gravé dans notre mémoire. Travailleur acharné,
travailleur secret, travailleur méthodique, il se méfiait
cependant de ses dons qui étaient ceux de la grâce. Il
reste un des plus purs visages de notre métier. Il était
loyal. Cela aussi, comment l’oublier ? Il était fidèle.
Fidèle à ses engagements du premier jour. Quoi qu’il
advînt. Quoi qu’il advienne. Cette fidélité de lui à nous,
de nous à lui, seule la mort pouvait la rompre. Elle l’a
fait. Cependant il nous faut continuer, c’est une loi
de notre métier et ce sera le meilleur hommage à sa
mémoire.» (cité in J’imagine mal la victoire sans toi).
1960
Sortie de La Fièvre monte à El Pao (6 janvier).
1963
Publication du Temps d’un soupir, récit déchirant
d’Anne Philipe qui évoque leur vie commune et les
dernières semaines de Gérard (Anne-Marie, leur fille,
en donnera une parfaite lecture lors du soixantième
anniversaire du Festival d’Avignon dans les jardins de
la Maison Jean Vilar, en septembre 2007).
1969
Amnistié, le père de Gérard, Marcel Philip, rentre en
France.
Sources :
J’imagine mal la victoire sans toi... Lettres, notes et propos de
Jean Vilar et Gérard Philipe, Association Jean Vilar, Avignon, 2004
(disponible à la Maison Jean Vilar, 8 euros).
Jean Vilar par lui-même, Association Jean Vilar, Avignon, 1991,
rééd. 2003 (disponible à la Maison Jean Vilar, 45 euros)
et aussi :
Un acteur dans son temps, Gérard Philipe, sous la direction de
Gérard Bonal (catalogue de l’exposition consacrée à l’acteur),
Bibliothèque nationale de France, Paris, 2003
Théâtre intime, Jérôme Garcin, Editions Gallimard, Paris, 2003
Dictionnaire Gérard Philipe, Martine Le Coz, L’Harmattan, Paris, 1996
Gérard Philipe, le prince d’Avignon, Jean-François Josselin, Mille et
une nuits / Arte éditions, Paris, 1996
Gérard Philipe, Philippe Durant, Favre, Paris, 1989
Gérard Philipe, qui êtes-vous ? Dominique Nore, La Manufacture,
Lyon, 1988
Gérard Philipe, Pierre Cadars, Henri Veyrier, Paris, 1984
Mémento, 29 novembre 1952-1er septembre 1955, Jean Vilar,
Editions Gallimard, 1981
Gérard Philipe, Georges Sadoul , Filméditions / Pierre Lherminier
Editeur, coll. «Le cinéma même», Paris, 1979
Gérard Philipe ou la jeunesse du monde, Maurice Périsset,
Editions Alain Lefeuvre, Nice, 1979
Jean Vilar, Claude Roy, Editions Seghers, coll. «Théâtre de tous les
temps», Paris, 1968
Gérard Philipe, notre éternelle jeunesse, Monique Chapelle,
Robert Laffont, Paris, 1965
Paris-Match, numéros 556 (5 décembre 1959), 561
(9 janvier 1960), 1200 (6 mai 1972)
et surtout :
1970
Décès à Paris de «Minou», la mère de Gérard (2 mars).
1973
Décès de son père (21 novembre).
1990
Gérard Philipe, Souvenirs
et témoignages recueillis
par Anne Philipe et
présentés par Claude
Roy, Editions Gallimard,
Paris, 1960 (ouvrage
irremplaçable auquel
nous avons emprunté de
nombreuses citations).
Décès d’Anne Philipe à Paris (16 avril).
R. F.
Note : Nous n’avons retenu dans cette biographie ni les courts
métrages ni les documentaires. Certains sont toutefois du plus
grand intérêt, tel que Schéma d’une identification avec François
Chaumette et Gérard Philipe (hiver 1945) ou Ouvert pour cause
d’inventaire avec Gérard Philipe, Nadine Alari, Danièle Delorme,
Pierre Trabaud (début 1946), réalisés par Alain Resnais.
Il n’est pas non plus question ici de la discographie parfois
légendaire de Gérard (Le Petit Prince de Saint-Exupéry...).
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
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Texte écrit par Jean Vilar le jour de la mort de Gérard Philipe, le 25 novembre 1959.
Collection Association Jean Vilar
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37
Gérard Philipe
vu par...
Marc Allégret*
Calder*
De rares réserves de pureté L’air sans souci
«Je vis arriver un garçon qui ne
ressemblait pas du tout au jeune
premier classique. Il avait même
un visage ingrat quoique charmant
et un corps plutôt frêle. Sous
cet aspect fragile l’énergie et la
volonté étaient au premier abord
invisibles. Mais lorsqu’il s’animait,
elles se dégageaient, vous
frappaient au cœur.
[…] Tandis que je lui donnais la
réplique, Gérard m’impressionna
par une sorte de violence qu’il
retenait et qu’on sentait à tout
instant prête à bouillonner.
Avec pudeur, et cette sorte de
réserve qu’ont les gens très
sensibles, il freinait et calmait
tour à tour son enthousiasme, et
l’expression de sa tendresse.
Et je pensais aussi, en l’écoutant,
que ce jeune homme avait en lui
de rares réserves de pureté.»
«J’aimais beaucoup la compagnie
de Gérard. Dans un restaurant,
il criait, très gai : «Tuborg»,
pendant que moi, je buvais du
Kronenbourg. En 1952, Aimé
Maeght organisa une petite
exposition de trois jours pour
fêter Nucléa. Les acteurs du TNP
entrèrent, en général, par la porte,
mais Gérard arriva par la fenêtre.
Il avait toujours l’air sans souci,
mais au travail c’était un sérieux,
acharné.»
Marcel Carné*
Une conscience unique
«Ce qui m’a frappé alors chez
Gérard, c’est sa conscience unique
pour étudier ses rôles. Il est le seul
comédien que j’aie vu annoter
et compléter le «découpage»
par ses remarques personnelles.
Tout au long du film, il suivait la
progression du personnage avec
une attention et un scrupule dont
je connais peu d’exemples.»
Maria Casarès*
Une âme errante
«Plus que quiconque, il échappait
à la nomenclature. Je n’ai jamais su
qui était Gérard. Il m’est toujours
apparu attentif à tout et à tous, et
cependant je garde le sentiment de
ne l’avoir jamais connu. Il passait,
insaisissable, invisible si j’ose
dire, comme une âme errante qui
cherche dans ce monde un support
pour se préciser, pour s’incarner.
Drapé dans les lumières de la
scène ou bien concentré autour
Claude Autant-Lara*
Des sentiments généreux
«Chez Gérard Philipe, comédien
incomparable, l’homme était resté
très courageux, très honnête, très
propre, très droit. Certes, il sentait
qu’il avait eu dans sa carrière une
chance exceptionnelle, qu’il ne
devait pas en profiter pour asseoir
son seul bonheur personnel.
Au contraire, les sentiments
généreux prévalaient en lui.
Il n’avait pas oublié de mettre le
prestige, l’autorité reçue de ses
dons éblouissants au service de
ses camarades qu’il ne lui est
jamais arrivé d’oublier.»
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
38
d’un être, d’une idée ou d’une
action, il semblait alors, et alors
seulement, se condenser et exister
avec la force de je ne sais quelle
volonté désespérée. Profondément
romanesque, épris de légendes,
il appartenait plus au roman et
à la légende qu’à la vie. Mais,
comme en exil entre ciel et terre,
souffrant de se sentir partagé
entre deux royaumes, il s’agrippait
à l’existence avec toutes les forces
d’un enthousiasme qu’il cultivait
avec ferveur et qu’il refusait de
perdre ; autour de lui, il s’enroulait
comme autour d’un tuteur pour
garder ses pieds rivés au sol.
J’ai vu un dessin qu’on lui avait
demandé de faire pour se définir
lui-même : il avait placé un petit
bonhomme sur un haut plateau où
il y avait un arbre et, en manière de
légende, il avait écrit : «Les pieds
sur la terre et la tête dans le ciel.»
René Clair*
Le petit con... !
V
«Je le vois, pour la première fois,
sur la scène où il joue Caligula. Les
idées qui se succèdent dans ce
texte abrupt, il les brasse avec une
vélocité incroyable, une maîtrise
qui ne laisse pas d’inquiéter.
Le tour de force étonne mais
déconcerte. Y a-t-il autre chose
qu’un rare phénomène mécanique
dans cette longue silhouette, ce
visage pâle et crispé ? […] J’ai eu
envie de le connaître. J’ai provoqué
la rencontre. Elle est désastreuse.
Il me reçoit avec ce visage de
refus derrière lequel - je le saurai
plus tard - il sait dissimuler
sa gentillesse et sa curiosité.
Quelques minutes d’entretien,
au cours desquelles sa timidité
hostile me rend hostile et timide
moi-même, et nous voilà plus
Dans une brasserie : Le sculpteur
Calder, Andrée Vilar, Gérard Philipe,
le peintre Léon Gischia, l'auteur
Henri Pichette et Jean Vilar (1952).
Photo Agnès Varda / Enguerand
éloignés l’un de l’autre que nous
ne l’étions aux premiers mots
échangés. Comme je tente, sans
chaleur, de lui exposer l’idée
générale d’un Faust que j’ai en
tête, il m’interrompt : «Et pourquoi
Faust n’aurait-il pas envie d’être
damné ?» La conversation ne va
pas beaucoup plus loin ce jourlà. Au diable, en effet, Faust et
ce gamin qui veut en remontrer à
Marlowe ou Gœthe sans même les
avoir lus ! A la fin, il me dit qu’il
voulait voir le scénario avant de se
décider. Finalement je me mets en
colère et le traite de petit con... !»
cette flèche en plein cœur ?
C’est une grande énigme que
nul ne peut résoudre, sinon par
l’image d’un Phénix qui, de siècle
en siècle, se brûle pour renaître,
sinon par les fables du Sphinx
grec ou du Minotaure de Crète, qui
exigent qu’on leur livre les plus
jeunes, les plus beaux.
Il faut craindre les prodiges.
René Clément
C’est égal, on a peine à admettre
que cette chance devait être
courte, et on a le cœur d’injurier
le destin et de lui crier :
« Maldonne ! »
Une amputation
Rosine Delamare*
« Gérard était un personnage
très attachant, si attachant
que mon film [Monsieur Ripois,
NDLR] revivait pour moi par lui.
[…] La collaboration tellement
intelligente, sensible, subtile que
nous avions dans notre travail est
une chose qui ne s’oublie pas dans
une carrière. C’est pourquoi nous
étions devenus des amis et que
nous l’étions restés. […]
Pince-sans-rire
Quand j’ai appris sa mort, je l’ai
ressentie comme une amputation,
et depuis il me manque quelque
chose. Il était présent dans ma
vie, et sa disparition, aujourd’hui,
laisse un vide dont je suis
extraordinairement conscient. »
(Les Lettres françaises, 3 décembre
1959)
Jean Cocteau
Maldonne !
«Si Gérard était blagueur et de
caractère très agréable avec
les gens qu’il aimait bien, ses
camarades ou certains metteurs
en scène pour qui il éprouvait
une profonde affection […], il ne
pouvait pas supporter les raseurs,
ni surtout les gens pompeux.
Avec ceux-là, son côté gavroche
se donnait libre cours et je me
souviens de certains discours
officiels, à la fin de quelque
banquet, où Gérard, dans une
brillante improvisation et d’une
verve inouïe, réussit à paraître
d’une politesse exquise, alors qu’il
mettait tout le monde «en boîte»
d’une façon effarante. Il faisait cela
si froidement, avec un humour si
particulier et si «pince-sans-rire»
que seuls les membres de son
équipe en goûtaient le double
sens, et nous étions tous malades
de rire.»
« De Radiguet, Romain Rolland
m’écrivait : « Comment a-t-il pu se
laisser vaincre par la mort après
avoir enfoncé de telles griffes dans
la vie ? »
Comment s’est-il laissé vaincre,
ce courageux Gérard, dont la
noble courbe est celle d’un arc, et
comment cet arc nous laisse-t-il
39
Gérard Philipe vu par...
Armand Gatti
Une création d’instants
parfaits
« Ceux qui ont vu Le Cid et la
performance de Philipe dans le
rôle le plus momifié de la tragédie
française ne l’oublieront jamais.
Fougueux, passionné, sensible,
romanesque, il réussit ce que le
théâtre n’avait plus connu depuis
Mounet-Sully : une création
d’instants parfaits. Le lendemain,
la tragédie était réhabilitée en
France.
Philipe n’en perdit pas pour autant
le sens de l’humour. Un reporter
de la radio lui présenta le micro et
lui demanda à quoi il attribuait ce
renouveau, cette jeunesse du Cid.
Il répondit sans broncher :
« A Pierre Corneille. »
Vilar lui-même avait si bien senti
passer le génie du théâtre qu’il fit
ce qu’aucun acteur ne fait, à moins
d’y être obligé : il lui céda un de
ses plus grands rôles, celui de
Richard II de Shakespeare et, de sa
propre main, il écrivit au tableau
de service du Palais de Chaillot :
« Le Roi est mort, vive le Roi ! »
( Paris-Match, 5 décembre 1959)
Christian Jaque*
Un caractère lunatique
«Il me donnait l’impression d’un
personnage extrêmement secret,
mystérieux, comme s’il voulait
mettre une certaine distance
entre lui et les autres. Ce léger
mépris, souvent souriant - et il
n’en devenait que plus ironique pouvait d’ailleurs se transformer
en agressivité, selon son humeur.
Quand il n’aimait pas quelqu’un,
il le montrait ouvertement. Et
dans ses jugements envers les
autres, il n’était pas toujours de
bonne foi, tout au moins pour
nous qui ne connaissions pas
ses raisons secrètes. Bref, ma
première impression n’a pas été
tellement agréable, et j’ai eu,
tout de suite, la révélation du
côté lunatique de son caractère.
Il changeait d’attitude, de
comportement, sans raison
apparente, devenait soudain
franchement désagréable, et lui
qui était pourtant la conscience
professionnelle incarnée, refusait
tout d’un coup de se plier à
certaines exigences du tournage.
[…] Au début donc, nos rapports
n’ont pas été très chaleureux.
J’étais un peu désarçonné par
lui ; lui, de son côté, était sur ses
gardes. […] Cette situation aurait
peut-être pu durer longtemps, si
les aventures mêmes de Fabrice
del Dongo n’avaient fait en sorte
de me révéler un autre côté de son
personnage : son courage et sa
volonté indomptables.»
Maurice Jarre*
Un être phénoménal
«Quand il était en bonne condition
physique, il était heureux sur
scène, autrement non. Je me
souviens d’une représentation
du Cid. Jamais je ne l’oublierai.
Ce soir-là, il joua comme jamais.
Je dirigeais l’orchestre et tout
à coup je fus ému à en pleurer,
tellement c’était beau, fantastique.
Je l’attribue à ce que ce jour-là, il
était reposé, heureux, détendu. Il
savait qu’il avait bien joué.
Il me le dit dès que j’entrai dans
sa loge. Je restai, en silence, le
regardant comme si j’étais en
présence d’un monstre, d’un être
phénoménal, comme si tout à coup
je m’étais trouvé devant Van Gogh
ou Beethoven. Lui était détendu,
drôle ; moi, j’étais prostré. Alors
que j’étais dans le coup, que je
connaissais tous les trucs, il y avait
là quelque chose que je ne pouvais
pas «démonter». Je le regardais. Je
n’en revenais pas. J’éprouvais en
face de lui une sorte de sensation
magnétique. […]
Pour Lorenzo, je me souviens de la
joie de Gérard la première fois que
je lui fis entendre les trompettes.
Nous avions beaucoup parlé de
cette musique. J’avais lu que dans
une ville d’Italie où se donne une
«Fête des drapeaux», il y avait
des trompettes en plein air. Cela
m’avait frappé. J’imaginai cette
musique. J’en parlai à Gérard
et je lui dis qu’il faudrait nous
aussi que nous répartissions les
trompettes dans l’espace. Il me
dit : «D’accord.» Un matin, je lui ai
dit : «Viens voir» et je l’ai conduit
au milieu de la salle de Chaillot.
Puis, toutes les trompettes que
j’avais installées dans tous les
coins du théâtre sonnèrent.
C’était extraordinaire, dans cette
salle vide. Gérard eut un regard
émerveillé d’enfant à qui l’on
offre un jouet dont il rêvait ; il
m’embrassa et me dit : «C’est
exactement cela.»
Georges Le Roy*
Un émule
«Les circonstances ont fait que,
depuis le Conservatoire jusqu’à
ces derniers temps, nous ne
nous sommes guère perdus de
vue. Il demeura toujours le plus
proche de mes anciens élèves.
Sauf pour Lorenzaccio, il revint
me voir chaque fois, lorsqu’il
dut approcher un personnage
classique. […] Il fut dès le
Conservatoire ce qu’il est toujours
resté : très impatient, mais
cependant patient et prudent.
[…] Dès le début de ses études,
la précision du dessin s’accordait
avec le charme ; le travail assidu et
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
40
François Mauriac
l’austère Bossuet devant la
dépouille de Madame.
Il a donné de lui-même
à tous
« Je ne le connaissais pas. Je
n’en prends pas moins ma part
de chagrin. Ce qui montre bien
la grandeur de cette profession
autrefois décriée : Gérard Philipe
a donné de lui-même à tous. Il
n’est personne en France qui ne
l’ait perdu. Et même pas dans le
monde… Nous devrions finir par
le savoir, que les êtres charmants
et jeunes meurent eux aussi,
mais c’est toujours le même
étonnement, le même scandale
qui faisait crier de douleur jusqu’à
Gérard Philipe, héros cornélien
et romantique : il était Rodrigue
et il était Octave, l’Octave des
Caprices de Marianne ; il l’était à la
perfection ; avec ce cynisme à fleur
de peau et cette secrète tendresse
qui jaillissait dans un cri. »
(L’Express, 3 décembre 1959)
Silvia Monfort*
Il créait l’état de grâce
«Le miracle, le prodige, était qu’à
travers lui l’œuvre tout entière
devenait sincère. Par sa présence,
l’état de grâce était créé. La pièce
trouvait sa respiration propre,
les acteurs se séparaient d’euxmêmes, se délivraient de ces
mille petits liens qui les attachent
et les retiennent si fort à leur
sensibilité propre, à leurs tics, à
leurs gestes […] Lorsque j’évoque
Gérard Philipe, l’image me vient
d’abord de sa haute silhouette
allant et venant derrière le décor.
