théorème de la femme... - E

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UNIVERSITE PARIS 8 / SAINT-DENIS
UFR ARTS, PHILOSOPHIE ET ESTHETIQUE
École doctorale : Pratiques et Théories du Sens
Doctorat de Philosophie
Maria KAKOGIANNI
Théorème de
« la femme dans l’oikos »
Lectures expérimentales pour s’émanciper
du récit de la victime
Thèse dirigée par Mr. Alain BADIOU
Soutenu le 6 octobre 2008
Jury :
ALUNNI Charles
BADIOU Alain
CASSIN Barbara
DOUAILLER Stéphane
VOKOS Gérasimos
2
3
Table des matières
OUVERTURE. « Je souffre donc je suis » : traversée du fantasme
INTRODUCTION
8
10
La politique à travers la femme
10
Sujet d’opposition – sujet de soustraction
14
Le parti et la partie
17
Sujet et langage
19
Métaphore : « La femme dans l’oikos »
23
Pour quelle libération ?
29
Première Partie
PREPARATIFS
CHAPITRE I : Lexique
Terre langage, métaphore, et mots-valise
35
Dire : logos/ glôssa
44
Action-produit : poièsis-poièma/ praxis-pagma/ poièsis-praxis
45
Sens – pas de sens (métaphore) : noèsis-noèma
49
Economie : oikonomia/ ktèsasthai-ktèsis-ktèma/ khrèsasthai-khrèsis-khrèma/
51
agathon
Combat-contre : (i) polarité, (ii) antagonismos, (iii) la vertu du combat : andreia
57
Force : dynamis/ le « dynamei » et le possible/ ischès/ puissance : pouvoir
71
Taxinomie : génos/eidos
74
Objet : anti-keimenon
78
CHAPITRE II : Grammaire des rencontres
Le poème et la traduction : une topologie entre le dehors et l’ouvert
85
A supposer que le langage soit un corps…
88
« La tâche du traducteur »
92
4
« Qu’est-ce que la philosophie ?» ; « Qu’appelle-t-on penser ? »
96
Synthèses discjonctives
105
Formalisations
111
Lectures
114
Deuxième partie
LECTURES
CHAPITTRE I : Xénophon
120
1. Oikonomikos
128
[texte : Économique]
• Définitions
134
Ce qu’est l’économie : son ergon/ Articulation : ktèsis-ktèma-(khrèsis)khrèma/ Quel « khrèma », quelle valeur ? / « Agathon » : le bien et son
commerce/ Production du désir et usage des plaisirs/ Désarticulation de
ktèmata-khrèmata : « être esclave ».
• La femme dans l’oikos
151
Synergos/ Le (+)ergon de la femme/ Dissymétrie dans l’oikos/ Maître et
femme-disciple/
Production-reproduction/
Vertus
et
modes
de
subjectivation/ Objet de plaisir-objet de désir/ « Τις δε εµη δύναµις ; »/
Participation au logos : le danger sophistique.
2. Corréspondances entre Oikonomikos et Oikonomika de pseudo-Aristote
173
[texte : Économiques]
A propos de ktèsis/ A propos des anthrôpous/ A propos des ktèmata/ A propos
des khrèmata.
CHAPITTRE II : Aristote
1. Bio-logique : au croissement entre le logos et le vivant
•
Couple des concepts – concepts couplés
[textes : Catégories, Métaphysique]
Génos-eidos/ Genre-espèce et homonymie-synonymie/ Ni synonymie
essentielle ni homonymie accidentelle/ Différence : διαφορά-ετερότητα.
183
188
188
5
•
Différence sexuelle : homme/femme selon eidos/génos
196
[texte : De la génération des animaux]
Différence formelle-différence accidentelle/ Dynamis poétique-dynamis
passive : la faille des oppositions/ Un principe, deux principes/ Ni un ni
deux mais entre-deux/ Femme=hommo-nymie imprafaite/ De la
génération en général à la bataille en particulier.
1. L’oikos du point de vue éthique et politique
211
[textes : Politiques, Ethiques à Nicomaque]
•
Au sujet de l’esclave : organon
218
•
Au sujet de la femme : l’ « inexistant » politique dans l’économie
222
•
Au sujet de la chrématistique : infection et maladie du corps politique
225
CHAPITTRE III : Platon
1. L’amour du maître
229
239
[texte : Le Banquet]
•
Préliminaires
239
•
Prologos
249
•
Les discours du banquet
253
Phèdre et la métaphore de l’amour ; Pausanias et la psychologie du
riche ; Eryximaque et l’harmonie médicale ; Aristophane et la
dérision de la sphère ; Agathon et l’atopie d’Éros
•
Socrate-Diotime : hetérologie
2. Constitution politique du Sujet
284
297
[texte : La République]
•
La cité coupée en deux
301
La bonne division/ Oikos et tensions schizophréniques/ Stasis et
troubles discursifs/ Du bien au meilleur/ …du meilleur au pire
•
Dépence et accumulation
313
(i) la question de l’être/ (ii) le logos en tant que khrèma/ (iii) vérité et
savoir/
•
Lire deux extraits
320
•
Amour et constitution politique du sujet
329
6
•
Capitalisme et schizophrénie
331
AU LIEU DE « CONCLUSIONS »
334
BIBLIOGRAPHIE
337
7
Le point de départ absolu est qu’une théorie du sujet ne saurait être la théorie d’un
objet. C’est bien pourquoi elle n’est que théorique (sans empirie autre que
métaphorique), et tendanciellement formelle.
A. Badiou, Logique des mondes
A la limite, aucune lecture « fidèle » n’est jamais importante et aucune lecture
importante n’est jamais « fidèle » – ce qui ne veut pas dire qu’il suffit qu’une lecture ne
soit pas fidèle pour qu’elle soit importante.
C. Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe
8
Ouverture
« Je souffre, donc je suis » : traversée du fantasme
Le point de départ du présent travail est une hypothèse : à supposer qu’on se soustrait à
cet a priori mental qui place la femme en victime de l’Histoire. La domination par un pouvoir
extérieur est une chose, le pouvoir comme formateurs des sujets en est une autre. L’idée ici est
de tenter une élaboration, tendanciellement formelle, d’un sujet de soustraction à la subjectivité
de victime dans la perspective d’une extraction des possibles pour la politique.
A présent, dans le marché mondial l’ennemi semble désincarné, le maître est devenu
anonyme. Le problème n’est plus celui d’une éventuelle victoire des opprimés mais de la
condition de possibilité du combat faute de nommer l’adversaire. Le capitalisme, récemment
renommé « économie du marché », opère en construisant un espace homogène où tout est
échangeable. La résistance dans l’opposition devient de plus en plus inopérante. Dans la
mesure où elle opère dans et à partir de l’interchangeable, la dialectique maître-esclave comme
matrice des subjectivités et motrice d’émancipation semble en panne d’essence. Rien ne
dérange le marché que ce qui se soustrait à l’échange. Nous n’opposerons pas une nouvelle
image de la femme à l’image officielle. L’opération de pensée consiste en un acte de
soustraction : soustraire la femme à la catégorie de l’esclave pour faire lieu – ouvrir – à une
autre politique.
Hétérogène.
Depuis un moment on ne cesse de raconter aux femmes l’histoire d’une soumission et
d’une accumulation de souffrances. On pense prendre leur parti en disant qu’elles étaient, et,
pour la plus part, continuent à l’être, victimes. Victimes du pouvoir, sans le savoir. Et pourtant.
Il n’y a pas des faits bruts, il n’y a que des interprétations et des formalisations. La thèse de
Marx selon laquelle toute l’histoire c’est l’histoire de la lutte des classes présuppose déjà une
subjectivité engagée. Ce n’est pas à partir d’une étude objective de la situation qu’une
subjectivité politique de rupture peut surgir. Dans le présent texte, partant d’une hypothèse
subjective, nous proposons de faire une métaphore, elle se nomme « la femme dans l’oikos ».
Le projet consiste à faire une expérience de lecture de quelques textes de l’antiquité grecque à
la lumière de cette hypothèse. A partir du moment où on ne cherche plus à vérifier ce que l’on
sait déjà, les textes peuvent nous parler autrement lorsqu’on va à leur rencontre. A la recherche
d’une politique hétérogène à la structure échangiste du marché, il ne s’agit pas de produire une
nouvelle fiction du politique, un nouveau modèle de société à venir, mais de faire, juste un pas.
9
Essayer de traverser le fantasme qui veut que toute rupture soit engagée par une victime
lorsqu’elle prend conscience et incorpore le passé comme une série de souffrances qui
conditionnent sa situation actuelle.
Le consensus général énonce que la mondialisation est néfaste, mais que rien ne peut s’y
opposer, on peut juste apprendre à mieux la gérer. Le spectacle auquel nous participons
aujourd’hui se manifeste comme une politique de la plainte, largement consciente de son
impuissance. On est contre les délocalisations, contre les grandes sociétés anonymes… Au
fond, c’est toujours la faute de l’Autre, le Marché avec un grand m. Victimes d’une
hyperstructure qui ne peut être changée puisque l’échange est sa modalité d’être, nous voilà
« sujets » de l’économie, attachés passionnellement à notre assujettissement de victime.
Pendant un moment la prise de conscience de l’oppression par la classe des travailleurs a
été un levier d’émancipation pour un autre mode de production. A présent, dans les pays dits
« développés » la victimisation généralisée est un levier de consommation, assorti avec une
crispation identitaire qui donne à la police les clés de la polis.
Depuis un moment le discours se gêne à commencer. S’introduire. Le désir de n’avoir
pas à commencer, de ne faire que la relève. Le maître est devenu anonyme et nous esclaves
muets, paradoxalement parlant toujours, dans un commentaire sans commencement ni fin.
Courage. L’acte ne veut pas la rupture, il est rupture en lui-même. S’employer de toutes
manières possibles à se déprendre d’une histoire, d’un savoir, d’un langage, d’une vie.
L’ouvert laisse entrer.
10
Introduction
La politique à travers La femme
Longtemps, la femme comme telle a résisté au concept. L’épouse, la mère, la vierge,
l’amante, la prostituée qui fait métier de son corps, les figures morcelées ne manquent pas.
Mais à partir d’un moment La femme devient un objet de souci.
Au tournant de la modernité, dans les limites d’un certain corps social, la restriction des
femmes dans le champ domestique tend à se réduire. Nous sommes au seuil de l’expérience
moderne, l’homme devient un objet de science. Une nouvelle forme de discursivité arrive de
pair dont l’objet est la femme en tant que telle. Toute une multitude de discours fait surface,
des discours qui se chargent de dénoncer une injustice, de dévoiler une oppression en la
désignant à tous ses niveaux (politique, économique, linguistique, etc.), et de revendiquer enfin
une position juste pour les femmes en dehors de l’espace de la Famille. Cette nouvelle forme
de discursivité est non seulement un discours politique mais aussi une manière bien précise
d’envisager la politique selon laquelle la résistance doit venir d’un contre-pouvoir qui vient
revendiquer la place du pouvoir. En outre, son exercice se fonde sur un principe incontestable,
à savoir que tout au long de l’histoire la femme est opprimée par l’homme. La scène de
l’Histoire devient le spectacle de cette oppression première, fondatrice de la culture humaine,
dont pour la première fois on obtient la clé de son interprétation.
Ainsi, la femme comme telle cède au concept qui la reconnaît comme serve. Depuis, la
pensée s’est donnée obstinément la tâche de libérer la femme. On dirait que pour les temps
modernes cette « théorie oppressive » constitue le contexte, l’espace général d’intelligibilité,
dans lequel les femmes sont amenées à se constituer et à se reconnaître comme sujets, sujets du
discours public, sujets de savoir, sujets de pouvoir. La subjectivation féminine moderne est
branchée sur cette théorie oppressive qui permet de critiquer tout ce qui est dit des femmes au
cours des siècles, et par cette négation même de se reconnaître comme sujet, de prêter sens et
valeur à leur être. La théorie oppressive demeure l’invariant qui conditionne à la fois une
« herméneutique de l’histoire » et une « herméneutique de soi ».
Les femmes ont beau sortir de leur silence et accéder au discours politique, il se trouve
qu’aujourd’hui le discours politique semble de plus en plus se retirer dans une condition de
silence. Depuis l’effondrement du communisme, petit à petit, les catégories politiques qui ont
longtemps structuré la pensée politique deviennent inopérantes. Hommes ou femmes, nous
partageons une conscience malheureuse au sujet de la politique : en tant qu’action, théorique ou
pratique, elle semble en impasse, une impossibilité présente, pesante sur nos épaules.
11
L’enjeu de cette démarche n’est pas la femme, c’est la politique. Nous allons essayer de
faire un renversement. Au lieu d’une politique pour la femme, faire lieu pour la politique en se
servant de la femme. L’hypothèse de travail consiste en ce que soustraire la femme à la
catégorie de l’esclave peut servir à la façon même d’envisager la politique. Précisons d’entrée
que l’intention n’est pas une recherche des preuves vérifiant notre hypothèse, voire machiner
une herméneutique des discours dans le seul but de leur arracher l’aveu de notre propre dire. A
partir d’une décision axiomatique nous chercherons les propositions politiques qui en résultent,
son théorème. Le travail entrepris n’est pas de l’ordre de la légitimation mais de l’ordre de la
conséquence. A strictement parler, il ne s’agit pas de proposer un nouveau concept de la
femme, ni de produire une nouvelle représentation, plus juste, plus libre, plus ouverte. Notre
démarche s’inscrit dans la grammaire de Lacan : La femme n’existe pas, l’article universel ne
lui convient pas. A l’heure du capitalisme avancé, peut-être qu’un sujet de rupture est effectif
dans la mesure où il n’est pas totalisable. Son opération consiste à forcer l’exception, ici et là,
au corps plein du capitalisme.
Détruire les veilles catégories (le sexe, le genre, etc.) ne libère pas les sujets, de même
que construire des nouvelles catégories plus singularisées qui prennent compte de la
multiplicité. Dieu sait combien le marché respecte les singularités et leur droit d’exister en
raffinant des plus en plus les produits qui leur sont adressés. Les identités subversives se
vendent bien. Punk’s not dead, on va vous vendre des pantalons déchirés qui coûtent encore
plus cher. La sémiologie est devenue tellement sophistiquée que les slogans publicitaires
« appellent » à la résistance, à la subversion, et promettent l’« expérience authentique » par la
consommation.
Nous ne voulons pas prétendre à un discours de résistance qui vient s’opposer au discours
dominant. Nous allons essayer plutôt de chercher ce qui dans le discours subversif normalise
les sujets. Comment et dans quelle mesure la victimisation est une valeur ? Dans cette
recherche « femme » n’est qu’un opérateur, un prisme de réfraction pour un autre regard
politique.
Pourquoi poser la question de la femme ? Pour la femme elle-même ? Pour qu’elle puisse
enfin trouver sa justice ? Pourquoi sommes nous obligés de faire valoir la femme comme le
secret qui demande enfin à être dévoilé ?
Foucault a posé la question de la répression du sexe. Il s’est mis à interroger ce qui dans
notre corps social s’impose comme un a priori historique, à savoir que le sexe est le propre de
la répression. Ainsi, il a mis en place toute une analytique afin de pointer cette expérience de la
« sexualité » : l’entrecroisement de différents fils tels la mise en discours du sexe, la vocation à
dire sa vérité, sa valorisation comme le secret par excellence, et l’aveu comme technique de
12
produire du vrai. Or, tout cet appareil autour du sexe et sa mise en œuvre coïncide avec
l’apparition d’une nouvelle mécanique au sujet de la femme. Le dispositif de pensée qui porte
sur la répression du sexe fonctionne en écho avec cet autre dispositif portant sur l’oppression
de l’un des deux sexes. C’est en résonance avec le geste foucaldien que nous tenterons ici une
remise en question de cet autre a priori mental, aussi cher et incontestable que celui portant sur
le sexe, à savoir l’oppression du sexe faible.
Il n’y a pas d’exercice de pouvoir sans une certaine économie des discours de vérité
fonctionnant dans, à partir de, et à travers ce pouvoir.1 De la répression du sexe à l’oppression
du sexe faible, dans cette économie des discours, la boîte à outils foucaldienne nous sert à
chercher la mécanique du pouvoir en œuvre. La chronique du sexe et de la femme est un
dispositif de pensée qui s’appuie sur l’image d’un pouvoir dont l’opération propre est d’être
répressif, de fonctionner par des interdits. Or, une des opérations propre au pouvoir c’est de
maîtriser son image. En focalisant notre regard sur une image répressive du pouvoir, on a du
mal à voir sa mise en exercice sous forme de libéralisme, en sorte que ce dernier renforce
l’illusion de sa tolérance.
La mécanique du pouvoir est-elle, pour les temps modernes, de l’ordre de la répression ?
De l’interdit ? Il faut dire que le capitalisme n’a pas essentiellement besoin de censure. Tout est
permis à une condition près : qu’il entre dans la circulation marchande. Si quelque chose est
propre au capitalisme, c’est d’intégrer en mettant juste un prix pour en tirer du profit.
Marchandisation généralisée, nous vivons dans le premier système de domination de l’homme
par l’homme qui mise tout sur la « liberté », c’est là sa plus grande trouvaille. Le système est
intouchable au point où même la désobéissance est devenue une forme d’obéissance ; pour ou
contre, rien ne dérange le marché, pourvu qu’il y entre. Il n’y a qu’une seule chose qui soit
vraiment interdite dans le capitalisme, hétérogène à sa modalité d’être : ce qui se soustrait à
l’échange.
Pourquoi cette obstination à libérer la femme ? Qu’est-ce qui fait que le marché
aujourd’hui exalte et se félicite de la femme libérée ? Dans quelle mesure la publicité trouve-telle dans la « vraie femme », dans « la femme qui ose », une nouvelle source
d’enrichissement ? Derrière l’idée d’un humanisme progressiste et cette promesse de libération
peut-on déceler l’exercice d’un pouvoir essentiellement économique qui produit et maintient
des sujets ? La mécanique capitaliste consiste en une homogénéisation généralisée et la
formation d’un champ effectif où tout est échangeable. Dans ce sens, identifier la femme à un
1
Foucault, « Il faut défendre la société », Paris, Seuil, 1997, p.22. Un mot sur la signalisation : lorsque, par la
suite, des citations des modernes et des extraits des textes anciens vont être entremêlés, il fallait pouvoir distinguer
les uns des autres. Nous avons donc choisi de transcire en italique les citations des modernes et « entre
guillemets » les extraits des textes anciens (que ce soit le texte original ou la traduction proposée).
13
sous-ensemble de la catégorie de l’esclave, c’est aussi annuler toute possibilité pour une
subjectivation hétérogène à la structure échangiste du pouvoir économique qui ne reconnaît que
des maîtres et des esclaves.
Des femmes, s’il y a une histoire à faire, c’est du point de vue d’une histoire des discours.
Il faudrait substituer à l’histoire économique de la femme une géopolitique des discursivités de
la femme. L’image de la femme-victime est une invention récente. On pourrait se demander
comment cette image est apparue, selon quelles lignes de production de savoir. Qu’est-ce qui
fait qu’elle est si indestructible ? Comment l’apparition de l’homme comme objet empiricotranscendantal est-il accompagné de l’émergence d’un concept de la femme et l’admission
d’une domination première ? Dans quelle mesure cette image se noue-t-elle avec le programme
d’une science économique ? Comment la monadologie économique d’un individu utilitariste
sert-elle de base pour un nouveau protocole de subjectivation dans lequel quelque chose
comme la femme en soi trouve sa place? On pourrait imaginer un texte qui tenterait une
archéologie de cette volonté de savoir sur la femme. Mais une telle entreprise ferait de l’image
de la femme-victime une donnée extérieure, objective, et dont il s’agirait d’élaborer le contexte
de sa production. On pourrait imaginer un tel texte, ce n’est pas celui-ci.
En deçà et au delà des techniques de pouvoir, des formations de savoir, en reste la
question de la subjectivité, le rapport à soi, le pouvoir de s’affecter soi-même. Notre décision
est de nous orienter vers les Anciens, la cité grecque. Nous aimerions tenter une expérience de
lecture : au lieu d’hystériser le discours de ce qui est dit de la femme et de ne voir que des
symptômes d’une oppression souterraine, tenter une lecture des textes qui essaye d’établir les
conditions d’une subjectivation hétérogène au placement et du maître et de l’esclave.
On dit que la politique parle grec. Nous allons essayer de faire en sorte que l’économie
aussi commence à parler un peu grec. Les Hellènes n’ont pas produit une image de la femme,
la femme chez eux n’existe pas, mais il existe une réflexion sur l’économie qui réserve une
place singulière à la fonction-économique de la femme. Or, tout cela est de part en part
conditionné par une problématique politique. A proprement parler, ni la femme ni ce que nous
appelons l’économie n’existent en soi dans la conceptualisation des Anciens. Là où l’invention
de la science économique construit le concept de l’individu utilitariste, plongé dans les eaux
glacées du calcul égoïste, la monadologie de la pensée économique grecque est un sujet
collectif, l’oikos1 : c’est l’unité minimale à partir de laquelle l’économie advient au pensable.
Dans un espace qui est le nôtre où l’économie domine et la politique semble inexistante,
nous proposerons une visite à l’oikos ancien, là où l’économie est de part en part réfléchie pour
1
La maison grecque – l’oikos – pose beaucoup des problèmes au traducteur, le terme, en effet, désigne tout à la
fois un ensemble des biens immobiliers, comme la terre, et immobiliers (y compris le bétail) voire immatériels, un
ensemble des personnes : famille du citoyen et esclaves, une personne morale et une unité symbolique et religieuse
(P. Brulé, Les femmes grecques à l’époque classique, Paris, Hachette, 2001, p.13).
14
servir la condition politique. La tâche consiste à élaborer les conditions d’une subjectivation
politique à l’heure de notre présent economico-politique. Et pourtant. Un protocole de
subjectivation ne s’établit qu’en s’effectuant. Ce n’est donc pas d’un retour aux Grecs dont il
s’agit comme source d’une vérité évanouie, oubliée ou perdue, la métaphore de « la femme
dans l’oikos » n’est qu’un moyen de déplacement par rapport à nous-mêmes, à présent.
Sujet d’opposition – sujet de soustraction
Lorsqu’on parle de politique, la première chose qui vient à l’esprit, c’est le rapport des
forces antagoniques dans la lutte du pouvoir. Nous appellerons ce noyau conceptuel de la
politique le combat-contre. Ses axes constitutifs : il n’y a que des forces opposées,
antithétiques, en lutte pour le pouvoir. Une lutte qui tantôt s’arrête, tantôt reprend. Chaque
partie des adversaires luttant pour soi, la reprise du combat est la remise en jeu d’un partage
cristallisé entre dominants et dominés. Il est important à saisir que le combat-contre est un
combat se déroulant dans l’élément d’une non-différence ou en tout cas des différences
insuffisantes. C’est ce qui fait que le pouvoir est en jeu dans une bataille d’opposition. Or, entre
les hommes et les femmes quelque chose comme un combat-contre global est vide de sens.
La philosophie contemporaine, celle qui suit le geste heideggérien, se donne comme une
pensée de la différence qui s’efforce de faire l’économie du schéma métaphysique de
l’opposition. Depuis l’Antiquité encore, nous avons des traces d’une pensée philosophique de
la différence sexuelle comme quelque chose qui ne relève ni de la substance ni de la pure
apparence, ni de l’être ni de l’apparaître. Aristote théorisa cette aporie en même temps qu’il
établit le rapport maître-femme dans l’espace de l’oikos comme un rapport politique. Dans le
marché global ce qui nous appelle à penser est la condition de possibilité d’une politique à
l’intérieur de l’espace économique. Comment soustraire un minimum politique à son plein
assujettissement économique. Si le sujet est une configuration locale, un tenant-lieu, la question
est celui d’un sujet de soustraction, quelque chose qui de l’intérieur de l’économie mine sa
plénitude, hétérogéneise son espace, ouvre des nouveaux possibles.
Depuis le moment de la naissance de la politique dans la polis grecque jusqu’à nos jours,
le combat-contre a constitué l’espace général d’intelligibilité pour la politique. C’est moins un
concept politique que la condition de possibilité pour qu’il y ait une conception politique, pour
que la politique elle-même soit pensable. Dans cette longue histoire, la formulation du combatcontre en termes de maître-esclave est un épisode récent. Même s’il ne marque évidement pas
l’émergence soudaine de ce à quoi il se rapporte, c’est une transformation signalant autre chose
qu’un simple remaniement de vocabulaire. A la surface des choses, on dirait qu’il fait signe de
la forme singulière dans laquelle la politique est investie par la pensée moderne, son tournant
15
économique. Pour les Anciens la politique est un combat-contre mais c’est un combat entre
maîtres, des hommes libres. Maître et esclave étant les notions par excellence d’un cadre
conceptuel proprement économique, dès lors que le combat-contre prend la forme de maîtreesclave, la politique n’est pensable qu’à l’intérieur de l’espace économique.
A présent, une proposition politique affirmative semble impossible en dehors des termes
de l’économie. C’est l’analyse économique qui détermine et explique la situation politique.
Diagnostic auquel on pourrait prêter le nom d’économisme dans la pensée du pouvoir.
Schématiquement, on dirait que le discours politique se limite dans et par le discours
économique. La politique est, de part en part, assujettie à l’économie. Son sujet se tient à la
surface économique.
Loin des rois, des Etats, des partis, ou de toute autre « chose » politique, aujourd’hui, plus
que jamais, ce sont les sociétés anonymes qui dominent. Le maître est devenu anonyme. Le
marché libre. Dès lors que global, il a conquis tout l’espace, rien ne lui est extérieur. Peut-être
que le marxisme et son hypothèse émancipatrice ont été le dernier combat-contre à s’articuler
face au capitalisme, et ce, précisément, dans la mesure où il y avait un dehors, le marché
capitaliste n’avait pas englouti tout l’espace. Au point de sa manifestation présente, le marché
capitaliste se montre comme un ouvert absolu, dépourvu de toutes limites. Tout y entre, tout est
permis, tout est échangeable, il n’y a rien dont on ne peut pas faire commerce. N’importe
quelle contestation contre lui, en peu de temps le marché arrive à le transformer en
marchandise ou en publicité négative, et le vend ou le fait vendre. La critique ne fait
qu’alimenter sa machine. Depuis, le problème semble moins l’articulation d’une nouvelle
opposition que l’aménagement d’un lieu hétérogène à la circulation marchande.
De quelque chose sans frontières on ne peut pas sortir. Le marché mondial présente cette
capacité inépuisable de récupérer tout combat contre lui pour le faire travailler à son profit. Ce
qui amène à l’idée que peut-être la figure de la résistance ne peut plus se loger dans ce qui est
contre lui mais dans ce qui se soustrait à lui. Que peut-être la politique conserve sa possibilité
tant qu’elle n’est pas isomorphe au combat-contre. L’amour est à réinventer, criait le jeune
poète ; le combat aussi, murmurait à mi-voix une vielle femme.
L’homme maître de l’histoire, du savoir, du langage. On peut toujours continuer à
considérer la femme comme opprimée, que l’histoire de sa domination par l’homme n’est, au
fond, qu’encore un cas de domination structuré par le rapport maître-esclave. Mais c’est une
conception qui, prétendant lutter pour les femmes, rend impossible, impraticable ou
impensable, toute subjectivation autre que celle de l’esclave au regard du dominant.
L’économie du pouvoir comme opposition binaire se répète et se réaffirme.
16
Nous proposons de regarder la conception de la femme-oppressée dans ses effets
homogénéisants : l’ensemble femme n’est qu’une partie des opprimés. On reste dans un
système global de domination, tout rapport de forces demeure pensable selon une logique
homogène du pouvoir. Le fil directeur de ce texte est de se défaire d’une idée fixe : la femmevictime, du point de vue de ses conséquences pour la subjectivation politique. D’où un
protocole des questions : Si tout rapport d’un point à un autre est un rapport de pouvoir, quel
est le rapport entre le discours sur la femme et le discours féminin ? Ici encore un rapport
d’assujettissement ? Qu’est-ce que cet impératif de pensée qui soumet les femmes à adopter
l’image de l’oppression afin qu’elles puissent articuler un discours politique ? Pourquoi faut-il
être sujet d’oppression pour accéder au discours ? Qu’est-ce que cette victimisation généralisée
comme condition de possibilité du discours féminin ? Et puis, en diagonale, une autre série de
questions : Si tout rapport d’un point à un autre est un rapport de pouvoir, qu’en est-il du
rapport à soi ? Qu’est-ce que cette victimisation des femmes dans leur rapport à soi ? Cette
vérité de l’oppression, qu’est-ce qu’elle opère, de quels sujets est-elle capable ?
La femme-oppressée, c’est l’image dominante que l’on se fait. D’ailleurs, c’est la
première et la seule image globale que notre culture occidentale a produite depuis qu’elle s’est
mise à s’interroger sur la femme en tant que telle, en son ensemble et non plus en ses
parties (l’épouse, la mère, la prostituée, etc.). Paradoxalement, c’est précisément au moment où
elle est considérée en son ensemble que la femme devient une partie, une partie des opprimés.
En outre, le degré de sa soumission devient l’indicateur par excellence du progrès d’une
formation sociale. Ainsi, dans le Tiers Monde ou l’Orient, l’oppression des femmes devient le
symptôme et la preuve d’un barbarisme essentiel, à traduire non-occcidental. On ne se contente
pas seulement de produire notre propre image, on se met d’avantage à coloniser toutes les
cultures non-occidentales en leur implantant notre chère image de l’oppression. Ne serait-ce
que pour ensuite les libérer, eux aussi.
La femme opprimée qui peu à peu se libère, c’est cette affirmation là qui, à mes yeux,
marque une domination.
Seul le marché peu à peu se libère.
Les hommes ne sont pas plus libres qu’ils étaient. Dans toutes les époques, dans tous les
coins de la terre, les individus humains, hommes ou femmes, sont, ont été, selon des conditions
différentes, plus ou moins libres, plus ou moins dominés. Qu’une femme occidentale
d’aujourd’hui puisse travailler dehors, faire un enfant seule, voter pour ses représentants, parler
à haute voix de son sexe, tout cela ne fait pas d’elle plus libre. Cela fait seulement que les
conditions de sa vie, que les conditions de sa soumission et de sa résistance, sont transformées.
17
A présent, l’affirmation de la femme-victime semble aller de soi. Le thème de
l’oppression structure l’injonction par laquelle on suscite le discours à son sujet, mais en contre
effet de son entreprise libératrice, peut-être que ce discours n’arrive qu’à produire ce qu’il
prétend représenter, des femmes oppressées, pressées pour être libres, seules, enfin autonomes.
Une liberté qui donne lieu à un acte autonome sans aucune restriction ou limite est une idée
faible de la liberté, c’est le fantasme de l’esclave de toutes les époques. Il se trouve que c’est
aussi une idée qui sert le marché et anime le chant des sirènes de la consommation.
Le travail de la pensée ne vaudrait rien si ce n’était, au lieu de légitimer ce qu’on savait
déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’à quel point il serait possible de penser
autrement. Qu’est-ce que ce pouvoir-savoir de la femme opprimée ? Et ses effets politiques ?
Peut-on penser autrement, du point de vue non pas d’un souci de la femme, mais d’une
extraction des possibles pour la politique ?
Appeler les femmes en public ce n’est pas les inviter à se rallier aux formes et normes
ordinaires du combat politique. Le combat-contre fut longtemps l’espace général
d’intelligibilité pour la politique. Ce qui est structural au combat-contre est que chaque partie
des adversaires combat pour soi, pour l’acquisition du pouvoir. L’esclave désire le devenirmaître. Soustraire la femme à la catégorie de l’esclave cela implique une autre figure subjective
de la résistance.
Toute politique appelle à une organisation. Les femmes ne peuvent pas constituer un parti
politique, leur organisation est intransitive à une politique d’Etat. Entre le parti des ouvriers et
l’absurdité d’un parti des femmes, le combat-contre rencontre ses lacunes dans la pratique
politique. La conception même de ce que peut être une oppression, et son double, la résistance,
tombe dans un espace hétérogène.
Le parti et la partie
Faisons un peu de mathématiques élémentaires. Dans la théorie des ensembles, nous
avons un ensemble référentiel, des sous-ensembles, et des éléments. Et puis deux relations,
celle de l’appartenance qui indique qu’un multiple est compté comme un élément dans la
présentation d’un autre, et puis, la relation d’inclusion indiquant qu’un multiple est sousensemble d’un autre. Ce qui varie entre l’élément (appartenance) et le sous-ensemble
(inclusion) est leur position au regard du multiple référentiel : à la différence du sous-ensemble,
l’élément est ce qui tombe sous le compte-pour-un.
Si la femme n’existe pas, cela veut dire qu’elle ne peut pas être un ensemble référentiel,
non moins qu’un élément. La femme en soi ou pour soi n’existe pas. Elle ne se laisse pas
compter-pour-un, elle est pas-toute. Par voie de conséquence, on ne peut traiter le multiple-
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femme ni isolement ni dans un rapport extérieur avec autre chose. Seules des parties de femme
se laissent compter-pour-un, l’épouse, la mère, l’amante, la prostituée, la vierge, etc. Mais ces
parties ne font jamais Un, elles ne peuvent s’additionner pour composer un ensemble de tous
les sous-ensembles. Le multiple femme n’est traitable que comme sous-ensemble, présent
toujours à l’intérieur d’un ensemble, une partie non composable de ses propres parties. La
femme résiste en ce qu’elle se soustrait à toute opération de compte-pour-un, et ce, quelque soit
le niveau du compte. Voilà, dans son expression formelle, un sujet de résistance qui opère par
soustraction et qui n’est pas totalisable.
On appelle parti un groupe organisé pour la défense des intérêts de ses membres. Dans
nos démocraties parlementaires, un parti politique est censé défendre les intérêts de ceux qu’il
représente. C’est au niveau de la représentation que le sous-ensemble que constitue un parti se
laisse compter comme un élément de la situation politique. Au regard de l’ensemble, un parti
est une partie politique pour soi. Il compte-pour-un et prétend pour le Tout, acquérir et exercer
le pouvoir à l’ensemble. Et pourtant.
Pas-toute partie est un parti.
Le travail de Badiou nous a fourni les outils pour une pensée qui se sépare des ces deux
vieux couples un/multiple, tout/parties. L’opération de L’être et l’événement démontre que l’on
peut penser un sous-ensemble en faisant l’économie de tout concept du tout, et donc de la
partie, non moins que celui de l’un. Penser le multiple sans-l’un. Même si, chez Badiou, on
continue à employer par commodité le mot « partie » pour désigner un sous-ensemble, il n’y a
pas de concept de la partie, sa valeur est strictement opératoire. On dirait le même pour notre
« femme ».
Tous les autres énoncés étant opératoires, dans L’être et l’événement il n’y a qu’un seul
énoncé axiomatique chargé d’inscrire directement une existence, celui qui concerne le vide.
Nous admettons que la femme n’existe pas. Si le sujet est un dérivé, le produit d’un processus,
quel est le rapport entre la femme et le vide ? En espérant que le corps de ce texte esquissera un
petit geste à ce sujet, disons pour le moment, de manière encore très superficielle, et un peu
provocante, que la femme fait trou. Ou encore, pour ne pas exciter la pudeur publique, disons
que la femme n’existe pas en ce que rien ne peut remplir ce sujet, incorporer pleinement sa
localisation. Elle n’est localisable que de manière hétéronome, dans un espace topologique
hétérogène, à jamais troué.
Telle qu’elle se présente à la pensée, aujourd’hui la politique n’est qu’une patrie de
l’économie. L’économie étant l’ensemble référentiel, maître et esclave sont les deux éléments
constitutifs. Leur rapport élémentaire, le combat-contre, constitue l’économie. Si nous ne
19
pouvons pas sortir de notre économisme, la question s’amorce ainsi : comment soustraire à
l’économie quelque chose relevant de la politique ? Peut-être un premier pas serait d’essayer de
penser l’économie autrement. Suppléer l’analyse élémentaire, celle qui vaut pour l’individu
comme monade économique de production et de consommation, avec une analyse sousensembliste. Qu’est-ce qu’un oikos ? Le moment est venu pour esquisser le diagramme de
notre travail.
On dispose d’un paradigme où la politique et l’économie se déterminaient selon un
schéma inverse de celui de notre modernité, le discours économique se limitait à l’intérieur du
discours politique. C’est le moment de la cité-État de la Grèce classique. La femme se trouve
alors limitée dans l’oikos. La sphère économique est déterminée par le discours public de la
cité, dans un lieu concret, celui de l’oikos, valant comme condition nécessaire de la politique.
Mais pour que l’oikos remplisse sa tâche, une place et une fonction singulière est réservée à la
femme. Dans l’oikos il n’y a que le maître et des esclaves, sinon qu’il y a une femme. Pour que
l’homme libre puisse aller à l’agora, sa fonction de maître dans l’oikos doit se coupler non
seulement avec celle de l’esclave mais aussi avec celle d’une femme-économique. C’est cette
étrange maîtrise, décentrée par rapport à la dialectique maitre-esclave, que nous allons essayer
de pointer sur les lignes de l’oikos.
Une fois que nous nous efforçons de nous écarter de ce dispositif de pensée, et de lecture,
qui objecte tout traitement partiel de la femme dans le discours de l’homme, en le désignant
comme oppressif, l’espace s’ouvre pour une autre expérience de lecture. Si l’économie est la
condition nécessaire de la politique, qu’est-ce que c’est donc cet oikos ? Comment fonctionnet-il, quels sont ses composants ? Le maître et l’esclave existent ou appartiennent à l’oikos, mais
comment une femme peut-elle y être incluse ? Quelle est la fonction-femme dans l’économie ?
Déjà, quelques textes des Anciens nous proposent une idée. C’est à nous de nous servir.
Un poète a dit que la femme est l’avenir de l’homme. Pour ne pas succomber au
messianisme ou à la flatterie, il est temps de penser à ce que l’avènement des femmes sur la
scène publique peut amener d’hétérogène pour la politique.
Et pourtant. Il importe d’insister sur un point afin de dissiper d’éventuels malentendus.
La femme dont nous parlons est un sujet formel non pas un registre de l’expérience. Il y a des
hommes plus féminins que virils, il y a des femmes plus masculines que féminines, comme il y
a des maîtres plus assujettis que leurs esclaves, dominés par leurs appétits. Ce n’est pas une
question de marques.
Sujet et Langage
Le discours de la femme ou la femme comme sujet de discours. Depuis un certain
moment, dans les limites d’un certain corps social, pour la première fois une femme peut
20
remplir les deux sens du sujet. Parler elle-même d’elle-même, dehors et à haute voix. C’est
pourquoi le discours de la femme-assujettie relève d’enjeux stratégiques.
Baudelaire disait que dans toutes les femmes de lettres il y a un homme manqué. Freud,
inventeur d’une nouvelle forme de rationalité du sujet, a établi la constitution bisexuelle de tous
les individus humains mais en même temps il a mis en place tout un réseau conceptuel pour
soutenir l’idée des femmes savantes présentant un caractère plutôt viril que féminin : femmes
phalliques. Et puis Lacan, dans un texte presque illisible, parlant de cet « organe », nous dit : ce
le même que ses noms divers, dans la langue dont j’use, bien symptomatiquement féminisent.1
Symptomatologie de masculinisation, usage qui symptomatiquement féminise, restons aux
apparences.
Nous ne sommes sujets qu’en tant que sujets de langage. Si l’être est neutre, le langage
est sexué. Or, il n’y a qu’un processus de symbolisation. La dualité sexuelle est ordonnée à
l’unicité du processus de production symbolique. Là où le sujet est pensable comme
configuration locale, habitant du langage, qu’est-ce qu’un oikos qui réserve une place à la
femme ? S’il n’y a qu’un processus homogène de production, où se loge-t-il l’hétérogène ?
Discours et pouvoir-savoir, ici encore qu’en est-il du combat-contre et de l’espace du convaincre ? Qu’est-ce qui virilise ou encore qu’est-ce qui phallocratise une femme dans son accès
au discours, dans ses prétentions de savoir, dans ses stratégies revendicatrices de pouvoir ?
Il paraît que dans l’économie du discours il y a eu un événement, la rupture entre les mots
et les choses, la fin de la représentation. Depuis, la pensée ne peut plus s’abriter dans ce
dispositif généralement nommé métaphysique, discours du maître ou discours du m’être, pour
reprendre encore une formule de Lacan. D’où l’impératif qu’il faut en finir, en finir enfin, avec
ce discours qui prétendait en puissance d’aller jusqu’aux choses et dire ce qu’elles sont, leur
essence. Nous, nous habitons une époque des apparences, nous ne connaissons que des
« phénomènes ». Désormais tout discours du m’être doit être combattu, il n’est qu’un exercice
de pouvoir, il produit les choses qu’il prétend représenter en tant qu’assujetties à ces ordres. De
fait, le sophiste s’en sort relativement renforcé. Platon est un cauchemar totalitaire, la pensée
s’est enfin réveillée.
Dans cette même surface discursive, nous voyons la co-apparition de deux autres
phénomènes. D’une part, le discours politique se trouve enfermé dans le discours économique.
Le maître dans la cité se réduit au maître-oikonomos et le rapport maître-esclave vient
structurer toute idée du politique. D’autre part, une nouvelle production discursive surgit, le
discours de la femme qui dénonce une domination longtemps gardée sous silence. Et comme
1
Lacan, « L’étourdit », dans : Scilicet 4, Seuil, Paris, 1973, p. 13.
21
nous venons de voir il s’agit d’une forme de discursivité effectuant une double opération : le
traitement de la femme en tant qu’ensemble, et son annexion à l’esclave en tant que partie de
cette catégorie.
Au sein de ce dispositif, on affirme que les rapports de domination entre les sexes
résident dans le langage même. Il s’agit, déjà et d’emblée, d’une domination symbolique. Tel
qu’il est le langage sert à la reproduction de cette domination. La sociologie, la psychologie, la
linguistique, l’ethnologie, bref les « sciences de l’homme », se mettent alors à dévoiler avec
leurs propres instruments le fonctionnement souterrain de cette domination. Mais la domination
elle-même est hors de question, à l’abri, comme s’il s’agissait d’un phénomène brut, d’une
réalité en quelque sorte pré-discursive.
Selon cette ligne de défense, le langage est considéré comme étant disposé et structuré au
profit de l’homme-mâle. Par conséquence, il n’y a aucune place d’énonciation pour une femme
de se constituer « librement » en tant que sujet, elle est déjà et d’emblée assujettie à l’ordre du
discours. Et toute insurrection contre cet ordre forcément la fait apparaître comme phallique,
puisqu’elle est obligée d’être à l’intérieur de cet ordre, d’utiliser le même « instrument ».
L’idée qui reste muette dans ce raisonnement est que, si l’instrument est phallique, il n’y a
qu’un et un seul usage de l’instrument, essentiellement phallique. Mais alors que veut faire
Lacan, qu’est-ce que cet usage dont il parle qui bien symptomatiquement féminise ?
Il faut distinguer l’instrument de l’acte. Le dire d’une femme ne passe pas par la création
d’un nouveau langage, d’un nouvel instrument, plus égalitaire car moins phallique. S’il y a une
façon féminisée d’habiter le langage ce n’est pas dans la construction d’un nouveau logement
qu’on doit la chercher.
L’hypothèse oppressive considère qu’au sein des différentes manifestations du discours,
les femmes sont, et ont toujours été, mal [mâle] représentées ou non représentées du tout. Mais
l’entreprise de représenter pleinement les femmes, au sens linguistique et politique du terme,
advient une impasse. Tant qu’on admet une domination symbolique et qu’il n’y a qu’un
processus de production symbolique, toute entreprise de représentation est minée, on doit se
contenter à la destruction des représentations déjà données. L’acte de résistance se trouve
attaché à une figure purement destructive. Nihilisme contemporain.
Aujourd’hui, l’apologie de l’oppression de la femme est un phénomène généralisé de
notre productivité discursive. Un phénomène qui, me semble-t-il, doit être couplé avec le
réquisitoire du discours du m’être. Le phallogocentrisme et la femme-oppressée sont les deux
côtés d’une même médaille. La médaille d’or de l’esprit « critique ». A la logique binaire « il y
a deux sexes », notre époque s’est proposée d’aller au-delà, à la multiplicité pure.
22
On a touché au sexe, il s’est avéré être un fantasme. Fini avec les identités préconçues qui
forment les sujets sexués, désormais la multiplicité s’est émancipée de ces vielles prisons. Le
Deux est une machination de l’Un, le « sexe » est une catégorie de pensée dont il faut faire
l’économie. En théorie on se bat encore contre la métaphysique des sexes, on cherche un peu
partout pour des symptômes et des résidus. Or à présent, c’est plutôt la neutralisation qui pose
problème. Le marché y a intérêt. Substituabilité généralisée, corps neutralisés, ajustés pour
l’échange. Le règne du neutre. Effectivement, rien ne convient plus au marché qu’un espace
homogène où tout demeure échangeable. Le maître est devenu anonyme et ses « sujets »
neutres, circulant dans l’infinité des nuances de l’apparaître. Chaque époque invente ses prisons
et des nouvelles manières de réguler les sujets. A l’heure du réseau global, le capitalisme opère
à travers des hiérarchies plates. Anarchisme couronné. Après le « diviser pour dominer », le
mot d’ordre est devenu : « singulariser pour dominer ».
On dit que le discours est une violence qu’on exerce aux choses, que les choses ne sont
pas complices de l’entreprise du logos pour les connaître. Or, la femme –en tant que telle, en
son ensemble– a toujours résisté à cette violence. Etrangement elle cesse de résister et l’on
obtient une image panoramique d’elle dans les limites d’une expérience de pensée et d’une
formation discursive qui la reconnaît comme opprimée et qui prétend se battre pour elle.
Etrange idée, en effet, de libération.
Toute idée de combat-contre relève d’un désir d’aboutissement, la substitution d’un Etat
de choses pour en établir un autre. A présent, le problème est que l’on n’a pas sur les mains une
proposition affirmative pour un nouvel ordre economico-politique. La critique du capitalisme
butte à son impuissance de proposer une alternative affirmative globale. Les outopies sont
silencieuses. D’autant plus que le spectre des totalitarismes est là, le courage spéculatif semble
affecté par la peur d’en faire trop. Si Nietzsche a été récupéré par le nazisme, si Marx a servi au
stalinisme, le nouveau philosophe se contente de dénoncer l’évident au risque de ne servir à
rien. On tente des petits ajustements, pour un capitalisme avec un visage plus humaniste, moins
sauvage. En l’absence d’une image pour un nouveau monde, comment continuer ? Que faire ?
La dialectique maître-esclave comme matrice de subjectivités est sous l’hégémonie de
l’échange. Dans un espace-temps où domine absolument l’échange, la résistance ne peut plus
se loger dans l’opposition. Notre métaphore de « la femme dans l’oikos » n’est que
l’élaboration, tendanciellement formelle, d’un sujet de soustraction à la subjectivité de victime.
Bien évidement, cela n’amène en rien à un nouveau programme politique. Il s’agit tout
simplement de donner corps à une hypothèse subjective en se plaçant dans le régime de ses
conséquences.
23
A présent, au sujet de la femme il n’y a qu’une, et une seule, optique possible ou
autorisée : l’homme est maître, au cours des siècles il exerce le pouvoir et utilise la violence
pour faire comme il lui plaît. Voulant préserver sa domination, il construit selon son intérêt les
théories, l’histoire écrite, le langage même. Partout l’Histoire fournit des preuves de
l’oppression. Mais évidement, cela ne pourrait pas se passer autrement, tant qu’on lui pose la
même question partout l’histoire avouera la même vérité.
La pensée métaphysique, c’est la pensée de la structure oppositionnelle. Le vrai et le
faux, le bon et le mauvais, tout est jugé et partagé dans et par l’opposition. Mais, si la structure
oppositionnelle est métaphysique, le rapport de la métaphysique à son autre ne peut plus être de
l’ordre de l’opposition. L’entreprise de remettre en doute la théorie de la femme-oppressée, de
questionner son pouvoir-vrai, a pour but moins de montrer qu’elle est fausse, que de la replacer
dans l’économie générale du discours politique d’aujourd’hui. L’objectif stratégique n’est pas
de contester la valeur des luttes de tous ces actants, discursifs et politiques, pour améliorer avec
des revendications précises la condition des femmes: droit de vote, d’avortement, etc.
L’orientation porte plutôt sur l’universalisme de cette image de victime et ses effets
homogénéisants pour toute subjectivation politique. Se mettre à objecter le discours de la
femme-oppressée ne serait rien d’autre que répéter le même geste. S’absorber dans la structure
oppositionnelle. Nous ne revendiquerons pas une image plus juste que celle de la femmeoppréssée. Nous revendiquerons juste la possibilité d’une subjectivation politique hétérogène à
notre métaphysique politique dont les possibilités d’action dans le marché universel semblent
épuisées.
Métaphore1 : « la femme dans l’oikos »
Le travail de Finley a montré qu’en dépit des divers fragments que l’on trouve sur la
matière, les Grecs n’ont pas produit un concept de l’économie. Aussi riche qu’elle a pu être en
l’invention de nouvelles formes de rationalité, la pensée grecque reste relativement pauvre
quant à ses produits économiques. Et ceci non pas pour des raisons de manque d’attention ou
de souci. Il semble plutôt que l’expérience de la pensée grecque, par la possibilité qui lui est
propre, résiste à une théorie générale de l’économie. L’espace référentiel du pensable est la
politique. La pensée économique y demeure de part en part limitée et conditionnée par quelque
chose qui la dépasse.
Comme l’économie, la femme non plus n’est pas un objet d’analyse en soi. Les Hellènes
n’ont pas produit un concept de la femme. L’interrogation du logos sur elle demeure toujours
fragmentaire, partielle, et n’apparaît que comme médiation, le passage d’une pensée qui
1
Tout au long de ce texte le terme « métaphore » doit être pris au sens large du mot grec, désignant non seulement
la métaphore linguistique, mais tout genre de déplacement, de délocalisation, de changement de topos.
24
cherche autre chose, tournée vers autre chose. Notre entreprise consiste à essayer de mettre en
place une expérience de lecture. Pour que les textes répondent il faut les questionner. Toute
expérience a besoin d’une hypothèse, voici la nôtre : là où on voit ce traitement partiel de la
femme-économique, suivre l’hypothèse qu’il y a là une possibilité de résistance plutôt qu’un
symptôme d’oppression.
Quelques généralités : L’oikos est un ensemble fermé. Il constitue la monade économique
à l’intérieur de laquelle s’organise et s’effectue la production, la distribution et la
consommation des biens. Le principe directeur est la satisfaction des besoins de ses membres.
Autrement dit, l’idéal est la suffisance, l’autarcie. L’économie n’a pu s’autonomiser comme
domaine de rationalité qu’en présupposant qu’en réalité le comportement humain a comme seul
critère la maximisation de l’intérêt personnel, le profit. Toute éventuelle entité collective est
pensable selon le critère de cette axiomatique de l’individualisme utilitariste. Les Grecs ne
connaissent pas l’individu comme monade économique, leur monadologie est sousensembliste. Le propre de l’oikos, la formule nous l’empruntons de Weber, c’est qu’il jouit
d’une fortune, au lieu de mettre en valeur un capital.1
Exclue de l’espace public, la femme se trouve alors limitée dans cet oikos. Aux antipodes
du schéma logique de la pensée moderne, le discours économique est une partie du discours
politique. L’oikos ainsi que l’extérieur de la polis sont les lieux où domine la violence, disons
le pouvoir-nu, contrairement à la polis, lieu où prédomine le discours, où les rapports des forces
portent la couverture du logos : pouvoir exercé « δια λόγου », à travers le logos. Un politis est à
la fois le maître oikonomos et l’homme libre qui dialogue dans l’agora. La politique étant une
λογοµαχία (logomachie), un combat-contre exercé en paroles, les rapports de forces dans
l’espace proprement politique sont saisissables selon la perspective des rapports entre maîtres.
Pour cette pensée du dehors le problème, à la fois politique et éthique, est celui d’une κοινωνία
(communauté) des maîtres.
Dans ce cadre, la pédagogie des hommes libres constitue un foyer de problèmes qui ne
cesse d’agiter l’ensemble de la pensée grecque. Le maître antique, c’est le maître enseignant
dans la cité, son mathème est tout d’abord politique et relève des enjeux politiques : discours et
pouvoir-savoir. Ainsi les trois figures emblématiques d’autant plus qu’hétéromorphes du
maître : d’une part celle de « Socrate », le maître condamné par la démocratie, d’autre part la
figure du Sophiste, maître payé pour enseigner l’art de convaincre dans un espace où
prédomine le discours, et puis, la figure du Philosophe, telle que la tisse Platon, maître qui, par
1
Weber, Économie et Société 2, Paris, Agora, 1995, p. 119 (je souligne).
25
rapport au pouvoir accordé aux mots, essaie tant bien que mal d’articuler une résistance, de
faire place à autre chose.
Voici donc la trajectoire que nous allons suivre, le plan de notre métaphore. D’emblée, il
y a une partie sur le langage. Dans cette partie nous comptons élaborer un certain lexique et une
certaine grammaire. Le lexique en question s’impose comme un outil pour la lecture des textes
anciens, avec ceci de singulier : la prise en compte du grec moderne. Entre le « χρήµα » des
Anciens qui désigne toute chose en vu de son usage et le « χρήµα » des modernes qui désigne
exclusivement l’argent, le corps de la langue grecque, avec ses traces, peut nous être utile dans
cette métaphore que nous tentons de faire. Qu’il nous suffise pour l’instant de laisser l’affaire à
sa mention.
Quant à l’exigence d’une grammaire elle est ordonnée par les circonstances dans
lesquelles s’inscrit notre geste spéculatif. Tout au long de cette Introduction nous avons essayé
de montrer les traits qui tissent ce qui se présente comme discours dominant de la femme, celui
qui vaut pour la femme-oppréssée, et puis les difficultés internes à la possibilité même
d’articuler un autre dire à son sujet. D’où parle-t-on lorsqu’on parle de la femme ? Le présent
texte implique comme exigence propre à son mouvement que parler de la femme appelle à une
topologie discursive hétérogène, à une configuration hétérogène de l’ « instrument ». Dans la
mesure où il n’y a qu’un processus de symbolisation, essentiellement phallique, il en résulte
que tant qu’on reste à l’intérieur d’un seul langage, toute performativité poétique du langage est
phallique. L’homme habite en poète. L’idée ici consiste à articuler un dire de la femme entre
langages, en l’espace d’une rencontre, dans ce lieu hétérogène que constitue la traduction.
Notre grammaire est donc une grammaire de traduction ou, mieux encore, une grammaire des
rencontres entre le poème en tant que produit original, et la traduction en tant que produit
d’usage de quelque chose déjà en disposition. D’où aussi un certain usage multiple de la
citation.
Chaque traduction est une reproduction plus ou moins infidèle. Une nouvelle image de la
femme, la tâche est réservée aux poètes. Notre entreprise n’est pas d’ordre poétique, telle une
production novatrice du langage, l’acquisition d’un nouveau dire. Notre geste s’inscrit plutôt
dans une perspective de traduction. Si toute traduction est déjà une lecture, disons que la
première partie est la partie instrumentale et méthodologique de notre métaphore, les
préparatifs du voyage.
Puis vient la deuxième partie, celle de la lecture des textes. Elle se divise en trois parties.
La première aura comme texte principal l’Économique de Xénophon. Nous allons essayer
d’accoupler sa lecture avec quelques traits de l’autre texte que l’Antiquité nous a transmis dont
26
le sujet est réservé à l’art de l’oikos, à savoir les Économiques de Pseudo-Aristote. Comme
nous allons voir il s’agit de textes prescriptifs. Leur objectif est de fournir un ensemble de
préceptes dans un cadre pédagogique de bons oikonomoi capables d’être des hommes libres,
des citoyens. Et c’est au sein de cette entreprise de pédagogie, en fin de compte politique,
qu’apparaît une image de la « femme-économique ». A la base de cette distinction qui parcourt
la pensée grecque entre arts/techniques de production et arts/techniques d’usage, Xénophon
tisse le portait de « la femme dans l’oikos » comme un sujet d’usage qui, de l’intérieur de
l’économie, limite l’économie.
La deuxième partie portera sur l’œuvre d’Aristote. Foucault disait de lui que c’est
l’exception de l’Antiquité. En tous cas, pour ce qui relève de l’économie dans la pensée
grecque, l’œuvre du Stagirite fait exception. A la différence de Xénophon et de Platon, Aristote
plaide pour une spécificité économique par rapport aux différentes relations de pouvoir. Il est
généralement admis que seul Aristote offre les rudiments d’une analyse proprement
économique. Les manuels d’histoire des doctrines économiques commencent régulièrement par
examiner les caractéristiques de sa pensée, et surtout le premier livre de ses Politika
(=Politiques au pluriel). Nous allons donc reprendre cette voie habituelle et essayer nos
chances avec ce livre politique, en accompagnant sa lecture avec, d’une part, quelques traits
d’Ethiques (au pluriel) à Nicomaque –ce qui n’est pas surprenant, c’est d’ailleurs
l’accompagnement canonique de ses Politiques– mais aussi, d’autre part, avec quelques traits
de sa doctrine biologique et zoologique avec comme livre principal celui De la génération des
animaux. Nous aurons l’occasion de nous expliquer sur cette décision, pour le moment disons
que l’intérêt portera sur la relation féminin-masculin dans un contexte qui n’est pas celui de
l’animal politique. Il s’agira, pour une part, d’accoupler l’image de la « femme économique »
avec la « femelle reproductive ».
Genre/espèce, γένος/εἶδος, la distinction du masculin et du féminin pose beaucoup de
problèmes à Aristote pour des raisons intrinsèques à sa théorie. La différence sexuelle ne peut
être appréhendée ni comme une différence formelle ni comme une différence accidentelle. Elle
est trop importante pour être réduite à un accident et pas assez pour relever de la substance. A
la logique binaire, la relation homme-femme fait exception, Aristote est peut-être le premier à
être confronté directement à cette aporia, c’est-à-dire une certaine pauvreté du logos quant aux
questions posées.
Enfin, la dernière partie sera réservée à Platon, avec comme textes principaux le Banquet
et la République. Tout au long de son œuvre Platon ne montre pas particulièrement d’intérêt à
la femme dans l’oikos. A la différence de deux autres parties, c’est vrai que le choix de Platon
n’a rien d’évident et peut susciter de nombreuses objections. En espérant que les raisons de ce
27
choix vont prendre leur mesure au cours du texte, pour le moment, et comme esquisse
d’introduction, contentons-nous de signaler quelques lignes directrices. On en énumérera trois.
1. Ce qui est valable pour l’ensemble de la pensée grecque, à savoir que toute
interrogation sur l’économie se limite dans un contexte politique, trouve chez Platon une
manifestation extrême. Par ailleurs, il paraît que pour la pensée moderne, en tout cas sûrement
pour la philosophie moderne, Platon est son ennemi par excellence. Le père de la philosophie
apparaît comme la figure emblématique de ce dispositif de pensée, condamnable, dont il est
impératif de sortir enfin. Si la philosophia, en ses premiers pas, se constitue dans une scène
politique sur fond de son combat contre le dispositif du sophiste, la philosophie moderne se
constitue depuis son combat contre Platon dans une scène devenue économique. Discours du
m’être, on reconnaît « Platon » comme le maître par excellence, sauf que désormais le maître
n’habite plus la cité, il est enfermé dans son statut d’oikonomos.
Se mettre contre Platon, si ce n’est prendre le parti du sophiste, c’est tout au moins
répéter le mouvement métaphysique, la différence maximale qui se règle dans et par
l’opposition. Chez nous Platon apparaît comme le maître oikonomos de la pensée occidentale.
Or, nous l’avons déjà pointé, dans l’oikos une femme ne trouve sa place et sa fonction
différentielle par rapport à l’esclave que dans la mesure où elle ne désire pas la place du maître.
Que veut une femme ? Freud n’a cessé de buter sur cette question. L’aménagement d’une
lecture de Platon est un, si ce n’est le, lieu stratégique de notre métaphore de « la femme dans
l’oikos ». Aujourd’hui où l’économie recouvre tout l’espace, comment pouvons-nous élaborer
une lecture de Platon qui essaie de travailler avec lui, tout en se séparant de ce que le m’être
peut et que nous ne pouvons pas ? D’une certaine manière, relever le défit de sa lecture, c’est
déjà élaborer une subjectivation qui se soustrait à l’opposition binaire, le combat-contre.
2. Un deuxième trait est la place centrale que la pensée platonicienne réserve à l’amour.
Le véritable amour et l’amour du vrai. Le fil directeur consiste en ce que la dialectique
platonicienne est une dialectique d’amour, à distinguer de celle du maître-esclave. D’autant
plus que dans cette dialectique, la femme a son propre mathème à articuler, tel que notre
metteur en scène l’établit dans le Banquet.
On dirait que dans la partie qui porte sur Platon, c’est la figure de l’amante qui vient
suppléer celle de l’épouse et de la mère. Cela ne veut pas dire que la femme dans l’oikos réside
dans la composition de ces trois figures : l’épouse, la mère, l’amante. Rigoureusement parlant,
ce sont seulement les deux premières qui lui appartiennent. L’amour n’est inclus dans la
discussion que depuis son aspect politique. Si la psychanalyse se propose comme une économie
du désir, selon le schéma triangulaire de papa-mama-bébé, résister à notre économisme, c’est
tout aussi bien politiser le désir, essayer de revisiter la scène que Platon lui a assigné.
28
Il ne s’agit pas de s’opposer à la psychanalyse en faisant appel à un retour à Platon, mais
plutôt d’un effort à établir un dialogue entre eux, tout en faisant l’économie de la personne de
Socrate. On retiendra juste le personnage « Socrate », et le geste platonicien qui, au lieu de se
mettre contre son maître, fait de lui un des personnages centraux de ses Dialogues. Platon se
sert de « Socrate » pour élaborer ses propres problématiques. Au lieu de se mettre contre le
maître réel, la décision platonicienne est de l’inventer. Il est peut-être temps que la philosophie
contemporaine renonce à découvrir le vrai Platon qui se cache dans les dialogues, et essaie de
prendre plaisir à dialoguer avec lui.
On a pensé l’amour en termes de désir, désir de l’Un. C’est ce qui faisait dire à Lacan que
dans la philosophie, Dieu a dominé le débat de l’amour. Par ailleurs, il y a chez Lacan cette
affaire de la jouissance. Parler c’est jouir mais il y a un surplus, hétérogène à l’« organe ». En
étant pas-toute la femme amène un surplus depuis une certaine privation. Si Platon nous invite
à penser la politique dans son nouage avec le désir, la psychanalyse comme pensée affirmative
de la jouissance nous invite à repenser l’économie des plaisirs en réservant une place singulière
à la femme. En essayant de les faire dialoguer il s’agit d’élaborer un tenant-lieu politique dans
l’économie.
3. Enfin, un dernier axe décisif à propos du choix des textes platoniciens : la constitution
politique du sujet. Platon explore un motif de la pensée ancienne qui consiste à penser la cité
comme un individu élargi, et l’individu comme une cité en micrographie. Dans la République
nous participons à l’expérience d’une pensée opérant des allers-retours entre la macro-politique
(cité) et la micro-politique (sujet). De l’élément à l’ensemble, l’Un-Tout est politique.
Si la femme n’existe pas, la cité-femme ne peut pas exister non plus. Il ne s’agit
nullement de proposer ici une nouvelle République mais de donner corps à une hypothèse. A
supposer que « femme : pas esclave », est-ce que cela peut nous aider à faire un pas politique ?
Dans sa République Platon cherchant l’homme juste se sert d’une loupe et contemple la cité
juste. Dans notre espace de globalité économique où la politique devient de plus en plus
invisible, nous essayerons de limiter notre vue panoramique et, en se servant juste d’une image
de la femme-économique, d’envisager ce qui dans l’économie peut avoir lieu de politique. Pour
se faire, il faut déjà enlever les lunettes de la théorie de la victime, la femme opprimée qui peu
à peu se libère.
