Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Gérard Philipe 50 ans après... N° 108 - JUILLET 2009 SOMMAIRE Gérard Philipe : récit d’une vie par Rodolphe Fouano Gérard Philipe vu par... 2 38 Gérard Philipe, le symbole de l’après-guerre par Claude Choublier 48 La création du personnage par Georges Sadoul 50 Un mythe ou un homme ? par Philippe Tesson 56 Petit récit d’apprentissage par Jacques Lassalle 60 Une histoire sans fin par Jacques Téphany et Rodolphe Fouano 68 Tout sur Gérard Philipe à la Maison Jean Vilar 70 Vilar aujourd’hui 72 Maurice Jarre 74 Jean Leuvrais 77 Roger Planchon 78 Gérard Philipe et Jean Vilar. Tournée TNP en Pologne, octobre 1954. Photo Kyszard Kowalczyk. Collection Association Jean Vilar / Fonds famille Gérard Philipe. Page 81 : Répétition, Avignon 1958. Photo Mario Atzinger. ÉDITORIAL éditorial parr Ja pa Jacq cque cq ue es Té Téph ph p han any I é Il éta tait ta it un pr p in ince ce e en Av A ig gno non n estt une n bie ien n jo joli le li ch han anso son so n qu u’o on n n’’e en nte tend nd d plu l s sso ouv u en entt su s r no os o on nd de es. s. Elle El le e a pou ourt rtan antt berc an be erc rcé é la nos osta ta alg lgie ie de ce ie ceux u qui avaie ux entt ). c nn co nnu ue ett d de e ce c ux ux qui qui u n’a ’ava va aie ent n pa ass con nnu le hé héro rro os “ de es an anné nné née ess de lé ég ge en nd de du Fessti t vva al d’ d’Avig d’Av Avig Av gno non. n.. n Pour Po ur au ur uttan ant, nt, t il ne n pouva ou o uva vait it s’a ’agi gir da gi d ns ce ce nu um mé éro ro spéc sp écia éc ial co ial ia cons nsac acré ac ré à Gér é arrd Ph hil ilip pe ci cinqua cinq nqu nq ua ant n e an ans aprè ap ès sa sa diisspa p ri riti tiion on pré réma ma m atu uré ée, d’ido ’iido d lâ âtrer trre err un ne e de es ic icô ônes ôn es less plu l s ém émou ouva vant va n ess de no nt notr trre mé mémo mo m oirre co olllec e ttiive v . No Nous uss avo vons nss ten e té t de fa f ir ire e re revi v vr vi vre e un une e exisste ex enc nce tr t op p brrè ève e et si ray ayon onn on nan na ntte ! Nou No uss so u om mme mes pa part art rtis tiss à la rre ech cher e ch he de de Gé érra ra arrd rd qu ui no nous nou us aurra su s rp rpri riis pl plus u d’une us ’u une ffoi oiss : au oi au-d de ellà de es iim ma mag ag ges e au no noir irr et bllan nc d d’’ét éter éter erni nité é ((Ro Ro R od drrig rig igu ue e, e, Ho H omb mbou ourg ou urg rg, Fa anf nfan nfan a , Fa Fabr bric br ice ic ed de el Do Don ng go o,, Ru uy y Bla l s, s, Mo M ons nsie sie ieur ur R Rip ip poi ois… s…), s… ) nou ), ous a avvon ons ap appr ppr pris is à con onna naît ître ît re re le e ch hiien ie en n ffou ou du Cons ou Co onsser er vva ato toir ire e, le cco e, omb om mba mbat attta ant nt de la Ré éssiist stan a ce an ce, le e mil ilittan a t de d la Pa aix x, l’ l’am ami fi fidè dèle dè lle e, le e disc di scip ple l évi vd de ent n et po pour u ta tant ntt ind doc ociille d de e Jean Je an Viillar larr, le sym ymbo ole le d’u ’une ne e gén éné érra é attio ion n d’ d’ap prè rèss gue gu errrre e ex xa altée ltée p lt par arr le se a sent n im nt men entt de de la li libe bert be rté té retr re etr t ou ouvé vée,, l’h homme omme om m d’u une n seu ule le mussiq ique que u – ce ellle le d’A d’ An nn ne e, so son é ép pou ouse se et la mèr ère de de sses e d es deu eux eu x enffa en ants ntts – , le n e ssyn yn y nd diiica cali ca liist list s e vviiiru rru ule lent ntt, le le cit itoy oyen en me ett tta an nt sa n not ottor orié été é au se serv r vic vic ice de e ju usstte es cca aus use uses ess, l ved la edet dettte te lu ucciid de, e, l’a art rtiisste rtis t réi éin inv nven ven entte ent eu urr des e s hé érros os du Ro du om man anti ttiism ism sme ett pou o rttan ant sso oucciie eu ux x d’é ’écrriittu urre cco onte nte nt em mpo pora rain ra ine e,, non pas a le se seul u l, m ma ais is l’u ’un des de d es se s ul ulss selo se selo lon Vi Vila la ar à av avoi o r co comp mpri mp riss le ri l «p prrob oblè blè lème e pop popul opul op ulaiire e» pa p arrcce qu q ’i ’ill e en n ava vaitt une une e app ppro roch ro c e sse enttim men entale ta alle e. C’est C’ esst ce ett ttte e iim mm me ensse se sens nsib ns ib bil iliitté ve enant na n na ntt du p pe eu up plle e et allla a alla ant nt à llui u qu ui ue e nou ouss vo v uss inv nvitto on ns à ((rre e))conn conn co nnaî aîître trre. e. J. T. J. ” Jacques Téphany 1 Gérard Philipe : récit d'une vie par Rodolphe Fouano Avec trente longs métrages, neuf courts 1922 métrages ou documentaires, et vingt rôles (4 décembre) : naissance de Gérard Albert Philip, à Cannes, dans la villa « Les Cynanthes », 14 rue Venizelos, qu’habitent ses parents : Marcel Marie Honoré Philip (né à Cannes le 27 janvier 1893), avocat, et Marie Elisa Joséphine Jeanne Villette, surnommée «Minou» (née le 23 juin 1894 à Chartres). Ils se sont mariés à Menton le 4 septembre 1920 et ont eu un premier enfant, en septembre 1921 : Jean Marie Clair Honoré. Gérard est surnommé «Gégé» par ses parents : «[…] un enfant sage et beau […], attentif, qui observait les êtres et les choses, [et qui] se décida relativement tard - dix-huit mois - à parler et à marcher», dira sa mère. au théâtre – 605 représentations, dont 199 du Cid et 120 du Prince de Hombourg – Gérard Philipe incarne la génération d’après-guerre, assoiffée de lumière et de liberté. Cette carrière fulgurante de 17 ans ne l’a pas empêché d’être un citoyen engagé au service des causes de la paix et de la justice sociale. Il était encore un fils, un mari et un père étroitement attaché à sa famille. 1928 Gérard est, avec son frère aîné Jean, interne au collège Stanislas de Cannes que tiennent les pères marianistes. Sa première vocation : médecin colonial. A la récréation de quatre heures, Madame Philip rend visite à ses deux fils auxquels elle voue une profonde affection. En 1932, les deux frères font leur communion solennelle. 1939 Trop courte mais si belle vie… La France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne (3 septembre). Gérard est reçu à la première partie du baccalauréat en septembre, après avoir échoué à la session de juin et passé son été à bachoter à l’Institut Montaigne, à Vence. En octobre, il intègre l’établissement, en qualité d’interne, en classe de philosophie. 1940 V Photo Jean Rouvet. Collection Association Jean Vilar Gérard souffre d’une pleurésie. Il devient externe et sera reçu bachelier fin juillet. La famille Philip quitte Cannes et s’installe à Grasse où le père de Gérard est administrateur gérant du Parc Palace Hôtel. Lors d’une fête de charité de la Croix-Rouge, Gérard dit Le poisson LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 2 3 leur hôtel. Le réalisateur lui fait passer une audition : une scène d’Etienne, pièce de Jacques Deval mettant précisément en scène la vocation contrariée d’un fils de dix-sept ans et son opposition à l’autorité paternelle. Le cinéaste, qui lui donne lui-même la réplique pendant l’audition, est impressionné par «une sorte de violence […] qu’on sentait à tout instant prête à bouillonner» et détecte «de rares réserves de pureté». Sur ses conseils, Gérard s’inscrit au cours d’art dramatique de Jean Huet, à Nice, puis à celui de Jean Wall, à Cannes. Complice, Mme Philip donne souvent la réplique à son fils. 1942 Audition dans Fantasio (II, 3) devant Maurice Cloche pour Les Cadets de l’océan, un film d’aventures maritimes. En dépit d’une prestation exceptionnelle, Gérard ne fera pas le film. Il fait un bout d’essai avec Danièle Delorme pour Le Blé en herbe d’après le roman de Colette que veut tourner Marc Allégret. La censure de Vichy s’oppose au projet jugé immoral. V Gérard Philipe et Edwige Feuillère dans Sodome et Gomorrhe de Jean Giraudoux, mise en scène de Douking, 1943. Photo D.R. Collection Association Jean Vilar / Fonds famille Gérard Philipe. rouge, fable humoristique de Franc-Nohain. L’enfant, qui jusque-là avait toujours refusé de monter sur les planches même lors des fêtes de collège, a cédé à la demande insistante de sa mère et de Mlle Suzanne Devoyod, ancienne sociétaire du Français, marraine de la manifestation. De nombreux artistes, durant l’Occupation, se sont réfugiés en Zone libre et la Côted’Azur est un foyer d’activité intense. Le 17 juin, la France a demandé l’armistice et le général de Gaulle lancé son appel le lendemain, depuis Londres. En octobre, Gérard commence son droit à Nice. Il envisage rapidement d’abandonner cette voie pour devenir acteur, hypothèse à laquelle s’oppose vivement son père. 1940 Sa mère présente Gérard à Marc Allégret qui fréquente Débuts au théâtre sous le nom de Gérard Philipe (le -e est ajouté pour composer un pseudonyme de treize lettres) dans Une Grande fille toute simple, comédie d’André Roussin avec Claude Dauphin, Madeleine Robinson, Jean Mercanton, Pierre Louis. Gérard joue le rôle du jeune Mick, révolté par l’amour dévoyé et sali par les adultes : «L’amour ! L’amour ! Vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Toute la journée vous parlez d’amour, vous pensez à l’amour, vous jouez l’amour, et il n’y a plus un de vous qui sache encore ce que c’est...» La première a lieu le 11 juillet au Casino de Cannes. Mise en scène par Louis Ducreux, la pièce connaît un gros succès au casino de Nice puis en tournée, dans le sud de la France et en Suisse. «Au sortir du spectacle, je savais que je venais de voir un grand acteur et j’avais la certitude qu’il ferait une immense carrière», confiera Germaine Montero. L’extraordinaire prestation de Gérard tire des larmes d’émotion à Claude Dauphin luimême. Tous sont persuadés, écrit André Roussin, que «ce gosse a devant lui une carrière éblouissante.» A partir du 11 novembre, la zone sud du pays est occupée. 1943 Tournée, aux côtés de Svetlana Pitoëff, avec la pièce Une jeune fille savait d’André Haguet qui a obtenu un grand succès à Paris dans la création de François Périer et Simone Valère. Gérard confirme ses dons d’acteur et se révèle un délicieux camarade, s’amusant de tout. Ce trait de caractère accompagnera Gérard Philipe tout au long de sa carrière : un homme sympathique, mais aussi un patron rigoureux lorsqu’il deviendra metteur LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 4 en scène puis président du Syndicat Français des Artistes-interprètes. Il débute au cinéma dans La Boîte aux rêves d’Yves Allégret. Le film montre le milieu de la bohème de Saint-Germain-des-prés. Viviane Romance y tient le rôle de Nicole, fille de banquier partageant incognito la vie de quatre jeunes amis artistes. Tournage à Nice, de juin à septembre, des Petites du quai aux fleurs de Marc Allégret qui, dans le petit rôle qu’il accorde à Gérard, voit «l’occasion de lui faire faire un galop d’essai». On y suit les aventures des quatre filles – Rosine (Odette Joyeux), Edith (Simone Sylvestre), Bérénice (Danièle Delorme), Indiana (Colette Richard) – de Frédéric Grimaud (André Lefaur), libraire du quai aux fleurs. voit que de dos, Bernard Blier... – passe assez inaperçu malgré les slogans publicitaires qui annoncent une «œuvre auréolée de grâce juvénile et d’une exquise sensibilité». 6 juin : débarquement des Alliés en Normandie. Gérard obtient le second prix de comédie au concours de sortie du Conservatoire (13-14 juin). Du 20 au 25 août, il participe, avec Roger Stéphane, aux combats de la Libération de Paris, à l’Hôtel de Ville. Une photo le montre aux côtés de son ami Michel Auclair faisant le coup de feu depuis les toits de la Préfecture de Police. Son père, Marcel Philip, est arrêté le 5 septembre pour faits de collaboration. Le 8 septembre, l’Italie signe un armistice avec les Alliés consacrant l’effondrement de l’armée italienne et accentuant la présence nazie – dont Marcel Philip est partisan – sur le sud de l’Europe. V La famille Philip s’installe à Paris, le père de Gérard prenant la direction d’un hôtel situé rue de Paradis. Gérard conquiert son indépendance financière avec l’argent de ses premiers films. Il quitte le logement parental et habite désormais avec Jacques Sigurd rue du Dragon, à Saint-Germain-des-Prés. Son ami – qui écrira notamment le scénario et les dialogues d’Une si jolie petite plage (1949), de Tous les chemins mènent à Rome (1949), de La Meilleure part (1955) – l’initie à la littérature moderne et lui fait découvrir Caligula d’Albert Camus. Alain Resnais est leur voisin. Ils ont ensemble de fréquentes conversations. Collection Association Jean Vilar / Fonds famille Gérard Philipe. Le 11 octobre, Gérard fait ses débuts parisiens au Théâtre Hébertot dans Sodome et Gomorrhe de Jean Giraudoux, avec Edwige Feuillère, Lise Delamare, Gaby Sylvia et Lucien Nat. Douking lui a confié le rôle de l’Ange : «Dès les premières répétitions, raconte Jacques Hébertot, nous nous aperçûmes que nous n’avions rien à apprendre à ce jeune comédien. Il était habité.» En dépit de ses succès précoces, Gérard veut apprendre le métier et est admis au Conservatoire, alors rue de Madrid, dans la classe de Denis d’Inès. 1944 Gérard obtient la mention «très bien» à l’examen du Conservatoire. Sortie en mai, à Paris, des Petites du quai aux fleurs. Le film, qui fait la part belle aux jeunes comédiennes au détriment des garçons – Gérard Philipe qu’on n’y 5 A partir d’octobre, Gérard est dans la classe de Georges Le Roy, en deuxième année au Conservatoire. Il n’oubliera jamais de rendre hommage à son maître qui lui «apprit aussi à [se] tenir droit, le jarret tendu, face à la vie, comme un homme bien portant.» L’enseignement de Georges Le Roy était aussi empreint de classicisme que de curiosité contemporaine. Défenseur farouche de la langue française et auteur d’une Grammaire de diction, une autre «icône» lui portera plus tard un culte égal, lui rendant lui aussi visite à Eygalières, près d’Avignon : Jean-Paul Belmondo. Première (8 novembre) de Au petit bonheur, comédie de Marc-Gilbert Sauvajon, au Théâtre Gramont, avec Odette Joyeux, Sophie Desmarets, Jean Marchat, sous la direction de Pasquali. 1945 C’est avec Federigo de René Laporte, d’après une nouvelle de Mérimée, au Théâtre des Mathurins, que Gérard Philipe fait la connaissance de Maria Casarès. Georges Marchal et Marcel Herrand, qui signe aussi la mise en scène, sont à leurs côtés. La première a lieu le 3 mars. Gérard est le Prince Blanc. Capitulation de l’armée allemande (7 mai). Sortie à Paris (11 juillet) de La Boîte aux rêves. Gérard n’y apparaît qu’au début, durant quelques minutes. Le film est jugé sévèrement par la critique et les historiens du cinéma. Tournage en juillet-août du Pays sans étoiles de Georges Lacombe, d’après le roman de Pierre Véry. Gérard y tient le rôle principal de Simon, jeune clerc de notaire hanté par un crime commis un siècle auparavant, entraîné dans une aventure surnaturelle, entre Jany Holt et Pierre Brasseur. Première (26 septembre) de Caligula d’Albert Camus au Théâtre Hébertot, avec Margo Lion (Cæsonia), Georges Vitaly, Michel Bouquet, François Darbon, sous la direction de Paul Oettly. Le rôle écrasant de l’empereur fou, qu’il interprète en remplacement d’Henri Rollan tombé malade, le rend célèbre : «Ce fut comme un long et décisif coup de fouet sur la vie théâtrale parisienne», selon les mots de Georges Perros. Marlène Dietrich vient assister plusieurs fois aux représentations. De retour en France après cinq années passées en Amérique, c’est aussi dans ce rôle que René Clair découvre celui dont tout Paris parle et qui sera bientôt aussi son interprète : «J’avais entendu parler d’un jeune homme extraordinaire qui s’appelait Gérard Philipe. Un nom ? Deux prénoms plutôt, l’un grave et tendre, l’autre fier et hardi, dont la rencontre produit un cliquetis de métal, un bruissement de jeunesse […] Je fus déconcerté par V Selon lui, «sa première vraie expérience du cinéma» : Gérard Philipe interprète du film de Georges Lampin, L'Idiot d'après le roman de Dostoïevski, 1946. Photo D.R. / Fonds Famille Gérard Philipe. l’aspect romantique et intellectuel du jeune acteur que je voyais», confiera-t-il. Gérard, qui ne s’est pas présenté au concours de fin d’année en juin, démissionne du Conservatoire (22 octobre). Après s’être évadé, le père de Gérard fuit l’épuration et trouve refuge en Espagne. Il est condamné à mort par contumace (24 décembre). Cette situation, contredite par ses faits de résistance et ses engagements ultérieurs, ne laissera pas d’interroger la conscience du citoyen Gérard Philipe, qui ne rompra pourtant jamais avec son père. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 6 Sortie du Pays sans étoiles (3 avril). Le film surprend mais séduit la critique et le public qui en fait un succès. Il marque le véritable premier grand rôle de Gérard au cinéma. François Chalais dans Carrefour estime que «Gérard Philipe a fait dans Le Pays sans étoiles d’éclatants débuts. Nous ne voulons pas retenir, en effet, quelques rôles secondaires auxquels l’avait abaissé le cinéma. Il ne reste plus maintenant qu’à écrire le Caligula de l’écran.» L’Idiot de Georges Lampin d’après le roman de Dostoïevski, dont le tournage s’est déroulé de février à mars, sort à Paris en juin. Gérard y tient le rôle du prince Muichkine. Edwige Feuillère y est Nastasia Philipovna, la belle maîtresse du puissant Totsky (Jean Debucourt). Selon sa propre analyse, Gérard Philipe considéra L’Idiot comme «[sa] première vraie expérience du cinéma. C’est dans ce film que j’ai commencé à sentir mon métier», poursuit-il. Le film est bien accueilli. Gérard a le sentiment de défendre les idées de sa génération. Ceux qui n’ont pas eu la chance de le voir dans Caligula peuvent en tout cas découvrir le jeune acteur dont tout le monde parle dans un rôle enfin à sa mesure. aussi Renée Faure (Clélia Conti), Lucien Coëdel (Rassi, le chef de la police), Louis Seigner (Grillo, le geôlier)... Le Diable au corps remporte, au Festival international de Bruxelles, le prix de la critique internationale et Gérard celui d’interprétation (juin). Le film sort à Paris le 12 septembre sur fond de scandale. D’un aprèsguerre l’autre, les amours tragiques de Marthe, la jeune infirmière incarnée par Micheline Presle dont le fiancé (Jean Varas) est au front, avec François (Gérard Philipe), l’amant-collégien fougueux, continuent de choquer. La projection en est interdite dans plusieurs villes de France. Le film poursuit une éclatante carrière internationale, y compris aux Etats-Unis d’où affluent bientôt des propositions que Gérard décline. Sa célébrité est dorénavant internationale. Georges Sadoul voit en lui «l’un des plus grands acteurs du siècle». V 1946 Avec Micheline Presle dans le film de Claude Autant-Lara, Le Diable au corps d'après le roman de R. Radiguet, 1947. Photo D.R. / Fonds Famille Gérard Philipe. Gérard séjourne à Guchen, dans les Pyrénées, chez Nicole Fourcade (dont il a fait la connaissance en 1942 et qu’il épousera en novembre 1951 après qu’elle aura divorcé d’un premier mariage avec un diplomate dont naquit un fils, Jean). C’est là qu’il reçoit la proposition de Claude Autant-Lara de jouer François dans Le Diable au corps d’après le roman sulfureux de Raymond Radiguet. Il hésite, se trouvant trop âgé pour le rôle, avant d’accepter, encouragé par Nicole. Le tournage commence à l’automne. Michel Kléber, opérateur, se souvient : « Un grand, un très grand jeune homme, maigre, trop vite sorti de l’adolescence sans être encore devenu un homme, tel apparut Gérard lors des essais du film.» Quant à Autant-Lara, il assure qu’ [il avait] tout de suite senti chez lui la vocation, [qu’]il brûlait d’une passion, d’un feu dévorant, dégageant la chaleur à dix mètres pour son métier.» 1947 Tel le jeune Faust parlant à son démon, Gérard s’adresse lui-même une lettre : «Mon vieux Gérard, […] Tu commences à réaliser que tu ne changeras pas, malgré tout tu feras semblant de croire au miracle tu maquilles tout le temps. Je t’emmerde», s’écrit-il. Tournage à Rome (mars-septembre) de La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque d’après le roman de Stendhal. Gérard Philipe y est un inoubliable Fabrice del Dongo, la troublante duchesse Sanseverina étant incarnée par Maria Casarès. Très belle distribution avec 7 Pierre Fresnay l’obligent à interrompre la pièce en plein succès. En septembre (du 4 au 10), Jean Vilar, répondant à la proposition de René Char et d’Yvonne et Christian Zervos, s’est engagé dans la Semaine d’art en Avignon avec trois créations dramatiques, Richard II de Shakespeare, Tobie et Sara de Paul Claudel, La Terrasse de Midi de Maurice Clavel : le Festival d’Avignon est né. V Première des Epiphanies, poème dramatique d’Henri Pichette au Théâtre des Noctambules, avec Maria Casarès et Roger Blin, dans une mise en scène de Georges Vitaly (3 décembre). Gérard loue la petite salle à ses frais, après que le projet eut échoué au Théâtre Hébertot. Une œuvre de rupture de l’un des principaux «chantres d’après-guerre», symbole d’un nouveau théâtre, marqué tant par l’émergence de jeunes auteurs et de nouvelles salles (le Poche, les Noctambules, la Huchette...) que par la recherche d’un nouveau rapport au public. Georges Vitaly estime «qu’il est bon, en ces jours sans joie, qu’un groupe de jeunes se retrouve, animé d’une foi inébranlable, défiant le mauvais goût, la bassesse et le désespoir, à la face d’un Paris presque toujours bercé par le théâtre digestif, édenté, inerte.» Figure incarnée du «poètehéros» de Pichette, Gérard est devenu par ce rôle le «comédien-poète». Les engagements qu’il a pris avec Gérard Philipe et Maria Casarès dans Les Epiphanies d'Henri Pichette, 1947. Photo Bernand / Enguerand. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 8 1948 Première (29 janvier) de K. M. X. Labrador, comédie de Jacques Deval d’après Petticoat Fever de Marc Reed, avec Claude Génia, Roger Tréville, Henri Chauvet, Karin Vengey, dans une mise en scène de l’adaptateur, au Théâtre de la Michodière. Gérard Philipe y incarne Harold Britton. Gabriel Marcel, dans Les Nouvelles littéraires, estime que «le plus grand comédien sans doute de sa génération» se «galvaude» dans une telle expérience. Loin de mépriser cette pièce de médiocre qualité, Gérard, par un zèle jamais pris en défaut, témoigne à chaque instant de sa conscience professionnelle. Mieux, il se passionne pour ce spectacle, multiplie les suggestions de direction d’acteurs pour l’enrichir. Sortie à Paris de La Chartreuse de Parme (21 mai). Jean Desternes, dans La Revue du cinéma (n°16), écrit : «La chance, la grande chance du film est d’avoir Gérard Philipe, ce garçon étonnant, qui redonne une vraie jeunesse aux personnages qu’il incarne. Il est Fabrice aussi naturellement qu’ailleurs ange ou démon, Prince Muichkine ou Caligula […] On a bien un peu forcé la dose, et c’est parfois Tarzan del Dongo. Mais quelle fougue ! Comme il rend bien cette spontanéité, cette naïveté romantique de Fabrice avec quelles touches de cynisme intermittent ! » Tournage (mai-juillet) dans la Manche d’Une si jolie petite plage d’Yves Allégret qui a pour cadre un hôtel de dernier ordre dont un nouveau pensionnaire, Pierre, incarné par Gérard Philipe vient troubler la médiocre quiétude. Un film du désespoir, existentialiste, au dénouement tragique, où Madeleine Robinson (Marthe) et Gérard Philipe, trouvent un de leurs meilleurs rôles au côté de Jane Marken, Julien Carette, Jean Servais, André Valmy, Mona Dol, Gabriel Gobin... Reprise des Epiphanies au Théâtre des Ambassadeurs (juillet). Tournage, à l’automne, de Tous les chemins mènent à Rome de Jean Boyer. Gérard Philipe y tient le rôle d’un géomètre farfelu qui tombe amoureux de Laura Lee (Micheline Presle), vedette de cinéma qu’il n’a pas reconnue et qui lui laisse croire qu’elle est en danger. «C’est l’aventure !» s’exclame-t-il. Après avoir refusé une première fois, Gérard accepte de tourner La Beauté du diable de René Clair pour lequel il nourrit une vive admiration. Comme ensuite avec Jean Vilar, la première rencontre de Gérard Philipe avec René Clair avait tourné court. Mais suivra une amitié exceptionnelle. Ayant vu Gérard Philipe dans Caligula et dans Les Epiphanies, Jean Vilar, impressionné par son jeu, lui fixe rendez-vous chez lui, rue Antoine-Chantin. Henri Pichette est là aussi et Léon Gischia les rejoint. Au moment où Gérard se lève pour partir, Vilar lui propose de jouer Le Cid lors de la seconde édition du festival d’Avignon. L’acteur décline l’offre, avançant «n’être d’accord ni avec Corneille en général, ni avec le Cid en particulier. […] La tragégie ? La tragédie ? Mais voyons, je ne suis pas fait pour ça», oppose-t-il à Vilar. Léon Gischia racontera comment ce dernier, furieux, déclara en haussant les épaules : «Le petit con !» La rencontre entre les deux hommes commence ainsi (comme avec René Clair !) par un ratage. Deux ans plus tard, c’est Gérard Philipe qui relancera Vilar. 1949 Sortie (19 janvier) d’Une si jolie petite plage. Première (3 mars) du Figurant de la Gaîté, comédie d’Alfred Savoir au Théâtre Montparnasse-Gaston Baty, dans une mise en scène de Marcel Herrand. Gérard Philipe tient le rôle d’Albert (créé par Victor Boucher au Théâtre Daunou en 1926), un étudiant pauvre ayant pour seul compagnon son chien Biquet, réduit à faire le figurant, amoureux d’une princesse qui vient tous les soirs au spectacle. Il endosse différents costumes de scène et n’accepte l’amour de la belle que lorsqu’elle l’aime en clochard, c’est-à-dire tel qu’il est vraiment. «J’aurais souhaité voir éclore de ce personnage un Gérard Philipe-prince charmant, comme dans un vulgaire film, où l’on voit la vedette quitter ses hardes pour devenir une étoile. Et tant pis pour le mauvais goût» écrit Elsa Triolet dans Les Lettres françaises (3 mars). Tournage à Rome de La Beauté du diable (juilletaoût). Gérard Philipe y incarne Méphistophélès et Faust jeunes, face à Michel Simon (Méphistophélès et Faust vieux). René Clair, qui a écrit le scénario et les dialogues avec Armand Salacrou, reconnaît alors en Gérard «un pur–sang difficile à maintenir au petit trot ou au trot allongé. Il ne se donne pleinement que dans les scènes excessives, ce qui est le propre des grands tragédiens.» Sortie (16 septembre) de Tous les chemins mènent à Rome. Le film est un échec. A son retour d’Italie, Gérard Philipe s’est installé avec sa compagne dans un petit appartement à Neuilly-surSeine, 45 boulevard Inkermann. 9 Début du tournage de Souvenirs perdus de ChristianJaque (19 avril) avec Danièle Delorme, Edwige Feuillère, Pierre Brasseur, François Périer, Bernard Blier, Yves Montand, Suzy Delair, Armand Bernard. Gérard Philipe y tient le rôle d’un échappé de l’asile (Gérard de Lançais), double meurtrier. Atteint d’une rechute pulmonaire, Gérard se repose à Janvry, au Moulin de la chanson (mai-juin), hôtel campagnard tenu par des Russes. Gêné financièrement, il sous-loue son appartement de Neuilly. Tournage de Juliette ou la clé des songes de Marcel Carné (3 juillet-12 octobre), adapté de la pièce de Georges Neveux. Dans ce film à la fois baroque et métaphysique, un jeune vendeur fauché, Michel (Gérard Philipe), vole dans la caisse de son patron (Jean-Roger Caussimon) pour offrir à sa belle Juliette (Suzanne Cloutier) une amoureuse escapade à la mer. Jeté en prison, il n’a qu’une hâte : dormir pour la rejoindre dans ses rêves. Mais tous les personnages qu’il rencontre ont perdu la mémoire, y compris la jeune-fille sous la coupe de Barbe-Bleue (Jean-Roger Caussimon)... 