[…] La vision de Gérard attendant
sa propre entrée en scène eût, plus
sûrement qu’aucun traité sur le
théâtre, révélé au public le mystère
et la grandeur du comédien.[…]
J’aimerais pouvoir transmettre par
des mots la qualité de son attente,
à mi-chemin du recueillement et de
la joie.»
V
patient avec les dons naturels ; le
désir très actif de réaliser ce qu’on
pouvait lui suggérer avec son
secret personnel qu’il entendait
bien ne pas entamer.
Une autre vertu me ravissait
en lui : l’accord d’une célébrité
vraiment exceptionnelle - et tôt
acquise - avec une loyauté totale
devant la tâche. […] Chaque fois
que j’ai tenté de l’aider, j’ai reçu
autant de lui que je lui ai donné.
Au Conservatoire - ou ailleurs par
la suite - quand nous travaillions
sur un rôle, je n’avais pas
l’impression d’être en face d’un
élève, mais d’un émule.»
S'apprêtant à jouer Le Cid,
en coulisses avec Maurice Jarre.
Photo Jean Rouvet
41
Germaine Montero*
Une chance pour le TNP
«Pour le TNP, le fait d’avoir dans
sa troupe un acteur comme Gérard
fut une chance extraordinaire ;
il y entra, en effet, déjà célèbre,
adoré du public en général, qui est
justement la base du public TNP.
Je verrai toujours Gérard, sortant
par la porte des artistes une heure,
ou plus, après le spectacle, et
submergé par le flot d’admiratrices
et d’admirateurs, obligé de
grimper sur le muret, et distribuer
ses autographes du sommet, afin
de ne pas être étouffé par cette
marée humaine !»
Michèle Morgan*
Une apparente facilité
«Il est difficile de discerner quelle
était dans l’art de Gérard Philipe
la part de la volonté et du travail,
et celle de son instinct et de ses
dons. Il donnait l’impression
de s’adapter et de s’identifier
sans peine aux rôles qu’il devait
interpréter. Il trouvait avec une
apparente facilité les réflexes, les
intonations, les expressions qui
convenaient au personnage.
En même temps, il étonnait un peu
par son jeu qui dépassait ce qu’on
en attendait et ignorait les limites
conventionnelles.»
Georges Perros*
Un pur sang, de haute race
«Ce grand dégingandé […] aux
cheveux fous, qui gesticulait,
faisait le singe, l’oiseau, le
cheval, hurlait, riait (mais quel
rire, seigneur, où l’a-t-il déniché
et quel ange un rien démoniaque
le propulse ?) Ce jeune Achille,
pétaradant, heureux d’exister, on
l’appelait Gérard Philipe. On le
disait venu depuis peu du Midi.
Et certes il en avait le soleil dans
les yeux, dans l’allure, avec je
ne sais quoi de piémontais, rein
cambré, menton fier, longues
mains, mais noueuses, plus de
paysan que d’intellectuel ; en tout
cas, un pur-sang, de haute race.
Sûr de sa force intacte.»
Henri Pichette*
Vertigineux
«Se fût-il donné aux Epiphanies
s’il n’eût été lyrique et risquetout ? […] Gérard représentait le
Poète. Il jouait sans maquillage,
portait un chandail pour tout aller.
Il était vertigineux : une fontaine
de mémoire dans la tête, une
nervosité de chevreuil qui tremble
au diapason des feuilles, et les
mains plus prodigues que dix
oiseaux. Nous jouions dans un
théâtre grand comme une crèche.
Il y avait de la folie-enfant partout,
et quelque chose de très grave et
de survolté. Oh ! nous n’étions pas
de bon ton. Terreur, pitié, colère
et manifestation d’amour nous
broyaient l’âme dans la bouche.
Notre poème ouvrait sur la vie
déchirante et la survie spacieuse.
(Nous devions être à égale
distance de Dieu et de rien, car la
jeunesse est au milieu du monde.)
Des spectateurs grognaient, ne
m’aimaient pas ; cependant tous
admiraient Gérard ; et lui venait
en catimini me dire que c’était
moi qu’il aimait bien. Ce qui nous
unissait était en poésie. C’était le
cri, l’écho de la guerre en plein,
un cœur ne battant que d’amour
le long d’une vallée de larmes.
Nous avions en commun horreur
des cruautés de la guerre, honte
que les ailes de l’Amour soient
sacrifiées à l’éploiement de la
Victoire sanglante, ou au vol
rapace de la Mort.»
Svetlana Pitoëff*
Il était si dépourvu
de vanité...
«Sa nature exceptionnelle fut
immédiatement reconnue par tout
le monde. […] Souvent, cachée
derrière une fente du décor, je le
regardais jouer, […] et je me disais :
«Ce sera un grand acteur... C’est
déjà un grand acteur.» Cela, je
ne le lui ai jamais dit, peut-être
parce qu’il faisait partie de ces
êtres à qui l’on n’ose pas faire
de compliments ; peut-être aussi
parce qu’il était si dépourvu de
vanité qu’il avait toujours l’air de
s’excuser de faire avec tant de
facilité ce que d’autres tendaient
laborieusement d’obtenir.»
Micheline Presle*
Un sens de l’absolu
extraordinaire
«Gérard refusait toute concession,
et faisait montre d’un sens de
l’absolu extraordinaire. Au point
de vue de l’interprétation, il voulait
faire ce qu’il voulait.»
Serge Reggiani*
Un Etre
«Il n’y a pas de «profession
de comédien» dans le métier
de Gérard. Il y a un Etre. C’est
profond et pur. Nous ne nous
étions pas tous aperçus de
l’importance de Gérard. Il était
un symbole. Une justification de
notre génération, parce que sa
vie était d’un seul tenant, son
activité une et cohérente, sa façon
de jouer exemplaire, et dans la
même ligne de style, ligne de vie
que son destin. Ce n’était que
lorsqu’il était fatigué qu’il avait
recours aux moyens purement
techniques. Quand il était en
pleine forme, il n’était rien d’autre
que le personnage, injugeable en
tant que Gérard Philipe. Il «était»
le Cid, Lorenzo, Perdican, etc. alors
que tous les comédiens jouent un
personnage et disent à travers lui :
«Je suis bien, n’est-ce pas ? Je joue
bien ?» […] Mais ce sentiment qu’il
donnait aux spectateurs et à ses
camarades de travail était fondé
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
42
Gérard Philipe vu par...
sur un travail acharné, nourri d’une
réflexion incessante sur l’art du
comédien, sur l’art du théâtre en
général. C’est cette réflexion qui
fonde ses choix décisifs, à chaque
étape de sa carrière, et d’abord
celui du TNP.»
Claude Roy
Il voulait être un homme
véritable
« Il y a quelques années, j’avais
souri quand Gérard Philipe nous
avais annoncé sa décision de ne
Alain Resnais*
plus jouer Rodrigue dans Le Cid.
Quelque chose
« Je suis trop vieux pour le rôle »,
disait-il. Gérard n’était pas de ces
d’insaisissable
comédiens dont les adieux à un
rôle sont toujours révocables. Un
«Autour du jeu dramatique
soir, les spectateurs qui le virent
de Gérard, il y avait pour moi
jouer Le Cid assistèrent, sans le
un mystère, quelque chose
savoir, à sa dernière représentation
d’insaisissable. On ne savait
dans Rodrigue. Après le spectacle,
jamais à quoi s’en tenir. Chaque
Jean Vilar lui fit cadeau, dans
fois que l’on voulait localiser ce qui sa loge, de l’épée de Rodrigue.
constituait son talent, l’essence
Je souriais de l’entêtement de
vous en échappait. Etait-ce la voix, Gérard. « Je suis trop vieux pour le
la diction, les gestes ? Chaque
rôle. » Il était la jeunesse même,
élément pris séparément renvoyait mais il voulait être un homme,
à un autre. Son talent était pétri
s’efforcer de mûrir, et apprendre
de contradictions, il était comme
à vieillir. La mort ne l’a pas trouvé
perpétuellement en mouvement.»
trop jeune pour le rôle qu’elle nous
promet à tous. […]
Avec Claude Roy et son épouse, Anne Philipe, Place de la République,
24 mai 1958. Photo D.R.
Je crois qu’un grand interprète
n’est pas grand seulement parce
qu’il interprète bien la pensée de
Corneille ou de Kleist, de Musset
ou de Camus, parce qu’il interprète
juste le destin de Rodrigue ou du
prince de Hombourg, de Perdican
ou de Caligula, mais parce qu’il est
aussi l’interprète de son propre
destin. Un grand acteur ne fait
pas simplement semblant d’être
héroïque ou d’être malheureux,
d’être amoureux ou désespéré,
il faut aussi qu’il ait vécu le
courage et le chagrin, la passion
et la tristesse. J’aimais d’abord en
Gérard Philipe cette application
passionnée à être un homme
autant qu’un acteur, à vivre autant
qu’à jouer.
Il avait tous les dons, il était beau
et un peu plus que beau, c’està-dire charmant, il avait l’éclat
et la grâce. Mais de l’instant où
il prit conscience des dons qu’il
avait reçus depuis sa première
inoubliable apparition dans l’ange
de Sodome et Gomorrhe, Gérard
s’était acharné à mériter ces dons,
et de ces cadeaux qu’il avait reçus
43
V
Gérard Philipe vu par...
des dieux il avait désiré faire la
chair de sa chair. Il voulut être un
homme avant d’être un comédien,
pour que ce comédien fût un très
grand comédien. Il fut un homme
et un très grand acteur.
Il ne détestait pas la gloire, la
vraie gloire, mais il détestait être
une vedette. Ce n’était pas chez
lui affectation, vaine coquetterie,
ostentation de modestie. Il sentait
profondément le besoin d’être
avant tout un vivant parmi les
vivants, et non un monstre sacré
sous les projecteurs. Il avait
besoin de préserver le climat de
ses amours et de ses amitiés, les
journées de silence auprès de
la femme qu’il aimait, les aprèsmidi de jeux avec ses enfants, les
grandes soirées de discussions
sans fin au coin du feu de bois de
Cergy, il avait besoin de sauver
tout cela de ce qui risquait de
le dévorer, de la publicité, du
tumulte, des faux semblants,
comme un arbre a besoin de
sauver la terre où s’enfoncent ses
racines. […]
Il fut d’abord l’enfant chéri des
dieux, l’enfant aimé des foules,
mais il voulait être un homme
véritable. Il ne cessait de se
cultiver, et pour lui la culture
n’était pas seulement livresque,
purement intellectuelle. Si Gérard
se passionna pour les grands
problèmes de ce temps, s’il les
vécut avec une générosité toujours
scrupuleuse, quelquefois déchirée,
toujours ardente et noble, si dans
la dernière conversation que j’ai
eue avec Anne et lui, c’est de Cuba
dont ils revenaient et de Fidel
Castro qu’il me parla, plus encore
que de théâtre et de cinéma,
c’est parce que Gérard Philipe
n’était étranger à rien de ce qui
est humain. Il avait voulu aller
en Chine pas seulement pour y
étudier l’Opéra de Pékin, mais
aussi pour y étudier comment un
peuple s’efforce de s’arracher à
la misère et de vivre une vie enfin
humaine. Il ne revenait pas du
Japon ou des USA, de Moscou ou
du Mexique avec uniquement des
souvenirs d’homme de théâtre,
mais aussi avec des images dont il
réchauffait son espoir et creusait
ses angoisses. Il voulait avoir la
vie privée d’une personne, et non
la vie superficielle d’une idole.
Mais il ne concevait pas que
sa vie fût privée de tout ce qui
pouvait l’enrichir. Il ne cherchait
pas la solitude pour échapper aux
hommes, mais pour mieux les
rejoindre. [… ]
Quand on offrait tout, et de
partout, à Gérard, il sut choisir
l’aventure du TNP, qui n’était
encore qu’une aventure, et la
gagner avec Jean Vilar. D’autres
acteurs, aussi doués au départ que
Gérard Philipe, auront derrière eux,
à leur dernier souffle, une carrière
absurde de pièces de boulevard,
de films imbéciles, de journées
gâchées. Gérard avait derrière
lui, déjà, Corneille et Raymond
Radiguet, Giraudoux et Kleist,
Shakespeare et Dostoïevski.
Plutôt que jouer sur le velours avec
la pièce de tel ou tel académicien
du théâtre, Gérard préférait
jouer un inconnu nommé Henri
Pichette et révéler Les Epiphanies.
Il avait derrière lui une carrière
toute de rigueur, d’intelligence
dans le droit et de tenue dans
la démarche. Il avait devant lui
des dizaines de projets aussi
sérieusement médités. Il tournait
et retournait avec sa femme, Anne,
les possibilités qu’il envisageait,
il se préparait à être Titus dans
Bérénice, à monter d’autres
tragédies de Corneille. Il n’en avait
pas fini d’être Gérard Philipe. »
(Libération, 26 novembre 1959)
Jacques Sigurd*
Il craignait de ne pas être
à la hauteur
«Je l’ai vu au studio, pendant
une pause, se croyant seul sur
le plateau, tourner autour d’une
caméra comme autour d’un
animal inconnu qui pourrait être
dangereux. Si je devais constater
peu à peu en lui un changement,
ce serait peut-être qu’il a moins
d’assurance, car plus ses rôles
deviennent importants, plus il
craint de ne pas être à la hauteur.»
Daniel Sorano*
Le cocktail parfaitement
dosé
«Lorsqu’à Avignon, en juillet 1952,
j’ai vu Gérard créer Lorenzaccio,
j’ai compris ce que dans ce
métier on pouvait appeler la
perfection. Depuis, tous les
héros romantiques ont été
pour lui l’occasion de déployer
son immense talent. […] Il me
semble qu’on ne peut pas faire
de différence entre les dons de
Gérard, son instinct, sa volonté et
son travail. Pour moi, il réalisait
le cocktail parfaitement dosé
qui fait les grandes réussites,
c’est-à-dire qu’il y avait équilibre
parfait entre ces quatre qualités
indispensables, les dons, l’instinct,
la volonté et le travail.»
Françoise Spira*
Un instrument merveilleux
«Jamais Gérard n’avait une
intonation ; toujours il partait
du sentiment, de la situation. Il
refaisait la pièce. Il redécouvrait
le quotidien du rôle. Travail des
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
44
vers, travail de la musique, travail
du sentiment, d’où venait le
sentiment, quelle était la situation,
d’où elle venait, où elle allait. Je
voyais la pièce naître devant moi
comme un puzzle que l’on monte.
Gérard était angoissé devant son
premier rôle classique. Il avait
une grande confiance en Le Roy.
On sentait une entente entre eux.
Gérard n’étudiait pas du tout les
gestes, mais souvent le geste
venait tout naturellement, lorsqu’il
avait trouvé le sentiment. Après
ce travail de détail chaque soir,
il y avait «l’accouchement» avec
Vilar chaque matin. Avec Vilar,
impossible de dire à quel moment
le spectacle devient son spectacle :
il l’influence sans qu’on s’en rende
compte. Devant Gérard, on le
sentait étonné, admiratif. Fou de
joie d’avoir Gérard comme Cid. Il
me l’a dit cent fois. Il le considérait
comme un instrument merveilleux.
Tout ce qu’il proposait à Gérard,
celui-ci le poussait plus loin.»
Jean Vilar*
Il se méfiait de ses dons
«Il se méfiait de ses dons. Il
me dit plusieurs fois au cours
de répétitions : «Non, non, ne
m’indique pas cela.» - «Mais c’est
la meilleure façon pour toi de
jouer ce passage.» - «Précisément,
précisément.» Il travaillait
beaucoup. J’ai deux preuves
certaines de cela, au moins : Ruy
Blas et Richard II. Oui, sa réussite
ne fut pas celle de la chance ; c’est
au bon et quotidien travail qu’il dut
le plein épanouissement de ses
dons. […]
Georges Wilson*
Une connaissance
exceptionnelle de ses
moyens
Nous n’avons pas en Gérard qu’un
acteur admirable, le théâtre de
notre pays a en lui un de ses plus
sûrs ouvriers.»
Vercors
Les grâces les plus
précieuses
« […] Je suis incapable d’imaginer
encore, bien que dix coups de
téléphone me l’aient appris et
réappris avec une insistance de
catastrophe, d’imaginer Gérard
Philipe « mort ». Gérard. Mort. Rien
en moi n’arrive encore à remuer à
ce mot, le cœur est encore fermé à
ce que le cerveau sait […]
Ah ! il choisit bien , l’Autre, à l’affût
derrière son créneau. Pas d’erreur
sur la qualité !
[…] Gérard Philipe, belle pièce,
bien visée, droit au cœur, et toutes
ces grâces, les grâces les plus
précieuses, celles du corps et du
talent, de la bonté belle, de la
beauté bonne, de la jeunesse, de
l’ardeur, du dévouement, toutes
ces grâces tassées en terre dans
une boîte ? »
(Les Lettres françaises, 3 déc. 1959)
Les Epiphanies un personnage à
sa dimension. Le «Poète-héros»
de Pichette était le porte-parole
de toute une jeunesse inquiète.
L’explosion verbale, l’ivresse
active, l’hallucination contrôlée,
la vision lyrique, l’éclatement,
le chant, tout devait permettre
à Gérard Philipe de donner la
pleine mesure de sa richesse de
comédien.»
D.R.
Georges Vitaly*
«Gérard possédait une
connaissance exceptionnelle
de ses moyens. L’instinct dont
il était merveilleusement doué
lui permettait de mesurer avec
une sûreté parfaite les diverses
«dimensions» à remplir. Il entrait
instantanément dans le jeu des
éléments extérieurs. En plein
air surtout. S’il y avait du vent,
il jouait «avec» le vent. S’il y
avait une mauvaise acoustique,
il trouvait l’endroit du plateau à
éviter. J’ai parfois surpris son œil,
en scène, briller malicieusement
quand l’équipage, sans qu’il eût
un geste à faire, transformait
pour le suivre toute une mise en
place minutieusement réglée.