Xénophon, Aristote, Platon. Voilà donc les trois auteurs et leurs livres principaux sur
lesquels nous comptons travailler. Toutefois, notre lecture sera motivée moins par un effort de
présentation de ces trois systèmes théoriques que par l’isolement de quelques traits à propos du
sujet qui nous occupe. A proprement parler, il ne s’agit pas d’un travail sur Platon, Aristote ou
29
Xénophon, les trois auteurs et leurs livres ne sont qu’une « boîte à outils » pour penser le
moment présent.
Il peut y avoir cependant une objection. Pourquoi ce choix exclusif de textes
philosophiques et non pas d’autres, par exemple des pièces de théâtre, des discours de rhéteurs,
les textes des historiens, etc. ? S’agit-il en fin de compte d’une valorisation de la philosophie à
l’exclusion d’autres manifestations de la pensée grecque ? Loin de là. Rien que les comédies
d’Aristophane, et en premier lieu Lysistrata, constitueraient une source de la plus grande
richesse. Et il y en a beaucoup d’autres. Mais au regard des moyens disposés, quelques fois il
importe de limiter le spectre d’analyse afin de pouvoir formuler quelque chose de cohérent et
éviter la dispersion qui prétend au tout et n’arrive à rien. Le choix de se borner dans quelques
textes est dû plutôt à des raisons économiques. On se sert des outils qui conviennent mieux,
non pas des outils qui seraient objectivement meilleurs. L’usage juste repose sur son efficacité
et les effets qu’il produit, il n’est jamais légitimé par la facture du produit qu’il utilise. Qu’on
nous juge non pas pour notre choix des outils mais pour l’efficacité du travail entrepris.
Pour quelle libération ?
Aujourd’hui, on le constate chaque jour, la « femme-oppréssée » vend, et sert à vendre.
La libération de la femme, son émancipation, son droit à la jouissance, à l’indépendance, à
l’autonomie, ce sont là des thèmes que la machine publicitaire ne cesse d’exploiter. Etre une
« vraie » femme c’est être une bonne consommatrice. On vend de la femme à la femme...en
croyant se soigner, se parfumer, se vêtir, en un mot se « créer », la femme se consomme.1
La « sexualité », le « corps », la « femme », ce sont là des lieux stratégiques
d’investissement par le marché. Un investissement qui opère toujours sur la base d’une certaine
libération. La sexualité libre, les corps libres, la femme libre, aujourd’hui, tant que le marché
est libre, tout peut-être libéré, tout doit être libéré, c’est un devoir, un impératif catégoriel. Le
marché nous vend de la liberté, et en nous la vendant, il se libère lui-même.
Marx a fournis une analytique du mode de production capitaliste sur le fond de
l’exploitation des forces de travail. D’où l’hypothèse de la classe ouvrière comme sujet
révolutionnaire pour un autre mode de production. Depuis, le capitalisme a fait quelques pas.
Dans la « nouvelle économie », c’est la première unité du bien fabriqué qui est onéreuse, la
seconde et celles qui suivent ayant un coût faible, voire véritablement nul dans certaines
limites. […] Dans le langage de Marx, il faudrait dire que la source de la plus-value n’est plus
1
Citation de Évelyne Sullerot par Baudrillard dans : La société de consommation, Paris, Danoël, 1970, p.138.
30
1
dans le travail consacré à produire le bien, mais dans celui passé à le concevoir. On parle
ainsi d’« économie cognitive ». Le traitement des symboles est en train de devenir le modèle
hégémonique de production du capital. Sur la ligne conception–production matérielle–
commercialisation, la plus grande partie de l’investissement du capital porte désormais sur les
activités en amont et en aval de la production matérielle. Mais c’est plus fondamentalement la
linéarité même de ce processus qui est remise à plat.
La révolution industrielle s’est opérée lorsque de l’outil on a passé au monde de la
machine. L’ère post-industrielle se caractérise par l’apparition de la mise en réseau des
machines. Disons, de la machine on passe aux réseaux productifs et interactifs. L’arrivée de
l’Internet et de la société de l’information permet une production flexible, en perpétuel
ajustement, sur mesure. La consommation « corrige » en temps réel la production de la
marchandise. Il ne s’agit plus de produire d’abord et de vendre ensuite, mais d’un constat allerretour entre production et consommation dans lequel les clients « participent à l’idée », à la
conception même du produit. Les usagers sont porteurs d’informations, l’enjeu pour le capital
consiste à les convertir en force productive. Par exemple, un grand label des maisons des
disques n’a pas à chasser les nouveaux talents dans les petits bistrots enfummés comme avant.
La Toile devient un filet beaucoup plus efficace pour capter la valeur ajoutée. Chacun y dispose
son espace, si une nouvelle chanson marche, le label vient vous signer. Les utilisateurs
deviennent des sujets productifs. D’une certaine manière le système arrive petit à petit à
capitaliser le travail hors du temps de travail. Comme dirait Lacan, le moyen le plus simple
pour le riche n’est pas de mal payer, c’est de ne pas payer du tout.
Dans le « monde développé », la nouvelle organisation de travail conduit à la formation
d’une classe hyperactive, l’élite cognitive, qui travaille de plus en plus, qui gagne de plus en
plus et qui s’éloigne de plus en plus d’une masse exclue ou marginalisée qui travaille peu ou
pas du tout. Là où les individus sont massivement requis et pratiquement irremplaçables, c’est
en tant que consommateurs avec leurs réseaux d’utilisateurs. La force de travail donne place à
la force de consommation, ce que les économistes aujourd’hui appellent si joliment le
« pouvoir d’achat ».
La fonction qui nous est proposée un peu partout est : croissance économique ↔ création
d’emplois + augmentation du pouvoir d’achat. Prenons un petit extrait d’un article à propos du
travail domestique non rémunéré : Le produit intérieur brut (PIB) ne tient pas compte de cette
production domestique. La production du bon petit plat que l’on mitonne à la maison n’est pas
1
D. Cohen, Trois leçons de la société post-industrielle, Paris, Seuil, 2006, pp. 14-15 (je souligne). Pour donner un
exemple, un nouveau vaccin coûte cher à concevoir, en revanche la production matérielle des vaccins a un coût
relativement très faible.
31
1
comptabilisée par le PIB, alors qu’elle l’est quand on l’achète chez le traiteur . Tout travail
qui n’entre pas dans la sphère monétaire et marchande fait obstacle à la croissance économique.
Si tout le monde mitonne à la maison... c’est désastreux pour la santé économique, la
« croissance » du monstre. Mieux vaut une économie à l’américaine de structure fast-food, ça
nourrit mieux la bête. Pour servir la croissance, on doit inciter les ménages à la consommation
immédiate. Le temps libre doit être un temps de consommation dans l’immédiat non pas un
temps d’usage. S’il doit y avoir de l’usage c’est pour autant qu’il est productif, c’est-à-dire
convertible à une valeur d’échange.
Le paradoxe que nous vivons aujourd’hui, c’est que tout travail soustrait au marché doit
être éliminé en même temps que dans le marché il y a de moins en moins de places de travail
pour les citoyens en « situation régulière ». Dans les deux cas, c’est comme si l’anonyme
prenait la parole et nous disait : votre travail est inutile, si vous voulez être utiles vous n’avez
qu’à consommer. Et si vous devez être solidaires à quelque chose qui fait figure de
revendication, c’est à la protection de votre pouvoir d’achat, levier de croissance et garant de
prospérité. L’impératif catégoriel : Acheter de la jouissance et jouir sans entrave. On défend la
liberté totale des corps, leurs « droits » inconditionnels à la jouissance, au prix justement d’une
marchandisation généralisée qui vient structurer tout lien de corps à corps dans un espace
homogène où tout demeure échangeable.
Le maître est devenu anonyme. Il apparaît invincible, au sens où il n’est pas localisable,
son mode d’opération étant l’échange, substituabilité et circulation constante. Un projet
d’insurrection en tant que combat contre le capitalisme a du mal à émanciper. La fiction du
politique a donné place à un réalisme accablant. L’économie domine, il faut gérer. Le problème
qui se pose est comment vivre sans pour autant succomber au silence et à la pratique de
l’esclave. Que faire ? Le problème est celui de l’acte, à la fois théorique et pratique.
Un résumé grossier de la nouvelle forme du capitalisme est la transformation de l’usage
et de la consommation en force productive marchande. En même temps, la captation de valeur
ajoutée, après la production des objets matériels, s’empare de la production des symboles et des
langages abstraits.
Le monde de l’économie politique est celui de la production de valeur. Un des éléments
essentiels de la pensée moderne consiste précisément à considérer la valeur comme ce qu’il y a
à produire. A l’homme comme animal politique s’est substitué l’homme comme être qui
s’engendre lui-même par le travail. Ce que Marx remet en question n’est pas le productivisme
de la valeur mais le détournement capitaliste de l’efficacité de la technique au profit d’une
1
« Paresseux les Européens ? », article paru dans : Alternatives économiques, No 228, septembre 2004.
32
classe particulière. Il faut que ceux qui travaillent jouissent eux-mêmes de leur richesse
produite. Toujours est-il que pour la pensée moderne l’homme générique est un producteur,
voire un poète, qui se crée en créant des valeurs extérieures, objectivées. La production est la
figure du pensable de notre modernité qui s’empare des notions comme technique, valeur,
corps social, etc. Aussitôt que tout se ramène à la production, tout va être ramené au profit en
tant que production d’un excédent. Toujours plus, jamais suffisamment.
Les promesses joyeuses du XIXe siècle et l’émerveillement devant les artefacts et les
nouvelles possibilités offertes par la technique ont petit à petit cédé la place aux effets
écologiques alarmants et à une fatalité autodestructive de l’homme. L’homo faber devient
l’homme qui fabrique sa perte. A la technique comme pur instrument de l’homme, le XXe
siècle a opposé la technique comme facteur autonome et « destin ». Le point important à saisir
est la conservation de la « production » comme horizon du pensable.
En revanche, si la pensée des Anciens résiste à une théorie générale de l’économie c’est
dans la mesure où la valeur n’est pas réflechie en termes de production. L’expérience de la
pensée grecque est traversée par la disjonction ou l’incomensurabilité entre « produire » et
« faire » : poièsis et praxis. Vernant a fait surgir la conception profondément usagère de l’acte
chez les Anciens. Voici sa formule : l’homme « agit » quand il utilise les choses non pas quand
il les fabrique.1 L’idée classique de la technique est celui de la rationalité effective qui permet
de produire plus, mieux, et avec moins de travail. Or, dans ce que nous continuons à appeler le
moment grec, les problèmes se posent moins en termes de production qu’en termes d’usage.
On nous objectera que les Anciens ont des esclaves, ce sont eux qui fabriquent, ce qui
laisse aux hommes libres le souci de l’usage. Leur réalité économique les empêche de produire
des concepts auxquels notre esprit des droits de l’homme puisse s’y intéresser. Mais dans le
capitalime avancé où la production matérielle est de plus en plus déléguée à l’extérieur des
pays développés ou à des non-citoyens en « situation irrégulière », où les classes supérieures se
composent de travailleurs nomades disponibles partout et tout le temps, où les « jeunes actifs »
sont pour une grande partie voués à l’inactivité du chômage, la question de l’être esclave et du
temps libre mérite d’être reposée selon les conditions qui nous sont propres. On lit les textes
anciens avec des lunettes grillagées. On les explique à partir du régime économico-politique
qui les encadre, au lieu de leur demander, de nous aider à réfléchir un peu sur le nôtre.
Aujourd’hui, « concept » est devenu un mot maître pour les publicitaires. On nous vend
des concepts beaucoup plus que des simples produits matériels, des pantalons, des voitures ou
des chaussures. La production de concepts n’est pas un problème, c’est plutôt la construction
d’un espace d’accueil. Dans cette entreprise de métaphore nous allons traverser plusieurs
1
J.-P. Vernant, « Aspects psychologiques du travail », dans : Travail et esclavage en Grèce ancienne, ouvrage en
collaboration avec Vidal-Naquet, Paris, Éd. du Complexe, 1988, p.33.
33
langages, plusieurs discours, jongler avec plusieurs références. La philosophie jouera le rôle
d’un opérateur d’hospitalité. L’oikos des Anciens nomme l’espace économique qui permet un
dehors politique. L’oikos que nous avons à construire est plutôt est foyer micropolitique dans la
globalité économique.
En résumé, voici l’objectif du présent travail :
–
Défaire le nœud qui consiste à identifier la femme à l’esclave. En opérant un
diagnostic de ce thème précieux : la « femme-oppressée », esquisser une analytique de
l’adversité dans le marché universel. Si le philosophe trouve au visage du sophiste son ennemi
et son double, nous proposerons ici comme notre ennemi structurel l’homme-libreconsommateur et ses rapports à la rhétorique du marché qui anime le chant de la compassion
des singularités en souffrance.
–
Repenser l’économie sur le fond de cette différence minimale entre la femme et
l’esclave. Au lieu d’un projet politique apte à changer le mode de production économique, faire
advenir, de l’intérieur de l’économie, une technologie de l’usage en tant qu’acte restreint qui
localise l’exception. A l’échelle de la situation prise globalement il n’y a pas pour l’instant de
cure. Dans l’impuissance globale, machiner un acte restreint qui ne fait pas-tout, c’est tenir un
point de santé.
–
Depuis l’événement de la sortie des femmes dans l’espace public, essayer d’articuler
une figure pensable du pouvoir, antérieurement impensé, voire impensable. Subsituer à la
question du genre (norme intégriste), la question de l’hétérogène (exception désintégrée). Audelà de toute politique sexuée, il s’agit d’expérimenter un protocole de subjectivation politique
hétérogène à la modalité propre au marché : la structure échangiste et l’intégration des
oppositions.
Le discours politique de la femme a longtemps travaillé pour sa libération envers
l’homme. Nous aimerions une idée de la femme faite pour servir la politique. Ne serait-ce
qu’en passant par une idée de la liberté hétérogène à la circulation marchande.
Aujourd’hui, l’affirmation de l’oppression de la femme se trouve couplée avec un
discours destiné à dire la vérité de la femme, à modifier sa place et son rôle dans le réel. Dire
que la femme n’était pas opprimée risque de n’être qu’un paradoxe. Mais continuer à répéter
l’histoire de son oppression risque de désarmer toute possibilité pour une subjectivation
alternative à celle de l’esclave face à la violence, au pouvoir-nu économique. A présent, le
discours sur l’oppression de la femme tient bien. Sans doute, parce qu’il est facile à tenir. Je me
demande sur le pouvoir propre à ce discours accepté comme vrai. La subjectivité politique
semble désorientée. Je me demande si la femme peut amener quelque chose à ce sujet. Cette
femme qui n’existe pas, mais fait partie d’une certaine économie où la politique peut avoir lieu.
Résister à l’économisme, c’est tout aussi bien se mettre à le trouer. Avec une aiguille politique.
34
Nous avons une métaphore à faire. Allons y.
35
Préparatifs
I. GLOSSAIRE : terre-langage, métaphore, et mots-valise
Nous commencerons par une remarque de valeur plutôt anecdotique. Dans les textes
philosophiques de nos jours, lorsqu’on parle de la langue grecque, c’est toujours au grec ancien
qu’on se réfère. Petit détail nous dira-t-on, c’est tellement évident qu’il s’agit du grec ancien
qu’il serait un pléonasme de le préciser. Penser parfois est simplement ceci : questionner une
évidence, se méfier d’un sens qui se donne gratuitement. L’omniprésence de l’« ancien » peut
refléter la forte influence de la langue de Platon et compagnie, la mémoire philosophique étant
à jamais marquée, mais elle peut tout aussi bien faire signe de l’absence totale du grec
moderne. Son oubli. En matière philosophique, on croit pouvoir s’en passer facilement, sans
inconvénient majeur. Notre petite anecdote touche à un phénomène de l’économie des mots : la
domination d’une référence devenue un chez soi pour la pensée, à tel point que toute autre
référence est rejetée hors du pensable.
Comme son titre l’implique déjà, cette partie porte à la mise en place d’un certain
glossaire. Un glossaire dont la singularité consiste en ce qu’il fait appel à trois langues : une
langue morte (grec ancien) et deux vivantes (français, grec moderne).
D’habitude une métaphore est considérée comme un déplacement, un mouvement avec
un point de départ, αρχή serait son nom philosophique, et un point d’arrivée, τέλος. Pour un
texte qui s’écrit en français sous l’idée générale d’opérer une certaine métaphore vers des textes
anciens, on s’attendrait à un lexique destiné à fonctionner sur la base des deux, une langue de
départ et une langue d’arrivée. Par rapport à ce schéma typique notre geste s’articule à travers
deux sortes de déplacements. Premièrement, le mouvement n’est pas un aller-simple, il se
forme comme un continuel aller-retour. La visée n’est pas une destination historique, un autre
temps, un autre lieu, notre souci seul le présent, penser autrement, devenir étrangers à nousmêmes. Deuxièmement, dans ce continuel aller-retour nous ne comptons pas suivre le chemin
le plus court, la voie directe, nous nous proposons le passage par le grec moderne.
La langue philosophique a son paradis perdu, son nom ? Λόγος. Le moment idéal, dans
un petit coin de terre, des gens qui parlent une langue directe apte à toucher la chose même, une
langue pleine, sans interstices, ni l’embarras du Sujet. Depuis on cherche toujours à y revenir.
L’entreprise de revisiter les Anciens, rien de plus familier comme geste, ils restent tellement
modernes que l’on ne saurait épuiser l’usage de leurs produits. Et pourtant une objection
36
s’impose. Les pauvres Anciens, ils n’auraient jamais pu imaginer tout ce que l’on met dans
leurs lèvres, tout ce que l’on pense trouver dans leurs textes. Apparemment le spectacle ne
cesse de se reproduire, que ce soit Platon, les présocratiques ou les stoïciens auxquels on fait
appel, le geste philosophique reste le même : construire par projection l’origine nécessaire de
sa méditation propre. Des signes, des preuves tant qu’on veut on les trouve, le problème n’est
pas là.
Qu’est-ce qui fait signe ? Il paraît que nous habitons une époque du signe toute autre
que celle des Anciens. Ce qui est reconnu comme signe est modifié ainsi que les conditions de
possibilité qui donnent lieu à son interprétation. Entre les mots et les choses il y a eu une
rupture. La fin de la représentation, voilà l’événement dans l’espace du savoir dont nous
sommes encore dans les conséquences, le mode d’être de la pensée moderne, notre a priori
historique. On reconnaîtra ici la terminologie soigneusement développée par Foucault. De la
mettre en place, il lui a fallu un ouvrage de quatre cents pages extrêmement denses. Artaud en
revanche, tenant un discours tout autre, a pu le formuler en quelques mots, en passant : Si le
signe de l’époque est la confusion, je vois à la base de cette confusion une rupture entre les
choses, et les paroles, les idées, les signes qui en sont la représentation.1 A présent, la rupture
entre les mots et les choses constitue un lieu commun pour différents discours quelle que soit
leur démarche, leur conduite ou leur destination. Mais l’affirmation multicolore de cette
rupture, est-ce que cela implique qu’en fin de compte nous habitons un espace-temps
sophistique où les mots sont, en principe, exclus des choses ? Si les mots ne touchent pas les
choses, alors comment différentes formes discursives travaillent-elles cette impossibilité ? Le
discours politique, le discours amoureux, celui de la science, langues étrangères avec toujours
un résidu intraduisible entre eux, et puis des paroles bâtardes, délocalisées, sans oublier les
idiolectes et les bégaiements. Si entre les différentes langues il y a un no man’s land
inhabitable, alors comment traverser ? Dans cette métaphore que nous aimerions faire, il
semble qu’il va nous falloir apprendre à sauter. La pensée sotte, la pensée qui saute.
Pourquoi ce Glossaire ? Pourquoi davantage un glossaire ici, au milieu du texte et non
pas à la fin, et même après, à la marge entre les notes et la table des matières? Toute entreprise
de voyage exige un certain équipement. Donc au milieu, parce qu’il sert d’appui pour le
déploiement du mouvement spéculatif. L’enjeu alors est moins d’expliquer pourquoi la
nécessité d’un lexique que pourquoi ce lexique et non pas un autre. D’ailleurs, le choix de
l’équipement laisse apercevoir beaucoup sur le caractère de la métaphore : d’où on part, avec
10
Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 10.
37
quelles intentions, pour aller où. Nous l’avons établi, la démarche de ce texte se désigne
comme un moyen de déplacement quant à notre disposition ici et maintenant.
Nous allons tenter une expérience de lecture de quelques textes anciens, principalement
autour du sujet de l’économie et de la question de la femme qu’il entraîne. Toute lecture a plus
ou moins besoin d’un dictionnaire. Le fait qu’un texte enveloppe son propre lexique n’exclut
pas l’usage d’autres. Plusieurs lexiques fournissent plusieurs significations d’un même mot, des
séries de significations tantôt convergentes, tantôt divergentes, tantôt simplement
embarrassantes. Combien de fois n’avons-nous pas cherché dans le dictionnaire un mot d’usage
fréquent pour être surpris finalement de notre trouvaille, faisant face à un surplus de valeur
signifiante dont le prélèvement, nullement automatique, ne peut se faire que dans des phrases,
c’est-à-dire l’usage. Si un lexique peut nous fournir une plus-value lexicale, en fin de compte il
s’agit d’une plus-value qui ne se cristallise que dans l’usage.
Economie et langage se tissent à travers la valeur. Dans les notes des cours de Saussure il
y a une distinction entre la signification et la valeur d’un mot. La distinction est difficile à
entendre tant que l’on reste à l’intérieur d’une même langue, mais nous pouvons mieux
l’entendre en considérant simultanément des langues différentes. Le linguiste tire précisément
ses exemples du domaine de la traduction : Le français mouton peut avoir la même
signification que l’anglais sheep, mais non la même valeur, et cela pour plusieurs raisons, en
particulier parce qu’en parlant d’une pièce de viande apprêtée et servie sur la table, l’anglais
dit mutton et non sheep. La différence de valeur entre sheep et mouton tient à ce que le premier
a à côté de lui un second terme, ce qui n’est pas le cas pour le mot français.1 Or, si la valeur
d’un mot dépend de son rapport aux autres signifiants de la même langue, et chaque langue est
un système de valeurs, il n’en demeure pas moins qu’une langue n’a des valeurs que dans son
face à face avec les autres langues. Autre conséquence : la traduction a beau établir l’équation
d’une signification dans un contexte donné (mouton = sheep, mouton = mutton), elle reste
impuissante quant à la valeur. Par sa constitution même, la valeur d’un mot résiste à l’échange
entre les différentes langues. « La femme dans l’oikos » est une métaphore que nous proposons
comme un moyen de repenser l’économie du point de vue d’une extraction des possibles pour
la subjectivation politique. Déjà le régime du langage nous donne quelques indices pour se
frayer un chemin de penser. Dans cette terre-langage, nous avons à faire à des valeurs qui sont
hétérogènes à l’échange, et dont le surplus ne se produit que dans l’usage.
Valeur d’usage, valeur d’échange, plus-value, termes marqués du territoire marxien, ne
nous précipitons pas à comprendre ce qui vient d’être formulé à propos du langage. Disons
11
Saussure, Cours de linguistique générale, « La valeur linguistique considérée dans son aspect conceptuel. »,
Paris, Payot & Rivage, 1995, pp.160
38
pour le moment ceci : si l’analyse de Marx porte sur le mode d’être de la production capitaliste,
notre entreprise ici ne se donne nullement pour tâche un quelconque renversement de ses
principes. Nous ne visons pas à produire une nouvelle image de la production, encore moins
une nouvelle théorie générale d’économie politique ornée avec des accessoires linguistiques.
Notre tâche se limite en une entreprise d’usage des produits déjà acquis, dont l’analyse
marxienne. De cet usage nous assumons la responsabilité. Bon ou mauvais, un usage n’a
d’autre mesure que son efficacité au regard des objectifs, ce qui revient à dire qu’il ne trouvera
jamais dans le produit original une quelconque légitimation. Produire des usages multiples
c’est tout aussi bien résister à la religiosité qui vaut pour un seul usage, une seule interprétation,
orthodoxe.
Pendant que la révolution communiste était encore en jeu, on s’est battus pour le « vrai
Marx », plusieurs tonnes de papier ont été accumulées, remplies d’interprétations. Plusieurs
personnes même sont mortes à cause de « fausses » interprétations. Aujourd’hui, l’affaire
semble réduite à un intérêt théorique ou, dans le meilleur des cas, à un jugement historique :
comment, à quel point, la révolution a-t-elle cédé son désir ? Des révolutionnaires en retraite
avec des mémoires terribles, pleines de trahisons, ou des intellectuels, sang froid, mains
propres, qui se battent pour le siège, une meilleure chaise pour s’asseoir tout à leur aise. Il ne
faut pas généraliser. Ceux qui font exception peuvent se mettre à l’abri, le problème n’est pas
là.
La crise politique d’aujourd’hui vient en couple avec la crise du marxisme et de son
hypothèse émancipatrice. On a beau prévoir l’autodestruction du système capitaliste, en dépit
de tous les pronostics il est toujours là, plus solide que jamais. Au niveau lexical tout un
ensemble de mots semble avoir perdu tout sens de direction : au moment où des gouvernements
« socialistes » font des « guerres humanitaires » pour exporter la « démocratie », les mots
produisent des résonances terribles, le courant du langage politique est pris dans une zone de
turbulence. Et pourtant. Ce n’est pas chez la police des mots que la pensée doit trouver secours.
Dans notre oikos de réflexion, Marx demeure un maître. Il s’agit de nous servir en partie de ses
acquis pour affronter l’impasse politique présente, en nous exposant à ce diagnostic : à l’heure
du capitalisme avancé, la dialectique maître-esclave comme matrice de subjectivités de rupture
semble de plus en plus inopérante.
De manière générale notre travail consiste à aménager un lieu propre pour l’usage. Dans
l’espace des échanges marchands, il s’agit de construire par soustraction. A la manière dont les
mathématiciens, au début du XXe siècle, construisent des objets bizarres avec des trous (ex.
l’éponge de Menger : un réseau spatial dont l’aire est infinie mais dont le volume est zéro), il
s’agit de faire appel au vide à l’intérieur d’une structure. L’usage est un concept vide, il n’y a
que des usages effectifs. Dans un monde pleinement marchand, nous réserverons le nom
39
« politique » au vide économique, ce qui dans l’économie suspend l’économie donnant place à
autre chose. La question formelle de l’acte politique est ce qui, de l’intérieur d’un monde
structuré par l’échange, localise l’exception, suspend sa modalité d’être, ouvre à de nouveaux
possibles.
Revenons au lexique. Souvent le recours au dictionnaire pour un mot d’usage fréquent
nous surprend. Expérience exemplaire du fait que notre usage des mots soit assez
impressionniste. On n’apprend pas les mots en lisant des dictionnaires. Le dictionnaire est un
outil. Il y a des outils prêt-à-porter et il y a ceux qu’il nous faut construire nous-mêmes. De
même pour les lexiques. Voici ce qu’il en est du nôtre.
Le mot glossaire, du mot grec glôssa, désigne un lexique de caractère restreint. Ici, il
s’agit d’un glossaire à trois : le grec ancien –langue maternelle de la philosophie–, le français –
en l’occasion la langue d’écriture–, et puis le grec moderne –l’enfant bâtard de la langue
maternelle de la philosophie, une langue elle-même complètement inactivée et assourdie en
matière de discours philosophique. La construction du présent glossaire consiste en un effort de
présenter quelques mots en accouplant leur signification avec d’autres mots de la même langue,
et en essayant de voir quelques déplacements de signification entre une langue matrice (grec
ancien) et son descendant (grec moderne), ainsi que les résonances des traductions possibles
dans une langue étrangère (français). En somme, l’intention consiste à pointer la valeur de
quelques mots et à aménager l’espace de leur usage.
Wittgenstein dans sa Grammaire philosophique se demandait : La signification n’est-elle
pas la façon dont l’usage intervient dans la vie ? L’usage du mot n’est-il pas une partie de notre
vie ? Nous y ajouterons le paramétrage politique. L’usage dominant du mot n’est-il pas une
partie de la domination de notre vie ? Les significations dominantes ne sont-elles pas la façon
dont le pouvoir intervient dans la vie comme une séparation sur la possibilité d’autres usages ?
Deuxième tissage : économie-usage-technique. On dit que les évolutions économiques
sont irréductiblement liées aux innovations techniques. Ainsi, la première révolution
industrielle s’accompagne de l’invention de la machine à vapeur à la fin du XVIIIe siècle,
ensuite, l’invention de l’électricité coïncide avec un deuxième vague d’industrialisation à la fin
du XIXe. Et puis, à la fin du XXe siècle (environs dans les années ’70), il y a l’invention de
l’informatique et l’émergence de ladite « nouvelle économie », post-industrielle. Pour
caractériser ces « révolutions », les économistes parlent de General Purpose Technology
(GPT) : des « technologies à usage multiple » dont le potentiel excède les intentions de leur
inventeur. Quand l’électricité est inventée, personne n’a l’idée qu’elle permettra de concevoir
des téléviseurs ou des machines à laver. Edison, exemple célèbre, pensait que le gramophone
40
servirait à enregistrer le testament oral des mourants. […] Ainsi Internet excède-t-il l’intention
des analystes du Pentagone qui cherchaient une réponse technique à une hypothèse
improbable : une frappe nucléaire soviétique qui aurait détruit les capacités de transmission
militaire. A l’image de l’électricité un siècle plus tôt, Internet rend possible une nouvelle
organisation de la production.1
Le capitalisme intègre les technologies à usage multiple pour produire de la plus-value
marchande. Des nouveaux produits peuvent alors être commercialisés, en même temps que le
mode de production change d’organisation mais pas d’objectif : CROISSANCE. Bien que
multiple, l’usage est à sens unique, donc formellement homogène. La multitude des usages est
soumise à une opération unique : la disposition marchande et le profit. A partir du moment où
quelque chose entre dans la circulation marchande ou permet d’étendre les limites de ce qui est
commercialisable, quelle que soit sa nature, il est formellement inoffensif. Le capitalisme peut
continuer son évolution en se transformant lui-même. On comprend pourquoi il est si
« tolérant » envers les innovations, pourquoi il prône le « multiculturel » et vise des nouvelles
« intégrations ».
Le capitalisme opère moins en excluant les éléments rebelles, comme le faisaient les
autres formations sociales, qu’en les intégrant. Il faut que ça entre. « [La] cité de demain ne
doit pas exclure mais au contraire s’enrichir des différences et favoriser leur expression
harmonieuse »2. En attendant la cité de demain, nous habitons le marché d’aujourd’hui, l’agora
qui n’exclut rien et qui tolère, qui s’enrichit des différences dans cette harmonie marchande où
tout circule et même les éléments de rupture s’intègrent et se vendent.
Les technologies à usage multiple peuvent servir à plusieurs choses. Ce qu’il faut retenir
est que l’usage multiple n’est effectivement multiple que lorsque ses effets sont multiples. Si
l’intégrisme capitaliste consiste à tout permettre à condition qu’il soit soumis à l’échange, un
véritable usage hétérogène ne se situe que dans un mouvement de soustraction au marché.
Comme l’électricité ou comme l’Internet, Le Capital de Marx pourrait dépasser les intentions
de son auteur, à condition que l’on reste fidèle à son engagement subjectif : changer une
situation plutôt que de la comprendre.
« Halte aux Beaux discours, aux larmes de crocodile, aux paroles verbales, place à
l’action. »3 On dirait un révolutionnaire, un noble enfant de Marx. Mais c’est juste un politicien
d’un grand parti gouvernemental qui a bien préparé son discours, son beau discours, comme
ceux qu’on entend un peu partout. Les techniques de production des beaux discours se
1
D. Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, op. cit., p.21.
Citation faite par E. Hazan dans : LQR, la propagande du quotidien, Raisons d’agir, Paris, 2006, p.81. Il s’agit
d’un extrait de l’éditorial de la revue municipale À Paris, novembre-décembre 2004.
3
Idem. p.77.
2
41
perfectionnent. « La rupture », « Désir de changement », « place à l’action », les formules
s’accumulent. Mais, au point où nous en sommes, personne n’y croit vraiment. C’est juste du
spectacle, on applaudit les bonnes performances. Il y en a qui sont doués. Le public apprécie. A
partir du moment où les concepts émancipateurs comme celui de
« rupture » font partie
intégrante du discours de pouvoir, que reste-il pour la « vraie » rupture et non pas de son
simulacre ? Face à la rhétorique dominante comment parler politique là où Platon n’est plus
possible ? « Halte aux Beaux discours, place à l’action ». On se croirait dans un mauvais rêve,
le silence nous gagne. L’action se passe dans un écran.
En introduisant le présent texte nous avons fixé une hypothèse : à supposer que l’on
soustrait la femme à la catégorie de l’esclave. A partir de là, il s’agit de faire l’expérience d’une
lecture de certains textes à la lumière de cette hypothèse subjective. Le but étant non pas de
trouver des preuves objectives mais d’établir, en l’effectuant, un protocole de subjectivation
comme régime de conséquences de cette hypothèse. D’où un problème de forme. Cette belle
forme qu’on appelle dissertation, avec ses trois moments progressifs (introduction, élaboration,
conclusion) ne convient pas au sujet. Cela impliquerait que les seules résistances que la pensée
rencontre lui sont extérieures, et que, une fois assurée d’elle-même, appuyée sur des bases
solides, elle n’a plus qu’à se déployer dans un espace homogène selon un mouvement régulier.
Une subjectivation qui s’amorce en fonction d’un acte de soustraction ne peut recevoir de
support totalisable et accompli. C’est un sujet qui ne fait pas-tout, impénétrable dans sa totalité,
il se localise là où quelque chose résiste, à nous, en nous, pour nous. Comprendre c’est faire
entrer dans un tout. On pourrait parler d’un capitalisme de l’Esprit qui cherche toujours des
nouvelles intégrations. Dans ce sens, proposer une subjectivation hétérogène c’est déjà
travailler de l’intérieur ce désir de comprendre, toujours plus, jamais suffisamment. L’objectif
d’accroître le capital conceptuel au cours d’un travail bien maîtrisé, voilà à quoi le présent texte
a du mal à se souscrire.
Le propre de l’esclave c’est le désir de devenir maître. Le savoir lui sert d’outil contre son
maître, imaginaire ou pas. Dans la logique du marché, la croissance, ou le profit, fait figure
d’axiomatique. Quel que soit leur contenu, les différents usages sont homogènes et s’intègrent
à la logique du marché dans la mesure où l’on cherche toujours à aller plus loin, pénétrer
l’impénétrable, produire plus, plus de sens, plus de valeur, plus d’intensité, plus-de-jouir. Le
lecteur qui cherchera un nouveau projet politique qui attendrait sa mise en acte, ne trouvera pas
ici de quoi se réjouir. L’intention n’est pas de produire une nouvelle conception objective de la
politique ou de mieux comprendre l’économie. Ce dont il s’agit est l’incorporation d’une
hypothèse subjective.
42
Essayons d’avancer un peu. Dans cette partie, nous allons mettre en place un lexique. Or,
le sens d’un mot, en vue de sa fonction, ne peut jamais être réduit à la signification qu’on
trouve dans un dictionnaire, encore moins à son étymologie. Un mot n’est qu’un élément. Pour
autant que chaque ensemble excède la somme de ses éléments, et que les parties d’un ensemble
ne correspondent pas à ces éléments, l’analyse lexicologique garde son caractère élémentaire et
limité. Le contexte prime toujours, l’analyse d’un mot isolé ne peut nous fournir qu’une vision
fragmentée de sa fonction actuelle au sein d’une parole. Dans l’économie du discours, il y a la
partie poétique engagée à la production – ποίηση serait son nom grec– mais il y a aussi une
distribution qui précède et suit cette productivité. L’analyse lexicologique fait partie de cette
distribution. Avant de parler, étendre les mots ou les restreindre dans des définitions, briser les
syntaxes ou faire des métaphores, nous pouvons creuser un peu ce dont les mots disposent déjà.
Dire que la poésie est une production de sens, c’est dire que le sens est produit, et non pas
principe ou origine. Il n’en demeure pas moins que, strictement parlant, un mot n’a jamais un
sens. Un mot n’est qu’une vis placée au milieu d’une machine qui, elle, produit du sens.
Comme toute machine, une phrase-machine peut toujours rouiller…« Je t’aime »…
Mais toute phrase qui produit un effet de sens ne peut pas se dire comme étant poétique.
Il y a un rapport singulier entre l’acte poétique et la production d’une nouveauté. On ne se
contentera jamais à un critère, quelle que soit sa formulation, qui réglerait une fois pour toutes
la répartition entre ce qui du discours relève du poétique et ce qui ne lui appartient pas. Mais
face à ce qui demeure impossible la résignation n’est pas toujours le meilleur conseiller. Parfois
il faut simplement continuer. Toute performativité du langage fait surface dans un régime
linguistique déjà constitué. A ce prix, l’acte de parole est une certaine reproduction, identique
ou différentielle. On pourrait alors tenter une formule : une phrase qui produit un effet de sens
mais dans laquelle l’usage et l’agencement des mots restent habituels traduit une production
industrielle : reproduction identique sur la chaîne. En revanche, on dirait que l’usage et
l’agencement proprement poétiques traduisent plutôt un travail artisanal manuel, le sens y est
fait à la main. « Je est un autre ».
Si le sens est un produit, il y a des produits et des produits. Tels les canettes de coca-cola,
produits complets, identiques, distingués par un chiffre (code-barre) qui marque leur rang dans
la chaîne de production. Et puis, il y a les corps vivants, produits d’accouchement, plus ou
moins douloureux, après une période de mûrissement. L’organisation de ce résultat n’est jamais
tout à fait fixée. Un corps s’organise, se désorganise et se réorganise à l’épreuve de la vie, de ce
qui arrive en tant qu’il arrive. Vivant est un résultat pas tout à fait complet, pas tout à fait fini,
résultat non-fini, voire in-fini, localisation d’une infinité de possibilités. Nietzsche disait des
poètes qu’ils sont des mères au masculin.
43
Nous habitons l’âge du clonage. Les mères au féminin deviennent de plus en plus inutiles.
Longtemps les défenseurs du sexe faible ont rejeté comme raison majeure de l’asservissement
des femmes leur destination de maternité. En ceci les temps modernes peuvent les rassurer, on
a de moins en moins besoin du corps de la femme pour enfanter. Mais cette libération des
contraintes de la reproduction, et de la division du travail entre les deux sexes, vient en couple
avec un processus d’homogénéisation généralisée. Le règne du neutre. C’est cette
homogénéisation qui figure comme un opérateur majeur de l’asservissement des hommes,
masculins et féminins. L’expression corporelle est de plus en plus formatée par la mise en
disposition marchande, de même que l’expression des idées peine de plus en plus de se
déprendre de la rhétorique du marché. « Halte aux beaux discours, place à l’action ». Rien
n’échappe à la récupération.
L’ordre du marché se reproduit et s’alimente en s’appropriant tout ce qui lui est
hétérogène. Il forme un espace homogène où tout demeure échangeable. D’où la tâche que
notre époque fixe à la pensée, machiner une résistance face à cette force d’homogénéisation et
de neutralisation. D’où aussi la vocation topologique de la pensée. En topologie, la forme de
l’objet, carré, ronde, grande ou petite, n’a pas d’importance, ce qui importe est de savoir si une
forme est connexe, si elle a des trous, des nœuds, etc. Le traitement porte sur l’hétérogénéité de
l’espace, on étudie les propriétés des transfigurations locales qui restent invariantes par
déformation (une torsion, une dilatation, une contraction etc.).
Longtemps les paroles des femmes et les paroles entre femmes sont restées enfermées
entre quatre murs. En admettant que le discours de la femme n’est pas l’histoire d’une genèse
spontanée, que peut être aujourd’hui un discours de la femme comme transfiguration locale ?
Si la résistance ne peut plus venir de l’extérieur, puisqu’il n’y a plus d’extérieur au marché,
comment la faire advenir de l’intérieur ? « Halte aux beaux discours, place à l’action », que
faire à l’intérieur de ça ? Contre qui se battre si ce n’est en premier lieu contre notre silence de
spectateur et l’attachement passionnel à notre victimisation ?
Nous aimerions des textes-machines, non pas qui aboutissent à une vérité (τέλος), mais
qui fonctionnent. Deleuze disait qu’il n’y a pas de distinction essentielle entre la machine et le
vivant, seulement une différence de degré : nos mécanismes sont composés de parties qui ne
sont pas des machines à leur tour, tandis que l’organisme est infiniment machiné. Cela
implique que produire des textes vivants, c’est aussi, en descendant l’échelle, rendre les parties,
les éléments, le plus machinés possible. D’où l’idée de ce lexique.
Une image pour terminer. Voyons les mots comme des couleurs, un minimum dans la
palette, une infinité des possibilités dans la main. On peut être des artistes-peintres, teinter
simplement des murs, se maquiller ou encore barbouiller. Face à la surface blanche qui ne
44
manque de rien, enveloppant déjà toutes les couleurs, pour y faire apparaître quelque chose
nous n’avons qu’à soustraire. Dans ce texte, produit plutôt d’un bricoleur, il s’agira de faire
surgir un portrait de la femme-économique en la soustrayant à la catégorie de l’esclave. Mais il
ne s’agira pas de produire une nouvelle image de la femme, la tâche consiste en une entreprise
d’usage des vieux produits : essayer de lire certains textes anciens, de façon plus au moins
fragmentaire, comme pour élaborer une traduction moderne de cette femme dans l’oikos.
Disons que la poésie est ce qui risque de se perdre dans la traduction, qu’une grande
pensée est celle qui réussit à produire des concepts intraduisibles, et nous oblige à importer ses
concepts dans notre langue. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que toute traduction est vouée à
l’échec de tout ce qui est d’importance ? Que toute métaphore ne fait qu’affaiblir ce qui était à
l’origine ? L’idéal d’un retour à l’origine comme source inépuisable des valeurs ne nous
intéresse pas. Ce qui nous intéresse est ici et maintenant. A condition que nous acceptions de
transporter une partie de ce qui résiste à la traduction, peut-être que voyager peut nous faire du
bien. Préparons donc notre valise.
***
Dire
Λόγος (logos): de genre masculin, mot-maître extrêmement riche en significations, d’un
usage extrême chez les Anciens, on le voit partout, c’est le grand protagoniste. Il désigne à la
fois le discours, la parole et la raison, le latin ratio. Mais le mot désigne également tout mise en
rapport : calcul, proportion, valeur.1 Dans les textes anciens il y a deux images qui ne cessent
de revenir. Le logos en tant que organon, organe des tous les organes, outil de tous les outils, et
puis le logos en tant que pharmakon, à la fois remède et poison. Capable de produire toute sorte
d’effet, la question est celle de son usage.
En grec moderne le mot a perdu de son étendue. Il reste un grand capital pour la langue
grecque mais dans le domaine effectif de l’usage on pourrait dire que le mot a subit une
certaine dévaluation. Dans le langage mathématique un logos désigne une fraction. Dans un
sens, on pourrait dire que le logos d’aujourd’hui est une fraction de son ancêtre. Il désigne
toujours le discours et la parole, et puis, la raison, mais d’une manière affaiblie. On s’y réfère
moins comme ratio que comme principe d'explication (cause). La différence est assez subtile,
disons que désormais tout ce qui appartient au rationalisme et sa famille de mots (rational,
rationalité, etc.) est désigné par « ορθολογισµός » (orthos-logos comme orthodoxie : orthos=
juste, exact, droit). En lui seul logos n’est pas un garant rationnel, seul le juste logos.
1
Cassin, « Index et glossaire des principaux mots grecs utilisés », dans : L’effet sophistique, Paris, Gallimard,
1995.
45
L’expression « orthos logos » on la trouve déjà chez les Anciens, mais chez eux il
désigne « la règle droite », on la rencontre surtout dans un contexte éthico-politique là où il
s’agit du réglage de l’action. D’autre part, un des usages les plus fréquents pour les modernes,
c’est le logos au sens de promesse, parole d’honneur. D’où l’expression « στο λόγο µου ». Il
s’agit d’un agent de liaison très fort pour l’économie des mœurs. Au-delà des accords
contractuels, écrits et signés, il ne reste que la garantie du logos. L’oralité qui résiste. Dans sa
version moderne, le logos opère comme garant mais cette fois-ci seulement au niveau éthique.
Nous apercevons qu’entre nous et les Anciens c’est l’expérience même du logos et de l’orthos
logos qui change, ainsi que le rapport de l’un à l’autre.
Une dernière chose à signaler. Si effectivement le logos a perdu beaucoup de son pouvoir
d’usage direct, il se montre cependant un composant de valeur inépuisable quant à la
production
des
mots
complexes.
Il
peut
être
placé
au
début :
logothérapie,
logotechnie(=littérature), etc., ou bien à la fin : ontologie, topologie, etc., presque toute la
rationalité passe par ici. Ne s’agissant que d’une parabole, en lui seul le logos s’est affaibli
mais sa présence en union fortifie.
Γλῶσσα (glôssa): de genre féminin, mot qui désigne à la fois la langue et le langage. A
la base des textes que nous disposons, nous spéculons que les Anciens ne s’en servaient que
rarement, presque exceptionnellement par rapport au logos qui dominait. Le plus souvent la
référence à la glôssa n’apparaît que pour accentuer l’absence de la contrainte du logos : le
parler-penser. L’évocation de la glôssa semble marquer un dispositif discursif singulier :
l’usage des mots en dépit du logos, parler pour le plaisir de parler sans se soucier des principes
ni des fins. Evidement le bavardage des femmes tel que la comédie grecque le mettra en scène,
ainsi que la technologie discursive du sophiste y sont concernés.
Heidegger n’est peut-être pas le premier et sûrement il n’est pas le dernier à avoir
rapproché, identifié même, la langue grecque –ancienne– et le logos. Mais sa formulation reste
exemplaire, d’autant plus qu’avec Heidegger toute une entreprise philosophique ne cesse de
pivoter autour de cette identification première. La langue grecque n’est pas simplement une
langue comme les langues européennes en ce qu’elles ont de bien connu. La langue grecque, et
elle seule, est logos […] Un mot grec, quand nous l’entendons d’une oreille grecque, alors
nous sommes dociles à son λέγειν, à ce qu’il expose sans intermédiaire. Ce qu’il expose est ce
qui est là devant nous. De par le mot entendu d’oreille grecque, nous sommes directement en
présence de la chose même, et non d’abord devant une simple signification verbale.1 Seule la
langue grecque est logos, quand elle parle la chose même est là devant nous, pas d’interstice
1
Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », dans : Questions II, Paris, Gallimard, 1968, p.20 [je souligne].
46
entre les mots et les choses. Evidement tout cela se réfère au grec ancien. Et puis, il y a la
langue grecque qui est là, devant nous, aujourd’hui, γλώσσα : son être-là.
En contraste avec les Anciens, aujourd’hui l’emploi du mot est largement épandu,
accentué, au point même de paraître abusif. Dans le territoire publicitaire par exemple on le
voit partout, tout y est destiné à trouver sa glôssa (une marque de voiture devient la glôssa qui
articule vitesse et confort, une chaîne des magasins cosmétiques la glôssa de la beauté, etc.). Le
mot n’a pas de connotation péjorative et son application n’est nullement associée à un dispositif
discursif singulier. La glôssa ne se trouve pas dans un rapport d’opposition au logos. Leur
rapport ne se pose nullement comme conflictuel, bien au contraire leur union marque un des
traits singuliers de la pensée moderne, son tournant langagier : glôsso-logie (=linguistique). Il y
a une anecdote philosophique qui raconte que Nietzsche est un philologue, peut-être le dernier,
et Heidegger un philoglôsse, peut-être le premier.
Récapitulons : langue/langage d’une part, discours/parole/raison de l’autre. La glôssa
maternelle et le logos du père, voilà un premier schéma des conditions de l’oikos dans
lesquelles l’enfant va apprendre à parler.
Action-produit
Voyons une des règles de la grammaire grecque en ce qui concerne la production des
noms. C’est la dérivation suffixale qui constitue le procédé essentiel de fabrication des
nouvelles unités lexicales [...] Certains types de dérivation sont très vivants et très productifs :
on tire pratiquement de n’importe quel verbe un mon d’action en -sis ou un nom en -ma
désignant le produit de l’action.1 Tous les mots qui se forment avec la dérivation -ma se
réfèrent à quelque chose de l’ordre du résultat, de l’achèvement d’une action, alors que les mots
en -sis se réfèrent à l’action même. La règle est toujours en vigueur dans le grec moderne, sauf
que -sis s’est transformé en -sè.
1) ποίησις (poièsis) et ποίηµα (poièma)
Nous avons affaire ici avec un phénomène d’homonymie où le même mot désigne à la
fois l’ensemble référentiel et un sous-ensemble de cet ensemble. Poièsis désigne tout genre de
production mais aussi une production singulière, la poésie au sens stricte. Dans un renvoi
perpétuel l’un donne à l’autre le tracé de ses limites. Ce qui fait de la poièsis une αρχή,
autosuffisante pour se fonder, ne se limitant que par soi-même. Il en va de même pour sa
1
J.Perrot, « Le Grec Ancien », dans : Le Langage, sous la direction d’A.Martinet, Paris, Pléiade, 1968, p.915.
47
famille : poièma (le produit en général et le poème en tant que produit singulier), poiètès (le
producteur et le poète au sens strict).
Précisons, pour éviter des éventuels malentendus, que nous n’utiliserons pas le terme
d’homonymie au sens technique de la linguistique. Nous entendons le mot homonymie
simplement au pied de la lettre : homo(=même)+nom.
Une homonymie produit un effet d’équivocité, elle constitue, au sein d’un énoncé, un
point de bifurcation du sens. Les poètes de toutes les époques n’ont cessé d’exploiter les
possibilités que leur langue disposait en matière de polysémies, d’homophonies, en somme tout
ce qui relève de l’équivoque. Leur opération : dire le moins possible pour exprimer le plus
possible : produire du sens avec le plus d’intensité possible tout en faisant l’économie des mots.
De l’équivoque, disait Lacan, les poètes en font calcul. Par ailleurs, dans les mains du sophiste
l’équivoque devient son arme précieuse dans l’entreprise de miner la prétention ontologique du
logos.
2) πράξις (praxis) et πράγµα (pragma)
On traduit généralement pragma par chose. Etymologiquement pragma se réfère à
praxis, l’action. Cassin signale bien dans son glossaire qu’il faut distinguer pragmata de
onta (= les choses qui sont là présentes, les étants, sans aucune implication à l’action).1
Dans un texte consacré au mot pragma dans la tradition philosophique grecque, nous
choisissons de prélever la signification qui figure comme la moins conditionnée
philosophiquement. Ainsi, pragma = « ce dont on parle », « le sujet de la question » :
[…] l’origine de ce sens est juridique et rhétorique. Pragma signifie le « fait » qui doit être jugé
dans le procès […] Mais dans cette perspective juridique, le pragma ne doit a pas être considéré
comme un événement brut, indépendant de la pensée et du discours. Il est « dans le discours »,
puisqu’il est mis en question, puisqu’il est le problème dont on discute. Le « fait » devient donc
« ce dont on parle », le « sujet en question ».2
Chez les Anciens, le logos porte sur le pragma, mais ceci ne se trouve pas en position
d’extériorité, comme un objet situé en face. Il est « dans le discours », il est même le « sujet »
du discours. En grec moderne, le sujet en question dans un discours est son « antikeimeno »,
quelque chose qui se trouve en face et qui lui résiste, mais nous examinons ce mot de plus près,
un peu plus loin dans notre glossaire.
3) πράξις (praxis) – ποιήσις (poièsis)
1
Cassin, « Index et glossaire des principaux mots grecs utilisés », op.cit., pp. 677-688.
P. Hadot, « Sur les divers sens du mot pragma dans la tradition philosophique grecque », dans : Concepts et
catégories dans la pensée antique, textes éd. par Pierre Aubenque, Paris, Vrin, 1980, pp. 309-310.
2
48
Il y a un rapport extrêmement complexe entre ces deux mots. Vernant a beaucoup
travaillé là-dessus. Voyons ce qu’il nous rapporte. Pour qu’il y ait, au sens propre, action, il
faut en effet que l’activité ait en elle-même sa propre fin, et qu’ainsi l’agent, dans l’exercice de
son acte, se trouve bénéficier directement de ce qu’il fait. Par exemple, dans l’activité morale,
l’agent, s’ « informant » lui-même, produit une valeur dont il a en même temps l’usage. Tel
n’est pas le cas de la ποίησις. Elle crée un ouvrage extérieur à l’artisan et étranger à l’activité
qui l’a produite.1 Premier point : la praxis enveloppe en elle-même sa propre fin, tandis que la
poièsis a pour fin un produit extérieur. Deuxième point, en écho au premier : celui qui touche à
l’usage. S’il y a un produit extérieur, la production d’une chose se distingue radicalement du
moment de son usage. Le producteur-poète n’a pas forcément l’usage de ce qu’il fait. En
revanche l’agent bénéficie directement de ce qu’il fait. Troisième point : la valeur. La poièsis
consiste à la production d’une valeur cristallisée dans un objet extérieur tandis que la praxis
consiste à la production d’une valeur immanente à l’acte, incorporée par l’agent.
Ce qui nous amène au nouage entre l’acte et l’usage chez les Grecs. L’homme « agit »
quand il utilise les choses non pas quand il les fabrique.2 Le vrai problème de l’action est celui
du bon usage des choses. Il y a peut-être là une leçon politique à tirer. Fini avec le projet
révolutionnaire qui veut fabriquer, produire, un autre monde, qui instrumentalise l’acte en vue
d’une finalité extérieure. Si une révolution peut encore exister, c’est dans l’acte, en tant
qu’acte, ou déjà en acte, ne serait-ce qu’un acte restreint qui fait pas-tout, mais localise
l’exception. Si l’acte c’est l’usage, dans le monde de production capitaliste, la question de la
subjectivisation politique appelle à une technologie de l’usage, une forme d’agir hétérogène
aux échanges marchands et à leurs valeurs.
Patientons encore un petit peu sur la torsion entre poièsis et praxis. La poièsis étant à la
fois l’ensemble référentiel et un sous-ensemble de cet ensemble, on pourrait dire que
l’économie est une poièsis en même temps que la poièsis est une partie de l’économie. Disons,
c’est une partie qui fait tout. La poièsis comme processus déborde toutes les catégories et forme
un ensemble qui ne se rapporte qu’à lui-même. Les parties distinctes que l’on nomme
« production », « distribution », « consommation », se ramènent toutes dans la production.
Englobant et englobé, tout est poièsis : production des productions, production des
distributions, des échanges ou des consommations.
La praxis ne se rapporte qu’à elle-même, mais cette fois-ci ce n’est pas à la base d’un
rapport englobé-englobant, c’est sur fond d’une indiscernabilité entre processus-résultat. La
singularité de la praxis c’est qu’elle a en elle-même sa propre fin. Dans ce sens, si tout est
production, praxis est son vide. La production implique toujour un avantage, un profit ou
1
2
Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », op.cit., p. 31.
Cf. p. 37.
49
excédent, alors que la praxis se suffit à elle-même. On voit mieux pourquoi l’acte est
irréductiblement lié dans la pensée de la Cité à la catégorie de l’usage.
Sens - pas de sens (métaphore)
νόησις (noèsis) et νόηµα (noèma), du verbe νοῶ (noô : entendre, comprendre, méditer).
En général noèma, en grec moderne, signifie le sens. D’après la règle étymologique, le mot
désigne quelque chose qui, dans le cadre d’une action spéculative, d’un effort à comprendre,
est de l’ordre de l’achèvement, du résultat. Noè-ma est une fin. Là où il y a noèma, la pensée a
fini avec sa tâche.
Pourquoi les grécophones ont autant du mal à comprendre les Anciens ? Sur ce, le mot
noèma est exemplaire. Dans le dictionnaire de Bailly, nous trouvons à propos de noèma : I.
source de la pensée, intelligence II. pensée : 1 réflexion ; 2 intention, projet, dessein. Dans
celui de Chantraine : Dérivés. Noms d’action : 1. νόηµα « perception, intelligence, pensée »
(Hom., ion.-att., etc.), chez Parménide, Aristote, etc., νόηµα désigne un concept par opposition
aux sensations.
On constate que l’ancien « noèma » ne veut pas dire « sens ». Il n’est ni le résultat, ni
même l’objet d’une pensée mais la pensée elle-même, plus loin encore, une source de pensée.
Chantraine le range en tant que nom d’action. Si on reprend la distinction entre praxis et
poièsis, il semble que le noèma ancien relève plutôt de la praxis, dans la mesure où il n’est pas
considéré comme un produit final (poièma) extérieur à l’acte de production. Ce qui expliquerait
aussi pourquoi les anciens ignorent l’opposition entre « théorie » et « action ».
Et pourtant, il ne faut pas se précipiter à croire que nous avons compris. En effet, le mot
en question -noèma- nous expose à la difficulté majeure que l’on affronte dans tous les
dictionnaires qui portent sur une langue morte. L’induction de la signification du mot vient
après coup, une fois appréhendé le sens de l’énoncé. Le problème est encore plus complexe
lorsqu’il s’agit des mots que l’on rencontre chez peu d’auteurs, et qui semblent faire un usage
technique. De toute façon, il s’agit de situations où les interprétations canoniques et les
présupposés doctrinaux à propos d’un auteur exercent la plus grande influence dans ce que l’on
lit et dans le dictionnaire que l’on se construit pour lire.
Un exemple : Le Parménide de Platon, passage 132b-c., il est question d’εἶδη et de
νόηµα. Extrait: « Mais quoi, aurait poursuivi Parménide, est-ce que d’affirmer inévitable la
participation des choses aux formes [εἰδῶν µετέχειν] ne te rend pas également inévitable cette
alternative : ou bien tout est fait de pensées et tout pense [ἐκ νοηµάτων ἕκαστον εἶναι καί
πάντα νοεῖν], ou bien tout est pensées mais privé du penser [νοήµατα ὄντα ἀνόητα εἶναι] ? »
50
(traduction de Diès). Le traducteur grec (Περδικίδης) du même passage ne traduit pas le mot
noèma mais le reprend comme tel : « Si on admet que les choses participent aux idées,
forcément ou chaque chose est fait des noèmata et tout pense, ou bien les noèmata sont des
étants qui ne pensent pas ».
Attardons-nous juste à la fin de la phrase – « νοήµατα ὄντα ἀνόητα εἶναι» : traduction
d’Auguste Diès, tout à fait conforme avec le dictionnaire de Bailly, «tout est pensées mais
privé du penser ». En tant que lecteurs on a en effet du mal à comprendre de quoi il s’agit,
comme si on était nous-mêmes privés du penser. Par ailleurs, un grécophone aujourd’hui,
nullement cultivé en matière philosophique, tout à fait ignorant de Platon, de ladite théorie des
Idées, du problème de la participation, etc., à entendre cette phrase, et bien ce qu’il entend est
que « les noèmata sont des choses stupides (!) ». Ce qui pourrait donner prise à une autre
lecture : le noèma au sens de produit final, extérieur à l’acte de pensée, c’est idiot, car c’est la
fin de la pensée.
On ne saurait jamais ce que Platon avait « vraiment » en tête. Si le sens moderne de
noèma est déjà présent à son époque, si lui-même fait calcul de ce que le mot dispose. Nous ne
pouvons pas non plus reprendre ici de près le dialogue en question pour essayer de voir les
enjeux. Mais il n’est pas insignifiant de rappeler que Parménide est un dialogue aporétique,
c’est-à-dire qu’il n’aboutit pas à un noèma.
Platon nous a habitués dans ses dialogues à jouer avec le signifiant, à utiliser un même
terme tout au long de son texte de manière à exploiter ses ambiguïtés. Et puis, il y a son
remarquable Cratyle et le paroxysme des étymologies. On assiste à des étymologies tellement
tirées par les cheveux que nous ne pouvons nous empêcher d’être frappés par l’idée qu’il faut
se méfier de la valeur de l’étymologie comme source de pensée (noèma).
Toutes ces remarques n’aboutissent à rien si ce n’est à relativiser la valeur d’un lexique
qui porte sur une langue morte, ainsi que nos prétentions de compréhension lorsqu’on s’y
appuie pour aller à la rencontre d’un texte. La construction d’un lexique pour une langue morte
se fonde sur la base d’un travail comparatif des instances où un même mot apparaît. Mais ce
travail de reconstitution présuppose déjà une interprétation des passages. Pour une langue
vivante, le dictionnaire précède et sert à la lecture, alors que pour une langue morte la lecture
est première, et c’est à partir d’elle que se construit le dictionnaire, à la fin. Ce que nous
voulons suggérer est que la construction d’un lexique du grec ancien est largement formatée
par l’appréhension canonique des grands auteurs comme Platon, tout en enlevant par là la
possibilité d’une autre lecture. Il est incontestable que les meilleurs hellénistes sont les nongrécophones, et que les études les plus rigoureuses et les mieux fondées du grec ancien sont
faites par des non-grécophones. La question est de savoir si les résonances et les malentendus
51
qui se produisent dans une oreille grecque moderne peuvent donner à penser, ouvrir d’autres
possibles.
Deux notes sonnent harmoniquement en ce qu’elles se tiennent à la bonne distance. Entre
le grec ancien et le grec moderne la bonne distance exige peut-être l’interruption d’une autre
langue, ici c’est le cas du français. Sinon les résonances sont telles qu’elles produisent juste un
effet de bruit.
Le mot « sens » est une valeur extrême pour le français. Lacan disait de la
métaphore qu’elle est « pas de sens », en exploitant l’équivocité du mot « pas ». Notre
métaphore de « la femme dans l’oikos » n’a pas de sens, il s’agit juste de faire un pas. Ce qui
importe est ici et maintenant, l’économisme dans la pensée du pouvoir et la subjectivité de la
victime comme seule figure du pensable pour une subjectivité de rupture.
Economie
Οικονοµία (oikonomia = oikos+nomos/nemein) : mot complexe dont le deuxième
composant peut être envisagé doublement : nomos et nemein, deux fils qui se croisent,
s’emmêlent et se tissent.
Νόµος (nomos) : Nous pouvons convoquer ici le travail de Arendt sur la singularité du
nomos grec en contraste avec la lex des latins. Elle argumente sur le caractère originalement
spatial de la loi grecque. La loi, au sens grec, n’est ni une convention ni un contrat, elle ne naît
ni des discussions ni des actions opposées des hommes, et elle n’est donc pas quelque chose
qui relève de la sphère politique, mais elle est essentiellement conçue par un législateur et doit
exister avant de pouvoir recevoir une dimension proprement politique. [...] La loi est pour ainsi
dire ce à partir de quoi une polis a commencé sa vie ultérieure : elle ne peut la supprimer sans
renoncer à sa propre identité, et l’enfreindre équivaut à outrepasser la limite assignée à
l’existence et donc à l’hybris. La loi ne vaut pas à l’extérieur de la polis, la force de son lien ne
s’étend qu’à l’espace qu’elle contient et délimite. Enfreindre la loi et sortir des limites de la
polis sont, encore pour Socrate, une seule et même chose. L’opération du nomos consiste à la
construction d’un lieu en traçant les limites de ce lieu. Arendt ajoute. Ce qui est décisif, c’est
que la loi, bien qu’elle délimite un espace où les hommes ont renoncé à la violence entre eux,
recèle en elle, du fait de sa formation comme par sa nature même, quelque chose de violent.
Elle résulte de la fabrication (de la poièsis dirons-nous) et non de l’action (de la praxis).
Nomos relève donc de la production et contient cet élément de violation et de violence
caractéristique de toute production.1
1
H.Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, pp. 157-173.