1950 Début du tournage (23 janvier) de La Ronde de Max Ophuls d’après la pièce d’Arthur Schnitzler. Simone Signoret (Léocadie, la prostituée), Serge Reggiani (Franz, le soldat), Simone Simon (Marie, la femme de chambre), Daniel Gélin (Alfred, le jeune homme), Isa Miranda (Charlotte, la comédienne), Danielle Darrieux (Emma Breitkopf ), Odette Joyeux (la grisette), JeanLouis Barrault (Robert Kühlenkampf, le poète) sont quelques-uns des camarades de Gérard qui y tient le rôle d’un jeune lieutenant guindé, tous à la recherche d’amour et de sens, marionnettes désespérées sous la houlette d’Anton Walbrook, le meneur de jeu. Première de gala (16 mars) de La Beauté du diable à l’Opéra de Paris, en présence de Vincent Auriol, président de la République. En novembre, Gérard vient trouver Vilar dans sa loge du Théâtre de l’Atelier où il joue Henri IV de Pirandello et se proposer comme interprète. L’un et l’autre ont raconté la scène. «[…] Il savait bien que je n’avais pas de théâtre. Tout en me démaquillant ce soir-là, je regardais du coin de l’œil ce garçon célèbre que je connaissais mal. Grand, dressé, le geste rare, le regard clair et franc, sa présence était faite à la fois de force calme et de fragilité. Je lui dis que je préparais Avignon 1951, c’est-à-dire le Cinquième Festival, et que c’était la seule entreprise dont je pouvais l’assurer, rapporte Vilar. Il me répondit aussitôt qu’il serait donc du prochain Avignon. Deux jours après, je lui remettais Le Prince de Hombourg. Il dit oui. J’ajoutais : Et Le Cid ? Il baissa la tête, sourit, puis se tut.» Maquettes dessinées par Léon Gischia pour les costumes de Gérard Philipe : Le Prince de Hombourg, Le Cid, Lorenzaccio, Ruy Blas , TNP - Jean Vilar. Collection Association Jean Vilar LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 V Gérard signe l’Appel de Stockholm, lancé par le Conseil Mondial de la Paix. Le mouvement, soutenu par plus de dix millions de signataires en France (et 500 millions dans le monde) exige «l’interdiction absolue de l’arme atomique» (19 mars). Sortie de La Ronde (27 septembre). Le film, considéré depuis comme l’un des chefs d’œuvre d’Ophuls, ne fut d’abord pas très bien accueilli par la critique, pour des raisons aussi bien esthétiques que morales, bien qu’il obtînt quelques distinctions dans plusieurs festivals internationaux. 10 11 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 12 Quant à Gérard Philipe, il confiera : «Une conversation avec Vilar, ses propos sur le théâtre, son avis sur les pièces que je brûlais de jouer, me laissèrent conquis. Une des grandes qualités de Vilar est sa patience. Moi, je jouais les impatients. Mais lorsqu’il m’eut fait lire Le Prince de Hombourg, je n’hésitai plus à le suivre, non sans être allé revoir, sur ses conseils, le professeur au Conservatoire qui est mon maître et qui m’a beaucoup aidé : Georges Le Roy. Commença alors le travail que je ne peux précisément raconter et qui est fait de dépressions, de joies, d’abattements et d’enthousiasmes. Le travail, cela ne se raconte pas.» Gérard accepte ainsi de jouer Le Cid de Corneille et de créer Le Prince de Hombourg de Heinrich von Kleist dans le cadre du prochain Festival d’Avignon. JeanPaul Moulinot confie : «Je me souviens que lors de leur première rencontre, Jean Vilar dit à Gérard : «Mais je n’ai pas les moyens de payer un acteur comme toi !» Gérard haussa les épaules et rit. Il partagea toujours, financièrement, moralement, physiquement, le sort commun de notre troupe.» Voyage au Maroc et retour par Barcelone où Gérard rend visite à son père réfugié en Espagne franquiste sous l’identité d’un professeur de français du nom de Felipe Marco (novembre). Sortie de Souvenirs perdus (11 novembre). 1951 Juliette ou la clé des songes, mal reçu au Festival de Cannes, sort à Paris (18 mai). Gérard voit dans l’échec du film un «accueil injuste». V Débuts des répétitions du Cid (30 mai) au petit studio de danse du Théâtre des Champs-Elysées. Les premières séances sont difficiles. «Ça ne marche pas. Jean Vilar s’efforce d’obtenir de Gérard quelque chose que celuici semble incapable de lui donner», se souvient Léon Gischia. Puis c’est le déclic : «l’espagnolade» est privilégiée au détriment du côté sérieux. «Ça y est, c’est gagné.» Françoise Spira raconte : «Le matin nous répétions Le Cid ; l’après-midi Hombourg, et le soir Le Cid chez Georges Le Roy. C’est surtout là que l’on a travaillé. Voir répéter Gérard était prodigieux.» Quant à lui, il assure : «Tout me semble possible depuis que Vilar, à ma grande surprise, m’a demandé d’interpréter le Cid. C’est lui qui a gagné, pas moi.» Première du Prince de Hombourg au Festival d’Avignon (15 juillet) avec Gérard (Hombourg), Jean Negroni (Hohenzollern), Jean Vilar (Prince électeur), Lucienne Le Marchand (Princesse électrice), Jeanne Moreau (Nathalie), Michel Arnaud (Hennings), Jean Belloc (un heiduque), Pierre Lautrec (Guelder), Jean Bolo (Goltz), Jean-Paul Moulinot (Kottwitz), Abel Jores (2ème officier), Jean Martin (1er officier), Charles Denner (Mörner), Jean Leuvrais (Reuss et Sparren), Coussonneau (Stranz), René Dupuy (maréchal des logis), Monique Chaumette (dame de la cour), Françoise Spira (2ème dame de la cour), Pierre Asso (Dörfling). Décors et costumes de Léon Gischia. Musique de Maurice Jarre. Régie de Jean Vilar. Deux jours plus tard, Gérard se blesse lors de la dernière répétition en costumes du Cid. Il fait une chute de deux mètres cinquante, heureusement amortie par son costume à bourrelets. La première a lieu le 18 dans la Cour d’honneur du Palais des papes avec la distribution suivante : Jean Vilar (le Roi), Gérard Philipe (Don Rodrigue), Françoise Spira (Chimène), Pierre Asso (Don Diègue), Jean Leuvrais (Don Gormas), Jeanne Moreau (l’Infante), Jean Negroni (Don Sanche), Jean-Paul Moulinot (Don Alonse), Charles Denner (Don Arias), Monique Chaumette (Léonore), Lucienne Le Marchand (Elvire), André Schlesser (page de l’Infante). Régie de Jean Vilar. Décors et costumes de Léon Gischia, direction musicale de Maurice Jarre. Gérard joue immobile ou assis, martyrisé par ses blessures, son jeu considérablement réduit. Son interprétation est pourtant un triomphe. Morvan Lebesque écrit : «On n’imagine plus que Le Cid puisse être joué par quelqu’un d’autre : Gérard Philipe est Rodrigue lui-même. Comme on restaure un tableau ancien, il restitue à la tragi-comédie de Corneille toute sa jeunesse et toute sa fraîcheur, nous donnant à croire qu’elle a été écrite cette année, pour nous.» Entre ces deux rôles de légende, Gérard a interprété un personnage d’une grande drôlerie - la courtisane Artemona - dans La Calandria, pièce du cardinal Divizio de Bibbiena (1470-1520), avec Jean Negroni (Lélio), Jean-Paul Moulinot (Calandro), Monique Chaumette (Samia), Françoise Spira (Santilla), Jean Martin (Ruffo), Lucienne Le Marchand (Fulvia), Maurice Coussonneau (Fannio), Lucien Arnaud (un crocheteur), Charles Denner (premier sbire) et Jean Vilar (deuxième sbire) (17 juillet). La pièce fut jouée trois fois. Gérard Philipe et Jeanne Moreau dans Le Prince de Hombourg de Kleist, mise en scène Jean Vilar, Avignon 1951. Photo Mario Atzinger. 13 «Gérard était très amoureux d’Avignon. Il aimait la ville. Il aimait la campagne des alentours», confiera plus tard Jean Vilar. Au Palais des papes, les deux hommes partagent la même loge. Les défauts d’acoustique ou les rapports de géométrie que relève Vilar n’empêchent pas Gérard Philipe d’adorer jouer dans la Cour d’honneur. Morvan Levesque l’assure : «La participation de Gérard Philipe à ce Festival fut l’appoint déterminant qui en fit un moment parfait de l’art dramatique.» Léon Gischia, pour sa part, estime qu’ «Avignon aura été pour Gérard un mariage d’amour avec son public ; ce public que Jean lui avait préparé et qui n’attendait plus que lui. Dès leur première rencontre, rue Antoine-Chantin, Jean, avec cette prescience qui fait partie de son génie, savait que Gérard était fait pour Avignon comme Avignon était fait pour Gérard. Mais cela, à ce momentlà, Gérard ne le savait pas encore. En revanche, je suis convaincu que lorsque Gérard est allé «s’offrir» à Jean, dans sa loge de l’Atelier, une des raisons majeures qui l’a poussé, ce sont ces nouveaux rapports, ce nouveau contact que Vilar avait su créer avec le public - ce public jeune, ce public populaire qui devait devenir celui du TNP et dont Gérard sentait déjà et n’a jamais cessé de sentir si profondément le besoin.» Gérard partage en tout cas avec Vilar l’idée de «faire d’un spectacle un «événement» […] non pas seulement pour l’élite, les snobs, mais aussi pour le large public.» Jean Vilar, âgé de trente-neuf ans, signe le contrat qui le porte à la tête du Théâtre National Populaire (mi-août) et qui l’oblige par un cahier des charges qui apparaît comme un terrible carcan. En outre, il verse, à la paierie générale la somme de 500.000 francs, cautionnement du directeur en régie libre. Cette nomination par le Secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts sur la proposition du Directeur général des Arts et des Lettres, Jacques Jaujard, et son adjointe Jeanne Laurent, va, selon ses propres termes, «changer le cours de [sa] vie». Sensible aux «coïncidences», Vilar observera qu’il est arrivé à Paris l’année même où Gémier - le premier directeur du Théâtre National Populaire, en 1920 - s’en alla (1933), et qu’on lui en confia la direction le mois même où Jouvet mourut... Début du tournage de Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque (20 août), sur un scénario de René Wheeler et René Fallet et des dialogues d’Henri Jeanson. Gérard, qui «[avait] peur d’être catalogué parmi les «romantiques tristes» est heureux de jouer un «personnage sain et gai». Il se déchaîne, littéralement. Le plus souvent, il tourne lui-même les scènes dangereuses, refusant d’être doublé. Il se blesse d’ailleurs lors du tournage dont il gardera des souvenirs épiques. La Calandria, avec Jean-Paul Moulinot. Photo D.R. / Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. V LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 14 15 Gérard signe son contrat d’engagement au Théâtre National Populaire (29 septembre) pour la période du 1er octobre 1951 au 31 juillet 1952, moyennant un traitement fixe brut mensuel de trente mille francs auquel s’ajoute un feu de quatre cents francs par répétition, et un feu variable selon l’importance du rôle dévolu pour chaque représentation à laquelle il aura pris part. Il s’engage en outre à accepter tout emploi que lui attribuera Jean Vilar. Le contrat est tacitement reconductible. Les premières représentations du TNP ont lieu à Suresnes avec Le Cid de Corneille et Mère Courage de Brecht (17-18 novembre) dans laquelle Gérard interprète le rôle fort court d’Eilif, le fils de Mère Courage que joue Germaine Montero. Il joua la pièce de Brecht dixhuit fois. Morvan Lebesque écrit : «Gérard Philipe, une «vedette» ? Lui ? Le premier week-end de Suresnes avait débuté par un concert musical ; leurs morceaux terminés, MM. les musiciens sortirent sans daigner enlever leurs pupitres. Des coulisses, Gérard parut et, le plus simplement du monde, débarrassa le plateau. Il était l’ami, le frère des techniciens, des machinistes.» Le tournage de Fanfan n’étant pas achevé, ChristianJaque tourne les scènes de poursuite sur un terrain d’aviation près de Paris : «Me voici donc jouant le soir à Suresnes et chevauchant au petit matin sur un aérodrome», raconte Gérard. Le Cid est un triomphe. Jean-Jacques Gautier en rend compte en des termes dithyrambiques et salue Gérard Philipe comme un «nouveau Mounet-Sully» ! Dussane confirmera, quelques années plus tard dans ses mémoires (J’étais dans la salle, 1963) : «Le miracle qui emporta tout fut le Rodrigue de Gérard Philipe. Ceux-là seuls qui auraient pu voir Mounet jeune (et sans doute aucun d’eux ne survit) eussent retrouvé dans leurs mémoires l’équivalent de ce bondissement vainqueur, de ces brusques détentes où l’âme frémissante semble ôter au corps toute pesanteur. Quelle jeunesse de cœur, quelle authentique fierté, quelle pure flamme ! Comme il sut être enthousiaste sans enflure, juste sans platitude, pudique sans sécheresse ! Corneille, le merveilleux Corneille du Cid printanier entrait en scène avec lui - et quittait la scène quand il sortait. Tous dans le public, novices ou vétérans, nous nous sentions baignés du même bonheur, ramenés à une fraîcheur d’adolescence.» Quant au critique Morvan Lebesque, il assure qu’il «paraît désormais impossible de voir jouer Le Cid par quelqu’un d’autre, et sans doute pour les vingt ou trente ans à venir.» (cité dans Bref n°34) Gérard, en tout cas, garde la tête froide et laisse éclater sans cesse son humour. Alors qu’une journaliste l’interroge pour la radio et lui demande à quoi il attribue cette jeunesse encore actuelle du Cid, il répond : «A Pierre Corneille, Madame !» Il joua la pièce cent quatre-vint-dix-neuf fois (et deux fois seulement à Avignon, dont une assis pour cause de blessure ! LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 16 voir supra). Pendant neuf ans, selon les termes de Vilar lui-même, Gérard va être «à l’égard du TNP la fidélité même. […] En huit ans, il ne demanda aucune augmentation de salaire. Il n’y eut jamais un régime de faveur pour lui. Il ne réclama, il ne suggéra jamais aucune clause particulière. A l’affiche, enfin, son nom s’inscrivait […] à sa place alphabétique». Au début de son contrat, il obéit à la règle contractuelle valable pour tous les comédiens du TNP : 1.500 francs pour un rôle secondaire, 3.000 francs pour un rôle important, 4.500 francs pour le premier rôle, par représentation. Jean Vilar et Gérard Philipe dans Le Cid de Corneille, 1951. Photo Bernand / Enguerand. Dans l’intimité, Gérard épouse Nicole Fourcade qui prend le nom d’Anne Philipe (29 novembre). René Clair et son épouse sont leurs témoins. Cinéaste et ethnologue, Anne Philipe accompagnera souvent Gérard dans ses voyages en France et à l’étranger. Militante des forces de progrès, elle exerça une influence intellectuelle et politique certaine sur son mari. Elle fera preuve d’autre part d’un incontestable talent littéraire. Jérôme Garcin, son gendre, a tracé de cet authentique personnage un émouvant portrait dans Théâtre intime (Gallimard, 2003). La Compagnie du TNP part pour l’Allemagne où elle joue Le Cid à Augsbourg, Nuremberg, Karlsruhe (27 décembre). 17 V 1952 Poursuite de la tournée à Strasbourg, Colmar, Lyon, Bruxelles, Gand, Luxembourg, Louvain, Mons et Anvers. Tournage du sketch de liaison sous la direction de Georges Lacombe pour Les Sept péchés capitaux (1821 février). Gérard Philipe y est un bateleur dans une fête foraine. Au récit de sept histoires, s’ajoute celui d’un huitième péché : «Voir le mal où il n’est pas.» Le Théâtre des Champs-Elysées accueille le TNP pour 40 représentations du Prince de Hombourg (à partir du 22 février). En tout, Gérard Philipe joua la pièce cent vingt fois. Le Prince de Hombourg est présenté aux parisiens en alternance avec Le Cid. Sortie de Fanfan la Tulipe (20 mars). Le succès du film est mondial. «A New York, on surnomme Gérard Philipe le Jet-propelled Frenchman. A Tokyo, on lui donne le titre de Samouraï du Printemps. A Budapest, on écrit : Avec Fanfan-la-Tulipe, nous retrouvons la France du 14 Juillet.» Début du tournage de Belles de nuit de René Clair (1er avril), un film de studio aux changements de costumes fréquents. Gérard y incarne Claude, un jeune musicien désespéré, entraîné dans un tourbillon de vie à mille facettes, s’évadant dans le temps entre Martine Carol (Edmée), Gina Lollobrigida (la caissière et Leila), Magali Vendeuil (Suzanne)... Le TNP intègre le Palais de Chaillot, au Trocadéro (30 avril), après avoir proposé durant le mois précédent Mère Courage et Le Cid sous le chapiteau d’un cirque à la Porte Maillot. Gérard y réalise sa première mise en scène en montant la seconde pièce d’Henri Pichette, Nucléa, à laquelle le poète travaillait depuis deux ans. Maurice Jarre crée la musique, Calder les éléments scéniques. Gérard interprète le poète Tellur, aux côtés de Jeanne Moreau, Annie Fargue, Monique Chaumette, Lucienne Le Marchand, Françoise Spira, Louis Arbessier, Maurice Garrel, Jean Negroni, Jean Leuvrais, Jean Deschamps, Charles Denner et Jean Vilar. (Première le 3 mai). Dans sa pièce, Pichette dénonce les horreurs de la guerre nucléaire et les hideurs de la vie contemporaine. Singulière aventure dramatique qui divise la critique. La pièce est jouée huit fois seulement, en alternance avec Le Cid et Le Prince de Hombourg. Sortie des Sept péchés capitaux. Fin du tournage de Belles de nuit (6 juin). Début des répétitions de Lorenzaccio d’Alfred de Musset dont Gérard assure la régie, Jean Vilar ayant été hospitalisé d’urgence et opéré (9 juin). La première a lieu au Festival d’Avignon le 15 juillet. Jarre crée les fameuses trompettes. La pièce connaît un triomphe. « Le prodigieux Gérard Philipe ! » s’enthousiasme Jean-Jacques Gautier. Robert Kemp souligne une interprétation pleine de force, servie par le plein air qui élargit la diction, fortifie l’articulation. Après les interprétations de Sarah Bernhardt et autres Piérat, Falconnetti, Jamois..., (car jusqu’alors le rôle de Lorenzaccio était tenu - à Paris - par des femmes), Gérard Philipe rend au personnage de Lorenzo sa virilité. «Un de ses plus beaux rôles», estime Gabriel Marcel, assurant : «Il me sera bien difficile à l’avenir de ne pas voir le héros de Musset sous les traits de Gérard Philipe.» (cité in Bref n°34) V Séjour au Québec pour présenter Fanfan la Tulipe (deuxième quinzaine d’août). V LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 V Fanfan la tulipe, de Christian-Jaque, 1952. Photo D.R. Tract du mouvement d'avant-garde Lettrisme. Coll. Association Jean Vilar. Correspondance et dessins d'Alexander Calder. Yllen et Tellur sont les principaux personnages de Nucléa d'Henri Pichette, 1952. Coll. Association Jean Vilar / Fonds Famille Gérard Philipe. 18 19 La tentative témoigne en tout cas de l’intérêt du directeur du TNP pour «les poètes de ce temps» : «Ils n’accepteront pas cette pièce. Que leur répondre sinon que j’offre à des écrivains vivants et jeunes ce dont je dispose : les meilleurs comédiens de ma compagnie, mes techniciens, mon plateau, tous mes moyens y compris évidemment les plus larges moyens financiers.» 1953 Première parisienne de Lorenzaccio à Chaillot (28 février). Selon Robert Kemp, Gérard Philipe y a encore progressé. Roland Monod (qui ignorait qu’il serait un jour président de l’Association Jean Vilar, de 2001 à 2009) raconte dans Paris-Match comment «le ToutParis rassemblé assista […] à la véritable création du chef d’œuvre d’Alfred de Musset» dont il compare l’éclat à une «révolution». Dans un beau texte titré Eloge de Gérard Philipe, Vilar décrit le Gérard metteur en scène «vif et autoritaire», et justifie par la même occasion de lui avoir confié la responsabilité de conduire ses camarades, à deux reprises déjà : «[…] J’ai compris que ce métier est un métier d’homme jeune, dont la santé encore vive ne tempère pas les audaces. Oui, un théâtre qui ne confie pas à la jeunesse des responsabilités essentielles est un théâtre mort.» Le TNP aura donné en tout quatre vingt-dix-neuf représentations de Lorenzaccio. V Daniel Ivernel, Gérard Philipe et Charles Denner : Lorenzaccio de Musset, mise en scène Gérard Philipe, 1952. Photo Mario Atzinger. Sortie de Belles de nuit (14 novembre), le «meilleur film» de René Clair, selon André Bazin. Première au TNP à Chaillot de La Nouvelle Mandragore de Jean Vauthier, inspiré de La Mandragore de Machiavel, dans une mise en scène de Gérard (20 décembre). Musique de Maurice Jarre. Gérard y incarne le beau Callimaque trompant l’imbécile barbon Nicia (Jean-Paul Moulinot) qui possède la plus belle femme de Florence, Lucrèce (Jeanne Moreau), à laquelle il ne parvient pas à faire un enfant. Avec aussi Georges Wilson (Timoteo), Jean-Pierre Darras (Siro), Jacques Amyrian (Ligurio), Daniel Sorano (Sorostrata), Michel Le Royer (l’amoureux)... La pièce est jouée six fois. Dans son Mémento, Vilar, malgré ses rapports exécrables avec l’auteur, Jean Vauthier, concède que c’est peut-être la «démesure de la scène qui a provoqué le divorce entre nous et le texte de l’auteur d’abord, entre le texte de l’auteur et le public ensuite». Départ (début avril) pour le Mexique où Yves Allégret va tourner Les Orgueilleux, sur un scénario de JeanPaul Sartre adapté par Pierre Bost et Jean Aurenche. Gérard y incarne Georges, un médecin alcoolique échoué dans une bourgade du golfe du Mexique. Y débarque un couple de touristes : Tom (André Toffel) qui va mourir lors d’une épidémie de méningite, et sa femme Nellie (Michèle Morgan) qui va s’attacher à Georges. La scène où Gérard Philipe danse jusqu’à en perdre le souffle devant Michèle Morgan est un passage d’anthologie. Le tournage a lieu à Alvarado, mais Gérard est hébergé dans un hôtel à Vera Cruz. Accompagné de son épouse, il profite des pauses du tournage pendant le week-end pour admirer les vestiges de la civilisation maya tout en découvrant ce pays tourné vers l’avenir, où, comme il l’écrit à son ami Pichette, «la vie bouillonne de toutes parts.» Vilar, inquiet d’apprendre que Gérard souhaite ne jouer que trois fois par semaine, lui adresse une lettre à l’hôtel Mocambo, à Vera Cruz, pendant le tournage : «Trois fois sur sept représentations : cela me paraît bien peu, Gérard. Pense à Lorenzaccio, à Hombourg aussi, au Cid peut-être. Il y aura des matinées étudiantes (presque toutes) avec Lorenzaccio, il ne resterait donc que deux soirées. Je tremble un peu. Nous arrivons - au prix de quelles peines - à une détente. Il faudra encore LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 20 affermir notre position, vaincre ici et là. J’imagine mal la victoire sans toi. Que cela ne t’empêche pas de prendre convenablement le soleil... et la caméra. Mais tout de même, tranquillise-moi vite.» (cité in J’imagine mal la victoire sans toi). Gérard joue Le Prince de Hombourg en Allemagne, à Hambourg (15-25 juin). Il se rend à Londres pour le tournage de Monsieur Ripois de René Clément, d’après le roman de Louis Hémon, Monsieur Ripois et la Némésis (1er juillet). Il y interprète André Ripois, jeune français vivant à Londres, séducteur invétéré mais aussi anti-héros seul avec sa radio portative de laquelle s’échappe un air de saxophone et qui finit écrasée sous un autobus. Finalement, en voiture d’infirme après une chute malheureuse, il continuera de poursuivre les belles filles du regard... Le film est annonciateur des révolutions qui feront le succès, quelques années plus tard, de la Nouvelle Vague : les extérieurs sont réalisés dans la rue, sans figurants professionnels, en caméra cachée, au milieu de la foule pour plus d’authenticité. L’improvisation est fréquente durant les prises. Le tournage est très gai, marqué par une complicité permanente entre Gérard et le réalisateur : «Je n’ai jamais eu cela qu’avec lui», confiera ce dernier. Gérard joue le rôle de D’Artagnan dans Si Versailles m’était conté de Sacha Guitry (fin septembre), le film retraçant l’histoire fastueuse du château, des origines au XXe siècle. Nombreuse distribution autour de Guitry (Louis XIV) avec notamment Pauline Carton, Danielle Delorme, Edith Piaf, Micheline Presle, Michel Auclair, Jean-Pierre Aumont, Jean-Louis Barrault, Bourvil, Jean Desailly, Daniel Gélin, Jean Marais, Georges Marchal, Jean Richard, Tino Rossi, Louis Seigner, Charles Vanel, Orson Welles... V Dans le film de René Clément, Monsieur Ripois. Photo D.R. / Fonds Famille Gérard Philipe. Tournage à Rome des Amants de la villa Borghèse de Gianni Franciolini (octobre), une série de sketches dans laquelle Gérard Philipe (l’amant) et Micheline Presle (la femme mariée) composent un couple en voie de rupture. Voyage au Japon pour la Semaine du cinéma français (16 octobre). Sortie des Orgueilleux (25 novembre). 