REPÈRES

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HOMME DE THEATRE
REPÈRES
1922 : naissance à Cannes / 1942 : débute au théâtre dans Une grande fille toute simple d’André Roussin / 1943 : Sodome et
Gomorrhe de Jean Giraudoux / 1945 : Caligula d’Albert Camus au Théâtre Hébertot. 1947 : Le diable au corps de Claude AutantLara / 1951 : Entrée au Théâtre National Populaire / Le Cid de Pierre Corneille et Le Prince de Hombourg d’Heinrich von Kleist au
Festival d’Avignon / Mère Courage de Bertold Brecht / 1952 : Lorrenzaccio d’Alfred de Musset au Festival d’Avignon / Fanfan la tulipe
de Christian Jaque / 1953 : Richard II de William Shakespeare au TNP / 1954 : Ruy Blas de Victor Hugo au TNP/ Le Rouge et le Noir
de Claude Autant-Lara / 1958 : Les caprices de Marianne d’Alfred de Musset au Festival d’Avignon et au TNP / 1959 : Les Liaisons
dangereuses de Roger Vadim / Mort à Paris.
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Gérard Philipe
Il y a cinquante ans disparaissait Gérard Philipe. Derrière l'image de
la séduction, se dessine celle, plus subtile, d'un comédien engagé qui
a rendu les plus beaux rôles du répertoire à un large public populaire.
Il y a cinquante ans que Gérard Philipe, drapé dans la cape du Cid,
repose dans les replis de notre mémoire. Ses compagnons de
route ne sont plus là pour raconter sa vie, ses audaces, son ambivalence parfois. L'image s'affadit. Comment ne pas se lasser de
ces photographies où il arbore jabot ou habit à manche gigot ?
Perdican prêterait-il sa chemise au Prince de Hombourg ? Alors, il
faut sans cesse rappeler le comédien complexe qui ne fut pas
seulement le jeune premier de Cinémonde, mais aussi un artiste
singulier épris de liberté.
D'après Maria Casarès, il semblait passer, insaisissable, invisible
comme une âme errante qui cherche dans ce monde un support
pour se préciser, pour s'incarner : “ Mais lui l'intouchable où était-il ?
J'ai le sentiment de l'avoir croisé et de ne l'avoir jamais rencontré, ce
vagabond. Il se peut qu'un jour je le trouve enfin. Il se peut qu'un jour
tous ces visages qui se confirment et se contredisent les uns les
autres se fondent enfin en un seul visage qui les résumera et les
expliquera tous ; mais celui-ci sera son image d'éternité ”.
Pour la jeunesse délivrée, le visage de l'ange de Sodome et
Gomorrhe de Giraudoux, créé à Hebertot pendant l'occupation, et
celui de Caligula de Camus, toujours à Hébertot à la libération, porteront la dualité de ces années sombres. Tout comme le grand tragédien Mounet-Sully a participé à l'apaisement, après le traumatisme
causé par l'amputation de l'Alsace-Lorraine en 1870, en dédiant à la
vindicte nationale l'interprétation de héros que la tragédie subliment,
Gérard Philipe sera “ le symbole de l'après-guerre ”. Georges
Sadoul usera d'une formule comminatoire pour affirmer que l'acteur
“ par son personnage, aida son public à mieux comprendre la France
de ce temps ”. Une génération avide d'héroïsme, à l'aune de la résistance, et de passion, se reconnaîtra dans La chartreuse de Parme et
Le diable au corps. Gérard Philipe livre alors ses frasques cinématographiques à leur imagination exacerbée. Il est “ une grande
vedette ”, selon la terminologie en cours, mais abandonne volontiers
ce statut confortable pour se hasarder a jouer le poète dans Les
épiphanies d'Henri Pichette, tentative d'un homme seul pour rompre
avec l'esthétique ambiante.
Néanmoins la grande aventure théâtrale tarde à venir. En 1948, un
an après la création du festival d'Avignon, l'acteur et Jean Vilar
avaient ébauché ensemble un premier projet qui ne s'était pas
concrétisé. Deux ans plus tard, il se présente dans la loge de Vilar à
l'Atelier : “Je regardais du coin de l'œil ce garçon célèbre que je
connaissais mal, grand, dressé, le geste rare, le regard clair et franc,
sa présence était faite à la fois de force calme et de fragilité ”. Vilar
lui donne Le Prince de Hombourg de Kleist et lui propose, également,
le rôle du Cid. Il sourit et acquiesce de la tête, balayant par ce simple
signe la “distinction dangereuse ” apprise au Conservatoire entre la
métier de comédien et celui de tragédien. Le Cid d'Avignon inaugure,
sans démonstration idéologique, la volonté que le théâtre se doit
d'être populaire et citoyen, de répondre aux revendications du public,
d'accompagner son désarroi, à peine sorti d'une époque aphasique,
de tenter de lui rendre la parole. Rodrigue et le Prince sur scène,
Fanfan la Tulipe sur les écrans ; silhouette bondissante qui entraine
la jeunesse dans son sillage en lui offrant le rêve comme une folie
salutaire. L'homme ne descend-t-il pas du songe ? Passer de la peau
de l'un à celle de l'autre n'était pas
“ Il y a
toujours sans risque. Un soir de
représentation à Avignon où il avait
différentes
dû faire le récit de la bataille assis à
formes de
la suite d'une chute, Vilar le rappelle
culture chez
à l'ordre ; “ Tu peux jouer à la fois
Rodrigue et Fanfan. Mais joue
le spectateur,
Rodrigue quand tu es le Cid et garde
mais tous sont Fanfan pour Fanfan ”. Gérard Philipe
appelés à être
est entré au TNP au même titre que
chacun des acteurs qui compose la
touchés par
troupe. Nul privilège mais la volonté
les chefsde s'engager auprès d’un homme
d’œuvre.”