52
Revenons maintenant à oiko-nomia. Si on part du nomos, on obtient pour l’économie
quelque chose de l’ordre de la loi : « la loi de l’oikos ». Or, en matière d’étymologie, c’est une
loi généralement acceptée de partir des verbes (mots de devenir - expression d’événements)
pour aller aux noms et aux adjectifs (mots d’arrêt - désignation des substances ou des qualités).
Ce qui amène au verbe nemô que l’on traduit généralement par distribuer. D’après le
dictionnaire de Chantraine, le sens originel est « attribuer, répartir selon l’usage ou la
convenance, faire une attribution régulière » (Benveniste, noms d’agent 79), avec des
compléments d’objets divers, aussi bien la nourriture que la richesse, la prospérité. Selon donc
le second fil, faire l’économie c’est « distribuer les affaires du foyer, répartir selon l’usage ou la
convenance ».
Loi et usage, production et partage, tissent l’économie. La règle étymologique pose que
« nemô » produit « nomos » mais pour que « distribuer » donne « loi », c’est à une autre loi
qu’on a fait appel. Mais qu’est-ce qui impose cette loi étymologique? Aucune donnée objective
ne prouve que la productivité des verbes précède celle des noms, qu’il appartienne à la nature
du langage que son économie soit ainsi structurée. Là où nous sommes, la question est moins
celle entre nomos et/ou physis que celui entre nomos et/ou nemein comme principe
économique. Rigoureusement parlant, nemein ne peut pas être une αρχή, au sens fort et plein
du terme, pour distribuer et partager il faut que quelque chose soit déjà là. A la différence de
ποειν, νέµειν n’est pas autosuffisant, αυτάρκες, sa condition est irréductiblement hétéronome.
Le deuxième composant du mot oiko-nomia constitue un point nodal. Il y a de l’un qui donne
lieu (nomos), et des distributions de multiplicités dans ce lieu (nemein). Nomos/nemein c’est la
métaphysique/physique de l’oikos.
L’intelligibilité de l’économie se fonde sur un dispositif de production. Tout est
production. Seule la production, le poiein, se peut une αρχή. Chercher les lois de la production,
c’est prendre l’économie comme Tout. L’opération de la « science » économique, telle qu’elle
est apparue dans la modernité, construit comme objet l’économie-monde comme ensemble
ouvert dans lequel s’intègrent les différentes pratiques et leur rationalisation: production,
échange, consommation. En revanche, le nemein porte sur ce qui est déjà là, en quoi il se
rapporte plutôt à l’usage. C’est un ensemble à l’intérieur d’un ensemble, une partie qui ne fait
pas-tout. En gardant à l’esprit le rapport signalé par Vernant entre praxis et usage, d’une
certaine manière nous retrouvons la dialectique entre poièsis et praxis à l’intérieur même du
mot économie.
Chez les Anciens, le terme oikonomia désigne quelque chose qui se réfère à un lieu
concret, l’oikos, et enveloppe la procédure de production/acquisition des biens, de leur
distribution et de leur consommation. L’économie a son propre topos, elle est à la fois localisée
et limitée, c’est-à-dire un ensemble fermé. L’individu comme monade économique fait encore
53
défaut. Pour la pensée grecque la monade économique est l’oikos, c’est l’unité minimale selon
laquelle l’économie advient au pensable. La femme dans l’oikos n’est qu’une partie de ce sujet
collectif qu’est l’oikos, un sujet collectif de part en part réfléchi comme condition de la
politique. Autrement dit, la problématisation de l’économie et la dialectique nomos/nemein sont
orientées
selon
les
exigences
d’une
axiomatique
politique.
En
deux
mots,
la
métaphysique/physique de l’oikos relève d’un mathème politique.
Κτάοµαι-ῶµαι/ κτήσασθαι (ktèsasthai) : se procurer, acquérir, posséder, être
propriétaire de.
κτήσις(κtèsis) – κτήµα(ktèma) : Le premier terme désigne l’acquisition ou bien la
possession. Quant au deuxième, on le rencontre surtout au pluriel. La présence du suffixe -ma
entraîne quelque chose de l’ordre du résultat. Ainsi, ktèmata désigne la propriété, la richesse,
les biens possédés. Dans le dictionnaire de Bailly on trouve que par extension, ktèma est aussi
l’objet désirable. D’en tirer les conséquences, cela nous amène à deux acceptations : 1) Le
désir est désir de possession, de ktèsis. 2) Le bien est quelque chose que l’on peut avoir, qui
peut être possédé.
Au regard de cette configuration qui relie désir/possession/bien, le geste philosophique,
inauguré par Platon, opère précisément un déplacement radical : la question du bien devient
une question de l’« être », la question de l’enseignable de la vertu se recoupe avec celui de sa
possession avec comme figure clé le personnage de Socrate, celui qui ne possède aucun savoir
sinon son manque de savoir. Quelques siècles après, la psychanalyse inventera l’inconscient et
proposera une autre élaboration de la question éthique en rapport avec celui du désir. Laissons
les choses en suspension. Ce qu’il importe de retenir pour l’instant c’est le rapport de ktèma
avec les notions du désir et celle du bien, et par delà, celle de la valeur.
A présent, l’ancien ktèma se partage entre deux mots, à savoir « ιδιοκτησία »
(=idios+ktèsis, la possession y apparaît comme une affaire individuelle) qui est devenu le mot
dominant pour la propriété, et puis « κτήµα », mot qui survie mais avec une signification assez
réduite en désignant surtout la ferme ou le morceau de terre que l’agriculteur a à cultiver. A
l’âge de l’individualisme possessif, la domination du mot idioktesia fonctionne en écho avec
l’axiomatique du capitalisme. Plus que jamais le bien relève d’une possession individuelle, plus
que jamais on est ce qu’on a, on n’appartient qu’à soi-même. La subjectivité est individualisée,
singularisée, arrachée de ses vieilles participations : la famille, la classe, etc.
L’économie-monde produit le moi-monde. Ce que Freud appelait le « narcissisme de
petites différences » aujourd’hui règne en maître. Rien d’étonnant que le « souci de soi »
devienne
un
élément
central
de
la
machine
publicitaire
avec
ses
corollaires
54
indispensables : «vous êtes exceptionnel », « osez », « faites vous plaisir ». Grâce à une science
du marketing toujours plus sophistiquée, le consommateur est invité à participer à la conception
même du produit. Le marché a inventé une nouvelle participation à l’idée.
Χράοµαι-ῶµαι/ χρήσασθαι (khrèsasthai) : c’est le verbe instrumental par excellence, il
peut avoir la signification de « se servir de », « utiliser » mais aussi « être en relation avec ».
Pendant un de ses cours, Foucault a consacré beaucoup d’attention à ce verbe : khrèsthai
(khraômai : je me sers) désigne en fait plusieurs types de relations que l’on peut avoir avec
quelque chose ou avec soi-même. Bien sûr, khraômai, ça veut dire je me sers, j’utilise (j’utilise
un instrument, un outil), etc. Mais également, khraômai peut designer un comportement, une
attitude que j’ai […] un certain type de relation avec autrui […] une certaine attitude vis-à-vis
de soi-même.1 Dans ce dernier cas, khraômai relève d’une technologie de soi, pour parler selon
l’idiome foucaldien. Sous forme d’impératif, χρή veut dire : il est besoin, il faut, entendu
comme lié à χρείν, la main.
Nous arrivons ainsi au mot-valise par excellence de notre métaphore de la femme dans
l’oikos :
χρῆµα (khrèma) : formé à partir du verbe khraômai et le suffixe –ma. Chez les Anciens,
l’usage du mot était assez large et très fréquent, on l’appliquait pour désigner tout objet en vue
de son usage. Dans son sens étymologique : ce dont la main se sert et qu’il s’agit d’utiliser. Au
pluriel uniquement, khrèmata désigne aussi l’argent, la richesse, le πλούτος. En fait, dans les
textes anciens il y a une tension entre khrèmata en tant que richesse et en tant que biens utiles
ou biens d’usage. Souvent la question du bien se traite précisément dans cet écart signifiant.
En grec moderne, le mot signifie seulement et exclusivement, au singulier comme au
pluriel, l’argent, c’est-à-dire un objet comme tel, aucune idée d’usage n’y étant impliquée. A
l’intérieur de ce mot, c’est la conception même de la valeur qui est en cause. Selon le vieux
khrèma, n’a de valeur que ce qui sert à faire. La valeur relève de l’usage et de l’acte. On est
bien loin de la science de l’économie politique qui établira le travail comme essence subjective
de la valeur. Mais il serait inexact de dire que le khrèma des Anciens est une conception
objective de la valeur, si on entend par là un objet en soi. Le khrèma n’est pas un poièma, c’està-dire un objet extérieur, résultat d’une production et doté d’une valeur indépendamment de
son usage, il est de part en part réfléchi dans les limites d’une praxis, selon une problématique
de subjectivation, essentiellement politique.
On sait bien la fameuse phrase de Protagoras : πάντων χρηµάτων µέτρον ἔστιν
ἄνθρωπος. Déjà depuis Platon, on ne cesse de l’évoquer, de l’analyser, de l’interpréter, pour
1
Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Seuil, 2001, pp..55-56.
55
l’affirmer ou la controverser. Nous ne tenterons pas d’y ajouter quelque chose. C’est plutôt le
renversement de cette phrase qui pose problème aujourd’hui, à la base bien évidement du sens
unique réservé au mot khrèma : µέτρο όλων των ανθρώπων είναι το χρήµα. A traduire : la
mesure de tout homme est l’argent, autrement dit : chacun son prix. Dans le présent du mot
khrèma, notre époque, et son « humanisme », trouve peut-être son mot de passe.
L’économisme dans la pensée consiste à cet a priori mental qui consiste à réfléchir la
valeur en termes de production et de croissance. Dans Le malaise dans la culture, Freud parle
de valeur-bonheur et se demande pourquoi le développement de la culture et la perfection des
moyens techniques ne sont pas synonymes d’une augmentation du sentiment subjectif de
bonheur. On peut toujours se dire que la philosophie en tant que produit de la culture tente pour
une domestication des pulsions par la sublimation, le déplacement à des buts acceptables. Le
Bien philosophique ne serait rien d’autre qu’un produit de sublimation « utile » pour la
communauté mais pas toujours pour l’individu. Ainsi, un homme devient névrosé parce qu’il
ne peut supporter le degré de refusement que lui impose la société au service de ses idéaux
culturels.
Reversons les termes de l’équation. Ce qui est une invention culturelle, c’est l’image de
l’homme-commerçant qui cherche toujours un gain de plaisir dans le cadre d’un calcul égoïste.
Dans l’axiomatique capitaliste, ce n’est pas les grands idéaux, c’est l’injonction du toujours
plus, jamais suffisamment, qui produit sa souffrance. D’une certaine manière l’entreprise du
présent texte consiste à parcourir la possibilité d’aller à la rencontre d’une expérience de pensée
pour laquelle la question de la valeur-bonheur, de l’eudaimonia, se pose en termes d’une technè
de l’usage et non pas de production.
χρήσις (khrèsis) : à la fois usage et utilité. Aujourd’hui, l’utilité se distingue de l’usage,
on parle de « χρησιµότητα » (khrèsimotèta). Lorsqu’un économiste parle aujourd’hui de
l’individu autonome et rationnel qui cherche à maximiser l’utilité, ce qu’il entend par utilité
c’est le plaisir lié à la consommation des biens et des services. Maximiser l’utilité, c’est
capitaliser le plaisir avec le moindre effort, ce qui est bien loin de l’idée de khrèsis que nous
pouvons trouver dans les textes anciens. A condition qu’on y cherche.
Si l’invention de la science économique est inextricablement liée au concept
d’utilitarisme, il serait pourtant inexact de dire que les Anciens ignorent l’utilitarisme. Leur
conception de l’économie est de part en part utilitariste. Ce qui différencie notre conception de
la leur c’est la forme que prend cet utilitarisme. Chez nous, c’est l’utilitarisme du sujet
individuel qui cherche à accumuler les expériences de la vie, maximiser son plaisir par le biais
de la consommation suivant la norme du toujours plus, jamais suffisamment. Pour les anciens
Grecs la monade économique est un sujet collectif, l’oikos. Or, l’idéal de l’oikos sur fond de sa
56
célébration est la suffisance. Il s’agit donc d’une idée de l’utilitarisme irréductiblement liée à
une technologie de l’usage selon le principe de la suffisance. Car seule la suffisance permet un
agir au-delà du dictat du profit, c’est-à-dire un agir politique.
Revenons un peu aux mots. Pierre Chantraine nous dit à ce propos :
[…] χρῆµα et χρήσις entretiennent en grec un rapport de complémentarité
fonctionnelle. 1. χρῆµα, absent de l’Iliade, apparaît au pluriel comme concurrent de χρέος
dès l’Odyssée. Fortement orienté vers les désignations concrètes par son suffixe : « biens,
richesses » d’où « argent » (comme revenue utilisable, opposé à κτήµα « capital »), et
finalement « chose, affaire », en un sens très affaibli : τί χρήµα; = τί; […] 3. χρήσις f.
s’oppose à χρῆµα comme terme abstrait : c’est « l’usage qu’on fait » de ce à quoi on a
recours, avec des acceptations diversifiées : au sens général, « relation avec quelqu’un,
commerce d’amitié » […] L’opposition lexicale entre le dérivé en –µα « ce à quoi on a
recours » et le dérivé en –σις « le fait d’y recourir » est très explicite. La base commune des
deux termes se trouve dans χρή.
Quelques petites remarques. Ce que Chantraine note comme un sens taffaibli de χρῆµα
repose en effet sur une identification forte: la question de savoir quel est le χρῆµα de quelque
chose, à quoi ça sert, c’est la question de ce qu’est cette chose (τί χρήµα; = τί;). Autrement dit,
la question de l’être, c’est une question d’usage. Ce qu’on entend comme ontologie dans la
métaphysique grecque trouve ici une autre grille de lecture, la définition d’une chose repose sur
la définition du champ de ses usages/utilités. La deuxième remarque porte sur l’opposition que
fait Chantraine entre χρῆµα et κτήµα. Il nous dit que khrèma est le revenu utilisable, opposé à
ktèma, le « capital » ; or traduire κτήµα par « capital » est un anachronisme qui ne garde son
utilité que dans la mesure où il nous aide à saisir χρῆµα comme valeur inextricablement liée à
l’usage et à l’utilité.
Nous n’opposerons pas un altruisme humanitaire à l’utilitarisme du calcul égoïste comme
condition de la politique. Il s’agit plutôt de soustraire l’utilitarisme à son image dominante de
notre « rationalité » économique. Les mots de Lacan nous viennent à l’oreille. L’utilitarisme ça
ne veut pas dire autre chose que ça – les vieux mots, ceux qui servent déjà, c’est à quoi ils
servent qu’il faut penser. Rien de plus.1 Il ne s’agit dans ce texte que d’un utilitarisme de ce
vieux mot : χρῆµα, et de ses rapports avec la question de la subjectivité.
L’objection principale adressée au sophiste par « Socrate » n’est pas la ktèsis du savoir
mais son khrèma. A quoi ça sert ? Le sophiste possède un savoir, celui de l’art de parler, mais
de cela il ne fait que de l’argent. D’une certaine manière, le khrèma moderne se trouve déjà
1
Lacan, Séminaire XX : Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 76
57
dans le dispositif du sophiste. C’est peut-être pourquoi notre époque a tellement l’air
sophistique, et l’anti-platonisme dans la pensée relève d’un consensus général.
ἀγαθό (agatho)
Déjà, le fait de classer ce mot dans l’article général réservé à l’économie pourrait choquer
un ancien. Économiser la notion du « bien », c’est fausser le rapport des Grecs avec ce qu’ils
entendent comme bien. Ce n’est que dans le contexte qui est le nôtre où χρήµα ne désigne que
l’argent, que le mot αγαθό peut être classé parmi les notions économiques.
Platon d’abord, puis Aristote, ont fait d’ἀγαθό un concept ontologique. Il faudrait entrer
dans les textes et suivre dans ses détails le geste philosophique pour essayer de voir comment
l’ἀγαθό se place comme le « Souverain Bien » ou se métaphorise en « soleil » des idées.
Posons, de manière encore très superficielle, que le geste philosophique inauguré par Platon
consiste à soustraire l’idée du bien du site de l’avoir, de la possession, de la ktèsis, pour le
restituer dans l’horizon de l’être. Comme disait Aristote, la question n’est pas ce qu’est la vertu
mais de devenir vertueux, véritablement, non pas seulement le paraître.
Restons pour l’instant au plus près du mot agathon. Castoriadis signale : On traduit
agathon par « bien », le bonnum des Latins, mais il ne faut pas oublier l’étymologie grecque
d’agathon. Agathon, c’est le souhaitable, ça vient du verbe agamai (ça me plaît, j’aime ça), qui
a la même racine qu’agapô (j’aime), agapè. L’agathon, c’est l’aimable, le souhaitable, le
désirable.1 La dialectique d’amour de Platon comme accessibilité à la vérité sonne en écho
avec son choix de l’être vrai comme agathon. Or, si le désir est désir de ktèsis, l’amour comme
procédure de vérité ne se s’identifie pas au désir de possession de son objet. Sans précipiter les
choses, nous pouvons souligner que dans le Banquet, Agathon est un des personnages centraux,
présenté comme le bien-aimé au vu et au su de tous. Alcibiade, l’autre bien-aimé, reproche à
Socrate de ne pas avoir cédé. Il y a donc une résistance au désir de posséder. Laissons les
choses en suspense. Nous ne faisons ici que préparer nos outils afin de pouvoir par la suite
passer à l’exercice de lecture de quelques textes, dont le Banquet.
Combat-contre
i) Polarité : ἄρχω – δουλεύω
ἄρχω (archô): être le premier, montrer le chemin, guider, commander, être le chef.
1
Castoriadis, Sur Le politique de Platon, Paris, Seuil, 1999, p. 124.
58
Il est important de voir le rapport entre ἄρχω et ἄρχοµαι. En fait, il ne s’agit pas d’un
simple rapport entre l’actif et le passif. Mais pour comprendre la singularité de ce rapport il
faut enter un peu dans la grammaire grecque en ce qui concerne le verbe. Là où en français il y
a une distinction nette, le grec -ancien et moderne- tout en opposant lui aussi l’actif (ενέργεια)
au passif (πάθος) insère entre les deux une forme moyenne (µεσότης)1. Si certains verbes
possèdent les trois formes, d’autres n’ont ni actif ni passif, et n’existent que sous forme
« moyenne ». Trois exemples : βούλοµαι, δύναµαι, ἐπίσταµαι : vouloir-pouvoir-savoir. Ni
purement actif, ni purement passif, il y a des conséquences à tirer pour la subjectivité de cette
forme « moyenne » de vouloir, de pouvoir, de savoir. Pour revenir à ἄρχοµαι, étant donné
qu’au présent comme à l’imparfait les formes moyennes et passives se confondent, il faut par
conséquence décider à chaque contexte, ou bien supporter l’équivoque. Ainsi, ἄρχοµαι peut
être passif (=je suis commandé) mais aussi moyen (=je commence). Par exemple « λέγειν
αρχοµαι » : je suis serf du dire et/ou je commence à parler.
Tous ces éclaircissements tiennent lieu de préparatifs afin de pouvoir par la suite aborder
les rapports de pouvoir dans l’oikos entre le maître, l’esclave et la femme. En français, le verbe
est soit sous forme active soit sous forme passive, ce qui conditionne la dialectique de la force
(polarité actif/passif). En revanche, le verbe grec peut donner lieu à d’autres configurations de
forces que celle de l’opposition. Ainsi, lorsque Aristote examine le rôle de la femelle dans la
génération, en attribuant au mâle le rôle actif, proprement poétique, de l’autre côté il parle
d’une passivité créatrice. A la dynamique poétique il accouple un autre genre de force, un
pouvoir-recevoir. Nous allons suivre de près les aventures de la pensée aristotélicienne devant
la différence sexuelle, pour l’instant notons juste la singularité grecque du verbe « moyen » qui
peut supporter une pensée de la différence sans l’amener à l’opposition.
A mi-chemin entre le maître (force dominante) et l’esclave (force dominée), c’est dans
cet espace de l’entre-deux que la femme dans l’oikos et sa fonction économique peuvent être
réfléchies. Affaire à suivre.
ἀρχή (archè) : commencement, principe, point de départ, mais aussi commandement,
autorité. Archè appelle à quelque chose de l’ordre du pouvoir. La partie du logos qui
s’interroge sur l’archè ou les archès, se trouve couplée avec le logos qui commande, le
philosophe avec le discours du m’être.
1
Tous les verbes en –ω sont actifs. En revanche, les verbes en –µαι peuvent être passifs ou moyens ou les deux.
59
Travailler : δουλεύω (douleuô) - εργάζοµαι (ergazomai). Douleuô (voix active): être
esclave mais aussi travailler à gages, faire un travail mercenaire. Pour une civilisation du
loisir, il n’est peut-être pas surprenant que le verbe pour dire « travailler » signifie aussi être
esclave. Mais le grec dispose d’un deuxième verbe principal (voix médio-passive) pour dire
travailler, à savoir : ergazomai.
Vernant : Le verbe ἔργάζεσθαι paraît spécialiser son emploi dans deux secteurs de la vie
économique : l’activité agricole, les travaux des champs, τὰ ἔργα, et, à l’autre pôle, l’activité
financière : ἔργασία χρηµάτων, l’intérêt du capital.1 Cependant, si on garde en tête la valeur
signifiante du mot khrèma, il s’ensuit que l’ἔργασία χρηµάτων fait aussi appel à un travail
d’usage et à une problématique de la praxis. Citons encore Vernant : le mot ἔργον, en dépit des
deux emplois que nous avons mentionnés, peut servir à marquer le contraste entre
l’ « accomplissement » de la πράξις et le produit du travail poétique de l’artisan. [...] Or le type
d’action que désigne le terme ἔργάζεσθαι est rattaché au domaine du πράτειν ; il s’oppose au
ποιεῖν de même que l’ἔργον fait contraste avec le ποίηµα.
Rattaché au domaine de la praxis, elle-même inextricablement nouée avec la khrèsis,
l’ergon fait contraste avec le poièma. Dans l’Économique, texte dont nous tenterons par la suite
une lecture, la question introductive est ce que c’est que l’ergon de l’économie. A l’aide du
travail de Vernant, nous pouvons déjà noter que dans la mesure où l’économie est réfléchie en
termes d’ἔργον, sa pensée se rattache au domaine du πράτειν, et, ce qui revient au même, au
domaine de l’usage plutôt qu’au domaine du ποιεῖν, celui de la production. Nous voilà de
nouveau face à la question du placement : d’où pose-t-on la question de l’économie, et puis
celui du bien et de la valeur ?
Pour les habitants de la polis, l’ensemble référentiel de la pensée est la politique.
L’économie n’est qu’un sous-ensemble, en deçà de l’un (polis) ou en excès de l’un (individu).
Nous, nous habitons l’économie-monde qui se dispose comme un ensemble ouvert. Tout est
production, poièsis, et la valeur est réfléchie du point de vue de sa production. Le travail
devient l’essence subjective de la valeur en même temps que l’économie investit tout l’espace
du penser et du faire. Mais qu’entend-on par ensemble ouvert ? Tout simplement qu’il n’y pas
de dehors qui ne s’intègre pas, du moins avec un peu de forçage.
Petite parenthèse. Il semble que la pensée moderne ait une fascination pour le concept de
l’ouvert, et puis, celui du dehors. A chaque fois, l’antinomie avec le clos, le fermé, le dedans,
reste en arrière plan avec comme problématique principale la localisation de l’être, l’être-là.
1
Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », dans : Travail et esclavage en Grèce ancienne, op.cit., p.
4.
60
Sans entrer ici dans un exercice d’histoire des idées qui consisterait à résumer en trois mots des
auteurs manifestement très hétéromorphes, nous pouvons tout de même essayer de nous faire
une idée afin, non pas d’expliquer ces auteurs ou maîtriser leurs gestes, mais de mieux pouvoir
tracer notre propre geste spéculatif. Nous dirions ceci : il y a deux configurations de l’être-là,
deux manières d’être au monde : le clos et l’ouvert chez les uns, le dedans et le dehors chez les
autres. D’une manière ou d’une autre, à chaque fois une des deux configurations est plus
valorisée que l’autre (l’ouvert pour les uns, le dehors pour les autres). Il serait inexact de
prétendre que les deux dialectiques (clos/ouvert, dedans/dehors) sont identiques, que
finalement les notions de l’ouvert et du dehors sont interchangeables. Tout ce que nous
aimerions pointer au juste, c’est que dans les deux cas subsiste un résidu de schéma
oppositionnel, dont Heidegger le premier a montré l’ascendance métaphysique. Pour autant
qu’il y a un critère de sélection de ce qui est là, la métaphysique, comme mode opérationnelle
de penser, est tout aussi là.
Nous avons établi que notre entreprise dans ce texte est ni plus ni moins qu’un effort de
penser la subjectivation politique en soustraction à ce que nous avons désigné comme combatcontre. La métaphysique dans la pensée du pouvoir consiste à identifier la subjectivité de
rupture avec la figure de l’esclave (même lorsqu’il s’agit d’une subjectivité collective) qui
entreprend un combat contre le pouvoir pour le pouvoir. Dans le chapitre suivant, intitulé « Le
poème et la traduction », nous allons tenter une topologie du dehors et de l’ouvert. Il s’agira de
notre « grammaire » au sens où il s’agira d’élaborer les conditions formelles d’une localisation
du deux qui se soustrait au départage oppositionnel. Et nous allons poser que la numericité
minimale pour l’hétérogène comme tel est le quatre. Cette moitié du sujet que nous cherchons,
« la femme dans l’oikos », se soustrait au maître, à l’esclave mais aussi au sophiste.
Pour l’instant nous sommes au lexique. A partir de ces deux verbes principaux pour dire
« travailler » nous avons un ensemble de mots : δουλεία/(δουλειά) – ἔργασία/ἔργον. Le travail
de Vernant montre que chez les Anciens, quelque chose comme le travail, en tant que concept
abstrait dans lequel on peut classer toutes les tâches laborieuses, si diverses soient-elles,
n’existe pas. Dans Les mots et les choses, Foucault a tenté une généalogie du Travail, en
liaison avec celui de la Vie et du Langage. Ce « quasi-transcendantal », dont il parle, qu’est le
Travail et dont il place son apparition au tournant de la modernité, devient avec l’invention de
l’économie politique la substance subjective de la valeur. Or, c’est seulement du point de vue
de la production (poièsis) de la valeur et de sa cristallisation dans l’objet d’échange, la
marchandise, qu’un « concept » de travail, le Travail Abstrait, se rend possible. Du point de
vue de l’usage cette abstraction n’a pas lieu. Pour la conception grecque le travail n’existe pas,
il n’y a que des travails effectifs, de nature hétérogène, irréductiblement multiples. Nous ne
61
pouvons pas nous aventurer à une présentation exhaustive de tous les mots que les Anciens
employaient pour désigner les différentes activités que nous regroupons dans le mot travail.
Faisons juste quelques remarques qui nous semblent importantes.
Le mot ἔργον est une catégorie centrale qui parcourt l’ensemble de la pensée ancienne,
régulièrement convoquée dans les textes. Il peut désigner à la fois l’action et le résultat de cette
action, à savoir le travail, l’occupation, l’affaire dont il faut se charger mais aussi l’œuvre, le
travail accompli. En contraste avec ποίηµα, suivant l’analyse de Vernant, l’ἔργον, c’est pour
chaque chose ou chaque être le produit de sa vertu propre, de son ἀρετή. Ce qui explique aussi
son rapprochement avec l’acte et laisse apercevoir une problématisation fondamentalement
éthico-politique.
Le contraire de εργασία en grec ancien était αργία/σχόλη=loisir, tandis qu’aujourd’hui
son contraire est ανεργία=chômage. Chômage à la pace de loisir, décidément la langue grecque
avec ses traces est une langue qu’on a intérêt à faire parler économie.
Temps libre - σχόλη (scholè) : Pour être libre, l’homme devait d’abord être affranchi ou
s’affranchir lui-même, et cet affranchissement par rapport à la contrainte imposée par les
nécessités de la vie constituait le sens particulier de la scholè grecque ou de l’otium romain, le
loisir comme nous disons aujourd’hui. Cette libération, à la différence de la liberté, était une
fin qui pouvait et qui devait être obtenue pas des moyens déterminés. Le moyen décisif reposait
sur l’économie de l’esclavage, sur la violence par laquelle on contraignait les autres à nous
décharger des soucis de la vie quotidienne. A la différence de toutes les formes d’exploitation
capitalistes qui poursuivent prioritairement des buts économiques et qui en tirent un
enrichissement, l’exploitation du travail des esclaves dans l’Antiquité visait à libérer
complètement les maîtres du travail pour qu’ils puissent se consacrer à la liberté du politique.1
L’exploitation dans la Cité-Etat est une exploitation pour le temps libre. L’exploitation
capitaliste est une exploitation pour l’argent. A l’heure du capitalisme avancé, les extrêmement
riches sont ceux qui travaillent le plus, sans lieu ni horaires fixes. Au lieu de libérer du temps,
la subjectivité moderne est constamment sous pression de gagner du temps.
Puisque nous sommes en train de construire un lexique en vue de notre métaphore, il faut
tout de même apprendre à parler un peu le langage économique moderne. Les experts nous
excuseront nos maladresses. Nous sommes juste des amateurs.
« Le » travail et la « nouvelle économie ». A l’ère du capitalisme post-industriel, c’est
une constatation de fait que les « classes supérieures » travaillent de plus en plus, sans lieu ni
1
Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, op.cit., p. 76 (je souligne).
62
horaires fixes, et puis que le chômage fait rage dans les pays développés. Il ne s’agit pas de dire
que dans le capitalisme post-industriel il n’y a pas d’exploitation de la force de travail mais que
quelque chose dans le rapport entre travail productif et production de valeur a changé.
Un terme a émergé dans les années 1990, qui en éclaire les enjeux : celui de « nouvelle
économie ». Celle-ci désigne une modification radicale du paradigme habituel de l’économie,
telle qu’elle avait été analysée par Adam Smith et Karl Marx. Adam Smith explique que s’il
faut deux fois plus de temps pour chasser un daim qu’il en faut pour chasser un castor, le
premier animal coûtera nécessairement, en moyenne, deux fois plus cher que le second. La
« nouvelle économie » se caractérise par une structure de coût totalement atypique par
rapport à ce schéma. Un logiciel coûte cher à concevoir, mais pas à fabriquer. Dans la
« nouvelle économie », c’est la première unité du bien fabriqué qui est onéreuse, la seconde
et celles qui suivent ayant un coût faible, voire véritablement nul dans certaines limites.
Dans le langage de Smith, il faudrait dire que c’est le temps passé à tuer le premier castor ou
le premier daim, c’est-à-dire le temps passé à découvrir où ils se terrent, qui expliquerait
tous les coûts. Et dans le langage de Marx, il faudrait dire que la source de la plus-value
n’est plus dans le travail consacré à produire le bien, mais celui passé à le concevoir.1
Dans la « nouvelle économie » la poétique au sens de production en général cède la place,
quant à la captation de la plus-value, à la poétique au sens stricte : la conception novatrice.
Mise à part la conception du produit, le deuxième pôle d’activité dont l’importance a de plus en
plus augmenté est celui de sa prescription aux consommateurs. Une deuxième grande
différence se joue ici : A l’époque industrielle, le gros de la dépense était moins de convaincre
les consommateurs d’acheter une automobile que de la fabriquer au plus bas coût possible.2 A
l’aide de Daniel Cohen, citons un exemple concret.
Considérons ainsi un paire de Nike : le modèle Air Pegasus, qui coûte 70$ aux EtatsUnis. La structure de coût qui y conduit se présente ainsi. Le salaire tout d’abord du
travailleur, plus probablement de la travailleuse, qui le fabrique est de 2,75$. Au coût du
travail, il faut ajouter le coût du cuir, du textile, des machines pour l’assembler, et les coûts de
transport et de douane. En ajoutant tous ces éléments, on arrive à un total qui s’élève à 16$.
Tel est le coût payé par Nike pour prendre possession de la basket à Los Angeles. A ce coût
matériel, s’ajoute ensuite l’ensemble des dépenses que Nike va devoir entreprendre pour
transformer cet objet physique en objet social, c’est-à-dire en une basket que les gens auront
envie d’acheter. Ici se joue le cœur de l’activité de Nike : faire connaître et désirer la basket,
en engageant les dépenses de publicité, de promotion qui vont montrer aux pieds des grands
athlètes, lesquels donneront aux téléspectateurs du monde entier l’envie de la porter aussi.
L’ensemble de ces dépenses représente un coût qui est équivalent à celui déjà engagé pour
fabriquer l’objet physique lui-même. Le coût de la chaussure est doublé, et représente – pour
1
2
D. Cohen, Trois leçons de la société post-industrielle, op.cit., pp. 14-15 (je souligne).
Idem., p. 54.
63
arrondir les chiffres – 35$ toutes dépenses de fabrication et de promotion confondues. A ce
stade, la moitié du coût total de la chaussure est expliqué : il faut dépenser autant pour la
1
fabriquer comme objet physique qu’il en faut pour la faire désirer comme objet social.
Innover et faire désirer. Pour la grande entreprise, le centre de son activité est de proposer
dans le marché « ce qui ne s’imite pas » et de mettre en place toute un art pour que son produit
soit désiré. Ainsi, lorsqu’on achète un tel produit, on paye aussi la technologie engagée pour
nous con-vaincre. Une prostituée on ne paye pas pour la désirer, mais une chaussure Nike oui.
On paye pour désirer et ensuite on n’a pas suffisamment de « pouvoir d’achat » pour avoir
l’original et non pas une mauvaise copie.
La rhétorique publicitaire comme emprise sur les désirs, la bonne copie et le simulacre, la
participation du consommateur à l’idée du produit, on dirait que le marché que nous habitons
est un monde platonicien défiguré. C’est pourquoi il est peut-être plus urgent que jamais
d’essayer de dialoguer avec Platon selon les questions qui nous sont propres.
Conception-production-préscription. Le travail de Marx nous a fourni les outils pour
comprendre la mécanique de la production de plus-value. Le projet émancipateur s’appuyait
sur la prise de conscience de la classe ouvrière. Bien que l’exploitation des forces de travail soit
toujours là, l’état des lieux de l’économie change un peu la donne, lorsque la source de la plusvalue passe au travail de la conception et à celui de la prescription du bien.
Les économistes parlent de « division du travail international » : les pays pauvres ou
émergents s’occupent de l’étape du milieu, celle de la fabrication matérielle du bien, avec un
coût de main d’œuvre hors compétition par rapport aux classes ouvrières des pays riches. Dans
les pays développés, on s’occupe des « concepts » : concevoir des nouveaux produits et
concevoir des nouvelles techniques rhétoriques pour séduire les consommateurs et leur
pouvoir. D’achat.
La production matérielle du bien en son ensemble relève de moins en moins de l’activité
de la grande entreprise. Une production jadis confinée entre les murs d’usines peut désormais
être fragmentée en petits morceaux et déléguée à des sous-traitants. A strictement parler, il
n’est plus nécessaire pour une grande entreprise de pouvoir soi-même fabriquer le produit.2 La
fabrication est devenue un bien que l’entreprise peut acquérir à l’extérieur, comme matière
première, pour l’investir ensuite par son « concept » de marque.
Economiser du temps–économiser le temps. A la délocalisation et à la fragmentation de la
production s’ajoute l’efficacité croissante des moyens techniques qui permet de produire plus,
1
Idem., pp. 52-53.
Ainsi l’exemple de Dell, grande entreprise de l’informatique, elle contrôle la définition du produit et sa
distribution mais sous-traite et externalise tout le reste, excepté les quatre minutes et demie d’assemblage final.
2
64
mieux, et avec moins d’heures de travail. Le progrès technique rend inutile toute une série de
travaux. On parle alors de temps du travail économisé. Vient alors la question du chômage et
de la création d’emplois.
Le temps de travail économisé permet d’employer celui qui a perdu son emploi en
rémunérant des activités qui, jusque là, n’étaient pas considérées comme faisant partie de
l’économie. En deux mots, cela permet de créer de nouveaux emplois ailleurs dans l’économie.
Tout se dispose en marchandise en même temps que l’économie ne cesse d’englober des
nouveaux champs d’activités. Grâce à l’extension infinie de la sphère économique, il n’y a pas
de limite aux activités qui peuvent être transformées en services rémunérés.
Par-dessus le marché, un fait dont nous témoignons tous les jours c’est l’avènement d’une
élite hyperactive : jamais les « riches » n’ont travaillé autant. Le grand maître antique travaille
peu et passe son temps libre à bavarder dans l’agora. Il se consacre à l’activité gratuite,
improductive, qui n’a d’autre but qu’elle-même. Dans la nouvelle typologie de réussite, les
« concepteurs » modernes travaillent de plus en plus à mesure de leur ascension, toujours
branchés, en connexion rapide, à la chasse de l’information, toujours en communication,
obligés de travailler partout et tout le temps, sans lieu ni horaire fixes. A une vieille oreille
grecque cela évoquerait plutôt la vie d’un être esclave.
Du temps libre au temps mort et au temps vide. Sortant de l’école ou de l’université on
nous apprend qu’une bonne lettre de motivation pour trouver du travail doit mettre en avance la
« polyvalence » du candidat. Après la spécialisation dans la chaîne de production de l’usine,
c’est le temps de la polyvalence. A l’obsession de spécialiser encore et toujours les tâches qui
fixait l’ancien modèle productif, le nouveau régime cherche désormais à réaliser des
économies en compressant le plus grand nombre possible de tâches sur la même personne.1
Les spécialistes appèlent cela : la chasse au temps mort.
L’informatique rend plus facile de zapper d’une tâche à l’autre, de faire plusieurs choses à
la fois. Plus on s’élève dans l’échelle des revenus, plus on rencontre des gens multi-tâches
surchargés de travail. En revanche, pour les chômeurs, nous disent les experts, le temps n’est
pas vécu comme libre, il est vécu comme temps vide. Pour ne pas psychologiser le débat, il
s’agit juste de constater que le temps en tant que donné subjective, en tant que vécu, habité, est
pleinement maîtrisé par le marché, c’est lui le métronome : la loi (nomos) de sa mesure (metro).
On dit souvent que les Grecs avaient des esclaves, que cette société du loisir que fut la
cité d’Athéna à l’âge classique avec cette remarquable productivité culturelle (théâtre,
philosophie, etc.) n’a été possible que dans la mesure où les esclaves assumaient pour la plupart
la production matérielle. Marx disait à propos du génie d’Aristote qu’il n’a pas pu aller plus
1
D. Cohen, Nos temps modernes, Paris, Flammarion, 1999, p. 49.
65
loin dans sa réflexion à propos de la valeur précisément parce qu’il habitait une époque qui
reposait sur le travail des esclaves. Mais le temps de Marx, mieux : le capitalisme au temps de
Marx, n’est pas tout à fait celui que nous habitons. Dans la nouvelle économie, nous retrouvons
le schéma selon lequel la production strictement matérielle des produits, l’étape du milieu, est
réservée aux autres, aux non-citoyens beaucoup plus qu’aux citoyens d’un pays développé. Si
on ajoute à la division internationale du travail le travail des sans-papiers dans le pays riches, la
proportion augmente davantage.
Entre le temps mort des actifs et le temps vide des inactifs, qu’en est-il du temps libre ?
Pour les anciens Grecs, un homme est libre pour autant qu’il dispose du temps libre pour
aller à l’agora, discuter, bavarder, faire de la politique. En l’absence de politique tout genre de
travail retombe dans la catégorie de l’esclavage. Mais être libre voulait dire également pouvoir
s’éloigner de la sphère de la contrainte, maîtriser ses appétits, se suffire de ce qu’on a. Esclaves
du temps, esclaves des appétits, exigeant toujours plus, jamais suffisamment. Plus de produits,
plus d’argent, forcément donc plus de travail. L’esclavage, propre à notre temps, n’est pas
officiel mais structurel: « Time is money ». Le temps assujetti au marché. Esclavage structurel
qui nous concerne tous quelques soient nos revenus ou notre statut professionnel. Tant que
nous courons après l’argent, jamais suffisant, le temps nous échappe, il court toujours plus vite
que nous. Et puis nos hobbys coûtent cher, encore une raison pour travailler, pas de temps libre
à gaspiller.
ii) Antagônismos
Ανταγωνίζοµαι (antagônizomai): se battre contre 1) lutter les armes à la main contre,
lutter ou disputer contre ; 2) jouer un rôle (tragique) en face d’un acteur. D’où le mot
antagônismos (anti+agôn) : combat-contre.
Cassin résume l’expérience grecque en parlant d’un dispositif de l’agôn : L’agôn, vieux
comme le monde, le monde homérique en tout cas, est le résultat d’un agein, d’une action de
« pousser », de « mener », du bétail ou des hommes, c’est un « rassemblement », une
« assemblée ». Mais le développement grec du mot, nous dit Chantraire, diffère sensiblement
de celui du latin ago, agere, ou du sanscrit, parce qu’il est proche de, et contaminé par, un
autre verbe grec, ēgeomai, qui a la propriété de dire simultanément deux manières d’être en
tête : « marcher avant », et « penser que », « être d’avis que ». Si bien que l’agôn grec finit par
désigner les réunions et les concours qui ont lieu à l’occasion d’un « jeu », d’un « combat »,
d’un « procès », ou d’une « représentation théâtrale » ; quatre modalités possibles de
l’antagonisme1.
1
B. Cassin, Présentation de la collection : Nos Grecs et leurs modernes, Paris, Seuil, 1992, p. 10.
66
Retour aux temps modernes. Aujourd’hui le mot antagônismos s’applique dans le jargon
économique pour désigner la concurrence. On se sert aussi de son adjectif pour parler des prix
compétitifs ou des entreprises compétitives, etc. L’antagônismos a perdu sa modalité juridique
et théâtrale, pour être investi par une autre, celle de l’économie. L’agôn est devenu
fondamentalement économique, on se bat pour l’argent.
Dans son article « La compétitivité : une dangereuse obsession », Krugman s’est mis à
présenter les lignes principales de ce qu’il appelle la rhétorique de la compétitivité. A l’origine
le concept de compétitivité s’est développé dans la microéconomie. Ce que Krugman appelle la
rhétorique de la compétitivité se produit lorsqu’on va appliquer le même réseau conceptuel à
l’échelle nationale, et de là mondiale. Le point clé consiste en cette identification première :
chaque Etat est comme une grande entreprise. En gros, les Etats-Unis et le Japon sont en
compétition pour conquérir les marchés exactement de la même manière que Coca-cola et
Pepsi. Selon cette rhétorique, on nous explique par exemple que le chômage est dû à la faible
compétitivité du pays. L’importance de l’économie intérieure (partage des richesses produites
etc.) est minimisée, ce qui compte est la « guerre » contre les autres ; combattre le chômage
devient une affaire de « patriotisme », d’« amour du pays », où les citoyens sont invités à faire
des sacrifices afin que leur pays puisse acquérir une meilleure compétitivité. Ainsi, on nous
explique par exemple que le chômage en France est dû à l’émergence de la Chine, ses produits
et ses mains d’œuvre à bas prix, et c’est pour cela qu’il faut nécessairement « flexibiliser » le
travail en France, « choisir » l’immigration, et toutes ces politiques ordonnées par la « loi du
marché ».
L’idée selon laquelle l’avenir économique d’un pays dépend en grande partie de sa
réussite sur les marchés mondiaux est une hypothèse et non pas une évidence1. Poser que
l’amélioration du « niveau de vie » est soumise à la capacité du pays à produire des biens et des
services qui passent le test de la compétition internationale n’est pas une donnée objective.
L’économiste avance ainsi que la métaphore de la compétitivité est un bon moyen pour justifier
des choix politiques difficiles, ou au contraire pour les éviter.
Il s’agira dans ce texte d’essayer de voir l’économie autrement que métaphorisé par la
concurrence. Au lieu de cette fixation vers l’antagonisme global, qui ne fait finalement que
légitimer une politique d’impuissance et de nécessité face au principe de réalité du marché,
nous allons essayer d’apprendre petit à petit à regarder dans l’oikos comme pour extraire les
conditions de possibilité d’un acte politique restreint.
1
P. Krugman, « La compétitivité : une dangereuse obsession », dans : La mondialisation n’est pas coupable, Paris,
La Découverte, 2000, p. 19.
67
Temps libre – Parole libre – logos politique. On a longtemps souligné le caractère
« agonistique » de la pensée grecque, ainsi que le rapport étroit entre la pratique guerrière et la
pratique politique. La politique est toujours sous forme de lutte. Mais la politique et le concept
est une rencontre que seule l’expérience démocratique grecque a rendu possible. A un moment
donné, au sein d’un certain corps social, les décisions politiques sont prises dans un espace
public où tous les citoyens peuvent prendre la parole, dire n’importe quoi et convaincre.
Citons encore Arendt : la parole sous la forme du commandement et l’écoute sous la
forme de l’obéissance n’étaient pas considérées comme une parole et une écoute authentiques ;
si ce n’étaient pas une parole libre, c’est parce qu’on était lié à un processus déterminé non
pas par la parole, mais par l’action ou le travail. Les mots ne constituaient alors pour ainsi
dire qu’un substitut de l’action, et, qui plus est, d’une action qui présupposait la contrainte et
l’être-contraint. Lorsque les Grecs disaient que les esclaves et les barbares étaient aneu logou,
privés de la « parole », ils voulaient dire qu’ils se trouvaient dans une situation où toute parole
libre leur était impossible.1 La politique est une affaire des hommes libres qui disposent du
temps libre et ont accès à la parole libre. Le moment venu, nous allons voir que la femme dans
l’oikos se trouve dans l’entre-deux, elle n’est pas « aneu logou » comme le sont les esclaves,
mais ne possède pas non plus l’accès à cette parole libre.
« Halte aux Beaux discours, place à l’action »2. Le problème aujourd’hui est de ne pas
rester « aneu logou » face au spectacle proposé. Et pourtant, parler-contre ne semble pas en soi
une option, la pensée critique touche à ses limites. Parler contre le capitalisme des
multinationales, contre les profits excessifs des grands sociétés anonymes, contre les
délocalisations, contre les mensonges des politiciens, contre l’Europe marchande, cela ne sert
pas à grand chose. En France, les ressemblances d’un tel discours avec celui de quelqu’un
comme Le Pen doivent nous alarmer. Pendant les années ’80-’90 on a commencé à soupçonner
que la gauche et la droite, c’était la même chose. Au début de ce nouveau siècle, c’est
l’indiscernabilité entre extrême gauche et extrême droite qui se met en scène. Et pourtant. Il n’y
a pas de discours plus totalitaire que celui qui pose que tout est pareil, donc interchangeable.
Mais alors si les extrêmes se convergent, où se loge l’hétérogène, le différent ? Comment se
démarquer des ressemblances qui font basculer le contestataire au réactionnaire ?
« Halte aux Beaux discours, place à l’action ». On aura du mal à imaginer comment on
pourrait parler contre ça. De ce point de vue, ce discours dominant, animé d’une technique
rhétorique si sophistiquée, semble intouchable ; discursivement on ne peut ni s’y opposer ni le
nier. Notre problème est celui d’un courage affirmatif. Localiser un point, machiner un acte
restreint.
1
2
Qu’est-ce que la politique ?, op.cit., p.78.
Op.cit supra, p. 48.
68
iii). La vertu du combat
Ανδρεία (andreia), vertu indispensable dans l’art de la guerre, le courage ancien est une
vertu proprement masculine. Un thème qui revient souvent chez les Anciens, c’est le courage
comme vertu propre au maître. C’est d’un manque de courage pour mourir au combat que
s’ouvre la possibilité de devenir esclave. Il n’en demeure pas moins que toute insurrection
contre le dominant exige de l’andreïa.
Guerrier-maître-citoyen. Arendt identifie l’andreïa comme la vertu politique par
excellence pour les Anciens : seuls, les hommes qui en étaient doués pouvaient accéder à une
société politique par son contenu et par ses buts et qui transcendait ainsi l’élémentaire
rassemblement imposé à tout le monde (aux esclaves, aux barbares comme aux Grecs) par les
besoins de la vie1. L’élémentaire rassemblement est le rassemblement économique, l’oikos. Le
passage au rassemblement politique exige du courage, c’est le catalyseur. Andreïa est la vertu
qui distingue à la fois le maître et l’homme libre, de l’esclave. Mais alors qu’en est-il de la
femme ? Si l’andreïa distingue le maître de l’esclave, qu’en est-il du courage propre à
distinguer la femme de l’esclave ? L’esclave désire devenir maître. Que veut une femme ?
En grec moderne andreïa reste toujours en usage mais la langue s’est enrichie d’un
deuxième mot, produit d’importation : κουράγιο (= courage). Deux mots donc pour exprimer le
courage, l’un, ancien, porteur d’une connotation virile, l’autre doté d’une neutralité quant au
marquage sexuel.
Les hommes manquent d’andreia, « c’est parce que les hommes ne sont plus des hommes
que les femmes sont forcées d’être viriles ». La paternité de la citation n’est pas très
importante, c’est un mot qui circule à répétition dans nos romans, nos chansons, nos films. Vrai
ou faux n’est pas non plus ce qui importe, car avec l’opinion, seul importe sa circulation, le fait
qu’on en parle, sans que personne en particulier ne soit le responsable. Une opinion ne
demande qu’à être répandue, non pas affirmée, elle est tyrannique parce personne ne l’impose
et personne n’en répond.
Au delà des hommes féminisés ou des femmes masculines, c’est le problème du neutre
qui s’impose, cette étrange épidémie de neutralisation qui affecte la subjectivité moderne. Nous
suggérons que c’est le propre du capitalisme d’homogénéiser tout espace comme pour faciliter
les échanges et rendre tout échangeable. Son savoir-faire pour produire du profit s’exerce à
travers une neutralisation généralisée des corps et des idées. Une neutralisation qui plie les
corps à des marchandises interchangeables, qui rend toute idée, quel que soit son contenu,
1
Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1983, pp. 74-75.
69
bonne pour être vendue ou pour faire vendre. « Concept » est devenu un mot-maître pour les
publicitaires et les agents de communication. D’où l’embarras de la philosophie. Réclamer sa
singularité en tant que « production des concepts » devient pour le moins problématique. Le
sophiste est l’ennemi du philosophe et son double, face à la rhétorique du marché l’agôn de
Platon est à réinventer.
Courage. Si on renonce à toute métaphysique des sexes, à la pensée qui cherche à
représenter la différence sexuelle, cela ne veut pas dire que l’on doit succomber à l’autre
extrémité, la neutralisation.
On a accusé la métaphysique d’avoir imposé une idée de l’être en tant qu’identité. Nous,
les modernes, nous nous flattons de parler de la Différence, de l’être comme différence, altérité
pure. C’est flattant car la différence c’est l’ouverture, fini avec les identités, ces idées
préconçues qui modèlent notre manière de nous habiller, de marcher, de vivre. On participe
alors au culte de la Différence, chacun peut faire ce qu’il veut, élaborer son existence en dehors
de toute prescription et de toute participation aux vieux ensembles : le sexe, le genre, la famille,
etc. La construction de soi se fait sur les ruines des vieilles participations. Mais dans
l’ouverture absolue, c’est le relativisme qui règne. Au sein du marché où tout est échangeable il
n’y a plus d’identités, il n’y a que des prix. Tolérant et libertaire, le marché s’enrichit des
différences. Dans l’ouvert absolu tout y entre.
Identité, Différence, à chaque époque suffit sa peine. Somme toute, une ouverture
absolue est aussi dangereuse pour la santé que la fixation des identités.
Résister à la vie modelée par le marché passe par l’aménagement d’un lieu hétérogène à
la métaphysique des sexes et au mutisme du neutre. Si la politique est toujours sous forme de
lutte, le courage, en tant que vertu politique, ne peut jamais être neutre. Etant donné le courage
sous la forme de l’andreïa, qu’en est-il de « la femme dans l’oikos » ? Ou bien elle est
dépourvue de courage, ou bien il s’agit d’un courage autre que l’andreïa, d’un courage propre à
elle. Et pourtant il n’a pas de nom. Derrière la statue héroïque de l’andreïa, s’agirait-il d’un
courage sans statut, agissant dans la pénombre, en l’absence d’une couronne de
reconnaissance ?
« Le courage de la vérité » voilà une des premières conditions de la philosophie selon
Hegel. Il est manifeste que chez lui c’est de l’andreïa qu’il s’agit, le courage tel que
l’opposition maître-esclave le constitue. Mais après le moment hégélien c’est définitif,
philosopher appelle aussi à un courage tout autre que l’andreïa, on ne peut plus nier ou
renverser le maître. De le nier revient une fois de plus à l’affirmer. Hegel est encore là, il
maîtrise nos gestes. Dès lors, la contestation ne peut plus proposer une autre règle, elle ne peut
70
que s’abriter sous la figure de l’exception. Le concept de l’événement devient alors le point
stratégique que la philosophie contemporaine s’efforce courageusement d’articuler avec
consistance. D’où aussi l’idée de la faille, ce qui de l’intérieur d’un ordre mine sa plénitude,
l’homogénéité de son espace.
Mise à part la philosophie, c’est aussi la politique qui semble aujourd’hui soumise au
même conditionnement. Depuis l’effondrement du communisme, se positionner contre le
capitalisme ne dit pas grande chose. D’ailleurs ce qui fait la puissance de l’ordre capitaliste est
son inépuisable habileté de récupération, de produire du profit par mise en disposition
marchande de tout ce qui le conteste. Les critiques, les provocations, les exaltations contre lui,
en fin de compte deviennent encore une occasion de profit. Nous ne pouvons plus nier le
capitalisme.
Courage. En philosophie, il est toujours difficile de commencer à dire « je ». Chez Platon
il n’y a pas de « je », c’est toujours quelqu’un d’autre qui parle, et souvent son maître
« Socrate ». Foucault, lui, semble hésiter, dans L’ordre du discours il aurait voulu glisser,
continuer après une voix qui parlait déjà, et ne pas avoir à commencer. Et pourtant il
commence, il dit « je », pour finir son discours avec la dette à son maître, J. Hyppolite, et son
inquiétude : « peut-on encore philosopher là où Hegel n’est plus possible ? Une philosophie
peut-elle encore exister et qui ne soit plus hégélienne ? Ce qui est non hégélien dans notre
pensée est-il nécessairement non philosophique ? Et ce qui est antiphilosophique est-il
nécessairement non hégélien ? »1.
Moment de reconnaissance à mon maître. Badiou. Il pointe la différence entre opposition
et négation, et celle entre acceptation et consentement. Le combat-contre peut prendre la forme
d’une opposition ou bien aller juste à la négation. Dans l’opposition on se bat pour la place
mais la place elle-même reste identique, le combat se traduit en un combat de placement, voire
de substitution. Un nouveau maître à la place du maître. En revanche, avec la négation la place
même est détruite. On peut s’opposer sans nier, c’est d’ailleurs, Badiou l’a bien vu, l’opération
propre de la « gauche » depuis l’effondrement du communisme. Et c’est peut-être pourquoi la
gauche aujourd’hui peine à convaincre, on la soupçonne que c’est juste une affaire de gestion,
la place reste la même. Ce qui nous ramène au deuxième couple. Accepter n’est pas forcément
consentir. Il y a des choses que l’on est obligés d’accepter sans pour autant qu’on doive y
consentir. L’exception est précisément une forme d’acceptation sans consentement. On accepte
la règle, en renonçant à établir une autre, mais on n’y consent pas, on l’excepte, de l’intérieur.
Ici ou là, sur un point local, qui fait trou.
1
Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 76.
71
Le marché capitaliste est quelque chose que l’on doit accepter, mais que faire pour
l’excepter ? A partir du moment où la négation n’est plus possible, l’acte de rupture appelle à
une subjectivation dont la procédure consiste à la localisation de l’exception. Dans la mesure
où l’exception est son lieu opérationnel, cette subjectivation ne peut être totalisable dans une
subjectivité pleine et achevée. Pour la philosophie, sortir de Hegel est impossible. Pour la
pensée politique, sortir de son économisme est impossible. Le marché universel a conquis tout
l’espace, ne laissant rien en dehors de lui. Au moment où il n’y a plus de dehors, la résistance
ne peut plus être en position d’extériorité face à ce qui est dominant. Restons donc dans l’oikos.
Certes il y a le maître et l’esclave, mais qu’en est-il de la femme ? Accepter le pouvoir sans
consentir. Cela exige du courage.
Force
∆ύναµις (dynamis) : force/puissance/possible, traduite aussi, dans un sens affaibli,
comme capacité.
Encore un mot exceptionnel de l’armure grecque. La δύναµις d’un mot désigne la valeur
de signification de ce mot, sa force de signifier plusieurs choses. En ceci logos a/est une
dynamis extrême. Et c’est aussi le cas pour le mot dynamis lui-même. Deux, trois petites
remarques. Dans le territoire philosophique, le marquage aristotélicien est bien connu. Un des
couples maîtres de sa théorie est précisément celui de δυνάµει/ἐνεργεία (puissance/acte). Mais
au-delà de l’investissement aristotélicien, il importe de pointer que le mot δύναµις charrie un
élément rebelle. Le fait de la ramener dans le champ du possible n’est, d’une certaine mesure,
qu’une entreprise pour la dompter. Dans ce sens, on dirait que dynamis est la force ou la
puissance sans attribut fixe, quelque chose comme la force nue qui ne peut jamais s’incorporer
pleinement ou totalement, qui relève du fugitif et par cela ouvre à des nouveaux possibles.
Force différentielle, dynamis est toujours en fuite. Elle n’a pas de forme, elle transforme.
Le « δυναµει » et le possible : permettons-nous un des ces étranges détours. Un extrait
de L’entretien infini de Blanchot :
La possibilité : le langage comme pouvoir.
Ils appartiennent à notre vocabulaire de tous les jours. On dit : c’est possible,
lorsqu’un événement ne se heurte, dans l’horizon qui est ouvert, à aucun empêchement
catégorique. C’est possible : la logique ne l’interdit pas, la science ni la coutume n’enlève
d’objection. Possible, alors, est un cadre vide : c’est ce qui n’est pas en désaccord avec le
réel, ou bien ce qui n’est pas encore réel, ni du reste nécessaire. Mais nous sommes éveillés
depuis longtemps à un autre sens. LA possibilité, ce n’est pas ce qui est seulement possible et
devrait être regardé comme moins que réel. La possibilité, en ce nouveau sens, est plus que
72
réalité : c’est être, plus le pouvoir de l’être. La possibilité établit la réalité et la fonde : on est
ce qu’on est, seulement si on a le pouvoir de l’être. […] Le mot possible s’éclaire donc,
lorsqu’on le met en rapport avec le mot pouvoir, puis le mot puissance (je simplifie
beaucoup). Dans quelle mesure la puissance est-elle une altération, est-elle une définition de
la possibilité ? Avec celle-ci, du moins, commence la puissance, se détermine l’appropriation
qui s’accomplit en possession.
1
Appropriation, possession, ktèsis. Blanchot tire notre attention sur ce point : LA
possibilité n’est pas seulement ce qui est possible, elle établit et fonde la réalité. Autrement
dit, définir ce qui est possible est une des opérations du pouvoir dans son exercice effectif.
Là où la puissance (=dynamis) se détermine comme possible (= dynamei), il y a du
pouvoir. Le pouvoir prescrit le possible, son emprise sur la puissance est de se l’approprier
en fixant les normes du possible. Dans ce sens, le pouvoir possède le possible. Ce qui
voudrait dire aussi que le champ de la bataille et de la rupture réelle est dans ce que le
pouvoir admet comme impossible. Penser la femme autrement que comme opprimée ou
victime de l’Histoire, voilà ce qui paraît aujourd’hui impossible.
A présent, le capitalisme domine le champ du possible. L’ouvert absolu englobe tout,
il prescrit toute existence dans la forme marchandise. Il n’y a de l’un que soumis à
l’échange. A partir du moment où toute altération entre dans la circulation marchande, quel
que soit son contenu, elle est formellement neutralisée. Le pouvoir du capitalisme consiste
en sa puissance intégriste selon cette prescription : n’est possible que ce qui est soumis à
l’échange. Dynamis de ktèsis (double génitif): ce n’est pas seulement la force
d’appropriation c’est aussi l’appropriation de la force en tant que possible. En apprenant
petit à petit à manier les mots de notre lexique et à entrevoir des relations qui se tissent
entre eux, disons que dans l’Economique de Xénophon nous allons voir que l’oikos est un
système dynamique de ktèsis et de khrèsis, la ktèsis appartient au maître, c’est lui qui
possède le pouvoir, alors que la femme se pointe comme dynamis de khrèsis. Laissons
l’affaire à sa mention.
Ισχύς (ischès) : force physique, règle effective,pouvoir.
Il faudrait corréler le mot δύναµις avec celui de ισχύς. Ce dernier est souvent convoqué
dans les textes anciens pour désigner la force physique en contraste avec la force au sens large
qui se dit dynamis. Un fait qui mérite l’attention : on peut trouver, par exemple dans la
République de Platon ou encore dans les Economiques de pseudo-Aristote, l’énoncé que
l’homme est « ισχυρότερος » de la femme, mais non pas qu’il est « δυνατότερος ». Petit détail
diront les défenseurs des femmes, même s’il est possible d’établir une différence entre les deux
1
Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 59 (je souligne).
73
attributs, de toute manière il est impossible de nier le fait que la femme est présentée comme
inférieure à l’homme. A quoi nous sommes suffisamment armés pour répondre : c’est l’idée
dominante que la femme est pleinement opprimée par l’homme, en théorie comme en pratique,
qui prescrit LA possibilité de lecture. Cela dit, poursuivons notre tâche, celle de préparer nos
outils pour une lecture engagée à traiter un point impossible : à supposer que l’on soustrait la
femme à la catégorie de l’esclave.
En grec moderne on dit que quelque chose entre en ischè pour désigner le fait qu’elle
passe en application, en acte (par exemple une loi entre en ischè lorsqu’elle devient effective).
Si la dynamis est la force en fuite, ischès est la force statique et stratifiée, déjà en place, le
pouvoir. Ainsi, la formule nietzschéenne : la volonté de puissance (génitif subjectif), c’est la
volonté de δύναµις et non pas celle de ισχύς. Ce dont il s’agit n’est pas le pouvoir, c’est la force
à l’état brut, la force nue, intensité pure.
Si tout rapport de forces est un rapport de pouvoir, qu’en est-il de la force qui accepte le
pouvoir sans y consentir ?
Puissance / pouvoir
Châtelet : Le pouvoir politique ne m’attire nullement. Le contre-pouvoir, l’anti-pouvoir
sont, à mes jeux, des pièges. Ce qui m’intéresse c’est la puissance, ce qui fait que le pouvoir est
pouvoir. J’ai plaisir à exercer ma puissance – à faire ce que je peux – pour comprendre et
dévoiler les mécanismes de captation de puissance, ici et là, où j’ai des « informations ».1
Alors Deleuze se demande : si la puissance n’est pas assimilable au pouvoir, comment passer à
l’acte, et quel est l’acte de cette puissance ? Et si Le possible c’est la captation de la puissance
par le pouvoir, l’acte de cette puissance qui n’est pas assimilable au pouvoir ne relève-t-il pas
de l’impossible ?
Ce qui nous amène chez Agamben et son idée du pouvoir :
Les deux catégories inventées par le génie d’Aristote, la puissance et l’acte, ne perdent
peut-être que dans le plaisir leur opacité devenue stéréotype, pour devenir un instant
transparentes. Le plaisir, est-il écrit dans le traité que le philosophe dédia à son fils
Nicomaque, est ce dont la forme est en chaque instant accomplie, perpétuellement en acte.