Ses réflexes, ses décisions
étaient étonnants de rapidité. Il
ne souffrait pas l’hésitation, les
tâtonnements.»
Le porte-parole d’une
jeunesse inquiète
«Son amitié, sa nature
enthousiaste, sa compréhension
de nos ambitions l’avaient conduit
jusqu’à nous et sa sensibilité
propre donne sa totale adhésion à
l’univers dramatique de Pichette.
Car il est incontestable que le
comédien qu’il fut a trouvé dans
* cité in Gérard Philipe. Souvenirs
et témoignages recueillis par Anne
Philipe et présentés par Claude Roy
(Editions Gallimard, Paris, 1960)
45
2
1
Bondissant en Monsieur Loyal pour une «Nuit TNP» ou gardien
de but dans l’équipe de foot des comédiens, farceur en coulisses,
serviable pour faire des travaux chez son maître Georges Le Roy,
ou pour remplacer Vilar souffrant lors d’une répétition de Macbeth,
animé d’une rare simplicité pour rencontrer le public ou répondre,
assis par terre, aux journalistes, Gérard Philipe était «une bonne
personne»...
3
4
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
46
6
5
8
7
9
10
1 : Photo Elwing / Elle
2 : Photo Agnès Varda / Enguerand
4, 5, 6, 10 : Photos Jean Rouvet
3, 8, 9 : Photos D.R.
47
Gérard Philipe,
le symbole de l'après-guerre
par Claude Choublier*
Une époque se définit autant par ses acteurs et son
style dramatique que par ses politiciens et ses savants.
En France, le symbole de l’après-guerre, c’est Gérard
Philipe.
Mais pourquoi Gérard Philipe, comédien de trente-sept
ans, et non tant d’autres qui auraient pu l’égaler ? Il
avait du talent, du génie, d’autres aussi en ont. Il était
de gauche, tous l’étaient.
Peut-être était-il plus beau que les autres. Ou du moins
d’une beauté en laquelle les Français aimaient se
reconnaître. En le regardant, chacun semblait penser :
“Comme NOUS sommes charmants, fins, légers,
désinvoltes et spirituels.”
Mais cela n’explique qu’une petite partie des choses.
La vérité est que Gérard Philipe incarnait le rêve de
toute une génération, car les générations se définissent
par ce qu’elles rêvent comme par ce qu’elles mangent,
combattent ou aiment. Un rêve... Gérard Philipe ne
jouait que des rôles de rêve, des archétypes dont tout
le monde rêve. Chaque personnage avec lui devenait
symbole et lui-même est devenu symbole d’une
génération qui avait un peu plus de vingt ans à la fin
de la guerre.
Et Gérard Philipe fut le François du Diable au corps.
Une génération de gauche qui lisait Marx, était en
grande partie communiste et se voulait révolutionnaire.
Une génération pleine de bonnes intentions, qui
confondait assez volontiers révolution et révolte,
gauche et anarchie, qui était presque contre tout et
finalement accepta presque tout.
Et Gérard Philipe
Eulenspiegel.
fut
Fanfan-la-Tulipe
et
Till
Une génération qui aimait l’art et en parlait beaucoup,
qui révérait l’art d’une manière toute romantique, qui
était pour l’artiste solitaire, de préférence au fond
d’une cour et en gros sabots. Une génération qui
pensait que boire donne du génie.
Et Gérard Philipe fut Modigliani.
Une génération qui connaissait son Sartre sur le bout
du doigt, au moins de réputation. Une génération qui
ne s’achetait pas des scooters, des voitures, mais
des livres et qui lisait Jacques Prévert à 425.000
exemplaires.
Et Gérard Philipe fut Lorenzaccio.
Une génération qui avait découvert que la Résistance
est plus excitante que le scoutisme, qu’il faut parfois
mourir jeune et qu’une locomotive peut s’attaquer avec
un revolver, à défaut d’autre chose. Une génération
qui, dès la paix revenue, se mettait un peu à vivre sur
la nostalgie de la guerre, de la liberté qu’elle procure
et de l’héroïsme qu’elle autorise, ce qui, finalement,
est parfois bien excitant.
Et puis Gérard Philipe devint Valmont.
Car il était un comédien, très grand et très honnête,
et il avait senti que l’après-guerre, son après-guerre,
était terminée, qu’une autre société, une autre
génération était née et qu’il devait s’y adapter. Il l’avait
fait magnifiquement.
Et Gérard Philipe fut le Cid.
*Cité dans Gérard Philipe, souvenirs et témoignages
d’Anne Philipe (Ed. Gallimard, Paris, 1960, pp. 276-278)
Le Diable au corps, réal. Claude Autant-Lara, 1947. Photo D.R.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
V
Une génération qui croyait à l’amour, que l’amour
était plus fort que tout et n’avait qu’un ennemi, la
bourgeoisie et ses idées stupides. Une génération qui
se voulait libre et qui voulait aimer comme on aime au
paradis, sans contrainte.
C. C.
48
49
La création du personnage
par Georges Sadoul
Nous reproduisons ici de larges extraits
d’une importante étude de Georges Sadoul
parue sous le titre : « Un personnage créé à
travers vingt films » dans le Gérard Philipe
d’Anne Philipe (Gallimard, 1960).
De rôle en rôle, Gérard Philipe affirma un « personnage »
qui fut, autant que lui-même, l’expression d’une
génération, la sienne, celle des hommes qui avaient
atteint leur majorité pendant la période de la défaite
et de l’occupation.
Dans Le Pays sans Etoile, ou L’Idiot, ses premiers
grands rôles à l’écran, Philipe n’est encore qu’un
interprète, supérieurement doué. Il apporte ses
dons, son physique, son métier son talent, à un
jeune romantique errant dans un univers magique
trop ressemblant au Grand Meaulnes puis au prince
Muichkine, imaginé en 1860 par Dostoïevski. Si
imparfaite que fut obligatoirement une adaptation
réalisée en France, la création du jeune acteur fit
passer l’âme du fameux héros dans une composition
plus fidèle au roman qu’aucun autre détail du film.
Le « personnage » de Gérard Philipe naquit vraiment
avec Le Diable au Corps. […]
En 1946, le comédien retrouva ses dix-huit ans,
pour devenir, dans le film d’Autant-Lara, le collégien
François, préparant son baccalauréat dans une cité
banlieusarde. Sous les modes anciennes, celles de
1917-1918, battirent des cœurs modernes, ceux de
notre après-guerre. Chez Philipe, comme chez AutantLara, comme chez Aurenche et Bost, la polémique fut
dirigée, non contre un conflit ancien, mais contre le
dernier, ou peut être contre les menaces futures.
Ainsi vit-on François, presque encore un enfant,
rencontrer, sous les traits de Micheline Presle, l’amour
avec cette jeune infirmière qui s’évanouissait en
découvrant, avec ses premiers blessés, l’horreur
physique de la guerre. Dans cette chambre féminine,
où il arrivait trempé de pluie, il connaissait l’heureuse
vérité de l’amour. Puis le malheur frappait les amants.
Après qu’eut disparu celle qu’avait saisie la mort, en
pleine allégresse de l’armistice, l’adolescent devenu
homme errait dans les rues, pris par le désespoir plutôt
que par la révolte. […]
La jeunesse se reconnut dans ce personnage créé par
Gérard Philipe. Il n’avait pas suffi d’une réelle prise
de conscience ou d’une conduite héroïque pendant la
guerre pour que disparaissent tous les problèmes ou
se cicatrisent toutes les blessures du conflit.
Le désarroi de 1946 ne se limitait pas au Diable au
Corps ou aux milieux intellectuels de Saint-Germaindes-Prés. Il touchait, en France et dans la plupart des
nations, les couches sociales les plus diverses, les
combattants revenus à la vie civile comme leurs cadets
qui avaient vu la guerre sans y participer. Leur état
d’âme, le personnage du Diable au Corps en exprimait
certains aspects intimes, mais aigus. Et puis, hélas !
la polémique contre la guerre et ses maux reprit très
vite une terrible actualité. A la brève euphorie de 1946
avait succédé une « guerre froide », chaque jour plus
violente et plus âpre.
Stendhal après Radiguet, Fabrice del Dongo après Le
Diable au Corps… Si dissemblables que fussent les
romans adaptés, les héros, les films et les metteurs en
scène, La Chartreuse de Parme que réalisa ChristianJaque fut pourtant une étape pour le « personnage »
de Gérard Philipe. […]
Il se peut que les souvenirs tout récents de la Résistance
aient infléchi cette adaptation, comme auparavant un
autre film de Christian-Jaque, Boule de suif. Philipe
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
50
accentua la contemporanéité de Fabrice del Dongo par
sa fidélité non seulement à La Chartreuse, mais à toute
l’œuvre de Stendhal et aux convictions de l’écrivain.
Le comédien préparait toujours ses créations dans des
lectures approfondies, non seulement d’un scénario,
mais de l’auteur (éventuellement) adapté. Ainsi
n’aurait-il jamais accepté d’incarner L’Idiot s’il n’avait
été, depuis l’adolescence, un familier de Dostoïevski.
Avec Fabrice, le François du Diable au Corps devient
un héros viril, trouvant une réponse aux questions
laissées sans réponse par une inquiète adolescence.
Ce film d’époque imposa à tous une évidence : le
personnage de Gérard Philipe était avant tout un
romantique, porté par les passions et la générosité audelà du désespoir.
destin, la conviction que l’homme ne pouvait rien contre
la fatalité. Une polémique contre cette tendance forma
le centre du premier film de René Clair dont Gérard
Philipe fut l’interprète, La Beauté du Diable. […]
Comme La Chartreuse, le film avait été réalisé à Rome,
avec des grands décors à l’italienne. René Clair ayant
situé son Faust à l’époque romantique, sa cour princière
se trouva bien moins ressembler au Weimar de Goethe
qu’au Parme de Stendhal. Ainsi, pour le grand public
(et dans sa substance dramatique) le chevalier Henri
devint-il une nouvelle étape, un avatar de Fabrice del
Dongo. Il est bien vrai que, hasard ou non, ce rôle
nouveau correspondit à l’ancien et contribua, plus
qu’aucun autre, à déterminer les traits essentiels du
« personnage ». […]
Grand tragédien dans La Beauté du Diable, le comédien
entendait que son personnage ne fût pas seulement
dramatique. Le comique et même le burlesque le
tentaient. Il n’y réussit pas aussi bien que dans la
tragédie. On a presque oublié le rôle fantaisiste
qu’il créa dans le vaudeville-poursuite, imaginé par
Jacques Sigurd, Tous les chemins mènent à Rome. Il
fut loin d’être excellent en s’essayant à une silhouette
grotesque dans La Ronde de Max Ophüls. Mais il dut
sa renommée la plus universelle au personnage héroïcomique de Fanfan-la-Tulipe. […]
De Pékin à Sao Paolo, et de Melbourne à Reykjavík, ce
Fanfan-la-Tulipe caracole, avec ses hautes bottes, sa
chemise ouverte, son épée à la main et il a, pour un
milliard d’êtres humains le visage de Gérard Philipe.
[…] Sur le mode voltairien, ce héros de chanson
populaire prend au sérieux la guerre en dentelles et
sa rapière dirige sa pointe vers d’autres conflits. A
la façon des généraux, le public imagine une guerre
future à l’image de la dernière. Quant il vit Fanfan
tourner en bourriques les officiers supérieurs, il pensa
tout autant à 1939 qu’à une « guerre froide » dont les
flammes, trop réelles, brûlaient alors l’Extrême-Orient
et son abominable napalm.
Après La Chartreuse, si le comédien interpréta Une si
jolie petite plage, ce ne fut pas seulement pour donner
sa première grande chance, comme scénariste, à
son proche ami Jacques Sigurd, jusque-là journaliste
et critique de film. Il avait un besoin quasi physique
de devenir le héros du film que réalisa Yves Allègret,
un jeune homme qui se souvenait d’une enfance
malheureuse, en attendant la mort sur une plage
noyée de pluie et de brouillard. […]
Les « films noirs » français formèrent un courant où
s’inscrivit Une si jolie petite plage. On leur reprocha
d’avoir repris à l’avant-guerre la résignation devant le
L’année où Gérard Philipe créa Fanfan fut celle où il
fut, pour la première fois le Cid, à Avignon, pour Jean
Vilar et le TNP. L’année où il atteignit ce sommet, au
théâtre, il déploya, pour le cinéma, son espièglerie, son
ironie, sa gaieté, toutes les possibilités physiques. Les
campagnes provençales le virent caracoler, ferrailler,
bondir, sauter avec tant de témérité qu’il se blessa.
Fanfan fit plus vite le tour du monde qu’aucun
personnage cinématographique français (fût-ce Max
Linder). Le producteur s’étonna quand il reçut, à
plusieurs reprises, des propositions venant de pays
inconnus aux marchands de films parisiens depuis les
origines du septième art. Je l’ai entendu applaudir dans
51
Ripois fut peut-être sa composition la plus parfaite, où
il se plut à piétiner la rose image pour presse du cœur,
du délicieux et charmant séducteur. […]
Il faudrait revoir ce film hors série, dont le succès fut
limité, pour retrouver une exceptionnelle création
mais aussi pour savoir si (oui ou non) Monsieur Ripois
n’était pas une préfiguration de La Fureur de vivre, d’un
certain désarroi des années cinquante. Alors qu’on
avait pu le croire une création trop exceptionnelle,
trop hors série pour être vraiment une création de
notre temps, Ripois a certains traits communs (mais
en négatif, comme dans un cliché où le noir remplace
le blanc) avec le premier avatar de son personnage,
le François du Diable au corps. Ripois annonce aussi
son Julien Sorel et le séduisant officier des Grandes
manœuvres.
cette incarnation à Pékin. Si français qu’il fût, Fanfan
n’avait-il pas certains traits communs avec les opéras
chinois dont les interprètes sont aussi acrobates,
duellistes et danseurs ?
De nombreux comédiens, au théâtre ou au cinéma,
devinrent prisonniers d’un personnage que leur public
leur demandait de recommencer sans fin. Philipe
s’entendit appeler Fanfan dans les rues de Moscou
et de New York, Yokohama et Shanghai, Stockholm
et Lioubliana. Mais ce rôle resta une étape dans le
développement et l’évolution de son personnage.
Tout heureux qu’il fût de ce grand succès populaire,
il cherchait en même temps des personnages plus
difficiles, soit dans leur psychologie, soit dans leur
comportement lyrique. […]
Avec Fanfan, un de ses plus grands succès
internationaux fut, dans Les Orgueilleux, ce personnage
déchu, désespéré, que l’amour peu à peu régénérait.
L’on n’oublie pas sa danse hystérique sur une plage
mexicaine, déguenillé, hirsute, ivre, perdu par le
dégoût de soi-même et de tous les autres. Ce fut à
l’écran sa première « composition ». Pour sortir de luimême, il usa de procédés, mais avec mesure et sans
frôler jamais les outrances habituelles de tels rôles. On
devina alors ce que pourrait être, un jour, la maturité
du « jeune premier ».
S’il eut moins de succès que Les Orgueilleux, Monsieur
Celui qui incarnait alors, au TNP, les plus fabuleux
héros classiques, revint, avec Le Rouge et le noir, à
Stendhal, l’écrivain romantique, l’auteur, avec Musset
dont son personnage fut le plus proche parent. Après
sa création de Julien Sorel, plusieurs collections de
poche rééditèrent les romans et, dans des Uniprix, les
rayons souvent « manquèrent la vente » d’un « article »
qui partait par dizaines de milliers d’exemplaires. On
peut penser que cette avidité des lecteurs n’aurait pas
déplu à Stendhal : les happy few étaient une étape vers
la compréhension populaire. Et la haute mission d’un
artiste n’est-elle de « populariser » sans les vulgariser,
les chefs-d’œuvre ? […]
Si l’on compare son Julien Sorel au Fabrice qu’il fut
dans La Chartreuse, on constate combien, en sept ans,
son registre s’est élargi, diversifié pour exprimer la
complexité humaine. Il avait été un peu trop jeune pour
être Fabrice. On le trouva un peu âgé, à trente- deux
ans, pour être Julien Sorel, guillotiné à vingt-cinq ans.
Mais si, comme il l’avait désiré, il avait interprété plus
tôt ce héros, lui aurait il apporté de telles richesses ?
Le propre d’un « personnage » est de s’enrichir avec
chaque nouvelle création, comme un homme avec
chaque épreuve ou bonheur que lui apporte sa vie.
Ce qui est ressenti par un comédien en interprétant
un grand rôle lui reste acquis et lui sert à enrichir ses
autres rôles, fussent-ils antagonistes. On peut imaginer
que Philipe aimait Julien Sorel et détestait Ripois,
ce pauvre type. On put retrouver, dans ce nouveau
héros, une fugitive expression de l’ancien. Ce ne fut
pas le comédien qui eut tort, mais les critiques qui lui
reprochèrent de n’avoir pas oublié l’acquis d’une autre
création.
Il y eut aussi du Ripois dans Armand, le lieutenant
de hussards qu’il créa pour Les Grandes manœuvres.
Mais autant le personnage d’Hémon était un déclassé,
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
52
en marge de la société et du pays où il vivait, autant
le rôle imaginé par René Clair (en pensant, certes, aux
possibilités de son ami) fut parfaitement installé dans
« la Belle Epoque ». Il était le bourreau des cœurs, le
roi des bals, un héros de sous-préfecture, régnant dans
quelque Lunéville, fière de son régiment de cavalerie.
Entre deux parties de billard, Don Juan pariait, par
écrit, de séduire une belle inaccessible.
Il y a, dans ce film, une scène où, dans un salon 1910,
un phonographe à pavillon fait entendre si longtemps
un fou rire qu’on se sent près d’éclater en sanglots, au
bruit de cette gaieté feinte et indéfiniment prolongée.