21 1954 Reprise par Gérard du rôle-titre de Richard II de Shakespeare, jusque-là interprété par Jean Vilar qui l’avait créé en 1947 lors de la Semaine d’Art en Avignon (2 février). Dans son Mémento, Vilar écrit à la date du lendemain : «A chaque fois je m’émerveille de ses dons, de cette grâce qui sait rester discrète, de cette technique si pure. Spectateur perdu au milieu de cette immense assemblée, je regardais et j’écoutais. Non sans inquiétude. A la lettre, ici et là, j’avais peur. Pourtant est-il un comédien jouant sur ce monstrueux plateau qui m’ait jamais inspiré autant de confiance ? Mais je connais trop bien le rôle ; je le jouais encore il y a quinze jours. Attentif au moindre geste des uns et des autres - la mise en scène est nouvelle et a été conçue par Gérard - je revenais toujours à ce «roi des douleurs». Jamais ne me fut plus évident que notre façon de servir un rôle est absolument différente. […] Gérard, jouant tout à fait autrement ce magnifique rôle, troublait en définitive mon jugement, m’interdisait par ses trouvailles mêmes toute analyse utile et sérieuse de son jeu. La représentation terminée, j’ai éprouvé un sentiment de vide extrême comme après un long et épuisant effort.» Gérard joua le rôle vingt-et-une fois. V Jean Vilar transmet à Gérard Philipe le rôle de Richard II de Shakespeare, 1954. Photo Bernand / Enguerand. Sortie de Si Versailles m’était conté (10 février). Première de Ruy Blas de Victor Hugo, au palais de Chaillot (23 février). Régie de Jean Vilar, costumes de Léon Gischia. Gérard tient le rôle-titre, entouré de Jean Deschamps (Don Salluste), Georges Riquier (Gudiel), Daniel Sorano (Don César), Jean-Jacques de Kerday (le marquis del Basto), Lucien Arnaud (le marquis de Santa-Cruz), Jean-Pierre Darras (le comte d’Albe), Philippe Noiret (le comte de Camporeal), Guy Provost (Don Manuel Arias), Jacques Le Marquet (un huissier de cour), Gaby Sylvia (la Reine), Mona Dol (Duchesse d’Albuquerque), Zanie Campan (Casilda), Christiane Minazzoli (première suivante), Laurence Constant (deuxième suivante), Georges Wilson (Don Guritan), André Schlesser (un valet), Jean-François Rémi (le marquis de Priego), Georges Lycan (Don Antonio Ubilla), Roger Mollien (Montazgo), Jean-Paul Moulinot (Covadenga), Yves Gasc (le page de Ruy Blas). En date du 17 février, une semaine donc avant la première, Vilar avait écrit dans son Mémento : «L’interprète, indiquant donc plus que jouant, était beau. De cette beauté qu’accorde au visage, à la taille et aux gestes d’un comédien doué une interprétation débarrassée des appoggiatures trop personnelles et qui, confiant et fidèle, se laisse guider par les vertus, par l’humanité et par les bonheurs d’un texte inspiré (cependant au cours de ces quatre derniers jours il a joué les rôles de Hombourg, Richard II, Lorenzaccio).» Jacques Lemarchand confirme : «Depuis Le Cid, je savais que Gérard Philipe était notre premier jeune tragédien. Depuis que je l’ai vu dans Ruy Blas, je sais qu’il est un grand acteur : il est capable de créer une tradition en partant de l’œuvre la plus fréquemment jouée de Victor Hugo.» (cité in Bref n°34). Gérard jouera le rôle quatre-vingt-quatre fois. Son rythme de travail est accablant. Vilar en a parfois conscience : «Ici et là, je discerne à travers son jeu la fatigue de Gérard provoquée par cette dernière semaine de labeur incessant. Je suis un criminel.» Début du tournage de Le Rouge et le Noir (29 mars) de Claude Autant-Lara d’après le roman de Stendhal. «A-ton le droit d’adapter Stendhal ? se demande Gérard. C’est une responsabilité horrible. […] J’ai pris sur moi de répondre.» Gérard est donc Julien Sorel aux côtés de Danielle Darrieux (Madame de Rénal), Antonella Lualdi (Mathilde de La Mole), Jean Mercure (Marquis de La Mole)... Autant-Lara se souviendra d’un «travailleur LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 22 Gérard et Anne Philipe achètent une maison à Cergy, près de Pontoise (mars), au milieu d’un parc, au bord de l’Oise. Chute de Diên Biên Phu (7 mai). Sortie de Monsieur Ripois (19 mai) à propos duquel Yves Boisset écrit : «Bien que Monsieur Ripois soit indiscutablement le meilleur film de René Clément et le meilleur film de Gérard Philipe, René Clément a, paraîtil, raconté dans l’intimité que Gérard Philipe n’avait jamais rien compris au personnage. Effectivement, il est possible que ce rôle, qui reste le plus complexe, le plus ambigu et le plus admirable de sa carrière, Philipe l’ait tellement bien senti et s’y soit si parfaitement intégré par tous les pores de la peau et de l’âme, qu’il ait été incapable d’en analyser le mécanisme. Car, brisant habituellement ses personnages pour les reconstruire à partir de lui-même, Gérard Philipe se brisa presque irrémédiablement sur le marbre sans faille de ce Ripois dont les éclairs glacés rejaillirent sur chacun de ses rôles postérieurs.» (Cinéma 60 n°46) Sortie des Amants de la Villa Borghèse (28 mai) puis du Rouge et le Noir (29 octobre). François Truffaut, dans la revue Arts (10 novembre) assure que «joué par des marionnettes dépourvues de cœur, Le Rouge et le Noir est d’abord essentiellement un film sans âme.» Jacques Audiberti n’est pas plus tendre dans Les Cahiers du Cinéma (n°43, janvier 1955), très ironique à l’encontre de «notre très sympathique jeune premier national [qui] poursuit, le visage une fois pour toutes immobilisé jusqu’au vide dans une synthèse d’indifférence et de gentillesse, son destin de séducteur sans concupiscence ni conviction qui tombe les femmes parce qu’il faut bien […]». Georges Sadoul, en revanche, assure : «Gérard Philipe est Julien, comme nul ne put jamais l’être depuis un siècle. Un peu plus âgé que son rôle, il lui a apporté la maturité d’un héros génial et persécuté. Grâce à lui l’humour stendhalien franchit l’écran, gronde, grince, ricane, éclate.» (Les Lettres françaises, 4 novembre) Alors qu’ils sont en tournée en Pologne, Vilar glisse un message sous la porte de la chambre de Gérard : «Je te laisse dormir car il est huit heures. Et car il faut que tu sois en pleine forme, ce soir. Revois ce matin ton texte, calmement, dans ton lit. A la 150e, les grands textes risquent de n’être plus que des textes, pour l’interprète. […] Retrouve la rigueur de jeu des premières représentations. Ne te mets pas à genoux dans les Maures, souviens-toi que tu étais plus dans le ton fier de Rodrigue, le jour où, par force, tu as dû dire «les Maures» assis. Tu peux jouer à la fois Rodrigue et Fanfan. Mais joue Rodrigue quand c’est Le Cid que tu joues, et garde Fanfan pour Fanfan. Il y a beaucoup de plaisanterie amicale dans mes dix dernières lignes, mais aussi un peu de vrai.» (cité dans J’imagine mal la victoire sans toi). V infatigable et d’une conscience exemplaire» analysant beaucoup, ne laissant rien au hasard. «Il s’est tué au travail, poursuit-il. Le métier de comédien est très difficile, il est épuisant pour ses grands représentants, aussi bien au théâtre qu’au cinéma. Gérard était de ceux-là. Il se donnait totalement à son art dans cette vie où l’on est appelé constamment à donner toujours plus de soi-même, jusqu’à la frénésie.» Note de Jean Vilar à Gérard Philipe : Gérard, Je te trouve un merveilleux interprète. Et tu joues R.B. [Ruy Blas] à la perfection. Vilar (Je ne puis maintenir la discipline indispensable si tu arrives cinq minutes avant le mot «en scène» de la Régie). Cela est totalement impossible. Je préfèrerai que tu sois un moins émouvant artiste et un ouvrier plus rigoureux. Ce soir est plus important qu'hier. J.V. Collection Association Jean Vilar / Fonds Famille Gérard Philipe. 23 Le conflit algérien éclate (novembre). Naissance d’Anne-Marie Philipe (21 décembre), fille d’Anne et de Gérard. «Tu me l’avais caché(e), pendard !» écrit Vilar à Gérard, ajoutant : « Et mes compliments à la maman.» Gérard se met en congé du TNP (fin décembre). Dans une lettre, Vilar lui a confié : «Gérard, tu n’es pas pour moi que Rodrigue ou Hombourg, ou Lorenzo. Tu es le seul comédien de la génération d’après-guerre qui ait compris sentimentalement le problème populaire. Car c’est ainsi (hors nos questions de gestion, hors nos budgets particuliers) sentimentalement qu’il faut le traiter, ce Théâtre Populaire.» Gérard (15 décembre) s’est «lavé de l’apparence de trahison» que Vilar fait revêtir à ce «départ», à ces «vacances» : «J’emprunterai encore une image : en voudra-t-on à l’âne d’aller brouter les chardons du pré voisin ? Que l’herbe repousse et le revoilà dans son enclos !» (cité dans J’imagine mal la victoire sans toi). a pour cadre une petite ville de province pendant la Belle-Epoque. Marie-Louise, incarnée par Michèle Morgan, est celle-là. Très importante distribution avec, aux côtés du couple vedette, Jean Desailly (Victor Duverger), Pierre Dux (le colonel), Yves Robert (Félix), Brigitte Bardot (Lucie), Lise Delamare (Juliette), Magali Noël (Thérèse), Simone Valère (Gisèle), Jacques Fabbri (l’ordonnance d’Armand), mais aussi Judith Magre, Jacqueline Maillan, Claude Rich, Daniel Sorano, Daniel Ceccaldi, Bernard Dhéran, Michel Piccoli... Yves Allégret entreprend La Meilleure Part au barrage d’Aussois, près de Modane (25 juillet). On y suit la construction d’un barrage et la lutte des ouvriers pour obtenir une meilleure prime de rendement. Gérard, aux côtés de Michèle Cordoue et de Gérard Oury, incarne l’ingénieur Perrin qui aide à faire triompher ces revendications sociales. Voyage à Moscou, Kiev et Leningrad à l’occasion de la Semaine du cinéma français (fin octobre). Sortie des Grandes Manœuvres (26 octobre). Aragon y voit «un véritable chef-d’œuvre de l’art français […] La France n’est pas qu’un pays de grands peintres, c’est un pays de grands acteurs... Oui, dans le monde entier, un Gérard Philipe c’est aussi bien dans Les Grandes Manœuvres que dans Le Cid le visage français...» (Les Lettres françaises, 3 novembre 1955). Audiberti observe que le film enchante les salles mais épingle «le plaisir qu’elles prennent à la gaminerie de Gérard la Tulipe […]» (Cahiers du cinéma n°53) Participation à Si Paris m’était conté de Sacha Guitry (novembre) qui relate quelques épisodes marquants de l’histoire de Paris. Gérard, en chanteur des rues, commente les événements. La distribution réunit Sacha Guitry (Louis XI), Françoise Arnoul, Danielle Darrieux, Robert Lamoureux, Jean Marais, Michèle Morgan, Sophie Desmarets, Odette Joyeux, Renée Saint-Cyr... V Avec Michèle Morgan dans le film de René Clair, Les Grandes manœuvres. Photo D.R. / Fonds Famille Gérard Philipe. 1955 Achat d’un appartement au n°17 de la rue de Tournon, dans le 6e arrondissement à Paris. Pendant les travaux, la famille Philipe habite au n°20 de la rue Oudinot, dans le 7e arrondissement de Paris et à Cergy (printemps). Début du tournage des Grandes Manœuvres de René Clair (28 avril). Gérard y interprète Armand de la Verne, lieutenant au 33e Dragons, qui multiplie les conquêtes féminines et qui fait le pari de devenir l’amant d’une femme que le hasard, seul, déterminera. L’intrigue 1956 Sortie de Si Paris m’était conté (27 janvier). Truffaut salue une «direction d’acteurs remarquable de justesse et de fermeté et une fantaisie spontanée qui jaillit à chaque image sans effort et comme naturellement...» (Arts, 8 février), alors que d’autres critiques assurent que les acteurs n’y font que «de la figuration inintelligente et rien de plus...» (Les Lettres françaises, 2 février). Naissance d’Olivier Philipe (9 février), second enfant de Gérard et d’Anne. Rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline (25 février). LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 24 Début du tournage des Aventures de Till l’Espiègle de et avec Gérard Philipe dans le rôle de Till (27 février), d’après l’œuvre de Charles De Coster. Gérard réalise ainsi son rêve de passer de l’autre côté de la caméra. Il y révèle sa maîtrise des techniques de réalisation et de la direction d’acteurs, en disciple de René Clair. Till vit heureux dans un petit village de la Flandre, au XVIe siècle, malgré l’occupation espagnole. Surviennent les troupes sanguinaires du duc d’Albe (Jean Vilar) qui condamnent le père de Till, Claes (Fernand Ledoux), au bûcher. Till jure alors de le venger et de libérer son pays. Aidé de Lamme (Jean Carmet), il prend le parti du prince d’Orange qui organise la révolte des Flandres. Vilar écrit à Gérard, quelques jours après le tournage pour lui dire tout le plaisir qu’il a eu à «travailler sous [ses] ordres» et rend hommage au «savoir-faire» du réalisateur qui signe là son premier film. Pour sa part, il assure que c’est là son «dernier film» (cité dans J’imagine mal la victoire sans toi). Sortie de La Meilleure Part (28 mars). François Truffaut, une fois de plus, se montre d’une sévérité extrême qui tourne à l’obsession. Il écrit notamment, après avoir défié Yves Allégret «de ne pas s’ennuyer mortellement s’il était obligé de dîner, rien qu’une fois, avec l’un ou l’autre des personnages de son film» : «Il y a un cas Gérard Philipe. Cette idole du public féminin entre quatorze et dix-huit ans est la terreur des bons metteurs en scène. Je sais au moins trois des meilleurs cinéastes français qui ont préféré renoncer à tourner certains films plutôt qu’à devoir y diriger l’indirigeable Gérard Philipe dont le timbre de voix est vraiment une infirmité ; plutôt que de se corriger, il en joue maintenant comme d’un truc.» (in Arts, 11 avril). En revanche, Alain Resnais tient le film pour l’un des meilleurs rôles de Gérard (avec Le Diable au corps et Monsieur Ripois) assurant : «Il y a trouvé le moyen d’être «gris», de rendre les conversations grises. C’est une interprétation «en creux», j’y sens la grisaille du climat dans lequel vivent ces ingénieurs, et puis c’était pour l’époque un film courageux.» (in Films-Portraits, novembre-décembre 1979). Reprise du Prince de Hombourg au Festival d’Avignon (juillet). Emeutes sanglantes à Poznan, en Pologne (28 juin). Début de l’insurrection de Budapest (23 octobre). Les chars entrent dans la ville le 4 novembre. Manifestation à Paris (7 novembre) contre l’intervention soviétique en Hongrie. L’Humanité et du Monde sont positives. En revanche, François Truffaut se montre une nouvelle fois assassin : «Techniquement le film est aberrant ; la caméra, derrière laquelle il n’y a personne puisque Philipe, sans arrêt, grimace devant elle, s’évertue à recadrer dans chaque plan une cinquantaine de figurants muets qui se déploient dans une confusion qui porte la griffe TNP. Que Gérard Philipe soit très mauvais, dirigé par lui-même, cela n’a rien d’étonnant […] Ce qui est grave ici, selon moi, est que Gérard Philipe a entraîné dans cette aventure déplaisante quelques très bons acteurs que, de toute évidence, il n’a pas dirigés et qui sont affreusement gênés à chaque instant en face de leur «directeur» qui s’est ménagé un si beau rôle.» (Arts, 14 novembre). Cet échec affecte Gérard qui venait ainsi de réaliser avec Till son premier et dernier film. Sortie des Aventures de Till l’Espiègle. «Le plus mauvais film» de Gérard Philipe, à en croire André Bazin, qui, écrit-il, y «campe un pseudo Fanfan la Tulipe» (France-Observateur, 15 novembre). Les critiques de 25 1957 Voyage en Chine (mars). Voyage de promotion du cinéma français aux Etats-Unis d’Amérique à New York, San Francisco et Los Angeles (avril). Alors que le Syndicat des acteurs connaît une crise interne grave, Bernard Blier puis Jean Darcante sensibilisent Gérard Philipe à ces questions. Son charisme, sa générosité, sa personnalité unanimement reconnus vont faire de lui un chef de file incontesté. Début du tournage de Pot-Bouille de Julien Duvivier d’après le roman d’Emile Zola (6 mai). Gérard y incarne Octave Mouret, premier commis du magasin de soierie Au Bonheur des dames que tient Madame Hédouin (Danielle Darieux). La petite Berthe (Dany Carrel) est amoureuse de lui mais doit épouser Auguste Vabre (Jacques Duby), propriétaire d’un magasin concurrent. Repoussé par Mme Hédouin, Octave devient l’amant de Berthe. Au service des Vabre, il révolutionne les méthodes de vente et assure leur prospérité. Mais devenue veuve, Mme Hédouin se rapproche finalement d’Octave... Avec aussi Anouk Aimée, Micheline Luccioni, Denise Gence, Judith Magre, Jane Marken... Tournage de Montparnasse 19 de Jacques Becker d’après un roman de Michel Georges-Michel (19 août) qui montre les dernières années de Modigliani à Montparnasse, confronté à la misère et plongé dans l’alcoolisme. Gérard incarne le peintre aux côtés d’Anouk Aimée (Jeanne Hebuterne), Lilli Palmer (Béatrice), Lino Ventura (Morel, le marchand de tableaux)... Gérard est élu à la tête du Comité National des Acteurs (29 septembre), nouveau syndicat qu’il soutient financièrement et matériellement, mettant notamment à la disposition de l’organisation l’une des pièces de l’appartement qu’il vient d’acquérir rue de Tournon, dans le 6e arrondissement de Paris. Le CNA installe peu après son siège officiel boulevard Montmartre. Le syndicaliste milite ardemment en faveur des revendications de salaire, des indemnités de répétition des acteurs, mais anticipe aussi sur les problèmes générés par l’évolution du métier qu’entraînent le développement du cinéma et l’apparition de la télévision. Le Prix Nobel de littérature est décerné à Albert Camus (17 octobre). Sortie de Pot-Bouille (18 octobre) : «Film très honorable», accorde François Truffaut. Et Raymond Chirat estime qu’avec Duvivier Pot-Bouille «devient une admirable mécanique, un vaudeville, point éloigné de Feydeau, où dans les pires situations, Gérard Philipe, au mieux de sa forme, déguise la vulgarité en désinvolture et substitue la grâce à la grivoiserie.» 1958 Début du tournage de La Vie à deux de Clément Duhour (22 janvier), scénario et dialogues de Sacha Guitry. Pierre Carreau (Pierre Brasseur), auteur à succès, veut léguer sa fortune aux personnages réels qui lui ont servi de modèles, à la condition que leur couple ait été heureux et durable. Deux généalogistes enquêtent. L’occasion pour une pléiade d’acteurs (Danielle Darrieux, Edwige Feuillère, Jane Marken, Louis de Funès, Jean Richard, Jean Marais, Fernandel...) de reprendre de savoureuses scènes de Guitry consacrées à la grandeur et à la misère conjugales. Gérard y joue Désiré, le personnage de la pièce éponyme. Début des prises de vues du Joueur de Claude AutantLara (20 mars) d’après le roman de Dostoïevski. Gérard y incarne Alexei, précepteur des enfants du général Zagorianski (Bernard Blier), amoureux de sa fille Pauline (Liselotte Pulver). L’action se déroule en 1865, autour du casino de Baden-Baden. Le général attend la mort de sa tante Antonina (Françoise Rosay) qui s’avère en parfaite santé, mais qui va perdre sa fortune au jeu tandis qu’Alexei devient riche... Avec aussi Jean Danet (le marquis Des Grieux), Julien Carette (le domestique), Sacha Pitoëff (Astley), Alice Sapritch... Avec Geneviève Page dans la mise en scène de Jean Vilar, Les Caprices de Marianne de Musset, Avignon 1958. Photo Agnès Varda / Enguerand LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 V Dans un numéro de la revue Arts du 16 octobre, Gérard Philipe fait paraître un pamphlet retentissant sous le titre Les acteurs ne sont pas des chiens, signant ainsi définitivement son engagement aux côtés des professionnels du spectacle. Il écrit notamment : « [...] Les donneurs de loisirs que nous sommes sont soumis aux mêmes impératifs que tout autre travailleur. [...] L’état social du comédien est discuté. On ne l’assimile pas toujours aux travailleurs utiles et nécessaires. On l’encense, on le méprise, ou on l’accepte avec le sourire. Au moment où certains gouvernements songent à réduire les heures de travail, il serait utile d’aborder l’ère des loisirs. [...] L’amélioration des conditions sociales du comédien demeure notre souci essentiel. Que le public nous aide et prenne nos problèmes au sérieux. Il ne doit pas ignorer les mouvements multiples qui opposent les acteurs au sein de leurs syndicats. Il sera le principal bénéficiaire de cette lutte : plus le comédien sera assuré de la défense de ses intérêts, plus il sera détendu et épanoui.» 26 27 Sortie de Montparnasse 19 (4 avril). Jean de Baroncelli dans Le Monde (10 avril) salue le «grand comédien» dont il trouve la «performance remarquable». En revanche, se faisant le héraut d’une Nouvelle Vague naissante, impatiente de saper les formes d’un cinéma qu’elle juge exténué, Eric Rohmer écrit : «Reste le cas Gérard Philipe. Ce comédien - imposé à Becker comme il l’avait été à Ophuls - ne contribue pas peu à gâcher des moments qui sans lui eussent été acceptables. Ce n’est pas qu’il soit sans mérites, mais il se trouve que, par malchance, les mérites requis par l’interprète principal de cette œuvre ne peuvent d’aucune façon se confondre avec ceux de la sorte de vedette qu’un producteur a l’idée d’imposer.» (Arts, 9 avril) Insurrection à Alger (13 mai). Manifestation à Paris, de la Nation à la République, contre le fascisme (28 mai). Gérard y défile aux côtés d’Anne, son épouse, et de Claude Roy. Le Général de Gaulle devient président du Conseil (1er juin). Gérard répète Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset qui vont marquer son retour au TNP. «Voici donc que tu rejoins le Théâtre National Populaire après trois bonnes années d’éloignement. Tu ne retrouveras pas notre équipe telle qu’elle était il y a quelques années […]», lui écrit Vilar depuis Strasbourg (25 juin). Il conclut sa lettre ainsi : «Je te salue et te remercie de la confiance, une fois de plus, que tu m’accordes en te faisant reprendre Le Cid, et de la tâche que tu entreprends pour nous tous en reprenant la régie de Lorenzaccio.» (cité dans J’imagine mal la victoire sans toi). Finalement Le Cid n’a pas été repris à Avignon. Assemblée générale statutaire du Syndicat Français des Acteurs (SFA), fusion du Comité National des Acteurs que présidait Gérard Philipe et du Syndicat National des Acteurs tenu par Jacques Dumesnil. Gérard devient président de la nouvelle organisation, forte de 4.000 adhérents (15 juin). Il ne cessera de militer et de multiplier les initiatives de développement, désireux de «renforcer l’action» : «L’Union des acteurs, écrit-il le 4 juillet, c’est l’union d’hommes et de femmes menacés dans leurs intérêts, c’est aussi l’union des cœurs, c’est la conscience d’avoir dépassé les questions de personnes et la certitude de n’avoir plus, en commun, qu’un souci : la défense de la profession.» Le militantisme de Gérard agace quelquefois Vilar qui ne manque pas de prier par écrit «Monsieur le président […] de ne point faire de réunion syndicale dans un théâtre et à l’entracte d’une œuvre dont vous avez la responsabilité scénique par ailleurs» et «de ne point faire de réunion, en tant que président du LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 28 Syndicat Français des Acteurs dans un des bureaux du TNP». «J’admire tes projets, ajoute encore Vilar. Mais sont-ils les nôtres ?» Avant de conclure : «Je pense te parler désormais aussi fermement, jusqu’au moment où tu comprendras bien quelle sorte de fidélité me lie à toi, mais quel genre d’insolence m’en sépare.» (cité in J’imagine mal la victoire sans toi). Première des Caprices de Marianne au Festival d’Avignon, dans la Cour d’honneur du Palais des papes (15 juillet). Gérard incarne Octave, entouré de Zanie Campan (Ciuta), Georges Wilson (Claudio), Roger Mollien (Cœlio), Jacques Seiler (Tibia), Lucien Arnaud (Malvolio), Geneviève Page (Marianne), Lucienne Le Marchand (Hermia), Jean Champion (l’aubergiste), André Schlesser, Marc Chevalier, Yves Gasc, Coussonneau, Philippe Noiret, Pierre Garin. Vilar confiera : «Une des dernières œuvres interprétées par Gérard. La dernière pièce dans laquelle je l’ai dirigé, mis en scène. Les costumes de Léon (Gischia), la musique de Maurice (Jarre) et chaque soir, en Avignon 1958, des nuits tièdes, merveilleuses...» (interview in L’Avant-scène n°294) Séjour à Ramatuelle (août). Le 31 juillet, Gérard adresse une lettre impatiente à Vilar, témoignage de leur amitié vive toujours, ombrageuse parfois : il revient sur une demande qu’il lui a faite de ne pas se retirer de la distribution de Lorenzaccio à New-York «d’abord catégoriquement, puis fermement, puis amicalement. C’est peut-être professionnellement que j’aurais dû te parler» (cité in J’imagine mal la victoire sans toi). Sortie de La Vie à deux (24 septembre). Tournée du TNP au Canada et aux Etats-Unis (22 septembre - 12 novembre). V «Le comédien est excellent, sans les artifices romantiques habituellement attachés au personnage, il sait être sobre et direct au milieu des fioritures du dialogue», commente Pierre Marcabru. (cité in Bref n°34). Les Caprices de Marianne est repris à Chaillot (15 novembre). Gérard aura joué en tout le rôle d’Octave 34 fois. Ses raisons ? «Parce qu’il m’a paru que je ne pouvais attendre que mes cheveux tombent pour jouer Musset. J’ai donc convenu avec Vilar d’interpréter Les Tournée avec Jean Vilar et Maria Casarès. Photo Jean Rouvet. Caprices de Marianne et On ne badine pas avec l’amour, dès cette saison. Le rôle de Perdican est l’un de ceux À Avignon, dans la Cour d'honneur, avec Jean Vilar. dont on dit qu’ils sont les piliers de l’art théâtral Photo Agnès Varda / Enguerand. 29 V français. Avec Lorenzaccio que l’on va reprendre, cela fera, en quelque sorte, un cycle Musset à Chaillot. Après quoi je me sentirai libéré, je pourrai envisager autre chose : le répertoire où il est permis de perdre ses cheveux, les rôles où l’âge compte moins, Corneille, Racine, Molière, en espérant qu’un auteur français contemporain se présente un jour et s’impose.» (in Bref n°20, novembre) Sortie du Joueur (26 novembre). La presse est déçue et sévère. Le film «dénature froidement» Dostoïevski, assure Eric Rohmer (Arts, 3 décembre). Jean de Baroncelli, dans Le Monde, n’est pas plus tendre : «A film médiocre, interprétation médiocre. Les comédiens et comédiennes participent à la déroute générale...» et Gérard Philipe n’échappe pas aux reproches. «Il est bon, concède Martine Monod dans Les Lettres françaises (4 décembre), mais, avec lui, nous espérons toujours qu’il soit excellent !» Ainsi Le Joueur est-il un film généralement jugé «décevant» : «Du Dostoïevski joué comme du Feydeau par Françoise Rosay et Bernard Blier, comme du Sardou par Liselotte Pulver et comme une corvée par Gérard Philipe, sottement affublé, de surcroît.» (L’Express, 4 décembre) Avec Suzanne Flon dans On ne badine pas avec l'amour de Musset, mise en scène de René Clair, TNP, 1959. Photo Agnès Varda / Enguerand 1959 Fidel Castro entre dans La Havane (8 janvier). Le Syndicat Français des Acteurs (SFA) propose un plan de réorganisation du théâtre dramatique et lyrique en province (15 janvier). Première à Chaillot de On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset, mis en scène par René Clair (3 février), dispositif scénique et costumes d’Edouard Pignon, musique de Maurice Jarre. Gérard est Perdican, Suzanne Flon Camille, Christiane Lasquin Rosette, Georges Wilson tenant le rôle du baron. Seize représentations sont données. «Gérard Philipe a décapé ce joyau», jugera Jean-Jacques Gautier (cité in Bref n°34). La mise en scène, qu’il pensait assumer initialement, a pourtant été confiée au réalisateur des Grandes Manœuvres sous la direction duquel Gérard «se félicite de [se] retrouver une fois de plus.» Il lui semble en effet inconciliable de mettre en scène tout en jouant Perdican. Car, explique-t-il, «dans Badine, […] le projet de l’acteur et le projet du metteur en scène ne découlent pas l’un de l’autre : ils sont parallèles […] aucun acteur ne devant tirer le spectacle à lui. Cela ne peut être fait et bien fait que de l’extérieur.» (cité in Bref n°23, février). V LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 30 Gérard interprète le rôle pour la dernière fois le 21 février, c’est sa dernière apparition au théâtre. Début à Paris (23 février) puis à Megève des prises des Liaisons dangereuses 1960 de Roger Vadim d’après le roman de Choderlos de Laclos librement transposé, avec la collaboration de Roger Vailland et de Claude Brulé, dans les années 60. Nouvelle époque, nouveau cadre : un cocktail parisien et un séjour de ski à Mégève. Gérard y incarne Valmont que Vadim a renoncé à jouer lui-même. Avec Jeanne Moreau (Juliette), Annette Vadim (Marianne), Jean-Louis Trintignant (Danceny), Nicolas Vogel (Court), Boris Vian (Prévan), Jeanne Valérie (Cécile)... Gérard renonce à briguer un second mandat à la tête du SFA (26 avril). Début du tournage, au Mexique, de La Fièvre monte à El Pao de Luis Buñuel d’après le roman d’Henry Castillou (11 mai) qui sera le dernier film de Gérard. Il y incarne le personnage central, Vasquez, ancien secrétaire du gouverneur d’El Pao, la capitale de l’île d’Odeja, assassiné par un jeune lieutenant le jour de la Fête nationale. Avec l’aide d’Inès (Maria Felix), la veuve du gouverneur tente d’assouplir le régime politique dictatorial qui sévit. Mais le nouveau gouverneur, Gual (Jean Servais), lui aussi amoureux d’Inès, trouble leur projet. Une révolte éclate dans le pénitencier. Vasquez prend le pouvoir et fait exécuter Gual, mais Inès meurt également... A Mexico, Gérard se sent affreusement fatigué. On met cet état sur le compte de l’altitude. «Il ne s’illuminait que lorsque Anne, sa femme, venait le rejoindre», se souviendra Buñuel. Séjour à Cuba (seconde quinzaine de juillet). Vacances à Ramatuelle (août). Sortie des Liaisons dangereuses 1960 (9 septembre). Yves Boisset estime que «Philipe, dirigé de très près par Vadim, est extraordinaire de sobriété, de classe et de subtilité : il n’est guère douteux qu’il a trouvé là le très grand rôle de sa carrière.» (Cinéma 59, n°40). Jean de Baroncelli, dans Le Monde (13 septembre), est plus nuancé : «Gérard Philipe, meilleur qu’il ne le fut depuis longtemps au cinéma, est desservi par son âge (au même âge on est plus jeune aujourd’hui qu’on ne l’était au XVIIIe siècle) et par son charme personnel. Il «joue» Valmont. Il ne l’est pas et ne pouvait pas l’être.» Départ de Ramatuelle pour la maison de Cergy (28 septembre). Voyage en Angleterre, à Stratford-on-Avon, pour voir Laurence Olivier dans Shakespeare (début octobre). Gérard songe depuis un moment déjà à interpréter Hamlet, éventuellement sous la direction de Peter Brook. Vilar voulait initialement programmer cette création en janvier 1960, mais les emplois du temps des uns et des autres ont rendu la chose impossible. En outre, Vilar a invité, dans une lettre du 30 avril, Gérard à «[prendre] garde à ne pas [s’]enfermer dans des terrains très connus ou très classiques (Bad + Cap + Ham). Je crois que, poursuit-il, là où tu en es au théâtre, tu dois prendre sur ton dos quelque chose d’inconnu et de beau, de peu joué ou de pas joué en France (like Hombourg). Tout ton talent qui a mûri et s’est comme étalé, doit être retrouvé à travers et par un personnage inconnu du public et de tous. Je le trouverai. Hamlet viendra un jour. Mais l’an prochain, après ces deux derniers Musset, je pense que tu dois t’agripper et éclairer quelque grand personnage oublié ou totalement inconnu du répertoire international. Tu sais bien que ces propos sur ta carrière théâtrale sont fraternels. Je souhaite Hamlet et il n’y a pas de «cabale contre» dans ma tête. Le projet Brook-toi-TNP était beau. A défaut, il faut l’inconnu. Et Gérard, il nous faut jouer cette bonne partie, à l’heure même où tous, au TNP, toi, moi compris, nous arrivons à une bonne connaissance de notre métier. Réfléchis. Il faut sortir des choses trop connues.» (cité dans J’imagine mal la victoire sans toi). Hospitalisation à la clinique Violet (5 novembre). Les chirurgiens découvrent que Gérard souffre d’un cancer primaire du foie (9 novembre). Son épouse et les médecins taisent la vérité au malade. On lui laisse croire qu’il s’agit d’un abcès amibien et que l’opération a parfaitement réussi. Le 19, il rentre à son domicile rue de Tournon. Il poursuit ses lectures commencées à la clinique, notamment les Tragiques grecs dont Euripide. Il est plein de projets et programme ses prochaines vacances à la montagne. Le 23, Gérard dicte sa dernière lettre adressée à Michel Etcheverry qui vient de lui succéder à la présidence du Syndicat, ajoutant à la main : «Il est inutile de vous dire les souhaits que je fais pour votre travail et la marche de notre SFA», suivi du post-scriptum : «Veux-tu dire au personnel mes meilleures pensées.» (cité in J’imagine mal la victoire sans toi). Il meurt deux jours plus tard, le 25 novembre, à 11h50, sans avoir atteint les 37 ans, alors que son épouse a conduit les enfants à l’école. Des personnalités viennent se recueillir devant sa dépouille. La foule se presse devant la maison. «Perdican ne pouvait vieillir», écrira Aragon. Il est enterré dans le petit cimetière de Ramatuelle (28 novembre), dans le costume du Cid. Le même jour, sur la scène du palais de Chaillot, avant de faire observer une minute de silence, Vilar prononce les paroles suivantes : 31 «Mesdames, Messieurs, Gérard Philipe n’est plus. Dans cette terre qu’il aimait, proche de cette Méditerranée qui le vit naître, voilà qu’il repose depuis la tombée du jour. La mort a frappé haut. Elle a fauché celui-là même qui pour nos filles et nos garçons, pour nos enfants, pour nous-même exprimait la vie. Il reste à jamais gravé dans notre mémoire. Travailleur acharné, travailleur secret, travailleur méthodique, il se méfiait cependant de ses dons qui étaient ceux de la grâce. Il reste un des plus purs visages de notre métier. Il était loyal. Cela aussi, comment l’oublier ? Il était fidèle. Fidèle à ses engagements du premier jour. Quoi qu’il advînt. Quoi qu’il advienne. Cette fidélité de lui à nous, de nous à lui, seule la mort pouvait la rompre. Elle l’a fait. Cependant il nous faut continuer, c’est une loi de notre métier et ce sera le meilleur hommage à sa mémoire.» (cité in J’imagine mal la victoire sans toi). 