De cette définition il s’ensuit que la puissance est le contraire du plaisir. Elle est ce qui n’est
jamais en acte, ce qui manque toujours son but, douleur en un mot. Et si le plaisir,
conformément à cette définition, ne se déroule jamais dans le temps, la puissance au
contraire sera essentiellement inscrite dans la durée. Ces considérations permettent
d’éclairer les rapports secrets qui lient pouvoir et puissance. La douleur de la puissance
s’évanouit, en fait, à l’instant du passage à l’acte. Mais il existe partout – en nous y compris
1
Châtelet, Chroniques des idées perdues, p. 218 (je souligne). Passage cité et commenté par Deleuze dans :
Périclès et Verdi, Paris, Minuit, 1988, pp. 8-9.
74
– des forces qui contraignent la puissance à s’attarder à elle-même. C’est sur ces forces que
repose le pouvoir : il est l’isolement de la puissance par rapport à l’acte, l’organisation de la
puissance. En en recueillant la douleur, le pouvoir fonde sur celle-ci sa propre autorité : il
laisse littéralement inaccompli le plaisir des hommes.
Cependant, ce qui est ainsi perdu n’est pas tant le plaisir que le sens même de la
puissance et de sa douleur. Devenus sans fin, celle-ci tombe sous la coupe du rêve et
entretient, sur elle-même et sur le plaisir, les équivoques les plus monstrueuses. Pervertissant
le juste rapport entre la fin et les moyens, elle prend le comble de la douleur – l’omnipotence
– pour la perfection la plus grande. Mais ce n’est que comme fin de la puissance, comme
absolue impuissance que le plaisir est humain et innocent ; et ce n’est que comme tension qui
laisse obscurément présager la crise, le jugement résolutif, que la douleur est acceptable.
Dans l’œuvre comme dans le plaisir, l’homme jouit enfin de sa propre impuissance. 1
Le langage et le possible (Blanchot), la puissance et le pouvoir (Châtelet-Deleuze),
le plaisir en acte et l’impuissance (Agamben). Economie du discours, économie
politique, économie libidinale. Notre « femme dans l’oikos » se tisse entremêlant ces
trois dimensions de l’économie selon ce fil conducteur d’une hypothèse subjective.
Taxinomie (taxis + nomos/nemein)
γένος (génos) – εἶδος (eidos) : il s’agit de deux grands opérateurs au croissement de
la logique et de la biologie, ayant comme principe de liaison la relation d’enveloppe. La
règle générale pose que chaque genre enveloppe des espèces.
En grec ancien il n’y a pas en toute rigueur de mot pour dire le sexe. Dans certains
contextes on peut utiliser le mot génos. Lorsqu’on parle du génos masculin et du génos
féminin, tous les deux appartenant à l’eidos (espèce) humain, l’ordre de la liaison de deux
termes se trouve renversé. L’eidos devient l’enveloppe. En ceci la différence sexuelle fait
exception, constituant l’envers de la règle. Et pourtant. Le rapport du sexe au genre est
problématique. On ne peut pas les considérer comme synonymes, bien que dans certains
contextes ils fonctionnent de manière interchangeable. Pour le moment, signalons
seulement que la liaison entre génos et eidos n’est pas à sens unique, mais se fixe
respectivement au sujet de l’analyse. Ajoutons à ceci qu’à présent, la relation d’enveloppe,
selon les outils fournis par les mathématiques (théorie des ensembles), peut être envisagée
de deux manières, à savoir la relation d’appartenance en distinction avec celle de
l’inclusion.
1
Agamben, L’idée de la prose, Bourgois, 1998, pp. 53-54 (je souligne).
75
L’oikos que nous recherchons, c’est la métaphore d’une économie locale où la
femme intervient comme point d’exception du système d’oppositions tel que le rapport
maître-esclave en constitue la règle. Nous pouvons donner un aperçu formel de notre
travail : En admettant que le maître est δυνατότερος de l’esclave, et l’homme ισχυρότερος
de la femme, comment, dans l’ensemble oikos les trois dynameis : maître, esclave, femme,
se conjuguent à travers ces couples d’opérateurs : génos/eidos, inclusion/appartenance,
homonymie/synonymie en vue de la production et de la reproduction selon l’idéal de la
suffisance comme condition de la politique.
γένος (génos) : du verbe gennô qui signifie engendrer, accoucher, donner naissance. De là
aussi le mot « génésis », la genèse. Sur le plan de l’oikos, « génésis » et « poièsis » apparaissent
comme deux procédures qui se distinguent mais se confondrent aussi. Synonymes ? Surtout
pas. Ou bien tout est production, et la reproduction n’est qu’une forme, voire une espèce de
production. Ou bien toute production est déjà une reproduction, et c’est la production qui
devient une espèce. Ou bien, troisième possibilité, le rapport genre/espèce ne convient pas pour
fixer leur rapport.
« Génos » est une notion extrêmement complexe, signifiant naissance, lignée, lignage ou
race, bref, groupe qui se reproduit. Il peut désigner un groupe classificatoire (genre), ainsi que
le lieu de transmission d’une forme1. Sur le plan du vivant, on divise les espèces en deux
ensembles suivant le mode de génération : monogénie (neutre) ou reproduction sexuée
(masculin/féminin). Le classement est exclusif, il n’y a aucune espèce de vivant qui enveloppe
les trois à la fois : neutre, masculin, féminin. Il y a du neutre là où il n’y a pas de sexe, ce qui
veut dire que le neutre n’est pas un sexe mais ce qui est dépourvu de sexe.
Du genre naturel au genre grammatical. La langue grecque (moderne et ancienne) a trois
genres : masculin, féminin, neutre. A la différence du monde des vivants, au niveau des mots,
le neutre fonctionne comme genre. Les diverses langues peuvent alors se diviser en trois
espèces : celles qui fonctionnent à deux genres [1, 2] (comme le français), celles qui
fonctionnent à trois [0, 1, 2] (comme le grec) et celles qui fonctionnent à zéro [0] (comme
l’anglais). Sur le plan linguistique, de même que sur le plan biologique, en lui seul le neutre ne
constitue pas un genre [0], mais pour autant qu’il y a les deux genres, le neutre peut être un
genre supplémentaire. Ce qui fait trois genres mais non pas trois sexes : genre≠sexe.
On dit souvent que la théorie de l’être chez Aristote, et ses fameuses Catégories, sont une
extension des catégories de sa langue. Il n’est peut-être pas un hasard que les « études du
genre » et la critique de la catégorie du genre dans son emprise sur le sexe nous viennent des
1
G.Sissa, « Platon, Aristote et la différence des sexes », dans : Histoire des femmes en Occident : I. L’Antiquité,
coll. dir. par G.Duby et M.Perrot, Paris, Perrin, 2002, p. 101.
76
Etats-Unis, un pays anglophone. En lisant Judith Butler en grec on a souvent l’impression que
sa critique de la catégorie du genre (en tant forme intégriste) trébuche sur celle d’eidos. Cela
n’affaiblit en rien son entreprise, bien courageuse. Nous voulons juste pointer que le rapport
entre genre et sexe est langagièrement conditionné, et ce n’est peut-être que dans le champ
effectif de la traduction, la rencontre entre les langues, que l’on puisse relâcher un peu son
nœud, sans toutefois le démêler ou le déchiffrer.
Si la différence sexuelle fait exception en se constituant comme point de renversement de
la relation genre/espèce, il faudrait pointer un deuxième fait d’homonymie après celui du
poiètis : « homme » désigne à la fois l’espèce humaine (ensemble référentiel) et le genre
masculin (une partie de cet ensemble). Symptôme d’oppression, marquage du sexisme de la
langue, domination symbolique, épargnerons-nous le débat. On peut toujours accumuler des
interprétations, pourquoi cette homonymie, qu’exprime-t-elle, de quoi en est-elle le
symptôme ? Mais ce débat ne nous intéresse pas, notre souci est ailleurs. Comme disait Hegel,
l’équivocité d’une homonymie peut être réjouissante pour la pensée.
A propos de cet oikos dont nous entreprenons d’élaborer l’espace, nous proposerons de
conjuguer l’homonymie « homme » avec celle du « poiètès », toutes les deux pouvant à fois
designer l’ensemble référentiel et un sous-ensemble de cet ensemble. Une partie qui fait Tout.
D’où le syntagme : L’homme habite en poète. Mais qu’en est-il de la femme ? Dans l’oikos le
pouvoir appartient (ktèsis) au maître, alors qu’en est-il de la dynamis propre à la femme ? Quel
est l’acte de cette dynamis qui accepte le pouvoir sans consentir? Si la puissance n’est pas
assimilable au pouvoir ou au possible, comment passer à l’acte de cette puissance si ce n’est en
incorporant un point impossible ?
Aujourd’hui le marché anime le chant de la compassion. Il produit des subjectivités de
plus en plus singularisées, arrachées des grandes participations qui nouaient des solidarités. La
seule grande catégorie intégrante est celle de la Victime. Le marché forme et maintient des
sujets-victimes, ce qui légitime toute sorte d’expérience compénsative de la part de l’individu.
Consommer c’est compenser la souffrance vécue en se payant une petite « folie ».
Victimisation-compassion-consommation. Lorsqu’une grève éclate dans les transports, dans les
grands médias on parle des usagers « pris en otage ». Il faudrait peut-être à un moment donné
commencer à se demander comment c’est ce discours qui nous prend en otages.
On se présente la place des femmes dans l’Histoire comme synonyme de passivité et
d’accumulation des souffrances, on les voit soumises aux hommes, pliées à la nécessité sociale,
à leur rôle de reproductrice, enfermées dans les foyers et dans leur silence, jusqu’au moment de
cette fameuse prise de conscience, l’avènement de la femme moderne et la promesse de sa
libération. Comme disait Lacan, il ne faut pas lire avec des lunettes grillagées. On ne voit que
77
ce qu’on est habitué à voir, le problème est de savoir comment et jusqu’où peut-on voir
autrement, s’ouvrir autrement sur ses visions. Pour enlever nos lunettes grillagées, il faut nous
en construire une autre paire, et toute construction contient un élément arbitraire. Le problème
n’est pas celui de vérifier objectivement une hypothèse en regardant autour de nous mais
d’apprendre à regarder autrement à la lumière d’une nouvelle hypothèse selon une discipline
des conséquences. Dans ce texte il s’agit de donner corps, point par point, à une simple idée :
se soustraire à la place de victime.
Du verbe « ωραω/ωρῶ » (orô) qui signifie voir, il en résulte trois mots qui, à première
vue, ne trahissent pas leur relation, à savoir la théorie, l’idée, et l’eidos. En ce qui concerne
le mot théoria, notons simplement que chez les Anciens, il peut exprimer l’action de voir un
spectacle. Le fait de regarder un match de foot à la télé, c’est pour eux une théorie. Il s’agit
juste de suggérer par là que la théoria est quelque chose de très pratique ou encore que
l’opposition entre théorie et pratique est une invention moderne qui souvent ne nous rend
pas service lorsqu’il s’agit de faire la théorie de leurs textes. Passons. Au sein du mot logos,
discours et rationalité, parler et penser, se nouent de manière inextricable, en revanche, au
sein de la famille de « orô » il y a une corrélation étroite entre voir et savoir. Parler, voir,
savoir, et puis il y a la fonction de l’oreille, sa séduction par le sophiste, et la pensée de la
musique comme hétérogène à celle de la représentation.
εἶδος (eidos) : avec deux significations dominantes : espèce et forme. D’après le
dictionnaire de Bailly, il peut aussi désigner la manière particulière de diriger quelque chose
(une opération, une discussion etc.) d’où méthode.
La référence canonique ici est Platon. Dans la tradition philosophique le mot est hanté par
son entreprise. Une entreprise de visibilité contre la séduction sophistique de l’oreille, on y
trouve la première articulation de cet ensemble des termes : eidos, théorie des idées, méthode
dialectique, regard de l’intelligence. Derrida parlait d’une métaphore fondatrice de la
métaphysique occidentale, dont le père est Platon, celle de l’ombre et de la lumière. Dans cette
métaphysique héliocentrique, la force, cédant la place à l’eidos (c’est-à-dire à la forme visible
pour l’oeil métaphorique), a déjà été séparée de son sens de force, comme la qualité de la
musique est séparée de soi dans l’acoustique.1 La force, cédant la place à l’eidos, devient
pouvoir, pouvoir-savoir, autrement dit, la δύναµις devient ισχύς. Le réquisitoire du discours du
m’être est lié à cette critique de la pensée comme regard lumineux, et de la vérité comme
exactitude de représentation. Mais quelle que soit la forme que prend notre interprétation, il ne
faut pas faire abstraction du contexte dans lequel surgit cette héliopolitique de la force, à savoir
1
Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 45.
78
celui de la Cité-Etat démocratique où le pouvoir est livré à celui qui parle bien et séduit les
oreilles.
Notre expérience du langage est toute autre que l’expérience grecque du logos, avec des
conséquences formelles pour la pensée elle-même. Dans la partie qui suit, intitulée « Le poème
et la traduction », nous allons essayer de présenter quelques traits constitutifs de notre manière
propre d’habiter le langage, et les problèmes qui en déroulent.
Restons pour l’instant au plus près de ces vieux mots. Génos et eidos. Il y a tellement
d’équivocités superposées dans ces deux termes que leur rapport est d’autant plus réfractaire à
la catégorie. C’est le cas chez Aristote, mais c’est déjà le cas chez Platon. Ainsi dans un
Lexique qui lui est consacré nous pouvons prélever ce qui en est de ces deux mots :
Génos : 1) race 2) famille, gent, classe 3) genre ou espèce (non rapproché d’εἶδος) 4)
genre (rapproché d’εἶδος)
Eidos : 1) forme (extérieur), aspect 2) figure 3) image 4) espèce, classe 5) caractère
(général) 6) Idée1
La juxtaposition des significations est étourdissante. On remarquera que les deux termes
tantôt convergent tantôt divergent. Leur puissance signifiante déborde largement celui du
couple genre/espèce. D’autre part, dans certains contextes le mot eidos apparaît comme
synonyme de l’idée, mais pas toujours. Avant même de s’aventurer dans la lecture des textes,
nous pouvons déjà pointer que eidos et génos ne se laissent pas totaliser dans un concept de
relation. Ils opèrent toujours localement. Comme pour tout opérateur, la pensée n’a pas tant à
se soucier de les expliquer que de les utiliser pour donner à voir.
Objet
Aντίκειµαι (anti+keimai) : verbe complexe, composé avec le verbe « κείµαι » qui
signifie à la fois être situé, se trouver, être au repos, être à terre, résider. Quant au deuxième
somposant « αντι- » signifie « en face de » (ex. ἀντικάθηµι = être assis en face), il peut
également signifier une opposition (ex. ἀντιτίθηµι=objecter, άντιλέγω = contredire) ou bien
un échange (ex. ἀντιδίδωµι). Ainsi, le verbe « ἀντίκειµαι » se traduit généralement comme
être situé en face de, être dans une position opposée, résister à, mais aussi (se)
correspondre.
A partir de ce verbe se forme le mot αντικείµενον (antikeimenon) que nous avons
évoqué tout à l’heure. Du côté de son étymologie, antikeimenon est ce qui se trouve en face,
l’opposé, ce qui résiste. On sait bien comment Aristote utilise à son profit le mot
1
Lexique de Platon, édité par E. Des Places, Paris, Les Belles lettres, 1989.
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hypokeimenon. Un paradigme exemplaire d’une pensée qui tire les profits de ce dont un mot
dispose. La tâche que nous nous proposons ici est d’examiner un peu le mot antikeimeno. Et
ceci en relation à la fois avec l’hypokeimeno mais aussi avec le couple français sujet-objet. Les
quatre mots produisent un réseau complexe à plusieurs dimensions.
Prenons les choses pas à pas.
Chez les Anciens antikeimenon est utilisé tantôt comme adjectif tantôt comme substantif.
Dans le dictionnaire de Bailly nous trouvons deux exemples, le premier tiré d’Aristote, le
deuxième d’Eschyle : i) ἀντικειµένη λέξις : membre de phrase avec antithèse, ii) ὀ
ἀντικείµενος : l’ennemi, le mauvais esprit. Apparemment l’application appelle à un schéma
d’opposition ou d’antagonisme.
Aujourd’hui, antikeimeno s’utilise exclusivement comme nom. Plus précisément, il
désigne l’objet, naturel ou grammatical, mais il peut également être utilisé pour désigner ce
dont on parle, le sujet d’une thèse de doctorat par exemple. Ce qui pour les Anciens est un
pragma pour nous est un antikeimeno. Par ailleurs, nous voyons que les couples
hypokeimenon/antikeimeno et sujet/objet ne sont pas tout à fait équivalents, interchangeables.
L’hypokeimenon aristotélicien marque le point d’articulation entre la physique et la
logique. Dans l’énoncé « le fiel est jaune », le fiel est sujet par deux fois : en tant que sujet de la
proposition, et en tant que hypo-keimeno, substrat.
On pourrait placer l’antikeimeno moderne dans la disjonction entre mathématiques et
logique (au sens de tout ce qui relève du logos : discours, rationalité, parole, etc.). Il y a
l’’antikeimeno en tant qu’objet de la proposition mais aussi en tant que sujet du discours, ce
dont on parle, ce qui résiste et dont il s’agit d’interpréter. Et puis, il y a l’objet mathématique,
sans résistance, totalement transparent au regard de l’intelligence, produit d’un traitement de
symboles vides de sens.
L’antikeimeno moderne pointe à la fois la volonté de parler des choses, et l’impossibilité
de le faire. Les mots ne touchent plus les choses (impossible), car les choses sont devenues
pour nous anti-keimena. Dans l’énoncé « Je veux un chocolat », le chocolat est antikeimeno en
tant qu’objet direct du verbe, et en tant qu’anti-keimeno qui résiste. Mais antikeimeno est aussi
ce dont on parle, dans l’énoncé en question, le sujet est mon désir. Ce n’est pas seulement le
chocolat en tant qu’antikeimeno du désir qui résiste, c’est aussi le désir en tant que
antikeimenon qui résiste à sa mise en paroles. Le sujet de connaissance est affecté par le sujet
de désir. Comme la psychanalyse le théorisa, c’est toujours le désir qui parle mais le désir n’est
jamais là, pleinement présent.
80
En parlant de désir. Le marché aime tellement lui titiller les oreilles. Il veut libérer le
désir de ses vieilles prisons, il se fait son meilleur défenseur – « osez » – et se porte le garant
du respect de toutes ses manifestations singulières – « vous êtes uniques ».
Ensemble tout devient possible, annonçait la campagne électorale d’un grand candidat
pour la présidentielle 2007. Impossible is mothing (=rien est impossible), annonçait la
campagne de publicité d’une grande marque d’équipement sportif pour la coupe d’Europe du
football 2004. Tout devient possible, l’impossible n’existe pas. Le capitalisme n’a pas
d’antikeimeno, rien ne lui résiste. Si les mots ne touchent pas les choses, lui il touche à tout.
Dans l’espace que nous habitons le problème est celui de la domination du mode de
l’échange dans toute forme de relation, le règne du neutre, la substituabilité généralisée des
corps et des idées comme logique organisatrice des subjectivités. En outre, la femme est
proprement l’antikeimeno de l’homme. Objet de son désir depuis toujours, et sujet de son
discours depuis un moment. La tâche dans ce texte consiste à expérimenter un autre regard que
celui de la femme-victime pour penser la subjectivité politique autrement que selon le mode
échangiste de maître-esclave. Processus indiscernable de son résultat, il s’agit de construire
point par point le corps d’un texte comme porteur actif d’une hypothèse subjective.
***
Peut-être que l’histoire n’est que l’histoire d’un mot. Mais pour la dire, il nous faudrait
des mots arrachés de toute histoire. Dans ce glossaire, nous avons essayé de pointer quelques
mots et de tracer l’écart qui les sépare d’eux-mêmes, l’enjeu étant d’essayer de se placer dans
cet espace. Prendre une distance avec soi-même, c’est aussi prendre une distance avec le sens
dominant des mots dont on se sert. Entre le « χρηµα » des Anciens et notre « argent » il y a un
espace vide dont nous pouvons nous servir pour nous mobiliser, nous débarrasser un peu de
nous-mêmes.
Derrida disait qu’il faut penser la vie comme trace et moins comme présence. Jusqu’ici
on n’a jamais pensé philosophiquement la trace du grec vivant. Le grec moderne peut être un
outil afin de revisiter les Anciens.
Pour l’expérience moderne la production est l’horizon du pensable de l’économie, de la
valeur, de la technique, du travail. Chez les Anciens comment l’économie advient-elle au
pensable ? Quel type de discours entreprend de parler de la femme, dans quel souci ?
Voyons un peu le paysage grec de loin, vaguement. La politique, le logos philosophique
avec ses théories, le théâtre, il y a toute une juxtaposition de paramètres qui permettent de
désigner l’antiquité grecque comme, l’expression appartient à Wolf, une « civilisation de la
visibilité ». La langue grecque désigne d’un seul mot les valeurs reconnues, en tant justement
qu’elles s’offrent à la reconnaissance : kalos (=beau) se dit d’une chose, d’une action ou d’un
homme qui est objet d’admiration, que ce soit au plan « moral » ou « esthétique ». Civilisation
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de la visibilité : la statuaire grecque porte à son apogée l’art d’offrir aux regards de tous une
forme admirable qui en est le centre. A la même époque, les Grecs inventent le théâtre
(tragédie, comédie) qui demeure l’archétype du spectacle : tout y est vu de partout, destiné à
être vu par tous, tout y est manifeste et revêt les signes extérieurs de la visibilité : la « pensée »
y est entièrement tournée vers l’extérieur, comme dans l’espace de la cité que celui du théâtre
reproduit.1
Signes du temps. A present, « καλός », sur le plan esthétique, se désigne par un mot
différent, à savoir « όµορφος ». Désormais l’éthique n’est pas aussi transparente, accessible aux
regards des autres, elle devient de plus en plus une affaire privée, ésotérique. En même temps,
il y a toute une opération qui distingue radicalement la problématisation éthique de celle de la
politique. Ainsi, on nous dit que la guerre contre le terrorisme est une guerre morale. En
recevant son oscar (prix de documentaire 2007) un grand politicien américain, affirmait que
l’écologie n’est pas une question politique mais morale. Bien entendu, la salle applaudissait.
Nous sommes beaux, riches, démocrates, engagés, le monde entier nous regarde nous donner
des prix. Bravo à nous !
Dans l’exemple de « καλός », manifestement la valeur du mot a changé. En apparence le
bien a divorcé du beau. Comment et dans quelle mesure ces déplacements racontent-ils quelque
chose sur nous ? Somme toute, le problème crucial est celui-ci : la langue peut-elle dire la
chose ? Si elle le peut, comment ça marche ? Et puis, pourquoi tout ce souci philosophique de
l’étymologie des mots ? Quel est l’enjeu derrière tous ces exercices étymologiques ? Qu’est-ce
qui fait dire à Deleuze que l’étymologie est l’athlétisme proprement philosophique ?
Pour ce qui nous est contemporain, d’après Saussure, le signifiant se pose de n’avoir
aucun rapport avec le signifié. Lacan remarque : il ne convient pas de dire que le lien est
arbitraire, il s’agit là d’un glissement, glissement dans un autre discours, celui du maître pour
l’appeler par son nom.2 Lacan identifie le discours philosophique à l’ontologie, ce discours qui,
parlant de l’être, tente une « conception du monde » : Toute dimension de l’être se produit dans
le courant du discours du maître, de celui qui, proférant le signifiant, en attend ce qui est un de
ses effets de lien à ne pas négliger, qui tient à ceci que le signifiant commande.3
Petit détour, pour essayer de voir d’un peu plus près le paysage de l’Antiquité. La cité
grecque est l’espace politique où domine le discours, où le pouvoir se joue, non plus en termes
de violence physique, mais en termes d’exercice du logos. Au sein de cette polis surgissent
principalement deux dispositifs disjoints, littéralement antagonistes. L’un est celui du sophiste :
en principe, les mots sont exclus des choses. Il n’y a qu’une seule sphère, celle du langage,
1
F. Wolf, Aristote et la politique, Paris, PUF, 1997, pp. 8-9.
Lacan, Encore, op.cit., p. 32.
3
Idem., p. 33.
2
82
l’être n’est qu’un effet du dire. Le pouvoir revient à celui qui sait bien utiliser l’outil de tous les
outils, le logos. En fin de compte, le sophiste substitue la violence du discours à la violence
physique. Puis, il y a le philosophe qui veut aller jusqu’aux choses. Même si le logos n’arrive
pas à les toucher, l’enjeu est de s’y engager, s’efforcer à l’impossible. Mais le logos a ses
limites, et il n’y a que le dialogos qui peut les mettre en scène.
Revenons maintenant à Lacan. Comment retourner, si ce n’est d’un discours spécial, à
une réalité pré-discursive ? C’est là ce qui est le rêve – le rêve, fondateur de toute idée de
connaissance.1 D’où l’interprétation lacanienne en ce qui concerne le souci de la philosophie
pour l’étymologie : pour légitimer ses prétentions ontologiques, la philosophie a besoin que le
signifiant puisse avoir un certain rapport avec le réel, que le signifiant veuille dire, de luimême, quelque chose. Mieux : la philosophie, en voulant parler de la chose même, présuppose
que le mot en tant que signe entretienne déjà, dans sa matérialité même, un certain rapport avec
la chose. Ainsi, selon la lecture lacanienne du Cratyle, toutes ces étymologies s’inscrivent dans
l’entreprise platonicienne de sauver à tout prix la signification du signifiant.2 Or, argumente
Lacan, depuis que le discours scientifique a montré que le signifiant n’a aucun (impossible)
rapport avec le signifié, la philosophie ne peut plus s’abriter derrière ce dispositif de
l’étymologie. Elle est mise à nue.
Lacan pointe l’audace philosophique de vouloir parler de la chose même. Cependant, il
ne faut pas se précipiter à placer Lacan du côté du sophiste et de son relativisme. Chez Lacan il
y a de la vérité. Si la vielle ontologie veut parler de to pragma, Lacan se place au sein de cette
autre épistémè qui a paru, celle du « Sujet ».
Seule une analytique du sujet peut traiter le non-rapport (impossible) du signifiant au
signifié. Mais autant impersonnel que ce sujet puisse être, qu’en est-il du sexe ? Est-il un
simple attribut comme la couleur de la peau, la taille etc., une catégorie parmi d’autres dont la
pensée du sujet doit faire l’économie ? La pensée est-elle une pensée du neutre (double
génitif) ? Laissons les questions en suspens.
La critique menée par Lacan consiste à utiliser le savoir fourni par la linguistique, ayant
comme cible non seulement de dévoiler un certain préjugé de la vocation ontologique du
discours philosophique mais aussi, plus profondément encore, le rêve fondateur de toute idée
de connaissance. Mise à part la critique de la philosophie qui se veut grossiste d’une
« conception du monde », la critique affecte plus fondamentalement le sujet de la connaissance.
Le sujet lacanien c’est le « sujet du signifiant ». Selon cette opération critique, la psychanalyse
seule permet de faire paraître la distinction entre Vérité et Savoir en corrélation avec le Sujet.
1
Idem.
Il faut signaler que dans le dialogue en question, le personnage de Socrate n’accorde son adhésion complète ni au
personnage de Cratyle, ni à celui d’Hermogène. « Socrtate » se tient dans l’entre-deux, il ne pose positivement que
les philosophes sont ceux qui partent des choses et non pas des mots.
2
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Elle obtient ainsi par rapport aux autres formes de rationalité une très grande valeur.
Paradoxalement la critique du discours du m’être a pour contrepartie un certain transfert de
pouvoir à la psychanalyse.
Et pourtant. Il est très suspect de vouloir expliquer Lacan en quelques lignes, surtout dans
le registre de ce qu’il appelait le discours universitaire. Sortir Lacan de son discours de
l’analyste est aussi dangereux que sortir Platon de ses Dialogues. Il y a tant de choses qui nous
séparent de Lacan, de la fonction et de la pratique psychanalytique. Cependant, comme il
n’hésite pas à se mouiller les mains en touchant aux philosophèmes, nous prenons le risque de
mettre la main dans le discours de l’analyste. Il ne faut pas s’étonner qu’il y aura des
déformations. Mais la prétention à une justesse de la représentation est très problématique
lorsqu’on va à la rencontre de Lacan. Tentons donc d’échouer, à notre manière, encore
quelques fois.
Il y a toujours quelque chose qui chez elle échappe au discours1. Une autre formule
lacanienne pour dire que la femme n’existe pas. Si le discours est une violence qu’on exerce
aux choses, « femme » excède cette violence, la place est inviolable.
Certes, il n’y a pas de providence pré-discursive qui dispose les choses en notre faveur.
Le discours est une pratique, même violente, qu’on leur impose. Le sophiste est précisément
celui qui porte ce dispositif à sa manifestation la plus extrême en affirmant qu’il n’y a que les
mots. Peut-être a-t-il raison, mais le prix à payer est cher, et surtout dangereux sur le plan
ethico-politique : il ne reste que la manipulation des mots. Toute entreprise philosophique ou,
pour aller plus loin, toute entreprise spéculative, a pour arrière-plan le débat entre Platon et les
sophistes.
Parler de quelque chose, c’est d’abord parler. Il y a toujours un certain dispositif du
langage qui soutient chaque discours prononcé. Parler et pouvoir-savoir, le combat est toujours
là, ainsi que la question qui revient à chaque fois : d’où on parle ? Le discours du maître et le
discours du sophiste constituent les deux extrêmes, ils marquent le territoire. En dehors de ces
deux « Etats » du langage, il ne peut pas y avoir un troisième, chaque discours cherchant un
point d’appui, un topos, il se place et se déplace dans cet intervalle.
Parler, c’est toujours parler de quelque chose. Chaque discours est doublement
conditionné par son antikeimeno : l’antikeimeno au sens de l’objet qui lui résiste – d’où le
dispositif du langage sous-jacent au discours – mais également, l’antikeimeno du discours, son
sujet.
1
Idem., p. 34.
84
Un discours de la femme pour la politique.
L’intelligibilité politique s’est toujours in-formée en tant que combat-contre entre des
forces opposées et antagonistes. Il semble que depuis un temps la politique n’est pensable que
dans l’économie. L’antagonisme est devenu essentiellement économique, compétitivité
marchande.
Du combat-contre, de l’antagonisme économique, on ne peut pas sortir. Mais nous
pouvons de l’intérieur aménager une place hétérogène. Elle serait, à juste prix, sa faille.
Moyennant quoi la politique cesse d’être interchangeable à l’économie et devient précisément
son vide : ce qui dans l’économie suspend l’économie, faisant place à autre chose. Si la
modalité propre au capitalisme est d’homogénéiser tout l’espace pour faciliter les échanges et
disposer tout en marchandise, soustraire la politique à son économisme qui la domine c’est tout
aussi bien « hétérogénéiser » l’espace où l’économie demeure pensable. C’est cette topologie
de l’oikos que nous aimerions élaborer.
Résister à l’image dominante de la femme-victime, à l’histoire officielle de notre
« humanisme » qui vaut pour une femme-esclave, c’est tout aussi bien résister à l’idée
dominante de l’acte politique comme lutte pour le pouvoir, porté par une subjectivité
totalisable. L’acte de rupture est une rupture en acte. L’objectif de ce texte n’est pas de
convaincre. Il s’agit juste de donner corps à une idée. Le théorème de « la femme dans
l’oikos » est le régime de conséquences d’une hypothèse subjective.
Un dernier mot pour terminer sur ce glossaire. Un lexique, quel que soit son contenu et sa
structure, n’est jamais un langage, encore moins une pensée. C’est juste des mots.
L’étymologie et les déplacements de la signification d’un mot ne sont que des outils pour
penser, ils ne représentent nullement quelque chose de l’ordre d’une vérité ou d’une réalité qui
se donne gratuitement. Ils se présentent, et nous pouvons nous en servir comme khrèmata pour
essayer de se déplacer : faire des métaphores.
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II. GRAMMAIRE DES RENCONTRES
J’habite ma propre maison,
Je n’ai jamais imité personne en rien
Et – je me ris de tout maître
Qui n’a jamais su rire de lui-même
[Nietzsche, Gaie savoir]
…je te donnerai rendez-vous sur un pont
dans cette demi-terre de personne
[Patrizia Cavalli, Théâtre toujours ouvert]
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Le POEME et la TRADUCTION :
Une topologie entre le dehors et l’ouvert
Ayant préparé notre valise, la mise en place de notre métaphore de « la femme dans
l’oikos » nécessite une certaine topographie. L’orientation d’ensemble étant une tentative de
penser la subjectivité politique en soustraction à ce que nous avons désigné comme combatcontre, il s’agit ici d’élaborer les conditions formelles pour une localisation du deux qui se
soustrait au partage oppositionnel. Comme son titre l’implique nous allons tenter une topologie
entre le dehors et l’ouvert.
Là où le sujet est pensable comme configuration locale, un lieu à habiter appelle à une
problématique de la subjectivation. Le poème et la traduction, subjectivation selon la forme du
Deux. Notre époque s’est donné la tâche de penser le sujet comme un effet de langage. Au lieu
d’une subjectivité constituante, on parle d’un sujet constitué dans et par la langue. Mais alors
qu’en est-il du sujet de la traduction, de la subjectivation entre les langues ?
On dit qu’on ne peut entendre l’être du langage que par son aspect poétique. C’est dire
qu’on ne peut avoir une image du langage que sous l’angle de son devenir, de sa puissance
d’auto-transformation, image en mouvement. Sinon on reste avec une image statique, faisant
du langage un corps immobilisé, contemplé au repos. Parler de la poésie en dehors d’elle, c’est
opérer une fermeture, ainsi que tout discours qui veut parler de la création sans être lui-même
créatif, est du domaine de la théologie. A la surface des choses, on dirait que le poétique relève
d’un modelage du langage, il construit ce qu’il manie. Et pourtant. Pas tout arbitraire n’est de la
poésie, lui seul ne suffie pas pour nous faire des poètes, seulement peut-être des prisonniers
narcissiques des jeux des mots.
Il paraît que depuis un temps la pensée s’écrit. Si le discours oral s’adresse à l’oreille,
l’écriture est beaucoup plus une affaire de l’œil. Chez les Anciens domine le discours oral de
l’homme public. C’est comme si l’écriture était un accessoire, un moyen supplémentaire pour
mener une vie publique, synonyme de politique.1 Nous, nous habitons une époque littéraire qui
réserve une place privilégiée à cette pratique singulière qu’est l’écriture. Foucault trace
l’apparition d’un langage singulier dont la modalité propre est d’être « littéraire ». C’est au
début du XIXe siècle, à l’époque où le langage s’enfonçait dans son épaisseur d’objet et se
laissant, de part en part, traverser par un savoir, il se reconstituait ailleurs, sous une forme
1
Tout en étant un anti-platonicien declaré, Nietzsche rappelle qu’il faut toujours conserver à l’esprit que
l’écrivain Platon n’est qu’un εἴδωλον [une image] du Platon qui enseigne, et qu’il faut le percevoir comme un
activiste politique, homme public et seulement accessoirement homme de littérature (Introduction à la lecture des
dialogues de Platon, Combas, Éditions de l’éclat, 1998, pp. 6-7).
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indépendante, difficile d’accès, repliée sur l’énigme de sa naissance et toute entière référée à
l’acte d’écrire. La littérature c’est la contestation de la philologie (dont elle est pourtant la
figure jumelle) 1.
L’expérience poétique moderne s’articule au point nodal de l’écriture et de la littérature.
Deleuze : la littérature est un devenir-autre de la langue. Une langue étrangère est creusée dans
la langue à travers ce mouvement qui porte le langage à sa limite. La limite n’est pas en dehors
du langage, elle en est le dehors : elle est faite de visions et d’auditions non-langagières, mais
que seul le langage rend possibles.2 A la frontière du langage, voir et entendre autrement,
détruire l’œil et l’oreille de notre système dominant de penser. Le geste poétique opère à la fois
une destruction de la langue et l’invention d’une nouvelle langue dans la langue. Dieu peut être
le nom du poète par excellence, mais Dieu survit dans la grammaire non pas dans le nom, des
noms il peut en avoir plusieurs. Au-delà de toute création des mots, en fin de compte, seules les
contestations de grammaire, les brisures de syntaxe, effectuent la puissance révolutionnaire.
Les mots, les concepts, les images, sont toujours aisément récupérables par le pouvoir.
Pour ce qui est dominant, qui tient la bribe, normal, de considérer que seule une
nouveauté pourrait l’affronter, le renverser. Résister se trouve presque automatiquement placé
du côté d’une poétique : la productivité novatrice. L’homme habite en poète, là où être poète,
c’est mesurer, se séparant de toute mesure habituelle inventer la mesure à nouveau. Normal
s’entend aussi comme norme mâle, mais y a-t-il une poétique au féminin ? Selon quelle
mesure ?
Dans l’économie du discours il y a le poétique comme productivité des énoncés,
acquisition d’un nouveau dire, et puis l’usage, des vieux mots. Μηδέν ἅγαν, rien de trop. Dans
le marché universel où nous habitons, on le constate chaque jour, le trop, rythme frénétique du
nouveau qui se produit. Bride abattue. La nouveauté, autant excentrique ou provocatrice qu’elle
soit, ne constitue pas une menace pour l’ordre du marché, pourvu qu’elle y entre. Autant elle
sera provocante, autant elle vendra. On n’en espéra pas moins. Depuis, le problème semble
moins la nouveauté que sa transcription dans un lieu à habiter comme pour le prélèvement de
ses conséquences. Autrement dit, le problème qui s’impose est moins la création d’une
nouveauté que la création d’un espace de protection pour la nouveauté, c’est dire un problème
de traduction. Pour ce qui est déjà là, une nouvelle fidélité reste à réinventer. Peu de mots
suffisent encore.
***
1
2
Foucault, Les mots et les choses, op.cit., p. 313.
Deleuze, Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 9.
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A supposer que le langage soit un corps…
Plaçons une métaphore. A supposer que le langage soit un corps. La langue en
constituerait la colonne vertébrale, son système de nerfs. L’acte de parole en serait la mise en
place. La relation corporelle des deux langages serait alors l’espace de la traduction.
Nous ne savons pas ce que peut un corps, cela n’empêche pas pourtant le marché de plier
les corps en marchandises. Son savoir-faire : réduire la capacité d’un corps à un objet
d’échange ou bien à un support d’expérience dont il s’agit d’augmenter le capital. Dans le
marché universel, seule norme, l’absence de norme, liberté de libre échange, corps
interchangeables, neutres, prostitués et prostituant au crédit de leurs plaisirs. Là où l’échange
marchand structure tout lien de corps à corps, il y a lieu de parler d’une prostitution
généralisée.
Lévi-Strauss établit que la femme comme objet d’échange est ce qui définit l’ordre
culturel, au même titre que la parole, l’objet d’échange par excellence. Lacan posera que
l’ordre symbolique, dans son fonctionnement initial, est androcentrique. L’homme habite en
poète mais alors qu’en est-il de la traduction ? En tant que relation des corps serait-elle sous le
signe de l’échange ? Mais la traduction n’implique-t-elle pas précisément quelque chose qui
résiste à l’échange, un résidu intraduisible ?
On accordera au poétique d’être la force active du langage. Une sorte d’érection qui le
pousse vers son propre dehors. Le dehors pris ici non pas comme un autre langage mais
comme ce qui n’est pas encore langage, ce qui résiste à être dit, à être nommé. L’innommable.
L’acte poétique étend les limites du corps-langage pour pénétrer dans ce qui n’a pas de limites.
Mais les poèmes sont toujours en route, sont en relation avec quelque chose, tendus vers
quelque chose. Vers quoi ? Vers quelque chose qui se tient ouvert et pourrait être habité, vers
un Toi auquel on pourrait parler peut-être, vers une réalité proche d’une parole.1 Quoiqu’il en
soit le poétique ne peut pas faire l’économie du dialogue. Parler, c’est parler à l’autre ou dans
l’autre. La dialectique du maître et de l’esclave en constitue une forme, et puis il y a la
dialectique de l’amour qui réserve une place à la femme. Le poème et le dialogue. Force et
rapport de forces.
Qu’on soit des poètes ou simplement des interlocuteurs, quoiqu’il en soit il ne s’agit pas
d’un Langage, mais des langages divers qui sont parlés, inventés, manipulés, pervertis. Il y a un
seul logos, mais il n’y a que des langages multiples. Au sein de cette multitude, la traduction,
dit-on, est la restitution d’un sens, l’opération par laquelle un énoncé se transforme en un autre,
de sorte que le sens reste identique et que la différence entre deux langages soit surmontée.
1
Paul Celan cité sans référence par Maurice Blanchot dans « Le dernier à parler », Une voix venue d’ailleurs,
Paris, Gallimard, 2002, p. 99, (je souligne).
89
Dans ce cadre, la procédure de traduction figure comme une opération d’équivalence, une sorte
de trafic entre les diverses langues d’un sens identique.
Entre le maître et l’esclave tout est traduisible, l’un n’étant que le renversement de
l’autre. Ainsi, la négation de l’un suffit pour traduire-tout dans l’autre. Mais tandis qu’ils
peuvent bien se comprendre, ils se trouvent dans une rivalité fondamentale, constitutive, une
lutte qui tantôt s’arrête, tantôt reprend. Les paroles n’interviennent que pour un traité de paix
d’une guerre suspendue ou encore comme une continuation de la guerre avec d’autres moyens.
Toujours est-il que les pourparlers entre maître et esclave s’effectuent en un même langage,
lisse et homogène. Lorsqu’ils parlent, ils luttent corps contre corps, et ce combat-contre produit
[ποιει] du sens, et se rend intelligible comme rapport global de production. Quant à la
traduction, on n’en a besoin effectivement que de manière locale, là où il y a quelque chose qui
résiste à la traduction, sinon tout est traduisible et la traduction elle-même se trouve annihilée.
Entre maître et esclave, on n’a pas besoin de traduction. Tout traduire, c’est ne rien traduire.
Aimer. Ici ce qui fait problème est que manifestement tout n’est pas traduisible. Aucune
opération suffisante, apte à produire l’analogue de l’un chez l’autre. Expérience d’une
différence incommunicable, les pourparlers amoureux sont plongés dans une hétérogénéité des
langages fondamentale. Comme s’ils étaient condamnés à ne jamais se comprendre. Et puis,
l’impératif : continuer toujours, s’efforcer pour l’impossible. Corps contre corps, deux qui
veulent s’unir, parcourir leur distance alors que le vide et la peau les séparent irréductiblement.
La relation s’épanouie tant qu’elle arrive non pas à surpasser une différence mais à la supporter
en tant que telle. Au lieu d’une opposition première devenue différence homogénéisée, l’amour
serait plutôt le travail d’une synthèse disjonctive, le traitement d’un non-rapport plutôt que
l’établissement d’un rapport, d’une analogie, c’est-à-dire d’un logos. Dans le dialogue
d’amour, la traduction trouve son paradoxe : un impossible expérimente son réel. Là où tout
n’est pas traduisible, encore moins compréhensible, les deux partenaires continuent à se battre
pour que « ça marche ». L’impossible ne se livre pas à la résignation. La bataille continue,
mais c’est de toute une autre bataille qu’il s’agit. Au lieu d’un sens commun où tout est traduit
un paradoxe localisé où quelque chose se traduit : la synthèse disjonctive.
Une scène d’amour comme topos de traduction. On traduit d’un langage à un autre, le
deuxième langage –celui vers lequel on traduit– se trouve dans une situation plutôt passive, au
sens où il reçoit quelque chose de l’extérieur. L’ouvert laisse entrer, Heidegger l’a bien signalé.
Or, chaque corps a ses propres résistances. Il est bien différent si une traduction s’effectue
comme une pénétration violente ou bien dans une scène amoureuse où les deux corps
éprouvent du plaisir. Pour traduire dans un autre langage il faut le séduire et se laisser séduire.
90
Sinon, le désir de l’un ne se traduira jamais en plaisir des deux. Nous voilà avec une formule
sorcière entre les mains.
C’est toujours le désir qui parle. « Ça veut dire… ». Depuis la découverte de l’inconscient
par la psychanalyse, la portée du sens déborde infiniment les signes manipulés par l’individu de
manière intentionnée. Le désir n’est jamais là, dévoilé, pleinement présent. Tout se passe sur
les différents échelons de la révélation du désir. C’est toujours le désir qui parle mais il n’est
jamais tout à fait là, il se dévoile en se voilant. Mais alors, qu’en est-il de ce désir particulier,
parler pour le plaisir de parler ? Rien vouloir dire est autre chose que vouloir dire rien. Quand
on ne veut rien dire on se tait et on écoute, lorsqu’on veut dire rien on se prononce. Le
sophisme fait plaisir non pas par ce qu’il veut dire mais parce qu’il suspend tout dire et affecte
son possible. Suspension du sens, proposition sans loi, le sophisme est à la fois une
propédeutique au poème et son complice par excellence. Là où la traduction se terre entre le
désir de l’un et le plaisir des deux, le sophisme se pointe entre le désir de rien et le plaisir de
l’un.
Le poème et la traduction. Nous avons vu dans notre glossaire l’homonymie
fondamentale du mot « poièma », de son agent (poiètis) et de sa procédure (poièsis) : à la fois
l’ensemble référentiel et une partie de cet ensemble. Il en va de même pour le signifiant
« homme ». Hommes ou femmes, c’est l’humanité toute entière qui habite en poète.
Avec la « traduction » nous avons à faire avec une homonymie toute autre, dissymétrique
à celle du poème. Sur le plan poétique, il y a une distinction nominale entre la procédure et le
résultat (poièsis – poièma), au sujet de la traduction cette distinction n’existe pas. Le même mot
désigne de manière indiscernable la procédure et le résultat. Aussitôt que le langage est
réfléchi comme un corps, la traduction se présente à la fois comme accouplement des deux
corps et disposition du corps récepteur dans l’accouplement. On dirait donc que son corps est
indiscernable de la procédure.
Il est temps de formuler notre syntagme : Tout homme habite en poète, sinon qu’une
femme se terre en traduction. Son sujet ne surgit que dans la rencontre comme indiscernable de
sa procédure. Chaque traduction est conditionnée par ce qu’elle entreprend de traduire, la
parole poétique, sans pouvoir être sa reproduction identique. Autant fidèle ou réussie qu’elle
puisse être, aucune traduction ne peut parvenir à retransmettre parfaitement l’idée du poème. Si
elle contribue à sa survie, c’est sur le plan d’une reproduction différentielle.
Chaque poème construit sa mesure, il n’est pas soumis à l’exigence d’un sens qui serait
déjà là en attentant son dire, c’est le sens qui est le produit de la machine-désirante du poème.
De son côté, une traduction ne parle pas pour elle-même, ou d’elle-même, elle opère. Agent de
liaison d’un lien qui ne fait pas unité, le vide subsiste toujours, la symbolisation ne fait pas le
91
plein. Là où le sophisme creuse le langage et propose le néant, la traduction travaille le vide de
l’entre-deux. Construction par le vide, une traduction est ce qui à la fois ne produit pas sa
mesure, puisqu’elle est hétéronome, mais n’est pas non plus pleinement soumise à la mesure,
puisqu’elle lui est hétérogène. Dans l’ordre symbolique, elle fait trou.
Et pourtant. Que la femme se terre en traduction est une proposition intenable. La femme
n’existe pas, l’article universel ne lui convient pas, il y a toujours quelque chose chez elle qui
résiste à la mise en discours. On peut rester dans un langage et parler de la femme, le forçage
poétique n’arrivera jamais à remplir ce sujet. D’où parle-t-on quand on parle de la femme ?
Peut-on parler de la femme sans parler un langage mais se tenant debout dans son propre lieu,
au passage d’un langage à un autre ? On opère des passages, on traverse des passages, mais le
passage lui-même est toujours en fuite, on ne peut le saisir.
Dans un renvoi perpétuel de l’ensemble à la partie, le dispositif poétique construit sa
propre mesure, il peut être une αρχή au sens fort du terme comme principe et commencement
de production. Comme tel, il peut prendre la forme d’une axiomatique. D’une certaine manière,
le poème et le mathème se trouvent apparentés à ceci près que tous les deux constituent une
αρχή, certes de caractère différent mais de toute façon une αρχή. En revanche, pour qu’il y ait
traduction il faut que quelque chose soit déjà là. La traduction est un travail d’usage et de
reproduction différentielle, sa formule est continuer, continuer plutôt que commencer.
Nous sommes partis d’un diagnostic de notre présent portant sur la domination
économique, où la mise en échange rend l’opposition politique récupérable par la structure
même de ce qu’elle conteste. Pour commencer nous avons soumis une hypothèse : soustraire la
femme à la catégorie de l’esclave. Nous pouvons dire que c’est là la part poétique, voire
phallique, de notre discours, pour autant qu’il s’agisse d’introduire une nouvelle hypothèse. Or,
comme protocole d’expérimentation de cette hypothèse nous nous sommes proposés la tâche de
traduire une vielle image : « la femme dans l’oikos ».
Reprenons le syntagme. Dans l’oikonomia du discours, tout homme habite en poète sinon
qu’une femme se terre en traduction. A la différence du poème et de l’acte de production, la
procedure de traduction fait corps avec son résultat. Pour un texte qui porte sur la
subjectivation politique, incorporer une hypothèse est autre chose que produire une nouvelle
fiction du politique, un nouveau poème. Accepter un ordre, symbolique, économique ou autre,
ce n’est pas forcement consentir. Dans le marché mondial de l’échange infini, il s’agit de
localiser ce qui à l’intérieur de cet ordre l’excepte en minant sa plénitude par un mouvement de
soustraction.
Dans cette partie, nous nous servirons de différents discours pour parler avec eux de la
traduction, sans cependant vouloir en proposer une doctrine. Nous aimerions seulement mettre
92
en relief le mode opérationnel de notre geste spéculative qui consiste à passer d’un langage à
un autre. Des langages de nature différente : de l’économie à la linguistique, de la linguistique à
la psychanalyse, du grec ancien au français, du français au grec moderne, etc. Une fois ayant
construit notre lexique, dans cette deuxième partie, c’est notre grammaire que nous tenterons
de mettre en place. Parler ici de la traduction, avec toutes les inter-dits du sujet, c’est esquisser
la méthode de notre métaphore, ce qui organise notre regard, rien de plus.
***
« La tâche du traducteur »
Benjamin écrit La tâche du traducteur comme un accompagnement de sa traduction en
allemand des Tableaux Parisiens de Baudelaire. Dans le déploiement de sa réflexion, il cite un
passage de Mallarmé. Or, la citation est en français. Scène paradoxale : le traducteur d’un
poète, s’exprimant sur sa tâche, cite les paroles d’un autre poète sans les traduire. Voici la
citation : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême : penser étant
écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur
terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui sinon se trouveraient, par une
frappe unique, elle-même et matériellement la vérité ».1
L’axe autour duquel s’articule la réflexion de Benjamin sur la traduction consiste en ce
qu’il y a une parenté entre les langues. Elles veulent dire la même chose. Ce qui fait leur
différence est le mode de visé, la manière de dire ce qu’il y a à dire. La traduction ne consiste
pas à soustraire un contenu pour le communiquer. Autant qu’on en puisse extraire du
communicable pour le traduire, il reste toujours cet intouchable sur lequel portait le travail du
vrai traducteur et qui n’est pas transmissible.2 L’idée selon laquelle l’opération de la traduction
consiste à la reconstitution d’un sens identique est réfutée. Au lieu de communiquer un sens
commun, la traduction se place dans l’interstice d’une rencontre.
Suivant le cheminement de Benjamin, les langues sont incomplètes en ce qu’aucune ne
peut atteindre isolement la chose visée. Cela appelle l’harmonie de différents modes. D’où une
certaine vocation musicale de la traduction : faire accorder des modes différents en harmonie.
On entend souvent la musique comme un art du couplage qui permet d’accorder des éléments
différents tout en laissant paraître leur singularité. La traduction comme opération de couplage
trouve son image idéale dans la musique. Mais cela reste encore une image. Penser c’est parler,
or la musique, d’être une pensée, elle est étrangère au monde de la représentation.
1
Mallarmé, « Crise des vers », cité par Benjamin dans « La tâche du traducteur », Œuvres I, Paris, Gallimard,
2000, p. 255.
2
Idem., p. 252.
93
A la limite de la provocation, la position de Benjamin est que la traduction n’est pas faite
pour les lecteurs qui ne comprennent pas l’original, sinon on réduit l’original à ce qu’il a de
communicable, un certain message qu’il est supposé vouloir communiquer. Benjamin affirme
que le caractère poétique sied à ce qui d’un discours relève de l’incommunicable, de
l’insaisissable. Si on tentait une traduction en termes économiques, on dirait ceci : Est poétique
ce qui n’est pas échangeable, ce qui ne peut être échangé qu’en changeant de nature ou encore,
quelque chose qui résiste à sa mise en circulation immédiate dans le marché. Et ce qu’il a
d’inéchangeable est précisément ce qui fait la puissance de son dire. D’où le vieux problème :
Comment traduire un poème sans l’affaiblir. Comment le traduire sans le prostituer, en faire
du χρήµα et non pas de l’argent.
Dans le marché universel, tout est permis pour autant qu’on puisse en faire commerce. La
traduction comme substituabilité des corps, de leurs gestes, de leurs organes… si le poème est
un dire qui résiste à l’échange, qu’en est-t-il de la traduction ? Une entreprise de prostitution ?
Benjamin utilise toute une métaphorique qui relève de l’amour et de la procédure
d’enfantement. Il parle alors des douleurs d’enfantement, de la traduction qui doit
amoureusement adopter dans sa propre langue le mode de visée de l’original. Mais en fin de
compte tout cela tourne autour de l’amour du pur langage, le langage de la vérité. Etrangement
le paysage prend une allure fortement platonicienne. Éros étant à la fois désir et retournement
vers le vrai, la traduction peut se traduire comme une dialectique d’amour. Loin d’être une
équation stérile d’un sens identique, elle produit un enfantement de paroles dans la langue
maternelle du traducteur, fécondé par la parole étrangère de l’original.
Il ne s’agit nullement d’attribuer à Benjamin un platonisme renouvelé, ni même de
dévoiler une référence cachée. Il s’agit juste de parcourir la possibilité d’établir un dialogue
entre ses propos et les fantasmes platoniciens. D’ailleurs, ce qui fait la maladie-Platon,
généralement nommée métaphysique, est qu’on peut reconnaître des symptômes partout, ils ne
cessent de revenir. Le problème est de savoir si l’on se sent encore hanté des fantasmes
platoniciens ou bien si l’entreprise de dialoguer avec lui peut encore demeurer féconde. On a
beau chercher plusieurs thérapies pour cette étrange maladie, il est peut-être temps de chercher
les prémisses sous-jacentes à cette nosographie dominante. Une maladie imaginaire, une
maladie de l’imaginaire. Pour ce qui nous est contemporain il semble que l’imaginaire
philosophique soit hanté par cet impératif : dépasser Platon. A tout prix (?).
Les prix en hausse, l’inflation peut conduire à la dépréciation du χρήµα philosophique. La
philosophie inaugurée par Platon se présente comme une entreprise de santé, un souci pour la
cité contre l’épidémie sophistique et la marchandisation de l’art de parler. A quoi bon la
philosophie aujourd’hui ? Qu’est-ce que ce nouveau regard où une entreprise de santé est
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regardée comme maladie, voire comme un traumatisme originaire ? Etrange arrangement
d’histoire de philosophie et de psychanalyse bon marché.
Revenons un peu à Benjamin et à Mallarmé. Les propos du traducteur résonnent avec les
paroles du poète : il y a le multiple inconsistant des langues (1), réalités terrestres et
imparfaites, quelque chose comme une idéalité pure, la langue suprême (2), et puis la vérité et
la procédure de son accessibilité (3). Pour le moment, il nous manque la liaison avec l’élément
de la pensée (4). Voici comment les propos du philosophe entourent sa citation du poète : Car
il existe un génie philosophique, dont le caractère le plus propre est l’aspiration à ce langage
qui s’annonce à la traduction. Puis vient la citation et juste après notre philosophe-traducteur
continue : Si la pensée qu’évoque ces mots de Mallarmé est rigoureusement concevable pour le
philosophe, la traduction, avec les germes qu’elle porte en elle d’un tel langage, se situe à michemin de l’œuvre littéraire et de la doctrine.1
Doctrine, savoir, théorème, peu importe le mot exact, il y a incontestablement dans cet
ensemble une place réservée au mathème. A l’autre extrémité du poème où tout s’ouvre à
l’interprétation, le produit mathématique se tient là où les signes sont vides de sens. Et si le
poème comprend de l’incommunicable, le mathème est entièrement transmissible. Nous
pouvons donc visualiser les choses de la manière suivante :
Traduction
Poème
Mathème
Théorème
La traduction se situe à mi-chemin de l’œuvre littéraire et de la doctrine. Il est affirmé
qu’entre poésie et théorie on a besoin de traduction, ce qui veut dire qu’elles ne parlent pas le
même langage. Or, il y a traduction faute d’avoir quelque chose qui résiste à la traduction. Dire
qu’entre poésie et théorie on a besoin de traduction, c’est dire que chacune des deux présente
une modalité singulière du dire, irréductible l’un à l’autre. Qu’est ce que cela veut dire ? Que la
chose se dit en deux noms ? Et la tâche de la traduction, ce serait à qui de l’accomplir ? Et puis,
une question de pouvoir, entre ces deux langages y a-t-il un primat de l’un sur l’autre ? Si le
Verbe poétique arrive en premier est-ce que cela veut dire qu’il tient aussi une position de
pilote, voire de domination ? Que le concept doit donc s’agenouiller aux caprices du poème qui
seul offre le sens dans son ouverture ? Et inversement, comment et quand une secondarité
parvient-elle à mordre sur le primaire ? Jusqu’où le théorème comprend-il le poème, au point
de l’engloutir ?
1
Idem., p. 255.
95
Théorème
Poème
En puis, une autre question en diagonal : dans cette juxtaposition, poème–traduction–
doctrine, quel est le placement de la philosophie ? D’où parle-t-elle ? Que pense-t-elle ? Nous
voilà à l’intersection de deux lignes.
La tâche du traducteur est un essai philosophique, il s’agit de montrer qu’il ne peut y
avoir une doctrine de la traduction puisque la traduction se trouve à mi-chemin. Là où un
traducteur réfléchit sur sa tâche s’esquisse une pensée philosophique de la traduction (double
génitif). La tâche du philosophe adossée à celle du traducteur. Traduire c’est déjà philosopher,
ou bien l’inverse, philosopher est déjà une traduction.
Se limitant à les convoquer, Benjamin s’épargne de la tâche d’expliquer les mots de
Mallarmé. Si le poème pense ce n’est pas à nous de dire ce qu’il pense, il s’agit de concevoir ce
qu’il pense pour que nous accouchions nous-mêmes d’une pensée. Benjamin construit son texte
comme pour créer un espace d’accueil pour ce peu de mots mallarméens. Il s’agit de montrer
que le dispositif de la traduction est sous un mode d’intention en tant qu’harmonie, son texte
sonne en couple avec les mots de Mallarmé, il ne les explique pas. Dans cette entreprise de
traduction de « la femme dans l’oikos », nous ne prétendons pas comprendre ou expliquer les
textes de Xénophon, d’Aristote ou de Platon, mais de travailler avec eux.
Et pourtant. Il ne faut croire que le paradoxe du geste benjaminien soit expliqué ou éclairé
à nos yeux de lecteurs, comme s’il comportait un message à communiquer, enfin démasqué.
Nous ne voudrions certainement pas faire subir à Benjamin ce que lui-même évite de faire à
Mallarmé.
La maman et la putain. Benjamin va à l’encontre de cette idée de la traduction comme
reconstitution d’un sens, transmission d’un message. Mais s’il s’oppose à l’incorporation de la
traduction en tant que prostitution du poème, il ne s’oppose pas moins à une traduction puriste,
à un dispositif de surveillance et de sacralisation de la langue d’arrivée.
D’habitude, la langue d’accueil est la langue maternelle, celle qu’on maîtrise le mieux. Et
souvent pour traduire on s’assujettit à l’ordonnance de la syntaxe de la langue d’arrivée. En
sacrifiant les mots, on sauvegarde la syntaxe, faisant en sorte que la « mère » reste intacte et
garde sa raideur. Mais il y a des traductions qui forcent l’exception, au lieu de surveiller la
norme, elles cherchent à transformer la langue d’arrivée avec la complicité du poème. Dans ce
cas, traduire Baudelaire en allemand ce n’est pas échanger le verbe français en allemand, c’est,
autant que faire se peut, franciser -pour ne pas dire baudelairiser- l’allemand. C’est en
travaillant ce qui du Baudelaire ne s’échange pas en allemand, qu’on arrive à transformer
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l’allemand. Dans notre entreprise de traduction, il s’agira de créer un espace d’accueil pour
l’ancien khrèma comme un moyen de se déprendre de nos habitudes de penser au sujet de
l’économie. Traduire, pour le corps récepteur, c’est travailler ses propres résistances, résister à
ses propres habitudes, s’ouvrir à la parole poétique et se soumettre à la puissance de son action.
La fidélité au poète appelle à une certaine infidélité à la mère.
Commentant une traduction de Klossowski, Foucault distingue deux sortes de
traductions : Les unes font passer dans une autre langue une chose qui doit rester identique (le
sens, la valeur de beauté) ; elles sont bonnes quand elles vont « du pareil au même ».1 Et puis,
il y a les traductions qui visent à faire éclater l’ordonnance de la langue d’arrivée en lui
imposant la procession et la cérémonie du vers de l’original. Ici la traduction, ce qu’elle délivre
de l’œuvre original, ce n’est ni sa transcription ni son équivalent, mais la marque vide, et pour
la première fois indubitable, de sa présence réelle.2
Il en résulte de la réflexion de Benjamin que ni la poésie ni la théorie (savoir) ne peuvent
accéder à la vérité. Celle-ci se manifeste intensivement et se travaille dans l’entre-deux. Dans
ce dialogue que nous essayons de mettre en place, c’est le moment de donner la parole à
Heidegger.
***
« Qu’est ce que la philosophie ? » ; « Qu’appelle-t-on penser ? »
Heidegger parle d’un vrai rapport de souveraineté entre le langage et l’homme.3 Le
langage n’est pas un moyen d’expression au service de l’homme, elle est son souverain. En
grec moderne, on dirait « η γλώσσα άρχει » L’énoncé de Heidegger semble canonique.
L’affirmation de la souveraineté du langage constitue un lieu commun pour la pensée moderne,
comme d’ailleurs son antiplatonisme.
Le corps de la langue grecque avec ses marques : « Ἐν ἀρχῆ ην ὁ λόγος », et puis «η
γλώσσα άρχει ». Dans ce transfert de souveraineté, du λόγος à la γλώσσα, y a-t-il un
changement de la souveraineté elle-même ou la place du roi reste-t-elle la même ? Γλώσσα,
qu’en est-il de ce nouveau principe qui, à proprement parler, ne peut pas commencer ? S’il n’y
a qu’un logos, il n’y a que des langages multiples, qu’en est-il alors de ce nouveau souverain
irréductiblement multiple et dispersé ?
Revenons à Heidegger. Si le langage est souverain, Pensée et Poésie toutes les deux
s’adonnent au service du langage, en même temps qu’un abîme profond les sépare. L’homme
habite en poète mais il n’est ni créateur ni maître du langage, il n’est sujet qu’en étant assujetti
au langage. Car, au sens propre des termes, c’est le langage qui parle. L’homme parle
1
Foucault, « Les mots qui saignent », dans : Dits et Ecrit I, Paris, Gallimard, 1994, p. 452.
Idem., pp. 453-454 (je souligne).
3
Heidegger, « …l’homme habite en poète… », dans : Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 227.
2
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seulement pour autant qu’il répond au langage en écoutant ce qu’il lui dit […] Mais la
correspondance, dans laquelle l’homme écoute vraiment le langage, est ce dire qui parle dans
l’élément de la poésie.1 La poésie est l’antikeimenon de la pensée, ce à quoi elle doit
correspondre. Et cette correspondance appelle à une fonction de l’oreille, comme chez
Benjamin, ici encore un mode de justesse en tant qu’harmonie est en jeu.