Ainsi, dans ce film, lorsque Don Juan est pris au
piège de l’amour et devient conscient de ses propres
infamies, sans pouvoir s’en dégager, la comédie tourne
en tragédie. Libre à nous d’imaginer que le régiment
et ses cavaliers ne partent pas en manœuvres mais
à la guerre de 1914 et que, derrière les volets clos il
n’y a plus une maîtresse désabusée, regardant partir
son amant, mais le cadavre d’une femme conduite au
suicide par le désespoir. […]
Depuis le début de sa carrière, Gérard Philipe avait
décidé de devenir metteur en scène, au théâtre comme
au cinéma. Il s’était même fixé une date et se trouva
devancer ses plans en débutant, à trente-trois ans,
comme réalisateur. […]
déchire pour laisser se déployer des ailes neuves. Si du
moins, avant la métamorphose, la rigueur de l’hiver…
A travers le peintre Modigliani (Montparnasse 19),
Le Joueur, de Dostoïevski, le Valmont des Liaisons
Dangereuses, le Ramon Vasquez de La Fièvre monte
à El Pao, trois ans durant, le personnage chercha
comment accomplir un nouvel et décisif avatar. Trois
années constituent un délai bien court, surtout si
l’on ignore que leurs jours sont comptés. Il ne fut
pas beaucoup plus long, le temps qui jadis sépara Le
Diable au corps de La Beauté du diable, ce film-pivot.
La mort ne permit pas complètement au comédien de
« dépouiller le vieil homme » ou plutôt le jeune homme
qu’il continuait d’être depuis le début de son éclatante
carrière. Peut-être, durant cette période, s’intéressaitil davantage au théâtre qu’au cinéma. Et puis, deux
héros au moins des quatre qu’il incarna, s’ils l’avaient,
en projet, retenus, n’emportèrent pas sa conviction
lorsqu’il dut les créer.
Montparnasse 19 fut le seul de ses films où l’on vit mourir
son personnage sur l’écran. […] La métamorphose que
Gérard Philipe put rechercher en incarnant un peintre
malheureux et méconnu, il en poursuivit la quête
Lors de la présentation [de Till l’espiègle], le monde
était en feu, on se battait à Suez, à Budapest ; le public,
croyant la guerre proche, assiégeait, non les cinémas,
mais les épiceries et les postes d’essence. On ne
pourrait accuser ces seules circonstances de l’échec
qu’essuya Gérard Philipe pour le seul film qu’il dirigea.
Le tort avait été sans doute de vouloir être à nouveau
Fanfan. Un succès ne se recommence pas et Till, né de
la réalité révolutionnaire et nationale des Flandres,
devait être autre chose qu’un caracolant héros pour
image d’Epinal. […]
Si la vie lui avait été plus longtemps donnée, il serait
redevenu metteur en scène en studio, comme il
continua de l’être, jusqu’à la fin, au Théâtre National
Populaire.
Il avait trente-cinq ans quand il consentit à redevenir
le simple séducteur Oscar Mouret dans un Pot-Bouille,
où Julien Duvivier ne retrouvera pas l’âpreté de Zola
dans la description critique sous tous les angles, d’un
riche immeuble bourgeois. Parvenu au seuil de sa
maturité, le comédien cherchait alors avec passion,
et un peu d’anxiété, à renouveler son personnage en
lui faisant accomplir une métamorphose. Ainsi, pour
quelque temps, un insecte se trouve-t-il enfermé dans
une chrysalide où la vie se manifeste par quelques
mouvements compulsifs, avant que la carapace se
53
avait dit auparavant : « L’expérience théâtrale est
importante pour l’acteur qui entend posséder à fond
l’art du cinéma. »
Son interprétation du Cid, en 1951, avait marqué une
étape décisive dans l’évolution de son personnage
à l’écran. La création d’Hamlet au Théâtre National
Populaire, en 1960, aurait dû, à son tour, aider sa
métamorphose.
Mais il ne fut jamais Hamlet, et son personnage de
l’écran ne put devenir ni homme mûr, ni vieillard. Fut-il
pour cela une statue mutilée ? Nullement. Il est plutôt
pareil à cette jeune fille de Sélestat qu’au Moyen Age
la peste tua, en pleine fleur. On l’ensevelit dans la
chaux, qui se solidifia, devint moule et conserva pour
l’éternité la jeunesse et la beauté éclatante de son
visage.
Ainsi, pour l’art du film, continuera de vivre et d’agir,
pour toujours, le personnage de Gérard Philipe, miroir
de son temps…
G. S.
V
Les Orgueilleux, réal. Yves Allégret, 1953. Photo D.R.
avec Le Joueur, aventure dont il faut surtout retenir,
avec son rôle de composition, la recherche de certaines
dominantes colorées dans la mise en scène.
Pour devenir, une libellule doit réduire sa première
apparence à une transparente dépouille. Pour cesser
d’être obligatoirement captif de son aimable séduction,
il accepta de devenir l’haïssable séducteur Valmont,
dans la version moderne que donnèrent Roger Vailland
et Roger Vadim des Liaisons Dangereuses. […]
Il ne lui restait plus qu’un héros à créer : Ramon
Vasquez, précepteur devenant directeur d’un bagne, à
El Pao, dans un état imaginaire d’Amérique latine. […]
Lorsque le héros, au dernier instant d’une « fin ouverte »
choisissait clairement, pour échapper à l’opprobre, de
devenir victime, il appelait le bourreau, donc la mort.
Ainsi, cessant de pouvoir se renouveler sur la toile
blanche des écrans, le personnage de Gérard Philipe
devait-il finir d’être, sans que sa disparition signifiât
résignation, mais le contraire. […]
Un journaliste cubain […] l’interrogea sur les rapports
du cinéma et du théâtre. Gérard Philipe affirma
l’autonomie de l’art du film. « Au fond, conclut-il,
l’homme de cinéma ressemble surtout au poète,
à l’homme qui s’exprime par les images. » Mais il
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
54
Théâtre et cinéma :
Les deux faces d’un même métier
par Gérard Philipe
G.P. - Je ne crois pas. Louis Jouvet disait, lorsqu’on lui posait
cette question : «Il y a du théâtre au cinéma une différence
de souffle». L’acteur, se rendant compte tout à coup qu’il va
jouer pour un cyclope qui se trouve à un mètre de lui, au
lieu de jouer devant le monstre aux 2 900 paires d’yeux de
Chaillot, modifie instinctivement sa projection de jeu, son
souffle, et finalement son rythme.
Cherchez-vous, en faisant du théâtre, à enrichir votre métier
d’acteur de cinéma ? Quels sont les liens entre ces deux
aspects de votre activité ?
G.P. - L’un et l’autre sont pour moi parties intégrantes d’un
même métier, et s’ils s’enrichissent l’un et l’autre, je ne
l’ai pas recherché délibérément. Il est certain que d’avoir
joué au Palais de Chaillot, dans une si grande salle, un
répertoire aussi riche, m’a apporté en tant qu’acteur. J’ai
pu le constater à l’écran dans Les Belles de nuit. Il y a des
scènes que j’aurais moins bien jouées si je n’étais pas passé
par le TNP, des scènes d’éclat notamment qui, auparavant,
auraient été plus mièvres. Il est indiscutable que Chaillot est
une dure école.
Est-ce que l’exercice de ce métier pose des problèmes de
fatigue physique, d’équilibre nerveux... ?
G.P. - Jusqu’à il y a deux ans, je répondais «oui» pour la fatigue
(elle est évidente...), «non» pour le reste. Mais, depuis deux
ans, plus exactement depuis que j’ai tourné Ripois, je me
suis rendu compte qu’un personnage aussi souligné, aussi
spécialement désespérant, peut influencer un acteur dans la
journée, ou le soir, quand il rentre chez lui. Je me suis alors
rappelé que, quand je jouais Caligula, de Camus, au Théâtre
Hébertot, je tournais dans la journée L’Idiot, et il y a eu un
équilibre certain à ce moment-là entre cette force du mal
pure qu’était Caligula, et cette force du bien pure qu’était
L’Idiot. Pour supporter la fatigue physique, je mangeais
beaucoup, et quant à l’équilibre nerveux, l’opposition des
deux rôles m’a aidé.
croire aux acteurs qu’ils sont libres. Et ils le sont, en fait.
Mais comme c’est une partie de la composition, du style de
Vilar, il se trouve que les acteurs, dans leur liberté, apportent
une pierre à la construction qu’il a prévue. Durant le travail
de répétition, il se fie au rythme général de la pièce, et laisse
partir les chevaux emballés. Aussi bien quant à la mise en
place que quant à la mise en sentiments, l’acteur apporte
donc beaucoup. Ensuite, Vilar donne de grands coups de
brosse, pour atténuer par-ci, souligner par-là. Ça n’a donc
rien de comparable avec le cinéma.
Si vous êtes amené à la mise en scène de cinéma aurezvous davantage appris de la mise en scène de théâtre, que
vous avez déjà pratiquée ou d’avoir vu un certain nombre
de réalisateurs au travail ?
G.P. - C’est surtout d’avoir vu travailler, heureusement,
beaucoup de bons metteurs en scène. Mais l’apport
de la mise en scène de théâtre existe aussi, grâce à la
connaisssance que l’on a, en mettant en scène au théâtre,
de la nécessité du rythme. Bien sûr, le rythme du théâtre
est différent du rythme au cinéma. Mais, dans une pièce à
tableaux, comme Lorenzaccio, le rythme était le problème
capital, car l’attention pouvait fléchir entre... (j’allais dire
les rideaux... il n’y en a pas)... entre les noirs. Je pense que
c’est cette marche rigoureuse d’une œuvre dramatique qu’il
faudrait que je retrouve si je mets en scène au cinéma :
imprimer un mouvement propre, essayer d’atteindre le
style !
Extrait d’un entretien paru dans Cinéma 36, décembre 1955.
V
Il n’y aurait pas de différence fondamentale entre l’acteur de
cinéma et l’acteur de théâtre, au moins en ce qui concerne le
problème de la continuité ou de la fragmentation du rôle ?
Till l'espiègle, réal. Gérard Philipe, 1956. Photo D.R.
En quoi vos rapports avec les metteurs en scène de
théâtre sont-ils différents d’avec les metteurs en scène de
cinéma ?
G.P. - C’est assez différent avec Vilar, parce que Vilar fait
55
Un mythe ou un homme ?
par Philippe Tesson
première rupture, une transgression des usages. Mais
au-delà de l’âge physique, Gérard Philipe apparut
comme un messager : il incarnait la promesse d’un
véritable bouleversement du théâtre.
Ce que l’on voyait alors n’avait rien de commun – en
matière de représentation scénique, d’identification
d’un personnage à son rôle, – avec le surgissement
de ce type qui, sous la direction de Paul Oettly,
transgressait, avec quel culot, presque instinctivement,
tous les codes auxquels le théâtre obéissait alors.
On assistait à un dépoussiérage radical. En raison
du texte d’abord. Lors de récentes reprises, certains
ont ironisé, estimant que le texte avait vieilli, mais en
1944-1945, la pièce a été reçue comme une libération.
A cette époque, on n’écrivait pas, on ne jouait pas du
tout comme cela. On jouait lourd, pesant. J’insiste : le
rôle de Caligula devait être tenu par Henri Rollan, le
comédien favori de Montherlant...
L’après-guerre marque un incontestable renouveau
du théâtre avec l’ouverture de nouvelles salles – les
Noctambules, le Poche... –, bientôt, en 1947, la création
du Festival d’Avignon, l’émergence de jeunes auteurs...
Ce contexte historique est essentiel. De là à parler d’un
désir de renouveau, d’une volonté de faire du théâtre
autrement, il y a un pas que je ne franchis pas.
Chez Gérard Philipe en tout cas, je ne parlerai pas de
désir. A mon sens, il s’est agi là encore davantage
d’un phénomène de nature. Il n’y a d’ailleurs pas eu
chez lui de théorisation ni même de recherches en
amont. C’est venu comme ça, d’un coup, parce que la
guerre est génératrice de ruines et que, sur une friche,
poussent naturellement des fleurs nouvelles... Je crois
profondément à cela : ça devait venir ! Et mon intuition
est que Gérard Philipe n’a pas pensé ce mouvement de
l’Histoire. Même chez Vilar d’ailleurs, je ne crois pas
que l’on trouve, avant guerre, des textes exprimant ce
désir de renouveau.
Le Prince de Hombourg, 1951.
Photo Agnès Varda / Enguerand
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
V
D’aucuns parlent de mythe à propos de Gérard
Philipe. Mais Gérard Philipe n’est pas un mythe, c’est
un homme. Le terme de mythe est passé dans le
vocabulaire courant, et pour ma part je m’en méfie
beaucoup. Je ne suis pas un barthophile fanatique,
mais je trouve cependant très juste Roland Barthes
lorsqu’il affirme, je cite de mémoire, qu’un mythe ne
peut sortir de la nature des choses. Par définition, un
mythe renvoie au mensonge, à l’artifice. Le concept
s’accommode donc mal de Gérard Philipe. Un mythe
est une construction, une déformation de la réalité,
une simplification ou une amplification de celle-ci. Il
serait criminel de s’abstraire de la nature de Gérard
Philipe qui, de surcroît, est proche de nous. Il n’est pas
dans la légende.
Il me semble dangereux d’évoquer à son propos le
mythe quand on a encore, grâce aux souvenirs (je suis
son contemporain, de cinq ans seulement son cadet),
à la mémoire, aux enregistrements et aux images du
cinéma, des traces aussi précises de ce qu’il était.
Repoussons donc la mythification du personnage,
dépassons ce dont on parle toujours : sa grâce, son
élégance, sa jeunesse..., et tentons plutôt de cerner
la nature de l’être, de l’immense acteur qu’il a été,
en soulignant la signification historique, sociale,
artistique de cette réalité.
Je l’ai vu dans Caligula, au Théâtre Hébertot. Nous
étions juste au lendemain de la guerre. J’avais 17 ou
18 ans, il en avait 23. Imaginez l’impression qu’il put
produire sur l’adolescent que j’étais ! Lui-même était
presque encore adolescent, un début d’homme...
Comment ne pas être agacé que l’on parle d’un mythe,
quand on a vécu tout cela soi-même ?
Gérard Philipe est le produit d’une époque, d’une
histoire, comme chacun de nous, mais quelle histoire !
Elle est formidable, éblouissante. N’oublions pas
que l’on sortait de la barbarie. Et le voici incarnant
Caligula !
Quoique classique, à l’époque la pièce de Camus
apparut très belle. Elle frappa comme un coup
de tonnerre. Rappelons-nous que le rôle devait
initialement être tenu par Henri Rollan. D’où une
56
57
Le renouveau est né d’une situation qui leur échappait
et pour cause puisqu’il s’agit de la catastrophe, de la
barbarie de la guerre qui a entraîné l’écroulement de
toutes les structures.
Le vocabulaire de l’époque est à cet égard révélateur.
Le journal de Camus, Combat, n’annonce-t-il pas :
«De la Résistance à la révolution» ? Mais si on parlait
volontiers de révolution, c’était sans l’avoir préparée !
Plus rien n’était comme avant ; tout était à faire.
Mais spontanément. Sans processus intentionnel.
On s’est retrouvé sur un terrain nu, une table rase.
Pour extraordinaire qu’il fût, Caligula participe de ce
phénomène : Gérard Philipe, je le crois, n’a pas pensé
son interprétation ; il l’a sentie. Et le contexte historique
lui a donné l’occasion de libérer son instinct.
Quant à son engagement au service du théâtre
populaire, à mon sens, Gérard Philipe s’est surtout
mis au service d’un homme, Jean Vilar, qu’il apprit sans
doute à connaître au cours du temps et à admirer.
Je ne peux pas croire que ce soit pour servir la cause
du théâtre populaire que Gérard Philipe se soit inscrit
aux côtés de Jean Vilar. Ce qui ne signifie absolument
pas que par la suite il ne se soit pas engagé.
Son parcours me semble clair : un instinct, une jeunesse,
un esprit de liberté, un amour fantastique du jeu et sans
doute du théâtre – voilà Gérard Philipe ! Tout cela trace,
balise une route. Et la route se poursuit à son insu et
aboutit naturellement à un engagement sincère, mais
ni théorisé ni prémédité. C’est ainsi que je vois Gérard
Philipe, d’autres me démentiront peut-être.
D’ailleurs, voyez le personnage : en 1949, il décline la
proposition de Vilar et lui dit qu’il n’aime pas Corneille ;
deux ans plus tard, il joue Le Cid ! C’est pourquoi il
m’apparaît bien plutôt comme une friche, une terre
vierge recevant les bienfaits de l’expérience qui servent
sa propre nature. L’homme étant extraordinairement
doué, et même souvent génial, à mesure, il s’avère,
il se vérifie, au hasard des rencontres. Et au cours de
cette route, il y a l’engagement.
Son parcours théâtral me semble vérifier ce mode de
fonctionnement. Pourquoi Caligula à 25 ans ? Parce que
Camus le séduit et que le rôle lui plaît, tout simplement.
En 1951, il revient sur son opinion à propos du Cid. Quant
au Prince de Hombourg, il ne connaissait pas la pièce
avant que Vilar ne la lui propose. Et ainsi de suite...
Alors, bien sûr, sa disponibilité, son innocence, sa
pureté, sa virginité tendent, je l’accorde, à le mythifier.
Mais encore une fois, c’était sa nature, bon sang ! Il
n’était pas non plus un homme de culture : il n’avait
pas une conception intellectuelle du théâtre, il n’avait
pas fait un «DEA d’études théâtrales» ou préparé je
ne sais quel «management de politique culturelle»,
comme ils disent aujourd’hui ! Je ne le vois pas non
plus lire à la chandelle pendant des mois pour tirer
la substance des œuvres... Non, il jouait à l’instinct.
Et c’est pourquoi son interprétation du Prince de
Hombourg fut exceptionnelle. Son entrée dans le rêve
du personnage est inoubliable ! C’était absolument
prodigieux, cela échappait à la rationalité : Philipe,
un homme du sud, un latin, plongé dans la brume
nordique, dans l’ineffable... Personne avant lui n’avait
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
58
su jouer comme s’il avait été lui-même le prince. C’était
absolument stupéfiant. Cinquante huit ans plus tard,
j’en garde un souvenir minutieux.
V
A force d’incarner si bien l’esprit de la génération
d’après-guerre, Gérard Philipe ne serait-il pas, du coup,
le contraire de la génération d’aujourd’hui qui se débat
dans des temps confus? S’agit-il d’une nostalgie ? La
partie de moi-même qui est puissamment réactionnaire
répondra oui. Mais l’autre, quoique plus faible que la
première, ne suivra pas...