1960 Sortie de La Fièvre monte à El Pao (6 janvier). 1963 Publication du Temps d’un soupir, récit déchirant d’Anne Philipe qui évoque leur vie commune et les dernières semaines de Gérard (Anne-Marie, leur fille, en donnera une parfaite lecture lors du soixantième anniversaire du Festival d’Avignon dans les jardins de la Maison Jean Vilar, en septembre 2007). 1969 Amnistié, le père de Gérard, Marcel Philip, rentre en France. Sources : J’imagine mal la victoire sans toi... Lettres, notes et propos de Jean Vilar et Gérard Philipe, Association Jean Vilar, Avignon, 2004 (disponible à la Maison Jean Vilar, 8 euros). Jean Vilar par lui-même, Association Jean Vilar, Avignon, 1991, rééd. 2003 (disponible à la Maison Jean Vilar, 45 euros) et aussi : Un acteur dans son temps, Gérard Philipe, sous la direction de Gérard Bonal (catalogue de l’exposition consacrée à l’acteur), Bibliothèque nationale de France, Paris, 2003 Théâtre intime, Jérôme Garcin, Editions Gallimard, Paris, 2003 Dictionnaire Gérard Philipe, Martine Le Coz, L’Harmattan, Paris, 1996 Gérard Philipe, le prince d’Avignon, Jean-François Josselin, Mille et une nuits / Arte éditions, Paris, 1996 Gérard Philipe, Philippe Durant, Favre, Paris, 1989 Gérard Philipe, qui êtes-vous ? Dominique Nore, La Manufacture, Lyon, 1988 Gérard Philipe, Pierre Cadars, Henri Veyrier, Paris, 1984 Mémento, 29 novembre 1952-1er septembre 1955, Jean Vilar, Editions Gallimard, 1981 Gérard Philipe, Georges Sadoul , Filméditions / Pierre Lherminier Editeur, coll. «Le cinéma même», Paris, 1979 Gérard Philipe ou la jeunesse du monde, Maurice Périsset, Editions Alain Lefeuvre, Nice, 1979 Jean Vilar, Claude Roy, Editions Seghers, coll. «Théâtre de tous les temps», Paris, 1968 Gérard Philipe, notre éternelle jeunesse, Monique Chapelle, Robert Laffont, Paris, 1965 Paris-Match, numéros 556 (5 décembre 1959), 561 (9 janvier 1960), 1200 (6 mai 1972) et surtout : 1970 Décès à Paris de «Minou», la mère de Gérard (2 mars). 1973 Décès de son père (21 novembre). 1990 Gérard Philipe, Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Editions Gallimard, Paris, 1960 (ouvrage irremplaçable auquel nous avons emprunté de nombreuses citations). Décès d’Anne Philipe à Paris (16 avril). R. F. Note : Nous n’avons retenu dans cette biographie ni les courts métrages ni les documentaires. Certains sont toutefois du plus grand intérêt, tel que Schéma d’une identification avec François Chaumette et Gérard Philipe (hiver 1945) ou Ouvert pour cause d’inventaire avec Gérard Philipe, Nadine Alari, Danièle Delorme, Pierre Trabaud (début 1946), réalisés par Alain Resnais. Il n’est pas non plus question ici de la discographie parfois légendaire de Gérard (Le Petit Prince de Saint-Exupéry...). LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 32 Texte écrit par Jean Vilar le jour de la mort de Gérard Philipe, le 25 novembre 1959. Collection Association Jean Vilar 33 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 34 35 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 36 37 Gérard Philipe vu par... Marc Allégret* Calder* De rares réserves de pureté L’air sans souci «Je vis arriver un garçon qui ne ressemblait pas du tout au jeune premier classique. Il avait même un visage ingrat quoique charmant et un corps plutôt frêle. Sous cet aspect fragile l’énergie et la volonté étaient au premier abord invisibles. Mais lorsqu’il s’animait, elles se dégageaient, vous frappaient au cœur. […] Tandis que je lui donnais la réplique, Gérard m’impressionna par une sorte de violence qu’il retenait et qu’on sentait à tout instant prête à bouillonner. Avec pudeur, et cette sorte de réserve qu’ont les gens très sensibles, il freinait et calmait tour à tour son enthousiasme, et l’expression de sa tendresse. Et je pensais aussi, en l’écoutant, que ce jeune homme avait en lui de rares réserves de pureté.» «J’aimais beaucoup la compagnie de Gérard. Dans un restaurant, il criait, très gai : «Tuborg», pendant que moi, je buvais du Kronenbourg. En 1952, Aimé Maeght organisa une petite exposition de trois jours pour fêter Nucléa. Les acteurs du TNP entrèrent, en général, par la porte, mais Gérard arriva par la fenêtre. Il avait toujours l’air sans souci, mais au travail c’était un sérieux, acharné.» Marcel Carné* Une conscience unique «Ce qui m’a frappé alors chez Gérard, c’est sa conscience unique pour étudier ses rôles. Il est le seul comédien que j’aie vu annoter et compléter le «découpage» par ses remarques personnelles. Tout au long du film, il suivait la progression du personnage avec une attention et un scrupule dont je connais peu d’exemples.» Maria Casarès* Une âme errante «Plus que quiconque, il échappait à la nomenclature. Je n’ai jamais su qui était Gérard. Il m’est toujours apparu attentif à tout et à tous, et cependant je garde le sentiment de ne l’avoir jamais connu. Il passait, insaisissable, invisible si j’ose dire, comme une âme errante qui cherche dans ce monde un support pour se préciser, pour s’incarner. Drapé dans les lumières de la scène ou bien concentré autour Claude Autant-Lara* Des sentiments généreux «Chez Gérard Philipe, comédien incomparable, l’homme était resté très courageux, très honnête, très propre, très droit. Certes, il sentait qu’il avait eu dans sa carrière une chance exceptionnelle, qu’il ne devait pas en profiter pour asseoir son seul bonheur personnel. Au contraire, les sentiments généreux prévalaient en lui. Il n’avait pas oublié de mettre le prestige, l’autorité reçue de ses dons éblouissants au service de ses camarades qu’il ne lui est jamais arrivé d’oublier.» LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 38 d’un être, d’une idée ou d’une action, il semblait alors, et alors seulement, se condenser et exister avec la force de je ne sais quelle volonté désespérée. Profondément romanesque, épris de légendes, il appartenait plus au roman et à la légende qu’à la vie. Mais, comme en exil entre ciel et terre, souffrant de se sentir partagé entre deux royaumes, il s’agrippait à l’existence avec toutes les forces d’un enthousiasme qu’il cultivait avec ferveur et qu’il refusait de perdre ; autour de lui, il s’enroulait comme autour d’un tuteur pour garder ses pieds rivés au sol. J’ai vu un dessin qu’on lui avait demandé de faire pour se définir lui-même : il avait placé un petit bonhomme sur un haut plateau où il y avait un arbre et, en manière de légende, il avait écrit : «Les pieds sur la terre et la tête dans le ciel.» René Clair* Le petit con... ! V «Je le vois, pour la première fois, sur la scène où il joue Caligula. Les idées qui se succèdent dans ce texte abrupt, il les brasse avec une vélocité incroyable, une maîtrise qui ne laisse pas d’inquiéter. Le tour de force étonne mais déconcerte. Y a-t-il autre chose qu’un rare phénomène mécanique dans cette longue silhouette, ce visage pâle et crispé ? […] J’ai eu envie de le connaître. J’ai provoqué la rencontre. Elle est désastreuse. Il me reçoit avec ce visage de refus derrière lequel - je le saurai plus tard - il sait dissimuler sa gentillesse et sa curiosité. Quelques minutes d’entretien, au cours desquelles sa timidité hostile me rend hostile et timide moi-même, et nous voilà plus Dans une brasserie : Le sculpteur Calder, Andrée Vilar, Gérard Philipe, le peintre Léon Gischia, l'auteur Henri Pichette et Jean Vilar (1952). Photo Agnès Varda / Enguerand éloignés l’un de l’autre que nous ne l’étions aux premiers mots échangés. Comme je tente, sans chaleur, de lui exposer l’idée générale d’un Faust que j’ai en tête, il m’interrompt : «Et pourquoi Faust n’aurait-il pas envie d’être damné ?» La conversation ne va pas beaucoup plus loin ce jourlà. Au diable, en effet, Faust et ce gamin qui veut en remontrer à Marlowe ou Gœthe sans même les avoir lus ! A la fin, il me dit qu’il voulait voir le scénario avant de se décider. Finalement je me mets en colère et le traite de petit con... !» cette flèche en plein cœur ? C’est une grande énigme que nul ne peut résoudre, sinon par l’image d’un Phénix qui, de siècle en siècle, se brûle pour renaître, sinon par les fables du Sphinx grec ou du Minotaure de Crète, qui exigent qu’on leur livre les plus jeunes, les plus beaux. Il faut craindre les prodiges. René Clément C’est égal, on a peine à admettre que cette chance devait être courte, et on a le cœur d’injurier le destin et de lui crier : « Maldonne ! » Une amputation Rosine Delamare* « Gérard était un personnage très attachant, si attachant que mon film [Monsieur Ripois, NDLR] revivait pour moi par lui. […] La collaboration tellement intelligente, sensible, subtile que nous avions dans notre travail est une chose qui ne s’oublie pas dans une carrière. C’est pourquoi nous étions devenus des amis et que nous l’étions restés. […] Pince-sans-rire Quand j’ai appris sa mort, je l’ai ressentie comme une amputation, et depuis il me manque quelque chose. Il était présent dans ma vie, et sa disparition, aujourd’hui, laisse un vide dont je suis extraordinairement conscient. » (Les Lettres françaises, 3 décembre 1959) Jean Cocteau Maldonne ! «Si Gérard était blagueur et de caractère très agréable avec les gens qu’il aimait bien, ses camarades ou certains metteurs en scène pour qui il éprouvait une profonde affection […], il ne pouvait pas supporter les raseurs, ni surtout les gens pompeux. Avec ceux-là, son côté gavroche se donnait libre cours et je me souviens de certains discours officiels, à la fin de quelque banquet, où Gérard, dans une brillante improvisation et d’une verve inouïe, réussit à paraître d’une politesse exquise, alors qu’il mettait tout le monde «en boîte» d’une façon effarante. Il faisait cela si froidement, avec un humour si particulier et si «pince-sans-rire» que seuls les membres de son équipe en goûtaient le double sens, et nous étions tous malades de rire.» « De Radiguet, Romain Rolland m’écrivait : « Comment a-t-il pu se laisser vaincre par la mort après avoir enfoncé de telles griffes dans la vie ? » Comment s’est-il laissé vaincre, ce courageux Gérard, dont la noble courbe est celle d’un arc, et comment cet arc nous laisse-t-il 39 Gérard Philipe vu par... Armand Gatti Une création d’instants parfaits « Ceux qui ont vu Le Cid et la performance de Philipe dans le rôle le plus momifié de la tragédie française ne l’oublieront jamais. Fougueux, passionné, sensible, romanesque, il réussit ce que le théâtre n’avait plus connu depuis Mounet-Sully : une création d’instants parfaits. Le lendemain, la tragédie était réhabilitée en France. Philipe n’en perdit pas pour autant le sens de l’humour. Un reporter de la radio lui présenta le micro et lui demanda à quoi il attribuait ce renouveau, cette jeunesse du Cid. Il répondit sans broncher : « A Pierre Corneille. » Vilar lui-même avait si bien senti passer le génie du théâtre qu’il fit ce qu’aucun acteur ne fait, à moins d’y être obligé : il lui céda un de ses plus grands rôles, celui de Richard II de Shakespeare et, de sa propre main, il écrivit au tableau de service du Palais de Chaillot : « Le Roi est mort, vive le Roi ! » ( Paris-Match, 5 décembre 1959) Christian Jaque* Un caractère lunatique «Il me donnait l’impression d’un personnage extrêmement secret, mystérieux, comme s’il voulait mettre une certaine distance entre lui et les autres. Ce léger mépris, souvent souriant - et il n’en devenait que plus ironique pouvait d’ailleurs se transformer en agressivité, selon son humeur. Quand il n’aimait pas quelqu’un, il le montrait ouvertement. Et dans ses jugements envers les autres, il n’était pas toujours de bonne foi, tout au moins pour nous qui ne connaissions pas ses raisons secrètes. Bref, ma première impression n’a pas été tellement agréable, et j’ai eu, tout de suite, la révélation du côté lunatique de son caractère. Il changeait d’attitude, de comportement, sans raison apparente, devenait soudain franchement désagréable, et lui qui était pourtant la conscience professionnelle incarnée, refusait tout d’un coup de se plier à certaines exigences du tournage. […] Au début donc, nos rapports n’ont pas été très chaleureux. J’étais un peu désarçonné par lui ; lui, de son côté, était sur ses gardes. […] Cette situation aurait peut-être pu durer longtemps, si les aventures mêmes de Fabrice del Dongo n’avaient fait en sorte de me révéler un autre côté de son personnage : son courage et sa volonté indomptables.» Maurice Jarre* Un être phénoménal «Quand il était en bonne condition physique, il était heureux sur scène, autrement non. Je me souviens d’une représentation du Cid. Jamais je ne l’oublierai. Ce soir-là, il joua comme jamais. Je dirigeais l’orchestre et tout à coup je fus ému à en pleurer, tellement c’était beau, fantastique. Je l’attribue à ce que ce jour-là, il était reposé, heureux, détendu. Il savait qu’il avait bien joué. Il me le dit dès que j’entrai dans sa loge. Je restai, en silence, le regardant comme si j’étais en présence d’un monstre, d’un être phénoménal, comme si tout à coup je m’étais trouvé devant Van Gogh ou Beethoven. Lui était détendu, drôle ; moi, j’étais prostré. Alors que j’étais dans le coup, que je connaissais tous les trucs, il y avait là quelque chose que je ne pouvais pas «démonter». Je le regardais. Je n’en revenais pas. J’éprouvais en face de lui une sorte de sensation magnétique. […] Pour Lorenzo, je me souviens de la joie de Gérard la première fois que je lui fis entendre les trompettes. Nous avions beaucoup parlé de cette musique. J’avais lu que dans une ville d’Italie où se donne une «Fête des drapeaux», il y avait des trompettes en plein air. Cela m’avait frappé. J’imaginai cette musique. J’en parlai à Gérard et je lui dis qu’il faudrait nous aussi que nous répartissions les trompettes dans l’espace. Il me dit : «D’accord.» Un matin, je lui ai dit : «Viens voir» et je l’ai conduit au milieu de la salle de Chaillot. Puis, toutes les trompettes que j’avais installées dans tous les coins du théâtre sonnèrent. C’était extraordinaire, dans cette salle vide. Gérard eut un regard émerveillé d’enfant à qui l’on offre un jouet dont il rêvait ; il m’embrassa et me dit : «C’est exactement cela.» Georges Le Roy* Un émule «Les circonstances ont fait que, depuis le Conservatoire jusqu’à ces derniers temps, nous ne nous sommes guère perdus de vue. Il demeura toujours le plus proche de mes anciens élèves. Sauf pour Lorenzaccio, il revint me voir chaque fois, lorsqu’il dut approcher un personnage classique. […] Il fut dès le Conservatoire ce qu’il est toujours resté : très impatient, mais cependant patient et prudent. […] Dès le début de ses études, la précision du dessin s’accordait avec le charme ; le travail assidu et LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 40 François Mauriac l’austère Bossuet devant la dépouille de Madame. Il a donné de lui-même à tous « Je ne le connaissais pas. Je n’en prends pas moins ma part de chagrin. Ce qui montre bien la grandeur de cette profession autrefois décriée : Gérard Philipe a donné de lui-même à tous. Il n’est personne en France qui ne l’ait perdu. Et même pas dans le monde… Nous devrions finir par le savoir, que les êtres charmants et jeunes meurent eux aussi, mais c’est toujours le même étonnement, le même scandale qui faisait crier de douleur jusqu’à Gérard Philipe, héros cornélien et romantique : il était Rodrigue et il était Octave, l’Octave des Caprices de Marianne ; il l’était à la perfection ; avec ce cynisme à fleur de peau et cette secrète tendresse qui jaillissait dans un cri. » (L’Express, 3 décembre 1959) Silvia Monfort* Il créait l’état de grâce «Le miracle, le prodige, était qu’à travers lui l’œuvre tout entière devenait sincère. Par sa présence, l’état de grâce était créé. La pièce trouvait sa respiration propre, les acteurs se séparaient d’euxmêmes, se délivraient de ces mille petits liens qui les attachent et les retiennent si fort à leur sensibilité propre, à leurs tics, à leurs gestes […] Lorsque j’évoque Gérard Philipe, l’image me vient d’abord de sa haute silhouette allant et venant derrière le décor. […] La vision de Gérard attendant sa propre entrée en scène eût, plus sûrement qu’aucun traité sur le théâtre, révélé au public le mystère et la grandeur du comédien.[…] J’aimerais pouvoir transmettre par des mots la qualité de son attente, à mi-chemin du recueillement et de la joie.» V patient avec les dons naturels ; le désir très actif de réaliser ce qu’on pouvait lui suggérer avec son secret personnel qu’il entendait bien ne pas entamer. Une autre vertu me ravissait en lui : l’accord d’une célébrité vraiment exceptionnelle - et tôt acquise - avec une loyauté totale devant la tâche. […] Chaque fois que j’ai tenté de l’aider, j’ai reçu autant de lui que je lui ai donné. Au Conservatoire - ou ailleurs par la suite - quand nous travaillions sur un rôle, je n’avais pas l’impression d’être en face d’un élève, mais d’un émule.» S'apprêtant à jouer Le Cid, en coulisses avec Maurice Jarre. Photo Jean Rouvet 41 Germaine Montero* Une chance pour le TNP «Pour le TNP, le fait d’avoir dans sa troupe un acteur comme Gérard fut une chance extraordinaire ; il y entra, en effet, déjà célèbre, adoré du public en général, qui est justement la base du public TNP. Je verrai toujours Gérard, sortant par la porte des artistes une heure, ou plus, après le spectacle, et submergé par le flot d’admiratrices et d’admirateurs, obligé de grimper sur le muret, et distribuer ses autographes du sommet, afin de ne pas être étouffé par cette marée humaine !» Michèle Morgan* Une apparente facilité «Il est difficile de discerner quelle était dans l’art de Gérard Philipe la part de la volonté et du travail, et celle de son instinct et de ses dons. Il donnait l’impression de s’adapter et de s’identifier sans peine aux rôles qu’il devait interpréter. Il trouvait avec une apparente facilité les réflexes, les intonations, les expressions qui convenaient au personnage. En même temps, il étonnait un peu par son jeu qui dépassait ce qu’on en attendait et ignorait les limites conventionnelles.» Georges Perros* Un pur sang, de haute race «Ce grand dégingandé […] aux cheveux fous, qui gesticulait, faisait le singe, l’oiseau, le cheval, hurlait, riait (mais quel rire, seigneur, où l’a-t-il déniché et quel ange un rien démoniaque le propulse ?) Ce jeune Achille, pétaradant, heureux d’exister, on l’appelait Gérard Philipe. On le disait venu depuis peu du Midi. Et certes il en avait le soleil dans les yeux, dans l’allure, avec je ne sais quoi de piémontais, rein cambré, menton fier, longues mains, mais noueuses, plus de paysan que d’intellectuel ; en tout cas, un pur-sang, de haute race. Sûr de sa force intacte.» Henri Pichette* Vertigineux «Se fût-il donné aux Epiphanies s’il n’eût été lyrique et risquetout ? […] Gérard représentait le Poète. Il jouait sans maquillage, portait un chandail pour tout aller. Il était vertigineux : une fontaine de mémoire dans la tête, une nervosité de chevreuil qui tremble au diapason des feuilles, et les mains plus prodigues que dix oiseaux. Nous jouions dans un théâtre grand comme une crèche. Il y avait de la folie-enfant partout, et quelque chose de très grave et de survolté. Oh ! nous n’étions pas de bon ton. Terreur, pitié, colère et manifestation d’amour nous broyaient l’âme dans la bouche. Notre poème ouvrait sur la vie déchirante et la survie spacieuse. (Nous devions être à égale distance de Dieu et de rien, car la jeunesse est au milieu du monde.) Des spectateurs grognaient, ne m’aimaient pas ; cependant tous admiraient Gérard ; et lui venait en catimini me dire que c’était moi qu’il aimait bien. Ce qui nous unissait était en poésie. C’était le cri, l’écho de la guerre en plein, un cœur ne battant que d’amour le long d’une vallée de larmes. Nous avions en commun horreur des cruautés de la guerre, honte que les ailes de l’Amour soient sacrifiées à l’éploiement de la Victoire sanglante, ou au vol rapace de la Mort.» Svetlana Pitoëff* Il était si dépourvu de vanité... «Sa nature exceptionnelle fut immédiatement reconnue par tout le monde. […] Souvent, cachée derrière une fente du décor, je le regardais jouer, […] et je me disais : «Ce sera un grand acteur... C’est déjà un grand acteur.» Cela, je ne le lui ai jamais dit, peut-être parce qu’il faisait partie de ces êtres à qui l’on n’ose pas faire de compliments ; peut-être aussi parce qu’il était si dépourvu de vanité qu’il avait toujours l’air de s’excuser de faire avec tant de facilité ce que d’autres tendaient laborieusement d’obtenir.» Micheline Presle* Un sens de l’absolu extraordinaire «Gérard refusait toute concession, et faisait montre d’un sens de l’absolu extraordinaire. Au point de vue de l’interprétation, il voulait faire ce qu’il voulait.» Serge Reggiani* Un Etre «Il n’y a pas de «profession de comédien» dans le métier de Gérard. Il y a un Etre. C’est profond et pur. Nous ne nous étions pas tous aperçus de l’importance de Gérard. Il était un symbole. Une justification de notre génération, parce que sa vie était d’un seul tenant, son activité une et cohérente, sa façon de jouer exemplaire, et dans la même ligne de style, ligne de vie que son destin. Ce n’était que lorsqu’il était fatigué qu’il avait recours aux moyens purement techniques. Quand il était en pleine forme, il n’était rien d’autre que le personnage, injugeable en tant que Gérard Philipe. Il «était» le Cid, Lorenzo, Perdican, etc. alors que tous les comédiens jouent un personnage et disent à travers lui : «Je suis bien, n’est-ce pas ? Je joue bien ?» […] Mais ce sentiment qu’il donnait aux spectateurs et à ses camarades de travail était fondé LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 42 Gérard Philipe vu par... sur un travail acharné, nourri d’une réflexion incessante sur l’art du comédien, sur l’art du théâtre en général. C’est cette réflexion qui fonde ses choix décisifs, à chaque étape de sa carrière, et d’abord celui du TNP.» Claude Roy Il voulait être un homme véritable « Il y a quelques années, j’avais souri quand Gérard Philipe nous avais annoncé sa décision de ne Alain Resnais* plus jouer Rodrigue dans Le Cid. Quelque chose « Je suis trop vieux pour le rôle », disait-il. Gérard n’était pas de ces d’insaisissable comédiens dont les adieux à un rôle sont toujours révocables. Un «Autour du jeu dramatique soir, les spectateurs qui le virent de Gérard, il y avait pour moi jouer Le Cid assistèrent, sans le un mystère, quelque chose savoir, à sa dernière représentation d’insaisissable. On ne savait dans Rodrigue. Après le spectacle, jamais à quoi s’en tenir. Chaque Jean Vilar lui fit cadeau, dans fois que l’on voulait localiser ce qui sa loge, de l’épée de Rodrigue. constituait son talent, l’essence Je souriais de l’entêtement de vous en échappait. Etait-ce la voix, Gérard. « Je suis trop vieux pour le la diction, les gestes ? Chaque rôle. » Il était la jeunesse même, élément pris séparément renvoyait mais il voulait être un homme, à un autre. Son talent était pétri s’efforcer de mûrir, et apprendre de contradictions, il était comme à vieillir. La mort ne l’a pas trouvé perpétuellement en mouvement.» trop jeune pour le rôle qu’elle nous promet à tous. […] Avec Claude Roy et son épouse, Anne Philipe, Place de la République, 24 mai 1958. Photo D.R. Je crois qu’un grand interprète n’est pas grand seulement parce qu’il interprète bien la pensée de Corneille ou de Kleist, de Musset ou de Camus, parce qu’il interprète juste le destin de Rodrigue ou du prince de Hombourg, de Perdican ou de Caligula, mais parce qu’il est aussi l’interprète de son propre destin. Un grand acteur ne fait pas simplement semblant d’être héroïque ou d’être malheureux, d’être amoureux ou désespéré, il faut aussi qu’il ait vécu le courage et le chagrin, la passion et la tristesse. J’aimais d’abord en Gérard Philipe cette application passionnée à être un homme autant qu’un acteur, à vivre autant qu’à jouer. Il avait tous les dons, il était beau et un peu plus que beau, c’està-dire charmant, il avait l’éclat et la grâce. Mais de l’instant où il prit conscience des dons qu’il avait reçus depuis sa première inoubliable apparition dans l’ange de Sodome et Gomorrhe, Gérard s’était acharné à mériter ces dons, et de ces cadeaux qu’il avait reçus 43 V Gérard Philipe vu par... des dieux il avait désiré faire la chair de sa chair. Il voulut être un homme avant d’être un comédien, pour que ce comédien