Heidegger pose une condition : parvenir à une correspondance avant d’en faire la
théorie2. Il en va de même pour l’amour, ajouterait-on mais il vaut mieux poursuivre avec les
questions. Si la pensée est une correspondance, est-ce que cela veut dire que elle vient toujours
après, qu’elle n’est donc qu’un métadiscours, voire une µετάφραση [métaphrase] : le mot grec
pour dire « traduction » ? Est-ce que cela veut dire que la parole originale du poème relève de
l’impensé ou du non encore pensé ? Et alors, qu’attend-on d’une lecture ? Vertige des
questions. En grec, la lecture se dit ανάγνωση : ανά (ré) + γνώση (savoir). La lecture comme
ré-cognition mais la recognition de qui ? Du texte, de son écrivain, de sa pensée, ou bien du
lecteur lui-même ?
Dès la première page de la Recherche de Proust : il me semblait que c’était moi-même ce
dont parlait l’ouvrage.3 Et Pascal : Ce n’est pas dans Montaigne, mais dans moi que je trouve
tout ce que j’y vois.4
Le voici le vieux moi, ses projections et ses résistances. Entre le lecteur et l’auteur il n’y
a pas de dialogue. Si du dialogue il peut y avoir pour le lecteur c’est un dialogue de soi avec
soi. Lacan parlait d’une inertie imaginaire : quand je crois aimer l’autre, c’est moi-même que
j’aime, et quand je crois m’aimer c’est à ce moment précisément que j’en aime un autre.
Souvent les combats savants prennent la forme de conflits herméneutiques. Mais les
vrais conflits sont des conflits axiomatiques, car ils ne partagent pas le même sol de positivité.
On peut toujours rejeter une hypothèse mais on ne peut pas lui rapprocher d’être arbitraire.
Toute hypothèse comprend un élément arbitraire. Dans la mesure où chaque texte comprend la
dissimulation de sa texture, le seul moyen, pour chaque lecteur, de dénouer les fils qui le
composent, c’est en ajoutant un fil. Derrida parle des décisions de lecture. C’est là qu’il faut
examiner la physiologie de cette critique qui croirait maîtriser le jeu, en surveiller à la fois
tous les fils, se leurrant aussi à vouloir regarder le texte sans y toucher, sans mettre la main à
l’ « objet », sans se risquer d’y ajouter, unique chance d’entrer dans le jeu en s’y prenant les
doigts, quelque nouveau fil.5
1
Idem., p. 228.
Heidegger, « Qu’est ce que la philosophie ? », dans : Questions II, Paris, Gallimard, 1968, p. 29.
3
Proust, A la recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann, Paris, Flammarion, 1987.
4
Pascal, Pensées, §689 suivant l’édition Lafuma.
5
Derrida, « La pharmacie de Platon », dans : La dissémination, Paris, Seuil, 1968, p. 79.
2
98
A présent, la disposition officielle des discours reconnaît la femme comme esclave. Mais
dans une configuration où domine absolument l’échange, à quel prix la subjectivité de rupture
continue-t-elle à se reconnaître dans la figure de l’esclave qui désire devenir maître ? Dans les
lectures qui vont suivre nous procédons à partir d’une hypothèse subjective qui tient lieu
d’axiome. Ce n’est pas dans Xénophon, Aristote, Platon que nous trouvons une quelconque
légitimation de notre dire. L’enjeu est celui de la possibilité d’effectuer une lecture des textes
en se soustrayant à l’histoire de la femme-victime et de la promesse de sa libération qui va de
pair. Il ne s’agit pas d’accoucher les textes de leur vérité mais d’accoucher nous-mêmes d’une
pensée.
Revenons chez Heidegger. Selon lui, l’opération de pensée est le protocole d’une
question. Le geste consiste à partir d’une question et à procéder à des traductions successives
de sorte que toute une ligne de questions se met en place. Penser c’est machiner des questions,
et, ce qui revient au même, traduire d’une question à une autre, et ainsi de suite, agencement
des questions. Penser-correspondre-traduire, peu importe la rangée pourvu qu’on s’en fasse un
fil. Un fil de lecture de Heidegger. Notre hypothèse : là où une pensée ne cherche qu’à traduire
une question, l’espace s’ouvre pour une pensée de la traduction. Penser étant écrire sans
accessoires, qu’en est-il de la traduction, qu’est-ce qu’elle pense ? Chez Benjamin la tâche du
traducteur se nouait de manière inextricable avec la tâche du philosophe, vient ici la question
heideggérienne. Qu’est-ce que la philosophie ?
Lorsque nous posons cette question, Heidegger avance qu’il faille d’abord entendre le
mot grec, φιλοσοφία. Poser la question de la philosophie c’est traduire, mais dans quel sens ?
Philosophie→ φιλοσοφία ou bien φιλοσοφία→ Philosophie. L’opération heideggérienne nous
semble plutôt de l’ordre : Philosophie→ (φιλοσοφία)→ (?)Philosophie. L’αρχή est au milieu,
φιλοσοφία est une origine qui opère comme médiation pour ouvrir une question. Dès lors, la
pensée devient traduction. La question : qu’est-ce que la philosophie ? n’est pas une question
visant à mettre sur pied une espèce de connaissance axée sur elle-même (philosophie de la
philosophie). Cette question n’est pas non plus historisante pour laquelle l’intéressant serait de
tirer au clair comment ce qu’on appelle « philosophie » a débuté et évolué. La question est une
question historiale, c’est-à-dire qu’il y va en elle de notre sort.1
Qu’est-ce que c’est pour nous ? En tous cas, ce dont il s’agit pour nous, ici, n’est
nullement une explication de Heidegger non moins qu’une explication avec Heidegger, il s’agit
tout simplement d’esquisser le topos dans lequel se place le mouvement spéculatif de notre
texte. Nous avons établi dans l’Introduction que la tâche entreprise serait celle de repenser
1
Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », op.cit., p. 18 (je souligne).
99
l’économie en se servant comme médiation l’instance de la pensée grecque. Mais notre
question sur l’économie est articulée en fonction d’un souci politique. Par ailleurs, par rapport
au mouvement heideggérien, dans notre métaphore nous ajouterons le passage du grec
moderne. Or, si l’entreprise heideggérienne de revisiter les Grecs est axée sur le mot ἀλήθεια,
de notre part nous nous utiliserons comme mot-valise celui de χρήµα. Voici donc notre
schéma :
Economie → (οικονοµία ↔ ὀικονοµία) → (?) économie / (?) politique
Il importe d’établir les distances. La traduction de Heidegger flirte avec l’idéal de
l’authenticité. Le nouveau est une production d’authenticité, le produit d’un processus
d’épuration par le retour vers une origine évanouie. Ce n’est pas le cas de notre traduction.
Notre rapport aux Grecs n’est pas celui d’un retournement salvateur. Il ne s’agit pas de dire que
notre idée de « la femme » est inauthentique et qu’il faut donc retourner à « la femme dans
l’oikos » comme source de vérité (ἀλήθεια). Ce qui ne pourrait se traduire que comme une
proposition conservatiste de l’organisation domestique et un appel à un retour aux valeurs de la
Sainte Famille.
Il ne s’agit donc pas de produire du nouveau par destruction de l’inauthentique et
restitution de l’origine, mais de produire du nouveau par soustraction : se soustraire à l’image
de la femme-opprimée, et à cet impératif de la subjectivité politique moderne de s’émanciper
en se mettant en premier lieu dans la peau d’un esclave. Notre traduction de la femme dans
l’oikos est ni plus ni moins authentique que celle de la femme opprimée en route vers sa
libération. Le problème est l’usage qu’on peut en faire pour amorcer une pensée politique à
l’heure du marché mondial de l’échange infini. En somme, la question est une question de
χρήµα non pas d’ἀλήθεια. Si la pensée politique implique la construction d’un « nous », on
cherchera ce « nous » qu’est l’oikos où la politique peut avoir lieu. Notre hypothèse
conductrice consiste en ceci : la différence minimale entre l’esclave et la femme constitue un
minimum politique dans un lieu économique. D’où une deuxième formalisation :
esclave → soustraction → femme
χρήµα pour
économie → soustraction → politique
Retour à Heidegger et à sa question de la philosophie. Si c’est le langage qui parle, pour
la philosophie, ça parle grec. Penser, correspondre au dire du langage, c’est écouter la langue
grecque. Comme nous l’avons pointé dans notre Glossaire, Heidegger pose que la langue
grecque = logos. Le logos tout-puissant qui peut dire, accrocher la chose même. D’où, la
100
spécificité de la langue grecque, son immédiateté, lorsqu’elle parle, la chose même est présente,
là, devant nous, pas d’intermédiaire, pas d’interstice entre les mots et les choses. Mais pour
écouter son chant, d’après Heidegger, il faut une oreille grecque et la destruction de notre
oreille. L’harmonie est une affaire d’habitude, on entend ce qu’on est habitué à entendre.
Expérimenter de nouvelles harmonies, c’est résister à l’habitude de nos oreilles.
Logos-Glôssa. Commentaire suite d’une traduction du passage 7 de Parménide par le
philosophe allemand : « Ne te laisse pas forcer par l’habitude rebattue à suivre ce chemin (à
savoir), à promener un œil sans regard, une oreille et une langue bruissante. Mais critique
posément. » Ici le λόγος est strictement distingué de toutes curiosités du regard, des quêtes du
« on dit » et du bavardage, où nulle pensée ne cherche à poser. Γλῶσσα, la langue, la simple
parlotte, se trouve immédiatement et presque durement placée à côté du λόγος (la pensée qui se
pose), ce qui rend l’opposition extrême.1 L’expérience de l’Antiquité, c’est l’expérience de la
γλῶσσα à côté du λόγος. Ça bavarde alors que chez lui, ça pense. Il reste un point à décider,
l’enjeu du pouvoir, de son exercice et de sa revendication à travers les mots qui ne doivent rien
à la vérité.
Discours et pouvoir-savoir. Notre hypothèse de départ consiste à soustraire la femme à
l’esclave. Du point de vue de la subjectivation politique, cette soustraction se traduit par le fait
de ne pas revendiquer la place du maître, le pouvoir pour soi. D’en tirer les conséquences, si le
dispositif sophistique est le pouvoir des mots en l’absence de l’idée, il n’en demeure pas moins
que cette moitié de sujet que nous cherchons ne trouve sa place que dans un mouvement de
soustraction par rapport au couple oppositionnel entre le discours du m’être et le discours du
sophiste. Maître-esclave, m’être-sophiste, entre ces oppositions la femme manque de constituer
un « troisième terme ». Si quelque chose lui est propre, c’est de se constituer comme point de
fuite des oppositions. Le travail de la pensée c’est de localiser ce point, non pas de le saisir.
C’est de cela qu’il s’agit dans cette métaphore de l’oikos.
Ontologie-logologie-glôssologie. Bien que nous soyons entrés dans la pensée de
Heidegger par sa thèse sur la souveraineté du langage, il faut le souligner pour dissiper des
éventuels malentendus : le geste heideggérien est un geste ontologique non pas glôssologique.
La tâche de Heidegger est une pensée de la Différence ontologique. L’Être, c’est l’ouvert, c’est
une question ouverte. Mais pour qu’il y ait question l’être doit avoir deux noms.2 Nous voilà,
au sein de la même question, si l’être se dit en deux noms à qui la tâche de la traduction ? Et
puis, il y a notre phrase sorcière de tout à l’heure, forcée maintenant en question : Comment le
désir de l’un peut-il se traduire en plaisir des deux ?
1
2
Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p. 187.
Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 150.
101
Restons un petit peu sur le diagnostic heideggérien. Il se joue sur le thème de la clôture
de l’Être assigné au geste platonicien qui depuis se répète à tous les chants philosophiques,
d’Aristote jusqu’à Nietzsche. Les présocratiques étaient encore à l’unisson du Λόγος : Ἒν
Πάντα, « Un (est) Tout ». Le pas vers la « philosophie », préparé par la Sophistique, ne fut
accompli que par Socrate et Platon.1 Ce « préparé par la Sophistique » mérite de s’y arrêter.
Qu’est-ce qui se passe entre le σοφός et l’avènement du σοφιστής ?
Depuis Platon, on entend le sophiste à partir du philosophe qui fait de lui son ennemi et
son double, son εἴδωλον. Mais on peut tout aussi bien essayer d’entendre le philosophe, la
riposte philosophique à partir de l’attaque sophistique à la prétention de sophia, la sagesse.
Barbara Cassin a essayé précisément de faire une histoire sophistique de la philosophie. En
cela son geste n’est pas seulement admirable, c’est aussi, même si cela pourrait paraître
étrange, philosophique. L’effet sophistique est un acte de philosopher, beaucoup plus que ne
pourrait l’être encore un texte entreprenant, pour encore une fois, encore une histoire
philosophique de la sophistique. Tout acte de philosopher réinvente ce que c’est que
philosopher. Elaborer une idée non-platonicienne du sophiste, chercher à faire parler les
sophistes en démantelant l’εἴδωλον platonicien, est un acte philosophique, pour ne pas dire
« platonicien » ce qui pourrait créer des malentendus.
Dans son texte Cassin propose un terme pour désigner le geste sophistique, elle parle
alors de logologie. De quoi s’agit-t-il ? D’un tout autre rapport entre l’être et le dire. L’être, de
manière radicalement critique par rapport à l’ontologie, n’est pas ce que la parole dévoile
mais ce que le discours crée. L’être est un effet de dire. La logologie est cette perception de
l’ontologie comme discours, cette insistance sur l’autonomie performative du langage et sur
l’effet-monde qu’il produit.2 Le monde est le produit d’une violence humaine trop humaine de
l’être parlant.
Aujourd’hui on a inventé la linguistique, en grec γλωσσολογία (glôssologie) : le logos
porte sur la glôssa, faisant d’elle un antikeimeno de savoir. D’après ce qu’on appelle le tourant
linguistique, la question des conditions de possibilité de la connaissance se transforme en celle
des conditions de possibilité du discours. Ce tournant revient à faire du langage, de ses
structures et de ses ressources, le transcendantal de toute investigation de la faculté de
connaître et à disposer la philosophie soit comme une grammaire généralisée, soit comme une
logique affaiblie.3 La scène relève en effet du paradoxe : au moment où le logos exerce son
pouvoir de savoir sur la glôssa, on ne cesse d’affirmer que ce n’est plus lui, c’est elle le
1
Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », op.cit., p. 23.
Cassin, L’effet sophistique, op.cit., p. 13.
3
Badiou, Deleuze, Paris, Hachette, 1997, p. 31 (je souligne).
2
102
souverain. Le logocentrisme se mine, le centre est brisé. Le poète devient sujet, sujet éclaté
d’un souverain excentrique.
De la logologie sophistique à la glossologie moderne, le discours se replie sur soi, il n’y
a que des mots hermétiquement fermés dans leur être. Mais le prix à payer pour la pensée est
cher, il n’y a que l’échange des mots homogène à l’échange des marchandises. On peut faire
de la Glôssa le nouveau transcendantal à la place du vieux Logos. L’autre alternative serait de
penser le multiple des γλώσσες selon le mode opérationnel de la traduction. Une décision qui
s’énonce ainsi : du langage il y a de l’un mais il n’y a pas l’un.
L’amour, comme la violence, force à penser. Dans le cas du sophiste, ce qui force à
penser est la violence du discours. Chez le philosophe, c’est l’amour du σοφόν.
Reprenons Heidegger. Le philosophe est celui qui aime le σοφόν, et qui cherche à
correspondre au Λόγος. Selon la même ligne de traduction proposée par Heidegger, cette
correspondance est un « οµολογεῖν » (homologie) ; en tant qu’accord, elle est aussi
« αρµονία » (harmonie). Dans ce rapprochement entre « όµολογία » et « αρµονία »,
étrangement le discours d’Éryximaque dans la scène du Banquet nous vient à l’oreille : Éros y
figure comme un accord musical structuré comme homologie. L’entreprise de santé contre la
maladie Platon résonne avec les propos du médecin Éryximaque, lui-même personnage de
Platon. Cela dit, nous ne voulons pas sous-entendre que Heidegger est déjà chez Platon. Il vaut
peut-être mieux hésiter avant de traduire Heidegger comme une répétition identique, une
simple transcription à d’autres instruments, d’une vieille composition.
Poursuivons pas à pas. Le mot homologie se prête au malentendu. Etymologiquement
« homo-logie » désigne un logos qui est le même, qui dit le même. Mot de genre féminin, une
homologie est un logos redoublé. Elle dit le même. Si on entend par là une répétition
identique, cela veut dire que la sphère des mots demeure un espace homogène. Sans entrer ici
en détails sous réserve de le faire dans la partie consacrée à Platon, signalons seulement que
dans le Banquet le mathème de Diotime en matière d’amour est tout autre qu’une telle homologie. Mais restons chez Heidegger. La correspondance est une homologie. Pour entendre ce
dont il s’agit, il nous faut passer par la distinction qu’il opère entre le même et l’identique.
Le même et l’identique. « Le Dit qui est poésie et le Dit qui est pensée ne sont jamais
identiques ; mais ils sont parfois le même, savoir lorsque l’abîme entre poésie et pensée,
nettement tranché, s’ouvre béant. »1 Homologie de l’ouvert. Le dit qui est poésie et le dit qui
est pensée demeurent le même, pour autant que leur différence de localisation est maintenue et
l’espace entre eux s’ouvre béant. L’homologie n’est pas une opération de rapprochement qui
1
Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p. 32.
103
fait régner l’identique supprimant toute distance et maîtrisant toute différence. Il ne s’agit pas
d’un partage du commun mais d’une résonance dans la bonne distance. Un premier
malentendu serait donc d’identifier, sous le nom d’homologie, deux procédures que l’on
pourrait formaliser ainsi :
1. P1→fermeture← P2
P1→ identique ← P2
2. P1← ouverture → P2
P1← même → P2
D’ici on peut avoir une autre vue de ce que Heidegger reproche à Platon, cette fameuse
fermeture. Mais gardons-nous d’entendre trop vite les échos. Les deux formules présentent
deux manières d’aborder la différence. La première chose à noter, c’est qu’il n’y a pas de
position d’extériorité au regard de ces procédures. Tout discours qui évoque un autre est pris
dans leur crible.
Rapport et non-rapport. Selon la première procédure, la distance entre deux positions
tente à se conquérir et finalement à s’effacer. Pour deux choses qui différent, on les rapproche
à partir de ce qu’ils partagent en commun. La synthèse est conjonctive. Il y a rapport pour
autant que la différence se trouve, au cours de la procédure, annihilée, vaincue. Le deux se
réduit à une machination de l’Un, la différence se solde par une identité. Au bout du compte, le
désir de l’Un remplit tout l’espace et le rend homogène.
Dans la deuxième procédure, en revanche, la différence est en elle-même articulation et
liaison. C’est à partir d’une différence irréductible que les deux résonnent. La distance entre
l’un et l’autre subsiste toujours, la synthèse est disjonctive, l’union ne fait pas unité. Entre les
deux, toujours un vide, un trou, marque d’une différence inépuisable, pensée dans la radicalité
d’un non-rapport.
Le négatif et le vide. La première procédure se travaille par le négatif, alors que la
deuxième se supporte par le vide. La négation est la différence maximale entre deux termes ;
le travail du négatif se fait le mobile qui leur permet de parcourir leur distance et finalement de
se toucher pleinement. Dans le deuxième cas, c’est la faille de la rencontre. Si peu soit-elle, il
est impossible d’ôter la différence entre les deux, ils ne peuvent se rencontrer qu’en supportant
le vide qui les sépare. Nous pouvons donc reformuler notre schéma de la sorte :
3. P1→fermeture← P2 : différence maximale/négatif/plénitude : P1→ identique ← P2
4. P1← ouverture → P2
: différence minimale/vide/faille :
P1← même → P2
Pause. S’il y a deux formules, entendons bien : ces deux formules ne s’opposent pas. Il
n’y a pas une qui soit la bonne et l’autre la mauvaise. Ni l’une vraie et l’autre fausse, ni juste et
104
injuste, bref aucune espèce de partage en opposés. C’est précisément en les considérants
comme opposées que l’on retombe inévitablement dans le schéma de l’une d’entre elle, la
première. Entendons bien : les deux formules ne s’opposent pas, elles diffèrent. Peut-être
pourrait-on donc se précipiter à croire que c’est la deuxième qui règle leur relation, qu’elle
enveloppe déjà son rapport à la première. On se croirait alors en pouvoir d’effacer la première.
Et pourtant. Si la deuxième procédure pouvait absorber la première, elle se transformerait du
même coup en cette première, à savoir, la procédure qui arrive à effacer la différence pour
faire régner l’identique. D’en tirer les conséquences de façon rigoureuse, nous sommes obligés
de poser que la deuxième formule ne peut s’élever au statut d’une règle, elle opère par
exception, elle est ce qui fait faille à l’intérieur de la règle. Entendons donc bien : la différence
entre deux termes se traite de deux manières. Le deux selon deux, soit quatre, c’est l’économie
minimale pour penser la différence.
Dédoublement de l’Un, redoublement de l’Autre. Quand on pose un dualisme pour
traiter la différence, d’habitude notre esprit est tenté par la plus grande différence, l’opposition,
le combat-contre, la contradiction. Mais, c’est seulement par rapport à l’identique, en fonction
de l’identique que la contradiction est la plus grande différence.1 Chaque dualisme
oppositionnel un dualisme axiologique, le bon et le mauvais, l’ouvert et le clos, le dehors et le
dedans, le maître et l’esclave y dominent. C’est la règle. Et il s’agit d’un ordre qui s’alimente
de leur interchangeabilité, autrement dit, d’une économie de l’antagonisme. Objecter un
dualisme pour ne faire que le remplacer par un autre, un faux dilemme pour une vraie
question, nous sommes habitués à ce spectacle. Sinon : Dédoublement du double.
Différentiation des différences. C’est en fonction du quatre que l’on entend les deux à la fois,
ils raisonnent en ce qu’ils résonnent.
La tâche proposée ici n’est pas une pensée de la femme dans son rapport ou son nonrapport à l’homme mais dans une topologie de la différence selon le quatre :
maître-esclave
m’être-sophiste
dehors - clos/fermé
esclave-femme
sophiste-femme
clos/fermé - ouvert
Dans le capitalisme il n’y a qu’une chose qui soit universelle, l’échange.
Interchangeabilité et substitution généralisée. Or, la différence maximale, l’opposition comme
principe de subjectivation, est de structure échangeable. Ce que nous recherchons à articuler
est une différence minimale comme résistance locale. Entre Tout ou Rien, entre le projet d’un
renversement complet de l’Etat des choses et la résignation réaliste à l’impossibilité de tout
1
Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968, p. 338.
105
changement, nous aimerions faire inter-venir une petite différence. C’est peu mais c’est déjà
beaucoup.
Une Résistance qui cherche à fédérer des petites résistances opère encore dans le désir de
maîtrise. Dans le marché universel où le maître est devenu anonyme, la résistance ne peut plus
recevoir un sujet totalisable. Si « la femme dans l’oikos » métaphorise une résistance c’est
pour autant qu’elle est pas-toute. Il s’agit juste de localiser une exception sans pour autant
pouvoir fournir une nouvelle règle. On entend souvent un peu partout que les nouvelles idées
manquent. Que la victoire du capitalisme se cristallise désormais dans « la pensée unique ».
Mais ce qu’on a du mal à entendre c’est que la résistance ne peut plus venir dans la forme d’un
programme fédérateur. Demander une idée-maître à suivre est ce dont il s’agit à présent de
faire l’économie.
***
Synthèses disjonctives
Heidegger ou Platon ? Si l’on suit l’articulation de Heidegger, on voit bien, et il a raison,
évidemment. Mais il peut en être de même pour Platon, si l’on reste dans son dire on y
trouvera déjà toute un armement pour se battre contre Heidegger. Penser étant écrire sans
accessoires, au regard de deux grandes pensées qui sont là devant nous et dont un abîme les
sépare, que peut une lecture ? Une lecture qui vaut elle-même comme pensée ?
Heidegger : Une seule chose est nécessaire pour dialoguer avec les Penseurs, c’est que
la clarté soit faite sur la façon dont nous les rencontrons. Il n’y a ici dans le fond que deux
possibilités : d’abord, aller à la rencontre, ensuite, aller contre.1 Si on reconnaît Platon
comme le maître de la métaphysique, rigoureusement parlant, c’est être encore métaphysicien
que de se battre contre Platon. Mais si ce n’est être contre lui, il ne s’agit non plus de sauver
Platon à tout prix. Comme disait Zarathoustra à ses élèves, c’est mal récompenser un maître
que de rester toujours son disciple.2
Lisant Heidegger, l’idée m’a sauté aux yeux d’assister à l’expérience d’une pensée de la
traduction. Là où Heidegger esquisse une nouvelle image de la pensée, une question
s’imposait : comment et jusqu’à quel point la philosophie contemporaine prend de plus en plus
la fonction d’une traduction : elle ne demeure une poétique qu’en se plaçant au milieu de la
traduction, au passage d’un langage à l’autre. Penser le multiple sans l’un, voilà la tâche que
notre époque fixe à la pensée. Ce qui fait peut-être de la schizophrénie la maladie propre à
notre manière d’habiter le présent. Dans cette scission où ce qui se vérifie se vérifie
localement, la philosophie comme entreprise de santé a une nouvelle tâche. Toute procédure
de vérité étant singulière, locale, la philosophie se présente comme maquerelle des vérités :
1
2
Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p. 118 (je souligne).
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Flammarion, 1996, p. 118.
106
agent des rencontres là où le vide persiste toujours, sujet-suppôt d’un non-rapport, opérateur
des synthèses disjonctives. A l’interstice d’une rencontre, faire de la philosophie devient ce
travail a-topique et schizoïde : se placer entre singularités, résister au désir de l’un et élaborer
des lieux hétérogènes.
Comme telle, la philosophie garde toujours sa jonction inhérente à l’amour, et demeure
dans ce lieu opérationnel que Platon lui a assigné. Penser l’être multiple en tant qu’être
ensemble : amour et politique. A l’époque de Platon l’amour des garçons constituait le
problème de subjectivation politique par excellence, aujourd’hui c’est peut-être l’amour des
femmes qui s’impose comme un problème politique. Nous aimons les femmes et nous nous
battons pour elles, contre le sexisme de la langue, contre le sexisme publicitaire, etc. Platoniser
le débat, c’est soumettre l’évidence de cet amour en question. Aimer autrement.
Platon – Heidegger
Le poème et la traduction. Entre Platon et Heidegger nous avons à faire à deux
maîtrises différentes. En admettant, comme nous avons tenté de le monter, que le poème ne
s’oppose pas au mathème mais que tous les deux font partie de l’opération poétique au sens
générique du terme, nous poserons que Platon, en dépit des apparences, est la maîtrise du
poème. C’est en cela qu’il signe un commencement. Platon explore toutes les ressources
langagières (détours, ironies, mythes, forme de dialogue, mise en scène de personnages, etc.)
pour dire ce qu’il y a à dire et qui résiste à être dit. Son geste demeure dans le cadre d’un
forçage. Ce à quoi il cherche à se soustraire, c’est la vérité du mythe, le mythe comme
révélation au réel de la vérité qui ne réserve à la pensée que la tache de l’interprétation. Platon
signe un commencement pour autant que la vérité n’est pas révélée, son existence est posée de
manière axiomatique. Il y a de la vérité. La pensée est pensée des formes, repérage de ce à
partir de quoi les choses adviennent au pensable. Mais tout n’est pas pensable, si ce n’est en
replongeant au fond du mythe.
Heidegger, en revanche, est la maîtrise de la traduction. L’expéreience qui nous est
propre est qu’en principe les mots ne touchent pas les choses. Tissu creux, entre les mots et les
choses, cet espace vide d’où surgit le Sujet. Là où on se croyait maître des mots pour exprimer
une pensée, il se trouve qu’ils traînent toujours avec eux autre chose que ce qui se dit. Le
discours ne peut pas se déclarer de maîtriser le sens qu’il produit, il est à jamais troué et
traversé par des résonances, souvent terribles. Si l’homme habite en poète, comment habiter le
langage sans que cet habiter succombe à l’habitude où à la technicité aveugle ? Le geste
poétique force le langage vers son dehors, celle de la traduction ouvre les portes de son oikos à
l’étranger pour y pénétrer et la rendre féconde. Subjectivation selon la forme du deux : le
poème comme fonction excitative du langage, force active, disposition vers le dehors, et puis,
107
la traduction, dispositif de l’ouvert qui fait appel à un certain acte de passivité, un pouvoirrecevoir.
Deleuze – Badiou
Un corps, Deux corps… Deleuze, lisant Nietzsche : ce qui définit un corps est ce rapport
entre des forces dominantes et des forces dominées. Tout rapport de forces constitue un corps :
chimique, biologique, social, politique.1 Chaque corps étant un rapport de forces qui se battent
les unes contre les autres, il n’en résulte pas moins que tout rapport de corps qui se battent les
uns contre les autres constitue un corps, plus complexe et à une échelle plus élevée. Ainsi, par
exemple, le prolétariat contre la bourgeoisie, les ouvriers contre les patrons, constituent un
corps social.
Un corps nous ne le définissons pas en disant qu’il est un champ de forces, un milieu
nourricier que se dispute une pluralité de forces. Car, en fait, il n’y a pas de « milieu », pas de
champ de forces ou de bataille.2 Or, si tout rapport de forces antagonistes constitue un corps, il
n’y a aucune espèce de combat-contre dans laquelle on ne peut compter deux corps. Suivons
encore un petit peu le déploiement de la lecture deleuzienne. Les forces supérieures ou
dominantes sont dites actives, les forces inférieures ou dominées sont dites réactives. Est
réactif, en effet, tout ce qui sépare une force ; est réactif encore l’état d’une force séparée de ce
qu’elle peut. Est active, au contraire, toute force qui va jusqu’au bout de son pouvoir. La
relation dynamique est marquée par l’interchangeabilité. Quand la force réactive sépare la
force active de ce qu’elle peut, celle-ci devient réactive à son tour. Les forces actives
deviennent réactives.3 Quand les ouvriers séparent la force active de ce qu’elle peut, la force
dominante et active des patrons devient réactive. Dans ce sens, on pourrait dire que l’acte
poétique est une insurrection contre les forces dominantes de la langue. Un corps-langage est le
rapport de forces entre la production novatrice (forces poétiques) et l’usage habituel des mots
(forces lexicales et grammaticales établies).
Et pourtant. Si ce qui définit un corps est le rapport de forces dominantes et dominés,
qu’est-ce qui définit le « il y a » des corps ? Badiou : L’amour seul exhibe le sexuel comme
figure du Deux. Il est donc aussi le lieu où s’énonce qu’il y a deux corps sexués, et non pas un4.
Le sexe n’est pas une identité ou un attribut préfixé, mais il ne s’agit pas non plus que d’une
pure construction sociale. La différence sexuelle indique plutôt le domaine énigmatique qui
réside dans l’entre-deux, qui n’est plus biologique et pas encore l’espace de la construction
1
Deleuze, Nietzsche et la philosophie, chapitre II : « Actif et réactif », Paris, PUF, 1999, pp. 45-66.
Idem.
3
Idem.
4
Badiou, « Qu’est-ce que l’amour ? », dans : Conditions, Seuil, 1992, p. 266.
2
108
1
socio-symbolique. La figure du Deux est sous condition d’une rencontre. Le régime du
possible n’est pas statique. L’événement d’une toute petite perturbation dans un système
dynamique parfois suffit pour briser le régime du possible.
Ce n’est qu’au champ de l’amour qu’il y a « femme » et « homme »,2 ce n’est qu’au
champ de la traduction que les corps-langages devient sexués. Ici, on peut effectivement parler
d’un « champ » dans la mesure où il s’agit du traitement d’un non-rapport. L’homme habite en
poète, une femme est cet impossible dont le point réel passe par la perturbation d’une
rencontre. Ce n’est qu’au sein d’une synthèse disjonctive, dans ce lieu opérationnel de
l’hétérogène, que le dispositif femme trouve sa topologie. Encore un lieu commun trivial, dirat-on. Il se dit : « femme » est telle de ne penser qu’à l’amour, « femme » est être-pourl’amour.3
Foucault – Beckett
Economie poétique : richesse et pauvreté. Foucault, lisant Roussel : Si le langage était
aussi riche que l’être, il serait le double inutile et muet des choses ; il n’existerait pas.4
Marque de ce qu’il appelle le « fait linguistique nu » : le langage ne parle qu’à partir d’un
manque qui lui est essentiel […] les mots sont moins nombreux que les choses qu’ils
désignent, et doivent à cette économie de vouloir dire quelque chose. C’est dû à cette pauvreté
constitutive au langage que les mots signifient, veulent dire quelque chose. Pas assez de mots
pour trop de choses à dire, dans le jeu de l’équivoque, le cours de recréation de l’homonymie,
la glôssa se montre puissante dans son impuissance, riche dans sa pauvreté même.
De Mallarmé à Paul Celan et à Beckett, pas à pas une nouvelle expérience poétique se
dégage : écrire sans accessoires, proposer une poétique sans éloquence, se priver des moyens
rhétoriques. Mal vu mal dit. Ce n’est pas juste une affaire de style. C’est la conception de ce
qui est poétique qui n’est pas la même. Disons qu’une certaine figure de l’éloquence est ici
résiliée. J’appelle « éloquence » la conviction que la langue dispose de ressources et de
cadences qu’il s’agit d’exploiter. Si le poème de Celan n’est pas éloquent, c’est qu’il expose
une incertitude quant à la langue elle-même, au point de ne la présenter que dans sa coupe,
dans sa couture, dans sa réfection risquée, et pratiquement jamais dans sa gloire et le partage
de sa ressource. Il est vrai que, pour Celan, les années 40 ont rendu, non pas du tout la poésie
impossible, mais l’éloquence obscène. Il faut donc proposer une poésie sans éloquence, parce
1
Žižek, Le sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007, p. 368.
Badiou, « Qu’est-ce que l’amour ? », op. cit., p. 271.
3
Idem., p. 270.
4
Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1992, pp. 207-208.
2
109
que la vérité du siècle est langagièrement impraticable si on prétend la dire dans les figures et
les ornementations dont un Saint-John Perse fait encore largement usage.1
Le poème moderne décide de se soustraire à ses ressources rhétoriques. Ce qui donne
lieu à une poétique de plus en plus appauvrie des métaphores et des accessoires. Mais qu’estce que cette volonté poétique de se déprendre de sa maîtrise ? Pourquoi vouloir devenir plus
pauvre que pauvre ? Qu’est-ce que ce geste privative contient de positif ? Mal vu mal dit,
qu’est-ce qui est arrivé à notre regard ?
Nietzsche-Lacan
« A supposer que la vérité soit femme», l’hypothèse appartient à Nietzsche, n’auraiton pas lieu de soupçonner que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des
dogmatiques, ont mal compris les femmes ? Et que le sérieux effroyable, la gauche
indiscrétion avec laquelle, jusqu’ici, ils ont poursuivi la vérité, étaient des moyens maladroits
et malséants pour prendre une fille ? Il est certain qu’elle ne s’est pas laissée prendre2. A
supposer que la vérité soit femme, la question stratégique à poser n’est pas qu’est-ce que cela
veut dire pour la femme, mais qu’est-ce que cela veut dire pour la vérité.
La pensée moderne ne cesse d’attester la souveraineté du langage. Il se trouve qu’il s’agit
d’un souverain pas-tout puissant, à ceci près que la vérité n’est pas coextensive au langage,
elle est toujours pour une part en reste de ce qui se dit. Si loin que la force poétique peut
étendre les limites d’un langage, il reste toujours un surplus inconquis. Langagièrement
impraticable, chez nous la vérité ne peut qu’être mi-dite. En son ensemble elle est inter-dite.
Son accessibilité se travaille au passage lacunaire d’un langage à l’autre. Bannie du poème, la
métaphore, comme opération de pensée, devient une affaire de traduction, faire accorder des
singularités pour autant que l’unité fait défaut.
La nouvelle expérience poétique vient en couple avec une idée autre de la vérité et
l’apparition de cette pensée de la traduction. Parlant un langage tout autre que philosophique,
Lacan tient des propos qui résonnent avec l’hypothèse nietzschéenne : il n’y a qu’une manière
de pouvoir écrire la femme sans avoir à barrer le la – c’est au niveau où la femme, c’est la
vérité. Est-ce pour ça qu’on ne peut qu’en mi-dire.3
Heidegger – Lacan
Lettre et l’Etre. Que l’on aime ou pas, Heidegger domine la philosophie contemporaine.
On lui reconnaît la première tentative d’élaborer une pensée de la Différence. Mais la
1
Badiou, Le siècle, Seuil, 2005, pp. 129-130 (je souligne).
Nietzsche, Par-delà bien et mal, je cite la traduction de Derrida dans : Éperons : les styles de Nietzsche, Paris,
Flammarion, 1999, p. 41.
3
Lacan, Encore, op.cit., p. 132.
2
110
fermeture que Heidegger reproche à Platon, d’autres philosophes la reprochent à Heidegger. A
savoir, qu’il ne se tient pas dans la radicalité du non-rapport absolu, en dépit de son apologie
de l’Ouvert, en fin de compte il referme les différenciations sans ressemblance dans une
convergence herméneutique. L’Être se lit. La lettre est ce lieu privilégié de convergence entre
le voir et le dire d’où une herméneutique s’autorise.
Chez nous, la pensée s’écrit. Il se peut que la révolution informatique change un jour la
nature de la « trace », et amène à un autre paradigme que celui du Livre, de même que
l’invention de l’imprimerie par Gutenberg fut un événement avec de longes conséquences.
Pour l’instant nous sommes encore au seuil de la pensée du Livre, d’où le caractère dérangeant
du mathème qui résiste à sa mise en pages.
Même s’il nous a laissé quelques écrits, d’ailleurs extrêmement difficiles à lire, Lacan
privilégiait dans son enseignement la voie orale. Les philosophes traitent souvent ses « écrits »
et sa « théorie » en les sortant de leur contexte, toujours est-il que la psychanalyse est avant
tout une pratique thérapeutique qui porte sur la vérité du patient et s’exerce sur le divan dans
une scène d’audience. Nous aimerions juste aménager un espace d’accueil de quelques points
du mathème de Lacan.
Première point, le placement qu’il fait de la psychanalyse, à mi-chemin entre l’écrit et la
parole. Deuxième point : le non-rapport entre les sexes comme ce qui ne cesse pas de ne pas
s’écrire. Troisième point : la femme n’existe pas, l’article universel ne lui convient pas, il y a
toujours quelque chose chez elle qui résiste au discours. Enfin, quatrième point : la femme et
la lettre. Serait-ce la lettre qui fait de la Femme être ce sujet, à la fois tout-puissant et serf,
pour toute main à qui la Femme laisse la lettre, reprenne avec ce dont à la recevoir elle-même
a fait lais ? « Lais » veut dire ce que la Femme lègue de n’avoir jamais eu : d’où la vérité sort
du puits, mais jamais qu’à mi-corps.1
Lacan cherche à articuler une logique non-aristotélicienne en remplaçant le principe de
non-contradiction par le principe de : « il n’y a pas de rapport sexuel » comme matrice d’un
sens toujours équivoque. Le saut peut paraître étrange, mais nous allons le tenter. Vernant, ce
lecteur précieux des Anciens, en parlant du mythe, pense y trouver, une forme de logique
qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction des philosophes, une
logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité, et un peu plus loin, une logique qui ne
serait pas celle de la binarité, du oui ou du non, une logique autre que la logique du logos.2
Le rêve lacanien semble ordonné par un désir spéculatif qui hante la modernité en son
ensemble : esquisser une logique autre que la logique du logos, une logique du non-rapport, de
1
2
Lacan, Écrits I, Paris, Seuil, 1966, pp. 7-8 (je souligne).
Vernant, cité sans référence par Derrida en l’ouverture de Khôra, Paris, Galilée, 1993.
111
la synthèse disjonctive, de la correspondance dans l’ouvert. La pensée du logos (rapport) cède
la place à la pensée de la traduction.
Certes, il y a chez Heidegger comme dans la psychanalyse une certaine convergence
herméneutique entre le voir et le dire. Mais Heidegger, comme la psychanalyse, réserve une
place singulière à l’oreille. Sens et sonorité demeurent inséparables. Il faut tout de même
établir les distances. La lettre de Lacan, c’est aussi la lettre du mathème, le symbole vide de
sens. En revanche, chez Heidegger le mathème se trouve complètement exclu.
Heidegger-Badiou
Lettre : interprétation et formalisation. Dès lors que vérité et totalité sont
incompatibles, interprétation et formalisation sont également infectées. Ni l’une ni l’autre ne
peuvent prétendre à une complétude, arriver à un quelconque repos.
Du côté de l’interprétation, on creuse infiniment vers un fond sans fond. Continuer, c’est
continuer à creuser l’irréductiblement équivoque dans cette brèche où le sens s’offre dans son
ouverture. Du côté de la formalisation, il est impossible qu’un formalisme contienne la
démonstration de sa propre consistance. Toute disposition formalisante de la pensée laisse un
reste, un élément d’incomplétude. Continuer, c’est continuer à poser des axiomes, inventer de
nouvelles manières de formaliser. Beckett nous offre une formule : La chose que je n’arrive
pas à dire, on peut ne pas y arriver de bien des manières […] être un artiste c’est échouer
comme nul autre n’ose échouer.1 En paraphrasant un peu : ce qu’on n’arrive pas à formaliser,
on peut ne pas y arriver de bien des manières.
***
Formalisations
Tout au long de cette partie, nous nous sommes mis à parler de la traduction dans la
perspective de frayer notre mouvement spéculatif. Il s’agissait en somme d’élaborer un
support formel pour notre métaphore : « la femme dans l’oikos ». En premier lieu, nous avons
procédé en explorant ce syntagme : tout homme habite en poète, sinon qu’une femme se terre
en traduction, soutenu par deux fait d’homonymie, dissymétriques : partie-ensemble (poète),
processus-résultat (traduction). L’opération de la traduction étant la construction effective d’un
lieu opérationnel de l’hétérogène, en passant par la question de l’homologie nous avons
dégagé deux procédures, ce qui nous a amené à poser que la numéricité minimale pour penser
l’hétérogène comme tel est le quatre. Nous avons donc établi un premier support formel à
l’intuition spéculative selon laquelle la femme que nous recherchons doit être localisée en
soustraction à la fois à la position du m’être, de l’esclave et du sophiste.
1
Beckett, Trois dialogues, Paris, Minuit, 1998, pp. 27-29.
112
Il est temps de tenter quelques formalisations quant à notre traduction.
Par l’intermédiaire des questions heideggériennes, nous avons cerné deux formules
possibles de correspondance. Des substitutions pouvant se faire, nous pouvons obtenir deux
topologies de la traduction correspondant aux deux formules. Soit P1 la langue de l’original et
P2 la langue maternelle du traducteur. Selon la première formule la traduction opère la
reconstitution d’un sens. Il importe que ledit « message » de l’original soit transporté dans
l’autre langue, que l’identique soit sauvegardé au delà de toute différence entre les langues.
Dans la deuxième, la parole de l’original ne se rapporte pas à une autre langue, à proprement
parler il s’agit d’un non-rapport qui est travaillé, à savoir l’intraduisible. Selon la métaphore
que le langage soit un corps, ce n’est qu’au sein de la deuxième procédure que les corpslangages deviennent sexués.
1. P1→fermeture← P2 : rapport asexué :P1→ identique ← P2
2. P1← ouverture → P2 :non-rapport sexué: P1← même → P2
usage/échange : Faire un poème, c’est cultiver la terre du langage, inventer des
nouvelles mesures par la performance des nouveaux gestes. Comme le mot grec l’implique, le
dispositif poétique relève d’une économie de la production. En revanche, la traduction semble
principalement liée à une économie de l’usage et de l’échange.
L’impératif du marché est que tout soit échangeable. Son emprise sur les corps, les idées,
les paroles, se fait par la mise en disposition marchande. A la fois clients et marchandises, les
corps sont pris dans un flux de circulation prostitutionnelle. La jouissance se solde par une
consommation furieuse dans l’immédiat. Jouir devient isomorphe à l’impératif de consommer,
toujours plus, jamais suffisamment, accumulation des expériences. De plus en plus des
produits, pour un seul usage, consommés de plus en plus vite, le syntagme du marché c’est la
frénésie du rythme conjuguée avec une logique du jetable et de l’échangeable. Si l’ouvert
laisse entrer, le marché mondial c’est le culte de l’ouvert absolu : tout y entre ou en tout cas
devrait y entrer. C’est dans ce cadre qu’il faut placer cette vocation de la traduction qui se
propose d’ouvrir le champ des lecteurs pour l’original. Ainsi, dit-on, elle sert l’original,
lorsqu’elle le fait sortir de son isolement, mais elle sert aussi le lecteur en lui facilitant l’accès
de ce à quoi lui-même peiner à accéder.
Si le poétique est une insurrection du langage contre la grammaire de sa langue, selon la
première topologie, la traduction est une force d’intégration à l’ordre du marché. A travers son
opération on arrive à récupérer la révolte poétique par la mise en disposition marchande. La
traduction s’efforce de transformer le poème pour le rendre susceptible d’échange. Dans la
deuxième topologie, il s’agit d’accueillir de ce qui soustrait à l’échange. La traduction se sert
113
du poème comme une occasion de briser à son tour sa propre langue, l’intraduisible rend
fécond. Une petite insurrection locale s’accorde à une autre, mais le vide persiste toujours,
l’union ne fait pas unité, le « nous » ne fait pas « je ».
désir/plaisir : Un geste de parole veut dire quelque chose, ou même plusieurs,
consciemment, intentionnellement, ou pas, peu importe ici. L’acte poétique comme
performativité du langage entraîne un dispositif de désir. Quant à la traduction, en termes de
désir elle apparaît comme vouloir-dire dans un autre langage ce que le poème disait déjà. Or,
si le poème est une manifestation insurrectionnelle, une traduction qui se propose de parler « à
la place de… » demeure une politique du parti et de la représentation parlementaire.
Dans son livre Sur la traduction Ricœur évoque le désir de traduire. Les grands désirants
de traduction, argumente-il, que furent les romantiques allemands ont multiplié les versions de
ce dilemme pratique, ce trouble de servir deux maîtres, l’étranger dans son étrangeté, le lecteur
dans son désir d’appropriation.
Comment replacer la traduction sur le pont des plaisirs plutôt que sur la voie du désir ?
Si la parole poétique est l’acte d’un corps-langage, la tâche de la traduction consisterait à
s’accorder au geste poétique, à danser avec. Dans cette valse du signifiant, le poème est le
partenaire qui guide. La maîtrise de la traduction exige une autre forme de courage que celle
du poème, celle de pouvoir abandonner son corps. Passivité créatrice. Ici, l’envers de la
lâcheté n’est pas la volonté de maîtriser ses gestes et de guider, mais l’abandon fidèle à ce qui
est articulé par le poème. A la fois procédure et résultat, la traduction se mesure en plaisir,
plaisirs des deux.
Et pourtant. Il ne faut pas entendre par là un hédonisme couronné. Ce n’est pas la
recherche du plaisir qui guide, si on entend par là cette axiomatique économique selon laquelle
la cause finale de toute activité est la poursuite d’un maximum de satisfactions avec le moindre
effort. Chacun sait que bien danser exige beaucoup d’efforts non moins qu’un certain ascétisme
des corps. L’usage des plaisirs est autre chose que l’abandon aveugle et inconditionné au
plaisir. –Jouir ! c’est le mot d’ordre du marché et de la circulation prostitutionnelle. En
identifiant le plaisir à l’objectivité du résultat nous sommes encore sur le chemin du désir. C’est
le désir qui veut des résultats.
Comme la rébellion, le plaisir est une figure subjective. Un poème comme acte de
rébellion ne se mesure pas à ses résultats, il porte sa justification en lui-même indépendamment
des chances qu’il a de modifier l’état du langage qui le détermine. La traduction romantique
butte à l’impossibilité de servir deux maîtres. Nous aimerons une traduction rebelle.
Doublement rebelle. Rebelle face à l’idéal d’une formalisation complète, rebelle aussi à la
résignation de toute formalisation.
114
Reformulons :
3. P1→fermeture← P2:valeur d’échange/production du désir: P1→ identique ← P2
4. P1← ouverture →P2 :valeur usage/ usage des plaisirs:
P1← même → P2
Concrètement, nous allons tenter d’aborder quelques extraits de Xénophon, d’Aristote, et
de Platon selon le sujet qui nous occupe : la femme dans l’oikos. Etant donné que notre sujet
n’est pas le leur, il s’agit de travailler avec eux et non pas sur eux. Au regard des deux
formules, nous ne voulons nullement prétendre à une traduction qui se tiendrait de part en part
comme une homologie dans l’ouvert. Il est de l’essence du marché de travailler son ouverture
absolue. Et si nous considérons que « femme » est un lieu stratégique pour la pensée, c’est
précisément dans la mesure où sa libération est un des emblèmes du marché.
Nous avons démontré que si la deuxième procédure pouvait se tenir toute seule et
absorber la première, elle se transformerait du même coup en cette première, à savoir la
procédure qui peut et arrive à effacer la différence pour faire régner l’identique. La deuxième
formule ne peut pas s’élever au statut de règle, elle opère par exception. Dans ce sens, l’enjeu
dans la construction de notre texte est celui d’un corps comme sujet-suppôt d’un point
d’exception.
« La femme dans l’oikos » est un sujet métaphorique à la base d’une axiomatique (soit
femme ≠ esclave), incorporé selon le mode opérationnel de la traduction. L’opération consiste
à élaborer un espace d’accueil de quelques extraits de la pensée grecque comme un moyen de
briser notre langue économique et son équation de base χρήµα = argent, utilité=profit.
***
Lectures
Toute cette partie au sujet de la traduction manque de beaucoup de linéarité, les thèmes
arrivent par vagues avec flux et reflux, à la manière d’une idée musicale qui se déploie. C’est
n’est pas une question de style, si on entend par là un ornement élaboré pour séduire et faire
beau. Il y a des champs qu’on ne peut parcourir progressivement. Là où l’union ne fait pas
unité, il faut apprendre à sauter.
D’une certaine manière, le titre Grammaire de rencontres fait figure de fausse note.
Aucune grammaire ne peut organiser la rencontre, elle est de l’ordre de l’événement. Cela
n’empêche pas de tenter des formalisations, tout en assumant leur incomplétude. Dans
l’Introduction, il s’agissait d’introduire notre hypothèse principale et de proposer à partir de là
une expérience de lecture des quelques textes anciens. Dans le Glossaire, il s’agissait de
préparer les outils qui vont nous servir à cette métaphore de « la femme dans l’oikos ». Ici, il
115
s’agit d’exposer les éléments qui tissent la trame de notre abord des textes, le support formel
pour aller à leur rencontre. En somme, la question est celle de l’orientation de notre regard. Or,
bien qu’il s’agisse de notre regard, paradoxalement la musique est omniprésente. Il est temps
de prendre le temps de s’expliquer.
D’une part, il y a le dispositif de lecture qui s’autorise d’une complicité entre le Dire et le
Voir. Ce qui se dit laisse voir autre chose. Et on peut le lire. D’autre part, scission radicale, le
Voir et le Dire sont dressés dans la radicalité d’un non-rapport ; voir et parler, c’est savoir,
mais on ne voit pas ce dont on parle et l’on ne parle pas de ce qu’on voit.1 Nulle lecture ne
peut voir ce que le poème veut dire. Ce que le poème veut dire il le dit, le problème est qu’il
n’est pas transparent à notre regard. Seul les lettres du mathème sont transparentes à notre
regard, mais elles précisément sont dépourvues de sens, elles ne veulent rien dire, elles font
autre chose.
Pensée de l’œil – pensée de l’oreille. On dit que la vue est un monde de lumière et
d’unité, la pensée se donne comme une héliopolitique selon l’idéal de la fusion. En revanche,
on dit que la pensée de l’oreille respecte la multiplicité, elle traite des intensités à la recherche
d’une résonance harmonieuse. On peut toujours continuer d’aller contre la prétention du logos
métaphysique et sa métaphore maîtresse de la lumière, mais on manque souvent un élément
essentiel, que notre expérience du Dire est toute autre que celle de la Cité d’Athéna dans
laquelle prend forme l’invention platonicienne de la philosophie.
•
Voir ↔ Dire/Entendre
:
Lumière ↔ parole
•
Voir/Dire ↔ Entendre
:
Lettre ↔ Sonorité
Voir – Dire/Entendre : Ce qui, dans l’Antiquité, est proprement la prose est de part
en part un écho du discours oral et s’est formé selon ses lois, alors qu’il faut de plus en
plus comprendre notre prose à partir l’écriture, notre stylistique se donne à percevoir
seulement à travers la lecture. Mais le lecteur et l’auditeur demandent chacun une forme
d’exposition absolument différente et pour cette raison la littérature de l’Antiquité fait
pour nous « rhétorique » : c’est-à-dire qu’elle s’adresse d’abord à l’oreille pour la
séduire.2 Dans la cité d’Athéna, le discours oral est en pouvoir, et l’entreprise de Platon se
place du côté de l’œil. Les Idées (Voir) sont avant tout des armes pour combattre la
séduction sophistique de l’oreille. Parler étant du côté de l’oreille (Dire/Entendre), le
philosophe fait appel à la lumière et l’œil ηλιοειδές. Les mots ont une tonalité affective, et
le pouvoir se joue dans et à travers cette puissance d’affection. La pédagogie politique de
1
2
Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 117.
Nietzsche, « Rhétorique et langage », dans : Poétique, revue de théorie et d’analyse littéraires, No 5, p. 111.
116
Platon est une ascèse du regard contre la marchandisation, si dangereuse dans le contexte
de l’agora, de l’art de parler.
Voir/Dire – Entendre : A l’âge de l’écriture, de la pensée qui s’écrit, parler tend du
côté de l’œil (Voir/Dire). Le pouvoir se joue dans l’interprétation des écrits. Depuis le
romantisme, on fait appel à l’oreille pour résister à la domination de l’œil. De l’image et de
la représentation aux harmoniques et au rythme, le paradigme musical remplace celui de la
peinture. La critique de la représentation, tout ce processus de destitution de la
ressemblance et de l’image recourt à la musique pour trouver les moyens d’une autre
manière de penser les choses.
La critique de la représentation a fait son chemin. Dans un des ses cours, Badiou s’est
proposé une juxtaposition de ce qu’il nommait des faits désorientants pour la pensée au
temps présent. De nos jours, on ne cesse d’attester le pouvoir de l’image, le diagnostic du
philosophe joue à contretemps : plus fondamentalement que celui de l’image, c’est le
pouvoir de la musique qui domine notre époque, un pouvoir dont le caractère propre c’est
d’être pluraliste et indistinct. Dans quelle condition s’est opérée la prise du pouvoir sur la
masse, surtout la jeunesse, de la musique ? Qu’est-ce qu’il a installé le pouvoir du rythme ?
Nous sommes suffisamment alarmés pour voir là l’implication du marché : produire
beaucoup et vite, consommer beaucoup et vite. Dans ce rythme frénétique de la nouveauté
installé par le marché, résister à la vie immédiate, à la jouissance immédiatement
accessible et praticable, passe par une certaine technologie de l’usage non moins qu’une
certaine lenteur.
Aujourd’hui nous subissons le couple de la frénésie et du repos total. D’un côté, la
propagande dit que tout change à chaque minute, que nous n’avons pas le temps, qu’il faut
se moderniser à toute allure […] D’un autre côté, ce tintamarre dissimule mal une sorte
d’immobilité passive, d’indifférence, de perpétuation de ce qu’il y a.1 Traduisons-le
autrement, au temps de l’échange, l’échange lui-même comme mode de rapport et
protocole de subjectivation ne change pas. La frénésie de l’échange, du changer soi-même
(chaussures, chemises, mari, nez, ou sexe, tout est susceptible d’échange), s’accorde avec
l’inertie et la perpétuation de ce qu’il y a : l’interchangeabilité de tout.
La technique peut économiser du temps de travail mais le temps libre comme temps
politique est une fonction d’usage, non pas de production. Seul une technologie de l’usage
peut dépassionner l’échange, suspendre la norme du toujours plus, jamais suffisamment.
1
Badiou, Le siècle, op.cit., pp. 153-154.
117
Parlons un peu musique. Les experts s’accordent à dire que l’harmonie est une question
d’habitude. Chaque évolution sur le plan harmonique donne une impression initiale de
« fausseté », un « bruit » exigeant une certaine période d’accoutumance afin de pouvoir être
assimilable par l’oreille. De la musique classique au jazz, c’est aussi la musique qui change de
grammaire. On peut dire que la musique classique est une musique d’écriture, la partition y
domine. Le commencement donne la tonique, tout ce qui suit, les consonances, les
déconstructions, les errances, bref le jeu du milieu, est rigoureusement structuré pour servir la
finalité : réaffirmer la tonique. En jazz on peut commencer et terminer n’importe où, seul
compte le milieu, l’espace d’improvisation dans l’expérimentation d’un thème. Il ne serait pas
exagéré de dire que le jazz est une musique « orale », l’idée mélodique ne s’écrit pas, elle
devient absurde (au sens littéral du terme) dès qu’elle est séparée de son créateur et de son
instrument. C’est la raison pour laquelle la majorité des tentatives de notations
d’improvisation jazz se sont révélées insatisfaisantes.1 Dans une musique écrite on peut parler
du génie du compositeur en faisant abstraction de son interprète. La partition fixe un repère
stable de la composition. En revanche, dans une musique dite orale, cette même séparation
entre la forme composée et le moment de son interprétation est problématique. On ne peut pas
parler du génie de compositeur Coltrane sans le génie du saxophoniste.
Pendant un moment, le Manifeste du parti communiste a constitué un repère stable, voire
une partition fixe pour la subjectivité de l’émancipation. Peut-être que dans le capitalisme
avancé, l’émancipation est l’espace d’expérimentation d’un thème en l’absence de partition.
C’est l’hypothèse mobile, indiscernable de ses actualisations, de tout ce qui peut se soustraire,
sous une forme organisée, à l’hégémonie réalisée du capital et de ses servants. Des actes
restreints qui fleurissent, ici et là, et forcent localement l’exception.
On entend souvent par jazz le « swing », un phénomène d’essence rythmique. En
absence d’une définition théorique et s’agissant juste d’une constatation empirique par les
musiciens de jazz, le métronome ne bat pas swing2. Ce qui « swing » est un petit décalage
temporel qui pourtant correspond. Juste un peu avant ou juste un peu après, mais juste. Par
rapport à la verticalité momentanée du métronome, le « swing » construit un présent. A
entendre par là autre chose que l’immédiat. C’est-à-dire un agencement entre passé et futur.
L’original étant le discours premier, toute traduction est un métadiscours, une µετάφραση
(métaphrase). Lacan disait qu’il n’y a pas de métalangage comme quelque chose qui ne serait
pas soumise aux contraintes du langage. Il n’y a pas de métaphrase appropriée pour dire ce qui
est dit, aucune formulation langagière seconde ne peut défaire le nœud de ce qui est dit. Le
méta- doit être entendu comme juxtaposition, non pas comme une superposition. Métadiscours
1
2
Berendr, Le grand livre du jazz, Paris, Rocher, 1983, p.227.
Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, Marseille, Parenthèses, 1981, p.182.
118
et traduction. Selon nos deux formules, en premier lieu il y a le métadiscours en position
panoptique qui s’autorise à surveiller et à régler le discours. Sinon un métadiscours qui swing,
qui construit un présent.
Si toute traduction est une lecture, notre « femme dans l’oikos » est l’expérience d’une
lecture des textes anciens selon l’hypothèse que soustraire la femme à la catégorie de l’esclave
peut construire un présent pour une subjectivation politique hétérogène à la vie immédiate de
domination économique.
Et pourtant.
Dans les lectures qui vont suivre, Xénophon, Aristote, Platon, il ne s’agit pas d’opposer à
la pensée de l’œil celle de l’oreille, mais d’un tissage, ce vieux modèle platonicien de
l’hétéroclite, audio-visuel. Il ne s’agit non plus d’opposer à une pensée verticale (lecture de
fond), une pensée horizontale (lecture sans fond). L’espace géométrique que nous habitons est
fait de courbes. Le texte original, par sa gravité, affecte l’espace de la pensée, autour de lui, les
diverses traductions tournent en ellipse.
***
J’habite ma propre maison
Je n’ai jamais imité personne en rien
Et – je me ris de tout maître
Qui n’a jamais su rire de lui-même
Bla, blabla. On peut toujours parler de la traduction, en faire l’objet d’un discours. Mais
d’où parle-t-on ? D’où parle-t-on lorsqu’on parle de la traduction ? Du côté de la théorie, du
côté du poème ? Peut-on parler de la traduction sans parler un langage mais se tenant debout
dans son propre espace, au passage d’un langage à un autre ? S’il s’agit d’un vide, ne tomberat-on pas ? Au paradoxe. Lieu inhabitable, là où il n’y a plus de langage rien ne peut se dire de
ce lieu. Se laisser dans le vide, s’employer de toutes les manières possibles à se déprendre
d’un langage, d’un savoir, d’une histoire, d’une vie. Déjà le discours se gêne, en ce qu’il a trop
parlé. L’ouvert laisse entrer, mais ne se laisse être rempli de nul discours.
…je te donnerai rendez-vous sur un pont
dans cette demi-terre de personne
119
La traduction est un pont. Si nous tous en ce moment pensons d’ici même au vieux pont
de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu’à ce lieu n’est pas une expérience qui
serait simplement intérieure aux personnes ici présentes. Bien au contraire, lorsque nous
pensons au pont en question, il appartient à l’être de cette pensée qu’en elle-même elle se
tienne dans tout éloignement qui nous sépare de ce lieu. D’ici nous sommes auprès du pont làbas, et non pas, par exemple, auprès du contenu d’une représentation logée dans notre
conscience. Nous pouvons même, sans bouger d’ici, être beaucoup plus proches de ce pont et
de ce à quoi il « ménage » un espace qu’une personne qui l’utilise journellement comme un
moyen quelconque de passer la rivière.1 L’homme habite en poète, habiter c’est bâtir. Mais
pas-toute construction est faite pour l’habitation. Parfois, on construit des ponts. Nous avons
un oikos à visiter, il est le temps de le faire.
1
Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », dans : Essais et conférences, op.cit., p. 187.
120
Lectures
I. XENOPHON
Le travail que nous entamons ici ne visera pas à produire une idée de l’organisation et des
pratiques économiques chez les Anciens, chose qui correspondrait plutôt à un travail
d’historien. Le notre portera sur les modes des subjectivation et les représentations que les
Anciens ont produit, dans une perspective d’usage de ces mêmes produits. Il s’agira, en
somme, d’essayer de voir comment les Anciens se pensent eux-mêmes au sujet de l’économie
afin d’extraire des éléments qui peuvent nous aider à penser nous-mêmes, à présent.
Ce n’est donc pas une étude à ranger dans la rubrique histoire de l’économie. Mais afin de
montrer les enjeux de la démarche, il faudrait laisser un peu l’expression reposer sur ellemême, et la laisser décanter.
« Economie » et « histoire » font partie de ces mots curieux qui désignent à la fois une
science et son objet. On entend par économie un ensemble de pratiques auxquelles se livrent les
hommes et l’étude de ces pratiques. D’une certaine manière l’un ne va pas sans l’autre. Sans
doute, avant l’apparition de l’économie, les hommes produisent, échangent et consomment des
biens. Mais tant qu’ils ne produisent pas une idée de ce qu’ils font, tant que l’économie
n’existe pas comme champ d’un savoir possible, ils ne peuvent à proprement parler faire de
l’économie. C’est aussi le cas de la politique. Nous ne pouvons pas dissocier la pratique
politique d’une certaine forme d’intelligibilité de celle-ci. Les hommes commencent à faire de
la politique à partir du moment où quelque chose comme une idée politique se produit dans la
pensée.