Gérard Philipe a incarné un esprit. S’il n’est pas un
mythe, il est un symbole : il est symbolique d’une
découverte de la liberté. Il est aussi le symbole du
courage, inconscient peut-être, d’assumer cette
liberté. Car il a pris des risques. Et s’il est le symbole,
d’un renouveau, je conteste que ce renouvellement
ait été ressenti dans les années antérieures comme
une nécessité. Il ne fut au contraire, à mon sens, ni
prémédité ni théorisé. Et cet état de fait n’est pas
vrai pour Gérard Philipe seulement, qui fut la graine
généreuse qui s’est épanouie sur la jachère – dans un
contexte historique favorable.
L’époque actuelle me semble léthargique en matière
artistique, engluée dans une torpeur générale. Certes,
apparaissent ici ou là des gages rassurants, quelques
ébauches, mais trop rarement. A mon sens, on trouve
aujourd’hui chez le spectateur des attentes qui ne
sont pas satisfaites dans la création ; des questions
Caligula de Camus, mise en scène Paul Oettly, 1945.
Photos Harcourt
qui ne trouvent pas leurs réponses. On observe plus
d’audace dans l’attente du spectateur que dans l’offre
du créateur... Pourtant, certains assureraient peut-être
qu’il y a des Gérard Philipe en puissance, des Mozart
qu’on assassine...
Mais non, je ne vois pas de «Gérard Philipe» aujourd’hui ;
je ne vois pas quel acteur pourrait lui être comparé.
Tel ou tel (ils sont d’ailleurs rares) a certes du talent,
mais n’a pas l’instinct, cette nature que j’évoquais
en commençant. Et ne parlons pas de l’élégance,
de la grâce... Gérard Philipe possédait une forme de
pureté dont même les meilleurs acteurs d’aujourd’hui,
lorsqu’ils sont mus par une force intérieure réelle, un
engagement sincère, généreux, désintéressé, sont
malheureusement démunis.
Et puis surtout il n’y a pas Vilar ! Gérard Philipe est
quand même un peu le produit de leur rencontre
extraordinaire. Certes, on m’opposera qu’il y a eu
Caligula avant Vilar. Mais y aurait-il eu Le Prince de
Hombourg sans Vilar ? Je ne crois pas. Ce n’est pas
Paul Oettly qui a «inventé» Gérard Philipe, en 1945,
c’est Gérard Philipe lui-même. Il avait ce génie-là ; la
grâce, au sens chrétien du mot.
Mais c’est ensuite avec Vilar, à partir de 1951, qu’il se
réalise pleinement. Et dans un contexte historique
essentiel qu’il ne faut pas oublier pour comprendre
cette émergence. Après la guerre de 14-18, la poisse
des années 20-40 (malgré l’éphémère éclat du Front
populaire), puis la Seconde Guerre mondiale, on sortait
enfin de tout ça. La page était tournée. Cela explique
la vitalité de notre génération : la liberté, enfin, nous
appartenait ! D’où l’insolence, l’arrogance parfois, la
joie, la jubilation éclatantes des dix ou quinze ans qui
ont suivi et le phénomène Gérard Philipe.
Aujourd’hui, le marché, l’argent, l’administration,
l’enfermement du théâtre dans des «structures»
paralysantes bloquent toute émergence. Comment
un «Gérard Philipe» pourrait-il apparaître dans ces
conditions ? Ou alors, ce serait un Gérard Philipe de
résistance. Mais c’est dur, la résistance ! Le «vrai»
Gérard Philipe était une génération spontanée de
la liberté. C’est une différence capitale. En outre, se
révélerait-il aujourd’hui, il ne pourrait s’épanouir, dans
le contexte actuel aux pesanteurs trop lourdes. Bref,
Gérard Philipe était le symbole de la légèreté et il n’a
pu s’exprimer que parce que les conditions de la liberté
étaient réunies. Cela n’enlève rien à son génie, mais
cela diminue son mérite. Il fut porté par l’Histoire.
Je poserais plus volontiers la question suivante :
pourquoi ne voit-on pas apparaître un animateur,
un constructeur pour briser cette lourdeur des
structures ? En un mot, pourquoi pas un nouveau
«Vilar» aujourd’hui ?
d’après un entretien avec Rodolphe Fouano
réalisé en avril 2009
59
V
Petit récit d'apprentissage
par Jacques Lassalle
Il ne se résolvait pas à n’être
– quelle étrange restriction –
que ce que les autres voulaient qu’il fût.
Georges Perros
Une adolescence d’emprunt
Quand je pénétrais dans le cinéma de ma petite ville
thermale, j’ignorais jusqu’au nom de Gérard Philipe. À
la sortie, dans la vie imaginaire qu’à sa suite je venais
de m’inventer, il était devenu tout ensemble, un frère
aîné, un autre moi-même, une manière de double idéal,
d’alter ego délégué. Son rôle d’anti-héros, qui rappelait
si fort le réalisme noir d’avant-guerre, équivoquait les
souffrances autant que les troubles compromis que la
France venait de connaître ; il annonçait aussi, après la
Avec Madeleine Robinson : Une si jolie petit plage,
film de Yves Allégret, 1948. Photo D.R.
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V
Ce pouvait être à St Honoré-les-Bains, à moins que
ce ne soit à La Bourboule, au Mont-Dore, à Andernos,
dans une de ces stations thermales où mes parents
m’avaient envoyé tour à tour en pension chaque début
d’été, avec l’espoir que je reviendrais, sinon guéri, au
moins partiellement soulagé de ce mal asthmatique
qui avait oppressé mon enfance et mordait mon
adolescence, à l’heure des premiers émois et des
ostentatoires solitudes. Je n’avais pas encore quinze
ans. L’unique cinéma du centre ville passait Une
si jolie petite plage et je m’y étais rendu, seul il me
semble, à une séance d’après-midi probablement, s’il
y en avait. Avec quelle permission ? Au prix de quelle
infraction, de quel menu mensonge? Je ne me souviens
plus très bien, mais je sais que les ados étaient très
surveillés alors, et que le cinéma d’Yves Allégret, de
Dédé d’Anvers à Manèges, sentait le soufre. Je vis
donc Une si jolie petite plage et le souvenir m’en
reste aussi présent que la découverte du Troisième
homme de Carol Reed avec Orson Welles, ou d’Une
place au soleil de G.Stevens avec le bouleversant
Montgomery Clift qui, aujourd’hui encore, reste mon
Gérard Philipe d’Amérique. En littérature comme en
musique, en peinture comme au cinéma, on commence
rarement par les chefs-d’œuvre dûment catalogués. La
tendresse que je porte aux premiers films qui m’ont
transporté s’augmente, à chaque nouvelle vision, de
leurs naïvetés, de leurs complaisances quelquefois à
l’air du temps. Elles étaient après tout les miennes en
leur temps.
Mesure-t-on assez ce que pouvait représenter la
découverte de l’acteur Gérard Philipe dans la vie
d’un petit provincial au début des années 50 ? Il y a
quelques années, j’ai rencontré Madeleine Robinson
qui avait été sa toute première partenaire au théâtre
de Nice dans Une grande fille toute simple, et sa
partenaire, sept ans plus tard, dans Une si jolie petite
plage. J’étais censé célébrer à ses côtés le souvenir de
Charles Dullin, dont elle avait été l’élève peu de temps
d’ailleurs après Vilar. Certes, Dullin méritait, mérite
encore d’être honoré. Mais, ce jour-là, j’avais la tête
ailleurs. Madeleine Robinson, dès que je l’avais vue,
était redevenue pour moi la petite bonne à tout faire
qui accueille, dans l’hôtel désolé du bout de la jetée,
le jeune meurtrier blême à l’imperméable détrempé…
Sa présence à elle me le rendait, lui, aussi proche,
aussi déchirant que la première fois, quand je les avais
découverts ensemble entre les dunes d’Une si jolie
petite plage. J’en fis part à la grande actrice. Et elle qui,
oubliée de presque tous, allait mourir quelques mois
plus tard, ne put s’empêcher de sourire. Elle aussi
avait été sous le charme de Gérard Philipe dès leur
première rencontre. Après tant d’années, c’est avec la
tendre gratitude, l’admiration sidérée d’une midinette
plus encore que d’une partenaire, qu’elle parlait de lui,
comme j’aurais pu en parler moi-même.
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folle espérance de la Libération, les désenchantements
de l’après-guerre et les grèves qui, deux ans durant,
allaient paralyser les gouvernements Daladier puis
Queuille. Quant à l’acteur il arrivait sans doute qu’il
pensât à son père condamné à mort par contumace
pour faits de collaboration, fin décembre 45. Son jeu
se creusait alors en de brusques retraits, s’absentait
en des silences prolongés et butés. Mais l’embellie ne
tardait pas. Bien vite, il s’allégeait sans cesser d’être
grave. Danseur, arrimé ; mutin, mutiné ; rêveur, éveillé ;
rieur, angoissé ; distrait aux aguets; bûcheur, espiègle;
funambule sans fil; séducteur sans calcul ; amoureux
sans pesanteur. Et si adulte sous l’enfance retrouvée ;
si simple à force de complexité ; si transparent à
force de secret ; si clair et si ramifié; si lumineux et si
ombreux ; si jeune, si invinciblement jeune, aux portes
même de sa mort.
La projection d’Une si jolie petite plage à peine
terminée, je partis à la recherche de tous les films
antérieurs de Gérard Philipe. Ce n’était pas toujours
facile. La cinémathèque de Langlois et de Franju (on
oublie trop souvent Franju, par ailleurs futur cinéaste
du TNP, quand Varda en était la photographe), la
cinémathèque donc n’en était qu’à ses débuts ; dans
les provinces, les ciné-clubs et les salles d’art et d’essai
ne faisaient que s’inventer, Paris était encore bien
loin. Dans le même temps, je m’engageai, cela allait
de soi, à ne manquer désormais aucun des films que
tournerait celui qui venait de changer ma vie. La liste,
hélas, n’en serait pas très longue, puisqu’interrompue,
sans crier gare, un sombre matin de novembre 1959.
Mais des quelque vingt films ainsi vus, souvent
revus, se repéraient bien vite quelques constantes et
vigilances. Après les comédies légères par lesquelles il
avait commencé (Les petites du quai aux fleurs de M.
Allégret, Tous les chemins mènent à Rome de J. Boyer
et de son ami Jacques Sigurd, le scénariste d’Une si
jolie petite plage) ou les contributions « obligées »
aux divertissements de Sacha Guitry : Si Versailles…
puis, Si Paris m’était conté), Gérard Philipe semblait
s’être choisi entre Stendhal (La Chartreuse de Parme,
Le Rouge et le noir) et Dostoïevski (L’Idiot, Le Joueur)
une sorte d’alternance fondatrice. D’un de ces pôles
à l’autre, pouvaient alors s’inscrire l’adolescent à
jamais mémorable du Diable au corps selon Radiguet
et Autant-Lara, le jeune Faust et le vieux Méphisto
de La Beauté du diable selon René Clair, le misérable
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Monsieur Ripois selon Louis Hémon et René Clément,
le médecin déchu des Orgueilleux d’Yves Allégret,
d’après Sartre, relayé par Aurenche et Bost, l’aimable
Octave Mouret de Pot-Bouille de Duvivier d’après Zola,
le Valmont des Liaisons dangereuses de Vailland et
Vadim, d’après Choderlos de Laclos, et par contraste,
dans le sillage lumineux du Cid au théâtre, l’éclatant
Fanfan la Tulipe. C’est ainsi, que de fidélités affirmées
(trois films avec Lampin, Autant-Lara, Christian-Jaques,
René Clair, quatre avec Yves Allégret) en variations
subtiles, autour de ses deux auteurs tutélaires, Philipe
avait favorisé un certain retour en force des adaptations
littéraires au cinéma et donné corps à quelques-uns
de nos plus entêtants souvenirs de lecteur. Mais nous
savions bien aussi qu’il ne s’arrêterait pas là : comme
dans Till l’Espiègle, le metteur en scène de plus en
plus souvent dirigerait l’acteur ; ses rencontres avec
Ophüls (La Ronde), Becker (Montparnasse 19), Buñuel
(La Fièvre monte à El Pao) le conduirait à de nouvelles
ouvertures ; son attention croissante à un monde que
déchiraient toujours davantage, des années de guerre
froide, de conflits sociaux, de liquidations coloniales
et de peuples oubliés, entraînerait probablement
la mise en chantier de nouveaux documentairesfictions à l’image de cette Meilleure part, dont il avait
passé commande à ses amis Sigurd et Allégret. Après
vingt ans d’irréductible jeunesse, Gérard Philipe,
on pouvait en être sûr, s’efforcerait de vieillir bien et
d’accorder toujours davantage ses choix d’artiste à
ses engagements d’homme.
Le jeune acteur et son modèle
Deux hivers après l’été de la révélation, je passais
les vacances de fin d’année, chez un de mes oncles,
médecin à Paris. Lui et sa femme avaient coutume
de m’inviter ainsi à Noël ou à Pâques. Je leur devais
déjà bien des découvertes : la fabuleuse animation
des quartiers de la Capitale, le Louvre, Versailles, et
Le Jeu de l’amour et du hasard et Poil de carotte à la
Comédie-Française, La Mouette à l’Atelier, La Cantatrice
chauve à la Huchette. Cette année-là, ils choisirent de
m’amener à l’un des premiers fameux week-ends du
TNP. Raymond Devos, Poiret et Serrault, Pierre-Jean
Vaillard, que l’on associait plaisamment alors aux
grands Sétois, Vilar, Brassens et Valéry, ouvraient la
première soirée. Un bal la clôturait. Entre les deux
étaient programmés Mère Courage et le lendemain,
dimanche en matinée, Lorenzaccio.
Et Gérard Philipe, Gérard Philipe en personne, jouait
les deux pièces ! Le programme ne pouvait mentir
qui l’annonçait dans le rôle d’Eilif, le fils aîné de Mère
Courage et dans celui du rôle-titre de Lorenzaccio.
Gérard Philipe n’était donc pas que l’ombre projetée
de mes songes de cinéma. Je découvrais en ces
journées de Noël un acteur aussi radieux sur la scène
qu’à l’écran et qui, se jouant de la continuité spatiale,
temporelle, rythmique de ses rôles de théâtre comme
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il avait appris à se jouer de la discontinuité fragmentée
des tournages, glissait d’un partenaire à l’autre, tour
à tour altier, rieur, perdu, brutal comme un reître,
caressant et dolent comme une fille.
Si Gérard Philipe restait, bien entendu et plus que
jamais, le double idéal que je m’étais choisi, il fallait
aussi qu’il devint pour le jeune acteur que j’allais
m’efforcer de devenir, un modèle et un guide. J’allais
donc le voir et le revoir au théâtre chaque fois que
cela m’était possible. Il était trop tard bien sûr pour
Sodome et Gomorrhe, Caligula, Les Epiphanies ou Le
Figurant de la gaîté. Trop tard aussi pour ses premiers
rôles au TNP : Nucléa et La Nouvelle mandragore.
Trop tard même pour Le Cid qui ne se jouait plus et
pour Richard II que Philipe reprit après Vilar pour
une vingtaine de représentations seulement. Mais
je ne manquai aucun de ses autres rôles. Le Prince
de Hombourg en particulier m’enchantait mais aussi
Lorenzaccio, Octave des Caprices de Marianne et
Perdican d’On ne badine pas avec l’amour. Le Cid
de Corneille l’avait imposé mais c’était Musset qui
devenait au théâtre ce que restaient pour lui Stendhal
et Dostoïevski au cinéma. Sans renoncer par ailleurs à
sa quête d’auteurs contemporains qui, à l’exemple de
son ami Henri Pichette, eussent le souffle de Chaillot
ou de la Cour d’honneur. Gérard Philipe trouvait en
Musset le point d’ancrage à partir duquel il pouvait
aborder ou aborderait bientôt Racine et Marivaux,
Shakespeare et Molière, les Grecs, Lope de Vega ou
Tchekhov.
D.R.
On me parla alors du Festival d’Avignon. Je pris aussitôt
la décision de m’y rendre l’été suivant, et tous les étés
qui suivraient. À partir de juillet 1953, à la sortie de
Nancy où j’habitai, je m’arrêtais à une station-service
et attendais qu’un chauffeur de poids lourds veuille
me prendre en auto-stop, d’une seule traite, jusqu’à
Avignon. Même après, quand j’eus quitté Nancy
pour Paris et qu’une 2cv d’occasion eut succédé aux
transporteurs de fruits et primeurs, je continuais à
fréquenter le Festival. Même la mort de Gérard Philipe
ne put m’en détourner. Car, entre-temps, ébloui par les
spectacles de Jean Vilar et de sa troupe, j’avais décidé à
mon tour de devenir acteur. Hasardeuse décision, prise
en secret de mes parents qui ne l’auraient sûrement
pas acceptée. Je m’inscrivis donc discrètement au
Conservatoire de Nancy, l’année de mon second bac.
La professeur, Suzanne Fleurant, qui succédait alors à
son vénérable père, avait été la doublure parisienne
de Gaby Morlay et je voyais en elle, sans qu’elle
le sût, la réincarnation de Gloria Swanson, que je
venais de découvrir au cinéma dans la star déchue de
Sunset Boulevard (1950) de B. Wilder bien avant de
la retrouver en princesse radieuse dans Queen Kelly
(1922) de Stroheim. Madame Fleurant, cependant, se
révélait-elle mesurée dans ses jugements et de bon
conseil quant au choix et à la conduite des scènes.
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Molière ! Le verdict paraissait sans appel, et aujourd’hui
encore je ne suis pas sûr d’en être tout à fait remis.
J’obtempérai pourtant et c’est dans les emplois de
valets (Figaro, Dubois, Sganarelle, sinon Gros-René)
que je fus reçu au Conservatoire quelques semaines
avant que le pays n’apprenne, médusé, la mort de son
prince d’élection.
Je devais porter longtemps le deuil de Gérard Philipe.
Mais était-ce encore celui de l’acteur ? Je ne savais
plus trop. L’emploi qui m’était assigné ne pouvait
que m’éloigner de lui. « Comme il est triste de n’être
plus triste sans vous » chantait Georges Brassens.