fût un très grand comédien. Il fut un homme et un très grand acteur. Il ne détestait pas la gloire, la vraie gloire, mais il détestait être une vedette. Ce n’était pas chez lui affectation, vaine coquetterie, ostentation de modestie. Il sentait profondément le besoin d’être avant tout un vivant parmi les vivants, et non un monstre sacré sous les projecteurs. Il avait besoin de préserver le climat de ses amours et de ses amitiés, les journées de silence auprès de la femme qu’il aimait, les aprèsmidi de jeux avec ses enfants, les grandes soirées de discussions sans fin au coin du feu de bois de Cergy, il avait besoin de sauver tout cela de ce qui risquait de le dévorer, de la publicité, du tumulte, des faux semblants, comme un arbre a besoin de sauver la terre où s’enfoncent ses racines. […] Il fut d’abord l’enfant chéri des dieux, l’enfant aimé des foules, mais il voulait être un homme véritable. Il ne cessait de se cultiver, et pour lui la culture n’était pas seulement livresque, purement intellectuelle. Si Gérard se passionna pour les grands problèmes de ce temps, s’il les vécut avec une générosité toujours scrupuleuse, quelquefois déchirée, toujours ardente et noble, si dans la dernière conversation que j’ai eue avec Anne et lui, c’est de Cuba dont ils revenaient et de Fidel Castro qu’il me parla, plus encore que de théâtre et de cinéma, c’est parce que Gérard Philipe n’était étranger à rien de ce qui est humain. Il avait voulu aller en Chine pas seulement pour y étudier l’Opéra de Pékin, mais aussi pour y étudier comment un peuple s’efforce de s’arracher à la misère et de vivre une vie enfin humaine. Il ne revenait pas du Japon ou des USA, de Moscou ou du Mexique avec uniquement des souvenirs d’homme de théâtre, mais aussi avec des images dont il réchauffait son espoir et creusait ses angoisses. Il voulait avoir la vie privée d’une personne, et non la vie superficielle d’une idole. Mais il ne concevait pas que sa vie fût privée de tout ce qui pouvait l’enrichir. Il ne cherchait pas la solitude pour échapper aux hommes, mais pour mieux les rejoindre. [… ] Quand on offrait tout, et de partout, à Gérard, il sut choisir l’aventure du TNP, qui n’était encore qu’une aventure, et la gagner avec Jean Vilar. D’autres acteurs, aussi doués au départ que Gérard Philipe, auront derrière eux, à leur dernier souffle, une carrière absurde de pièces de boulevard, de films imbéciles, de journées gâchées. Gérard avait derrière lui, déjà, Corneille et Raymond Radiguet, Giraudoux et Kleist, Shakespeare et Dostoïevski. Plutôt que jouer sur le velours avec la pièce de tel ou tel académicien du théâtre, Gérard préférait jouer un inconnu nommé Henri Pichette et révéler Les Epiphanies. Il avait derrière lui une carrière toute de rigueur, d’intelligence dans le droit et de tenue dans la démarche. Il avait devant lui des dizaines de projets aussi sérieusement médités. Il tournait et retournait avec sa femme, Anne, les possibilités qu’il envisageait, il se préparait à être Titus dans Bérénice, à monter d’autres tragédies de Corneille. Il n’en avait pas fini d’être Gérard Philipe. » (Libération, 26 novembre 1959) Jacques Sigurd* Il craignait de ne pas être à la hauteur «Je l’ai vu au studio, pendant une pause, se croyant seul sur le plateau, tourner autour d’une caméra comme autour d’un animal inconnu qui pourrait être dangereux. Si je devais constater peu à peu en lui un changement, ce serait peut-être qu’il a moins d’assurance, car plus ses rôles deviennent importants, plus il craint de ne pas être à la hauteur.» Daniel Sorano* Le cocktail parfaitement dosé «Lorsqu’à Avignon, en juillet 1952, j’ai vu Gérard créer Lorenzaccio, j’ai compris ce que dans ce métier on pouvait appeler la perfection. Depuis, tous les héros romantiques ont été pour lui l’occasion de déployer son immense talent. […] Il me semble qu’on ne peut pas faire de différence entre les dons de Gérard, son instinct, sa volonté et son travail. Pour moi, il réalisait le cocktail parfaitement dosé qui fait les grandes réussites, c’est-à-dire qu’il y avait équilibre parfait entre ces quatre qualités indispensables, les dons, l’instinct, la volonté et le travail.» Françoise Spira* Un instrument merveilleux «Jamais Gérard n’avait une intonation ; toujours il partait du sentiment, de la situation. Il refaisait la pièce. Il redécouvrait le quotidien du rôle. Travail des LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 44 vers, travail de la musique, travail du sentiment, d’où venait le sentiment, quelle était la situation, d’où elle venait, où elle allait. Je voyais la pièce naître devant moi comme un puzzle que l’on monte. Gérard était angoissé devant son premier rôle classique. Il avait une grande confiance en Le Roy. On sentait une entente entre eux. Gérard n’étudiait pas du tout les gestes, mais souvent le geste venait tout naturellement, lorsqu’il avait trouvé le sentiment. Après ce travail de détail chaque soir, il y avait «l’accouchement» avec Vilar chaque matin. Avec Vilar, impossible de dire à quel moment le spectacle devient son spectacle : il l’influence sans qu’on s’en rende compte. Devant Gérard, on le sentait étonné, admiratif. Fou de joie d’avoir Gérard comme Cid. Il me l’a dit cent fois. Il le considérait comme un instrument merveilleux. Tout ce qu’il proposait à Gérard, celui-ci le poussait plus loin.» Jean Vilar* Il se méfiait de ses dons «Il se méfiait de ses dons. Il me dit plusieurs fois au cours de répétitions : «Non, non, ne m’indique pas cela.» - «Mais c’est la meilleure façon pour toi de jouer ce passage.» - «Précisément, précisément.» Il travaillait beaucoup. J’ai deux preuves certaines de cela, au moins : Ruy Blas et Richard II. Oui, sa réussite ne fut pas celle de la chance ; c’est au bon et quotidien travail qu’il dut le plein épanouissement de ses dons. […] Georges Wilson* Une connaissance exceptionnelle de ses moyens Nous n’avons pas en Gérard qu’un acteur admirable, le théâtre de notre pays a en lui un de ses plus sûrs ouvriers.» Vercors Les grâces les plus précieuses « […] Je suis incapable d’imaginer encore, bien que dix coups de téléphone me l’aient appris et réappris avec une insistance de catastrophe, d’imaginer Gérard Philipe « mort ». Gérard. Mort. Rien en moi n’arrive encore à remuer à ce mot, le cœur est encore fermé à ce que le cerveau sait […] Ah ! il choisit bien , l’Autre, à l’affût derrière son créneau. Pas d’erreur sur la qualité ! […] Gérard Philipe, belle pièce, bien visée, droit au cœur, et toutes ces grâces, les grâces les plus précieuses, celles du corps et du talent, de la bonté belle, de la beauté bonne, de la jeunesse, de l’ardeur, du dévouement, toutes ces grâces tassées en terre dans une boîte ? » (Les Lettres françaises, 3 déc. 1959) Les Epiphanies un personnage à sa dimension. Le «Poète-héros» de Pichette était le porte-parole de toute une jeunesse inquiète. L’explosion verbale, l’ivresse active, l’hallucination contrôlée, la vision lyrique, l’éclatement, le chant, tout devait permettre à Gérard Philipe de donner la pleine mesure de sa richesse de comédien.» D.R. Georges Vitaly* «Gérard possédait une connaissance exceptionnelle de ses moyens. L’instinct dont il était merveilleusement doué lui permettait de mesurer avec une sûreté parfaite les diverses «dimensions» à remplir. Il entrait instantanément dans le jeu des éléments extérieurs. En plein air surtout. S’il y avait du vent, il jouait «avec» le vent. S’il y avait une mauvaise acoustique, il trouvait l’endroit du plateau à éviter. J’ai parfois surpris son œil, en scène, briller malicieusement quand l’équipage, sans qu’il eût un geste à faire, transformait pour le suivre toute une mise en place minutieusement réglée. Ses réflexes, ses décisions étaient étonnants de rapidité. Il ne souffrait pas l’hésitation, les tâtonnements.» Le porte-parole d’une jeunesse inquiète «Son amitié, sa nature enthousiaste, sa compréhension de nos ambitions l’avaient conduit jusqu’à nous et sa sensibilité propre donne sa totale adhésion à l’univers dramatique de Pichette. Car il est incontestable que le comédien qu’il fut a trouvé dans * cité in Gérard Philipe. Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy (Editions Gallimard, Paris, 1960) 45 2 1 Bondissant en Monsieur Loyal pour une «Nuit TNP» ou gardien de but dans l’équipe de foot des comédiens, farceur en coulisses, serviable pour faire des travaux chez son maître Georges Le Roy, ou pour remplacer Vilar souffrant lors d’une répétition de Macbeth, animé d’une rare simplicité pour rencontrer le public ou répondre, assis par terre, aux journalistes, Gérard Philipe était «une bonne personne»... 3 4 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 46 6 5 8 7 9 10 1 : Photo Elwing / Elle 2 : Photo Agnès Varda / Enguerand 4, 5, 6, 10 : Photos Jean Rouvet 3, 8, 9 : Photos D.R. 47 Gérard Philipe, le symbole de l'après-guerre par Claude Choublier* Une époque se définit autant par ses acteurs et son style dramatique que par ses politiciens et ses savants. En France, le symbole de l’après-guerre, c’est Gérard Philipe. Mais pourquoi Gérard Philipe, comédien de trente-sept ans, et non tant d’autres qui auraient pu l’égaler ? Il avait du talent, du génie, d’autres aussi en ont. Il était de gauche, tous l’étaient. Peut-être était-il plus beau que les autres. Ou du moins d’une beauté en laquelle les Français aimaient se reconnaître. En le regardant, chacun semblait penser : “Comme NOUS sommes charmants, fins, légers, désinvoltes et spirituels.” Mais cela n’explique qu’une petite partie des choses. La vérité est que Gérard Philipe incarnait le rêve de toute une génération, car les générations se définissent par ce qu’elles rêvent comme par ce qu’elles mangent, combattent ou aiment. Un rêve... Gérard Philipe ne jouait que des rôles de rêve, des archétypes dont tout le monde rêve. Chaque personnage avec lui devenait symbole et lui-même est devenu symbole d’une génération qui avait un peu plus de vingt ans à la fin de la guerre. Et Gérard Philipe fut le François du Diable au corps. Une génération de gauche qui lisait Marx, était en grande partie communiste et se voulait révolutionnaire. Une génération pleine de bonnes intentions, qui confondait assez volontiers révolution et révolte, gauche et anarchie, qui était presque contre tout et finalement accepta presque tout. Et Gérard Philipe Eulenspiegel. fut Fanfan-la-Tulipe et Till Une génération qui aimait l’art et en parlait beaucoup, qui révérait l’art d’une manière toute romantique, qui était pour l’artiste solitaire, de préférence au fond d’une cour et en gros sabots. Une génération qui pensait que boire donne du génie. Et Gérard Philipe fut Modigliani. Une génération qui connaissait son Sartre sur le bout du doigt, au moins de réputation. Une génération qui ne s’achetait pas des scooters, des voitures, mais des livres et qui lisait Jacques Prévert à 425.000 exemplaires. Et Gérard Philipe fut Lorenzaccio. Une génération qui avait découvert que la Résistance est plus excitante que le scoutisme, qu’il faut parfois mourir jeune et qu’une locomotive peut s’attaquer avec un revolver, à défaut d’autre chose. Une génération qui, dès la paix revenue, se mettait un peu à vivre sur la nostalgie de la guerre, de la liberté qu’elle procure et de l’héroïsme qu’elle autorise, ce qui, finalement, est parfois bien excitant. Et puis Gérard Philipe devint Valmont. Car il était un comédien, très grand et très honnête, et il avait senti que l’après-guerre, son après-guerre, était terminée, qu’une autre société, une autre génération était née et qu’il devait s’y adapter. Il l’avait fait magnifiquement. Et Gérard Philipe fut le Cid. *Cité dans Gérard Philipe, souvenirs et témoignages d’Anne Philipe (Ed. Gallimard, Paris, 1960, pp. 276-278) Le Diable au corps, réal. Claude Autant-Lara, 1947. Photo D.R. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 V Une génération qui croyait à l’amour, que l’amour était plus fort que tout et n’avait qu’un ennemi, la bourgeoisie et ses idées stupides. Une génération qui se voulait libre et qui voulait aimer comme on aime au paradis, sans contrainte. C. C. 48 49 La création du personnage par Georges Sadoul Nous reproduisons ici de larges extraits d’une importante étude de Georges Sadoul parue sous le titre : « Un personnage créé à travers vingt films » dans le Gérard Philipe d’Anne Philipe (Gallimard, 1960). De rôle en rôle, Gérard Philipe affirma un « personnage » qui fut, autant que lui-même, l’expression d’une génération, la sienne, celle des hommes qui avaient atteint leur majorité pendant la période de la défaite et de l’occupation. Dans Le Pays sans Etoile, ou L’Idiot, ses premiers grands rôles à l’écran, Philipe n’est encore qu’un interprète, supérieurement doué. Il apporte ses dons, son physique, son métier son talent, à un jeune romantique errant dans un univers magique trop ressemblant au Grand Meaulnes puis au prince Muichkine, imaginé en 1860 par Dostoïevski. Si imparfaite que fut obligatoirement une adaptation réalisée en France, la création du jeune acteur fit passer l’âme du fameux héros dans une composition plus fidèle au roman qu’aucun autre détail du film. Le « personnage » de Gérard Philipe naquit vraiment avec Le Diable au Corps. […] En 1946, le comédien retrouva ses dix-huit ans, pour devenir, dans le film d’Autant-Lara, le collégien François, préparant son baccalauréat dans une cité banlieusarde. Sous les modes anciennes, celles de 1917-1918, battirent des cœurs modernes, ceux de notre après-guerre. Chez Philipe, comme chez AutantLara, comme chez Aurenche et Bost, la polémique fut dirigée, non contre un conflit ancien, mais contre le dernier, ou peut être contre les menaces futures. Ainsi vit-on François, presque encore un enfant, rencontrer, sous les traits de Micheline Presle, l’amour avec cette jeune infirmière qui s’évanouissait en découvrant, avec ses premiers blessés, l’horreur physique de la guerre. Dans cette chambre féminine, où il arrivait trempé de pluie, il connaissait l’heureuse vérité de l’amour. Puis le malheur frappait les amants. Après qu’eut disparu celle qu’avait saisie la mort, en pleine allégresse de l’armistice, l’adolescent devenu homme errait dans les rues, pris par le désespoir plutôt que par la révolte. […] La jeunesse se reconnut dans ce personnage créé par Gérard Philipe. Il n’avait pas suffi d’une réelle prise de conscience ou d’une conduite héroïque pendant la guerre pour que disparaissent tous les problèmes ou se cicatrisent toutes les blessures du conflit. Le désarroi de 1946 ne se limitait pas au Diable au Corps ou aux milieux intellectuels de Saint-Germaindes-Prés. Il touchait, en France et dans la plupart des nations, les couches sociales les plus diverses, les combattants revenus à la vie civile comme leurs cadets qui avaient vu la guerre sans y participer. Leur état d’âme, le personnage du Diable au Corps en exprimait certains aspects intimes, mais aigus. Et puis, hélas ! la polémique contre la guerre et ses maux reprit très vite une terrible actualité. A la brève euphorie de 1946 avait succédé une « guerre froide », chaque jour plus violente et plus âpre. Stendhal après Radiguet, Fabrice del Dongo après Le Diable au Corps… Si dissemblables que fussent les romans adaptés, les héros, les films et les metteurs en scène, La Chartreuse de Parme que réalisa ChristianJaque fut pourtant une étape pour le « personnage » de Gérard Philipe. […] Il se peut que les souvenirs tout récents de la Résistance aient infléchi cette adaptation, comme auparavant un autre film de Christian-Jaque, Boule de suif. Philipe LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 50 accentua la contemporanéité de Fabrice del Dongo par sa fidélité non seulement à La Chartreuse, mais à toute l’œuvre de Stendhal et aux convictions de l’écrivain. Le comédien préparait toujours ses créations dans des lectures approfondies, non seulement d’un scénario, mais de l’auteur (éventuellement) adapté. Ainsi n’aurait-il jamais accepté d’incarner L’Idiot s’il n’avait été, depuis l’adolescence, un familier de Dostoïevski. Avec Fabrice, le François du Diable au Corps devient un héros viril, trouvant une réponse aux questions laissées sans réponse par une inquiète adolescence. Ce film d’époque imposa à tous une évidence : le personnage de Gérard Philipe était avant tout un romantique, porté par les passions et la générosité audelà du désespoir. destin, la conviction que l’homme ne pouvait rien contre la fatalité. Une polémique contre cette tendance forma le centre du premier film de René Clair dont Gérard Philipe fut l’interprète, La Beauté du Diable. […] Comme La Chartreuse, le film avait été réalisé à Rome, avec des grands décors à l’italienne. René Clair ayant situé son Faust à l’époque romantique, sa cour princière se trouva bien moins ressembler au Weimar de Goethe qu’au Parme de Stendhal. Ainsi, pour le grand public (et dans sa substance dramatique) le chevalier Henri devint-il une nouvelle étape, un avatar de Fabrice del Dongo. Il est bien vrai que, hasard ou non, ce rôle nouveau correspondit à l’ancien et contribua, plus qu’aucun autre, à déterminer les traits essentiels du « personnage ». […] Grand tragédien dans La Beauté du Diable, le comédien entendait que son personnage ne fût pas seulement dramatique. Le comique et même le burlesque le tentaient. Il n’y réussit pas aussi bien que dans la tragédie. On a presque oublié le rôle fantaisiste qu’il créa dans le vaudeville-poursuite, imaginé par Jacques Sigurd, Tous les chemins mènent à Rome. Il fut loin d’être excellent en s’essayant à une silhouette grotesque dans La Ronde de Max Ophüls. Mais il dut sa renommée la plus universelle au personnage héroïcomique de Fanfan-la-Tulipe. […] De Pékin à Sao Paolo, et de Melbourne à Reykjavík, ce Fanfan-la-Tulipe caracole, avec ses hautes bottes, sa chemise ouverte, son épée à la main et il a, pour un milliard d’êtres humains le visage de Gérard Philipe. […] Sur le mode voltairien, ce héros de chanson populaire prend au sérieux la guerre en dentelles et sa rapière dirige sa pointe vers d’autres conflits. A la façon des généraux, le public imagine une guerre future à l’image de la dernière. Quant il vit Fanfan tourner en bourriques les officiers supérieurs, il pensa tout autant à 1939 qu’à une « guerre froide » dont les flammes, trop réelles, brûlaient alors l’Extrême-Orient et son abominable napalm. Après La Chartreuse, si le comédien interpréta Une si jolie petite plage, ce ne fut pas seulement pour donner sa première grande chance, comme scénariste, à son proche ami Jacques Sigurd, jusque-là journaliste et critique de film. Il avait un besoin quasi physique de devenir le héros du film que réalisa Yves Allègret, un jeune homme qui se souvenait d’une enfance malheureuse, en attendant la mort sur une plage noyée de pluie et de brouillard. […] Les « films noirs » français formèrent un courant où s’inscrivit Une si jolie petite plage. On leur reprocha d’avoir repris à l’avant-guerre la résignation devant le L’année où Gérard Philipe créa Fanfan fut celle où il fut, pour la première fois le Cid, à Avignon, pour Jean Vilar et le TNP. L’année où il atteignit ce sommet, au théâtre, il déploya, pour le cinéma, son espièglerie, son ironie, sa gaieté, toutes les possibilités physiques. Les campagnes provençales le virent caracoler, ferrailler, bondir, sauter avec tant de témérité qu’il se blessa. Fanfan fit plus vite le tour du monde qu’aucun personnage cinématographique français (fût-ce Max Linder). Le producteur s’étonna quand il reçut, à plusieurs reprises, des propositions venant de pays inconnus aux marchands de films parisiens depuis les origines du septième art. Je l’ai entendu applaudir dans 51 Ripois fut peut-être sa composition la plus parfaite, où il se plut à piétiner la rose image pour presse du cœur, du délicieux et charmant séducteur. […] Il faudrait revoir ce film hors série, dont le succès fut limité, pour retrouver une exceptionnelle création mais aussi pour savoir si (oui ou non) Monsieur Ripois n’était pas une préfiguration de La Fureur de vivre, d’un certain désarroi des années cinquante. Alors qu’on avait pu le croire une création trop exceptionnelle, trop hors série pour être vraiment une création de notre temps, Ripois a certains traits communs (mais en négatif, comme dans un cliché où le noir remplace le blanc) avec le premier avatar de son personnage, le François du Diable au corps. Ripois annonce aussi son Julien Sorel et le séduisant officier des Grandes manœuvres. cette incarnation à Pékin. Si français qu’il fût, Fanfan n’avait-il pas certains traits communs avec les opéras chinois dont les interprètes sont aussi acrobates, duellistes et danseurs ? De nombreux comédiens, au théâtre ou au cinéma, devinrent prisonniers d’un personnage que leur public leur demandait de recommencer sans fin. Philipe s’entendit appeler Fanfan dans les rues de Moscou et de New York, Yokohama et Shanghai, Stockholm et Lioubliana. Mais ce rôle resta une étape dans le développement et l’évolution de son personnage. Tout heureux qu’il fût de ce grand succès populaire, il cherchait en même temps des personnages plus difficiles, soit dans leur psychologie, soit dans leur comportement lyrique. […] Avec Fanfan, un de ses plus grands succès internationaux fut, dans Les Orgueilleux, ce personnage déchu, désespéré, que l’amour peu à peu régénérait. L’on n’oublie pas sa danse hystérique sur une plage mexicaine, déguenillé, hirsute, ivre, perdu par le dégoût de soi-même et de tous les autres. Ce fut à l’écran sa première « composition ». Pour sortir de luimême, il usa de procédés, mais avec mesure et sans frôler jamais les outrances habituelles de tels rôles. On devina alors ce que pourrait être, un jour, la maturité du « jeune premier ». S’il eut moins de succès que Les Orgueilleux, Monsieur Celui qui incarnait alors, au TNP, les plus fabuleux héros classiques, revint, avec Le Rouge et le noir, à Stendhal, l’écrivain romantique, l’auteur, avec Musset dont son personnage fut le plus proche parent. Après sa création de Julien Sorel, plusieurs collections de poche rééditèrent les romans et, dans des Uniprix, les rayons souvent « manquèrent la vente » d’un « article » qui partait par dizaines de milliers d’exemplaires. On peut penser que cette avidité des lecteurs n’aurait pas déplu à Stendhal : les happy few étaient une étape vers la compréhension populaire. Et la haute mission d’un artiste n’est-elle de « populariser » sans les vulgariser, les chefs-d’œuvre ? […] Si l’on compare son Julien Sorel au Fabrice qu’il fut dans La Chartreuse, on constate combien, en sept ans, son registre s’est élargi, diversifié pour exprimer la complexité humaine. Il avait été un peu trop jeune pour être Fabrice. On le trouva un peu âgé, à trente- deux ans, pour être Julien Sorel, guillotiné à vingt-cinq ans. Mais si, comme il l’avait désiré, il avait interprété plus tôt ce héros, lui aurait il apporté de telles richesses ? Le propre d’un « personnage » est de s’enrichir avec chaque nouvelle création, comme un homme avec chaque épreuve ou bonheur que lui apporte sa vie. Ce qui est ressenti par un comédien en interprétant un grand rôle lui reste acquis et lui sert à enrichir ses autres rôles, fussent-ils antagonistes. On peut imaginer que Philipe aimait Julien Sorel et détestait Ripois, ce pauvre type. On put retrouver, dans ce nouveau héros, une fugitive expression de l’ancien. Ce ne fut pas le comédien qui eut tort, mais les critiques qui lui reprochèrent de n’avoir pas oublié l’acquis d’une autre création. Il y eut aussi du Ripois dans Armand, le lieutenant de hussards qu’il créa pour Les Grandes manœuvres. Mais autant le personnage d’Hémon était un déclassé, LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 52 en marge de la société et du pays où il vivait, autant le rôle imaginé par René Clair (en pensant, certes, aux possibilités de son ami) fut parfaitement installé dans « la Belle Epoque ». Il était le bourreau des cœurs, le roi des bals, un héros de sous-préfecture, régnant dans quelque Lunéville, fière de son régiment de cavalerie. Entre deux parties de billard, Don Juan pariait, par écrit, de séduire une belle inaccessible. Il y a, dans ce film, une scène où, dans un salon 1910, un phonographe à pavillon fait entendre si longtemps un fou rire qu’on se sent près d’éclater en sanglots, au bruit de cette gaieté feinte et indéfiniment prolongée. Ainsi, dans ce film, lorsque Don Juan est pris au piège de l’amour et devient conscient de ses propres infamies, sans pouvoir s’en dégager, la comédie tourne en tragédie. Libre à nous d’imaginer que le régiment et ses cavaliers ne partent pas en manœuvres mais à la guerre de 1914 et que, derrière les volets clos il n’y a plus une maîtresse désabusée, regardant partir son amant, mais le cadavre d’une femme conduite au suicide par le désespoir. […] Depuis le début de sa carrière, Gérard Philipe avait décidé de devenir metteur en scène, au théâtre comme au cinéma. Il s’était même fixé une date et se trouva devancer ses plans en débutant, à trente-trois ans, comme réalisateur. […] déchire pour laisser se déployer des ailes neuves. Si du moins, avant la métamorphose, la rigueur de l’hiver… A travers le peintre Modigliani (Montparnasse 19), Le Joueur, de Dostoïevski, le Valmont des Liaisons Dangereuses, le Ramon Vasquez de La Fièvre monte à El Pao, trois ans durant, le personnage chercha comment accomplir un nouvel et décisif avatar. Trois années constituent un délai bien court, surtout si l’on ignore que leurs jours sont comptés. Il ne fut pas beaucoup plus long, le temps qui jadis sépara Le Diable au corps de La Beauté du diable, ce film-pivot. La mort ne permit pas complètement au comédien de « dépouiller le vieil homme » ou plutôt le jeune homme qu’il continuait d’être depuis le début de son éclatante carrière. Peut-être, durant cette période, s’intéressaitil davantage au théâtre qu’au cinéma. Et puis, deux héros au moins des quatre qu’il incarna, s’ils l’avaient, en projet, retenus, n’emportèrent pas sa conviction lorsqu’il dut les créer. Montparnasse 19 fut le seul de ses films où l’on vit mourir son personnage sur l’écran. […] La métamorphose que Gérard Philipe put rechercher en incarnant un peintre malheureux et méconnu, il en poursuivit la quête Lors de la présentation [de Till l’espiègle], le monde était en feu, on se battait à Suez, à Budapest ; le public, croyant la guerre proche, assiégeait, non les cinémas, mais les épiceries et les postes d’essence. On ne pourrait accuser ces seules circonstances de l’échec qu’essuya Gérard Philipe pour le seul film qu’il dirigea. Le tort avait été sans doute de vouloir être à nouveau Fanfan. Un succès ne se recommence pas et Till, né de la réalité révolutionnaire et nationale des Flandres, devait être autre chose qu’un caracolant héros pour image d’Epinal. […] Si la vie lui avait été plus longtemps donnée, il serait redevenu metteur en scène en studio, comme il continua de l’être, jusqu’à la fin, au Théâtre National Populaire. Il avait trente-cinq ans quand il consentit à redevenir le simple séducteur Oscar Mouret dans un Pot-Bouille, où Julien Duvivier ne retrouvera pas l’âpreté de Zola dans la description critique sous tous les angles, d’un riche immeuble bourgeois. Parvenu au seuil de sa maturité, le comédien cherchait alors avec passion, et un peu d’anxiété, à renouveler son personnage en lui