Dans son étude Aristote et la politique, Wolf a mis en avant que la politique est le produit
d’un croisement, un mode de penser nouveau a rencontré un mode de vivre ensemble nouveau.
Le mot politique correspond à la fois à la pratique dans la polis et à l’investigation
systématique de cette pratique. Or, si la polis constitue un événement en tant que nouveau
mode de vivre ensemble, ce n’est pas le cas pour l’oikos. D’après le travail des historiens,
Finley en particulier, l’âge d’or de l’oikos, pendant lequel il constitue le centre de la
domination, est le monde d’Ulysse. Citons : La maison patriarcale, l’oikos, était le centre
autour duquel la vie s’organisait, d’où dépendaient non seulement la satisfaction des besoins
matériels, y compris la sécurité, mais aussi les normes et les valeurs éthiques, les occupations,
121
1
les obligations et les responsabilités, les liens sociaux et les rapports avec les dieux. De
manière schématique les historiens de l’Antiquité nous proposent cette ligne de succession :
domination du roi pour l’époque mycénien, domination de l’oikos dans le monde homérique,
domination de la polis à l’époque classique. Ainsi, entre les Travaux et jours d’Hésiode et
l’Économique de Xénophon, d’une époque à l’autre le centre de domination s’est déplacé de
l’oikos à la polis. Peut-on parler d’une rationalité économique chez Hésiode ? Ou bien
l’économie comme forme de rationalité s’invente lorsque le centre est ailleurs, dans la cité ? Le
poème d’Hésiode est à l’économie, ce que le poème de Parménide est à la philosophie ?
L’analogie semble beaucoup moins évidente, pour ne pas dire absurde. Si Platon signe un
commencement pour la philosophie, pour beaucoup cette origine doit être déplacée vers les
présocratiques, les premiers physiciens. Pour ce qui touche à l’économie, un économiste
moderne pourrait à la limite concéder à considérer Aristote comme un point de départ, un
moment préhistorique de sa science, mais nullement quelqu’un comme Xénophon ou Hésiode.
Mais peut-être que commencer par chercher une origine pour l’économie, formulée en ces
termes, le problème risque d’être biaisé dès le départ.
Si on garde en tête ce double aspect du mot économie et du mot histoire -à la fois une
forme de rationalité et son objet- l’expression histoire de l’économie se donne comme un
réseau complexe à plusieurs dimensions, permettant plusieurs découpages. Braudel a consacré
une grande partie de son travail d’historien à ce sujet. Coup de théâtre. A l’entrée de La
dynamique du capitalisme nous lisons: « l’économie, en soi, cela n’existe évidement pas ».
L’énoncé ne peut que nous surprendre venant de quelqu’un qui a consacré presque trente ans
de recherche à l’histoire économique. Mais après tout, à l’entrée du présent texte nous avons
établi également que la femme n’existe pas, tout en nous fixant comme hypothèse de travail la
métaphore de la femme dans l’oikos. Essayons de voir un peu quelques éléments du mathème
de Braudel qui nous serviront de pivot quant à notre propre travail.
Le paradigme de Braudel est celui où l’histoire devient géohistoire, un continuum espacetemps. Dans son travail sur l’histoire économique et sur l’avènement du capitalisme, Braudel
opère une première stratification. L’histoire économique comprend (1) l’histoire des grands
acteurs ; (2) l’histoire des grands événements, des conjonctures et des crises ; enfin, (3)
l’histoire massive et structurale évoluant lentement au fil de la longue durée. Dans ce vaste
domaine défini par ces trois strates, Braudel établit qu’il va travailler sur la troisième. Il va
alors opérer un deuxième découpage à l’intérieur de cette histoire de la longue durée en
distinguant (1) les structures du quotidien, (2) l’économie du marché, et (3) le capitalisme.
1
Finley, Le monde d’Ulysse, pp. 68-69. Nous reprenons la citation de Pierre Vidal-Naquet dans son article :
« Economie et société dans la Grèce ancienne : l’œuvre de Moses I. Finley », dans : La démocratie grecque vue
d’ailleurs, Paris, Flammarion, 1990.
122
C’est du quotidien que je suis parti, de ce qui, dans la vie, nous prend en charge sans
même que nous le sachions : l’habitude – mieux, la routine –, mille gestes qui fleurissent,
s’achèvent d’eux-mêmes et vis-à-vis desquels nul n’a à prendre de décision, qui se passent,
au vrai, hors de notre pleine conscience. Je crois l’humanité plus qu’à moitié ensevelie dans
le quotidien. D’innombrables gestes hérités, accumulés pêle-mêle, répétés infiniment jusqu’à
nous, nous aident à vivre, nous emprisonnent, décident pour nous à longueur d’existence. Ce
sont des incitations, des pulsions, des modèles, des façons ou des obligations d’agir qui
remontent parfois, et plus souvent qu’on ne le suppose, au fin fond des âges. Très ancien et
toujours vivant, un passé multiséculaire débouche sur le temps présent comme l’Amazone
1
projette dans l’Atlantique l’énorme masse de ses eaux troubles.
Braudel résume ce qu’il appelle l’économie du quotidien comme une vie plutôt subie
qu’agie. D’une certaine manière, c’est là précisément la singularité du moment grec à l’âge de
la polis, la volonté de se faire une idée du quotidien, de réfléchir sur les habitudes, ces gestes
qui fleurissent, s’achèvent d’eux-mêmes et vis-à-vis desquels nul n’a à prendre de décision.
Décider et réfléchir renvoient l’un à l’autre contre la domination de l’habitude qui décide pour
nous sans nous à la longueur de l’existence. Face à la domination des habitudes les Grecs
inventent les arts d’existence. Leur pensée économique se place toute entière à l’intérieur de
cette entreprise d’élaborer une subjectivation fondamentalement politique où la décision prend
place au quotidien.
L’habitant de la cité ne veut pas transformer la nature, il veut se transformer lui-même. Sa
technique et son travail ne sont pas à ses yeux ce qui lui permettra de se libérer des contraintes
et dominer la nature. Dans la Cité-Etat le rituel et le sacré gardent leur valeur pour la vie sociale
sans pour autant être en conflit avec la quête de rationalité et la remise en question des
habitudes. Vernant pointe un élément essentiel de cette expérience de pensée : le sacré ne
s’oppose pas au profane, le surnaturel ne s’oppose pas au monde de la nature. Le « croire » aux
dieux de l’homme grec ne se situe pas sur un plan proprement intellectuel ; il ne vise pas à
fonder une connaissance du divin, il n’a aucun caractère doctrinal. En ce sens, le terrain est
libre pour que se développent, en dehors de la religion et sans conflit ouvert avec elle, des
formes de recherche et de réflexion dont le but sera précisément d’établir un savoir et
d’atteindre la vérité en tant que telle.2
Au-delà de cette richesse d’inventions : l’économie, la politique, l’histoire, le théâtre, la
philosophie, les Grecs inventent ce que Foucault a appelé les techniques de subjectivation. Les
habitants de la polis se veulent actants non plus dans l’obligation de faire en subissant mais
dans la liberté de choisir en faisant. La théoria est une question de praxis. Les habitants de la
1
Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 1988, pp. 12-13 (je souligne).
Vernant, Introduction de L’homme grec, ouvrage collectif sous la direction de Jean-Pierre Vernant, Paris, Seuil,
1993, p. 18-19.
2
123
cité marquent une rupture par cette volonté de se faire une idée des pratiques quotidiennes dans
la perspective d’une pédagogie économique et par-delà politique. La pédagogie d’Hésiode est
encore de part en part dans le rituel, dans la continuité et la répétition, l’ordre de la physis. En
revanche, la pédagogie à l’époque de Xénophon, tout en réservant une place au rituel et au
sacré, est centrée sur ce nouveau mode de vivre ensemble qu’est la cité. Disons, de manière
schématique, qu’on passe d’une pédagogie physique à une pédagogie mathématique, dans la
mesure où il s’agit de décider des axiomes, et se conduire dans la vie en conséquence. Le choix
fondamental est celui entre le choix et le non-choix.
Restons un petit peu plus avec Braudel.
Ce quotidien qu’il appelle la vie matérielle, le royaume de l’habituel, est le « grand absent
de l’histoire ». Mais c’est peut-être aussi le grand absent de la pensée politique moderne dans
sa jonction avec l’économie. A l’encontre de ce grand absent, l’économie du marché a une
place princière. Tous les théoriciens la privilégient. Le danger, c’est évidement de ne voir
qu’elle, de la décrire avec un luxe de détails qui suggère une présence envahissante, insistante,
alors qu’elle n’est qu’un fragment d’un vaste ensemble, de par sa nature même qui la réduit à
un rôle de liaison entre production et consommation et du fait qu’avant le XIXe siècle, elle est
une simple couche plus ou moins épaisse et résistante, parfois très mince, entre l’océan de la
vie quotidienne qui la sous-tend et les processus du capitalisme qui, une fois sur deux, la
manœuvrent d’en haut.
L’image proposée par Braudel c’est l’océan de la vie quotidienne, ensuite une première
couche correspondant à la zone de ce qu’il appelle la « vie rapide », l’économie du marché, un
courant qui ne cesse de s’agrandir, enfin, tout en haut de celle-ci, la vague du capitalisme
comme type d’échange supérieur, plus sophistiqué. Braudel mène un travail d’historien, ce qui
n’est pas notre cas ici. Mise à part la pertinence de la distinction qu’il opère entre économie du
marché et capitalisme, ce qui nous importe de retenir est l’économie du quotidien. Braudel est
peut-être le premier historien à essayer de prêter une place à ce grand absent. Son diagnostic est
très simple, d’une évidence qui fait mal. L’économie ne s’épuise pas à la sphère des échanges,
celle-ci n’étant qu’une simple couche dans l’océan de la vie quotidienne. On pourrait dire de
Braudel qu’il est un Grec pour autant qu’il décide de réfléchir sur les habitudes (des historiens).
Son geste est à la fois un moment critique par rapport aux travaux habituels des historiens de
l’économie, et la mise en place d’un autre regard et pour l’histoire et pour l’économie.
Des pratiques à la rationalité de ses pratiques, le diagnostic de Braudel est valable
également pour le domaine de la théorie économique. Les économistes ignorent ou décident
d’ignorer l’économie du quotidien au-delà ou en deçà les échanges marchands. Depuis son
invention, la science économique a pris comme domaine de prédilection l’économie du marché.
124
L’équation « économie=marché » est constitutive de l’intelligibilité même qu’elle est capable
de produire, en termes foucaldiens, c’est son a priori historique. Il n’est pas surprenant que les
seuls éléments de l’économie non marchande viennent de l’extérieur de la science économique
(par exemple : Mauss et la théorie du don). En limitant le spectre de l’analyse à la réalité du
marché, l’intelligibilité économique se trouve prisonnière de ses propres présupposés : celui qui
fait de l’échange le fondement et le modèle de tout lien social, qui plonge l’individu dans les
eaux glacés du calcul égoïste en assimilant tout sujet rationnel à un commerçant utilitariste qui
cherche à maximiser son profit. Comme par un phénomène de vague qui s’étend, l’économie,
ainsi constituée, affecte tout l’espace du pensable.
Nous avons fixé que notre entreprise porte sur les représentations que les Anciens ont
produites avec comme tâche celle d’élaborer une traduction moderne. Il ne s’agit pas de
prendre comme objet la pensée économique des Anciens, s’il faudrait établir un objet ça serait
notre mode dominant de penser l’économie. L’antikeimeno de penser est ce qui dans la pensée
résiste à la pensée ou encore ce qui dans la pensée n’est pas pensé mais habitude. Mots
complexes pour dire quelque chose de simple. Nous recherchons moins ce que les Grecs ont
vraiment pensé, qu’un moyen de se déprendre de nos habitudes de penser. Nous en énumérons
trois :
1.
L’économisme dans la pensée du pouvoir et l’hégémonie de l’échange dans l’idée
qu’on se fait de l’économie. [pouvoir]
2.
La femme est opprimée : dans l’histoire, la politique, l’économie, le langage
même. [savoir]
3.
Toute subjectivation politique de rupture ne peut être articulée que comme une
subjectivation de victime : conscience de l’exploitation, résistance sous forme
d’opposition, esclave contre maître. [sujet]
D’où un agencement de questions à travailler. En quoi consiste ce changement
d’optique qui fait aujourd’hui de l’économie une science et de la politique un attribut possible ?
Comment peut-on penser l’écart entre l’oikos comme subjectivation économique collective et
l’homo œconomicus de l’économie classique qui ne pense et n’agit qu’au profit du Moi-privé ?
Dans quelle mesure sommes-nous, après Marx et l’aventure communiste, encore classiques ?
Dans quelle mesure le « nous » reste encore une forme de « moi » ? Qu’est-ce qui dans
l’économie des Anciens est pensable et ne l’est plus pour nous ? Quel est le placement de la
femme ?
Avant de commencer notre travail de lecture, voyons un petit peu le contexte historique
dans lequel les textes que nous allons étudier voient le jour, à l’aide bien évidement du travail
des historiens. La Cité d’Athéna des Ve et IVe siècles av. J.-C. C’était une société où il y avait
125
une majorité de propriétaires terriens, depuis les paysans possesseurs d’un à deux hectares
seulement, jusqu’aux propriétaires de grands domaines qui en tiraient des revenus en espèces
substantiels ; une société où la majeure partie du commerce et de l’industrie était menée sur
des bases familiales, et ici encore à un niveau de subsistance (seul un petit nombre
d’établissements industriels ou d’entreprises commerciales plus importantes employaient une
main-d’oeuvre servile) ; une société où des concepts modernes comme ceux de capital, de
politique d’investissement, de crédit sont inapplicables.1
Les études en ce qui concerne l’institution des horoi sont révélatrices. Finley a consacré
beaucoup de son travail à leur étude. Pourquoi ces documents ? L’absence de toute espèce de
contrôle d’Etat et de publicité légale avait conduit les Athéniens et les citoyens de quelques
rares cités à s’avertir mutuellement qu’un immeuble, maison ou domaine, voire, dans certains
cas exceptionnels, ateliers avec les esclaves qui y travaillaient, était grevé d’une charge, au
moyen d’une borne plantée en terre, et portant une inscription généralement très simple, le
nom du créancier, la nature de la charge et fréquemment la somme due.2 Comme le signale
Vidal-Naquet, la pratique des horoi reste exemplaire d’une certaine mentalité. Bien qu’assez
élaborée et sophistiquée en tant que pratique économique, elle reste étrangère à la logique du
profit. En bref, il s’agit dans tous les cas connus de nous de dépenses non productives,
témoignant d’une mentalité aussi différente que possible de celles de commerçants ; il ne s’agit
jamais d’investissements.3
Quelques mots sur le commerce. Lorsque la démocratie voit le jour, à Athènes une
grande partie du commerce était entre les mains des non-citoyens, et non des citoyens qui
prenaient seuls les décisions politiques4. On échange les produits à l’agora et c’est à l’agora
que l’on pratique la politique mais entre la sphère des échanges et la sphère des décisions
politiques il y a une certaine incommensurabilité ou incompatibilité, tout au moins au niveau
des acteurs. Les protagonistes du marché ne sont pas les mêmes que les protagonistes de la
politique. Vernant n’hésite pas à affirmer que, dans le cadre de la cité, le commerce constitue
une sorte de scandale aussi bien pour la pensée que pour la morale.5 Le mouvement
sophistique signe le moment privilégié de ce scandale : dans un régime démocratique où les
décisions sont prises directement à l’agora, il s’agit de faire commerce du savoir bien-parler et
des techniques de convaincre. On pourrait dire que la singularité du sophiste c’est qu’il fait le
pont entre l’agora politique et l’agora économique, d’une certaine manière il homogénéise
l’agora.
1
M. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Payot&Rivages, 2003, p. 107.
P. Vidal-Naquet, La démocratie grecque vue d’ailleurs, op.cit., p. 88.
3
Idem., p. 91.
4
M. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, op.cit., p. 98.
5
J.-P. Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », dans : Travail et esclavage en Grèce ancienne,
op.cit., p. 23.
2
126
Troisième élément : la circulation des femmes inextricablement liée avec celle des
richesses. Pour un mariage en bonne et due forme, une fille se donne et se reçoit avec des
richesses. Certes, on peut toujours prendre chez soi une femme et coucher avec, qu’on l’ait
achetée ou qu’elle soit venue en son plain gré […] Mais cela ne fera jamais un mariage
légitime produisant des enfants légitimes. Point de dot, point de mariage « officiel », telle est la
règle. Comme toutes règles, il y a des exceptions. Ainsi, Socrate.1 Sa femme Myrtô, il l’avait
accueilli sans dot.
Deux paramètres méritent d’être signalés en ce qui concerne l’institution de la dot.
1) Endogamie sociale. Il y a l’exemple indicatif de cette femme de très grand prix dans
l’histoire d’Athènes mais dont aucun auteur n’a considéré important de mentionner son nom.
Elle est fille du très grand réformateur Clisthène, elle épouse l’homme le plus riche de la Grèce,
Hipponicos, puis celui qui donna son nom à son siècle, Périclès, enfin elle épouse Kleinias avec
qui elle met au monde celui qui n’a pas cessé de susciter les passions, le beau Alcibiade. Nous
ne pouvons pas reprendre ici en détail l’arbre généalogique à laquelle participe cette femme.
Une chose est sure, les grandes familles d’Athènes échangent les femmes entre eux, ce qui est
précisément un moyen de maintenir leur puissance. La même femme se transfert d’oikos en
oikos avec sa dot pour accomplir son rôle de reproductrice pour les citoyens et les richesses.
2) La dot comme capital investi. Si la dot n’appartient pas à la femme, elle n’appartient
pas non plus au mari. De la dot, il a la garde, il est l’usufruitier, en tire tous les bénéfices
possibles, mais il doit la rendre intacte quand la femme bouge. […] La dot repose sur un
principe économique finalement très moderne, celui d’un capital qui ne nous appartient pas
mais qu’on tente de faire fructifier en tirant les intérêts.2
Le système de horoi, celui de la dot, on voit bien que les Athéniens ne manquent pas de
pratiques qui dépassent de beaucoup le simple échange des produits. Or, même si on pourrait
parler d’un investissement de capital au sens moderne, il faut souligner que le système obéit
surtout à un principe de stabilité, d’inertie sociale. Si on entend par investissement de capital un
mécanisme d’ascenseur social, il n’en est rien. Avec la dote et l’échange des femmes
l’aristocratie athénienne se reproduit dans un cercle fermé.
Pour finir avec cette brève image à propos des pratiques économiques dans la cité
d’Athèna, un mot sur la présence des femmes dans le marché et sur leur rôle d’acteurs
économiques à l’extérieur de l’oikos. L’historienne Mossé rapporte : En effet, si la condition
juridique de la femme athénienne était une, la situation sociale réelle introduisait des
différences sensibles. L’Athénienne de bonne famille demeurait dans la maison, entourée de ses
servantes, et ne sortait que pour accomplir ses devoirs religieux. Mais la femme du peuple,
1
2
P. Brulé, Les femmes grecques à l’époque classique, Paris, Hachette, 2001, pp. 156-157.
Idem., p. 159.
127
elle, était contrainte par la nécessité de sortir de sa maison, pour se rendre au marché, voire,
comme l’attestent des plaidoyers du IVe siècle, pour compléter par un maigre salaire de
nourrice les ressources du ménage.1
Résumons. Dans l’agora d’Athènes, il y a des étrangers, des esclaves, des femmes de
milieux populaires, et puis les citoyens de tous les milieux. Ces derniers, responsables pour les
décisions politiques prises à la majorité, ont vraisemblablement un rôle minoritaire dans le
champ des échanges marchants.
En ce qui concerne la production « théorique », vu la pénurie des textes réservés au sujet
ainsi que le caractère de ceux que nous disposons, il semble que l’économie en soi n’existe pas
en tant qu’objet de problématisation et de souci. Certes, on trouve souvent des traces et même
des séquences entières, dispersées dans différents genres de textes mais dans tous les cas
l’élaboration économique n’est nullement le visé, elle sert à autre chose. Nous proposons que
l’expérience de la pensée grecque, par la possibilité qui lui est propre, résiste à une théorie
générale de l’économie. L’économie n’est visible qu’en partie, selon une prise de vue politique
et comme pour répondre aux soucis d’une pédagogie des bons citoyens. Tout ce qui est public
est synonyme de politique. Même si on fait des échanges à l’agora, les affaires économiques
relèvent de la sphère privée, la pensée ne doit donc pas les exposer. S’il arrive qu’on cède au
besoin de le faire, ce n’est point pour eux-mêmes, le souci est ailleurs.
Nous apercevons que la topologie entre public et privé, dehors et dedans, politique et
économie, n’est pas facile à établir. Ce ne sont pas des territoires homogènes et opposés entre
lesquels on peut tracer des lignes de frontières strictes et exclusives. Nous avons plutôt à faire
avec un site composite avec des éléments hétéroclites qui se combinent et forment des relations
complexes. En ceci, le dispositif à propos du commerce est emblématique : on l’exerce dans
l’agora (publique) mais étant une affaire d’intérêt privé, il demeure pour la pensée quelque
chose de non-public, voire d’apolitique. D’où le peu d’intérêt que la pensée lui consacre.
Après cette petite géométrie de situation, certes insuffisante, sans tarder d’avantage, il est
temps de commencer notre travail. Notre première visite sera un texte de quelqu’un que l’on
considère souvent moins comme un philosophe que comme un historien. Nous avons nommé
Xénophon et son Oikonomikos dont nous allons accoupler la lecture avec l’Oikonomika de
Pseudo-Aristote. Tout au long de cette première phase des lectures nous utiliserons le travail de
Foucault –autre philosophe à la limite de l’histoire– et plus précisément le deuxième volume de
son Histoire de la sexualité : L’usage des plaisirs.
1
C.Mossé, La femme dans la Grèce antique, Paris, Complexe, 1991, p. 59.
128
1. Oikonomikos
L’Économique de Xénophon est un dialogue qui correspond à l’espace-temps qui nous
intéresse, la Cité d’Athèna à l’âge classique. En revanche, les Économiques est un traité, texte
vraisemblablement plus tardif, classé par les experts comme émanant de l’école d’Aristote.
Tous les deux textes ont un caractère éducatif, ils se donnent comme une interrogation sur la
« technè » et l’« épistémè » de l’économie, un ensemble de préceptes adressés à un homme
libre pour bien gouverner son oikos.
Un mot sur les mots. Dans l’ancien « technè », il y a à la fois l’idée de la technique, d’un
savoir faire appliqué, mais aussi l’idée de l’art, d’une invention et d’une production originale.
L’économie est également désignée comme « épistémè », terme qui appelle au recours à des
pratiques rationnelles. En grec moderne « technè » désigne exclusivement l’art, et « épistémè »,
la science, ce qui fait qu’en lisant le texte de Xénophon, dès la première page un grécophone a
du mal à saisir comment quelque chose peut être à la fois un art et une science. D’Homère
jusqu’à Aristote les deux termes, « technè » et « epistèmè », sont extrêmement mêlés et souvent
indistincts. Quand Platon parle du politique en tant que epistèmôn, on aura du mal à le
considérer comme un précurseur de nos « sciences politiques ». Au regard de tout cet ensemble
de problèmes extrêmement liés, tels l’enseignable de la vertu, le savoir-faire du sophiste et le
non-savoir socratique, le dialogue comme accessibilité à la vérité, beaucoup de nos
malentendus proviennent de ce que science – technique – art sont pour nous des domaines
nettement distincts, relativement autonomes, ce qui ne semble pas être le cas dans la pensée
antique.
Mais laissons du côté pour l’instant ces embarras. L’idée que nous aimerions suggérer est
que la problématisation de l’économie s’inscrit moins selon une démarche théorique, si l’on
entend par là une volonté de savoir purement spéculative, que selon un intérêt pratique. Mais la
distinction elle-même, si chère pour nous les modernes, entre « théorie » et « pratique » n’est
pas convenable. Toutefois, en lisant les deux textes en question, la première impression qu’ils
nous donnent est que leur élaboration ne dépasse pas les limites de la naïveté. Ce sont
généralement des textes méprisés pour leur force conceptuelle, considérés surtout comme
témoignage de la vie quotidienne et des coutumes économiques. D’où le peu d’intérêt que les
philosophes et les économistes ont montré envers eux.
On ne cesse d’étudier les divers textes que l’Antiquité nous a transmis, mais pour ce qui
touche à l’économie, la chose semble résolue, les Grecs ont des esclaves, leur réalité
économique les empêche de produire des concepts auxquels notre esprit des droits de l’homme
129
puisse s’y intéresser. C’est incontestablement un fait : quelles que soient les critiques articulées
à propos de l’esclavage, et surtout par le mouvement sophistique, pour l’ensemble de la pensée
ancienne la communauté humaine ne peut pas se passer des esclaves. Une communauté sans
esclaves, où il n’y aurait que des hommes libres est pour eux quelque chose d’impensable. Le
problème est de savoir qui, comment, et dans quelle mesure.
Une des conséquences clés de la technologie dans le monde du travail aujourd’hui est la
création d’un techno-environnement qui permet de travailler partout et tout le temps. On n’a
plus besoin de travailler quelque part, le « réseau » nous permet de travailler partout.
L’unification des technologies via le numérique conduit à l’éclosion d’un univers de travail
homogène, continu, mobile, accessible à distance, et à tout moment. Mais au point où il n’y a
plus ni des lieux ni des horaires fixes, mais des travailleurs nomades, disponibles anytime,
anywhere, la condition formelle de l’esclave est peut-être encore valable.
Fait divers : « La Cour européenne des droits de l’homme examine aujourd’hui à
Strasbourg, la plainte d’une jeune Togolaise qui accuse la France de ne pas l’avoir
suffisamment protégée contre le travail forcé. Elle a été la domestique non rémunérée d’un
couple de Parisiens aisés durant quatre ans, entre l’âge de 16 à 20 ans. Ses employeurs n’ont
été condamnés en appel qu’à verser une amende de 10.000 francs (1500 euro) pour emploi
d’une personne en situation irrégulière, alors qu’ils avaient été condamnés en première instance
à un an de prison, dont cinq mois fermes. La justice française a en revanche refusé de
condamner le couple pour conditions de travail et d’hébergement incompatible avec la dignité
humaine » [agence Reuters, journal Métro daté 3 mai 2005]. On nous objectera qu’au moins la
jeune Togolaise peut avoir recours à cette Cour européenne des droits de l’homme. Mais parmi
les milliers et les milliers de cas qui existent près de chez nous, combien de tous ces gens ont
effectivement recours à cette Cour et à sa justice ? Combien de sans-papiers ont droit à nos
droits ?
Il n’est pas si sûr qu’on ait définitivement aboli l’esclavage, il semble plutôt que chaque
époque invente ses esclaves. Entre les cadres-nomades et la jeune Togolaise, certes les choses
ne se jouent pas de la même manière, mais nous ne parviendrons pas à une analytique du
monde de travail dans lequel nous habitons tant que nous n’acceptons pas de retravailler, dans
les conditions qui nous sont propres, ce qu’est la condition d’un être esclave. L’impensable de
l’esclavage à présent, rien qu’un dépassement vers l’avant, n’est peut-être que le signe d’un
mutisme autistique.
On lit les textes Anciens, leur approche de l’économie et leurs thèses sur l’esclavage,
avec mépris, un peu choqué de leur cruauté, un peu flatté de ce que nous, nous avons acquis.
C’est une habitude, un geste répétitif, on les explique à partir du régime économico-politique
qui les encadre, au lieu de leur demander de nous aider à penser un peu le notre, on voit
130
clairement leur impasses, au lieu de s’en servir pour voir les notres. Il est peut-être temps de
changer de lunettes et expérimenter d’autres gestes de lecture.
Avant d’y entrer, voyons un petit peu l’architecture textuelle de l’ouvrage de Xénophon.
Il s’agit d’un dialogue avec quatre personnages principaux, combinés en trois couples
d’interlocuteurs. D’abord, il y a la discussion entre Critobule et Socrate, ensuite, il y a la
narration du dialogue entre Socrate et Ischomaque, dans laquelle s’insèrent les propos entre
Ischomaque et sa femme. Trois dialogues emboîtés les uns dans les autres : 1) un homme
(Critobule) cherche à s’in-former pour pouvoir bien gouverner son oikos et s’adresse à un
maître dans la cité (Socrate). 2) Ce maître expose son non-savoir, mais il entreprend de
raconter à son interlocuteur les propos qu’il a eu avec un autre homme (le kalos kagathos
Ischomaque) reconnu posséder le savoir en question. 3) Ce dernier, au cours de son exposition,
est amené à raconter les conversations échangées avec sa femme, la seule des personnages qui
reste innommable. A la surface des choses, nous avons donc un élève d’économie (Critobule),
un maître dans la cité –encore que très paradoxal puisqu’il prétend souvent ne rien savoir–
(Socrate), un maître d’économie (Ischomaque), enfin, une femme innommable.
L’Économique se donne comme un texte pédagogique de l’art de gouverner mais aussi
comme un traité sur l’art de l’agriculture. Xénophon a écrit d’autres traités didactiques, comme
celui sur la chasse ou l’équitation, mais son Économique n’est pas un ouvrage didactique
comme les autres. Il est affirmé qu’afin d’acquérir la connaissance des principes du travail de la
terre, « il suffit d’ouvrir les yeux et d’avoir du bons sens ». A la différence d’autres techniques,
l’agriculture est présentée comme un art qui ne demande pas un savoir-faire spécifique.
Ischomaque est riche. Chantraine signale que le personnage apparaît représentatif de
certaine petite aristocratie ou de certaine « bourgeoisie ».1 Le paysage dans lequel s’inscrit
donc cette leçon d’économie est socialement et politiquement très marqué. Il s’adresse au
monde des propriétaires fonciers, par contraste avec le monde des artisans. Il faut s’attarder un
peu sur cette opposition qui recoupe, par ailleurs, la complexité de la notion de technè et de ses
divisions.
Vernant : l’ensemble des activités agricoles, qui sont à nos yeux intégrées aux conduites
de travail, reste pour le Grec extérieures au domaine professionnel. Pour un Xénophon,
l’agriculture s’apparente à l’activité guerrière plus qu’aux occupations des artisans. Le travail
de la terre ne constitue pas un métier, ni un savoir-faire technique, ni un échange social avec
autrui. Et le portait psychologique du cultivateur peinant sur son champ se dessine en antithèse
1
Notice de Chantraine en introduction de sa traduction de l’Economique, Paris, Belles lettres, 1949, p. 8.
131
1
avec celui de l’artisan à son établit. Vernant essaye de faire surgir, en étant proche au texte de
Xénophon, que le travail de la terre s’apparente plus à la technè de la guerre ou à celle de la
politique qu’à la technè des artisans. Ce qui est en jeu, c’est la différenciation hiérarchique
entre différentes formes de technè.
Dans son texte intitulé « Aspects psychologique du travail dans la Grèce antique »
Vernant déploie son analyse dans un face à face avec la conception marxienne du travail.
Comme nous avons vu dans notre glossaire, pour la pensée antique le travail en tant que forme
particulière d’activité humaine est irréductiblement hétéromorphe et multiple, on n’y trouvera
pas une conception du « travail en général ». Toutes ces différentes activités qui participent à
l’ensemble de l’activité laborieuse sont réfléchies comme une multiplicité pure, soustraite à
tout concept de l’un. Nous disions tout à l’heure que l’économie en soi n’existe pas, ni
d’ailleurs la femme en soi, à quoi il faudrait ajouter que le travail n’existe pas non plus.
Manifestement, dans les lectures qui vont suivre, du point de vu de notre démarche, notre
travail ne consistera ni plus ni moins que de traiter l’inexistant. Mais laissons le terme pour
l’instant dans nos bagages.
L’économie politique comme nouvelle forme de rationalité n’est possible qu’à partir
d’une unification de tous les travaux, si divers soient-ils, dans une catégorie intégrante : le
travail abstrait. Mais la production de ce concept, le travail, cela n’est possible que dans le
cadre d’une économie pleinement marchande où toutes les formes de travail visent également à
créer des produits en vue du marché.2 Le point décisif est celui de la valeur. Tandis que le
travail, créateur de la valeur d’échange, est du travail général, abstrait, égal, le travail
créateur de la valeur d’usage est du travail concret et spécial qui, pour la forme et la matière,
se décompose en des façons de travail infiniment diverses.3 Dans les deux cas, le travail est
réfléchi comme créateur de valeur, le point fondamental est donc que la valeur est réfléchie en
termes de production, de poièsis. Nous allons essayer de montrer que ce n’est pas le cas dans
l’expérience de la pensée grecque, la production ne constitue pas l’horizon du pensable de la
valeur. Ce n’est pas une question de poièsis mais de praxis.
C’est à travers ce prisme qu’il faut essayer d’entendre l’attitude dépréciative envers le
travail de l’artisan. A la différence du monde d’Homère, à l’époque de la Cité-Etat la technè se
libère du magique et du religieux. A côté des agriculteurs, des guerriers, des magistrats civils
et religieux, l’artisan forme une catégorie sociale particulière dont la place et le rôle sont fixés
strictement. Etrangère au domaine de la politique comme à celui de la religion, l’activité
artisanale répond à une exigence de pure économie. L’artisan est au service d’autrui.
1
Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », op. cit., p. 28.
Idem.
3
Idem. (note 3), nous reprenons la citation par Vernant de Marx : Contribution à la critique de l’Économie
politique, p.30 de traduction Molitor, (je souligne).
2
132
Travaillant pour vendre le produit qu’il a fabriqué – en vue de l’argent –, il se situe dans l’Etat
au niveau de la fonction économique de l’échange.1 Le propre de l’artisan est le fait qu’il n’a
pas l’usage de ce qu’il produit. D’où cette nuance de servitude et de servilité souvent prêtée à
ce métier.
On retrouve souvent dans les textes ce départage hiérarchique des technai respectivement
non pas à leur contenu (ce qu’ils produisent) mais par rapport à leur forme. Les arts/techniques
dans lesquels on a usage de ce qu’on produit (comme l’agriculture) sont systématiquement plus
valorisés que ceux dans lesquels la production d’un objet est dissociée de la capacité de son
usage par le sujet lui-même (comme l’artisanat).
Et pourtant. Le rapport de la philosophie avec les artisans demeure dans l’ambivalence.
Dans la mesure où il s’agit de produire du savoir indépendamment de son usage, le philosophe
ne se reconnaît pas dans la figure de l’artisan, tel le producteur des fluttes qui ne sait pas jouer
de la musique. Mais dans la mesure où la philosophie se donne comme une technique de
subjectivisation et non pas une accumulation de savoirs, alors oui, le philosophe se veut un
artisan qui travaille minutieusement la matière de son existence. Le sophiste a un savoir-faire,
produire des beaux discours. Le problème de Platon n’est pas les beaux discours, lui-même en
écrivant, il en produit. Le problème philosophique c’est : à quoi ça sert ? C’est une question de
χρήµα.
A propos de la question de la technè et de ses formes, dont celle de l’économie, c’est le
moment de revenir sur la distinction que nous avons vu dans notre glossaire entre « ποίησις » et
« πράξις ». L’opération de l’artisan est une poièsis, dans la mesure où il s’agit de fabriquer un
objet extérieur à l’agent et à l’activité qui l’a produit. Or, dans le contexte d’une pédagogie
politique dont fait partie la pédagogie économique, le problème n’est pas celui de la production
mais de l’acte. Il faut laisser la formule de Vernant passer en boucle : l’homme « agit » quand il
utilise les choses, non quand il les fabrique. Dans la mesure où l’acte est une question de
l’usage, on voit mieux pourquoi un art dans lequel on n’a pas usage de ce qu’on produit est
moins valorisé, et comment l’art économique pour autant qu’il est rangé formellement au
même plan que celui de la guerre ou de la politique est, en dernier ressort, orienté autour de la
question de l’acte et non pas, comme c’est le cas dans la science économique moderne, autour
de la production.
Si on entend par technique la rationalité effective qui permet de produire plus, mieux, et
avec moins de travail humain, il en résulte que la question de l’économie, posée du côté de la
praxis et non pas de la poièsis, est forcément liée à une autre idée de la technique.
1
Vernant, « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs », dans : Travail et
esclavage en Grèce ancienne, op. cit., p. 38.
133
D’un point de vue objectif, la technique grecque n’a pas dépassé le stade pré-mécanicien
défini comme technique de l’organon. L’outil, mu directement par l’homme, est un
prolongement de ses organes. Il s’agit de multiplier la force humaine ou animale à travers une
variété d’instruments. De fait, les Grecs, qui ont inventé la philosophie, la science, la morale,
la politique, certaines formes d’art, n’ont pas été sur le plan de la technique des novateurs.1
Il faudrait essayer de réintroduire la question de la technique du point de vue subjectif de
ce qui différencie l’outil de la machine. Les Grecs ignorent la machine à vapeur, mais leur
réflexion sur l’économie est moins un outil pour produire de manière plus rationnelle, qu’une
machine de subjectivation configurée par les exigences d’une pédagogie politique. A l’aide du
travail de Foucault, nous allons voir comment la question de l’économie est abordée en termes
de ce qu’on appellera la technologie de l’usage comme élément fondamental des techniques de
subjectivation politique.
Plan de lecture
L’ancienne théoria, c’est aussi l’action de voir un spectacle. Pour ce qui est du spectacle
de l’Économique nous pouvons regrouper le mouvement du texte en deux grandes séquences.
La première est celle dont les personnages sont Socrate et Critobule et comprend (a) une scène
des définitions et puis (b) un éloge à l’agriculture. Dans cette première séquence nous
trouverons le paradoxe du Socrate-oikonomos, un homme sans métier qui passe son temps libre
à dialoguer dans l’agora, un homme riche dans sa pauvreté même puisque ce qu’il a lui suffit.
Tout ce qui entoure le personnage de Socrate fait de lui un oikonomos excentrique,
exceptionnel, en contraste avec l’oikonomos canonique, rôle interprété par Ischomaque. Nous
pouvons souligner d’entrée que l’introduction à cette leçon d’économie, ainsi que les premiers
éléments à propos de la femme-économique, se fait par l’exception. Dans cette leçon
économique à laquelle nous allons participer, c’est le forçage de l’exception qui sert de levier
pour cheminer vers la règle et non pas l’inverse.
La deuxième séquence est de structure plus complexe et se déploie en trois temps. a)
L’abord d’Ischomaque par Socrate, puis, b) la leçon d’Ischomaque qui se divise à son tour en
deux branches. L’une touche aux taches de la femme dans l’oikos, l’autre se réfère à ses
propres tâches en tant que maître-oikonomos. L’exposition des deux n’est pas uniforme. Au
sujet de la femme, la forme utilisée est le dialogue (i). Ischomaque raconte les propos échangés
avec sa femme. La scène publique reste en arrière-plan, puisqu’il s’agit toujours du dialogue
entre Socrate et Ischomaque, mais nous avons la superposition des fragments de cet autre
dialogue entre Ischomaque et son épouse. Dialogue fragmentaire, c’est la seule partie du texte
1
Idem., p. 39.
134
qui se déroule dans la maison, en une scène privée. Pour ce qui reste de la leçon, les tâches
propres au maître oikonomos, Ischomaque se limite à un exposé (ii). La scène publique revient
en premier plan.
Nous allons organiser notre lecture autour des deux grandes thématiques : (1) les
définitions de l’art économique et (2) la leçon adressée à la femme dans l’oikos. Il faut
souligner que ce regroupement n’est qu’un artifice afin de nous orienter dans le texte. Notre
lecture sera motivée par certaines questions que nous avons à travailler avec le texte de
Xénophon. Comment et dans quelle mesure l’économie est pensable ? Comment la femme
devient pensable dans cette économie ? Qu’est qui la différencie et de l’esclave et du maître ?
Qu’elles sont ses tâches, son ergon économique?
Il est évident que nos questions et nos soucis ne sont pas ceux de notre auteur pour qui le
véritable sujet, et source de problématisation, est la pédagogie d’un bon oikonomos. D’ailleurs,
c’est le cas pour l’ensemble des textes anciens que nous entreprenons de lire au cours de ce
travail, aucun d’entre eux n’a comme sujet direct « la femme dans l’oikos ». Notre lecture
s’inscrit dans une entreprise d’usage des produits que l’on trouve dans différents textes, et cela
dans un souci politique, à présent. Nous ne prétendons pas à un usage orthodoxe. De l’usage, il
y de l’un mais il n’y a pas l’Un. Une chose (en l’occasion un texte sur l’économie) produite à
l’origine pour une raison (la pédagogie d’un bon oikonomos) peut être autrement efficace,
autrement utile. Notre travail consiste à faire surgir « la femme dans l’oikos » comme un
moyen de penser la politique à l’heure de notre présent de domination économique. Il ne s’agit
donc pas d’expliquer ces textes, mais d’essayer de faire-avec. En résonance avec les mots de
Deleuze, nous n’apprenons rien avec celui qui nous dit : fais comme moi. Nos seuls maîtres
sont ceux qui nous disent « fais avec moi », et qui, au lieu de nous proposer des gestes à
reproduire, surent émettre des signes à développer dans l’hétérogène.1 Il est temps de
commencer notre lecture.
(1) Définitions
Ce qu’est l’économie : son ergon
Au début du dialogue les deux interlocuteurs reconnaissent l’économie en tant
qu’épistémè et technè. Les deux termes s’emploient de façon interchangeable, et la première
question est de savoir quel est l’ergon propre à l’économie.
Arrêtons-nous un peu sur le mot. Le terme constitue une catégorie centrale chez les
Anciens, il apparaît de façon systématique dans le traitement de différents sujets. On dirait que
1
Deleuze, Différence et répétition, op.cit., p. 35.
135
chaque entreprise du logos sur une chose, tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, se traduit
en une interrogation de son ergon et/ou de son khrèma : Qu’est-ce qu’elle fait ? A quoi ça sert ?
Quelle qu’elle soit la démarche spéculative ces deux questions ne cessent de revenir. L’ergon
de la pensée, c’est l’interrogation sur l’ergon des ces objets : n’est pensable que ce qui fait ou
sert à faire. D’après notre glossaire, le mot ergon désigne de manière indiscernable l’action, le
travail, ainsi que le produit de ce travail. D’après Vernant, le mot ἔργον marque le contraste
entre l’ « accomplissement » de la praxis et le produit du travail poétique de l’artisan ; l’ἔργον
fait contraste avec le ποίηµα.
Quel est donc l’ergon propre à l’économie ? Critobule donne une première définition :
« oἰκονόµου ἀγαθοῦ εῖναι εῦ οἰκεῖν τὸν ἑαυτοῦ οῖκον » [1]. Le premier élément à noter est
que la question de l’ergon donne une réponse en termes d’agathon. L’articulation des mots
oikonomou, oikein, oikos, sert à la cohésion de la définition : « le bien [agathon] de l’homme
économique/homme instruit de l’économie [oikonomos1] est de bien administrer [eu oikein] sa
maison [oikos] ». On traduit l’expression « eu oikein » par « bien administrer », un choix
autorisé par la suite du texte. Nous pouvons cependant y ajouter un trait supplémentaire qui
résonne à une oreille grecque, à savoir que « oikein » veut dire aussi, et surtout, « habiter ».
Mise à part la capacité de bien administrer l’oikos, l’énoncé renvoie aussi à une certaine façon
de l’habiter, une technè de l’habitation est convoquée. Et là où l’habitation est en cause,
l’habitude l’est aussi. Heidegger a travaillé là dessus. Mais poursuivons avec le texte.
En réponse à cette première définition, Socrate remarque que si l’économie est un art, par
analogie aux autres arts, celui qui le dispose devrait être capable de le pratiquer non seulement
pour lui-même, mais aussi pour autrui en échange d’un salaire. « Un charpentier capable
pourrait aussi bien faire pour autrui le même travail que pour lui-même », il en va de même
pour un bon oikonomos. Ainsi, Critobule décrit la fonction d’un oikonomos salarié : il gagnerait
un bon salaire « s’il pouvait, après s’être chargé d’une maison, en payer toutes les dépenses,
faire des économies et accroître cet oikos ». L’image n’est pas loin de celle d’un manager
moderne d’une société dont il n’est pas lui-même le propriétaire.
Le texte original mérite d’être cité : « εἰ δύναιτο οικον παραλαβὼν τελεῖν τε ὅσα δεῖ καὶ
περιουσίαν ποιῶν αὔξειν τὸν οικον ». Trois choses à souligner. 1) Rappelons-nous que ce qu’il
est en cause est l’ergon d’un bon oikonomos. Dès l’entrée, une certaine notion de la croissance
économique est convoquée. La croissance est établie comme objectif principal de l’économie
1
Avec le jeu de l’article, le grec peut donner la fonction des noms à n’importe quel mot (verbe – ex. to prattein,
adjectif – ex. o kalos, et même phrase entière – ex. to eu oikein). Ainsi, oikonomos est un adjectif subjectivé, en
grec ancien il désigne à la fois celui qui pratique des économies et celui qui est instruit à cette epistèmè/technè. En
revanche, en grec moderne les deux significations sont nettement séparées. On appelle oikonomos celui qui fait
des économies (pratique) mais on appelle oikonomologos l’économiste (théorie).
136
[αὔξειν τὸν οικον]. Mais cet « αὔξειν » s’accouplera par la suite, nous le verrons comment,
avec un objectif de « συναύξειν », et là il s’agira de faire appel à la fonction économique de la
femme et à son « συνεργον ». 2) Le mot « δύναιτο » renvoie à « δύναµις », il nous importe de
le souligner car il nous servira de pivot quand il s’agira par la suite d’aborder l’attribution des
fonctions dans l’oikos, la répartition des travaux entre le maître et sa femme, et leur différence
de dynamis. 3). Enfin, quant à l’expression « περιουσίαν ποιῶν », nous la retrouverons
plusieurs fois dans le texte original. Chantraine la traduit très différemment respectivement au
contexte, ce qui montre l’ambiguïté et la richesse signifiante de l’expression.
Deux remarques : I) περιουσία : entre son origine ancienne et sa signification moderne, le
mot a subit une métamorphose. En outre, il est extrêmement lié avec notre mot-valise, khrèma.
Explications. Aujourd’hui, περιουσία désigne : 1) l’ensemble des biens matériels dotés d’une
valeur que quelqu’un possède. 2) métaphoriquement, tout ce que quelqu’un possède de
précieux : ses enfants, ses amis, etc. 3) une grande somme d’argent / ex : cette jupe m’a coûté
une periousia = elle m’a coûté très cher.1 De manière générale, on traduit periousia par
« fortune », « propriété », « richesses ». Mais à la différence du mot khrèma qui désigne
exclusivement l’argent, periousia garde encore une référence à quelque chose doté d’une valeur
qui n’est pas exclusivement matérielle. Cette polysémie du mot periousia en grec moderne
explique le choix des traducteurs grecs qui tout au long du texte de Xénophon traduisent
l’ancien khrèma par periousia.
Voyons maintenant son ancêtre, et son étymologie. Periousia est un mot complexe
(peri+ousia). Ousia nous la reconnaissons, c’est une des catégories centrales de l’ontologie
généralement traduit par : essence, substance. Quant à l’autre composant, « περι- » est ce qui se
trouve autours ou ce qui entoure (d’où périphérique, périphrase, etc.). Dans le dictionnaire de
Bailly nous lisons : περιουσία : 1. le fait de survivre, d’être sauver. 2. ce qui est de reste i)
reste, excédent ii) superflu 3. supériorité. Pour retourner à notre lecture, il est évident que
περιουσία au sens d’excédent résonne dans le texte avec l’expression « αὔξειν τὸν οικον ».
La croissance économique c’est la production d’un excédent.
II) ποιῶν, du verbe ποιῶ (produire, faire). Dans le Glossaire, nous avons pris le temps
pour souligner cette homonymie singulière qui concerne toute cette famille des mots autour de
poiô : poésie, poète, etc. A savoir, l’homonymie selon laquelle le même mot (ex : poièsis)
renvoie à quelque chose qui peut être à la fois l’ensemble référentiel (production en général) et
une partie de cet ensemble (production singulière). Cette même homonymie (partie/ensemble)
existe aussi pour le signifiant « homme ». D’où le syntagme de notre grammaire « l’homme
habite en poète ». En entrant, petit à petit, dans le vif du sujet, la leçon d’économie, la question
1
Dictionnaire de la langue Grecque Moderne Μπαµπινιώτης.
137
de la production, de la division du travail, et du rapport des dynameis entre les membres de
l’oikos, la fonction des ces mots nous importent beaucoup. Pour l’instant nous pouvons extraire
du passage que dans l’économie le dispositif de poein se lie avec le dispositif de la croissance
économique.
Tout le soin que nous avons pris pour distinguer, à l’aide de Vernant, poièsis de praxis
consiste en ce que la question de l’économie en tant que praxis (faire) n’est pas la même chose
que l’économie réfléchit en termes de poièsis (produire). Si dans l’économie tout est
production, à la fois l’ensemble référentiel et une partie de cet ensemble, parler de syn-poièsis
est vide de sens, tout est poièsis. Mais de même que le « αὔξειν τὸν οικον » s’accouplera avec
un « συναύξειν », et l’« εργον » économique avec un « συνεργον », de même nous trouverons
l’idée d’une synpraxis. Pour l’instant nous ne faisons qu’amorcer les problèmes avec un travail
sur les mots.
La première définition de l’art économique exige une précision de ce qu’est un oikos.
Advient alors une deuxième définition : « oἶκος ἀνδρὸς εἶναι ὅπερ κτῆσις » [2]. Jusqu’ici il
était question de l’oikonomos, mot qui se réfère à l’homme de façon indiscernable. Dans cette
deuxième définition, c’est de l’homme/mâle [ἀνδρός] qu’il s’agit, et l’oikos s’identifie à la
ktèsis. Une petite consultation de notre glossaire nous rappelle que ktèsis entraîne une nuance
active, c’est moins une disposition statique de posséder qu’une disposition active d’acquérir. Le
passage établit donc que si l’oikos s’identifie à la ktèsis, la ktèsis a un caractère proprement
masculin. Force active tournée vers le dehors, la ktèsis appartient au maître oikonomos, et
renvoie à la force d’accroître l’oikos [δύναιτο περιουσίαν ποιῶν καὶ αὔξειν τὸν οικον].
Donc : maître = dynamis de ktèsis. Dans l’oikos, le pouvoir appartient au maître, en
même temps sa force se dispose en tant que force d’appropriation et de possession. Dans
l’article de notre glossaire réservé à la force, nous nous sommes aventurés à cerner un peu le
couple δύναµις/ισχύς à l’aide du couple français puissance/pouvoir, tout en amenant à la
discussion la question de La possibilité. Ainsi, nous avons suggéré que ce qui fait que le
pouvoir est pouvoir, c’est l’appropriation du possible, l’organisation de la force en tant que
force d’appropriation et de possession. La dynamis de ktèsis du maître, c’est aussi son ισχύς.
A la lumière de ces considérations, nous disposons donc d’un première ensemble de
termes qui tissent le portait du maître-oikonomos : dynamis d’acquisition et d’appropriation,
croissance économique, dynamis poétique. De l’ensemble à la partie, dans l’économie seul le
poète construit sa propre mesure, le maître-oikonomos est autonome et ne se limite que par luimême. D’où aussi le souci pédagogique, car cet oikonomos-poète doit apprendre à se gouverner
lui-même pour pouvoir gouverner les autres.
138
Articulation : Ktèsis/ktèma – (khrèsis)/khrèma
Suivant l’enchaînement des définitions, nous trouvons ensuite une élaboration autour du
terme ktèma. Critobule indique qu’il appelle ktèma « tout ce que l’on possède d’utile » : ὅ τι γέ
τις ἀγαθὸν κέκτηται. Juste après Socrate éclaircit : « tu appelles donc ainsi tout ce qui
avantageux à chacun » : τα ἑκάστῳ ὠφέλιµα κτήµατα καλεῖν » [3]. La décision de Chantraine
de traduire « agathon » par « utile » est très significative. Les deux interlocuteurs prennent soin
d’établir que ktèma ne se réduit pas au simple fait de posséder, qu’il n’est pas commensurable à
la simple propriété. D’où le contre-exemple des ennemis. On a des ennemis mais il serait
absurde des les considérer comme propriété. Ce raisonnement par l’absurde sert à réfuter
l’appréhension habituelle de ce qu’est un ktèma. Or, par la suite, lorsqu’il s’agira d’aborder ce
qu’est un khrèma, l’exemple des ennemies est repris, avec des affirmations tout au moins
surprenantes. Restons ici.
Le fait que ktèma n’est pas commensurable à la simple propriété, cela exige que le mot ne
doive pas être compris au sens habituel mais qu’il acquière une signification technique. Un
usage technique s’établit en contraste avec l’usage habituel du mot, si l’art économique appelle
à un art de l’habitation (eu oikein), cette dernière se démarque de l’habitude. Jusqu’ici les
définitions établissaient des relations entre des mots, maintenant la définition porte à l’intérieur
du mot. Discours du maître en plein exercice.
Dans la mesure où ktèsis désigne l’action de s’approprier de quelque chose, dont ktèma
serait le résultat, forcément tout déplacement au regard de ce qui est considéré comme ktèma
affecte immédiatement la considération de ktèsis elle-même. Pour autant que ktèma n’est pas la
possession, mais la possession des choses utiles, il n’en demeure pas moins que ktèsis doit être
appréhendée non pas comme la simple acquisition mais l’acquisition des choses utiles. Le
« περιουσίαν ποιῶν αὔξειν τὸν οικον » se démarque petit à petit de l’objectif de la simple
accumulation des richesses. Il s’ensuit de la définition même de ktèma que ni la propriété ni sa
croissance ne peuvent être une fin économique en soi. L’économie ne peut être réduite à cet
ergon, elle fait appel à un certain synergon.
L’appréhension de ktèma se noue de manière inextricable à une certaine idée de l’usage et
de l’utilité. Nous apercevons dans le texte de Xénophon un glissement entre les termes
« κτήµα » et « χρήµα ». Afin de s’en apercevoir, voyons de plus près les décisions que les
traducteurs, grecs et français, sont amenés à prendre à propos d’un passage indicatif. Citons
d’abord le texte :
Σὺ ἔοικας τὰ ἐκάστω ὠφέλιµα κτήµατα καλεῖν. Πάνυ µὲν ουνµ ἔφη τὰ δέ γε βλάπτοντα
ζηµίαν ἔγωγε νοµίζω µᾶλλον ἢ χρήµατα. Κἂν ἄρα γέ τις ἵππον πριάµενος µὴ ἐπίστηται
139
αὐτῶ χρῆσθαι, ἀλλὰ καταπίπτων άπ΄αύτοῦ κακὰ λαµβάνη, οὐ χρήµατα αὐτῶ ἐστιν ὁ
ἵππος...Οὔκ, εἴπερ τὰ χρήµατά γ’ἐστὶν ἀγαθόν (I 7,8).
Dans la toute première phrase, il s’agit de définir ce qu’on appelle ktèmata : τὰ ἐκάστω
ὠφέλιµα, les choses avantageuses. Ensuite, la deuxième phrase énonce que les choses qui sont
nuisibles doivent être considérées comme un dommage [ζηµίαν] et non pas comme, et c’est là
effectivement le glissement, khrèmata. Le traducteur français décide de traduire khrèmata par
« bien », les traducteurs grecs par « περιουσία ». A la base de sa décision, le traducteur français
est obligé de traduire la dernière phrase de la sorte : « les biens [khrèmata] doivent être des
choses utiles [agathon] ». Mais à strictement parler « khrèmata » veut dire des « choses utiles »
et « agathon » le bien. La phrase est tout à fait renversée comme dans un jeu de miroir. Sur ce
point les traducteurs grecs ont moins de problèmes. Ils peuvent traduire la même phrase en
disant que : « periousia est quelque chose de bien (le mot utilisé est « καλό ») ». Mais
periousia doit être pris ici au sens métaphorique du terme. Les traducteurs profitent ici du fait
que la polysémie du mot periousia peut servir de support pour restituer l’ancien khrèma. Ainsi,
le grec moderne permet de reproduire les emboîtements du texte original, alors que le
traducteur français est obligé d’opérer une traduction qui privilégie le sens de la forme.
De toute façon ce que tous les traducteurs ont à affronter est que tout au long du passage
le signifiant khrèmata opère à plusieurs niveaux. Xénophon exploite sa polysémie. La première
phrase établit que les ktèmata sont des choses avantageuses, et non pas la propriété en tant que
telle. Mais ce que le logos doit définir au sujet de ktèmata, à savoir sa non-commensurabilité
avec la possession et son aspect d’utilité, le mot khrèmata le comprend déjà en tant que tel.
L’art du poète est de pouvoir se servir des polysémies que sa langue lui fournit pour dire le plus
des choses possible tout en faisant l’économie des mots. C’est ce qui fait d’ailleurs d’un poète
un bon oikonomos des mots.
Un mot sur l’agathon. Nous l’avons rencontré à l’entrée du texte comme réponse à la
question de l’ergon. Nous retrouvons maintenant l’agathon en tant que khrèma. Le texte établit
que l’agathon n’est pas quelque chose que l’on possède, ni une affaire d’acquisition, c’est
avant tout une question d’usage. « L’homme agit quand il utilise les choses non pas quand il les
fabrique ». Le problème de l’acte est un problème d’usage, l’agathon est ergon et khrèma.
L’économie advient au pensable à partir de ce point : le bien n’est pas une propriété, encore
moins une propriété privée (idio-ktèsia), c’est une fonction de l’usage. L’idée de son « il y a »
est purement opératoire.
Nous avons vu la définition de ktèma et son glissement vers khrèma. Il importe cependant
de souligner que si la définition technique de ktèma se noue de manière inextricable avec celui
de khrèma, Xénophon évite soigneusement de les identifier. Alors qu’il remplace
140
systématiquement dans son texte l’un avec l’autre, à aucun moment il ne met dans les lèvres de
ses personnages une phrase qui identifierait de façon claire et nette les deux notions. Ktèma et
khrèma sont dans le même sans pour autant qu’ils soient identiques, ce qui aménagera par la
suite les fonctions différentielles (ergon /synergon) des agents de l’oikos et de leur dynameis.
Mais dire que le même n’est pas l’identique, qu’est-ce que cela veut dire ? Dans un
utilitarisme opportuniste nous faisons appel à Heidegger. Dans le chapitre sur la traduction,
nous avons essayé d’aborder la notion heideggérienne de correspondance articulée précisément
sur la base de la distinction entre le même et l’identique. Dans un langage heideggérien, nous
pourrions donc tenter de traduire la technè économique comme une procédure de
correspondance entre l’ergon de la ktèsis et le synergon de la khrèsis. Qu’il nous suffise pour
l’instant de laisser l’affaire à sa mention.
Il est temps de prêter attention sur ce que nos deux interlocuteurs disent au sujet de
khrèmata. Nous trouvons deux énoncés: « τά χρήµατά γ’ἠστὶν ἀγαθόν », « τὰ ὠφελοῦντα
χρήµατα εῖναι ». Les attributs sont donc les mêmes que pour les ktèmata. La question est de
savoir quand, et dans quelle mesure, une chose doit être considérée comme khrèma. Les deux
interlocuteurs affirment que « les mêmes objets, pour qui sait bien user de chacun d’eux sont
khrèmata, et pour qui ne le sait pas, ne sont pas des khrèmata » : « ἐπισταµένῳ χρῆσθαι » voilà
le paramètre décisif de l’équation dont les différentes choses sont les variables. Tout en gardant
en tête les rapports complexes entre épistémè et technè, nous proposerons de traduire
l’expression « ἐπισταµένῳ χρῆσθαι » par « technologie de l’usage ».
Ainsi, par exemple les flûtes « pour qui sait [ἐπισταµένῳ] en jouer convenablement
[ἀξίως λόγου αὐλεῖν] sont des biens [χρήµατα] ; mais pour qui ne sait pas, les fluttes ne valent
pas plus que d’inutiles cailloux ». A moins qu’il ne les vende. Socrate et Critobule
reconnaissent que les flûtes peuvent être aussi des khrèmata, si on les vend. La technologie de
l’usage [ἐπισταµένῳ χρήσθαι] enveloppe le commerce et l’échange, le « ἐπίσταται πωλεῖν ».
Ce qui est important de souligner est que la marchandisation d’une chose fait partie de son
usage. Vendre les fluttes est une manière de les utiliser.
Aux antipodes de notre science économique qui n’a pu s’autonomiser comme domaine de
savoir qu’en construisant comme objet la sphère des échanges, nous voyons bien que pour un
Xénophon le domaine des échanges ne constitue pas un domaine d’activité relativement
autonome ou isolable. Les échanges en soi ne sont pas un antikeimeno de pensée. C’est le
« ἐπίσταιτο χρήσθαι » qui fonctionne comme cadre pour le « ἐπίσταται πωλεῖν », le domaine
de l’échange est un sous-ensemble de l’ensemble général que constitue l’usage. Mais à son tour
141
l’usage ne fonctionne en tant qu’ensemble référentiel que dans une problématique de praxis et
non pas de production.
Du point de vue de la production (poièsis), l’usage se dispose en tant qu’usage des outils,
dont l’intellect humain lui-même, dans un objectif de croissance : produire plus et avec un
moindre effort, augmenter la productivité des forces productives pour acquérir un excédent
(periousia), ne serait-ce qu’un excédent de jouissance. Le plus-de-jouir se trouve dans un
rapport direct avec une conception objective de la technique en tant que production/usage
rationnelle des outils et croissance de l’efficacité, elle-même synonyme du profit. Dans ce
sens, il n’y a aucune « rationalité » économique chez Xénophon. Sa leçon économique se place
dans le cadre d’une technique de subjectivation. Et même si l’objectif de croissance, le
perioussia poiôn, est reconnu dès l’entrée du texte, en fin de compte l’enjeu pour le sujet en
construction est la suffisance (d’où l’exception « Socrate »), irréductiblement liée à ce que
Foucault nommait l’usage des plaisirs.
Revenons à la leçon et poursuivons pas à pas. Socrate et Critobule se mettent à examiner
quelques exemples du point de vu de la question du khrèma. Parmi eux nous prélevons la terre,
les ennemis, et l’argent. Les trois exemples nous importent pour différentes raisons. Celui de la
terre dans la mesure où il s’agit du bien économique par excellence à l’époque où se situe le
texte. L’exemple des ennemis parce qu’il nous rapporte à l’examen de la notion de ktèma de
tout à l’heure. Et celui de l’argent dans la mesure où la signification moderne de khrèma se
réduit précisément à l’argent.
1er exemple : la terre. Le régime économique de l’époque où se situe le texte est fondé sur
la propriété foncière. La possession de la terre constitue la mesure et le fondement de la
richesse. Par ailleurs, elle a aussi une forte valeur politique. Dans beaucoup de Cités-Etats,
seuls les propriétaires terriens sont reconnus comme citoyens. Ainsi, dans ce contexte bien
précis où la portée de la possession de la terre joue à plusieurs niveaux, la technè économique
dont nous suivons ici la leçon pose que cette possession de terres en soi ou en tant que telle ne
doit pas être considérée comme khrèma. Sans la technologie de l’usage, l’ἐπισταµένῳ χρῆσθαι,
même la chose la plus valorisée n’a pas de valeur.
2ème exemple : les ennemis. Si la terre en soi n’est pas un khrèma, en revanche rien
n’empêche que les ennemis de quelqu’un peuvent fonctionner comme des khrèmata, s’il s’en
sert bien. L’exemple des ennemis est repris mais cette fois-ci la réponse est affirmative. On voit
bien pourquoi. Si on entend par ktèma tout bien possédé, cela nous amène à l’absurdité
d’admettre les ennemis comme des ktèmata ; mais dans la mesure où ktèma glisse vers la
notion de khrèma, alors oui, les ennemis que quelqu’un possède s’il s’en sert bien sont des
142
khrèmata. Exemple dans l’exemple, la guerre. Il y a en effet des guerres profitables, et c’est
précisément un de ces cas où l’on profite des ennemis.