Tandis que Rodrigue, Hombourg, Octave, Lorenzaccio
s’estompaient doucement alors que je me colletais
désormais, sous la houlette de Robert Manuel d’abord,
de Fernand Ledoux ensuite, avec tous les sacripants
du répertoire. Dans le même temps, je découvrais –
ou j’allais découvrir – la Mère courage par le Berliner
Ensemble, le Barouf à Chioggia de Goldoni selon
Strehler, et après le Marivaux shakespearien de La
Seconde surprise de l’amour selon Vilar, le Marivaux
réaliste et brechtien du Triomphe de l’amour selon
Planchon. Ce même Planchon qui préparait un Tartuffe
avec Michel Auclair, cet ami de Gérard Philipe qui s’était
retrouvé avec lui sur les barricades de la Libération de
Paris et dont Clouzot avait fait son Des Grieux dans
une Manon des années d’Occupation.
D.R.
Si donc je voyais et revoyais chacun de ses spectacles,
je m’étais mis surtout à imiter Gérard Philipe en tout
et dans tous les rôles, pas seulement ceux qu’il avait
joués ou qu’il aurait pu jouer. Je l’imitai, atrocement
à n’en pas douter, à mi-chemin du pastiche et du
dédoublement pur et simple, dans Cinna et dans Le
Menteur, dans Le Misanthrope et dans La Corde, dans
Il ne faut jurer de rien et bien sûr dans Lorenzaccio. Un
événement imprévu mit fin à ce début d’aliénation.
Satisfaite de mon prix de comédie remporté au
Conservatoire de Nancy, ma professeure me conseilla
de me présenter au Conservatoire de Paris. Pour m’y
préparer, avec l’alibi d’une inscription en Sorbonne,
je m’inscrivis au cours qu’assuraient en alternance
Maurice Escande et Béatrix Dussane. Il se tenait au
Théâtre Gramont, devenu depuis, comme beaucoup
d’autres, agence bancaire. Le jour de mon arrivée,
c’était le tour de Dussane. Tout naturellement je lui
proposai mon triomphe de Nancy, scène rabâchée
dans les cours, mais je ne le savais pas, cette scène
où Lorenzaccio tente de calmer l’impatience du vieux
Strozzi. Je n’avais pas prononcé trois phrases, que la
terrible Dussane lança du centre de la salle où elle
trônait au milieu de garçons plus ou moins narquois
et de filles gentiment désolées : « Dis donc, mon gros,
tu descends de là immédiatement et pour la prochaine
fois tu me travailleras Gros-René ». Gros-René, moi le
double filiforme de Gérard Philipe, moi, Gros-René, ce
lourdaud, ce butor, le plus épais de tous les valets de
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Par ailleurs, la Nouvelle vague qui commençait à
déferler n’était pas tendre avec l’interprète de René
Clair, d’Autant-Lara, de Christian-Jaques, d’Yves
Allégret ou de René Clément. Il les avait accompagnés.
Il serait, comme eux, voué aux sarcasmes et à l’oubli.
Truffaut et ses amis ne plaisantaient pas lorsqu’il
s’agissait de hâter leur propre avènement. Ne
prenais-je pas ma part, sans tout à fait la mesurer,
de leurs injustices ? Comment aurais-je pu oublier
les fabuleuses révélations qu’avaient été pour moi :
À bout de souffle, Les Quatre cents coups, Rocco et
ses frères ? Comment aurais-je pu rester indifférent
à ceux et celles qu’ils révélaient : Seberg, Girardot,
Cardinale, Belmondo, Léaud, Delon, cependant que,
là-bas, des States, nous arrivaient le Mitchum de La
Nuit du chasseur, le Brando du Tramway nommé désir
ou de Sur les quais, le Dean de La Fureur de vivre ?
Une nouvelle génération décidément chassait la
précédente, imposait les figures, les tics et les tropes
d’une nouvelle modernité faite de matité, d’insolence
narquoise, de sexualité indécise ou masquée, de
sourde violence qui se libérait par éclairs.
Je ne voyais plus guère les films tournés par Gérard
Philipe, et lorsque je m’essayais à écouter ses
enregistrements, je ne pouvais m’empêcher d’évoquer,
non sans un certain sentiment de culpabilité, la diction
chantante, légèrement chevrotante de Sarah Bernhard
ou de Mounet-Sully, et, complémentaire par contraste,
celle syncopée, quasi-mécanique de Jouvet. Si l’œil
écoute, l’oreille suffit-elle à voir ? Quand les corps
manquent, notre mémoire, cette chaux vive, en dissout
la magie et l’éclat. Je ne sais pas imaginer la Berma
sous les vieilles cires grelottées de Sarah Bernhard.
À l’inverse, curieusement, tout Vilar me revient à la
seule écoute de son phrasé sec, syntaxique, sans
fioriture ni adornement d’aucune sorte. Ce n’est pas
vrai, hélas, pour Gérard Philipe. Je relis ces lignes
que Georges Perros avait consacrées à l’art de son
ami : « C’est que, comme on dit, l’animal était doué.
On n’avait pas besoin de lui donner l’intonation. Il la
trouvait tout seul, particulière, imprévue, inattendue.
Il vous broutait un texte avec frénésie, fantaisie, tout
de suite chez lui, aimanté par la plus forte intelligence
du mouvement. Il donnait l’impression de ne pas
avoir besoin de comprendre ce qu’il disait. Mais de
l’approcher par la danse, par la mimique, de laisser le
verbe s’installer plastiquement, organiquement, par
toutes les fibres alertées du corps. Il avait déjà cette
diction très consonante, victorieuse, haut placée,
cette voix vorace, agressive, cette manière insolente
ou très tendre d’attaquer le discours, à son niveau
maritime. Il parlait admirablement faux, hors de toute
logique conventionnelle, enveloppant les mots d’une
couche lyrique sans équivalent, d’une membrane
de tremblement qui les faisait grésiller, et s’envoler
sur la piste rouge du réseau nerveux, si riche de
résonances. Cette façon d’être tout en jouant, viceversa, d’accaparer totalement le champ de l’essentiel,
d’en fondre aussi amoureusement l’alpha et l’oméga,
je ne l’ai connue qu’à lui ».
Comment mieux écrire sur celui qui fut l’élève infiniment
respectueux de son professeur, le canonique Georges
Leroy ? Comment oublier qu’il se formât après tout
dans la tradition d’une diction légèrement psalmodiée
qui était aussi celle de ses proches contemporains :
Casarès, Monfort ou Cuny ? Et comment, mieux, que
dans ce très libre, donc très sincère et très affectueux
hommage, cerner certains défauts qui, de leur vivant,
font les très grands acteurs, et en altèrent le souvenir
dès lors qu’ils ne sont plus.
Tenace utopie
Si le jeune homme solaire, en lequel mon adolescence
s’était rêvée puis réfléchie, s’évanouissait peu à peu ;
si les personnages qu’il avait joués et ceux que j’aurais
tant aimé qu’il jouât – Frédéric Moreau (L’Éducation
sentimentale), Augustin (Le Grand Meaulnes),
Rubempré (Les Illusions perdues) , le Consul (Audessous du volcan), Platonov, et tant d’autres –, me
sollicitaient moins souvent, un autre Gérard Philipe
allait m’importer chaque jour davantage, et je ne
cesserai plus, par la suite, de le mettre à la question.
Au héros de légende, à l’acteur modèle, succédait le
citoyen exemplaire, celui en qui l’homme et l’acteur
ne faisaient qu’un, celui pour qui le mensonge de l’art
n’était que le détour obligé vers un en-plus de vérité,
dans la quête de soi et du monde.
Lorsqu’à la fin du mois d’octobre 1950, Gérard Philipe
rejoint Jean Vilar dans sa loge du Théâtre de l’Atelier,
où il joue Henri IV de Pirandello, pour lui proposer
de participer au prochain Festival d’Avignon, après
le lui avoir refusé deux ans plus tôt, il a beaucoup
réfléchi, renoncé à bien des tentations, connu bien
des incertitudes. En mars, il a signé un des premiers
l’Appel de Stockholm pour l’interdiction de l’arme
atomique. Etait-il tout à fait dupe de l’équation
Défense de la paix = Défense de l’URSS ? Tant de gens
l’étaient alors. Sartre n’assurait-il pas que « tout anticommuniste est un chien ?» En mai et juin, Gérard
Philipe a dû observer une période de repos à la suite
d’une rechute pulmonaire. Il est probable qu’aidé
sans doute par Anne, qui n’est pas encore sa femme
et porte encore le prénom de Nicole, il peut mesurer
alors les dangers d’une carrière de star soumise aux
seules occurrences du marché cinématographique et
des artifices d’un théâtre de divertissement dont son
entourage d’origine ne l’a pas toujours aidé à déjouer
les pièges et les facilités. En juillet 51, l’interprète du Cid
et du Prince de Hombourg dans la Cour d’honneur du
Palais des papes prend en tout cas ses responsabilités
et assume par avance les conséquences de ses choix.
65
Vilar pourtant, en cet automne de 1950, ne disposait
ni d’un théâtre, ni d’une troupe, ni d’argent. C’est
seulement en août 51 que la création du Théâtre
National Populaire viendra conforter la réussite
d’Avignon et en institutionnaliser l’élargissement et
la durée. Du TNP, tout naturellement, Gérard Philipe
sera. Son contrat ne sera jamais qu’annuel, mais il
le renouvellera aussi souvent, aussi longtemps qu’il
le pourra. De la troupe qu’il vient de rejoindre, il ne
fait pas qu’accepter, il revendique les horaires, la
discipline, la modestie des salaires, leurs faibles
écarts, le partage des tâches, l’alternance des rôles
grands et petits, les rencontres-débats avec le public,
l’ordre alphabétique sur l’affiche, les saluts collectifs
à la fin de la représentation. Il donne désormais la
priorité à son calendrier de théâtre, et l’impose à ses
interlocuteurs de cinéma, avec les renoncements, les
refus, les incompréhensions, les sacrifices financiers
que cela entraîna souvent. Quel chemin parcouru
depuis ses débuts dans la Cannes interlope de
l’Occupation ! En 57, il accepte la présidence du Comité
National des Acteurs, conduit celui-ci à la fusion avec
le Syndicat Français des Acteurs en juin 58 et accepte
d’en garder pour un an l’exténuante présidence.
À la sortie de Till l’Espiègle, en co-réalisation avec
le communiste Joris Ivens, peu après le rapport
Khrouchtchev sur les crimes de Staline, quand vont
survenir l’entrée des chars soviétiques à Budapest et
les émeutes sanglantes à Poznan, il affronte sans se
dérober les attaques que lui valent ses sympathies et
celles de sa femme pour les régimes de Moscou et de
Cuba. Le 28 mai 58, dix-huit mois avant sa mort, après
l’insurrection à Alger et l’arrivée du général de Gaulle
à la présidence du Conseil, il prend part, entre Nation
et République, à la manifestation contre le fascisme.
On peut en sourire aujourd’hui. Mais pouvait-on
sourire alors du général Salan, des colonels activistes
et de leurs officiers qui torturaient au nom de l’Algérie
française ?
Ce Gérard Philipe-là, protecteur intransigeant de sa
vie privée, fidèle à son père et aux siens malgré de
cruels désaccords, compagnon loyal, infatigable et
gai de ses camarades du TNP ; citoyen fidèle à ses
nouveaux engagements ; ce Gérard Philipe-là, que
font mieux connaître l’admirable Temps d’un soupir
d’Anne Philipe, sa femme, et l’inconsolable Chronique
romanesque du frère aîné, du patron Jean Vilar ; ce
Gérard Philipe-là, j’aurais cherché toute ma vie à lui
trouver un successeur.
C’est ce qui me conduisit, alors que je prenais la
direction du Théâtre National de Strasbourg, à
demander à Gérard Depardieu de me rejoindre pour
jouer Tartuffe auprès de François Périer - Orgon et
d’autres remarquables partenaires. On m’accusa
alors de brader le service public, d’amorcer un
déplorable retour à l’esprit des tournées parisiennes
d’antan. Que m’importait ! Un comédien, star de
sa génération, acceptait de rejoindre le TNS aux
mêmes conditions, éthiques, artistiques, financières,
que l’avait fait naguère Gérard Philipe au TNP ; une
œuvre forte et toujours dérangeante, dès lors qu’on
entendait la lire dans la lumière croisée de son temps
et du nôtre ; une distribution et une équipe artistique
de haute qualité ; un théâtre emblématique de la
décentralisation, riche de son école et garant comme
elle d’un passé d’exigence et de novation ; un
protagoniste dont le cinéma avait fait une vedette
populaire, mais dont les passages précédents au
théâtre attestaient d’un esprit d’ouverture, d’un
goût du risque et de l’amitié finalement assez
peu communs, décidément les conditions d’un
compagnonnage à long terme et d’une ouverture sans
compromis au plus large public, semblaient réunies. Je
ne savais pas alors que l’aventure amusait davantage
Depardieu qu’elle ne l’engageait ; qu’il avait concerté
au préalable avec la Gaumont le tournage d’un film
V
Photos Jean Rouvet / Collection Association Jean Vilar
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
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dont il serait simultanément le protagoniste et le
réalisateur, « d’après » ma mise en scène ; qu’enfin
son exceptionnelle maîtrise des médias saurait, tant
aux Etats-Unis qu’en France, tirer le parti optimal de
son passage dans un grand Molière, avec alexandrins
et perruque de rigueur.
Tenace utopie : Quelques années plus tard, alors que
j’étais censé avoir tiré les leçons de Tartuffe, puis de mon
« départ provoqué » du Français en août 93, j’acceptai
la proposition de Bernard Faivre d’Arcier, directeur du
Festival, de revenir pour la troisième fois dans la Cour
d’honneur et d’y diriger, dans une pièce de mon choix,
Isabelle Huppert. Je choisis Médée d’Euripide, et crus
obtenir les mêmes préalables de co-production que
j’avais obtenus à Strasbourg. Très tôt pourtant, bien
avant les premières représentations, je mesurai que,
si remarquable, si loyale, si intelligemment complice
que sût se montrer l’actrice, elle ne renoncerait jamais
pour autant à se comporter autrement qu’en star. Je
compris aussi qu’au théâtre, comme au cinéma, elle
entendait choisir ses sujets en fonction de ses seules
prédilections intimes, et ses metteurs en scène en
fonction de leur notoriété du moment, plus que d’une
adhésion profonde et durable à leur parcours.
M’étais-je trompé ? Oui ou non, selon le point de vue
considéré. Suis-je en droit de reprocher quoique ce
soit à Huppert et à Depardieu ? En aucun cas. Ils vivent
dans un temps bien différent de celui de Gérard Philipe.
Ils ont leurs raisons et leur propre cohérence.
L’un a choisi la profusion et l’ambigu désordre
de l’autodérision ; l’autre confirme, à un niveau
d’exigence et de travail soutenus, son goût pour une
obsessionalité sélective. C’est absolument leur droit,
et probablement la condition de leur génie particulier.
Je ne peux m’en prendre qu’à moi si mon goût du
présent ne me fait pas oublier les engagements et
les fidélités de ma jeunesse, si je pense toujours que
l’exemplaire dialogue de Jean Vilar et de Gérard Philipe
peut susciter d’autres compagnonnages et que ceuxlà réinventeront à leur tour les nouveaux Théâtres
nationaux et populaires dont l’avenir a d’ores et déjà
besoin.
Une dernière image me poursuit. Elle ne concerne
plus ni la scène ni l’écran. C’est un soir de 14 juillet, la
nuit est tiède et légère dans les Jardins du Palais des
papes. Au-dessous, somnole le Rhône, aux langueurs
menaçantes. La troupe du TNP se détend après la
représentation. Acteurs et techniciens sont tous là,
fatigués et heureux. Beaucoup de spectateurs les
ont suivis et les entourent. Je suis de ceux-là. Un
accordéoniste joue tout près de là. Gérard Philipe se
lève, sourit aux admiratrices qui se pressent autour
de lui. Il fait quelques pas et s’incline devant une
jeune femme légèrement à l’écart, dont je ne sais
pas encore qu’elle est devenue sa femme. C’est avec
elle qu’il ouvre le bal, avec elle, mais au milieu de
tous les autres, qui se mettent à danser eux aussi.
J. L.
Avec son épouse, Anne Philipe. Photo D.R. / Fonds Famille G. Philipe.
67
V
Une histoire sans fin
par Jacques Téphany et Rodolphe Fouano
Lorsque la voix de Gérard Philipe s’est tue brutalement
le 25 novembre 1959, quelque chose s’est arrêté dans
la vie des Français, amoureux de cette grâce comme,
sans doute, d’eux-mêmes. Faut-il donc mourir jeune
(37 ans !) pour le rester éternellement ? Sur les ailes
du temps la tristesse s’envole, prétend La Fontaine.
Pourtant, en feuilletant et refeuilletant l’album de
« Gérard », comment ne pas être – à chaque fois – étreint
d’un regret indéfinissable, d’une tristesse étrange ?
Un charme ne cesse d’agir sur ceux qui cherchent à
le comprendre aujourd’hui comme sur ceux qui l’ont
adoré de son vivant, hier. L’effet du portrait de Dorian
Gray sans doute, car c’est bien de notre propre fragilité
qu’il est question.
Incarnation d’une jeunesse en pleine reconquête après
les années noires de l’Occupation, icône théâtrale et
cinématographique sublimée par une mort injuste
survenue en pleine gloire, Gérard Philipe interroge notre
inquiet aujourd’hui parce qu’il eut cette particularité
exceptionnelle d’être plus qu’un comédien, un artiste
qui a su s’élever à la conscience de sa responsabilité
civique. Imagine-t-on un lycée ou un collège JeanPaul Belmondo ou Alain Delon ? Gérard Philipe n’était
pas seulement une idole des jeunes. Il était aussi un
exemple.