faisant accomplir une métamorphose. Ainsi, pour quelque temps, un insecte se trouve-t-il enfermé dans une chrysalide où la vie se manifeste par quelques mouvements compulsifs, avant que la carapace se 53 avait dit auparavant : « L’expérience théâtrale est importante pour l’acteur qui entend posséder à fond l’art du cinéma. » Son interprétation du Cid, en 1951, avait marqué une étape décisive dans l’évolution de son personnage à l’écran. La création d’Hamlet au Théâtre National Populaire, en 1960, aurait dû, à son tour, aider sa métamorphose. Mais il ne fut jamais Hamlet, et son personnage de l’écran ne put devenir ni homme mûr, ni vieillard. Fut-il pour cela une statue mutilée ? Nullement. Il est plutôt pareil à cette jeune fille de Sélestat qu’au Moyen Age la peste tua, en pleine fleur. On l’ensevelit dans la chaux, qui se solidifia, devint moule et conserva pour l’éternité la jeunesse et la beauté éclatante de son visage. Ainsi, pour l’art du film, continuera de vivre et d’agir, pour toujours, le personnage de Gérard Philipe, miroir de son temps… G. S. V Les Orgueilleux, réal. Yves Allégret, 1953. Photo D.R. avec Le Joueur, aventure dont il faut surtout retenir, avec son rôle de composition, la recherche de certaines dominantes colorées dans la mise en scène. Pour devenir, une libellule doit réduire sa première apparence à une transparente dépouille. Pour cesser d’être obligatoirement captif de son aimable séduction, il accepta de devenir l’haïssable séducteur Valmont, dans la version moderne que donnèrent Roger Vailland et Roger Vadim des Liaisons Dangereuses. […] Il ne lui restait plus qu’un héros à créer : Ramon Vasquez, précepteur devenant directeur d’un bagne, à El Pao, dans un état imaginaire d’Amérique latine. […] Lorsque le héros, au dernier instant d’une « fin ouverte » choisissait clairement, pour échapper à l’opprobre, de devenir victime, il appelait le bourreau, donc la mort. Ainsi, cessant de pouvoir se renouveler sur la toile blanche des écrans, le personnage de Gérard Philipe devait-il finir d’être, sans que sa disparition signifiât résignation, mais le contraire. […] Un journaliste cubain […] l’interrogea sur les rapports du cinéma et du théâtre. Gérard Philipe affirma l’autonomie de l’art du film. « Au fond, conclut-il, l’homme de cinéma ressemble surtout au poète, à l’homme qui s’exprime par les images. » Mais il LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 54 Théâtre et cinéma : Les deux faces d’un même métier par Gérard Philipe G.P. - Je ne crois pas. Louis Jouvet disait, lorsqu’on lui posait cette question : «Il y a du théâtre au cinéma une différence de souffle». L’acteur, se rendant compte tout à coup qu’il va jouer pour un cyclope qui se trouve à un mètre de lui, au lieu de jouer devant le monstre aux 2 900 paires d’yeux de Chaillot, modifie instinctivement sa projection de jeu, son souffle, et finalement son rythme. Cherchez-vous, en faisant du théâtre, à enrichir votre métier d’acteur de cinéma ? Quels sont les liens entre ces deux aspects de votre activité ? G.P. - L’un et l’autre sont pour moi parties intégrantes d’un même métier, et s’ils s’enrichissent l’un et l’autre, je ne l’ai pas recherché délibérément. Il est certain que d’avoir joué au Palais de Chaillot, dans une si grande salle, un répertoire aussi riche, m’a apporté en tant qu’acteur. J’ai pu le constater à l’écran dans Les Belles de nuit. Il y a des scènes que j’aurais moins bien jouées si je n’étais pas passé par le TNP, des scènes d’éclat notamment qui, auparavant, auraient été plus mièvres. Il est indiscutable que Chaillot est une dure école. Est-ce que l’exercice de ce métier pose des problèmes de fatigue physique, d’équilibre nerveux... ? G.P. - Jusqu’à il y a deux ans, je répondais «oui» pour la fatigue (elle est évidente...), «non» pour le reste. Mais, depuis deux ans, plus exactement depuis que j’ai tourné Ripois, je me suis rendu compte qu’un personnage aussi souligné, aussi spécialement désespérant, peut influencer un acteur dans la journée, ou le soir, quand il rentre chez lui. Je me suis alors rappelé que, quand je jouais Caligula, de Camus, au Théâtre Hébertot, je tournais dans la journée L’Idiot, et il y a eu un équilibre certain à ce moment-là entre cette force du mal pure qu’était Caligula, et cette force du bien pure qu’était L’Idiot. Pour supporter la fatigue physique, je mangeais beaucoup, et quant à l’équilibre nerveux, l’opposition des deux rôles m’a aidé. croire aux acteurs qu’ils sont libres. Et ils le sont, en fait. Mais comme c’est une partie de la composition, du style de Vilar, il se trouve que les acteurs, dans leur liberté, apportent une pierre à la construction qu’il a prévue. Durant le travail de répétition, il se fie au rythme général de la pièce, et laisse partir les chevaux emballés. Aussi bien quant à la mise en place que quant à la mise en sentiments, l’acteur apporte donc beaucoup. Ensuite, Vilar donne de grands coups de brosse, pour atténuer par-ci, souligner par-là. Ça n’a donc rien de comparable avec le cinéma. Si vous êtes amené à la mise en scène de cinéma aurezvous davantage appris de la mise en scène de théâtre, que vous avez déjà pratiquée ou d’avoir vu un certain nombre de réalisateurs au travail ? G.P. - C’est surtout d’avoir vu travailler, heureusement, beaucoup de bons metteurs en scène. Mais l’apport de la mise en scène de théâtre existe aussi, grâce à la connaisssance que l’on a, en mettant en scène au théâtre, de la nécessité du rythme. Bien sûr, le rythme du théâtre est différent du rythme au cinéma. Mais, dans une pièce à tableaux, comme Lorenzaccio, le rythme était le problème capital, car l’attention pouvait fléchir entre... (j’allais dire les rideaux... il n’y en a pas)... entre les noirs. Je pense que c’est cette marche rigoureuse d’une œuvre dramatique qu’il faudrait que je retrouve si je mets en scène au cinéma : imprimer un mouvement propre, essayer d’atteindre le style ! Extrait d’un entretien paru dans Cinéma 36, décembre 1955. V Il n’y aurait pas de différence fondamentale entre l’acteur de cinéma et l’acteur de théâtre, au moins en ce qui concerne le problème de la continuité ou de la fragmentation du rôle ? Till l'espiègle, réal. Gérard Philipe, 1956. Photo D.R. En quoi vos rapports avec les metteurs en scène de théâtre sont-ils différents d’avec les metteurs en scène de cinéma ? G.P. - C’est assez différent avec Vilar, parce que Vilar fait 55 Un mythe ou un homme ? par Philippe Tesson première rupture, une transgression des usages. Mais au-delà de l’âge physique, Gérard Philipe apparut comme un messager : il incarnait la promesse d’un véritable bouleversement du théâtre. Ce que l’on voyait alors n’avait rien de commun – en matière de représentation scénique, d’identification d’un personnage à son rôle, – avec le surgissement de ce type qui, sous la direction de Paul Oettly, transgressait, avec quel culot, presque instinctivement, tous les codes auxquels le théâtre obéissait alors. On assistait à un dépoussiérage radical. En raison du texte d’abord. Lors de récentes reprises, certains ont ironisé, estimant que le texte avait vieilli, mais en 1944-1945, la pièce a été reçue comme une libération. A cette époque, on n’écrivait pas, on ne jouait pas du tout comme cela. On jouait lourd, pesant. J’insiste : le rôle de Caligula devait être tenu par Henri Rollan, le comédien favori de Montherlant... L’après-guerre marque un incontestable renouveau du théâtre avec l’ouverture de nouvelles salles – les Noctambules, le Poche... –, bientôt, en 1947, la création du Festival d’Avignon, l’émergence de jeunes auteurs... Ce contexte historique est essentiel. De là à parler d’un désir de renouveau, d’une volonté de faire du théâtre autrement, il y a un pas que je ne franchis pas. Chez Gérard Philipe en tout cas, je ne parlerai pas de désir. A mon sens, il s’est agi là encore davantage d’un phénomène de nature. Il n’y a d’ailleurs pas eu chez lui de théorisation ni même de recherches en amont. C’est venu comme ça, d’un coup, parce que la guerre est génératrice de ruines et que, sur une friche, poussent naturellement des fleurs nouvelles... Je crois profondément à cela : ça devait venir ! Et mon intuition est que Gérard Philipe n’a pas pensé ce mouvement de l’Histoire. Même chez Vilar d’ailleurs, je ne crois pas que l’on trouve, avant guerre, des textes exprimant ce désir de renouveau. Le Prince de Hombourg, 1951. Photo Agnès Varda / Enguerand LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 V D’aucuns parlent de mythe à propos de Gérard Philipe. Mais Gérard Philipe n’est pas un mythe, c’est un homme. Le terme de mythe est passé dans le vocabulaire courant, et pour ma part je m’en méfie beaucoup. Je ne suis pas un barthophile fanatique, mais je trouve cependant très juste Roland Barthes lorsqu’il affirme, je cite de mémoire, qu’un mythe ne peut sortir de la nature des choses. Par définition, un mythe renvoie au mensonge, à l’artifice. Le concept s’accommode donc mal de Gérard Philipe. Un mythe est une construction, une déformation de la réalité, une simplification ou une amplification de celle-ci. Il serait criminel de s’abstraire de la nature de Gérard Philipe qui, de surcroît, est proche de nous. Il n’est pas dans la légende. Il me semble dangereux d’évoquer à son propos le mythe quand on a encore, grâce aux souvenirs (je suis son contemporain, de cinq ans seulement son cadet), à la mémoire, aux enregistrements et aux images du cinéma, des traces aussi précises de ce qu’il était. Repoussons donc la mythification du personnage, dépassons ce dont on parle toujours : sa grâce, son élégance, sa jeunesse..., et tentons plutôt de cerner la nature de l’être, de l’immense acteur qu’il a été, en soulignant la signification historique, sociale, artistique de cette réalité. Je l’ai vu dans Caligula, au Théâtre Hébertot. Nous étions juste au lendemain de la guerre. J’avais 17 ou 18 ans, il en avait 23. Imaginez l’impression qu’il put produire sur l’adolescent que j’étais ! Lui-même était presque encore adolescent, un début d’homme... Comment ne pas être agacé que l’on parle d’un mythe, quand on a vécu tout cela soi-même ? Gérard Philipe est le produit d’une époque, d’une histoire, comme chacun de nous, mais quelle histoire ! Elle est formidable, éblouissante. N’oublions pas que l’on sortait de la barbarie. Et le voici incarnant Caligula ! Quoique classique, à l’époque la pièce de Camus apparut très belle. Elle frappa comme un coup de tonnerre. Rappelons-nous que le rôle devait initialement être tenu par Henri Rollan. D’où une 56 57 Le renouveau est né d’une situation qui leur échappait et pour cause puisqu’il s’agit de la catastrophe, de la barbarie de la guerre qui a entraîné l’écroulement de toutes les structures. Le vocabulaire de l’époque est à cet égard révélateur. Le journal de Camus, Combat, n’annonce-t-il pas : «De la Résistance à la révolution» ? Mais si on parlait volontiers de révolution, c’était sans l’avoir préparée ! Plus rien n’était comme avant ; tout était à faire. Mais spontanément. Sans processus intentionnel. On s’est retrouvé sur un terrain nu, une table rase. Pour extraordinaire qu’il fût, Caligula participe de ce phénomène : Gérard Philipe, je le crois, n’a pas pensé son interprétation ; il l’a sentie. Et le contexte historique lui a donné l’occasion de libérer son instinct. Quant à son engagement au service du théâtre populaire, à mon sens, Gérard Philipe s’est surtout mis au service d’un homme, Jean Vilar, qu’il apprit sans doute à connaître au cours du temps et à admirer. Je ne peux pas croire que ce soit pour servir la cause du théâtre populaire que Gérard Philipe se soit inscrit aux côtés de Jean Vilar. Ce qui ne signifie absolument pas que par la suite il ne se soit pas engagé. Son parcours me semble clair : un instinct, une jeunesse, un esprit de liberté, un amour fantastique du jeu et sans doute du théâtre – voilà Gérard Philipe ! Tout cela trace, balise une route. Et la route se poursuit à son insu et aboutit naturellement à un engagement sincère, mais ni théorisé ni prémédité. C’est ainsi que je vois Gérard Philipe, d’autres me démentiront peut-être. D’ailleurs, voyez le personnage : en 1949, il décline la proposition de Vilar et lui dit qu’il n’aime pas Corneille ; deux ans plus tard, il joue Le Cid ! C’est pourquoi il m’apparaît bien plutôt comme une friche, une terre vierge recevant les bienfaits de l’expérience qui servent sa propre nature. L’homme étant extraordinairement doué, et même souvent génial, à mesure, il s’avère, il se vérifie, au hasard des rencontres. Et au cours de cette route, il y a l’engagement. Son parcours théâtral me semble vérifier ce mode de fonctionnement. Pourquoi Caligula à 25 ans ? Parce que Camus le séduit et que le rôle lui plaît, tout simplement. En 1951, il revient sur son opinion à propos du Cid. Quant au Prince de Hombourg, il ne connaissait pas la pièce avant que Vilar ne la lui propose. Et ainsi de suite... Alors, bien sûr, sa disponibilité, son innocence, sa pureté, sa virginité tendent, je l’accorde, à le mythifier. Mais encore une fois, c’était sa nature, bon sang ! Il n’était pas non plus un homme de culture : il n’avait pas une conception intellectuelle du théâtre, il n’avait pas fait un «DEA d’études théâtrales» ou préparé je ne sais quel «management de politique culturelle», comme ils disent aujourd’hui ! Je ne le vois pas non plus lire à la chandelle pendant des mois pour tirer la substance des œuvres... Non, il jouait à l’instinct. Et c’est pourquoi son interprétation du Prince de Hombourg fut exceptionnelle. Son entrée dans le rêve du personnage est inoubliable ! C’était absolument prodigieux, cela échappait à la rationalité : Philipe, un homme du sud, un latin, plongé dans la brume nordique, dans l’ineffable... Personne avant lui n’avait LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 58 su jouer comme s’il avait été lui-même le prince. C’était absolument stupéfiant. Cinquante huit ans plus tard, j’en garde un souvenir minutieux. V A force d’incarner si bien l’esprit de la génération d’après-guerre, Gérard Philipe ne serait-il pas, du coup, le contraire de la génération d’aujourd’hui qui se débat dans des temps confus? S’agit-il d’une nostalgie ? La partie de moi-même qui est puissamment réactionnaire répondra oui. Mais l’autre, quoique plus faible que la première, ne suivra pas... Gérard Philipe a incarné un esprit. S’il n’est pas un mythe, il est un symbole : il est symbolique d’une découverte de la liberté. Il est aussi le symbole du courage, inconscient peut-être, d’assumer cette liberté. Car il a pris des risques. Et s’il est le symbole, d’un renouveau, je conteste que ce renouvellement ait été ressenti dans les années antérieures comme une nécessité. Il ne fut au contraire, à mon sens, ni prémédité ni théorisé. Et cet état de fait n’est pas vrai pour Gérard Philipe seulement, qui fut la graine généreuse qui s’est épanouie sur la jachère – dans un contexte historique favorable. L’époque actuelle me semble léthargique en matière artistique, engluée dans une torpeur générale. Certes, apparaissent ici ou là des gages rassurants, quelques ébauches, mais trop rarement. A mon sens, on trouve aujourd’hui chez le spectateur des attentes qui ne sont pas satisfaites dans la création ; des questions Caligula de Camus, mise en scène Paul Oettly, 1945. Photos Harcourt qui ne trouvent pas leurs réponses. On observe plus d’audace dans l’attente du spectateur que dans l’offre du créateur... Pourtant, certains assureraient peut-être qu’il y a des Gérard Philipe en puissance, des Mozart qu’on assassine... Mais non, je ne vois pas de «Gérard Philipe» aujourd’hui ; je ne vois pas quel acteur pourrait lui être comparé. Tel ou tel (ils sont d’ailleurs rares) a certes du talent, mais n’a pas l’instinct, cette nature que j’évoquais en commençant. Et ne parlons pas de l’élégance, de la grâce... Gérard Philipe possédait une forme de pureté dont même les meilleurs acteurs d’aujourd’hui, lorsqu’ils sont mus par une force intérieure réelle, un engagement sincère, généreux, désintéressé, sont malheureusement démunis. Et puis surtout il n’y a pas Vilar ! Gérard Philipe est quand même un peu le produit de leur rencontre extraordinaire. Certes, on m’opposera qu’il y a eu Caligula avant Vilar. Mais y aurait-il eu Le Prince de Hombourg sans Vilar ? Je ne crois pas. Ce n’est pas Paul Oettly qui a «inventé» Gérard Philipe, en 1945, c’est Gérard Philipe lui-même. Il avait ce génie-là ; la grâce, au sens chrétien du mot. Mais c’est ensuite avec Vilar, à partir de 1951, qu’il se réalise pleinement. Et dans un contexte historique essentiel qu’il ne faut pas oublier pour comprendre cette émergence. Après la guerre de 14-18, la poisse des années 20-40 (malgré l’éphémère éclat du Front populaire), puis la Seconde Guerre mondiale, on sortait enfin de tout ça. La page était tournée. Cela explique la vitalité de notre génération : la liberté, enfin, nous appartenait ! D’où l’insolence, l’arrogance parfois, la joie, la jubilation éclatantes des dix ou quinze ans qui ont suivi et le phénomène Gérard Philipe. Aujourd’hui, le marché, l’argent, l’administration, l’enfermement du théâtre dans des «structures» paralysantes bloquent toute émergence. Comment un «Gérard Philipe» pourrait-il apparaître dans ces conditions ? Ou alors, ce serait un Gérard Philipe de résistance. Mais c’est dur, la résistance ! Le «vrai» Gérard Philipe était une génération spontanée de la liberté. C’est une différence capitale. En outre, se révélerait-il aujourd’hui, il ne pourrait s’épanouir, dans le contexte actuel aux pesanteurs trop lourdes. Bref, Gérard Philipe était le symbole de la légèreté et il n’a pu s’exprimer que parce que les conditions de la liberté étaient réunies. Cela n’enlève rien à son génie, mais cela diminue son mérite. Il fut porté par l’Histoire. Je poserais plus volontiers la question suivante : pourquoi ne voit-on pas apparaître un animateur, un constructeur pour briser cette lourdeur des structures ? En un mot, pourquoi pas un nouveau «Vilar» aujourd’hui ? d’après un entretien avec Rodolphe Fouano réalisé en avril 2009 59 V Petit récit d'apprentissage par Jacques Lassalle Il ne se résolvait pas à n’être – quelle étrange restriction – que ce que les autres voulaient qu’il fût. Georges Perros Une adolescence d’emprunt Quand je pénétrais dans le cinéma de ma petite ville thermale, j’ignorais jusqu’au nom de Gérard Philipe. À la sortie, dans la vie imaginaire qu’à sa suite je venais de m’inventer, il était devenu tout ensemble, un frère aîné, un autre moi-même, une manière de double idéal, d’alter ego délégué. Son rôle d’anti-héros, qui rappelait si fort le réalisme noir d’avant-guerre, équivoquait les souffrances autant que les troubles compromis que la France venait de connaître ; il annonçait aussi, après la Avec Madeleine Robinson : Une si jolie petit plage, film de Yves Allégret, 1948. Photo D.R. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 V Ce pouvait être à St Honoré-les-Bains, à moins que ce ne soit à La Bourboule, au Mont-Dore, à Andernos, dans une de ces stations thermales où mes parents m’avaient envoyé tour à tour en pension chaque début d’été, avec l’espoir que je reviendrais, sinon guéri, au moins partiellement soulagé de ce mal asthmatique qui avait oppressé mon enfance et mordait mon adolescence, à l’heure des premiers émois et des ostentatoires solitudes. Je n’avais pas encore quinze ans. L’unique cinéma du centre ville passait Une si jolie petite plage et je m’y étais rendu, seul il me semble, à une séance d’après-midi probablement, s’il y en avait. Avec quelle permission ? Au prix de quelle infraction, de quel menu mensonge? Je ne me souviens plus très bien, mais je sais que les ados étaient très surveillés alors, et que le cinéma d’Yves Allégret, de Dédé d’Anvers à Manèges, sentait le soufre. Je vis donc Une si jolie petite plage et le souvenir m’en reste aussi présent que la découverte du Troisième homme de Carol Reed avec Orson Welles, ou d’Une place au soleil de G.Stevens avec le bouleversant Montgomery Clift qui, aujourd’hui encore, reste mon Gérard Philipe d’Amérique. En littérature comme en musique, en peinture comme au cinéma, on commence rarement par les chefs-d’œuvre dûment catalogués. La tendresse que je porte aux premiers films qui m’ont transporté s’augmente, à chaque nouvelle vision, de leurs naïvetés, de leurs complaisances quelquefois à l’air du temps. Elles étaient après tout les miennes en leur temps. Mesure-t-on assez ce que pouvait représenter la découverte de l’acteur Gérard Philipe dans la vie d’un petit provincial au début des années 50 ? Il y a quelques années, j’ai rencontré Madeleine Robinson qui avait été sa toute première partenaire au théâtre de Nice dans Une grande fille toute simple, et sa partenaire, sept ans plus tard, dans Une si jolie petite plage. J’étais censé célébrer à ses côtés le souvenir de Charles Dullin, dont elle avait été l’élève peu de temps d’ailleurs après Vilar. Certes, Dullin méritait, mérite encore d’être honoré. Mais, ce jour-là, j’avais la tête ailleurs. Madeleine Robinson, dès que je l’avais vue, était redevenue pour moi la petite bonne à tout faire qui accueille, dans l’hôtel désolé du bout de la jetée, le jeune meurtrier blême à l’imperméable détrempé… Sa présence à elle me le rendait, lui, aussi proche, aussi déchirant que la première fois, quand je les avais découverts ensemble entre les dunes d’Une si jolie petite plage. J’en fis part à la grande actrice. Et elle qui, oubliée de presque tous, allait mourir quelques mois plus tard, ne put s’empêcher de sourire. Elle aussi avait été sous le charme de Gérard Philipe dès leur première rencontre. Après tant d’années, c’est avec la tendre gratitude, l’admiration sidérée d’une midinette plus encore que d’une partenaire, qu’elle parlait de lui, comme j’aurais pu en parler moi-même. 60 folle espérance de la Libération, les désenchantements de l’après-guerre et les grèves qui, deux ans durant, allaient paralyser les gouvernements Daladier puis Queuille. Quant à l’acteur il arrivait sans doute qu’il pensât à son père condamné à mort par contumace pour faits de collaboration, fin décembre 45. Son jeu se creusait alors en de brusques retraits, s’absentait en des silences prolongés et butés. Mais l’embellie ne tardait pas. Bien vite, il s’allégeait sans cesser d’être grave. Danseur, arrimé ; mutin, mutiné ; rêveur, éveillé ; rieur, angoissé ; distrait aux aguets; bûcheur, espiègle; funambule sans fil; séducteur sans calcul ; amoureux sans pesanteur. Et si adulte sous l’enfance retrouvée ; si simple à force de complexité ; si transparent à force de secret ; si clair et si ramifié; si lumineux et si ombreux ; si jeune, si invinciblement jeune, aux portes même de sa mort. La projection d’Une si jolie petite plage à peine terminée, je partis à la recherche de tous les films antérieurs de Gérard Philipe. Ce n’était pas toujours facile. La cinémathèque de Langlois et de Franju (on oublie trop souvent Franju, par ailleurs futur cinéaste du TNP, quand Varda en était la photographe), la cinémathèque donc n’en était qu’à ses débuts ; dans les provinces, les ciné-clubs et les salles d’art et d’essai ne faisaient que s’inventer, Paris était encore bien loin. Dans le même temps, je m’engageai, cela allait de soi, à ne manquer désormais aucun des films que tournerait celui qui venait de changer ma vie. La liste, hélas, n’en serait pas très longue, puisqu’interrompue, sans crier gare, un sombre matin de novembre 1959. Mais des quelque vingt films ainsi vus, souvent revus, se repéraient bien vite quelques constantes et vigilances. Après les comédies légères par lesquelles il avait commencé (Les petites du quai aux fleurs de M. Allégret, Tous les chemins mènent à Rome de J. Boyer et de son ami Jacques Sigurd, le scénariste d’Une si jolie petite plage) ou les contributions « obligées » aux divertissements de Sacha Guitry : Si Versailles… puis, Si Paris m’était conté), Gérard Philipe semblait s’être choisi entre Stendhal (La Chartreuse de Parme, Le Rouge et le noir) et Dostoïevski (L’Idiot, Le Joueur) une sorte d’alternance fondatrice. D’un de ces pôles à l’autre, pouvaient alors s’inscrire l’adolescent à jamais mémorable du Diable au corps selon Radiguet et Autant-Lara, le jeune Faust et le vieux Méphisto de La Beauté du diable selon René Clair, le misérable 61 Monsieur Ripois selon Louis Hémon et René Clément, le médecin déchu des Orgueilleux d’Yves Allégret, d’après Sartre, relayé par Aurenche et Bost, l’aimable Octave Mouret de Pot-Bouille de Duvivier d’après Zola, le Valmont des Liaisons dangereuses de Vailland et Vadim, d’après Choderlos de Laclos, et par contraste, dans le sillage lumineux du Cid au théâtre, l’éclatant Fanfan la Tulipe. C’est ainsi, que de fidélités affirmées (trois films avec Lampin, Autant-Lara, Christian-Jaques, René Clair, quatre avec Yves Allégret) en variations subtiles, autour de ses deux auteurs tutélaires, Philipe avait favorisé un certain retour en force des adaptations littéraires au cinéma et donné corps à quelques-uns de nos plus entêtants souvenirs de lecteur. Mais nous savions bien aussi qu’il ne s’arrêterait pas là : comme dans Till l’Espiègle, le metteur en scène de plus en plus souvent dirigerait l’acteur ; ses rencontres avec Ophüls (La Ronde), Becker (Montparnasse 19), Buñuel (La Fièvre monte à El Pao) le conduirait à de nouvelles ouvertures ; son attention croissante à un monde que déchiraient toujours davantage, des années de guerre froide, de conflits sociaux, de liquidations coloniales et de peuples oubliés, entraînerait probablement la mise en chantier de nouveaux documentairesfictions à l’image de cette Meilleure part, dont il avait passé commande à ses amis Sigurd et Allégret. Après vingt ans d’irréductible jeunesse, Gérard Philipe, on pouvait en être sûr, s’efforcerait de vieillir bien et d’accorder toujours davantage ses choix d’artiste à ses engagements d’homme. Le jeune acteur et son modèle Deux hivers après l’été de la révélation, je passais les vacances de fin d’année, chez un de mes oncles, médecin à Paris. Lui et sa femme avaient coutume de m’inviter ainsi à Noël ou à Pâques. Je leur devais déjà bien des découvertes : la fabuleuse animation des quartiers de la Capitale, le Louvre, Versailles, et Le Jeu de l’amour et du hasard et Poil de carotte à la Comédie-Française, La Mouette à l’Atelier, La Cantatrice chauve à la Huchette. Cette année-là, ils choisirent de m’amener à l’un des premiers fameux week-ends du TNP. Raymond Devos, Poiret et Serrault, Pierre-Jean Vaillard, que l’on associait plaisamment alors aux grands Sétois, Vilar, Brassens et Valéry, ouvraient la première soirée. Un bal la clôturait. Entre les deux étaient programmés Mère Courage et le lendemain, dimanche en matinée, Lorenzaccio. Et Gérard Philipe, Gérard Philipe en personne, jouait les deux pièces ! Le programme ne pouvait mentir qui l’annonçait dans le rôle d’Eilif, le fils aîné de Mère Courage et dans celui du rôle-titre de Lorenzaccio. Gérard Philipe n’était donc pas que l’ombre projetée de mes songes de cinéma. Je découvrais en ces journées de Noël un acteur aussi radieux sur la scène qu’à l’écran et qui, se jouant de la continuité spatiale, temporelle, rythmique de ses rôles de théâtre comme LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 62 il avait appris à se jouer de la discontinuité fragmentée des tournages, glissait d’un partenaire à l’autre, tour à tour altier, rieur, perdu, brutal comme un reître, caressant et dolent comme une fille. Si Gérard Philipe restait, bien entendu et plus que jamais, le double idéal que je m’étais choisi, il fallait aussi qu’il devint pour le jeune acteur que j’allais m’efforcer de devenir, un modèle et un guide. J’allais donc le voir et le revoir au théâtre chaque fois que cela m’était possible. Il était trop tard bien sûr pour Sodome et Gomorrhe, Caligula, Les Epiphanies ou Le Figurant de la gaîté. Trop tard aussi pour ses premiers rôles au TNP : Nucléa et La Nouvelle mandragore. Trop tard même pour Le Cid qui ne se jouait plus et pour Richard II que Philipe reprit après Vilar pour une vingtaine de représentations seulement. Mais je ne manquai aucun de ses autres rôles. Le Prince de Hombourg en particulier m’enchantait mais aussi Lorenzaccio, Octave des Caprices de Marianne et Perdican d’On ne badine pas avec l’amour. Le Cid de Corneille l’avait imposé mais c’était Musset qui devenait au théâtre ce que restaient pour lui Stendhal et Dostoïevski au cinéma. Sans renoncer par ailleurs à sa quête d’auteurs contemporains qui, à l’exemple de son ami Henri Pichette, eussent le souffle de Chaillot ou de la Cour d’honneur. Gérard Philipe trouvait en Musset le point d’ancrage à partir duquel il pouvait aborder ou aborderait bientôt Racine et Marivaux, Shakespeare et Molière, les Grecs, Lope de Vega ou Tchekhov. D.R. On me parla alors du Festival d’Avignon. Je pris aussitôt la décision de m’y rendre l’été suivant, et tous les étés qui suivraient. À partir de juillet 1953, à la sortie de Nancy où j’habitai, je m’arrêtais à une station-service et attendais qu’un chauffeur de poids lourds veuille me prendre en auto-stop, d’une seule traite, jusqu’à Avignon. Même après, quand j’eus quitté Nancy pour Paris et qu’une 2cv d’occasion eut succédé aux transporteurs de fruits et primeurs, je continuais à fréquenter le Festival. Même la mort de Gérard Philipe ne put m’en détourner. Car, entre-temps, ébloui par les spectacles de Jean Vilar et de sa troupe, j’avais décidé à mon tour de devenir acteur. Hasardeuse décision, prise en secret de mes parents qui ne l’auraient sûrement pas acceptée. Je m’inscrivis donc discrètement au Conservatoire de Nancy, l’année de mon second bac. La professeur, Suzanne Fleurant, qui succédait alors à son vénérable père, avait été la doublure parisienne de Gaby Morlay et je voyais en elle, sans qu’elle le sût, la réincarnation de Gloria Swanson, que je venais de découvrir au cinéma dans la star déchue de Sunset Boulevard (1950) de B. Wilder bien avant de la retrouver en princesse radieuse dans Queen Kelly (1922) de Stroheim. Madame Fleurant, cependant, se révélait-elle mesurée dans ses jugements et de bon conseil quant au choix et à la conduite des scènes. 