Nous ne pouvons résister ici à faire une petite digression. On répète souvent que les
Anciens ont découvert la politique. Or, leur idée de la politique est quelque chose de coextensif
à l’espace de la cité, circonscrit en dehors de l’oikos et à l’intérieur de la polis. Arendt a
soutenu que, de même que l’économie politique, de même l’idée de politique étrangère n’a pas
de sens pour les habitants de la Cité-État. La guerre de Péloponnèse n’est pas la continuation de
la politique en d’autres moyens, c’est une continuation de l’économie. Nos guerres
humanitaires pour exporter la démocratie auraient beaucoup fait rire les anciens Grecs.
Dans Lysistrata ce sont les femmes dans l’oikos qui agissent contre la guerre. Mais il ne
faut pas voir là une mise en scène d’une quelconque politique féminine ou féministe. Claude
Mossé le signale, ce qui donne à la pièce tout son sens, c’est que l’action des femmes n’est en
rien une action « politique » en dépit des apparences. Car c’est en appliquant à la cité toute
entière un savoir « domestique » –économique dirions-nous– que les femmes entendent mettre
fin à la guerre, en substituant aux armes le fuseau et la quenouille.1 Aujourd’hui, l’économie
de la guerre a changée, les guerres extérieures deviennent de plus en plus une affaire de police
à l’intérieur du marché mondial. Le super-flic est un des héros emblématiques de l’imaginaire
hollywoodienne en même temps que les Etats-Unis se sont donné la tâche humanitaire de
fliquer le monde, d’assurer sa sécurité et de chasser les méchants. Face à l’action politique qui
se prend toujours au sérieux dénonçant encore une guerre injuste, il nous faut peut-être une
Lysistrata nouvelle, ne serait-ce que sous un autre nom, qui pourra mettre en scène le
bombardement pour la libération de Bagdad, et les femmes libérées, économiquement
autonomes, à la sortie de l’oikos. A la place du fuseau, ce serait peut-être le tour du foulard à
jouer un rôle, comme dans un miroir paradoxal...
Le lecteur nous excusera cet excès.
Retournons à notre texte. Les deux exemples nous apprennent qu’en principe rien ne doit
être considéré comme khrèma en tant que tel, ni même la terre. Suivant la même ligne de
raisonnement, en principe rien n’est exclu en tant que tel de la possibilité d’être un khrèma, ni
même les ennemis. Nos deux interlocuteurs affirment que « les mêmes objets, pour qui sait
bien user de chacun d’eux sont khrèmata, et pour qui ne le sait pas, ne sont pas des khrèmata ».
Autrement dit, khrèma n’est pas un attribut réservé à certaines choses mais une fonction que
toute chose comprend en puissance.
3ème exemple : l’argent. L’examen de ce dispositif, l’« ἐπισταµένῳ χρῆσθαι », amène à
une proposition qui en grec moderne sonnerait effectivement comme une absurdité : « οὐδὲ τὸ
1
C. Mossé, La femme dans la Grèce antique, op.cit., p. 115.
143
ἀργύριόν ἐστι χρήµατα ». C’est comme si quelqu’un disait que « l’euro n’est pas de l’argent »,
et ceci non pas dans un contexte quelconque, voir une comédie de l’absurde, mais dans un
ouvrage qui se propose comme un manuel d’économie. Ainsi, comme dit Socrate, « l’argent,
lorsqu’on ne sait pas en user, rejetons-le si loin qu’on ne risque pas de le compter parmi les
biens [khrèmata] ».
Dans ce cadre, on voit bien pourquoi et comment il est possible -dynatai- que la
comparaison entre la richesse de Socrate et celle de Critobule penche vers le côté de Socrate.
Tandis qu’en nombre absolu, la valeur de sa propriété est beaucoup plus petite que celle de
Critobule, il se considère lui-même comme étant plus riche puisque, dit-il, « ce que j’ai suffit à
me procurer ce qui est assez pour moi ». C’est la suffisance qui fait d’un homme riche, libre
des activités productives, il paut aller à l’agora pratiquer les choses politiques. La réflexion sur
l’économie n’est pas du tout un moyen de rationaliser la production des richesses, elle prend
forme dans le cadre d’une technique de subjectivation des hommes libres. Il ne s’agit nullement
de chercher à acquérir une technique objectivement meilleure de produire des choses mais de
machiner une technologie de l’usage capable d’aménager un lieu pour la politique.
Parlons un peu grec, même en bégayant, encore trop peut-être. Sι la ktèsis est l’archè
économique, le principe moteur de l’oikos qui de par sa nature déborde les limites, c’est la
khrèsis qui œuvre pour tracer des limites à l’économie, barrer la tendance à une croissance
illimitée. En fonction de la khrèsis, l’oikos est un ensemble fermé. Ce qui ne veut pas dire que
la poièsis s’efface, qu’on puisse faire l’économie d’elle. Homonymie fondamentale, Tout est
production, à la fois ensemble référentiel et une partie de cet ensemble. La khrèsis s’insère dans
la poièsis en tant qu’exception immanente de celle-ci, pour machiner la suffisance, condition
nécessaire pour la praxis politique. La dynamis de ktèsis tend de plus en plus à étendre les
limites de l’oikos en s’appropriant de ce qui lui est extérieur, la dynamis de khrèsis est comme
une force d’inertie, ce qui de l’intérieur de l’économie limite l’économie permettant le avoir
lieu de la politique.
Dans la partie des préparatifs, nous avons établi que le khrèma est le mot-valise principal
de notre démarche de revisiter la pensée économique des Grecs. A mi-chemin de notre lecture
de l’Oikonomikos, c’est le moment de faire une petite pause, le temps d’essayer de voir un peu
plus clairement ce que l’ancien khrèma peut dire et qu’on a du mal à entendre.
Quel « khrèma », quelle valeur ?
Chez nous, l’argent (khrèma) est le bien (agatho) par excellence, le pouvant s’approprier
tout. La valeur est rattachée au domaine de la ktèsis dans une logique de possession et
d’accumulation. Ce qui traduit aussi une logique de poièsis (production). La rationalité
144
économique porte sur les lois de la production de valeur dont le travail devient l’essence
subjective. Ainsi, Marx démontre que le capitalisme ne peut procéder qu’en développant sans
cesse l’essence subjective de la richesse abstraite, mais en même temps il ne peut le faire que
dans le cadre d’une production pour le capital, mise en valeur du capital existant. Produire pour
produire, produire pour le capital.
Là où la valeur relève de la production, il en faut toujours plus. Consommer devient
encore une manière d’ « investir son corps », d’accumuler des « expériences de la vie », de
capitaliser les plaisirs. Non pas que l’homme soit jamais l’esclave de la machine technique ;
mais esclave de la machine sociale, le bourgeois donne l’exemple, il absorbe la plus-value à
des fins qui, dans leur ensemble, n’ont rien à voir avec la jouissance : plus esclave que le
dernier des esclaves, premier servant de la machine affamée, bête de reproduction du capital,
intériorisation de la dette infinie.1
En revanche, la valeur des Anciens est une fonction de khrèsis. Valeur toujours effective,
en acte, dépensée en même temps que sa création, elle relève de l’usage et de l’acte. Comme
telle la valeur n’est pas externalisée dans un objet possédé, mais incorporée par l’agent. Le
khrèma est agathon, mais les deux sont pris selon un axe tout autre que celui de notre
rationalité économique. L’idéal célébré de l’oikos est la suffisance. Seule la suffisance permet
de se consacrer à l’activité improductive, intransitive au profit : la praxis. La politique est une
affaire de luxe. L’« épistamenô khrèsthai » est ce qui dans l’économie permet le avoir lieu de la
politique. Notre rationalité économique a subordonné l’action à la production. L’homme habite
en poète. Chez les Anciens c’est la production qui est subordonnée à l’action en même temps
que l’économie est pensable à l’intérieur de la politique.
Nous continuons toujours à utiliser le mot démocratie pour parler politique, et cela en
dépit du fait que nos démocraties n’ont presque rien à avoir avec la démocratie de la Cité-Etat.
En dépit des différences, somme toute, c’est encore de la démocratie dont il est question, il
s’agit de la conserver en amenant, bien sûr, des améliorations, et même des exportations. Or, si
effectivement entre notre démocratie et la leur subsiste toujours une certaine impression ou
vocation de continuité, il semble en revanche que le mot khrèma n’est pas si aisément
transportable ou transposable. En ceci, peut-être que le khrèma est plus utile que le mot
démocratie pour aborder la pensée grecque dans ce qu’elle a d’hétérogène par rapport à nos
habitudes de penser.
Nous pouvons très bien continuer à convoquer le mot démocratie sans que cela nous
amène à concevoir la politique autrement, en revanche au sujet de khrèma la rupture s’impose.
Moins envers eux qu’envers nous-mêmes. Dans l’ancien khrèma, c’est toute la conception de la
1
Deleuze-Guattari, Capitalisme et schizophénie I: L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1973, p.302.
145
valeur qui est en cause ainsi que l’espace général d’intelligibilité dans lequel quelque chose
comme l’économie et la technique adviennent au pensable. N’a de valeur que ce qui sert à faire
à condition qu’on sache l’utiliser non pas pour avoir plus, produire plus, jouir plus, mais pour
faire en sort que ça suffit. La suffisance libère. Car la libérté de l’acte ne consiste pas à faire
tout ce qu’on veut, sans contraintes, la libérté de l’acte c’est un acte libéré du dictat du profit.
« Agathon » : le bien et son commerce
Dans le marché mondial tout s’échange, tout est bon à condition qu’on puisse le vendre,
produire plus de valeur. Lorsque tout se dispose en marchandise, la palette des plaisirs offerts
dans le marché s’enrichit à l’infini. Le corps devient une propriété privé, un capital à investir,
et les idées un matériau à vendre ou à faire vendre.
Si l’agora d’Athènes est le lieu de la politique coextensif à l’espace marchand, l’élément
décisif de cette topologie est l’hétérogénéité de l’agora. On y va pour échanger des
marchandises mais aussi pour dialoguer, échanger des paroles. Entre les deux activités, les
protagonistes ne sont pas les mêmes. Il n’y a que les sophistes qui font de l’échange des paroles
une marchandise bonne à vendre. En bon commerçant, le sophiste amène au marché la
technique de produire de beaux discours. D’une certaine manière l’entreprise philosophique
consiste à soustraire une idée du bien au site de l’échange commercial. Sinon la politique ne
peut avoir lieu, l’économie s’approprie tout l’espace du penser et du faire. Agathon en langage
philosophique est un mot qui ne s’échange pas, qui ne se traduit pas, on ne peut se l’approprier
sans le trahir.
Chez nous tout est échangeable, et en premier lieu économie et politique. Toute
proposition politique est immédiatement traduite en une proposition économique. Derrière
toute action politique, l’esprit moderne soupçonne un intérêt économique. Le bien commun
n’est désirable pour l’individu que comme un moyen de plus-de-jouir. Le « nous » n’est qu’une
version du « je » qui cherche toujours à accroître son capital de jouissance.
Production du désir et usage des plaisirs
S’agissant moins d’apprendre à lire Xénophon qu’à regarder autrement notre présent,
nous proposons de traduire l’idée du bien que l’on se fait dans l’économie moderne par ktèma.
Force active tournée vers le dehors, la ktèsis se dispose comme une dynamis d’acquisition,
d’accumulation, de croissance. Toujours plus, jamais suffisamment. En apprenant petit à petit à
parler grec, nous avons proposé que le propre de l’économie politique consiste à aborder la
valeur du point de la production (poièsis). Ce n’est qu’en termes de production et de
possession, de poièsis et de ktèsis, que la valeur est valeur d’échange, et la plus-value, le
produit d’un échange inégal. A ajouter un troisième élément, le désir.
146
Le désir est désir de possession de son objet, désir de ktèsis. Entre le plus-de-jouir de
l’économie libidinale, et la plus-value de l’économie politique, il n’y a qu’une seule opération :
produire pour produire, produire pour le capital. Le plus-de-jouir est une machination du désir.
C’est le désir qui veut plus, plus d’être, être le plus possible.
Ktèsis/poièsis/désir voilà les conditions de possibilité selon lesquels l’économie est
pensable et qui implique en même temps une idée bien particulière de la technique et du travail.
Un bien a de la valeur dans la mesure où du travail humain est cristallisé en lui. La technique
est ce qui permet à l’homme d’améliorer la productivité de son travail, c’est la rationalité
effective et objective produite par l’homme.
En revanche, dans l’expérience de la pensée économique antique l’idée du bien en tant
que khrèma relève de la praxis. On a beau produire de plus en plus d’énoncés, acquérir l’art de
beaux discours, le logos ne peut saisir le bien, impénétrable dans sa totalité il ne surgit qu’à micorps au sein du dialogue. Si le désir exige toujours d’avantage et produit de l’excès (periousia
poiôn) depuis la technique de khrèsis l’oikos jouit d’une fortune au lieu de mettre en valeur un
capital. Sans demander d’en avoir plus.
Le désir manque son but, mieux : il n’a pas de but, le but lui est étranger, il est production
pure sans fin, production infinie, puissance sans borne ni attribut fixe. Le plaisir, lui, est
toujours en acte jamais en puissance. Le mot d’ordre du désir est –plus : je veux plus, je peux
plus, plus d’espace, plus d’intensité, plus d’agencements. En revanche, le plaisir ne se donne
que comme interruption. Inscription dans un présent de ce qui est instantané – continuer, voilà
ce que le plaisir dirait s’il pouvait parler, mais le plaisir ne parle pas. C’est toujours le désir qui
parle.
Il est temps pour un premier résumé provisoire. Le principe constitutif de l’oikos est la
ktèsis. Du point de vue de la ktèsis, l’économie apparaît comme une technique qui permet aux
êtres humains d’accroître leurs oikos [οἴκους δύναται αὔξειν ἅνθρωποι]. Force d’appropriation
et d’acquisition, la ktèsis est la dynamis propre au maître, dans tout les sens du terme : force,
pouvoir, puissance, possibilité. Etant le dispositif à travers lequel l’oikos tend de plus en plus à
étendre ses limites et à s’accroître, la ktèsis se présente comme une dynamique d’accumulation
qui tend naturellement vers une croissance sans borne.
Deuxième trait du mathème : le ktèma doit être une chose utile. Afin que la ktèsis
produise de tels ktèmata, l’économie glisse vers un art de l’usage et prend la forme d’une
technique de subjectivation. Mais ce glissement entre ktèma et khrèma ne se solde pas en un
rapport d’identité mais plutôt quelque chose qu’on a appelé, à l’aide du concept heideggérien,
147
une correspondance dans le même des deux choses qui se tiennent en distance, une union qui
ne fait pas unité.
Ktèsasthai et khrèsasthai, deux pôles entre lesquels vacille l’équilibre économique. D’un
côté la croissance, l’accumulation des possessions et des richesses, une dynamique poétique
d’innovation ; de l’autre, celle de l’usage, une force d’inertie économique comme condition de
la praxis politique. Du point de vue de khrèma, l’économie se donne comme une technè de ce
qui est déjà là, ce qui fait que la khrèsis ne peut être posée comme archè économique.
L’économie commence nécessairement par la ktèsis. Quitte à ne produire qu’une accumulation
d’objets, l’économie appelle à une technè de l’usage capable d’assurer la suffisance et
permettre l’avoir lieu de la politique. Nous pouvons tenter de formaliser le mathème grec au
sujet de l’économie de la sorte : la politique a lieu d’être à condition que l’économie se limite
quelque part et ne recouvre pas tout l’espace du penser et du faire. La dynamis de khrèsis est
précisément ce qui dans l’économie limite l’économie.
Si, plutôt qu’une catégorie interchangeable avec l’individu ou la personne, on entend par
sujet un « tenant-lieu », une structure en formation qui émerge simultanément avec son site, le
sujet de cet ἐπισταµένῳ χρῆσθαι est le tenant lieu politique dans l’économie. Dans le monde
pleinement marchand où nous habitons, l’être-là politique est le vide économique, ce qui dans
l’économie fait trou à l’économie faisant lieu à autre chose.
Une dernière remarque avant de terminer avec cette première phase de définitions. Dans
les définitions que nous venons de voir, les mots ktèsis/ktèma/khrèma sont directement
convoqués mais non pas celui de khrèsis. Tout au long du texte de Xénophon nous trouverons à
plusieurs reprises le verbe (khrômai) et son produit (khrèma) mais non pas la procédure ellemême (khrèsis). Il y a une certaine dissymétrie entre la procédure de ktèsis et celui de khrèsis,
tout au moins quant à l’emprise du logos. Pour ce qui touche à l’acquisition, on peut acquérir sa
mise en discours, mais il n’en rien pour ce qui touche à l’usage. Par sa forme même khrèsis
résiste à la mise en discours, à l’ischès du discours du m’être. On peut faire preuve d’usage,
mais on ne peut établir sa règle de l’extérieur, khrèsis ne s’annonce pas, elle se démontre.
Désarticulation de ktèmata-khrèmata : « être esclave »
L’Économique comprend également une élaboration au sujet de l’esclave. Plus
précisément, il s’agit d’établir les circonstances formelles de l’être esclave. Le problème est
introduit par Critobule. « Que penser de ceci : nous voyons des gens posséder des capacités et
des ressources qui leur permettent par le travail d’accroître leurs maisons, mais nous nous
apercevons qu’ils se refusent à le faire et par là nous voyons que leurs capacités ne servent à
rien ; cette fois encore, n’est-ce pas, ni leur capacités ni leurs propriétés ne sont des
148
biens » [οὔτε αἱ ἐπιστῆµαι χρήµατά εἰσιν οὔτε τὰ κτήµατα]. Le mot qui se traduit ici comme
capacités est « ἐπιστῆµαι ». La question de Critobule pose est comment se fait-il qu’il y ait des
gens pour qui ni les savoirs acquis ni les acquis matériels ne sont pas de khrèmata.
Socrate : « C’est d’esclaves, Critobule, que tu entreprends de me parler là ? »
Tant qu’il n’y a pas d’« ἐπισταµένῳ χρῆσθαι », tant que cette epistèmè fait défaut toutes
les autres « sciences », tous les autres « acquis » demeurent inutiles. Voilà ce qui fait d’un
homme un esclave. Le pouvoir qui s’exerce sur le sujet de l’extérieur est une chose, le pouvoir
comme formant le sujet en est une autre. C’est de ce deuxième dont semblent parler nos
interlocuteurs. Ainsi, le critère formel qui désigne un esclave est l’adynamia, l’impossibilité,
l’incapacité, l’impuissance, de faire de khrèmata. Autrement dit, la désarticulation entre ktèsis
et khrèsis.
D’en tirer les conséquences, la liberté n’est pas un acquis, encore moins un droit, mais un
processus, une fonction de l’usage. On se libère en fonction des usages multiples et
hétéromorphes qu’on met en acte. Se servir pour le profit est une manière de faire usage. Mais
de l’usage il y de l’un mais il n’y a pas l’Un. Le capitalisme dans la pensée, c’est de ne
reconnaître que l’usage profitable. Derrière toute action il y a un commerçant conscient ou
inconscient qui cherche à mettre en valeur son capital de plaisirs. Selon Socrate l’accumulation
des choses et des savoirs sans ἐπισταµένῳ χρῆσθαι produit des esclaves.
Là où il y a des esclaves, il y a des maîtres. Socrate ne s’épargne pas dans son
énumération. L’expression utilisée est « δέσποιναι προσποιούµεναι ἡδοναὶ εῖναι » [des
demoiselles faisant semblant d’être des plaisirs] et qui, dominant sur les hommes, les
détournent des travaux utiles [ὠφελίµων ἔργων], les contraignent de leur apporter tout le fruit
de leur travail et de payer pour satisfaire leurs propres caprices.
Permettons-nous un détour pour retrouver en diagonale l’analyse de Foucault. La
problématisation morale des plaisirs1. A la différence de l’expérience moderne dont un des
traits fondamentaux est d’établir une dissociation radicale, Foucault tire l’attention sur le fait
que pour l’expérience grecque acte, désir, et plaisir, forment un ensemble. L’objet de la
réflexion ce n’est ni l’acte lui-même ni le désir ni le plaisir mais la dynamique qui les unit. La
question éthique qui est posée n’est pas : quels désirs ? quels actes ? quels plaisirs ? Mais :
avec quelle force est-on porté « par les plaisirs et les désirs » ?2 Il ne s’agit pas de condamner
ou d’interdire certains plaisirs désignés comme « anormaux » dans leur contenu, d’établir un
code universel fixant la norme des actes ou encore d’élaborer une ontologie du désir et du
1
2
Cf. le premier chapitre de l’Histoire de la sexualité II : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.
Idem., p. 60.
149
manque comme cause première. Acte, désir, plaisir demeurent dans cette forme de
problématisation indissociables. Ce qui distingue les hommes entre eux, pour la médecine
comme pour la morale, ce n’est pas tellement le type d’objet vers lequel ils sont orientés ni le
mode de pratique sexuelle qu’ils préfèrent ; c’est avant tout l’intensité de cette pratique.1 Le
problème éthique ne provient pas autant du contenu (ex. amour des garçons, etc.) que de la
forme du rapport que l’individu a envers ses désirs et ses plaisirs.
La problématisation éthique tourne autour de ce qu’on pourrait appeler la « pathologie de
l’excès », de la περιουσία. D’où l’apparenté avec la question de l’art/technique économique.
L’activité sexuelle relève d’une force qui est par elle-même portée à l’excès, la question morale
est comment la maîtriser, en assurer une économie convenable. Comment peut-on et comment
faut-il « se servir » (chrèsthai) de cette dynamique des plaisirs, des désirs et des actes ?
Question du bon usage.2 Dans l’économie l’enjeu de l’ἐπισταµένῳ χρῆσθαι est la suffisance,
pour l’individu le mot clé est la tempérance. Celui-ci ne vaut pas comme un principe
d’annulation des plaisirs ou d’interdiction à certains désirs d’entrer dans l’âme. La tempérance
est art, une pratique des plaisirs capable en « usant » de ceux qui sont fondés sur le besoin de
se limiter elle-même.3
Reprenons le pas sur l’Économique. L’objectif de la ktèsis est de produire de la periousia,
mais l’économie est indissociable d’une technique de l’usage. La désarticulation entre ktèmata
et khrèmata étant la condition formelle de l’être esclave, toute réflexion axée sur la production,
et qui fait l’économie de l’usage, ne produit que des esclaves. Toujours plus, jamais
suffisamment, notre rationalité économique souffre de la pathologie de l’excès.
On a très souvent souligné que la liberté dans la pensée grecque est réfléchie comme
l’indépendance de la cité toute entière. Il n’en demeure pas moins que, le passage de
l’Economique en témoigne, la liberté est aussi une certaine forme de rapport de l’individu à soimême. Pour comprendre comment l’un n’exclue pas l’autre, il faut s’attarder sur cette idée
fondamentale qui traverse la pensée grecque, à savoir la constitution politique de l’individu.
Sur ce point la démarche de Platon dans sa République reste exemplaire, le moment venu nous
allons nous intéresser de près. Ce que nous voulons pour l’instant pointer est que le
gouvernement politique et le gouvernement de soi-même sont les deux côtés d’une même
problématique. Un-Tout. Certes, la liberté est politique et touche à l’ensemble du corps des
citoyens, ce n’est pas quelque chose d’ésotérique et de privée telle que l’individualisme
moderne la réfléchit. Mais la cité a beau être libre, il n’en demeure pas moins que les citoyens
1
Idem.
Idem., p. 71.
3
Idem., p. 77.
2
150
doivent exercer une certaine maîtrise de soi, la pédagogie politique porte sur un art d’existence
capable de donner corps à la condition de liberté. De même qu’une certaine économie est la
condition de la politique, de même, dans l’individu, une certaine économie qui relie désir,
plaisir et acte est la condition pour la formation du citoyen. L’ἐπισταµένῳ χρῆσθαι est le tenant
lieu politique dans l’économie, que ce soit sur le plan individuel ou celui de la cité toute
entière.
Socrate est catégorique : « il faut livrer bataille jusqu’au bout contre ces vices pour
défendre notre liberté autant que contre qui, les armes à la main, essaient d’en prendre d’autres
comme esclaves ». L’expression qu’il utilise est « διαµάχεσθαι περὶ τῆς ἐλευθερίας ». S’il l’on
traduit « διαµάχεσθαι » à la lettre, on obtient quelque chose comme combat-entre (διαµάχεσθαι). « A la guerre, du moins, quand les ennemis qui réduisent leur adversaires en
esclavages sont généreux, on les a vus plus d’une fois en les rendant sages [σωφρονίσαντες],
les forcer à devenir meilleurs, et les amener ainsi à avoir désormais une vie plus facile ; les
maîtresses dont je parle, au contraire, ne cessent de maltraiter le corps des hommes comme
leurs âmes et leurs oikos aussi longtemps qu’elles exercent sur eux leur empire ».
Dans la dialectique maître-esclave comme récit fondamental de la pénsée modenre, le
maître est un maître jouisseur, il nie l’essence du monde en le consommant. L’esclave, lui, il
travaille, il travaille pour l’autre, il produit et transforme le monde. Dans cette productiontrasformation du monde l’esclave fait l’expérience formatrice d’une jouissance dont l’essence
est d’être toujours rétardée. A demain, les bons jours. Le maître qui fait la guerre et jouit du
monde reste en dehors de l’Histoire. Seul celui qui travaille fait l’histoire.
La figure du maître telle que la tisse la pensée économique des Anciens n’a presque rien à
faire avec ce maître-jouisseur. Si les Anciens ont découvert la politique, ils ont été aussi les
premiers d’avoir diagnostiqué le despotisme de la jouissance elle-même. Dans la discussion
entre Socrate et Critobule, la disposition servile est « reconnue » dans une forme de rapport
entre soi et soi. Plus asservi que le dernier des ses servants, le maître-jouisseur est esclave de
ses appetits, il n’a du temps libre que pour courir derrère « ses maîtresses qui se donnent
comme des plaisirs ». Le maître antique est avant tout un maître capable d’un agir politique.
Socrate fait appel à un rapport agonistique avec soi-même. Le combat à mener, la défaite
qu’on risque de subir sont des processus qui ont lieu entre soi et soi. Céder son désir est autre
chose que céder sur son désir. Le combat-entre est un combat de soustraction à la tyrannie du
désir : toujours plus, jamais suffisamment.
Bien évidement tout cela on ne le trouve pas chez Xénophon. C’est juste un produit
d’usage. L’expression «ἐπισταµένῳ χρῆσθαι » n’est qu’un vide à remplir dans un champ
d’immanence. C’est moins un concept que la procédure de mise en acte des différents concepts.
151
Art, technique, savoir, nous ne comprendrons jamais l’ « épistèmè » et sa complicité avec la
« technè » tant que nous les reporterons pas à l’« ἐπισταµένῳ χρῆσθαι ». Paraphrasant un peu
Socrate, les concepts, lorsqu’on ne sait pas en user, rejetons-les si loin qu’on ne risque pas de
les compter parmi les biens. Extraire l’idée de khrèma tout en étant incapable de faire du texte
de Xénophon un khrèma, c’est comme parler des métaphores sans faire des métaphores, le
triomphe de la représentation sur l’immanence.
(2) La femme dans l’oikos
Avant d’entrer dans le texte de Xénophon, nous avons divisé le texte en scènes et
séquences. Il se peut que cette division représente mal le texte. Après tout ce n’est qu’un
artifice pour faciliter notre lecture sur le fond du sujet qui nous intéresse : la femme dans
l’oikos. Un sujet qui n’est pas le centre d’intérêt de Xénophon lui-même. Dans cet équilibre
toujours difficile à tenir entre le produit original, ses préoccupations et ses soucis, et l’usage
que nous en faisons avec nos propres préoccupations et soucis, sans tarder plus sur des
explications générales, passons à la deuxième partie de notre lecture, celle qui porte
directement sur la fonction-économique-femme.
Quelle que soit la division de l’Économique en scènes et séquences, de fait il n’y a pas de
partie strictement réservée au sujet de la femme-économique. A la différence de l’esclave dont
l’élaboration est localisée dans un passage strict, tout ce qui est dit à propos de la femme reste
dispersé à la longueur du texte. Il n’y a donc pas de localisation stricte, l’abord du sujet est
fragmentaire et partiel. Nous allons procéder avec une décision arbitraire, afin de présenter les
choses nous allons regrouper en un seul répertoire les éléments de la discussion entre Critobule
et Socrate à propos de la femme, et puis les principaux mathèmes de la leçon d’Ischomaque à
sa femme.
Un mot sur la manière dont la question de la femme-économique est posée.
L’Économique essaie d’affronter le problème de la technè de commander. Comment se
gouverner soi-même pour pouvoir gouverner les autres. Foucault remarque sur l’approche de
Xénophon : L’art domestique est de même nature que l’art politique ou l’art militaire dans la
mesure au moins où il s’agit, là comme ici, de gouverner les autres. C’est dans ce cadre d’un
art de l « économie » que Xénophon pose le problème des rapports entre mari et femme. C’est
que l’épouse, en tant qu’elle est maîtresse de maison, est un personnage essentiel dans la
gestion de l’oikos et pour son bon gouvernement.1
1
L’usage des plaisirs, op.cit., pp. 200-201.
152
La première chose donc à signaler, c’est la modalité selon laquelle l’interrogation autour
de la femme se met en place. Comment la femme devient-elle antikeimeno d’analyse ? Jamais
en tant qu’objet en soi, le traitement s’opère à l’intérieur d’un ensemble. Les rapports entre
époux ne sont pas interrogés en eux-mêmes ; ils ne sont pas envisagés d’abord comme relation
simple d’un couple constitué par un homme et une femme et qui pourrait avoir par ailleurs à
s’occuper d’une maison et d’une famille. Xénophon traite longuement de la relation
matrimoniale mais de façon indirecte, contextuelle et technique ; il la traite dans le cadre de
l’oikos, comme un aspect de la responsabilité gouvernementale du mari en cherchant à
déterminer comment l’époux pourra faire de sa femme la collaboratrice, l’associée, la
synergos, dont il a besoin pour la pratique raisonnable de l’économie.1
L’intérêt de Foucault porte sur la problématisation des désirs et des plaisirs sexuels et de
là sur les conditions à partir et à travers lesquelles les individus sont amenés à se reconnaître
comme sujets désirants et sujets de plaisirs. Notre orientation est assez différente mais cela
n’empêche que nous pouvons utiliser les ktèmata de son travail, expérimenter d’autres usages
pour les mêmes acquis. Déjà nous pouvons donc retenir que dans l’Économique la femme est
traitée comme membre d’une relation bien précise, à savoir en tant qu’épouse dans le cadre
d’un oikos, de manière indirecte, contextuelle et technique. Or, il faut garder à l’esprit que toute
cette interrogation s’effectue et s’adresse exclusivement à des hommes libres, des citoyens. Ce
qui est problématisé n’est pas l’épouse, encore moins la femme en tant que telle, c’est la
conduite exigée de la part de l’époux envers elle.
Synergos
La question est de savoir comment un bon oikonomos doit traiter sa femme « de façon à
s’en faire des auxiliaires pour accroître ensemble leurs maison » : χρωµένους ὥστε συνεργοὺς
ἔχειν αὐτὰς εἰς τὸ συναύξειν τοὺς οἴκους. Trois remarques de traduction. Premièrement,
signalons que le participe « χρωµένους » vient du verbe chraômai (khrèsis). Si la dynamis de
ktèsis est le propre du maître, il n’en demeure pas moins que son rôle dans l’oikos appelle aussi
à une certaine khrèsis, un certain ἐπισταµένῳ χρῆσθαι.
Nous pouvons trouver ici un premier point de différenciation entre la femme et l’esclave
dans leur rapport au maître. Le texte établit que l’esclave fait partie des organa économiques,
au même rang par exemple que les chevaux, dans la production des biens. L’usage de l’esclave
et celui du cheval sont homogènes et répondent au même objectif : accroître la production,
periousia poiôn. Quant à l’usage de sa femme, cet ἐπισταµένῳ χρῆσθαι est orienté vers autre
chose que le régime de la ktèsis, les forces productives et la simple croissance économique. Le
1
Idem., p. 202 (je souligne).
153
maître doit se servir de l’esclave comme un organe dans l’ergon de la ktèsis mais il doit se
servir de la femme comme un synergos.
Ce qui nous amène au mot « συνεργούς » et ses composants συν+έργον. En grec, «συν» implique quelque chose qui va avec, qui s’ajoute ou qui est de l’ordre du supplément. Il
s’agit d’un morphème que l’on peut traduire par –avec, –ensemble ou –en plus. Nous avons
déjà signalé l’importance du terme ergo pour la pensée ancienne. Cela étant, le mot synergos
que nous rencontrons ici désigne quelqu’un qui travaille-avec ou alors qui fait un travail de
supplément.
Troisième terme à souligner : συν+αυξάνειν Au début du dialogue, il est affirmé que
l’oikonomos est celui qui, d’être chargé d’un oikos, arrive à faire le nécessaire pour la
croissance : περιουσίαν ποιῶν καὶ αὔξειν τὸν οῖκον. Nous avons proposé de traduire la ktèsis
comme une force active tournée vers le dehors, le dispositif à travers lequel l’oikos tend à
étendre ses limites, s’accroître (αὔξειν). La question maintenant est de savoir si cet
« συναυξάνειν » est une croissance supplémentaire, l’acquisition d’un supplément de periousia
ou bien s’il s’agit de quelque chose qui découpe la fonction de khrèmata. Dans ce cas, au lieu
d’accroître la somme des moyens disposés [αὔξειν τὸν οῖκον] ce dont il s’agirait dans
l’opération de « συναυξάνειν » serait un surplus qui pourtant se soustrait à la norme
accumulative. Une opération qui exigerait forcément un autre ergon que celui de la ktèsis, voire
un synergon.
L’économie comme jeu du double : ἔργον-συνέργον, αὔξειν-συναύξειν, κτήσις-χρήσις.
Pour chacun des ces couples nous avons vu le portrait du maître-oikonomos, nous allons voir
maintenant comment ce manuel d’économie va dresser la fonction-économique-femme.
Le (+)ergon de la femme
Nous arrivons au noyau dur de l’affaire qui nous préoccupe, le propre de la femme dans
l’oikos. Il y a un énoncé dans l’Économique autour duquel pivote l’ensemble de notre lecture, à
savoir que dans l’économie il y a un domaine où femme est « επιστηµονέστερη ». Dans cette
science-art-technique qu’est l’économie il y a un aspect où la femme est la plus scientifique,
l’artiste par excellence. Et cet aspect, ce domaine, c’est précisément l’usage : l’ἐπισταµένῳ
χρῆσθαι.
Suivons le raisonnement du texte. La nature a fait que l’homme et la femme « n’ont pas
l’un et l’autre autant de dispositions naturelles pour tous les mêmes travaux », il y a une
distribution des dynameis qui fait qu’ « ils ont besoin davantage l’un de l’autre et leur union en
un couple leur est d’autant plus utile [ὠφελιµώτερον] que ce dont l’un se montre incapable,
154
l’autre a la possibilité de l’accomplir ». Le texte original l’exprime avec beaucoup plus
d’intensité : « ἃ τὸ ἕτερον ἐλλείπεται τὸ ἕτερον δυνάµενον ». Il y a une hétérogénéité des
dynameis : ce dont l’un ne peut l’autre en fournit la possibilité.
Division de travail et différence des dynameis, plusieurs passages dans le texte expriment
cette répartition des rôles. C’est l’activité de l’homme qui fait entrer les biens dans la
maison (dynamis de ktèsis). L’ergon de la femme commence une fois que les biens acquis
entrent dans la maison, et l’ergon porte sur la transformation de ktèmata en khrèmata. Si tout
est production, la femme est « επιστηµονέστερη » quant à la production des usages multiples,
l’ « ἐπιµέλεια » des ktèmata et leur transformation en khrèmata en fonction de la suffisance.
Le topos propre à l’homme libre est le dehors, le « ἔνδον ἔργον », le travail intérieur,
convient à la femme: réception des ktèmata, distribution, ordonnance de leur usage et de leur
consommation. Foucault résume : il ramène à la maison ce qu’il a produit, gagné ou échangé ;
au-dedans, la femme, elle, reçoit, conserve et attribue au gré des besoins […] les deux rôles
sont exactement complémentaires et l’absence de l’un rendrait l’autre inutile […] Deux lieux,
donc, deux formes d’activité, deux façons aussi d’organiser le temps : d’un côté (celui de
l’homme), la production, le rythme des saisons, l’attente des récoltes, le moment opportun à
respecter et prévoir ; de l’autre (celui de la femme), la conservation et la dépense, la mise en
ordre et la distribution quand c’est nécessaire, et le rangement surtout.1
Comme le souligne Vernant, Xénophon ne fait ici qu’exprimer un sentiment commun, la
doxa qui assigne à l’homme les occupations de plein air et à la femme les occupations de
l’intérieur de l’oikos. L’espace domestique, espace fermé, pourvu d’un toit (protégé), est, pour
le Grec, à connotation féminine. L’espace du dehors, du grand air, à connotation masculine.
La femme est dans son domaine à la maison. C’est là qu’est sa place ; en principe elle n’en
doit pas sortir. L’homme représente au contraire, dans l’oikos, l’élément centrifuge : c’est à lui
de quitter l’enclos rassurant du foyer pour affronter les fatigues les dangers, les imprévus de
l’extérieur, à lui d’établir les contacts avec le dehors, d’entrer en commerce avec l’étranger.
Qu’il s’agisse du travail, de la guerre, du négoce, des relations d’amitié, à l’agora, sur la mer
ou sur la route, les activités de l’homme sont orientées vers le dehors.2 Ainsi, le portrait de
Vernant à propos de la déesse grecque du foyer: Hestia traduit donc, en la poussant à la limite,
le tendance de l’oikos à s’isoler, à se renfermer, comme si l’idéal, pour la famille, devrait être
une entière suffisance à soi-même : autarcie complète sur le plan économique.
Un des points clé de notre travail consiste à traiter la configuration des forces
homme/femme moins comme une polarité antinomique entre le dehors et le dedans que comme
1
Idem., pp. 205-206 (je souligne).
Vernant, « Hestia-Hermès : sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs », dans : La
Grèce ancienne 2. L’espace et le temps, Paris, Seuil, 1991, pp. 55-58.
2
155
une hétéronomie entre le dehors et l’ouvert. Dans l’économie, l’épistémè de la femme relève
d’un pouvoir-recevoir. L’ouvert laisse entrer. La réception exige une passivité créative,
l’ouverture et l’aménagement d’un espace intérieur.
L’oikos comme condition de la polis est un ensemble fermé. Si le maître est un dispositif
du dehors, la femme-économique est ce dispositif de l’ouvert qui permet à l’oikos de se
renfermer. Elle fait barrage de l’intérieur à la dynamique poétique qui tend à s’approprier de
tout ce qui lui est extérieur. Le synergon de la femme n’ajoute pas de periousia, il supplée par
le vide, il suspend la production pour faire lieu à autre chose. Le avoir lieu de la politique
nécessite une topologie économique hétérogène, quelque chose qui de l’intérieur fait trou à
l’économie.
Nous habitons le marché mondial. De l’économie il n’y a plus de dehors. Le problème
que nous nous proposons n’est pas celui de distinguer l’actif du passif (différence maximale),
mais celui de distinguer le passif du passif (différence minimale). Dans notre métaphore de
l’oikos, « esclave » se traduit comme une passivité réactive qui ne devient active qu’en réitérant
sa subordination, et « femme » comme une passivité co-active (syn-praxis) qui se soustrait au
pouvant s’approprier tout. L’un est sujet d’opposition, l’autre sujet de soustraction.
Ce qui topologiquement se dispose en termes de dehors et d’ouvert, en termes
dynamiques se traduit par ktèsis et khrèsis où « ἃ τὸ ἕτερον ἐλλείπεται τὸ ἕτερον δυνάµενον ».
Ce que la ktèsis ne peut pas la khrèsis crée son possible, à savoir la suffisance. Faire-avec sans
demander d’en avoir plus, voilà ce dont la femme est « επιστηµονέστερη ». L’art économique
est sous condition de cet art de l’usage qui œuvre pour la suffisance, l’autarcie économique
comme condition de possibilité pour la liberté politique. En reste l’autarcie proprement dite,
l’autarcie politique, telle que le système aristotélicien a élaboré le concept, l’heure venue nous
y reviendrons. Ce que nous pouvons déjà marquer est que le bonheur, le eu zein, se réfléchit en
termes de suffisance, d’autarcie.
Dissymétrie dans l’oikos
Il ne faut pas supposer, cependant, une quelconque égalité entre les deux synergous. Dès
son principe leur lien est caractérisé par sa dissymétrie. Ischomaque présente à son épouse
comment ils sont arrivés à se marier : « après avoir réfléchi, moi pour mon propre compte, et
tes parents pour le tien, au meilleur associé que nous pourrions nous adjoindre pour notre
maison et nos enfants, je t’ai choisi pour ma part et tes parents, il me semble, m’ont choisi moi,
parmi les partis possibles ». L’oikos est une société de coopération, ce n’est pas une histoire
d’amour. La circulation des femmes d’une « maison » à l’autre est étroitement liée à la
circulation des richesses, et répond à la nécessité de produire des « citoyens » tout en
156
garantissant en même temps une certaine « reproduction des richesses ». Le père transfert la
femme et sa dot à l’époux en le choisissant pour son investissement, mais ce capital
n’appartient pas au nouveau maître de l’oikos, il s’agit juste de le faire « fructifier ».
Les propos d’Ischomaque dessinent l’image d’une femme sous tutelle, toujours
hétéronome en vue de sa vie qu’elle ne choisit pas elle-même. Le choix autonome appartient
(ktèsis), et ne peut appartenir qu’au maître. La femme dans l’oikos se trouve dans une position
d’hétéronomie, et elle sera capable de pratiquer sa maîtrise (khrèsis) tant qu’elle sera capable
d’accepter la non-possession du pouvoir.
La dissymétrie entre ktèsis et khrèsis signalée dans la séquence des définitions se couple
avec la dissymétrie entre les deux synergous. Dans la mesure où chacun des deux synergous se
charge d’un ergon qui lui est propre, il est évident que la dissymétrie sur le plan ergonomique
correspond à une dissymétrie entre les agents.
A propos de cette dissymétrie, nous pouvons évoquer le passage sur la taxinomie
(taxis+nemein/nomos1). Ischomaque consacre une grande partie de sa leçon pour expliquer à
son épouse l’importance de l’ordre. « Il n’y a rien d’aussi utile ni d’aussi beau pour les hommes
que l’ordre » : οὔτ’ εὔχρηστον οὔτε καλὸν ἀνθρώποις ὡς τάξις. L’ordre sert le bon usage
[εὔχρηστον], c’est la condition pour l’exercice de son art. Le maître-enseignant de la maison
maintient son autorité envers sa synergos, c’est lui l’ordre. La maîtresse fait appel à son
autorité, elle lui demande de « διάτάξαι » (dia+taxis). Nous pouvons nous précipiter à conclure
qu’il y a incontestablement dans ces paroles, la mise en scène d’un idéal de soumission. Mais
en concluant cela, sans aucune réserve, il est impossible d’entendre autre chose que le texte
pourrait nous dire.
Sans demander d’en avoir plus, l’épistèmè de la femme c’est le ἐπισταµένῳ χρῆσθαι
pour la suffisance. Accepter le pouvoir du maître est une condition de son (+)ergon. Mais si la
ktèsis est la dynamis propre au maître, la femme dans l’oikos ne peut accomplir sa tâche que
dans une acceptation sans consentement. La dynamis de khrèsis est sous condition de la ktèsis,
mais la suffisance est le point d’arrêt de la ktèsis. Consentir à un usage profitable, c’est faire de
l’usage une sphère homogène à la ktèsis en tant que production d’un excédent, periousia poiôn.
Or, l’épistémè de l’usage n’est pas une manière de continuer la machine du profit, mais ce en
fonction de quoi la machine s’arrête. Le temps libre, celui de la politique, est sous condition de
cet ἐπισταµένῳ χρῆσθαι, ce dont la femme est επιστηµονέστερη.
Tout au long du passage où Ischomaque enseigne à sa femme la leçon de l’ordre, il
applique des expressions comme « εὔρυθµον φαίνεσθαι », « χορὸς σκευῶν». Donc, référence à
1
Pour une analyse du rapport entre « nemein » et « nomos » voir Glossaire, l’article consacré à oikonomia.
157
la musique. L’harmonie fait la beauté de l’ordre. L’ordre n’est pas seulement utile, il est beau
[kalos]. Toujours dans ce souci, qui est le notre, de différencier l’esclave de la femme, on dirait
qu’en termes musicaux l’esclave n’est qu’un instrument, un organon, tel le violon ; la
symphonie de l’oikos réserve au maître la part du soliste (p.ex. violon solo) et à la femme celui
d’accompagner, la partie rythmique qui aménage l’espace musical pour soutenir la liberté du
soliste. Dans un ensemble musical, la partie rythmique aménage l’espace-temps pour que le
soliste puisse, au moment opportun, jouer à contretemps, errer dans l’espace musicale sans s’y
perdre. On dit que le rythme est surtout une affaire de juste pause. Il est temps de faire la pause
de cette métaphore musicale.
Transition faite, passons à autre chose. La dissymétrie entre les deux synergous ne
marque nullement une différence de valeur. L’un n’est pas plus valorisé que l’autre. La femme
est non seulement synergos mais, à condition qu’elle se contente et se limite à jouer son rôle,
elle a tout autant d’importance que l’homme pour l’agathon de l’oikos [γυναῖκα κοινωνὸν
ἀγαθὴν οἴκου οὖσαν πάνυ ἀντίρροπον εἶναι τῶ ἀνδρὶ ἐπὶ τὸ ἀγαθόν]. Ischomaque va même
encore plus loin en indiquant à sa femme que le plaisir le plus doux serait : « ἐὰν βελτίων ἐµοῦ
φανῆς, καὶ ἐµὲ σὸν θεράποντα ποιήσῃ ».
Le terme « theraponta » vient du verbe therapeuein. Pendant un des ces cours, Foucault
s’est penché sur cette notion fondamentale. Therapeuein en grec, vous le savez veut dire trois
choses. Therapeuein, ça veut dire, bien sûre, faire un acte médical dont la destination est de
guérir, de soigner ; mais thérapeuein, aussi, c’est l’activité du serviteur qui obéit à des ordres
et qui sert son maître ; et enfin thérapeuein, c’est rendre un culte. Or, therapeuein heauton
voudra dire à la fois : se soigner, être à soi-même son propre serviteur, et se rendre à soimême un culte.1 En écho de ces considérations, revenons à notre phrase. Exerçant bien ses
fonctions, il se peut qu’une femme se montre meilleure [βελτίων] que son maître oikonomos, et
θεράποντα ποιήσῃ, Chantraine n’hésite pas de traduire : « faire de lui son serviteur ».
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que la femme peut devenir maître de son maître ? Nous ne
pouvons pas dire que Xénophon a d’un coup une crise d’humanisme ou qu’il met cette phrase
dans les lèvres d’Ischomaque juste pour relativiser la soumission de la femme dans l’oikos dont
il s’agit de théoriser tout au long de son texte. Les Anciens sont assez crus, il n’ont pas besoin
de cacher leur sexisme derrière des astuces rhétoriques, après tout, ce qui se dit dans les textes
est consommable entres hommes. Xénophon n’hésite pas à nous dresser cette figure de la
1
Foucault, L’herméneutique du sujet, op.cit., p.95.
158
femme sous tutelle qui passe des mains du père à celui de l’époux, mais alors qu’en est-il de ce
« θεράποντα ποιήσῃ », ce plaisir le plus doux ?
On a très souvent cité la métaphore de Xénophon dessinant la femme dans l’oikos comme
reine des abeilles. Mais nous avons du mal à prendre la mesure de cette métaphore. L’art
économique est marquée par la dissymétrie, la maîtrise du maître et celle de la maîtresse ne
sont pas commensurables, on ne doit pas les placer sur le même rang pour les comparer. La
reine des abeilles est autre chose que le roi de la jungle. Le scénario comprend des rôles
distincts et le meilleur acteur sera celui qui arrive à jouer le mieux son rôle sans regarder de
travers les autres rôles. Le « θεράποντα ποιήσῃ », ce n’est pas devenir maître à la place du
maître, c’est devenir une femme-économique « επιστηµονέστερη » dans son domaine d’action.
La maîtresse jouera bien son rôle tant qu’elle se soustrait au désir de devenir maître, et c’est là
que se pointe « le plaisir le plus doux ».
Maître et femme-disciple
Maître et pouvoir-savoir, un des aspects fondamentaux qui déterminent un bon
oikonomos est la capacité d’accomplir son rôle d’éducateur envers sa femme. Son ergo dans
l’ordre de l’oikos comprend la responsabilité de bien in-former sa femme pour faire d’elle son
synergos. Les rapports matrimoniaux auxquels l’oikos sert de support et de contexte prennent la
forme d’une pédagogie.
Nous avons déjà établi à plusieurs reprises que l’Économique se donne comme une leçon
pédagogique adressée aux hommes libres. Dans cette leçon il s’agit de l’art de gouverner son
oikos et soi-même comme condition pour pouvoir prendre part au gouvernement politique.
Toute pédagogie publique est une pédagogie politique qui s’adresse aux hommes libres et se
fait entre hommes libres, la pédagogie économique n’en est qu’une partie soumise aux
exigences de l’ensemble qu’est la problématisation politique.
Pour ce qui en est de la pédagogie privée, la pédagogie proprement économique à
l’intérieur de l’oikos, elle comprend la pédagogie de la femme et celle des esclaves. Ainsi, un
bon citoyen comme le kallos kagathos Ischomaque est celui qui, ayant bien mené son rôle
d’éducateur de sa femme, peut s’occuper des affaires en dehors de l’oikos puisque « τά γε ἐν τῆ
οικίᾳ µου πάνυ καὶ αὐτὴ ἡ γυνή ἱκανὴ διοικεῖν » [pour les affaires de l’oikia, ma femme, à
elle seule, est capable de les diriger]. Dioikô est un verbe fort, sémantiquement marqué d’un
exercice de pouvoir, il veut dire à la fois gouverner, administrer, gérer, et même, dans un
contexte militaire, commander. Etymologiquement le verbe est composé de dia+oikô, ce qui
159
explique qu’à l’origine il désignait surtout le fait de veiller sur les affaires de son oikos
[φροντίζω τα του οίκου µου].1
Nous pouvons extraire sans trop d’extrapolation qu’à l’intérieur de l’oikos d’un citoyen
de la plus haute valeur l’éducation de la femme est de l’ordre d’une pédagogie-pouradministrer. Il en va de même pour la pédagogie politique. Mais dans le gouvernement
politique, le pouvoir est échangeable, on est tantôt gouverné tantôt gouvernant. En revanche,
dans l’oikos le pouvoir n’est pas échangeable, il n’y a qu’un seul maître. Reprenant la
problématique au point où nous l’avons laissée dans notre glossaire à l’article consacré à la
force, si on entend par pouvoir l’organisation de la puissance, la maîtrise de la femmeéconomique, consiste précisément en ce que la puissance (dynamis) est incommensurable au
pouvoir (ischès). La dynamis de la femme dans l’oikos n’est pas un pouvoir ni un contrepouvoir, c’est ce qui fait trou au pouvoir, hétérogénéise son champ d’exercice. Sans demander
d’en avoir plus, artiste de la suffisance, la femme dans l’oikos résiste de l’intérieur à la
tendance illimitée du pouvoir à s’approprier (ktèsis) de tout ce qui lui est extérieur.
Pour ne pas trop s’éloigner du texte de Xénophon, posons juste que l’enseignement de la
femme-économique a comme objectif la formation d’une certaine capacité de gouvernement
restreint. L’éducation d’un esclave est une dédagogie-pour-obéir, celle de la femme est toute
autre, elle doit devenir « ἐπισταµένην διοικεῖν τὰ προσήκοντα ἀυτῆ ».
La responsabilité quant à la formation de sa femme appartient presque exclusivement au
maître oikonomos. A un point d’exception. Ischomaque raconte à Socrate qu’avant de venir
chez lui « elle vivait sous une stricte surveillance, elle devait voir le moins de choses possibles,
en entendre le moins possible, poser le moins des questions possibles ». Bien in-former la jeune
épouse pour son rôle dans le nouveau oikos exige qu’en arrivant elle soit le moins formée
possible. Mais dans cette absence de formation il y a un point d’exception, «fort important de
l’éducation des hommes et des femmes », à savoir la sobriété : « Ἐπεὶ τά γε ἀµφί γαστέρα,
ἔφη, πάνυ καλῶς, ῶ Σώκρατες, ῆλθε πεπαιδευµένη ». Si on entend par sobriété une certaine
maîtrise de soi, la relation pédagogique à l’intérieur de l’oikos d’accueil de la femme se fonde,
en la présupposant, sur une certaine maîtrise de soi. La femme-épouse est un matériel à informer, et sa vertu sera en mesure de sa capacité à apprendre à bien mener son rôle et ses tâches
dans la nouvelle maison. Mais si son rôle consiste en un certain art de gouvernement restreint,
l’apprentissage de cet art présuppose déjà un certain art de se gouverner soi-même.
En contraste avec la pédagogie du citoyen, avant d’être éduquée la femme doit déjà
disposer une certaine maîtrise de soi. En quoi celle-ci consiste, comment, selon quelles
1
Voir Dictionnaire de la langue grecque moderne de Μπαµπινιώτης.
160
pratiques celle-ci se travaille et se rend possible, tout cela est gardé sous silence. Ce n’est pas
un sujet à exposer en public, c’est une affaire entre femmes.
Encore une marque de dissymétrie : la pédagogie d’un homme libre et celle d’une femme
dans l’oikos sont incommensurables et répondent à des objectifs différents. Dehors, au sein de
la cité, la pédagogie d’un citoyen porte sur l’édifice d’une maîtrise de soi dans l’objectif
d’acquérir les capacités propres au gouvernement politique. En revanche, la pédagogie de la
femme dans l’oikos présuppose une certaine maîtrise de soi et porte sur l’édifice d’un
gouvernement restreint, proprement économique, dans l’objectif de pratiquer un savoir-faire de
l’usage, condition pour le avoir lieu de la politique.
Production - reproduction
Jusqu’ici il a été question de l’économie en termes de production, et puis de l’usage et de
l’ordonnance de la consommation. Or, une des principales raisons d’être de l’oikos est la
reproduction du corps des citoyens. Ischomaque ne manque pas de traverser le sujet au cours de
sa leçon.
Le couple s’unit pour procréer. Si la production se partage entre les fonctions de ktèsis et
de khrèsis, chacune correspondant aux deux synergoi, sur le plan de la reproduction c’est dans
le même ergon que les deux synergoi doivent collaborer, et ici encore chaque synergos a une
fonction qui lui est propre. Sur le plan de la production comme sur celui de la reproduction, la
divinité a adapté la dynamis de chaque partenaire en corps et en âme [σῶμα καὶ ψυχὴν], pour
que les deux puissent exercer leurs fonctions propres. Mais Xénophon ne va pas plus loin. Il
fait constater qu’une des fonctions de l’oikos est la procréation, en ajoutant que pour cela
l’homme et la femme sont dotés de différentes dynameis, mais il s’arrête sans entrer dans les
détails à propos de cette différence sexuelle telle qu’elle est organisée en vue de l’ergon de la
reproduction. Dans la partie consacrée à Aristote, nous allons essayer d’aborder le problème
avec lui, ainsi que les apories que cela suscite.
Vertus et modes de subjectivation
Respectivement à leurs rôles, il y a une discussion en ce qui concerne les vertus propres à
chacun des deux synergous. « Comme les travaux de la maison aussi bien que ceux du dehors
exigent du labeur [ergon] et du soin [epimeleia], la divinité, il me semble a adapté dès le
principe la nature de la femme aux travaux et aux soins de l’intérieur [ἔνδον ἔργα], celle de
l’homme à ceux de l’extérieur [ἔξω ἔργα] ». Pour les travaux du dehors, l’homme doit pouvoir
se défendre contre ceux qui lui porteraient tort, alors la divinité l’a doté d’être plus brave. Dans
le texte original, il y a deux termes qui demandent un peu d’attention, c’est celui de « ἀδικία»
161
et celui de « θράσσος ». Le premier, on le reconnaît, désigne de manière générale l’injustice.
Quant au deuxième, il signifie le courage mais avec une nuance plutôt excessive, en ceci
l’ « audace » ou la « témérité » serait plus proche. Le texte établit que l’injustice est une affaire
du dehors. L’oikos, est en deçà du juste et de l’injuste qui n’appartiennent qu’à l’espace
politique dans les limites de la cité. C’est à l’homme libre d’être capable de se défendre dans
les rapports antagonistes de la cité, ainsi que d’être un bon guerrier au service de sa cité.
Subjectivation politique et guerrière convergent, le courage, l’andreia, est indispensable pour
l’homme libre. A la limite, ici même un certain excès est vertueux, car il doit se donner au
combat sans réserve. Encore un lieu trivial : l’homme libre est celui qui, à la différence de
l’esclave, n’a pas peur de mourir au combat.
D’autre part, la tendresse et la capacité de nourrir les nouveaux-nés reviennent à la
femme. Chargée de garder les provisions « il n’est pas mauvais d’avoir le cœur peureux »,
l’andreia ne convient donc pas à sa fonction dans l’oikos. Mais si la lâcheté de l’esclave est le
signe négatif d’un manque de vertu, chez elle l’absence d’andreia est positive et fait partie de
sa vertu. Andreia étant le courage propre au combat-contre pour le pouvoir, la vertu de la
femme dans l’oikos passe par une acceptation du pouvoir, son courage se pointe là où accepter
n’est pas consentir.
Afin de bien mener son rôle de procréatrice ses vertus doivent être conformes à ce rôle de
« fabriquant ». Un jour viendra où le paradigme le plus souvent utilisé pour illustrer la vertu
féminine sera celui de la « mère ». En ceci l’avènement du christianisme sera décisif. Certes,
cette figure de la mère-sainte n’est pas tout à fait inconnue dans l’Antiquité mais il semble bien
que la fonction de la femme dans l’oikos ne se réduit pas à son statut de mère. Xénophon parle
relativement peu de cela, alors qu’il cause longuement de cette technologie de l’usage où la
femme est dite « επιστηµονέστερη ».
Par ailleurs, le texte comprend aussi une énumération des vertus qui sont également
partagées, du moins en principe. Ce sont la mémoire, l’epimeleia et l’enkrateia. Pour les deux
dernières, l’epimeleia et l’enkrateia, et leur rapport à l’heutocratique chez les Anciens,
Foucault a consacré une grande partie de son travail dans L’usage des plaisirs. En ce qui
concerne notre entreprise, encore une fois nous retrouvons le schéma selon lequel la femme ne
manque pas une certaine maîtrise, un certain contrôle de soi par soi. Mais, tandis qu’il y a toute
une problématisation autour de ce que Foucault appelle les « arts de l’existence », les
« technologies de soi », les « modes de subjectivation », des hommes libres, cette même
problématisation ne se pose pas au sujet de la femme.
Dans son analyse, Foucault suggère le caractère « viril » de la maîtrise de soi. Ce qui ne
veut pas dire évidement que les femmes n’ont pas à être tempérantes, qu’elles ne sont pas
162
capables d’enkrateia, ou qu’elles ignorent la vertu de sôphrosunè. Mais cette vertu, en elles, est
toujours référée d’une certaine façon à la virilité. Référence institutionnelle, puisque ce qui
leur impose la tempérance, c’est leur statut de dépendance à l’égard de leur famille et de leur
mari et leur fonction de procréatrice permettant la permanence du nom, la transmission des
biens, la survie de la cité. Mais aussi référence structurelle puisqu’une femme, pour pouvoir
être tempérante, doit établir à elle-même un rapport de supériorité et de domination qui est luimême de type viril. Il est significatif que Socrate, dans l’Économique de Xénophon, après avoir
entendu Ischomaque vanter les mérites de l’épouse qu’il a lui même formée, déclare (non sans
avoir invoqué la déesse de la matrimonialité austère) : « Par Héra, voilà qui révèle chez ta
femme une âme bien virile (andrikè dianoia). »1 Foucault entend par maîtrise de soi une façon
de dominer les désirs en imposant de la raison (dianoia) à ce qui en est dépourvu ; une façon
aussi d’être actif par rapport aux plaisirs qui sont de nature passive.
Il ajoute : Que la tempérance soit de structure essentiellement virile a une autre
conséquence, symétrique et inverse de la précédente : c’est que l’intempérance, elle, relève
d’une passivité qui l’apparente à la féminité. Or, nous avons vu tout à l’heure dans le texte de
Xénophon que celui qui se laisse dominer par ses appétits, ces « δέσποιναι προσποιούµεναι
ἡδοναὶ εῖναι », est reconnu comme esclave. Et le fait n’est pas singulier à Xénophon, tout au
long de la littérature grecque nous retrouverons souvent ce genre de rapprochement. Ce qui ne
veut pas dire que Foucault a tort lorsqu’il constate le thème de la féminisation. En effet, la
problématique de la subjectivation d’un homme libre vacille entre deux dangers celui de la
féminisation et celui de l’assujettissement esclavagiste, mais ces deux derniers ne sont à aucune
instance du logos reconnus, voire définis comme identiques.
L’homme libre qui se féminise est autre chose que l’homme libre agissant comme
esclave. Nous nous éloignons peut-être du texte de Xénophon. Mais l’enjeu est important et
vaut le risque de dérapage.
Comment concevoir cette différence – minimale – entre l’assujettissement de la femme et
celui de l’esclave ? Ici encore, le texte foucaldien nous servira de support. A la question de
savoir comment se définissent les vertus féminines selon une subjectivation essentiellement
virile, Foucault va chercher des éléments de réponse dans l’œuvre d’Aristote. Ainsi, les vertus
qu’Aristote reconnaît aux femmes se définissent en référence à une vertu essentielle, qui trouve
sa forme pleine et achevée chez l’homme. Et il voit la raison dans le fait que la relation entre
l’homme et la femme est politique2. Cette forme pleine et achevée dans le lexique aristotélicien
se dit teleios, le moment venu, nous allons essayer de voir de près l’analyse d’Aristote. Il nous
importe pour l’instant de creuser un peu cette différence minimale entre féminisation et
1
2
L’usage des plaisirs, op.cit., pp. 113-114.
Idem., (je souligne).
163
esclavage. Le mot qui nous en donne une idée, c’est celui que nous avons souligné : pleine. La
vertu féminine se définit en référence à l’homme, ce qui fait d’ailleurs son hétéronomie. Il n’y a
pas lieu pour définir la femme par la femme et pour la femme, en soi et pour soi.
Or, ce qui n’est pas plein est pour une part vide. Devenir femme c’est ne pas être
pleinement homme. La femme fait trou. L’esclave est sous le signe du négatif, il se définit par
rapport à l’homme libre comme négation de ces vertus essentielles, la tempérance et l’andreia.
La femme, elle aussi se définit par rapport à lui, mais dans un rapport qui se travaille non pas
par la négation mais par le vide. Ce qui fait en même temps que La femme n’existe pas
puisqu’elle n’est jamais pleinement définie.
Opposition – soustraction. Si la femme manque d’andreia, elle a son courage à elle,
accepter le pouvoir sans y consentir, faire-avec sans demander d’en avoir plus. Bien évidement
tout cela n’existe pas dans le texte de Xénophon, ni d’ailleurs dans aucun texte de l’Antiquité.
Leur souci est celui de l’homme libre pour qui l’esclavage et la féminisation, restent des
dangers. Cependant, on peut tout au moins constater que dans les différents textes l’esclave
acquiert le statut d’un concept abstrait, le logos s’efforce de le définir comme tel, alors qu’au
sujet de la femme il y a toujours une petite réserve.
On peut toujours expilquer ce silence ou cette mise en réserve par le fait que
l’exploitation du genre est plus banale et admise comme naturelle que l’exploitation servile.