Poursuivons la comparaison : bondissant, généreux,
rieur, il ressemblait à une France ressuscitée et
beaucoup de Français se reconnurent en lui. Après
Fanfan la Tulipe, il aura cru lui-même pouvoir refaire
le coup de l’aventurier léger avec Till l’Espiègle sans y
parvenir. Belmondo fera un peu mieux dans Cartouche
et Delon n’occupera pas longtemps les esprits avec
La Tulipe Noire. N’est donc pas de cape et d’épée qui
veut…
Jacques Lassalle vient de nous dire, pour terminer
sinon pour achever notre essai de portrait, en quoi
cette figure fut révélatrice pour lui et pour ceux de sa
génération. Il nous parle de Gérard à travers lui-même,
de lui-même à travers Gérard, l’inscrivant ainsi dans
une réflexion actuelle et non dans une contemplation
passéiste. Il nous explique une belle vie comme il le
fait habituellement des beaux textes, poursuivant
infiniment l’interrogation qui nous a accompagnés dans
la rédaction de ces Cahiers et à laquelle nous n’osons
répondre : les destins des Philipe, des James Dean, des
Marylin, des Patrick Dewaere, des Romy Schneider...,
nous invitent-ils à ne pas vieillir ? Vertige…
Nous avons du moins sur eux l’avantage de jouir de la
beauté des choses – dont celle de leur souvenir.
J. T. et R. F.
Fanfan la tulipe, film de Christian-Jaque, 1952. Photo D.R.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
V
On aura lu dans ce numéro très spécial par son émotion
de nos Cahiers le récit d’une existence héroïque :
Achille, déjà, préférait une existence brève mais folle
et lumineuse à une longue vie obscure et anonyme. Le
parcours de cette comète fait œuvre : tout commence,
chez lui, par un dialogue étonnamment moderne
entre la honte d’un passé qui ne passe pas (relation
politiquement impossible avec son père collaborateur
condamné à mort), et l’orgueil d’une vie devant soi
qui ne doit rien aux parents. Puis il y a ce besoin
d’amitiés intellectuelles, poétiques, artistiques, de
compagnonnages (Henri Pichette, Georges Perros,
Jean Vilar, Autant-Lara, Allégret, René Clair, René
Clément…), ce goût et tout à la fois cette insatisfaction
du succès, ce besoin d’une famille d’esprit et de travail
(le TNP, la troupe), cette soif de responsabilités, cet
esprit d’entreprise, cette modestie d’individu ordinaire,
cette fierté d’homme célèbre, cette utilisation discrète,
intelligente, militante qu’il eut de son image, vedette
au service de son temps, cette mission artistique au
service du public et de sa profession, cette magnifique
relation à une seule femme quand toutes l’adulaient…
68
69
à la Maison Jean Vilar
Au-delà de la mémoire collective, que reste-t-il d’un art éphémère ?
Si le cinéma restitue éternellement le charme de Gérard Philipe,
ne demandez pas à visionner la vidéo du Cid : elle n’existe pas.
Quelques secondes d’une répétition de cette pièce avec Jean Vilar,
et un court extrait de la fin du Prince de Hombourg, sont les seules
images filmées de son jeu en scène.
Planche-contacts de photos d’Agnès Varda ayant appartenu à Gérard Philipe.
Néanmoins on trouve tout ou
presque tout sur Gérard Philipe
à la MJV !
À la bibliothèque : biographies
(voir sources page 32), catalogues,
notamment celui de l’exposition
qui s’est tenue à la Bibliothèque
nationale de France en 2003,
articles et documentation sur ses
rôles et mises en scène au théâtre.
On peut visionner dans le cadre
de la vidéothèque de la Maison
Jean Vilar une dizaine de ses films
et plusieurs documentaires sous
forme de portraits.
Les maquettes de costumes et
ses costumes de scène au TNP et
au Festival, en particulier celui du
Prince de Hombourg et la cuirasse
du Cid, complétée en 1990 par les
bottes et l’épée grâce à un don de
la famille.
Et dans les archives :
- De nombreuses photographies
de formats divers : portraits dans
ses rôles, images en famille ou en
tournée, sur scène ou en coulisses
- Les numéros spéciaux de
Paris-Match, Cinémonde ou
Jours de France qui ont
accompagné sa vie de star sans
oublier les albums constitués par
de jeunes admiratrices à partir de
photos et d’articles découpés dans
la presse.
- Sa voix dans les enregistrements
audio des spectacles du TNP
à Chaillot, dans les disques de
poésie ou à l’intention des
enfants comme les très célèbres
enregistrements Pierre et le
Loup de Prokofiev et Le Petit prince
de Saint-Exupéry.
- Les traces de sa vie de comédien
au TNP et au Festival d’Avignon :
contrats, correspondance et
échanges de point de vue avec
Vilar, notes de répétitions et de
mise en scène …
- Les différents écrits de Vilar le
concernant : notes de service,
lettres, hommages et souvenirs.
- Ses archives personnelles enfin,
données à la MJV en 1990 par
sa famille nous renseignent sur
son action dans la résistance au
moment de la Libération et sur sa
carrière au théâtre avant le TNP :
Sodome et Gomorrhe, Caligula, et
Les Epiphanies d’Henri Pichette.
Dans la correspondance reçue,
figurent entre autres les lettres de
Jean Vilar, de Georges Le Roy, son
professeur au conservatoire et de
ses amis l’auteur Henri Pichette et
Georges Perros devenu lecteur des
manuscrits de théâtre envoyés au
TNP.
V
Tout sur Gérard Philipe
Un acteur dans son temps :
Gérard Philipe, par Gérard Bonal,
Bibliothèque nationale de France,
2003. 192 p. ill. Contient un CD
d’enregistrements rares ou inédits.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
70
Les trésors
de la Maison
Jean Vilar...
L’Association Jean Vilar a rassemblé et
conserve les maquettes de costumes
dessinées par les peintres Léon Gischia
(cf. page 11) et Edouard Pignon, ainsi
que les costumes portés par Gérard
Philipe dans les spectacles du Théâtre
National Populaire - Direction Jean Vilar :
Le Prince de Hombourg de Kleist :
le Prince
Le Cid de Corneille : Rodrigue
La Calandria de Dovizzi da Bibbiena :
une courtisane
Mère Courage : Eilif
Lorenzaccio de Musset : Lorenzo
Ruy Blas de Victor Hugo : Ruy Blas
La Tragédie du roi Richard II
de Shakespeare : Richard
Les Caprices de Marianne de Musset :
Octave
On ne badine pas avec l’amour
de Musset : Perdican
À la vidéothèque :
Documentaires sur Gérard Philipe :
Gérard Philipe...de notre temps,
réalisation Monique Chapelle, INA
1962. (1h12)
Portrait d’un chevalier : Gérard Philipe,
réalisation Philipe Prince,
Alberte Robert, INA 1979. (4 x 26mn)
Gérard Philipe : un prince dans la
foule, réalisation Dominique Cazenave,
Cinétévé 1994. (1h10)
Gérard Philipe : un homme, pas un ange
réalisation Michel Viotte, La Compagnie
des Indes 2003. (52mn)
Archives sonores :
Enregistrements de spectacles du
TNP Direction Jean Vilar
Des extraits de spectacles
avec Gérard Philipe dans le coffret
Les Grandes heures du TNP,
comportant cinq CD, un DVD et un livre
(éd. RYM Musique, 2007).
Intégrales :
Le Prince de Hombourg de Kleist, avec
Gérard Philipe (le Prince), Jean Vilar
(l’Electeur)... (archives radio, 1951 INA).
Le Cid de Corneille, avec Gérard Philipe
(Rodrigue), Jean Vilar (le roi Don
Fernand), Silvia Monfort (Chimène)...
Réédité en 2006 par EPM Littérature
(2 CD audio)
Lorenzaccio de Musset, avec Gérard
Philipe (Lorenzo), Daniel Ivernel (le duc
Alexandre),... 1954. Réédité en 2007 par
EPM Littérature (2 CD audio)
La tragédie du roi Richard II
de Shakespeare, avec Gérard
Philipe (Richard), Georges Wilson
(Northumberland)... 1955. Réédité en
2006 par EPM Littérature (2 CD audio)
Extraits de spectacles du TNP :
V
Costume porté par Gérard Philipe
pour le rôle-titre du Prince de
Hombourg, Avignon 1951.
Photo Patrick Lorette.
L’Inoubliable Gérard Philipe, les grands
moments du TNP de Jean Vilar : Extraits
du Prince de Hombourg, Ruy Blas,
Lorenzaccio, On ne badine pas avec
l’amour, Les Caprices de Marianne.
(disques Adès)
Jean Vilar - Gérard Philipe :
J’imagine mal la victoire sans toi
Lettres, notes, propos 1951-1959
édité en 2004 par l’Association
Jean Vilar à partir de ses archives.
64 p. ill. (en vente à la Maison
Jean Vilar : 8 euros).
71
Vilar aujourd’hui
38 ans après sa disparition, la figure emblématique de Jean Vilar ne cesse d’être sollicitée,
accommodée... Voici quelques exemples récents pour nourrir cette rubrique de nos
“Cahiers” initiée dans le numéro précédent.
Olivier Py
Nicolas Truong
Odile Quirot
article paru dans Le Monde,
15 février 2009 :
Le Monde,
8 mars 2009 :
Le Nouvel Observateur,
21-27 mai 2009 :
« Ebauché par le Front populaire
en 1936, activé à partir de
1946 et personnifié par Jeanne
Laurent, alors sous-directrice
des spectacles au ministère de
l’Education nationale, le ministère
de la Culture est officialisé en
1959 par de Gaulle. La nécessité
de reconstruction nationale était
supérieure aux enjeux politiciens,
et André Malraux, dans un simple
télégramme, pouvait dire à Jean
Vilar «peu importe que vous
soyez communiste ou non, votre
projet est d’intérêt général, c’est
ce qui importe.» Les plus grands
doutes frappaient la légitimité d’un
ministère des arts. En effet, les
exemples propagandistes du Reich
et de l’URSS empêchaient de penser
un financement de la création qui ne
transformât pas la liberté artistique
en esthétique d’Etat. Nul ne songe
plus aujourd’hui qu’une subvention
implique en contrepartie sujétion
aux idéologies dominantes. Le
ministère de la Culture a organisé,
pour ne pas dire inventé, la culture
populaire hors du divertissement
de masse et la liberté artistique
libérée des enjeux commerciaux, se
posant, dans le respect des publics,
en protecteur des artistes. »
« Faite de tout petits riens, elle vous
glisse entre les mains... Comme la
chanson du même nom, la culture
populaire ne cesse d’échapper à sa
définition. Lors de sa résurgence
après guerre, son identité paraissait
pourtant assez claire. Fondateur
du Théâtre national populaire,
Jean Vilar cherchait à « réunir dans
les travées de la communion
dramatique le petit boutiquier
de Suresnes et le haut magistrat,
l’ouvrier de Puteaux et l’agent de
change, le facteur des pauvres et le
professeur agrégé» . De Vilar à La
Nouvelle Star, de Guitry aux Ch’tis,
de la récréation du peuple à la
célébration du people, son identité
s’est brouillée. »
« Chef de troupe et fondateur-né,
fin politique [Roger Planchon
veut] un théâtre fixe quand la
décentralisation ne jure alors
que par l’itinérance. Ce sera le
Théâtre de la Cité à Villeurbanne
qui, en 1972, hérite du beau sigle
TNP (Théâtre National Populaire)
inventé par Jean Vilar. Pour cause
de mérite. Car Roger Planchon,
entouré d’une équipe de fidèles, a
rêvé et réalisé un théâtre exigeant
pour tous, farouchement européen
et partageur. Un théâtre service
public. »
[Vilar lui-même le disait : « On oublie
trop que je ne l’ai pas fondé [le TNP].
Le Théâtre National du Palais, non pas
de Chaillot, mais du Trocadéro, a été
créé à la suite d’un vote de la Chambre
des Députés, en 1920. […] L’initiative
politique appartint à Aristide Briand
et à Paul-Boncour. De Firmin Gémier à
Pierre Aldebert, mon prédécesseur, le
théâtre connut des fortunes diverses.»
Ce n’est qu’en 1951 en effet que Vilar,
âgé de 39 ans, en devient le directeur.]
Marie-Josée Roig
député-maire d’Avignon
(conférence de presse pour
présenter l’avant-programme
du Festival, 18 mars 2009) :
« […] Un mot cette année sur la
célébration du 700e anniversaire
de l’arrivée des papes à Avignon.
Un mot pour dire qu’aux neuf
papes qui ont forgé une partie de
son histoire officielle, j’ajouterais
volontiers le nom d’un dixième
qui est Jean Vilar. Riche de ce
glorieux passé, la Ville ne s’est pas
contentée d’être l’usufruitière de
son histoire ancienne. Et ne faut-il
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
72
pas voir dans sa capacité d’accueillir
durant un mois des milliers de
spectateurs et de visiteurs - qu’on
appelle d’ailleurs des pélerins - de
toutes origines géographiques,
une réminiscence des pratiques
locatives du 14e siècle lorsqu’il a
fallu loger dans cette petite ville
(de 8.000 habitants au départ) des
flots de population attirés par la
cour pontificale ? Si les papes, si
Jean Vilar n’avaient pas fait un acte
de foi sur cette Ville d’Avignon,
nous n’aurions pas aujourd’hui le
palais et le Festival. »
Jean-Pierre Thibaudat
rue89.com, mars 2009 :
Boulez pour la compagnie de
théâtre Renaud-Barrault. Cinq ans
plus tard, Jean Vilar lui commandait
la partition du Prince de Hombourg,
joué au Festival d’Avignon par
Gérard Philipe et Jeanne Moreau.
Pour lui, c’est le début d’une
collaboration qui se poursuivra
pendant douze ans à Chaillot où
il sera nommé directeur musical
du Théâtre National Populaire.
« Les plus belles années de ma vie,
dira-t-il. Des années d’inspiration,
d’amitié, de bonheur avec un
homme qui faisait un théâtre
populaire et non pas populiste. »
Brigitte Salino
Le Monde, 10 mars 2009 :
[A propos du même spectacle] :
« Quand Jean Vilar a créé la pièce
au Festival d’Avignon, en 1951,
Hombourg incarnait, à travers Gérard
Philipe, les jeunes espoirs et les
ombres intranquilles d’une France
tout juste sortie de la Seconde
Guerre mondiale. Aujourd’hui, à
Toulouse, une jeune femme, MarieJosé Malis (prononcer « malice» )
pose les questions du collectif et
de la loi. »
Julie Connan
lefigaro.fr avec AFP,
30 mars 2009 :
« Après des études musicales,
notamment par correspondance
sous l’Occupation, [Maurice Jarre]
était devenu percussionnistetimbalier et avait formé en 1946
un duo avec le compositeur Pierre
13 mai 2009 :
Le dramaturge, comédien et
metteur en scène français Roger
Planchon, qui était âgé de 77 ans,
est décédé mardi à Paris d’une crise
cardiaque. [Il] était généralement
considéré comme un des metteurs
en scène de théâtre français les
plus importants depuis Jean Vilar.
Dominique Hervieu
et José Montalvo
Directeurs du Théâtre National
de Chaillot (édito de la saison
2009/2010)
Libération.fr
31 mars 2009 :
« Le Prince de Hombourg est de
retour. Après la mythique version
de Jean Vilar avec Gérard Philipe
et la magistrale proposition qu’en
fit Matthias Langhoff au début des
années 80, il faudra désormais
compter avec la version embuée
de chuchotements et cinglée de
déchirures que propose Marie-José
Malis de la belle pièce de Kleist. »
AFP
« [Maurice Jarre] rencontre aussi
Pierre Boulez dans les coulisses du
théâtre Marigny, où il gagne un peu
d’argent en faisant musicien pour
la compagnie Renaud-Barrault.
C’est là que Jean Vilar le repère et
l’engage comme directeur musical
du TNP. Jarre tiendra ce pupitre
pendant douze ans : « Les meilleures
années de ma vie» , aimait-il à dire.
Sa première composition pour la
scène, en 1951, est une musique
pour Le Prince de Hombourg, de
Kleist, donné à Avignon dans la
Cour d’honneur (Jarre, volontiers
expérimentateur, avait placé des
musiciens derrière le public pour
varier les sources sonores). »
Le théâtre trouve son ultime
légitimité dans le plaisir qu’il
procure. Toute la question est de
savoir comment de surcroît ce
divertissement peut devenir une
source d’énergie et de réflexion.
Jean Vilar
Chaillot, lieu de vie, de plaisir,
d’énergie et de réflexion : tel
pourrait être le manifeste pour cette
saison 2009/10 ! Chaillot, théâtre
de création, théâtre de la jeunesse,
du dialogue avec le public, théâtre
qui accueille toute la diversité des
esthétiques.
Chaillot redevient un théâtre de
création. »
Le Monde.fr
avec AFP, 27 avril 2009 :
« [Un Molière] a été remis à
Monique Chaumette, doyenne des
lauréates de la soirée (82 ans), qui
a commencé sa carrière au TNP. Une
institution décidément à l’honneur
puisque les hommages ont aussi
été rendus à Gérard Philipe, l’un de
ses acteurs mythiques (mort il y a
cinquante ans), et au compositeur
récemment disparu Maurice Jarre,
dont les « trompettes» annonçaient
les spectacles de Jean Vilar. »
73
HOMMAGE
Maurice Jarre
Maurice Jarre
du TNP aux Oscars
«Il nous reste de tout cela, de tous ces souvenirs de
travail, une seule chose : la musique de Maurice,
l’ouverture, les chansons, la farandole, le final...».
Vilar parlait des Caprices de Marianne de Musset,
de sa création à Avignon en 1958, des «nuits tièdes
et merveilleuses»... Il ajoutait : «Je me souviens que
nous avions décidé de jouer l’œuvre sur un tempo
extrêmement lent, paresseux. Un adagio amoroso et
sceptique».
C’est bien là le sentiment qui nous emplit le cœur,
particulièrement celui des anciens compagnons et
témoins, depuis que nous est parvenue la nouvelle
de la mort de Maurice Jarre, à 84 ans, là-bas sur les
bords du Pacifique, à Malibu où le compositeur de
Lawrence d’Arabie, de Docteur Jivago, du Tambour, de
Witness, du Cercle des poètes disparus... s’était établi
depuis plus de trente ans. Il disait qu’il donnerait
volontiers tous ses Oscars et autres prix pour revivre
les douze années vécues au TNP auprès de Jean Vilar.