qu'il admire, qu'il défend contre ses
détracteurs et souvent contre luimême. A un journaliste lui demandant si le le TNP est plus spécialement orienté vers les classes populaires ou un théâtre ouvert à tous,
il répond : “ C'est une question qui ne demande pas de réflexion
parce que je ne crois pas qu'il ait différentes formes d'esprit pour des
spectateurs. Je crois qu'il y a différentes formes de culture, différentes profondeurs de culture chez les spectateurs, mais je crois que
tous sont appelés à être touchés par les œuvres de grandes envergures, pour ne pas dire les chefs-d'œuvre. Autrement dit, une œuvre
du répertoire classique français ou étranger peut-elle toucher
quelque spectateur que ce soit ? Je crois que oui. Je crois que
certains spectateurs devraient être sensibilisés par des œuvres
telles que celles que montent Vilar, parce qu'ils devraient y trouver
un climat qui correspond à l'ambition de l'auteur, à sa recherche de
l'absolu. Recherche de l'absolu car en fait sous l'anecdote, dans
chaque pièce, l'auteur développe un thème ; en général d'ailleurs,
chaque auteur développe son propre thème le long de toutes ses
pièces, le long de toute sa vie... Et, dans chacune des pièces, l'anecdote qu'il est appelé à développer essaye de rendre un thème familier au public le plus large ”. Gérard Philipe, par son histoire, enfant du
conflit et d'un père jugé coupable de sympathie avec l'ennemi et
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par ses choix, se positionne naturellement aux côtés des brimés
et des opprimés. Il place la création au cœur de ses interrogations, comme moyen de lutter contre l'exploitation de l'homme
par l'homme, de refuser la haine insidieuse entre les peuples.
Pour Claude Roy, sa passion pour les problèmes politiques et sociaux
était comme son travail au théâtre, sérieux et réfléchi : “ Il lisait
beaucoup et, la plume à la main, se documentait avec soin. Au cours
de ses voyages, il interrogeait avec minutie ceux qu'il rencontrait, il
cherchait à prendre contact avec les personnalités représentatives
et informées. Il prenait des notes, réfléchissait, discutait. Dans les
grands débats de son temps, il ne s’engagea jamais par humeur,
caprice ou colère.”
Ardemment et de toute sa fougue, il a défendu, avec ses compagnons du TNP, un répertoire contrasté où Brecht, Pichette et Musset
succédaient à Shakespeare, Kleist ou Corneille, dans l'espoir d'insuffler un idéal collectif, de revivifier l'antienne grecque qui voulait
rassembler pour unir, distraire pour donner à réfléchir. Sur les gradins
d'Avignon, comme à Epidaure, se côtoyaient toutes les classes de la
société. Pour certains, l'expérience était nouvelle, elle aurait été
impossible dans le confinement d'une salle à l'italienne. Dans une
lettre adressée à Vilar, un habitué des
Le Cid de Corneille mis en scène par Jean Vilar avec Gérard Philipe et Maria Casarès, Avignon 1958. nuits avignonaises dénonçait avec
conviction, mais non sans finesse, les
raisons de cette désertion : “ si l'ouvrier
ne connait pas Le Cid, c'est que personne
n'a essayé de le lui faire connaître. Si il ne
va pas le voir, c'est parce qu'il a peur de
l'ambiance d'une salle de spectacle où les
manteaux et les robes chics, les poseurs
et les snobs quelque peu esbrouffeurs qui
disent tout haut et d'une façon pédante
leurs réflexions, l'intimident.” Dans la cour
d'Honneur du Palais des Papes, le plateau
s'embrasait, consumait la ferveur des
spectateurs, Vilar saluait son prométhée :
“ Tu n'es pas pour moi que Rodrigue ou
Hombourg ou Lorenzo. Tu es le seul
comédien de la jeune génération
d'après-guerre qui ait compris sentimentalement le problème populaire .”
Gérard Philipe est mort jeune, fauché à
trente sept ans, figé arbitrairement dans
une posture univoque de séducteur que la
plupart de ses rôles au cinéma paraît légitimer. Pourtant à y regarder de plus près,
le détail se précise, s'isole et nous incite à
questionner l'ensemble qui semble avoir
été perçu de trop loin. Chacun de ses
personnages échappe à la statuaire,
découvre une béance, une faille où s'engouffre une partie de nous, la plus
humaine. Maria Casarès raconte qu'elle a
vu un dessin qu'on lui avait demandé de
faire pour se définir : il avait placé un petit
bonhomme sur un haut plateau où il y
avait un arbre et en manière de légende,
il avait écrit : “ les pieds sur la terre et la
tête dans le ciel.” Encore une aspiration
que nous partageons avec lui.
© Agnès Varda / Enguerand
Séverine Mabille
A LIRE
Souvenirs (biographie) d’Anne Philipe et Claude Roy (1960) / Gérard Philipe, biographie de Gérard Bonal, Seuil 1994 / Gérard Philipe,
le Prince d'Avignon de Jean-François Josselin, Arte 1996 / L'ami posthume, Gérard Philipe 1922-1959 d’Olivier Barrot, Grasset 2008.
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