63 Molière ! Le verdict paraissait sans appel, et aujourd’hui encore je ne suis pas sûr d’en être tout à fait remis. J’obtempérai pourtant et c’est dans les emplois de valets (Figaro, Dubois, Sganarelle, sinon Gros-René) que je fus reçu au Conservatoire quelques semaines avant que le pays n’apprenne, médusé, la mort de son prince d’élection. Je devais porter longtemps le deuil de Gérard Philipe. Mais était-ce encore celui de l’acteur ? Je ne savais plus trop. L’emploi qui m’était assigné ne pouvait que m’éloigner de lui. « Comme il est triste de n’être plus triste sans vous » chantait Georges Brassens. Tandis que Rodrigue, Hombourg, Octave, Lorenzaccio s’estompaient doucement alors que je me colletais désormais, sous la houlette de Robert Manuel d’abord, de Fernand Ledoux ensuite, avec tous les sacripants du répertoire. Dans le même temps, je découvrais – ou j’allais découvrir – la Mère courage par le Berliner Ensemble, le Barouf à Chioggia de Goldoni selon Strehler, et après le Marivaux shakespearien de La Seconde surprise de l’amour selon Vilar, le Marivaux réaliste et brechtien du Triomphe de l’amour selon Planchon. Ce même Planchon qui préparait un Tartuffe avec Michel Auclair, cet ami de Gérard Philipe qui s’était retrouvé avec lui sur les barricades de la Libération de Paris et dont Clouzot avait fait son Des Grieux dans une Manon des années d’Occupation. D.R. Si donc je voyais et revoyais chacun de ses spectacles, je m’étais mis surtout à imiter Gérard Philipe en tout et dans tous les rôles, pas seulement ceux qu’il avait joués ou qu’il aurait pu jouer. Je l’imitai, atrocement à n’en pas douter, à mi-chemin du pastiche et du dédoublement pur et simple, dans Cinna et dans Le Menteur, dans Le Misanthrope et dans La Corde, dans Il ne faut jurer de rien et bien sûr dans Lorenzaccio. Un événement imprévu mit fin à ce début d’aliénation. Satisfaite de mon prix de comédie remporté au Conservatoire de Nancy, ma professeure me conseilla de me présenter au Conservatoire de Paris. Pour m’y préparer, avec l’alibi d’une inscription en Sorbonne, je m’inscrivis au cours qu’assuraient en alternance Maurice Escande et Béatrix Dussane. Il se tenait au Théâtre Gramont, devenu depuis, comme beaucoup d’autres, agence bancaire. Le jour de mon arrivée, c’était le tour de Dussane. Tout naturellement je lui proposai mon triomphe de Nancy, scène rabâchée dans les cours, mais je ne le savais pas, cette scène où Lorenzaccio tente de calmer l’impatience du vieux Strozzi. Je n’avais pas prononcé trois phrases, que la terrible Dussane lança du centre de la salle où elle trônait au milieu de garçons plus ou moins narquois et de filles gentiment désolées : « Dis donc, mon gros, tu descends de là immédiatement et pour la prochaine fois tu me travailleras Gros-René ». Gros-René, moi le double filiforme de Gérard Philipe, moi, Gros-René, ce lourdaud, ce butor, le plus épais de tous les valets de LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 64 Par ailleurs, la Nouvelle vague qui commençait à déferler n’était pas tendre avec l’interprète de René Clair, d’Autant-Lara, de Christian-Jaques, d’Yves Allégret ou de René Clément. Il les avait accompagnés. Il serait, comme eux, voué aux sarcasmes et à l’oubli. Truffaut et ses amis ne plaisantaient pas lorsqu’il s’agissait de hâter leur propre avènement. Ne prenais-je pas ma part, sans tout à fait la mesurer, de leurs injustices ? Comment aurais-je pu oublier les fabuleuses révélations qu’avaient été pour moi : À bout de souffle, Les Quatre cents coups, Rocco et ses frères ? Comment aurais-je pu rester indifférent à ceux et celles qu’ils révélaient : Seberg, Girardot, Cardinale, Belmondo, Léaud, Delon, cependant que, là-bas, des States, nous arrivaient le Mitchum de La Nuit du chasseur, le Brando du Tramway nommé désir ou de Sur les quais, le Dean de La Fureur de vivre ? Une nouvelle génération décidément chassait la précédente, imposait les figures, les tics et les tropes d’une nouvelle modernité faite de matité, d’insolence narquoise, de sexualité indécise ou masquée, de sourde violence qui se libérait par éclairs. Je ne voyais plus guère les films tournés par Gérard Philipe, et lorsque je m’essayais à écouter ses enregistrements, je ne pouvais m’empêcher d’évoquer, non sans un certain sentiment de culpabilité, la diction chantante, légèrement chevrotante de Sarah Bernhard ou de Mounet-Sully, et, complémentaire par contraste, celle syncopée, quasi-mécanique de Jouvet. Si l’œil écoute, l’oreille suffit-elle à voir ? Quand les corps manquent, notre mémoire, cette chaux vive, en dissout la magie et l’éclat. Je ne sais pas imaginer la Berma sous les vieilles cires grelottées de Sarah Bernhard. À l’inverse, curieusement, tout Vilar me revient à la seule écoute de son phrasé sec, syntaxique, sans fioriture ni adornement d’aucune sorte. Ce n’est pas vrai, hélas, pour Gérard Philipe. Je relis ces lignes que Georges Perros avait consacrées à l’art de son ami : « C’est que, comme on dit, l’animal était doué. On n’avait pas besoin de lui donner l’intonation. Il la trouvait tout seul, particulière, imprévue, inattendue. Il vous broutait un texte avec frénésie, fantaisie, tout de suite chez lui, aimanté par la plus forte intelligence du mouvement. Il donnait l’impression de ne pas avoir besoin de comprendre ce qu’il disait. Mais de l’approcher par la danse, par la mimique, de laisser le verbe s’installer plastiquement, organiquement, par toutes les fibres alertées du corps. Il avait déjà cette diction très consonante, victorieuse, haut placée, cette voix vorace, agressive, cette manière insolente ou très tendre d’attaquer le discours, à son niveau maritime. Il parlait admirablement faux, hors de toute logique conventionnelle, enveloppant les mots d’une couche lyrique sans équivalent, d’une membrane de tremblement qui les faisait grésiller, et s’envoler sur la piste rouge du réseau nerveux, si riche de résonances. Cette façon d’être tout en jouant, viceversa, d’accaparer totalement le champ de l’essentiel, d’en fondre aussi amoureusement l’alpha et l’oméga, je ne l’ai connue qu’à lui ». Comment mieux écrire sur celui qui fut l’élève infiniment respectueux de son professeur, le canonique Georges Leroy ? Comment oublier qu’il se formât après tout dans la tradition d’une diction légèrement psalmodiée qui était aussi celle de ses proches contemporains : Casarès, Monfort ou Cuny ? Et comment, mieux, que dans ce très libre, donc très sincère et très affectueux hommage, cerner certains défauts qui, de leur vivant, font les très grands acteurs, et en altèrent le souvenir dès lors qu’ils ne sont plus. Tenace utopie Si le jeune homme solaire, en lequel mon adolescence s’était rêvée puis réfléchie, s’évanouissait peu à peu ; si les personnages qu’il avait joués et ceux que j’aurais tant aimé qu’il jouât – Frédéric Moreau (L’Éducation sentimentale), Augustin (Le Grand Meaulnes), Rubempré (Les Illusions perdues) , le Consul (Audessous du volcan), Platonov, et tant d’autres –, me sollicitaient moins souvent, un autre Gérard Philipe allait m’importer chaque jour davantage, et je ne cesserai plus, par la suite, de le mettre à la question. Au héros de légende, à l’acteur modèle, succédait le citoyen exemplaire, celui en qui l’homme et l’acteur ne faisaient qu’un, celui pour qui le mensonge de l’art n’était que le détour obligé vers un en-plus de vérité, dans la quête de soi et du monde. Lorsqu’à la fin du mois d’octobre 1950, Gérard Philipe rejoint Jean Vilar dans sa loge du Théâtre de l’Atelier, où il joue Henri IV de Pirandello, pour lui proposer de participer au prochain Festival d’Avignon, après le lui avoir refusé deux ans plus tôt, il a beaucoup réfléchi, renoncé à bien des tentations, connu bien des incertitudes. En mars, il a signé un des premiers l’Appel de Stockholm pour l’interdiction de l’arme atomique. Etait-il tout à fait dupe de l’équation Défense de la paix = Défense de l’URSS ? Tant de gens l’étaient alors. Sartre n’assurait-il pas que « tout anticommuniste est un chien ?» En mai et juin, Gérard Philipe a dû observer une période de repos à la suite d’une rechute pulmonaire. Il est probable qu’aidé sans doute par Anne, qui n’est pas encore sa femme et porte encore le prénom de Nicole, il peut mesurer alors les dangers d’une carrière de star soumise aux seules occurrences du marché cinématographique et des artifices d’un théâtre de divertissement dont son entourage d’origine ne l’a pas toujours aidé à déjouer les pièges et les facilités. En juillet 51, l’interprète du Cid et du Prince de Hombourg dans la Cour d’honneur du Palais des papes prend en tout cas ses responsabilités et assume par avance les conséquences de ses choix. 65 Vilar pourtant, en cet automne de 1950, ne disposait ni d’un théâtre, ni d’une troupe, ni d’argent. C’est seulement en août 51 que la création du Théâtre National Populaire viendra conforter la réussite d’Avignon et en institutionnaliser l’élargissement et la durée. Du TNP, tout naturellement, Gérard Philipe sera. Son contrat ne sera jamais qu’annuel, mais il le renouvellera aussi souvent, aussi longtemps qu’il le pourra. De la troupe qu’il vient de rejoindre, il ne fait pas qu’accepter, il revendique les horaires, la discipline, la modestie des salaires, leurs faibles écarts, le partage des tâches, l’alternance des rôles grands et petits, les rencontres-débats avec le public, l’ordre alphabétique sur l’affiche, les saluts collectifs à la fin de la représentation. Il donne désormais la priorité à son calendrier de théâtre, et l’impose à ses interlocuteurs de cinéma, avec les renoncements, les refus, les incompréhensions, les sacrifices financiers que cela entraîna souvent. Quel chemin parcouru depuis ses débuts dans la Cannes interlope de l’Occupation ! En 57, il accepte la présidence du Comité National des Acteurs, conduit celui-ci à la fusion avec le Syndicat Français des Acteurs en juin 58 et accepte d’en garder pour un an l’exténuante présidence. À la sortie de Till l’Espiègle, en co-réalisation avec le communiste Joris Ivens, peu après le rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline, quand vont survenir l’entrée des chars soviétiques à Budapest et les émeutes sanglantes à Poznan, il affronte sans se dérober les attaques que lui valent ses sympathies et celles de sa femme pour les régimes de Moscou et de Cuba. Le 28 mai 58, dix-huit mois avant sa mort, après l’insurrection à Alger et l’arrivée du général de Gaulle à la présidence du Conseil, il prend part, entre Nation et République, à la manifestation contre le fascisme. On peut en sourire aujourd’hui. Mais pouvait-on sourire alors du général Salan, des colonels activistes et de leurs officiers qui torturaient au nom de l’Algérie française ? Ce Gérard Philipe-là, protecteur intransigeant de sa vie privée, fidèle à son père et aux siens malgré de cruels désaccords, compagnon loyal, infatigable et gai de ses camarades du TNP ; citoyen fidèle à ses nouveaux engagements ; ce Gérard Philipe-là, que font mieux connaître l’admirable Temps d’un soupir d’Anne Philipe, sa femme, et l’inconsolable Chronique romanesque du frère aîné, du patron Jean Vilar ; ce Gérard Philipe-là, j’aurais cherché toute ma vie à lui trouver un successeur. C’est ce qui me conduisit, alors que je prenais la direction du Théâtre National de Strasbourg, à demander à Gérard Depardieu de me rejoindre pour jouer Tartuffe auprès de François Périer - Orgon et d’autres remarquables partenaires. On m’accusa alors de brader le service public, d’amorcer un déplorable retour à l’esprit des tournées parisiennes d’antan. Que m’importait ! Un comédien, star de sa génération, acceptait de rejoindre le TNS aux mêmes conditions, éthiques, artistiques, financières, que l’avait fait naguère Gérard Philipe au TNP ; une œuvre forte et toujours dérangeante, dès lors qu’on entendait la lire dans la lumière croisée de son temps et du nôtre ; une distribution et une équipe artistique de haute qualité ; un théâtre emblématique de la décentralisation, riche de son école et garant comme elle d’un passé d’exigence et de novation ; un protagoniste dont le cinéma avait fait une vedette populaire, mais dont les passages précédents au théâtre attestaient d’un esprit d’ouverture, d’un goût du risque et de l’amitié finalement assez peu communs, décidément les conditions d’un compagnonnage à long terme et d’une ouverture sans compromis au plus large public, semblaient réunies. Je ne savais pas alors que l’aventure amusait davantage Depardieu qu’elle ne l’engageait ; qu’il avait concerté au préalable avec la Gaumont le tournage d’un film V Photos Jean Rouvet / Collection Association Jean Vilar LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 66 dont il serait simultanément le protagoniste et le réalisateur, « d’après » ma mise en scène ; qu’enfin son exceptionnelle maîtrise des médias saurait, tant aux Etats-Unis qu’en France, tirer le parti optimal de son passage dans un grand Molière, avec alexandrins et perruque de rigueur. Tenace utopie : Quelques années plus tard, alors que j’étais censé avoir tiré les leçons de Tartuffe, puis de mon « départ provoqué » du Français en août 93, j’acceptai la proposition de Bernard Faivre d’Arcier, directeur du Festival, de revenir pour la troisième fois dans la Cour d’honneur et d’y diriger, dans une pièce de mon choix, Isabelle Huppert. Je choisis Médée d’Euripide, et crus obtenir les mêmes préalables de co-production que j’avais obtenus à Strasbourg. Très tôt pourtant, bien avant les premières représentations, je mesurai que, si remarquable, si loyale, si intelligemment complice que sût se montrer l’actrice, elle ne renoncerait jamais pour autant à se comporter autrement qu’en star. Je compris aussi qu’au théâtre, comme au cinéma, elle entendait choisir ses sujets en fonction de ses seules prédilections intimes, et ses metteurs en scène en fonction de leur notoriété du moment, plus que d’une adhésion profonde et durable à leur parcours. M’étais-je trompé ? Oui ou non, selon le point de vue considéré. Suis-je en droit de reprocher quoique ce soit à Huppert et à Depardieu ? En aucun cas. Ils vivent dans un temps bien différent de celui de Gérard Philipe. Ils ont leurs raisons et leur propre cohérence. L’un a choisi la profusion et l’ambigu désordre de l’autodérision ; l’autre confirme, à un niveau d’exigence et de travail soutenus, son goût pour une obsessionalité sélective. C’est absolument leur droit, et probablement la condition de leur génie particulier. Je ne peux m’en prendre qu’à moi si mon goût du présent ne me fait pas oublier les engagements et les fidélités de ma jeunesse, si je pense toujours que l’exemplaire dialogue de Jean Vilar et de Gérard Philipe peut susciter d’autres compagnonnages et que ceuxlà réinventeront à leur tour les nouveaux Théâtres nationaux et populaires dont l’avenir a d’ores et déjà besoin. Une dernière image me poursuit. Elle ne concerne plus ni la scène ni l’écran. C’est un soir de 14 juillet, la nuit est tiède et légère dans les Jardins du Palais des papes. Au-dessous, somnole le Rhône, aux langueurs menaçantes. La troupe du TNP se détend après la représentation. Acteurs et techniciens sont tous là, fatigués et heureux. Beaucoup de spectateurs les ont suivis et les entourent. Je suis de ceux-là. Un accordéoniste joue tout près de là. Gérard Philipe se lève, sourit aux admiratrices qui se pressent autour de lui. Il fait quelques pas et s’incline devant une jeune femme légèrement à l’écart, dont je ne sais pas encore qu’elle est devenue sa femme. C’est avec elle qu’il ouvre le bal, avec elle, mais au milieu de tous les autres, qui se mettent à danser eux aussi. J. L. Avec son épouse, Anne Philipe. Photo D.R. / Fonds Famille G. Philipe. 67 V Une histoire sans fin par Jacques Téphany et Rodolphe Fouano Lorsque la voix de Gérard Philipe s’est tue brutalement le 25 novembre 1959, quelque chose s’est arrêté dans la vie des Français, amoureux de cette grâce comme, sans doute, d’eux-mêmes. Faut-il donc mourir jeune (37 ans !) pour le rester éternellement ? Sur les ailes du temps la tristesse s’envole, prétend La Fontaine. Pourtant, en feuilletant et refeuilletant l’album de « Gérard », comment ne pas être – à chaque fois – étreint d’un regret indéfinissable, d’une tristesse étrange ? Un charme ne cesse d’agir sur ceux qui cherchent à le comprendre aujourd’hui comme sur ceux qui l’ont adoré de son vivant, hier. L’effet du portrait de Dorian Gray sans doute, car c’est bien de notre propre fragilité qu’il est question. Incarnation d’une jeunesse en pleine reconquête après les années noires de l’Occupation, icône théâtrale et cinématographique sublimée par une mort injuste survenue en pleine gloire, Gérard Philipe interroge notre inquiet aujourd’hui parce qu’il eut cette particularité exceptionnelle d’être plus qu’un comédien, un artiste qui a su s’élever à la conscience de sa responsabilité civique. Imagine-t-on un lycée ou un collège JeanPaul Belmondo ou Alain Delon ? Gérard Philipe n’était pas seulement une idole des jeunes. Il était aussi un exemple. Poursuivons la comparaison : bondissant, généreux, rieur, il ressemblait à une France ressuscitée et beaucoup de Français se reconnurent en lui. Après Fanfan la Tulipe, il aura cru lui-même pouvoir refaire le coup de l’aventurier léger avec Till l’Espiègle sans y parvenir. Belmondo fera un peu mieux dans Cartouche et Delon n’occupera pas longtemps les esprits avec La Tulipe Noire. N’est donc pas de cape et d’épée qui veut… Jacques Lassalle vient de nous dire, pour terminer sinon pour achever notre essai de portrait, en quoi cette figure fut révélatrice pour lui et pour ceux de sa génération. Il nous parle de Gérard à travers lui-même, de lui-même à travers Gérard, l’inscrivant ainsi dans une réflexion actuelle et non dans une contemplation passéiste. Il nous explique une belle vie comme il le fait habituellement des beaux textes, poursuivant infiniment l’interrogation qui nous a accompagnés dans la rédaction de ces Cahiers et à laquelle nous n’osons répondre : les destins des Philipe, des James Dean, des Marylin, des Patrick Dewaere, des Romy Schneider..., nous invitent-ils à ne pas vieillir ? Vertige… Nous avons du moins sur eux l’avantage de jouir de la beauté des choses – dont celle de leur souvenir. J. T. et R. F. Fanfan la tulipe, film de Christian-Jaque, 1952. Photo D.R. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 V On aura lu dans ce numéro très spécial par son émotion de nos Cahiers le récit d’une existence héroïque : Achille, déjà, préférait une existence brève mais folle et lumineuse à une longue vie obscure et anonyme. Le parcours de cette comète fait œuvre : tout commence, chez lui, par un dialogue étonnamment moderne entre la honte d’un passé qui ne passe pas (relation politiquement impossible avec son père collaborateur condamné à mort), et l’orgueil d’une vie devant soi qui ne doit rien aux parents. Puis il y a ce besoin d’amitiés intellectuelles, poétiques, artistiques, de compagnonnages (Henri Pichette, Georges Perros, Jean Vilar, Autant-Lara, Allégret, René Clair, René Clément…), ce goût et tout à la fois cette insatisfaction du succès, ce besoin d’une famille d’esprit et de travail (le TNP, la troupe), cette soif de responsabilités, cet esprit d’entreprise, cette modestie d’individu ordinaire, cette fierté d’homme célèbre, cette utilisation discrète, intelligente, militante qu’il eut de son image, vedette au service de son temps, cette mission artistique au service du public et de sa profession, cette magnifique relation à une seule femme quand toutes l’adulaient… 68 69 à la Maison Jean Vilar Au-delà de la mémoire collective, que reste-t-il d’un art éphémère ? Si le cinéma restitue éternellement le charme de Gérard Philipe, ne demandez pas à visionner la vidéo du Cid : elle n’existe pas. Quelques secondes d’une répétition de cette pièce avec Jean Vilar, et un court extrait de la fin du Prince de Hombourg, sont les seules images filmées de son jeu en scène. Planche-contacts de photos d’Agnès Varda ayant appartenu à Gérard Philipe. Néanmoins on trouve tout ou presque tout sur Gérard Philipe à la MJV ! À la bibliothèque : biographies (voir sources page 32), catalogues, notamment celui de l’exposition qui s’est tenue à la Bibliothèque nationale de France en 2003, articles et documentation sur ses rôles et mises en scène au théâtre. On peut visionner dans le cadre de la vidéothèque de la Maison Jean Vilar une dizaine de ses films et plusieurs documentaires sous forme de portraits. Les maquettes de costumes et ses costumes de scène au TNP et au Festival, en particulier celui du Prince de Hombourg et la cuirasse du Cid, complétée en 1990 par les bottes et l’épée grâce à un don de la famille. Et dans les archives : - De nombreuses photographies de formats divers : portraits dans ses rôles, images en famille ou en tournée, sur scène ou en coulisses - Les numéros spéciaux de Paris-Match, Cinémonde ou Jours de France qui ont accompagné sa vie de star sans oublier les albums constitués par de jeunes admiratrices à partir de photos et d’articles découpés dans la presse. - Sa voix dans les enregistrements audio des spectacles du TNP à Chaillot, dans les disques de poésie ou à l’intention des enfants comme les très célèbres enregistrements Pierre et le Loup de Prokofiev et Le Petit prince de Saint-Exupéry. - Les traces de sa vie de comédien au TNP et au Festival d’Avignon : contrats, correspondance et échanges de point de vue avec Vilar, notes de répétitions et de mise en scène … - Les différents écrits de Vilar le concernant : notes de service, lettres, hommages et souvenirs. - Ses archives personnelles enfin, données à la MJV en 1990 par sa famille nous renseignent sur son action dans la résistance au moment de la Libération et sur sa carrière au théâtre avant le TNP : Sodome et Gomorrhe, Caligula, et Les Epiphanies d’Henri Pichette. Dans la correspondance reçue, figurent entre autres les lettres de Jean Vilar, de Georges Le Roy, son professeur au conservatoire et de ses amis l’auteur Henri Pichette et Georges Perros devenu lecteur des manuscrits de théâtre envoyés au TNP. V Tout sur Gérard Philipe Un acteur dans son temps : Gérard Philipe, par Gérard Bonal, Bibliothèque nationale de France, 2003. 192 p. ill. Contient un CD d’enregistrements rares ou inédits. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 70 Les trésors de la Maison Jean Vilar... L’Association Jean Vilar a rassemblé et conserve les maquettes de costumes dessinées par les peintres Léon Gischia (cf. page 11) et Edouard Pignon, ainsi que les costumes portés par Gérard Philipe dans les spectacles du Théâtre National Populaire - Direction Jean Vilar : Le Prince de Hombourg de Kleist : le Prince Le Cid de Corneille : Rodrigue La Calandria de Dovizzi da Bibbiena : une courtisane Mère Courage : Eilif Lorenzaccio de Musset : Lorenzo Ruy Blas de Victor Hugo : Ruy Blas La Tragédie du roi Richard II de Shakespeare : Richard Les Caprices de Marianne de Musset : Octave On ne badine pas avec l’amour de Musset : Perdican À la vidéothèque : Documentaires sur Gérard Philipe : Gérard Philipe...de notre temps, réalisation Monique Chapelle, INA 1962. (1h12) Portrait d’un chevalier : Gérard Philipe, réalisation Philipe Prince, Alberte Robert, INA 1979. (4 x 26mn) Gérard Philipe : un prince dans la foule, réalisation Dominique Cazenave, Cinétévé 1994. (1h10) Gérard Philipe : un homme, pas un ange réalisation Michel Viotte, La Compagnie des Indes 2003. (52mn) Archives sonores : Enregistrements de spectacles du TNP Direction Jean Vilar Des extraits de spectacles avec Gérard Philipe dans le coffret Les Grandes heures du TNP, comportant cinq CD, un DVD et un livre (éd. RYM Musique, 2007). Intégrales : Le Prince de Hombourg de Kleist, avec Gérard Philipe (le Prince), Jean Vilar (l’Electeur)... (archives radio, 1951 INA). Le Cid de Corneille, avec Gérard Philipe (Rodrigue), Jean Vilar (le roi Don Fernand), Silvia Monfort (Chimène)... Réédité en 2006 par EPM Littérature (2 CD audio) Lorenzaccio de Musset, avec Gérard Philipe (Lorenzo), Daniel Ivernel (le duc Alexandre),... 1954. Réédité en 2007 par EPM Littérature (2 CD audio) La tragédie du roi Richard II de Shakespeare, avec Gérard Philipe (Richard), Georges Wilson (Northumberland)... 