La mémoire est une historienne partisane. Dites
T.N.P. et la trinité Vilar-Gishia-Jarre émerge de tous les
souvenirs. D’autres peintres ont illustré les spectacles
du TNP, d’autres compositeurs ont écrit des musiques
de scène pour Vilar (et non des moindres : Georges
Delerue, Duke Ellington...) mais le cœur du public a
élu ses champions dès la création à Avignon en 1951
du Prince de Hombourg. Vilar venait de rencontrer
Maurice Jarre chez Jean-Louis Barrault. Il y jouait Œdipe
d’André Gide et l’ex-élève violoniste du Conservatoire
de Sète fut sensible aux percussions de la partition
écrite pour la pièce par le jeune chef d’orchestre, exélève de Charles Münch au Conservatoire de Paris.
Vilar lui propose de composer la musique de scène
du Prince de Hombourg. Hésitation de Jarre, gardant
un souvenir soporifique de la pièce «militariste» de
Kleist étudiée quelques années plus tôt pour son
baccalauréat. L’assurance que Gérard Philipe serait
le Prince le convainc. Double défi : faute d’argent, les
musiciens exécutants (15 au maximum) devront être
recrutés à Avignon. L’immensité du plateau du Palais
des Papes (celui du Palais de Chaillot allait bientôt
confirmer l’exigence) interdisant la construction de
véritables décors, la musique devra remplir le rôle de
décor sonore. Jarre introduit donc le public au cœur
du château du Grand Electeur de Brandebourg en
répartissant ses musiciens – les fameuses trompettes
notamment – tout autour de la Cour d’honneur. Autre
nouveauté : l’idée d’utiliser le gros bourdon de la
Cathédrale Notre-Dame des Doms dominant le Palais
des Papes pour accompagner dans Lorenzaccio les
adieux à la ville de Florence des républicains bannis,
tourna court : la cloche, appelée naguère à signaler les
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
74
grands incendies, affola les Avignonnais extérieurs au
Palais, et son usage fut interdit. Mais les fanfares de
Lorenzaccio inspirèrent celles qui depuis plus de 50
ans annoncent au public du Festival d’Avignon que le
spectacle va commencer.
En douze ans, Maurice Jarre a composé près de 70
musiques de scène pour le TNP, certaines in extremis,
en une nuit, comme pour Le Faiseur, Vilar n’ayant
souhaité de musique pour la pièce de Balzac que la
veille de la première ! Un coffret de 3 CD, produit par
Jacques Hiver et les Editions Milan Music, rassemble
l’essentiel de ces enregistrements sous la direction
du compositeur : résurrection par la musique d’une
période unique de l’histoire du théâtre français.
Comment évoquer Maria Casarès-Lady Macbeth sans
son halo sonore somnambulique ? Vilar-Don Juan
sans l’ambiance hallucinée de son châtiment céleste ?
Gérard Philipe-Octave sans que la Chanson de l’Etoile
des Caprices de Marianne, chantée par André Schlesser,
ne revienne vous étreindre le cœur ? Georges WilsonUbu sans son Tango du plumeau ? Daniel Sorano-Argan
sans sa cérémonie burlesque du Malade imaginaire ?
Charles Denner, Christiane Minazzoli, Roger Mollien,
Philippe Avron sans le Carnaval des Rustres ?
Compositeur de près de 120 films (de Franju et Resnais
à David Lean et Volker Schlöndorff ), c’est l’homme
de cinéma que la presse internationale (sauf rares
exceptions) a exclusivement célébré en annonçant
sa mort. C’est pourtant au théâtre que Maurice Jarre
a appris qu’il fallait «trouver les quatre ou cinq notes
qui resteront attachées au film pour toujours» et que
«la chanson, art populaire entre tous, devait avoir une
ligne mélodique facile à retenir».
V
V
A la demande de Vilar, soucieux déjà d’une banlieue qui
chanterait, Maurice Jarre a écrit une véritable comédie
musicale sur un livret de Raymond Queneau et Roger
Pillaudin. Poésie des faubourgs, humour du langage,
pot-pouri de genres musicaux (chansons, danses
modernes, parodies d’opéra classique, intermèdes
électroniques d’onirisme insolite), Loin de Rueil fut
l’heureuse révélation de comédiens chanteurs. Jean
Rochefort se souvient du compositeur, «jeune homme
séduisant – et qui aimait séduire –, narquois et réservé,
et qui se payait le luxe d’avoir du génie».
Le directeur de la musique dirigeait en direct toutes
les représentations du TNP. Les nombreuses tournées
à travers le monde et le travail avec des musiciens
étrangers l’avaient rendu, disait-il, polyglotte. Aimé
de tous ses interprètes, il se souvenait du conseil
de son maître Charles Münch : «Pour être un bon
chef d’orchestre, il faut 50% de technique et 50% de
diplomatie».
Répétition de Antigone, mise en scène Jean Vilar,
Festival d'Avignon 1960.
Photos Mario Atzinger
Un CD vient de sortir, Maurice Jarre - Concert works, cinq œuvres de
concert en marge de ses créations-spectacles, parmi lesquelles une
Passacaille à la mémoire d’Arthur Honegger, son ancien professeur
au Conservatoire de Paris, et une œuvre pour violon et orchestre,
Mobiles, pièce aléatoire aux 120 combinaisons possibles, dédiée à
Jean Vilar, l’ex-violoniste sétois, que Devy Erlih a magistralement
créée et enregistrée.
Maurice Jarre au TNP : un CD
d’extraits des musiques de scène
créées par Maurice Jarre pour
le Théâtre National Populaire direction Jean Vilar a été réédité
en avril 2009 par ULM.
Roland Monod
75
par Maurice Jarre
refusons à utiliser des micros et des haut-parleurs,
cette formule présente d’ailleurs une petite
difficulté technique, c’est que les musiciens doivent
constamment se déplacer et courir d’un lieu à un
autre.
Je suis sûr que ce besoin de techniques nouvelles au
service de la sincérité, nos spectateurs le ressentent
comme nous.
Les musiques de scène que j’ai, jusqu’ici, composées
pour le TNP, comportent deux parties, la “musiquedécor” et la “musique dramatique”.
Arts-spectacles, juillet 1952
V
HOMMAGE
Le décor sonore
La “musique-décor” est destinée à recréer une
certaine atmosphère, historique. Par exemple,
les fanfares militaires allemandes du Prince de
Hombourg, ou les fanfares florentines de Lorenzaccio.
Ces dernières, bien que repensées pour les
oreilles modernes, sont directement inspirées de
l’orchestration et des tempi de la Renaissance, plus
lents que les nôtres, avec une prédominance des
cordes et des hautbois.
Maurice Jarre dirige l'orchestre, le metteur en scène
Jean Vilar observe du plateau : répétition de Antigone,
Avignon 1960. Photos Mario Atzinger
Le rôle de la « musique dramatique » est tout
différent. Elle souligne le texte. Elle présente les
personnages et décrit l’évolution de leurs sentiments.
Il n’y a plus alors à se préoccuper de l’époque, ou de
ses rythmes.
Jean Vilar attache de plus en plus d’importance à
l’élément sonore. Ainsi pour L’Avare, il n’avait pas
jugé utile d’utiliser la musique. Finalement, il s’est
aperçu que celle-ci était indispensable pour les
enchaînements et dix heures avant la générale, il m’a
demandé une petite partition.
Nous avons cet hiver tenté plusieurs expériences pour
découvrir des sonorités encore inexistantes et dont
nous avions besoin. Ainsi, pour Nucléa, nous avons
eu recours à de petites astuces techniques, celle-ci
par exemple : pour ne garder que les harmoniques de
chaque note, j’ai collé de la pâte à modeler entre les
cordes d’un piano.
Mais nos essais les plus passionnants touchent à
la stéréophonie. En cela, Avignon est pour moi un
merveilleux champ d’expérience.
Au lieu de placer l’orchestre à une place fixe, nous
disposons des groupes sonores dans différents
endroits du Palais. La musique arrive aussi bien
de face que de dos, que de côté, ce qui donne
une étonnante impression de relief. Le spectateur
est entouré de sonorités. Il participe ainsi plus
intimement au spectacle. Je suis persuadé que
la musique au théâtre doit vivre, tourbillonner
et provenir de lieux insolites. Ici, où nous nous
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
76
Jean Leuvrais
Avec Jean Leuvrais, c’est un des fondateurs d’Avignon
qui disparaît, comédien des premières heures du
Festival et proche de Jean Vilar qui le tenait en grande
estime.
touche-à-tout surdoué
Étrange et attachant destin que celui de ce touche-àtout surdoué ! Recalé après guerre au très récent IDHEC
(Institut des hautes études cinématographiques,
aujourd’hui FEMIS) pour cause d’impréparation, il entre
aux Beaux-Arts mais il est déjà furieusement attaché
aux techniques classiques « contre » les impostures
contemporaines. Il préfère donc bientôt suivre les
cours de piano de Marguerite Long, dont il écoute le
conseil : puisque ses parents ne sont pas bien riches,
inutile de rêver à une carrière de soliste ! Il s’attache
alors aux pas de Béatrix Dussane qui le prépare au
Conservatoire de Paris où il entre... naturellement,
dans la promotion des Le Poulain, Hirsch, Bouquet,
Moreau…
Compagnon de Vilar, il sera aussi celui de Roger
Planchon et poursuivra une carrière d’acteur et de
metteur en scène avec les Tréteaux de France de
Jean Danet. Il crée aussi de nombreux textes pour
la radio. Personnage à la fois classique et original,
traditionnaliste et moderne, anarchiste et rigoureux,
parfois trop agressif mais toujours profondément
amical, il possédait une immense culture et tous les
talents ! À tel point qu’il n’achevait rien, la perfection
restant toujours devant lui. Un personnage digne
de Thomas Bernhard, pas vraiment sa tasse de thé
pourtant, de ces pianistes qui seront Gould ou rien, et
comme ce n’est pas possible… On pense à lui comme
L'Aurore, 9 Septembre 1947
V
Jean Leuvrais, l'avocat du Dossier Oppenheimer,
mise en scène de Jean Vilar, Paris, 1964. Photo D.R.
à un homme en chantiers perpétuels que seule la
mort pouvait obliger à mettre un point final à quelque
chose : sa vie, sinon son œuvre. C’est un ami cher
appartenant à une famille et à une génération théâtrale
exceptionnelles que nous perdons.
Jacques Téphany
Jean Leuvrais au Festival d’Avignon et au TNP :
1947
La Tragédie du roi Richard II de Shakespeare :
Jean de Gand et l’évêque de Carlisle
Histoire de Tobie et Sara de Claudel : le récitant
La Terrasse de midi de Clavel : Léopold
1951
Le Prince de Hombourg de Kleist : le Comte Reuss et Sparen
Le Cid de Corneille : Don Gormas
1952 :
L’Avare de Molière : Anselme
Nucléa de Pichette : l’amant et un capitaine
Lorenzaccio de Musset : Sire Maurice
1953 :
Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot : un héraut
La Mort de Danton de Büchner : Collot d’Herbois
77
personnage combattant
On n’a pas trente-six éblouissements dans une
existence de spectateur. N’ayant connu ni l’Avignon
ni le TNP de la légende vilarienne, certains spectacles
de Giorgio Strehler ou d’Ariane Mnouchkine trouvent
immédiatement leur place dans un panthéon personnel,
mais aussi ce Tartuffe que Roger Planchon donna dans
la Cour d’honneur du Palais des papes en 1967.
Plus que d’un Richard III encombré de machines
compliquées, plus que de Bleus, blancs, rouges à la
fois passionnants d’intelligence mais confus dans
l’expression dramatique, on garde le souvenir d’un
Molière mené tambour battant à la manière brillante et
profonde d’une Règle du jeu revisitée. Comme naguère
Le Cid avait été rendu à sa folle et insolente jeunesse
par le clair duo Vilar-Philipe, Tartuffe était réinventé
et comme réécrit pour nous, rendu à sa puissante
présence, interprété – il faut le souligner – par un
V
Jean Vilar et Roger Planchon devant le Petit Palais où eurent
lieu les représentations de Richard III de Shakespeare et
Georges Dandin de Molière, Avignon 1966.
Photo Mario Atzinger
Michel Auclair impeccablement double. C’est à peu
près de ce temps qu’on cessera de dire Le Tartuffe de
Molière ou le Richard de Shakespeare quand ils étaient
« de Planchon » ou « de Chéreau » : le metteur en scène
français affirmait pour un moment sa prééminence sur
l’auteur.
Il faut dire qu’on découvrait alors les joies de la
mise en abyme, que les intelligences, au hasard
d’un barthésisme pas toujours bien maîtrisé, se
complaisaient dans la critique de la critique : ce Tartuffe
fournissait les arguments les plus pertinents d’une
dissertation épatante, et Roger Planchon excellait
dans l’art de l’analyse. Jusqu’à cet immense Christ
lacéré qui barrait le mur de la Cour d’honneur laissant
en suspens toutes les supputations : Roger n’aime
V
HOMMAGE
Roger Planchon
Louise Roblin, Colette Dompietrini et Jean Bouise :
Georges Dandin, 1966. Photo Mario Atzinger
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
78
pas le mur, Roger n’aime pas le plein air, Roger est un
iconoclaste… Roger s’est toujours gardé de répondre.
Ce n’est d’ailleurs pas l’usage madré qu’il avait de
son intelligence qu’on admirait le plus, ni son habileté
à pousser à bout, jusqu’à l’absurdité, le système
politique de la subvention. Proche cousin de quelque
Guy Debord – mais en quelque sorte agrégé à cela
même qu’il dénonçait, on l’imagine déçu de n’avoir
pas été le cinéaste que son théâtre promettait et que
Les Cahiers du cinéma interviewaient longuement,
comme un de la famille. Finalement, venu du théâtre,
il resta au théâtre. Venu de la province, il y demeura
fidèle, créant à Villeurbanne ce foyer de création, de
recherche et d’essai au beau nom de Théâtre de la
Cité, lequel devait légitimement hériter de la couronne
vilarienne du TNP et de sa mission décentralisatrice.
Doué d’un physique romain et d’une voix au timbre à
la fois envoûtant et coupant, ses apparitions comme
acteur au cinéma témoignaient de son irradiation. Son
courage, et sa puissance étaient incontestables. Il sut
s’entourer d’une équipe d’excellence cimentée par une
fidélité à toute épreuve (en quoi il rejoignait Vilar) :
Robert Gilbert bien sûr, mais aussi Jean Bouise, JeanPierre Cassel, Marie Dubois, Claude Brasseur, Jean
Leuvrais, Anouk Ferjac, Michel Auclair, Pierre Meyrand,
Francine Bergé, Sami Frey, Claude Lochy, Isabelle
Sadoyan, Colette Dompietrini… Plus tard, les acteurs
Michel Serreau ou Claude Rich, les metteurs en scène
Patrice Chéreau ou Georges Lavaudant ne pourront
recevoir d’ordination que des mains de Planchon.
Peut-on lui reprocher d’avoir ouvert la boîte de Pandore
en distribuant les rôles de ses pièces à des acteurs
de renom au détriment des obscurs de sa troupe ? Le
plateau de Bleus, blancs, rouges réunissait un casting
de stars, et l’on croyait savoir que Roger commençait
par penser à Richard Burton et Elisabeth Taylor pour
se résoudre à faire avec les petits soldats de sa
compagnie ! Il n’empêche, ceux qui ont connu Avignon
lors de sa première révolution des années 66/67 se
souviennent du retour d’une vraie équipe, insolente et
jouisseuse, fouettée par la force aussi libre qu’exigente
d’un personnage combattant.
La Maison Jean Vilar s’associe à la peine éprouvée par
tous ceux qui ont approché Roger Planchon.
V
Jacques Téphany
Dans un film de Roger Pic consacré à la photographie de théâtre,
Roger Planchon exprimait sa méfiance à l’égard de la photographie
au prétexte qu’il y voyait souvent beaucoup de morts. Lorsqu’on
feuillette l’album de ces années-là, force est de lui donner
raison...
Michel Auclair : Richard III de Shakespeare, Avignon 1966.
Photo Mario Atzinger
Danielle Volle, Jean-Pierre Cassel et Marie Dubois :
Bleus, blancs, rouges ou les libertins,
de Roger Planchon, Avignon 1967. Photo Max Parpaleix
Lucienne Lemarchand, Jacques Debary, Anouk Ferjac,
Colette Dompietrini, Claude Brasseur, Gérard Guillaumat,
Françoise Seigner, Claude Lochy : Tartuffe de Molière,
Avignon 1967. Photo Max Parpaleix
79
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LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108
Imprimerie Laffont - Avignon
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Pourquoi, de tous ces
personnages insensés de
courage ou de perversité,
de grandeur ou d’amour,
Gérard Philipe resterat-il désormais pour moi
Perdican ?
Peut-être que c’est parce que c’est la dernière
image vivante, je veux dire au théâtre, et non
cette ombre de l’écran, que je garde de lui. Ah,
quel Perdican c’était ! Intolérable comme la
jeunesse. […]
Perdican ne pouvait vieillir. A trente-sept
ans, l’âge où meurt Pouchkine , Apollinaire,
Maïakovsky, il a fermé ses yeux avant d’être
différent de lui-même. Oui, en un jour, tout
change sous le soleil… De Kean, de Frédéric
Lemaître ou de Talma, quand nous pensons,
nous ne voyons plus que le visage d’un
homme âgé ; Gérard Philipe, lui, ne laisse
que l’image du printemps. Il faut savoir
amèrement l’en envier. Les héros comme lui
ne prennent jamais de rides.[…] Par le monde
entier, cette mort frappe de stupeur tous ceux
qui ont la tête pour les rêves et un cœur pour
aimer. Par le monde entier, tous ceux qui ont
le sang généreux partagent le deuil français.
Les siens l’ont emporté dans le ciel des
dernières vacances, à Ramatuelle, près de
la mer ; pour qu’il soit à jamais le songe du
sable et du soleil, hors des brouillards, et
qu’il demeure éternellement la preuve de la
jeunesse du monde. Et le passant, tant il fera
beau sur sa tombe, dira : « Non, Perdican n’est
pas mort ! » Simplement il avait trop joué, il lui
fallait se reposer d’un long sommeil.
Louis Aragon
(France nouvelle, 3 décembre 1959)
Photo Mario Atzinger
http://maisonjeanvilar.org
ISSN 0294-3417
CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR - N° 108 - JUILLET
Couverture : Gérard Philipe, Rodrigue dans Le Cid, Festival d’Avignon 1951. Photo Agnès Varda / Enguerand.
n 108
°
2009
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