43 PLACE DE SOCRATE DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE
dieux des entités telles que les Nuées, la Langue ou le
Vide. Mais le signe divin de Socrate n'apparaît nulle part
dans la pièce et il est possible que ce chef d'accusation
soit la manifestation d'une certaine jalousie des Athéniens
envers ce qui pouvait apparaître comme une faveur des
dieux à l'égard de Socrate[28].
L'accusation de corrompre la jeunesse est liée par Platon
à celle d'impiété. Mais pour Louis-André Dorion, ce lien
paraît superficiel et le véritable motif serait d'ordre po-
litique. Cette accusation est par ailleurs mise en relation
avec la pratique de l’elenchos[Note 21]. La révélation en pu-
blic de l'ignorance de certains, se croyant savants, par So-
crate et les jeunes gens qui l'imitaient, ainsi que l'influence
que l'on attribuait au philosophe sur certains de ses dis-
ciples, Alcibiade[29],[30],Charmide,Critias, considérés
comme ayant trahi la démocratie athénienne, ont clai-
rement pu donner aux Athéniens l'idée que Socrate cor-
rompait la jeunesse. La récente loi d'amnistie de −403,
votée après le rétablissement de la démocratie, explique
sans doute pourquoi le procès intenté à Socrate n'est pas
ouvertement politique. Dès les environs de −393, le so-
phiste Polycrate d'Athènes publie un pamphlet, Accusa-
tion de Socrate, attaquant le philosophe sur le plan poli-
tique, auquel Xénophon répond dans ses Mémorables[28].
Pour Gregory Vlastos, le fait de ne pas avoir de croyances
orthodoxes (l'« impiété ») n'était pas à soi seul un motif
pour être condamné. La véritable raison de la condamna-
tion de Socrate tient au « caractère agressif de sa mission
publique », c'est-à-dire qu'il se sentait obligé de débattre
avec tout un chacun dans les rues d'Athènes, pouvant don-
ner par là la fausse idée qu'il enseignait à ses disciples à
ne pas respecter la religion traditionnelle[31].
2.4 Mort
Jacques-Louis David, La mort de Socrate (1787), conservé au
Metropolitan Museum of Art de New York.
Un mois s’écoula entre la condamnation de Socrate et
sa mort, pendant lequel il resta enchaîné dans la prison
des Onze. Ses amis le visitaient et s’entretenaient avec lui
quotidiennement. Deux dialogues de Platon sont censés
se dérouler pendant cette période, le Criton et le Phédon.
Le jour venu, Socrate boit le poison létal, la cigüe, en
présence d'Apollodore de Phalère,Criton et son fils Cri-
tobule, Hermogène, Épigénès, Eschine,Antisthène, Mé-
néxène, son cousin Ctésippos de Péanie, et quelques
anonymes[32].
En choisissant de mourir, Socrate affirme la primauté de
la vertu sur la vie : la vie du corps est subordonnée à
la pensée. Cet événement est à l'origine du platonisme
dans lequel le Bien est supérieur à toute chose. En ce sens
philosopher est un exercice spirituel d'apprentissage de la
mort : « c'est donc un fait […] que les vrais philosophes
s’exercent à mourir et qu'ils sont, de tous les hommes,
ceux qui ont le moins peur de la mort[Note 22]. » Il s’agit
dans le platonisme de mourir en son corps, ses passions
et son individualité, pour s’élever à l'universalité de la
pensée. Cette idée de la philosophie comme apprentis-
sage de la mort se retrouve ensuite dans une bonne partie
de la philosophie occidentale : chez les stoïciens ou chez
Montaigne[33] par exemple, mais aussi chez des antipla-
toniciens comme les épicuriens ou Heidegger[34].
3 Place de Socrate dans la philoso-
phie antique
Il existait avant Socrate des individus réputés pour être
sages (sophoi), faisant preuve de sophia (c’est-à-dire de
sagesse, de savoir, ou de savoir-faire)[35],[Note 23]. Ces
sages, maîtres de vérité ou de sagesse, représentent une
sorte d'aristocratie, tandis que les sophistes, qui affirment
pouvoir enseigner le savoir à tous contre paiement, sont
le versant démocratique de la sagesse. En s’opposant
aux uns et aux autres, Socrate est le premier philosophe
(philo-sophos), tel que le définit pour la première fois
Platon dans le Banquet, c'est-à-dire celui qui est non
sage, mais qui désire (philein) la sagesse, sachant qu’il
ne sait rien. Individu inclassable, il provoque chez les
autres le bouleversement de soi-même d’une façon ir-
rationnelle. Cette remise en question de l’individualité
se trouve dépassée dans le dialogue entre un individu
et un autre, dialogue fondé sur la raison, pour atteindre
l’universalité[36],[37]. Par la suite, pour toutes les écoles
philosophiques de l'Antiquité, la figure du sage est avant
tout un idéal. Et toutes, à l'exception de l'épicurisme, s’ac-
cordent pour reconnaître que Socrate, celui qui ignore
qu'il est sage, est une incarnation de cet idéal[38].
Par la suite, une tradition a fait de Thalès de Milet le
« premier philosophe », tandis qu'une autre tradition,
remontant à Platon, Xénophon et Aristote, fait de So-
crate le « père de la philosophie ». Thalès serait en ef-
fet le premier à attribuer aux phénomènes naturels des
causes matérielles et non surnaturelles, alors que Socrate
serait le premier à consacrer la réflexion philosophique
aux affaires humaines, et non plus à l'étude de la na-
ture. Cette tradition en vigueur chez les Anciens d'un So-
crate comme père de la philosophie est à l’origine chez
les Modernes de la désignation des philosophes qui l'ont