1955. Réédité en 2006 par EPM Littérature (2 CD audio) Extraits de spectacles du TNP : V Costume porté par Gérard Philipe pour le rôle-titre du Prince de Hombourg, Avignon 1951. Photo Patrick Lorette. L’Inoubliable Gérard Philipe, les grands moments du TNP de Jean Vilar : Extraits du Prince de Hombourg, Ruy Blas, Lorenzaccio, On ne badine pas avec l’amour, Les Caprices de Marianne. (disques Adès) Jean Vilar - Gérard Philipe : J’imagine mal la victoire sans toi Lettres, notes, propos 1951-1959 édité en 2004 par l’Association Jean Vilar à partir de ses archives. 64 p. ill. (en vente à la Maison Jean Vilar : 8 euros). 71 Vilar aujourd’hui 38 ans après sa disparition, la figure emblématique de Jean Vilar ne cesse d’être sollicitée, accommodée... Voici quelques exemples récents pour nourrir cette rubrique de nos “Cahiers” initiée dans le numéro précédent. Olivier Py Nicolas Truong Odile Quirot article paru dans Le Monde, 15 février 2009 : Le Monde, 8 mars 2009 : Le Nouvel Observateur, 21-27 mai 2009 : « Ebauché par le Front populaire en 1936, activé à partir de 1946 et personnifié par Jeanne Laurent, alors sous-directrice des spectacles au ministère de l’Education nationale, le ministère de la Culture est officialisé en 1959 par de Gaulle. La nécessité de reconstruction nationale était supérieure aux enjeux politiciens, et André Malraux, dans un simple télégramme, pouvait dire à Jean Vilar «peu importe que vous soyez communiste ou non, votre projet est d’intérêt général, c’est ce qui importe.» Les plus grands doutes frappaient la légitimité d’un ministère des arts. En effet, les exemples propagandistes du Reich et de l’URSS empêchaient de penser un financement de la création qui ne transformât pas la liberté artistique en esthétique d’Etat. Nul ne songe plus aujourd’hui qu’une subvention implique en contrepartie sujétion aux idéologies dominantes. Le ministère de la Culture a organisé, pour ne pas dire inventé, la culture populaire hors du divertissement de masse et la liberté artistique libérée des enjeux commerciaux, se posant, dans le respect des publics, en protecteur des artistes. » « Faite de tout petits riens, elle vous glisse entre les mains... Comme la chanson du même nom, la culture populaire ne cesse d’échapper à sa définition. Lors de sa résurgence après guerre, son identité paraissait pourtant assez claire. Fondateur du Théâtre national populaire, Jean Vilar cherchait à « réunir dans les travées de la communion dramatique le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé» . De Vilar à La Nouvelle Star, de Guitry aux Ch’tis, de la récréation du peuple à la célébration du people, son identité s’est brouillée. » « Chef de troupe et fondateur-né, fin politique [Roger Planchon veut] un théâtre fixe quand la décentralisation ne jure alors que par l’itinérance. Ce sera le Théâtre de la Cité à Villeurbanne qui, en 1972, hérite du beau sigle TNP (Théâtre National Populaire) inventé par Jean Vilar. Pour cause de mérite. Car Roger Planchon, entouré d’une équipe de fidèles, a rêvé et réalisé un théâtre exigeant pour tous, farouchement européen et partageur. Un théâtre service public. » [Vilar lui-même le disait : « On oublie trop que je ne l’ai pas fondé [le TNP]. Le Théâtre National du Palais, non pas de Chaillot, mais du Trocadéro, a été créé à la suite d’un vote de la Chambre des Députés, en 1920. […] L’initiative politique appartint à Aristide Briand et à Paul-Boncour. De Firmin Gémier à Pierre Aldebert, mon prédécesseur, le théâtre connut des fortunes diverses.» Ce n’est qu’en 1951 en effet que Vilar, âgé de 39 ans, en devient le directeur.] Marie-Josée Roig député-maire d’Avignon (conférence de presse pour présenter l’avant-programme du Festival, 18 mars 2009) : « […] Un mot cette année sur la célébration du 700e anniversaire de l’arrivée des papes à Avignon. Un mot pour dire qu’aux neuf papes qui ont forgé une partie de son histoire officielle, j’ajouterais volontiers le nom d’un dixième qui est Jean Vilar. Riche de ce glorieux passé, la Ville ne s’est pas contentée d’être l’usufruitière de son histoire ancienne. Et ne faut-il LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 72 pas voir dans sa capacité d’accueillir durant un mois des milliers de spectateurs et de visiteurs - qu’on appelle d’ailleurs des pélerins - de toutes origines géographiques, une réminiscence des pratiques locatives du 14e siècle lorsqu’il a fallu loger dans cette petite ville (de 8.000 habitants au départ) des flots de population attirés par la cour pontificale ? Si les papes, si Jean Vilar n’avaient pas fait un acte de foi sur cette Ville d’Avignon, nous n’aurions pas aujourd’hui le palais et le Festival. » Jean-Pierre Thibaudat rue89.com, mars 2009 : Boulez pour la compagnie de théâtre Renaud-Barrault. Cinq ans plus tard, Jean Vilar lui commandait la partition du Prince de Hombourg, joué au Festival d’Avignon par Gérard Philipe et Jeanne Moreau. Pour lui, c’est le début d’une collaboration qui se poursuivra pendant douze ans à Chaillot où il sera nommé directeur musical du Théâtre National Populaire. « Les plus belles années de ma vie, dira-t-il. Des années d’inspiration, d’amitié, de bonheur avec un homme qui faisait un théâtre populaire et non pas populiste. » Brigitte Salino Le Monde, 10 mars 2009 : [A propos du même spectacle] : « Quand Jean Vilar a créé la pièce au Festival d’Avignon, en 1951, Hombourg incarnait, à travers Gérard Philipe, les jeunes espoirs et les ombres intranquilles d’une France tout juste sortie de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, à Toulouse, une jeune femme, MarieJosé Malis (prononcer « malice» ) pose les questions du collectif et de la loi. » Julie Connan lefigaro.fr avec AFP, 30 mars 2009 : « Après des études musicales, notamment par correspondance sous l’Occupation, [Maurice Jarre] était devenu percussionnistetimbalier et avait formé en 1946 un duo avec le compositeur Pierre 13 mai 2009 : Le dramaturge, comédien et metteur en scène français Roger Planchon, qui était âgé de 77 ans, est décédé mardi à Paris d’une crise cardiaque. [Il] était généralement considéré comme un des metteurs en scène de théâtre français les plus importants depuis Jean Vilar. Dominique Hervieu et José Montalvo Directeurs du Théâtre National de Chaillot (édito de la saison 2009/2010) Libération.fr 31 mars 2009 : « Le Prince de Hombourg est de retour. Après la mythique version de Jean Vilar avec Gérard Philipe et la magistrale proposition qu’en fit Matthias Langhoff au début des années 80, il faudra désormais compter avec la version embuée de chuchotements et cinglée de déchirures que propose Marie-José Malis de la belle pièce de Kleist. » AFP « [Maurice Jarre] rencontre aussi Pierre Boulez dans les coulisses du théâtre Marigny, où il gagne un peu d’argent en faisant musicien pour la compagnie Renaud-Barrault. C’est là que Jean Vilar le repère et l’engage comme directeur musical du TNP. Jarre tiendra ce pupitre pendant douze ans : « Les meilleures années de ma vie» , aimait-il à dire. Sa première composition pour la scène, en 1951, est une musique pour Le Prince de Hombourg, de Kleist, donné à Avignon dans la Cour d’honneur (Jarre, volontiers expérimentateur, avait placé des musiciens derrière le public pour varier les sources sonores). » Le théâtre trouve son ultime légitimité dans le plaisir qu’il procure. Toute la question est de savoir comment de surcroît ce divertissement peut devenir une source d’énergie et de réflexion. Jean Vilar Chaillot, lieu de vie, de plaisir, d’énergie et de réflexion : tel pourrait être le manifeste pour cette saison 2009/10 ! Chaillot, théâtre de création, théâtre de la jeunesse, du dialogue avec le public, théâtre qui accueille toute la diversité des esthétiques. Chaillot redevient un théâtre de création. » Le Monde.fr avec AFP, 27 avril 2009 : « [Un Molière] a été remis à Monique Chaumette, doyenne des lauréates de la soirée (82 ans), qui a commencé sa carrière au TNP. Une institution décidément à l’honneur puisque les hommages ont aussi été rendus à Gérard Philipe, l’un de ses acteurs mythiques (mort il y a cinquante ans), et au compositeur récemment disparu Maurice Jarre, dont les « trompettes» annonçaient les spectacles de Jean Vilar. » 73 HOMMAGE Maurice Jarre Maurice Jarre du TNP aux Oscars «Il nous reste de tout cela, de tous ces souvenirs de travail, une seule chose : la musique de Maurice, l’ouverture, les chansons, la farandole, le final...». Vilar parlait des Caprices de Marianne de Musset, de sa création à Avignon en 1958, des «nuits tièdes et merveilleuses»... Il ajoutait : «Je me souviens que nous avions décidé de jouer l’œuvre sur un tempo extrêmement lent, paresseux. Un adagio amoroso et sceptique». C’est bien là le sentiment qui nous emplit le cœur, particulièrement celui des anciens compagnons et témoins, depuis que nous est parvenue la nouvelle de la mort de Maurice Jarre, à 84 ans, là-bas sur les bords du Pacifique, à Malibu où le compositeur de Lawrence d’Arabie, de Docteur Jivago, du Tambour, de Witness, du Cercle des poètes disparus... s’était établi depuis plus de trente ans. Il disait qu’il donnerait volontiers tous ses Oscars et autres prix pour revivre les douze années vécues au TNP auprès de Jean Vilar. La mémoire est une historienne partisane. Dites T.N.P. et la trinité Vilar-Gishia-Jarre émerge de tous les souvenirs. D’autres peintres ont illustré les spectacles du TNP, d’autres compositeurs ont écrit des musiques de scène pour Vilar (et non des moindres : Georges Delerue, Duke Ellington...) mais le cœur du public a élu ses champions dès la création à Avignon en 1951 du Prince de Hombourg. Vilar venait de rencontrer Maurice Jarre chez Jean-Louis Barrault. Il y jouait Œdipe d’André Gide et l’ex-élève violoniste du Conservatoire de Sète fut sensible aux percussions de la partition écrite pour la pièce par le jeune chef d’orchestre, exélève de Charles Münch au Conservatoire de Paris. Vilar lui propose de composer la musique de scène du Prince de Hombourg. Hésitation de Jarre, gardant un souvenir soporifique de la pièce «militariste» de Kleist étudiée quelques années plus tôt pour son baccalauréat. L’assurance que Gérard Philipe serait le Prince le convainc. Double défi : faute d’argent, les musiciens exécutants (15 au maximum) devront être recrutés à Avignon. L’immensité du plateau du Palais des Papes (celui du Palais de Chaillot allait bientôt confirmer l’exigence) interdisant la construction de véritables décors, la musique devra remplir le rôle de décor sonore. Jarre introduit donc le public au cœur du château du Grand Electeur de Brandebourg en répartissant ses musiciens – les fameuses trompettes notamment – tout autour de la Cour d’honneur. Autre nouveauté : l’idée d’utiliser le gros bourdon de la Cathédrale Notre-Dame des Doms dominant le Palais des Papes pour accompagner dans Lorenzaccio les adieux à la ville de Florence des républicains bannis, tourna court : la cloche, appelée naguère à signaler les LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 74 grands incendies, affola les Avignonnais extérieurs au Palais, et son usage fut interdit. Mais les fanfares de Lorenzaccio inspirèrent celles qui depuis plus de 50 ans annoncent au public du Festival d’Avignon que le spectacle va commencer. En douze ans, Maurice Jarre a composé près de 70 musiques de scène pour le TNP, certaines in extremis, en une nuit, comme pour Le Faiseur, Vilar n’ayant souhaité de musique pour la pièce de Balzac que la veille de la première ! Un coffret de 3 CD, produit par Jacques Hiver et les Editions Milan Music, rassemble l’essentiel de ces enregistrements sous la direction du compositeur : résurrection par la musique d’une période unique de l’histoire du théâtre français. Comment évoquer Maria Casarès-Lady Macbeth sans son halo sonore somnambulique ? Vilar-Don Juan sans l’ambiance hallucinée de son châtiment céleste ? Gérard Philipe-Octave sans que la Chanson de l’Etoile des Caprices de Marianne, chantée par André Schlesser, ne revienne vous étreindre le cœur ? Georges WilsonUbu sans son Tango du plumeau ? Daniel Sorano-Argan sans sa cérémonie burlesque du Malade imaginaire ? Charles Denner, Christiane Minazzoli, Roger Mollien, Philippe Avron sans le Carnaval des Rustres ? Compositeur de près de 120 films (de Franju et Resnais à David Lean et Volker Schlöndorff ), c’est l’homme de cinéma que la presse internationale (sauf rares exceptions) a exclusivement célébré en annonçant sa mort. C’est pourtant au théâtre que Maurice Jarre a appris qu’il fallait «trouver les quatre ou cinq notes qui resteront attachées au film pour toujours» et que «la chanson, art populaire entre tous, devait avoir une ligne mélodique facile à retenir». V V A la demande de Vilar, soucieux déjà d’une banlieue qui chanterait, Maurice Jarre a écrit une véritable comédie musicale sur un livret de Raymond Queneau et Roger Pillaudin. Poésie des faubourgs, humour du langage, pot-pouri de genres musicaux (chansons, danses modernes, parodies d’opéra classique, intermèdes électroniques d’onirisme insolite), Loin de Rueil fut l’heureuse révélation de comédiens chanteurs. Jean Rochefort se souvient du compositeur, «jeune homme séduisant – et qui aimait séduire –, narquois et réservé, et qui se payait le luxe d’avoir du génie». Le directeur de la musique dirigeait en direct toutes les représentations du TNP. Les nombreuses tournées à travers le monde et le travail avec des musiciens étrangers l’avaient rendu, disait-il, polyglotte. Aimé de tous ses interprètes, il se souvenait du conseil de son maître Charles Münch : «Pour être un bon chef d’orchestre, il faut 50% de technique et 50% de diplomatie». Répétition de Antigone, mise en scène Jean Vilar, Festival d'Avignon 1960. Photos Mario Atzinger Un CD vient de sortir, Maurice Jarre - Concert works, cinq œuvres de concert en marge de ses créations-spectacles, parmi lesquelles une Passacaille à la mémoire d’Arthur Honegger, son ancien professeur au Conservatoire de Paris, et une œuvre pour violon et orchestre, Mobiles, pièce aléatoire aux 120 combinaisons possibles, dédiée à Jean Vilar, l’ex-violoniste sétois, que Devy Erlih a magistralement créée et enregistrée. Maurice Jarre au TNP : un CD d’extraits des musiques de scène créées par Maurice Jarre pour le Théâtre National Populaire direction Jean Vilar a été réédité en avril 2009 par ULM. Roland Monod 75 par Maurice Jarre refusons à utiliser des micros et des haut-parleurs, cette formule présente d’ailleurs une petite difficulté technique, c’est que les musiciens doivent constamment se déplacer et courir d’un lieu à un autre. Je suis sûr que ce besoin de techniques nouvelles au service de la sincérité, nos spectateurs le ressentent comme nous. Les musiques de scène que j’ai, jusqu’ici, composées pour le TNP, comportent deux parties, la “musiquedécor” et la “musique dramatique”. Arts-spectacles, juillet 1952 V HOMMAGE Le décor sonore La “musique-décor” est destinée à recréer une certaine atmosphère, historique. Par exemple, les fanfares militaires allemandes du Prince de Hombourg, ou les fanfares florentines de Lorenzaccio. Ces dernières, bien que repensées pour les oreilles modernes, sont directement inspirées de l’orchestration et des tempi de la Renaissance, plus lents que les nôtres, avec une prédominance des cordes et des hautbois. Maurice Jarre dirige l'orchestre, le metteur en scène Jean Vilar observe du plateau : répétition de Antigone, Avignon 1960. Photos Mario Atzinger Le rôle de la « musique dramatique » est tout différent. Elle souligne le texte. Elle présente les personnages et décrit l’évolution de leurs sentiments. Il n’y a plus alors à se préoccuper de l’époque, ou de ses rythmes. Jean Vilar attache de plus en plus d’importance à l’élément sonore. Ainsi pour L’Avare, il n’avait pas jugé utile d’utiliser la musique. Finalement, il s’est aperçu que celle-ci était indispensable pour les enchaînements et dix heures avant la générale, il m’a demandé une petite partition. Nous avons cet hiver tenté plusieurs expériences pour découvrir des sonorités encore inexistantes et dont nous avions besoin. Ainsi, pour Nucléa, nous avons eu recours à de petites astuces techniques, celle-ci par exemple : pour ne garder que les harmoniques de chaque note, j’ai collé de la pâte à modeler entre les cordes d’un piano. Mais nos essais les plus passionnants touchent à la stéréophonie. En cela, Avignon est pour moi un merveilleux champ d’expérience. Au lieu de placer l’orchestre à une place fixe, nous disposons des groupes sonores dans différents endroits du Palais. La musique arrive aussi bien de face que de dos, que de côté, ce qui donne une étonnante impression de relief. Le spectateur est entouré de sonorités. Il participe ainsi plus intimement au spectacle. Je suis persuadé que la musique au théâtre doit vivre, tourbillonner et provenir de lieux insolites. Ici, où nous nous LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 76 Jean Leuvrais Avec Jean Leuvrais, c’est un des fondateurs d’Avignon qui disparaît, comédien des premières heures du Festival et proche de Jean Vilar qui le tenait en grande estime. touche-à-tout surdoué Étrange et attachant destin que celui de ce touche-àtout surdoué ! Recalé après guerre au très récent IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques, aujourd’hui FEMIS) pour cause d’impréparation, il entre aux Beaux-Arts mais il est déjà furieusement attaché aux techniques classiques « contre » les impostures contemporaines. Il préfère donc bientôt suivre les cours de piano de Marguerite Long, dont il écoute le conseil : puisque ses parents ne sont pas bien riches, inutile de rêver à une carrière de soliste ! Il s’attache alors aux pas de Béatrix Dussane qui le prépare au Conservatoire de Paris où il entre... naturellement, dans la promotion des Le Poulain, Hirsch, Bouquet, Moreau… Compagnon de Vilar, il sera aussi celui de Roger Planchon et poursuivra une carrière d’acteur et de metteur en scène avec les Tréteaux de France de Jean Danet. Il crée aussi de nombreux textes pour la radio. Personnage à la fois classique et original, traditionnaliste et moderne, anarchiste et rigoureux, parfois trop agressif mais toujours profondément amical, il possédait une immense culture et tous les talents ! À tel point qu’il n’achevait rien, la perfection restant toujours devant lui. Un personnage digne de Thomas Bernhard, pas vraiment sa tasse de thé pourtant, de ces pianistes qui seront Gould ou rien, et comme ce n’est pas possible… On pense à lui comme L'Aurore, 9 Septembre 1947 V Jean Leuvrais, l'avocat du Dossier Oppenheimer, mise en scène de Jean Vilar, Paris, 1964. Photo D.R. à un homme en chantiers perpétuels que seule la mort pouvait obliger à mettre un point final à quelque chose : sa vie, sinon son œuvre. C’est un ami cher appartenant à une famille et à une génération théâtrale exceptionnelles que nous perdons. Jacques Téphany Jean Leuvrais au Festival d’Avignon et au TNP : 1947 La Tragédie du roi Richard II de Shakespeare : Jean de Gand et l’évêque de Carlisle Histoire de Tobie et Sara de Claudel : le récitant La Terrasse de midi de Clavel : Léopold 1951 Le Prince de Hombourg de Kleist : le Comte Reuss et Sparen Le Cid de Corneille : Don Gormas 1952 : L’Avare de Molière : Anselme Nucléa de Pichette : l’amant et un capitaine Lorenzaccio de Musset : Sire Maurice 1953 : Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot : un héraut La Mort de Danton de Büchner : Collot d’Herbois 77 personnage combattant On n’a pas trente-six éblouissements dans une existence de spectateur. N’ayant connu ni l’Avignon ni le TNP de la légende vilarienne, certains spectacles de Giorgio Strehler ou d’Ariane Mnouchkine trouvent immédiatement leur place dans un panthéon personnel, mais aussi ce Tartuffe que Roger Planchon donna dans la Cour d’honneur du Palais des papes en 1967. Plus que d’un Richard III encombré de machines compliquées, plus que de Bleus, blancs, rouges à la fois passionnants d’intelligence mais confus dans l’expression dramatique, on garde le souvenir d’un Molière mené tambour battant à la manière brillante et profonde d’une Règle du jeu revisitée. Comme naguère Le Cid avait été rendu à sa folle et insolente jeunesse par le clair duo Vilar-Philipe, Tartuffe était réinventé et comme réécrit pour nous, rendu à sa puissante présence, interprété – il faut le souligner – par un V Jean Vilar et Roger Planchon devant le Petit Palais où eurent lieu les représentations de Richard III de Shakespeare et Georges Dandin de Molière, Avignon 1966. Photo Mario Atzinger Michel Auclair impeccablement double. C’est à peu près de ce temps qu’on cessera de dire Le Tartuffe de Molière ou le Richard de Shakespeare quand ils étaient « de Planchon » ou « de Chéreau » : le metteur en scène français affirmait pour un moment sa prééminence sur l’auteur. Il faut dire qu’on découvrait alors les joies de la mise en abyme, que les intelligences, au hasard d’un barthésisme pas toujours bien maîtrisé, se complaisaient dans la critique de la critique : ce Tartuffe fournissait les arguments les plus pertinents d’une dissertation épatante, et Roger Planchon excellait dans l’art de l’analyse. Jusqu’à cet immense Christ lacéré qui barrait le mur de la Cour d’honneur laissant en suspens toutes les supputations : Roger n’aime V HOMMAGE Roger Planchon Louise Roblin, Colette Dompietrini et Jean Bouise : Georges Dandin, 1966. Photo Mario Atzinger LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 78 pas le mur, Roger n’aime pas le plein air, Roger est un iconoclaste… Roger s’est toujours gardé de répondre. Ce n’est d’ailleurs pas l’usage madré qu’il avait de son intelligence qu’on admirait le plus, ni son habileté à pousser à bout, jusqu’à l’absurdité, le système politique de la subvention. Proche cousin de quelque Guy Debord – mais en quelque sorte agrégé à cela même qu’il dénonçait, on l’imagine déçu de n’avoir pas été le cinéaste que son théâtre promettait et que Les Cahiers du cinéma interviewaient longuement, comme un de la famille. Finalement, venu du théâtre, il resta au théâtre. Venu de la province, il y demeura fidèle, créant à Villeurbanne ce foyer de création, de recherche et d’essai au beau nom de Théâtre de la Cité, lequel devait légitimement hériter de la couronne vilarienne du TNP et de sa mission décentralisatrice. Doué d’un physique romain et d’une voix au timbre à la fois envoûtant et coupant, ses apparitions comme acteur au cinéma témoignaient de son irradiation. Son courage, et sa puissance étaient incontestables. Il sut s’entourer d’une équipe d’excellence cimentée par une fidélité à toute épreuve (en quoi il rejoignait Vilar) : Robert Gilbert bien sûr, mais aussi Jean Bouise, JeanPierre Cassel, Marie Dubois, Claude Brasseur, Jean Leuvrais, Anouk Ferjac, Michel Auclair, Pierre Meyrand, Francine Bergé, Sami Frey, Claude Lochy, Isabelle Sadoyan, Colette Dompietrini… Plus tard, les acteurs Michel Serreau ou Claude Rich, les metteurs en scène Patrice Chéreau ou Georges Lavaudant ne pourront recevoir d’ordination que des mains de Planchon. Peut-on lui reprocher d’avoir ouvert la boîte de Pandore en distribuant les rôles de ses pièces à des acteurs de renom au détriment des obscurs de sa troupe ? Le plateau de Bleus, blancs, rouges réunissait un casting de stars, et l’on croyait savoir que Roger commençait par penser à Richard Burton et Elisabeth Taylor pour se résoudre à faire avec les petits soldats de sa compagnie ! Il n’empêche, ceux qui ont connu Avignon lors de sa première révolution des années 66/67 se souviennent du retour d’une vraie équipe, insolente et jouisseuse, fouettée par la force aussi libre qu’exigente d’un personnage combattant. La Maison Jean Vilar s’associe à la peine éprouvée par tous ceux qui ont approché Roger Planchon. V Jacques Téphany Dans un film de Roger Pic consacré à la photographie de théâtre, Roger Planchon exprimait sa méfiance à l’égard de la photographie au prétexte qu’il y voyait souvent beaucoup de morts. Lorsqu’on feuillette l’album de ces années-là, force est de lui donner raison... Michel Auclair : Richard III de Shakespeare, Avignon 1966. Photo Mario Atzinger Danielle Volle, Jean-Pierre Cassel et Marie Dubois : Bleus, blancs, rouges ou les libertins, de Roger Planchon, Avignon 1967. Photo Max Parpaleix Lucienne Lemarchand, Jacques Debary, Anouk Ferjac, Colette Dompietrini, Claude Brasseur, Gérard Guillaumat, Françoise Seigner, Claude Lochy : Tartuffe de Molière, Avignon 1967. Photo Max Parpaleix 79 soutenez la maison jean vilar... en vous abonnant à ses Cahiers ... adhérez à l’Association Jean Vilar Nom, prénom : Adresse : Code postal : Ville : Tél. : email : Adhésion : 25 euros Bienfaiteurs : à partir de 40 euros Montant : Date : Chèque à l’ordre de l’Association Jean Vilar. Merci. Bulletin à adresser à la Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon Les précédents Cahiers de la Maison Jean Vilar sont disponibles en téléchargement sur le site http://maisonjeanvilar.org L’équipe permanente La Maison Jean Vilar de la Maison Jean Vilar est subventionnée par Association Jean Vilar et accompagnée par ses mécènes Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Directeur de la publication Jacques Lassalle Président : Jacques Lassalle Directeur délégué : Jacques Téphany Directeur adjoint : Jean-François Gachet Assistant : Roland Aujard-Catot Attachée de direction : Frédérique Debril Directeur de la rédaction Jacques Téphany Responsable technique : Francis Mercier Accueil : Mélinda Meunier Entretien : Fernande d’Antonio Bibliothèque nationale de France Conservateur en chef : Marie-Claude Billard Bibliothécaires : Rédacteur en chef Rodolphe Fouano Secrétariat de rédaction et réalisation Frédérique Debril Sylvie Barce, Catherine Cazou, Elisabeth Roisin et la Couscousserie de l’Horloge Assistante : Jeanne Gleye LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 108 Imprimerie Laffont - Avignon 80 Pourquoi, de tous ces personnages insensés de courage ou de perversité, de grandeur ou d’amour, Gérard Philipe resterat-il désormais pour moi Perdican ? Peut-être que c’est parce que c’est la dernière image vivante, je veux dire au théâtre, et non cette ombre de l’écran, que je garde de lui. Ah, quel Perdican c’était ! Intolérable comme la jeunesse. […] Perdican ne pouvait vieillir. A trente-sept ans, l’âge où meurt Pouchkine , Apollinaire, Maïakovsky, il a fermé ses yeux avant d’être différent de lui-même. Oui, en un jour, tout change sous le soleil… De Kean, de Frédéric Lemaître ou de Talma, quand nous pensons, nous ne voyons plus que le visage d’un homme âgé ; Gérard Philipe, lui, ne laisse que l’image du printemps. Il faut savoir amèrement l’en envier. Les héros comme lui ne prennent jamais de rides.[…] Par le monde entier, cette mort frappe de stupeur tous ceux qui ont la tête pour les rêves et un cœur pour aimer. Par le monde entier, tous ceux qui ont le sang généreux partagent le deuil français. Les siens l’ont emporté dans le ciel des dernières vacances, à Ramatuelle, près de la mer ; pour qu’il soit à jamais le songe du sable et du soleil, hors des brouillards, et qu’il demeure éternellement la preuve de la jeunesse du monde. Et le passant, tant il fera beau sur sa tombe, dira : « Non, Perdican n’est pas mort ! » Simplement il avait trop joué, il lui fallait se reposer d’un long sommeil. Louis Aragon (France nouvelle, 3 décembre 1959) Photo Mario Atzinger http://maisonjeanvilar.org ISSN 0294-3417 CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR - N° 108 - JUILLET Couverture : Gérard Philipe, Rodrigue dans Le Cid, Festival d’Avignon 1951. Photo Agnès Varda / Enguerand. n 108 ° 2009