Mais c’est peut-être notre explication qui est banale et qui nous empêche de penser, de prendre
une distance envers nous-mêmes et l’image de la femme-oppréssée, et plus généralement,
envers cet impératif de la subjectivité de victime comme condition d’émancipation.
Objet de plaisir/objet de désir
Dans le dialogue entre Ischomaque et son épouse il y a un épisode qui se réfère à la
question de la coquetterie féminine, au maquillage et au fard, en somme, ce que l’on pourrait
appeler la séduction féminine, ses pratiques et sa stylisation. Bien évidement le thème renvoie à
la vie sexuelle, d’où l’intérêt particulier que lui consacre Foucault. Selon sa proposition de
lecture, le problème chez Xénophon se pose en termes de savoir comment la femme peut se
présenter elle-même et être reconnue par son mari comme objet de plaisir, comment peut-elle
rester un objet de désir ?
Vu la manière dont le problème se pose, la première chose à signaler est le statut d’objet
assigné à la femme. C’est la disposition masculine, mieux : celle de l’homme libre, qui
détermine toute problématisation et du désir et du plaisir. Le sujet est l’homme, les modes de
subjectivation qui sont élaborés se réfèrent et s’adressent à lui. La femme est toujours l’objet,
164
et, nous dit Foucault, d’une manière qui peut nous paraître étrange, c’est encore la maison et
le gouvernement de la maison qui vont être le point décisif.1
Etrange pour nous qui habitons une autre époque, celle qui a inventé la femme-victime de
l’Histoire, et qui a mis en place tant de pratiques pour la libérer. Tant de pratiques aussi pour
séduire la force consommatrice, le pouvoir d’achat. A présent, la femme libérée vend et sert à
vendre. On s’exalte contre les publicités sexistes qui se servent du corps féminin comme un
objet, comme on s’exalte contre tous ces discours qui la traitent comme objet. Mais on consent
librement à consommer dans l’immédiat, toujours plus, jamais suffisamment. Aujourd’hui la
beauté s’achète, et c’est un combat à mener contre soi-même. Après tout, le combat proposé
par le marché se résume à ça : devenir plus beau et rester jeune.
Pour un Xénophon, si la femme est antikeimeno de réflexion, elle l’est partiellement en
tant que composante de l’oikos, la subjectivité collective de la technè économique. Dans ce
cadre, nous comprenons mieux les conseils d’Ischomaque à son épouse : pour être belle, il
suffit d’accomplir comme il faut les tâches qui lui sont propres dans l’oikos : ἐπισταµένῳ
χρῆσθαι. Bien évidement il ne s’agit en rien d’une théorie de la beauté de la femme en général.
C’est la marque que toute problématique au sujet de la femme est conditionnée par sa
disposition de maîtresse de la maison et son (+)ergo économique.
« Τίς δέ η εµή δύναµις; »
Nous avons vu que dans l’oikos les tâches à effectuer nécessitent deux synergous, chacun
doté d’une dynamis différente. Ceci étant établit, il y dans le déploiement du texte un passage
où notre personnage innommable, la femme d’Ischomaque, demande carrément à son mari
quelle est sa propre « δύναµις ». Non seulement les deux associés ont des différentes dynameis,
mais pour que la femme arrive à se reconnaître, il lui faut le logos du maître.
« Τί δ’ ἂν ἐγώ σοι, ἔφη, δυναίµην συµπρᾶξαι (syn+praxis); » Elle demande quelle est sa
dynamis de faire-avec. Double hétéronomie, double dissymétrie. Non seulement elle demande
ce qu’elle a à faire, mais elle ne fait jamais seule, toujours avec.
Sa propre dynamis consiste précisément en cette double hétéronomie. Elle ne peut pas
faire comme cela lui plait, elle ne sait même pas ce qu’elle peut ou doit faire. Dispositif de
l’ouvert, force réceptive, la femme-économique trouve la nécessité hors d’elle et s’y plie, ne
désirant que « de devenir telle qu’elle devrait être ». La formule qui convient à l’esclave est
celle de faire-après, une méta-praxis suivant les ordres du maître ou contre lui. La femme dans
l’oikos, elle faire-avec (syn-praxis).
1
Idem., p. 211.
165
Par ailleurs, si le maître-oikonomos est l’ordre, celui qui établit les lois dans l’oikos,
suivant le texte, la femme est la « gardienne des lois ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Que son
rôle dans la maison s’approche de celui d’un agent de police ? Chaque fois et depuis toujours
l’agent de police est celui qui assure le maintien du pouvoir en chassant tout ce qui fait signe de
résistance. Dans ce sens, un policier n’est qu’un serviteur du pouvoir. Ce n’est peut-être pas un
hasard que dans la démocratie athénienne la fonction était réservée aux esclaves.
Nous proposerons que la femme dans l’oikos et son rôle de gardienne doit être saisie
comme une fonction qui, en couplant le pouvoir, fait-avec et assure l’homéostasie du système.
Le pouvoir tendant à étendre son domaine d’exercice et à s’approprier de tout ce qui lui est
extérieur, la fonction de la femme-économique est une résistance au pouvoir économique qui,
de l’intérieur, suspend sa marche victorieuse et la conquête illimitée du dehors. L’art de l’usage
est le catalyseur nécessaire pour l’équilibre économique. Là où l’économie moderne inventera
la «main invisible », l’économie antique invente la « fonction-économique-femme ». Ce n’est
peut-être qu’encore un mythe, mais à la différence de la force anonyme de la main invisible, la
fonction-femme-économique appelle à un engagement subjectif.
Force d’inertie, la dynamis de la femme dans l’oikos est ce qui limite l’économie. Pour
reprendre les mots de Vernant, sa déesse type, Hestia, traduit en la poussant à la limite, la
tendance de l’oikos à s’isoler, à se renfermer, comme si l’idéal devrait être une entière
suffisance à soi-même : autarcie complète sur le plan économique. La fonction-économiquefemme met une fin à l’ergo économique, et dissipe la dénaturation du système qui aux yeux
d’un Ancien n’est autre que la croissance illimitée des richesses : la κτήσις à défaut
d’ἐπισταµένῳ χρῆσθαι, c’est-à-dire, nous l’avons vu, un esclavage généralisé.
Participation au logos : le danger sophistique
« Y a-t-il des gens avec qui tu aies moins de conversation qu’avec ta femme ?
Personne ». L’économie relève aussi d’une certaine économie du logos. Dans l’oikos il y a une
leçon adressée à la femme pour qu’elle sache ce qu’elle doit faire et le (+)ergon qui lui est
propre. Mais au-delà de cette leçon, il est nécessaire que les dialogues entre les époux soient
strictement limités. La femme dans l’oikos ne doit pas parler beaucoup, ni poser trop de
questions. Le risque est double. En questionnant elle peut arriver à savoir plus, et le savoir est
pouvoir. De l’autre côté, dans la mesure où elle manque de force physique, le discours avec sa
force de persuasion est une arme capable de renverser le pouvoir de l’oikonomos. Une large
participation au logos et une grande maîtrise de sa puissance donnerait à la femme la possibilité
pour un usage de l’ordre sophistique. Si l’économie est la condition de la politique, il est
indispensable pour l’ordre de l’économie que la femme ne devienne pas sophiste.
166
C’est le moment de s’occuper du rangement de nos acquis.
Dans l’économie présentée par Xénophon, il y a des ktèmata et des khrèmata, deux
synergoi, et des esclaves. L’oikos est une scène investie par le Deux : ἔργον-συνέργον,
πράξις-σύνπραξις, αὔξειν-συναύξειν. Or, à chaque fois, il y a une dissymétrie entre les Deux.
Le συν- ne s’ajoute pas en complément qui augmente l’ensemble mais comme supplément qui
limite l’ensemble de l’intérieur. Le compte ne s’effectue pas de manière juxtaposée, un ergon,
deux erga, etc. Il n’y a pas deux erga, il y a un ergon et son synergon, ce qui veut dire que le
synergon n’est pas un terme isolable et autonome qui vient s’ajouter de l’extérieur.
Par ailleurs, nous avons pu voir, à travers l’enchaînement des définitions, la conception
fondamentalement usagère et utilitariste de la valeur et par conséquent celui du bien :
χρήµα-ἀγαθόν. Si l’économie moderne pose le travail comme substance subjective de la
valeur, il n’en demeure pas moins que pour un Xénophon la valeur n’est pas non plus cherchée
du côté d’un objet en tant que tel, sa définition est purement opératoire : ἐπισταµένῳ χρῆσθαι.
Au fond, il s’agit d’une axiomatique subjective comme condition de la politique : n’a de valeur
que ce qui sert à faire en fonction de la suffisance économique, cette dernière étant une
condition nécessaire pour la libérté politique. Ainsi, Socrate évoque un rapport agonistique
avec soi-même, le « διαµάχεσθαι περὶ τῆς ἐλευθερίας » passe par un certain usage des plaisirs.
Nous pouvons toujours nous dire que c’est la réalité de l’esclavage qui permet une telle
conception de la valeur, qu’après tout maintenant on sait, on a les clés d’intelligibilité pour
comprendre l’exploitation des forces productives dans la production de plus-value en tant que
valeur d’échange. Mais dans tout ce débat des expressions récentes (valeur d’échange, valeur
d’usage, le travail, etc.) nous manquons ce qui peut être constitue la singularité du khrèma grec,
que le bien n’est pas un objet que l’on possède, quelque chose que l’on peut accumuler, il ne
relève pas de la production (poièsis) mais de l’acte, et l’acte c’est l’usage. A traduire : le bien
n’existe pas, il n’y a que le bien-agir. D’une certaine manière le geste philosophique c’est
précisément de penser le bien du côté de l’ « être » et non plus du côté de l’ « avoir ».
L’économie moderne se constitue comme champ de savoir en opérant la construction et la
définition d’un objet. La Richesse. Par sa constitution même l’économie politique établit le
bien comme objet et se trouve ancrée au régime de la propriété et l’objectif de la croissance.
L’économie des Anciens n’existe pas au sens où cet objet de savoir n’existe pas. Si leur pensée
économique a un objet, c’est le devenir citoyen, la mise en œuvre des techniques de
subjectivation politique. Dans ce cadre les techniques de l’usage priment sur les techniques
productives.
167
Cette problématisation en termes de khrèma n’est pas singulière à un auteur mais recoupe
l’ensemble de la pensée philosophique au point nodal entre la conception de valeur et la
taxinomie des différentes technai. Petite parenthèse, tenant lieu moins comme preuve que
comme exemple enrichissant, periousia poiôn. En ayant appris à parler un peu économie à la
grecque, il faut savoir ce qu’on fait lorsqu’on cite un exemple. Parfois il s’agit juste de se servir
d’un acquis, mais souvent il s’agit de mettre en valeur un capital. Capitalisme de l’esprit.
Passons.
Dans l’Euthydème de Platon, Socrate établit qu’une « science » qui apporte bonheur à
celui qui la possède doit être une science qui soit capable non seulement de produire mais
d’utiliser ce qu’elle produit. Son interlocuteur, Clinias, proposera alors la dialectique comme
l’art qui sans rien produire par lui-même est capable d’utiliser le produit de tous les autres arts.
A son tour, Socrate se demande si la science recherchée ne serait-elle pas plutôt la politique. En
bons capitalistes, citons encore l’exemple : dans Ethiques à Nicomaque, Aristote pose que les
techniques de production se subordonnent aux techniques d’usage qui ne sont elles-mêmes que
les instruments de la science d’un bien plus grand : le bien politique.
La science désirée des philosophes est une épistémè de l’usage. Le scandale sophistique
consiste précisément à la mise en disposition marchande de l’art de l’usage des mots au profit
du Moi privé. Sur les mains du sophiste, le savoir de se servir des mots est une technique
objective, et donc enseignable, instrumentalisée pour l’appropriation, la ktèsis, du pouvoir.
L’être est un effet de dire, le pouvoir revient à celui qui possède le savoir, voire la technique,
de bien parler. Vernant : Chez la plupart des Sophistes, le savoir revêt la forme de recettes qui
peuvent être codifiées et enseignées. Le problème de l’action, pour eux, ne concerne plus les
fins à reconnaître, les valeurs à définir ; il se pose en termes de purs moyens : quels sont les
règles du succès, les procédés de réussite dans les divers domaines de la vie ? Purs moyens
sans fins, le sophiste est un bon technicien de l’outil le plus précieux, le logos lui-même. Dans
le contexte de l’agora, l’art des discours est le periousia poiôn par excellence.
D’où aussi la problématisation du savoir et de la tension entre possession et usage. Le
sophiste a à son savoir le rapport du commerçant à son marchandise : il le possède et il le
vend. Mais qu’il le vende n’est rien : ce n’est pas dans sa ressemblance avec les autres
commerçants que le sophiste est dangereux, c’est que, vendant du savoir et du discours, il ne
peut annuler totalement la différence de ce dont il fait trafic, en gros ou en détail. Indifférent,
comme tout commerçant, à la valeur d’usage, il ne se soucie que de la valeur d’échange.1 On
critique Platon en ce que son image du « sophiste » ne tient pas compte des subtilités
singulières entre les doctrines des différents sophistes. Mais « sophiste » ne fonctionne pas
1
Dixsaut, Le naturel philosophe, Paris, Vrin, 2001, p. 96.
168
dans les Dialogues comme une référence historique : il ne s’agit pas de réfuter des thèses ou
des individus, mais de réfuter une certaine prétention au savoir, liée à une certaine
représentation de ce que c’est que savoir.1 Il s’agit de cette prétention à une relation de
possession (ktèsis) au savoir. C’est ce à quoi le philosophe ne peut consentir, la ktèsis à défaut
d’ἐπισταµένῳ χρῆσθαι.
« Socrate » réclame ne posséder aucun savoir, sinon sur l’amour, celui-ci étant, dans le
Banquet, une procédure d’accessibilité à la vérité. Savoir c’est toujours pour une part croire
savoir. L’acte inaugural de philosopher consiste à se soustraire de cette conviction : « moi-je »
sait. L’inscience de « Socrate » fait troue au savoir. L’invention moderne de ce Platon
métaphysicien qui prétend à un savoir possédé qui se constitue comme totalité pleine ne
pourrait que susciter l’ironie de son « Socrate ». Passons.
La conceptualisation de l’économie telle que les temps modernes l’inventent sous le nom
d’économie politique s’inscrit dans une conception de la technique en tant que rationalité
effective, une maîtrise qui permet d’augmenter la productivité des forces productives :
CROISSANCE. Le travail productif consiste à s’approprier des forces naturelles pour subvenir
aux besoins humains. L’homme n’est plus l’animal politique, c’est l’animal qui parle et qui
travaille. La conception de la valeur devient essentiellement économique, pensable en termes
de ktèsis : acquisition, appropriation, possession, accumulation.
Un des nouveaux éléments de la « nouvelle économie » est que dans le secteur des
grandes sociétés anonymes le pouvoir échappe de plus en plus aux propriétaires pour passer
aux mains de l’appareil gestionnaire. Le pouvoir de décision est exercé moins par les
propriétaires (actionnaires) que par l’organisation bureaucratique gestionnaire. On a souvent
beaucoup parlé de la bureaucratie des Etats communistes et l’appareil du parti, on s’est moins
penché sur l’appareil bureaucratique du capitalisme avancé. A l’hiérarchie pyramidale avec le
propiétaire-capitaliste tout en haut qui prend des décisions, et les différents travailleurs en
descendant l’échelle, jusqu’aux ouvriers tout en bas, s’est substituée la société anonyme avec
les grands et petits actionnaires, le dirigeant et son équipe, et puis, le conseil d’administration.
A quoi il faudrait ajouter le jeu de la bourse et le monde, risqué, de la finance. En deux mots, la
grande entreprise (post-)industrielle n’est plus un champ monarchique. Il faut prendre
l’expression « société anonyme » au sens propre. Le maître est devenu anonyme.
La lutte politique c’est aussi une question de nom. Il faut nommer l’adversaire.
Dans le capitalisme du 19e siècle, analysé par Marx, le porteur du pouvoir est le
possesseur de l’argent, le capitaliste en tant que personne physique. Dans le fordisme, ce rôle
1
Idem., p. 94.
169
était passé aux grandes organisations industrielles. Du capitaliste personnifié petit à petit on est
passé à la firme. Mais à présent, la firme elle-même n’est plus considérée comme l’institution
centrale du système, on parle plutôt des « réseaux ». Non pas comme un simple agrégat
d’entreprises mais comme un « sujet collectif » qui prend et gère des risques. Ainsi, l’anonymat
de la firme est élevé à la deuxième puissance. Pour exercer la fonction de méta-organisateur
d’un réseau, il faut avant tout abandonner la logique du contrôle. Il faut adopter un style de
régulation bien plus soft et indirect, qui laisse des espaces d’autonomie et de créativité aux
intérêts à « organiser ».1
Le propre de la pensée moderne consiste à traiter la question de la valeur en termes de
production. L’analyse du capitalisme par Marx opère une abstraction : chaque chose est réduit
à l’argent nécessaire pour la produire. Dans le paradigme fordiste, le principe unificateur est le
pouvoir organisationnel : chaque comportement, chaque objet, a une valeur parce qu’elle fait
partie d’un programme, d’une séquence préordonnée, d’un système préconstitué. Dans le
postfordisme, par contre, le principe unificateur est de type linguistique : les comportement et
les choses ont une valeur puisqu’ils sont exprimables, coordonnables, orientables à travers
l’interaction communicationnelle.2 Nous avons vu dans notre glossaire que dans la « nouvelle
économie » la source de la plus-value se déplace de la production matérielle du bien à la sphère
de la « conception ». On parle ainsi de « capitalisme cognitif ». Tout en simplifiant beaucoup,
la source de la plus-value régit dans la production des langages abstraits, la production des
concepts, et la production du sens. Les consommateurs sont invités à participer à la conception
des produits. Et le discours publicitaire se charge de donner à consommer en donnant du sens.
L’homme habite en poète, mais le capitalisme aussi. D’où une certaine perplexité du discours
universitaire à l’heure du capital-connaissance et des réseaux linguistiques produisant de la
valeur marchande.
Il y a deux axiomes fondamentaux sur lesquels reposent les théories néo-libérales. L’un
consiste à dire que le libéralisme n’a jamais existé puisque il y a toujours eu une intervention
de l’Etat. Le libéralisme n’a pas encore développé pleinement ses vertus parce que l’Etat a
encore trop de pouvoir d’intervention. Le mot d’ordre devient donc : réduire l’Etat (à son statut
de policier) pour laisser le marché libre de déployer ses vertus.
Le dogme de la main invisible consiste à dire que les forces du marché fixent les prix en
rapport avec l’offre et la demande. Or, les grandes entreprises anonymes multinationales loin
de se soumettre docilement et placidement aux lois du marché, comme le veut la thèse néo1
Enzo Rullani, « Production de connaissance et valeur dans le postfordisme », entretien avec Antonella Corsani,
dans : Politiques des multitudes, Paris, ed. Amsterdam, 2007, pp. 113-114.
2
Idem., p. 115 (je souligne).
170
classique, ces entreprises fixent les prix et font tout ce qu’elles peuvent pour assujettir le
consommateur à leurs besoins.1 Avec tout un système de planification afin de réduire les
risques, les grandes sociétés anonymes fixent la demande et les prix en fonction de leur offre.
Et comment ? Pour cela il faut passer au deuxième postulat axial.
La souveraineté du consommateur. En théorie, le pouvoir ultime est censé appartenir à
ceux qui achètent ou décident de ne pas acheter. Ainsi, en dernière instance, ce sont les choix
des consommateurs qui déterminent la courbe de la demande. Pour répondre à leur « besoins »
ils demandent biens et services sur le marché. Ensuite, le marché lance le message aux
entreprises de production. Les ordres vont dans ce seul sens : de l’individu au marché, et du
marche au producteur. Mais si l’image correspond bien à ce qui ce passe dans le cas des petites
PME, le propre des grandes entreprises est qu’elles agissent sur la demande. C’est là tout
l’enjeu de la construction d’un concept de marque, et de la dépense de sommes colossales pour
que le produit devienne un « objet social désiré ». Dans certaines configurations la
multinationale peut même faire l’économie de la production matérielle du bien. Le centre de
son activité est la conception et la prescription du bien au consommateur. La demande est
conditionnée par toute une technologie rhétorique sophistiquée.
C’est là un des effets d’une économie d’abondance croissante (periousia). La plupart des
biens servent à satisfaire des besoins que l’individu se découvre non point du fait de l’inconfort
concret qui accompagne la privation, mais par suite à une sensibilisation psychique à leur
possession. Il lui donnent le sens de l’accomplissement personnel, la sensation de l’égalité
avec le voisin, ils détournent son esprit de la pensée, secondent son aspiration sexuelle, soit
une promesse d’acceptabilité sociale, rehaussent l’idée subjective qu’il se fait de sa santé, de
son bien être ou du bon fonctionnement de son appareil digestif2. D’où tout un thème à
exploiter par les publicitaires : le souci de soi. Ou : comment remplir le vide intérieur en
trasferant le désir à des buts marchands.
Dans les pays dits « développés », l’individu est de plus en plus assujetti aux objectifs de
l’organisation productrice. On n’amènera pas l’homme qui a faim à hésiter entre le pain et le
cirque, mais la chose est possible si l’homme est bien nourri. On pourra même l’amener à
hésiter entre différents cirques et différents mets. Plus l’homme, en tant qu’acheteur, s’écarte
du besoin physique, plus il est facile de le persuader, c’est-à-dire de le mettre en condition.3
Aujourd’hui, la politique de la plainte consiste à se retourner contre les immigrés qui
viennent ici et menacent notre prospérité, à exiger un Etat protectionniste contre les
délocalisations, et puis surtout, à demander plus de pouvoir d’achat. Mais ce fameux pouvoir
1
Galbraith, Le nouvel Etat industriel, Gallimard, 1989, p. 14.
Idem., p. 247 (je souligne).
3
Idem.
2
171
d’achat, on l’a vu, c’est la forme d’assujettissement la plus accomplie. Quel intellectuel
pourrait parler comme Socrate à Critobule des êtres esclaves ? Quel politicien pourrait raconter
aux « classes moyennes » que le problème n’est pas l’augmentation du pouvoir d’achat et
certainement pas celui de la reprise de la croissance ? Il faut nommer l’adversaire. Et le petit
bonhomme qui se cache à l’intérieur de chacun de nous, s’exclamant : « moi je veux », toujours
plus, jamais suffisamment.
Produire pour produire. On a fait de la somme des productions le critère premier de la
réussite d’une société. L’augmentation de l’ensemble des biens et des services marchands – ce
qu’on appelle le produit intérieur brut (PIB) – est devenue la mesure du progrès économique et,
par delà, social. Mais qui établit cette identification ? En quoi notre « niveau de vie » est
conditionné par l’augmentation de production d’automobiles et non pas par des petites
promenades qui n’entrent pas dans le PIB ? Et puis, toute cette technologie du « souci de soi »
de plus en plus sophistiquée. « Revitalisez-vous, la société Bien-Etre vous offre des parcours
guidés dans la forêt avec 30% de réduction pour les nouveaux adhérents… ».
L’effet général du système de planification des sociétés anonymes est d’enlever à
l’acheteur le pouvoir de décision sur le bien pour le transférer à l’entreprise. De même que
l’action sur les prix, cette opération de transfert n’est jamais parfaite, mais, encore une fois, ce
qui est imparfait n’est pas pour autant dépourvu d’importance. La « règle générale, qui compte
moins d’exceptions qu’on aimerait le croire, est que, s’ils fabriquent cela, nous
l’achèterons ».1 Nous l’avons vu, ça marche par un accrochage de l’appareil psychique.
Le moment venu, nous allons nous aventurer à une lecture du Banquet à l’aide du
séminaire lacanien Le transfert. Il s’agira de voir l’acrobatie de Platon entre Agathon, le
personnage qui incarne le rôle du bien aimé, et Agathon, le Bien impersonnel. La psychanalyse
sera convoquée pour parler de la structure du désir qui se transporte d’un objet à l’autre pour
remplir un vide constitutif. Toujours plus jamais suffisamment. Le souci du capitalisme est que
ce « transfert » soit un trasfert marchand. Notre hypothèse de lecture de Platon va être centrée
sur le problème de la participation à un Bien impersonnel, qui n’est pas un bien pour moi, étant
donné que le Bien ne peut être possédé. Mais nous allons vite, trop vite.
Revenons au plus près du texte de Xénophon. Pour que l’art économique accomplisse sa
tâche, il faut la transformation des ktèmata en khrèmata. Le devenir citoyen, la subjectivation
politique, est sous condition d’ἐπισταµένῳ χρῆσθαι. Si on envisage la fonction de ktèsis
comme technique de poièsis, une ligne où se conjuguent fabrication, appropriation, possession,
accumulation, l’esclave en fait partie. Il travaille pour la production des biens, son travail
1
Idem. p. 251 (je souligne). La citation de Galbraith est de Andrew Hacker, « A country Caller Corporate
America », New York Times Magazine, juillet 1966.
172
produit de la ktèsis qui cependant ne lui appartient pas. Son ergon est khrèma pour autrui.
L’esclave se dispose comme un organon que le mâitre exploite en tirant du profit. La relation
maître-esclave relève d’une pure opposition en tant que rapport global de production.
Dans la mesure où la ktèsis appelle à une khrèsis, l’ergon de l’économie exige
l’association de deux forces dissymétriques en cela qu’hétérogènes. Entre le maître et la femme
dans l’oikos, chacun a/est une « δύναµις » différente. Le maître est dynamis de ktèsis. Mais la
condition de possibilité de son rôle de citoyen est suspendue à la nécessité d’un « il y a un
synergos ». La femme dans l’oikos est une synergos qui doit exercer une certaine maîtrise et
qui, en même temps, doit éviter une disposition servile : « µὴ δουλικῶς ἀεὶ καθῆσθαι, ἀλλά σὺν
τοῖς θεοῖς πειρᾶσθαι δεσποτικῶς ».
Dans la taxinomie de l’oikos, la femme se charge de l’usage de ce qui est déjà là. Son
travail n’est pas un travail productif, son synergon porte sur la suffisance. Elle est
« επιστηµονέστερη » quand il s’agit de cet « ἐπισταµένῳ χρῆσθαι » dans l’espace économique.
Sa disposition dans l’économie se désigne comme, l’expression appartient à Foucault, une
maîtresse obéissante. Le problème de la subjectivation économique est ce travail différencié et
différenciant entre l’obéissance maîtrisée (esclave) et une maîtrise obéissante (femme). Le
maître et l’esclave appartiennent à l’économie, ils sont les deux versions de cette dynamis tou
poiein. Mais l’économie en tant que condition de la politique ne peut accomplir sa tâche qu’à
condition que l’oikos inclue une partie femme.
La leçon à laquelle nous avons participé essaie d’établir les principes de cette synpraxis
dans un objectif de suffisance. C’est ce qui permet à l’oikos de se renfermer, et par delà à servir
la condition politique. Dans la théorie économique moderne, la coopération est un
épiphénomène d’un antagonisme profond. Derrière toute coopération, l’œil moderne ne voit
que la guerre des intérêts. Le fondement de cette analyse est que la monade de pensée est
l’individu, le moi privé. En revanche, la théorie économique des Anciens est centrée sur le
sous-ensemble qu’est l’oikos. L’antagonisme entre les différents oikos n’en fait pas partie, c’est
là une question qui ne relève pas de l’économie mais de la politique. Ce n’est pas dans un texte
sur l’économie, c’est dans la République de Platon que l’on trouvera une réflexion sur le danger
d’une grande concentration de pouvoir dans les oikos et d’un antagonisme furieux entre eux qui
divise la cité.
Comme prévu nous terminerons notre lecture de l’Économique avec une visite à l’autre
texte que l’antiquité nous a transmis dont le titre porte directement sur l’économie, à savoir
Les Économiques de pseudo-Aristote. L’enjeu serra de travailler les correspondances avec le
texte de Xénophon, en même temps il nous servira de pivot pour entrer par la suite à la
deuxième partie de ce cercle des lectures, celle réservée à Aristote.
173
2. Correspondances entre l’Oikonomikos et les Oikonomika de
pseudo-Aristote
Le texte Oikonomika pose des problèmes de datation et d’authenticité. Il s’agit d’un texte
tardif qui vraisemblablement fait surface à la suite de la crise de la Cité-État, et émane de
l’école d’Aristote. De même que l’Oikonomikos de Xénophon, le texte se donne comme une
interrogation sur la technè de l’économie.
Avant d’essayer d’entendre les résonances entre les deux textes, il faut d’abord établir les
distances. En effet, le texte intitulé Oikonomika est révélateur d’un changement. Le déclin de la
cité-État s’accompagne d’un certain changement de mentalité au sujet de l’économie. Le
champ de la rationalité économique semble étendre ses limites et ne relève plus de l’oikos.
Ainsi, comme le signale Mossé, le deuxième livre de l’ouvrage témoigne que la notion
d’oikonomia se trouve élargie aux dimensions de la cité et du royaume1.
Nous avons vu que dans la Cité-Etat la politique est circonscrite dans l’espace de la cité et
réserve à l’art économique une place et une fonction bien limitées et déterminées à l’intérieur
de l’oikos. A partir du moment où le concept de la citoyenneté flirte avec le cosmopolitisme et
la politique déborde les limites strictes de la polis, comme par un phénomène de vague
l’économie à son tour déborde les limites de l’oikos. Le déclin de la polis comme lieu privilégié
et fermé de la subjectivation politique, coïncide avec le déclin de l’oikos comme lieu de la
subjectivité économique.
Certes l’Oikonomika témoigne d’un changement, mais nous sommes encore loin d’une
science économique au sens moderne. Le texte n’est peut-être pas aussi paradigmatique que
celui de Xénophon, il reste cependant au seuil d’une certaine problématisation économique qui
n’est pas encore tout à fait franchie. Nous allons nous restreindre au premier livre.
Au début du traité apparaît la nécessité de distinguer les domaines de la politique et de
l’économie. Chose qui n’est pas surprenante puisque le système aristotélicien, à la différence
de Xénophon et de Platon, admet une singularité du pouvoir économique par rapport au
pouvoir politique. Ainsi, l’auteur pose que la distinction entre politique et économie repose non
seulement sur la base de la différence entre la maison [oikia] et la cité, mais aussi sur le fait que
« l’art politique est l’affaire de beaucoup de chefs, et l’art économique d’un seul [µοναρχία] ».
A la différence de la politique où il peut y avoir des nombreuses variations, sur le plan
1
C. Mossé, « L’homme et l’économie », dans : L’homme grec, op.cit., p.69.
174
économique il n’y a et ne peut y avoir qu’un et un seul chef, une seule ἀρχή. Le pouvoir
politique est divisible, transformable et variable en nombre et en forme, ce qui constitue aussi
son caractère profondément agonistique. Quant au pouvoir économique, il est absolument
central, incontestable, immuable, Un.
Cette première distinction entre politique et économie est succédée par l’établissement
d’une certaine correspondance entre eux. « Certains arts [τεχνῶν] comportent des divisions, et
ce n’est pas de la même branche que relève la production [ποιῆσαι] et l’utilisation du produit
fabriqué [χρήσασθαι], tel qu’une lyre ou une flûte. Par contre, il est du ressort de la Politique de
présider aussi bien à la constitution même [ἐξ ἀρχῆς] d’une cité qu’à son bon fonctionnement
[χρήσασθαι καλῶς] une fois qu’elle existe ». L’art économique fait partie de cet ensemble
d’arts. Nous arrivons alors à une première définition de l’art économique : « κτήσασθαι οικον
καὶ χρήσασθαι αὐτῶ » [1].
Des remarques. Le texte établit une division entre les arts. Il y a ceux qui sont divisibles
et ceux qui ne le sont pas. Chaque art comprend une partie productive (ποιῆσαι) et une partie
qui relève de l’usage (χρήσασθαι). Pour les arts qui sont divisibles chacune de ces deux
branches constitue un art autonome. Ainsi, par exemple, la technè de produire une flûte se
distingue de la technè de jouer la flûte. En revanche il y a des arts qui ne sont pas divisibles,
tels la politique et l’économie. La distinction entre la partie productive et la partie usagère est
toujours valable, cependant ici les deux parties ne constituent pas en soi un art distinct. Même
s’il y a distinction, les deux opérations ne sont pas nettement séparables l’une de l’autre, elles
ne fondent pas deux champs autonomes.
L’exemple des fluttes n’est pas nouveau. Platon, Euthydème (289b, c) :
« Nous avons donc besoin, mon bel enfant, repris-je, d’une science qui réunisse à la
fois le don de produire et celui de savoir utiliser ce qu’elle produit. – Apparemment, dit-il. –
Il s’en faut donc bien, semble-t-il, que nous soyons à la fois habiles fabricants de lyres et en
possession d’une science de ce genre. Car, en ce domaine, l’art qui fabrique est indépendant
de celui qui utilise ; ils sont distincts, quoique portant sur le même objet ; l’art de faire une
lyre et celui de jouer sont, en effet, bien différents l’un de l’autre. N’est-il pas vrai ? » Il en
convint. « De même l’art de fabricateur de flûtes : il est clair que nous n’en avons pas besoin
davantage ; car lui aussi est de même sorte. » Ce fut son avis. « Mais, par les dieux ! dis-je, si
nous apprenions l’art de faire des discours, est-ce lui que nous devrions posséder pour être
heureux ? – Je ne crois pas, pour ma part », dit Clinias en réponse.
Revenons à Oikonomika. Dans cette première définition, nous retrouvons de nouveau les
deux pôles de ktèsis et khrèsis que nous avons vu chez Xénophon. Première résonance,
l’économie est ici encore réfléchie selon cette double opération : « κτήσασθαι - χρήσασθαι ».
175
Deuxième résonance, dans l’économie le dispositif de ktèsis s’identifie au dispositif poétique
(ποιῆσαι = κτήσασθαι). Avançons.
La polis est définie comme l’ensemble des maisons, des terres et des possessions,
« αὔταρκες πρὸς τὸ εὖ ζῆν ». La position centrale de la notion d’autarcie dans le langage
aristotélicien est bien connue. Toute chose naturelle (un animal, une communauté etc.) est
autarcique lorsqu’elle est autosuffisante, c’est-à-dire pour autant qu’elle n’a besoin de rien en
dehors d’elle pour continuer à être. Les êtres humains sont des êtres de manque et c’est la
raison pour laquelle ils forment des communautés. Mais tandis que la communauté de l’oikos
suffit à assurer la survie, seule la communauté politique est autosuffisante, capable d’assurer le
bien vivre, le εὖ ζῆν, l’agathon propre à l’homme qui fait de lui un animal politique. La polis
est la fin, l’achèvement du mouvement qui conduit les hommes à s’associer.
Que l’autarcie soit synonyme du bien vivre (eu zein) voilà une conception assez lointaine
de notre expérience d’aujourd’hui où tout semble se concentrer autour de la survie. Lorsque la
vie devient une valeur en soi, dans le langage aristotélicien cela signe un manque politique.
Mais restons au plus près du texte. Dans la mesure où la communauté politique est la seule qui
est autarcique, « il ressort clairement que dans son principe l’économique est antérieure à la
politique ».
Ceci valant comme introduction, suit alors l’analyse de l’économie et de son ergon. A
l’entrée du texte il est établi que dans une maison il y a deux parties : l’homme [ἄνθρωπος] et
la ktèsis.
Περί κτήσεως [à propos de ktèsis]
Au sujet de la ktèsis, le premier souci, epimeleia, est celui qui est « κατὰ φύσιν ».
L’ordre de la nature dicte le primat de l’agriculture. Comme chez Xénophon, nous participons à
un petit éloge de l’art de cultiver la terre. Ainsi, le travail de la terre est reconnu comme un
facteur qui contribue à l’andreia. A la différence des arts dits « βαναυσικές » l’agriculture
rend les corps aptes [δυνάµενα] pour l’antagonisme guerrier. Nous retrouvons la dévalorisation
du travail artisanal, et le rapprochement entre la vertu de l’agriculture et celui de la guerre.
Ainsi, en l’absence d’andreia les métiers d’artisans « féminisent » les corps.
Περὶ τοὺς ἀνθρώπους [à propos des hommes]
Dans la partie sur les hommes, l’auteur pose que la femme sera la première epimeleia. Or,
tout au long de l’analyse qui suit il n’y a pas d’examen de la femme en tant que telle, nous ne
trouverons qu’une interrogation sur la relation entre homme et femme dans le contexte d’un
176
oikos. C’est donc à peu près le même protocole d’interrogation que celui de Xénophon. La
femme en soi n’existe pas, elle n’est intelligible que partiellement au sein d’une relation
localisée dans l’espace fermé de l’oikos. On n’y trouvera pas une quelconque définition de la
femme, alors que l’esclave est pleinement définissable.
Qu’en est-il donc de cette communauté de l’homme et de la femme ? Premièrement, leur
communauté « φύσει µάλλιστά ἐστιν », elle est non seulement naturelle mais la plus naturelle
des communautés. Comme c’est le cas pour l’ensemble du règne animal, l’union est établit
« εξ’ἀνάγκης », elle répond à la nécessité de la conservation de l’espèce.
Cependant, l’auteur établit trois facteurs qui distinguent la communauté homme-femme
des autres communautés mâle-femelle du règne animal. Premier point : A la différence des
autres animaux où cette union existe « αλόγως » (a privatif+logos), entre l’homme et la femme
il y a la médiation du logos. Deuxième point : la fonction de la procréation ne se réduit pas à la
nécessité pour la survie de l’espèce, elle comprend aussi une utilité pour les parents eux-mêmes
puisque dans la faiblesse de leur grand âge ils peuvent obtenir les soins des enfants. L’union
n’est pas utile seulement pour ses produits, ou ses fins, elle l’est aussi pour les agents euxmêmes. Enfin, troisième singularité, la relation réciproque de l’homme et de la femme n’a pas
seulement pour objet « l’être même, mais le bien-être [eu zein] ».
Logos ; utilité pour les agents ; eu zein ; on voit bien que la communauté homme-femme,
même si elle se forme pour la reproduction, elle l’excède. Et c’est précisément en cet excès que
consiste la singularité humaine. De surcroît, selon le lexique aristotélicien la présence du logos
et l’objectif du bien-vivre impliquent la présence de quelque chose de l’ordre politique au sein
de cette relation.
Aujourd’hui, avec la génétique et la reproduction artificielle dans le laboratoire, la
communauté homme-femme peut faire l’économie de la reproduction : non seulement elle
l’excède mais elle n’en a plus besoin. Le fait n’est pas sans conséquences pour la subjectivité
moderne et notre expérience de la sexualité. Pendant un moment nous nous sommes combattus
pour libérer le sexe de sa vocation reproductive. Aujourd’hui la reproduction peut quitter la
scène du Deux, d’où un certain embarras des corps.
La question n’est pas celui d’être pour ou contre la technique, ni bien évidement de
regarder avec nostalgie l’époque où les femmes était considérées comme des machines de
reproduction. La question est celui du réglage des corps. Il faut distinguer la libération du
libéralisme, la possibilité de décision de ne pas avoir un enfant avec l’incorporation d’un sujet
libéral pour qui la jouissance est un objet d’échange véhiculé par des corps neutralisés.
177
Retour à notre lecture. « La volonté divine a prédisposé la nature la nature de l’homme et
celle de la femme à la vien en commun » ; « διείληπται γὰρ τῶ µὴ ἐπὶ ταὐτὰ χρήσιµον ἔχειν
τὴν δύναµιν, ἀλλ’ἔνια µὲν ἐπὶ τἀναντία, εἰς ταὐτὸν δὲ συντείνοντα ». La dynamis de l’homme
et celle de la femme ne sont pas utiles [χρήσιµον] de la même façon, leurs potentialités/forces
respectives ne s’appliquent pas indifféremment aux mêmes tâches, mais à des tâches qui, tout
en étant parfois opposées entre-elles, « tendent ensemble [syn-teinô, d’où le nom syntaxe] à
une fin commune ». Chez Xénophon la formule était : « ἃ τὸ ἕτερον ἐλλείπεται τὸ ἕτερον
δυνάµενον », nous rencontrerons ici la même idée, ajustée par le paramètre de l’utilité. Entre
l’homme et la femme, chaque dynamis est utile différemment, et même si leurs dynameis
s’appliquent à des tâches parfois opposées, leur rapport dynamique ne se réduit pas en une pure
opposition, tel le rapport maître-esclave. La syntaxe de leur relation est une syntaxe
d’hétéronomie, et non pas d’antinomie. Etant donné que chacun a une dynamis différente,
l’auteur énumère trois points qui marquent cette différence :
1) « Ainsi, l’un des sexes a été fait plus fort, et l’autre plus faible, de façon que l’un soit
plus circonspect en raison de sa timidité, et que l’autre, au contraire, soit plus apte, par sa
virilité/courage [andreia], à défendre son foyer. » Comment entendre cette comparaison des
forces? Qu’est-ce que ça veut dire ici plus fort et plus faible ? N’avons-nous pas là, devant nos
yeux, l’affirmation de la supériorité masculine ?
Pas tout à fait. Si notre auteur voulait marquer une supériorité entre les deux dynameis, il
pouvait tout simplement utiliser l’adjectif δυνατότερον qui vient de δύναµις. En revanche, il dit
« ἰσχυρότερον » et « ἀσθενέστερον ». Cela nous laisse la possibilité d’envisager la
comparaison de la sorte : entre ces deux dynameis hétérogènes un des points de leur différence
est leur ischès : la dynamis masculin excelle en termes de force physique, voire en termes de
violence. Cela expliquera aussi la référence, à la suite de la phrase, à l’andreia et à l’agresseur
mots qui renvoient à la guerre, le champ proprement violent.
Faire de la philosophie, parfois c’est juste un travail de différenciation entre des mots qui
semblent vouloir dire la même chose. Les dénominations se mettent à errer, se détachent de
leur étymologie et de leur usage habituel pour accompagner la pensée dans son mouvement.
Qu’en est-il de « ἰσχύς » et de « δύναµις » ? Toutes les deux désignent la force, mais dans une
marge de manoeuvre un peu différente. Nous avons proposé dans notre glossaire que « ἰσχύς »
soit plus proche à la notion de « pouvoir », si on entend par là l’organisation d’une force dans
un champ d’exercice. En revanche « δύναµις » flirte plutôt avec la « puissance », la force nue,
intensité pure, toujours en excès de sa fixation identitaire.
178
Dans un régime monarchique comme l’oikos, il n’y a qu’une ἀρχή, le maître, qui bien
évidemment est « ἰσχυρότερος » de sa compagne. En termes de « ἰσχύς » l’homme est
supérieur. La force de la femme, et son courage à elle, c’est précisément de ne pas objecter le
pouvoir, de ne pas revendiquer la place du roi, mais résister, résister autrement à son « ἰσχύς ».
2) Deuxième point de différence : « que l’un puisse apporter les biens du dehors, et
l’autre assurer leur conservation une fois entrés dans le ménage. Et, en ce qui concerne la
répartition du travail, l’un est apte à mener une vie sédentaire, alors qu’il manque de force
[δυνάµενον] pour les occupations du dehors, tandis que l’autre, au contraire, peu qualifié pour
les tâches paisibles, est à l’aise dans les travaux réclamant de l’activité ». Ici rien n’empêche
notre auteur d’appliquer le mot δυνάµενον ; nous retrouvons alors deux motifs familiaux aux
Anciens, que la femme se lie avec le dedans, alors que le dehors est le propre de l’homme. Ici
encore le texte sonne en en écho avec l’Economique. L’homme tend naturellement vers le
mouvement, l’activité, la femme se dispose comme une passivité dynamique qui construit un
espace d’accueil. L’ouvert laisse entrer.
3) Troisième point : « En ce qui regarde enfin les enfants, les deux sexes participent l’un
comme l’autre à leur procréation ; par contre, les soins à leur donner requièrent de chacun des
parents un rôle approprié : c’est à la mère d’assurer la nourriture, et au père l’éducation ».
Maître de pouvoir-savoir, le rôle d’éducateur est dévolu au maître de l’oikos, non seulement
envers les enfants mais également, comme cela s’établit plus tard, envers sa femme et ses
esclaves.
La pédagogie au sein de l’oikos est réservée au maître, mais c’est une affaire privée. Il
faut bien garder à l’esprit que si le texte de Pseudo-Aristote comme celui de Xénophon se
placent dans une entreprise de pédagogie, c’est de la pédagogie publique, voire politique, des
hommes libres qu’il s’agit. L’exposition en public des petits extraits de la pédagogie privée se
fait toujours dans un souci politique : qu’est-ce qu’est un bon oikonomos à l’horizon de son rôle
de citoyen ?
C’est dans ce cadre bien précis que notre auteur procède à la formulation de quelques
règles de conduite du mari envers la femme. « C’est notamment de ne lui causer aucune
injustice, car en agissant ainsi il ne supportera non plus aucun tord envers lui-même. C’est là,
au dire des Pythagoriciens, une règle posée par la législation de tous les peuples, qui défend de
ne commettre aucune injustice envers une femme, regardée comme une suppliante arrachée de
son foyer. Or, c’est une injustice du mari d’entretenir des relations illicites hors de son foyer ».
Pour le passage en question encore une fois la lecture foucaldienne va nous servir de
support : c’est dans le contexte d’une distribution inégalitaire des pouvoirs et des fonctions que
le mari doit accorder un privilège à sa femme. Les règles ne dérivent pas du lien personnel
179
entre les époux, c’est l’ordre de l’oikos et la problématisation de la conduite de l’oikonomos qui
les conditionne : la modération du mari est ici encore une éthique du pouvoir qu’on exerce,
mais cette éthique se réfléchit comme une des formes de la justice1. Or, la justice est une affaire
politique, entre hommes libres et égaux. Comme telle, elle est au delà de l’économie.
Lorsqu’on demande donc à l’oikonomos d’être juste, ce n’est pas sur la base d’une quelconque
égalité entre lui et sa femme. C’est que la pédagogie d’un bon oikonomos est orientée
subjectivement par la pédagogie d’un bon citoyen.
Dans les lignes suivantes, il y a quelques conseils à l’oikonomos quant à la formation de
son épouse. Nous y retrouvons le motif selon lequel il est préférable que la jeune épouse
manque d’éducation avant de venir à la nouvelle maison. En correspondance avec la critique de
coquetterie dans la leçon d’Ischomaque, il y a aussi une critique de l’ornement des époux
comme mensonge et tromperie.
Περί τα κτήµατα [à propos de ktèmata]
« Τῶν δὲ κτηµάτων πρῶτον µὲν καὶ ἀναγκαιότατον τὸ βέλτιστον καὶ οἰκονοµικότατον »
[en ce qui concerne les ktèmata, le premier de tous et le plus indispensable est aussi le meilleur
et le plus économique/profitable] « τοῦτο δὲ ῆν ἄνθρωπος » [or ce ktèma, c’est l’homme].
Bien évidement, il s’agit d’une définition de l’être esclave : c’est un ktèma, à la fois le premier,
le plus nécessaire, le meilleur et le plus profitable parmi les biens de propriété.
Un peu plus loin il est établi qu’il y a trois choses à considérer en ce qui concerne les
esclaves : le travail [ergon], le châtiment et la nourriture. Propriété animée, force de travail
dont le maître se sert pour la production/acquisition d’autres biens, l’esclave est un organe de
ktèsasthai.
Notre auteur utilise l’analogie du médecin afin de décrire le comportement que le maître
doit avoir envers ses esclaves. Il faut exercer une stricte surveillance pour distribuer
récompenses et sanctions et accorder le repos suivant le mérite : nourriture, vêtement, détente,
châtiment, en imitant « τὴν τῶν ἰατρῶν δύναµιν ». Le maître doit imiter la dynamis du
médecin « λόγῳ καὶ ἔργῳ », et attribuer à chacun ce qui lui est convenable. L’enjeu est celui
de la productivité, les conseils portent sur ce que le maître doit faire pour maximaliser la force
productive de ses ktèmata que sont les esclaves, et ne pas les traiter en sorte que « ἀδυναµίαν
ποιεῖ » (a privatif + dynamis). Sur le plan poétique, celui de ktèsasthai, ce qui importe est
l’augmentation de la productivité et la croissance économique.
1
Foucault, L’usage des plaisirs, op.cit., pp. 234-235.
180
Nous trouvons ainsi une affirmation explicite de la corrélation entre andreia et esclavage.
Il est établit que les meilleurs esclaves sont ceux qui se conduisent avec ni trop de lâcheté ni
trop d’andreia. Comme c’était le cas précédemment pour la femme, l’esclave est à son tour
positionné par rapport à l’andreia, le propre de la dynamis du maître. Mais les paramètres qui
déterminent cette attribution sont différents. Le manque d’andreia pour l’esclave répond à
d’autres nécessités que celui de la femme-économique. L’esclave ne doit pas être trop andreios
car cela le rendrait impropre au service du point de vue de la production, le ktèsasthai.
Encore deux remarques en ce qui concerne le travail des esclaves. Il est établit qu’il faut
assigner un terme à ce travail. Ainsi, « il est juste et avantageux, en effet, de poser devant eux
la liberté comme prix de leur peines, car les esclaves acceptent volontiers la fatigue quand ils
ont une récompense en vue et que leur temps de servitude est limité ». Ici encore, on voit bien
que le paramètre décisif est la productivité. La libération de l’esclave qui est proposée n’est pas
du tout motivée d’une justice dans l’esprit des droits de l’homme, l’esclavage en tant que tel
n’est pas remis en cause. C’est juste que les esclaves produisent mieux s’ils ont leur liberté à
gagner.
Deuxième remarque : le temps servile de repos et le temps libre. « Les sacrifices et les
fêtes doivent plutôt être accomplis pour les esclaves que pour les hommes libres, car il y a
davantage de raisons pour faire bénéficier les esclaves des institutions de ce genre ». L’homme
libre est celui qui dispose du temps libre. Il n’a pas besoin des jours fériés, c’est-à-dire des
jours fixés dans un calendrier où le temps libre est institutionnalisé. A proprement parler le
temps libre ne relève pas de l’institution, ce qui relève de l’institution est seulement un petit
repos d’un temps essentiellement esclavagiste.
Pour ce travailleur-nomade de l’entreprise moderne, avec son beau costume, qui travaille
anytime, anywhere, dans un café, dans sa voiture ou survolant de New-York à Paris, quelque
soit ses revenus ou la vitesse croissante avec laquelle il se déplace, son temps manque de
liberté.
Nous habitons une époque qui se caractérise d’un paradoxe au niveau du temps du travail.
Jamais les riches n’ont travaillé autant que maintenant. Quelqu’un qui travaille au Smic, avec
des horaires et un lieu de travail fixe, dispose beaucoup plus du temps libre que son PDG. La
singularité de notre époque, ce qui nous appelle à penser et que nous ne pensons pas encore,
c’est cet étrange nœud entre le chômage et le dispositif du temps du travail des « élites », des
classes supérieurs hyperactives. Il se peut que notre époque soit la seule à produire des riches
esclaves, des esclaves-directeurs.
Περί τα χρήµατα [à propos des khrèmata]
181
Au cours de l’exposition à propos de ktèmata, et une fois terminée l’analyse au sujet des
esclaves, voilà que le texte glisse dans une élaboration au sujet de khrèmata.
En ce qui concerne donc les khrèmata, l’oikonomos doit avoir quatre espèces [εἴδη] de
qualités [dynameis], « il doit être capable d’acquérir [κτᾶσθαι δυνατὸν], de conserver
[φυλάττειν], de savoir exploiter [κοσµητικόν] ses biens et de savoir s’en servir [χρηστικόν] ».
Or, « c’est en vue des ces deux dernières qualités que les précédentes sont exigées ». Nous
retrouvons donc le schéma selon lequel c’est l’art de l’usage, le khrèsasthai, qui constitue la
mesure de la fonction d’acquérir, le ktèsasthai.
Nous proposons que le mot oikonomos se réfère ici à anthrôpos. La phrase en question
met en œuvre non pas l’ergon propre au maître de la maison mais l’ergon économique en son
ensemble. Une hypothèse qui résonne avec ce que nous avons vu auparavant, à savoir qu’entre
les deux synergous chacun a une dynamis qui n’est pas « χρήσιµον » de la même façon. « Les
travaux de l’oikonomia doivent donc être sous la surveillance personnelle soit du maître, soit de
la femme, suivant la répartition qui en sera faite entre eux ».
Départage donc de l’ergon économique. « Que l’un puisse acquérir les biens du dehors, et
l’autre assurer leur conservation une fois entrés dans le ménage ». Dans cette polarité entre
dehors et dedans, il en résulte assez clairement que la dynamis de ktèsasthai soit propre au
maître. Qu’en est-il de la dynamis de khrèsasthai ? L’attribution ici n’est pas si claire. D’un
côté, nous avons vu que le maître doit savoir bien utiliser les esclaves pour la production des
biens. De l’autre côté, une fois que les ktèmata entrent dans la maison, l’ergon propre à la
femme commence. La transformation de ktèmata en khrèmata correspond forcément à cet
« ένδον ἔργο ». Nous pouvons peut-être tenter une distinction secondaire : pour ce qui en est
de l’usage, il appartient au maître d’utiliser pour acquérir, et il relève de la dynamis propre à la
femme de bien utiliser pour suffire.
Xénophon établit de façon explicite que dans la dichotomie de l’art économique la femme
se charge du rôle de la distribution, de l’ordonnance de la dépense. Dans le texte de pseudoAristote il n’y a pas une attribution directe. A aucun moment du texte il n’est mentionné que le
khrèsasthai est le propre de la femme, la fonction où elle se montre ἐπιστηµονέστερη. Il y a
peut-être une raison interne à ce fait.
Le début du traité va nous servir de ligne directrice. L’économie est un art non divisible,
la partie poétique de ktèsasthai et la partie usagère de khrèsasthai ne se distinguent pas, elles ne
forment pas des arts autonomes. Ce qui veut dire que chacun des ces deux pôles d’activité ne
peut pas être défini indépendamment ou de manière autonome par rapport à l’autre. Les deux
versions du même art se recoupent. D’où la difficulté de les dissocier et d’énoncer directement
leur attribution aux deux synergous de l’oikos.
182
Cependant le texte énonce clairement que dans l’oikos il y a deux dynameis différentes, et
l’auteur s’efforce d’établir en quoi consiste leur différence. En outre, la spécificité de l’union
homme-femme consiste à la présence du logos et la poursuite du eu zein. Dans le langage
aristotélicien cela traduit le « il y a » de quelque chose de l’ordre politique.
Comment de l’intérieur de l’économie faire advenir la politique ? Quelle est la
configuration des forces dans une économie capable de politique ? Maître-esclave-femme,
comment pourrions-nous envisager la corrélation de ces trois forces ? L’auteur des
Economiques établit que l’ergon économique nécessite quatre espèces de dynamis : κτᾶσθαι,
φυλάττειν, κοσµητικόν, et χρηστικόν. Par ailleurs, il est établi que, respectivement à la nature
de l’homme et de la femme, dans l’oikos il y a deux dynameis différentes qui tendent vers un
but commun mais ne sont pas utiles de la même manière. Quatre espèces de dynamis, deux
genres de dynamis, comment s’établit le compte ? Dans le chapitre suivant, réservé à Aristote,
nous allons précisément essayer de voir ce couple d’opérateurs que sont l’eidos et le génos
dans sa jonction avec la question de la différence sexuelle.
Pour l’instant, tout en s’éloignant du texte de pseudo-Arsistote, nous pouvons amorcer le
problème de la manière suivant. Dans le rapport maître-esclave, les deux forces sont du même
genre, ce sui veut dire qu’ils ont une mesure commune. Dans un combat d’opposition l’un s’est
montré δυνατότερος. En revanche, l’homme est ισχυρότερος de la femme.
Au niveau du signifiant, « homme » est en ischès pour désigner à la fois une partie et
l’ensemble. Si on entend par combat-contre la pure opposition des deux forces pour
l’acquisition du pouvoir, le devenir-femme consiste à ne pas se battre contre le pouvoir pour le
pouvoir. On ne devient pas Homme, pour autant que homme se présente comme une forme
d’expression dominante qui prétend s’imposer à toute matière, tandis que femme, animal ou
molécule ont toujours une composante de fuite qui se dérobe à toute formalisation.1 La
dynamis de la femme dans l’oikos est une dynamis de soustraction et non pas d’opposition.
Mieux : il s’agit d’une résistance qui opère par soustraction et non pas dans l’opposition.
Nous ne voulons pas sous-entendre qu’entre un homme et une femme il n’y a aucun
soupçon de bataille, qu’il y a une espèce d’harmonie pacifique et tranquille. Pas de paradis. Ce
que nous aimerions suggérer est que la bataille entre les deux est irréductible, en cela
qu’hétérogène, à la forme du combat-contre. Si la révolution en tant que combat-contre n’est
plus envisageable, la bataille politique est à réinventer. Le rapport homme-femme dans
l’économie est un rapport politique, il est temps de passer au théoricien de cette idée, nous
avons nommé Aristote.
1
Deleuze, Critique et Clinique, op.cit., p.11.
183
II. ARISTOTE
Commençons par trois surnoms. Lieux doxiques.
En grec moderne, l’université se dit « πανεπιστήµιο » : le Tout (pan-) des sciences
(epistèmai). Tentant un néologisme on pourrait appeler Aristote « πανεπιστήµων ». Jamais
l’œuvre d’un individu n’a inauguré autant de domaines de rationalité. Aristote est un
« ouvrier » du savoir, et il a construit son outil, l’Organon. On l’a appelé aussi « le lecteur » ;
terme à limite péjoratif à une époque où l’on n’avait pas l’habitude de lire seul. La pratique
courante voulait que les hommes libres, en compagnie, écoutaient un esclave lire. La lecture se
disposait comme une occasion de discuter, une ouverture au dialogue, plutôt qu’une
gymnastique solitaire visant à pénétrer les textes, à leur exiger un sens parfait, complet, τέλειο.
Les notes qu’Aristote tenait pour ses cours, les brouillons de Pascal, les écrits inachevés
de Nietzsche, on pourrait parler d’une étrange parenté entre quelques auteurs dans l’histoire de
la philosophie due à la manière dont leurs pensées sont organisées, pour eux sans eux, en un
livre ou en un corpus. De fait, leur édition devient un problème philosophique qui ne cesse
d’affecter leur lecture. Le problème se complique encore plus en interaction avec la question de
l’authenticité. Cervantès a eu l’occasion de répondre au faux Don Quichotte avec l’écriture
d’un deuxième livre, et ainsi, par la mise à mort de son héros, de se protéger pour la suite, nos
philosophes n’ont pas eu cette chance. Toutefois, au regard de ces œuvres suspendues,
suspectes et ambiguës, c’est la nature même de ce qu’est un système qui est en cause, ainsi que
la volonté de notre lecture. On peut les considérer comme embauches d’un projet inachevé,
telle une chaise que le charpentier n’a pas pu terminer. D’où la tâche de l’achever, et de polir
les éléments « contradictoires » pour avoir un système bien lisse pour s’y asseoir
confortablement. Ou bien on peut les considérer comme expression multiple d’un projet
inachevable, ne serait-ce qu’à cause même de la nature de son sujet. Chez Aristote le problème
est d’autant plus gênant si l’on admet que la théorie de la fin, du telos, joue chez lui le même
rôle que la théorie des Idées chez Platon. Là où Platon parle de l’idée du Bien, Aristote parlera
du bien comme fin parfaite : τελειότερο1. Alors comment lire Aristote ? Est-ce qu’on peut finir
la lecture de ses textes ? Comment la lecture d’Aristote peut-elle nous faire du bien ?
Manifestement nous avons à faire à une pensée qui opère toujours avec des concepts
couplés (forme/matière, puissance/acte, accident/essence, etc.), et il semble que sa lecture doit
aussi se faire avec des accouplements. Mais en couplant les passages et les textes, nous butons
1
Superlatif de l’adjectif « teleio ».
184
souvent à des contradictions, et à des nombreuses inconsistances. On peut toujours résoudre ces
problèmes en les attribuant non pas au système lui-même mais à la manière dont celui-ci nous
est parvenu. Ou encore on peut entreprendre un point de vue évolutionniste, essayer de
reconstruire et de rassembler les différents moments en une ligne de temps, et donc résoudre les
contradictions en les attribuant à l’« évolution » de la pensée du philosophe. Mais dans les deux
cas, on manque un des traits singuliers du geste spéculatif aristotélicien, celui qui consiste en
l’articulation des apories, avec consistance et courage, sans les résoudre.
Il y a des apories rhétoriques que l’on pose juste pour servir notre argumentation, mais il
y a aussi des apories réelles, qu’il s’agit juste de supporter. Platon dans le Banquet jouait avec
l’ambiguïté du mot « euporie » et son double l’« aporie » en nous offrant une remarquable
généalogie de l’Eros-philosophe. L’euporia est une certaine richesse des moyens, de la même
manière que l’aporia n’est pas seulement l’être du problématique, c’est aussi une certaine
pauvreté constitutive aux problèmes que l’on se pose. Une aporie n’est pas quelque chose dont
la pensée doit s’affranchir à tout prix, parfois il est préférable de rester pauvre. Dans le
Théétète, Socrate dira de lui-même : « Je suis totalement atopos et je ne crée que de l’aporia »
(1149a). Face au savoir-faire du sophiste, l’opération du philosophe appelle le non-savoir au
centre du savoir, il amène le vide dans la structure. Atopos et aporos, avec le « Socrate » de
Platon, le philosophe est celui qui ne possède (ktèsis) pas la sagesse mais cherche à se faire un
chemin de pensée dans et à partir de sa pauvreté même. Toute la problématique de
l’enseignable de la vertu fait nœud avec la problématique de l’aporie. Sur ce point, Aristote
reste un philosophe au sens platonicien, dans la mesure où on trouve aussi chez lui la mise en
œuvre d’une « éthique de l’aporie ».
A la différence de Platon, Cassin disait à propos d’Aristote que jamais écrire ne
l’avantage1. En lisant ses textes nous entrons dans une spirale infernale de références, de
commentaires tangents, de surfaces superposées. Aristote est un lecteur qui ne cesse pas de
retravailler les problèmes qu’il se pose en nous renvoyant à ce que les prédécesseurs ont dit sur
le sujet en question et à ce que lui-même nous a exposé dans une autre de ses œuvres. Platon
est beaucoup plus « littéraire » ce qui permet des lectures beaucoup plus autonomes. On peut
lire le Banquet sans que cela nécessite de nous référer ailleurs. Avec Aristote ce n’est pas le
cas, on est forcément dans un champ d’hétéronomie et de doublure. Face au corpus
aristotélicien l’interprétation doit se mesurer à cette double difficulté : d’une part, l’importance
réservée à la notion de fin, du bien comme fin parfaite, et puis, d’autre part, une œuvre qui se
veut « organique », l’invitation faite par Aristote lui-même de se référer pour notre lecture aux
autres parties de son œuvre. Aristote identifie l’essence du vivant au bien vers lequel il tend,
1
Cassin, Aristote et le logos, Paris, PUF, 1997, p. 1.
185
tous ses όργανα (organes/parties) servent à cette finalité. Si on considère son œuvre comme
vivante, il serait donc tout à fait légitime de chercher son bien et d’organiser la lecture de ses
différentes parties de la sorte. Et pourtant, les apories subsistent toujours. Comment lire
l’œuvre d’Aristote devient alors un problème de réconciliation entre l’éthique de l’aporie et la
poursuite de son bien.
On se tâche souvent de distinguer le vrai Aristote, l’Aristote historique, de l’Aristote du
corpus aristotélicien, le vrai Socrate du Socrate des dialogues, le vrai Platon du Platon de ses
personnages. C’est un travail certes important, et utile, mais qui répond à des fins autres que
celles de notre démarche. Nous allons essayer de machiner une lecture de ces textes anciens en
faisant l’économie, autant que faire se peut, de cette question de tension entre le vrai et le faux
de son auteur, en se contentant juste à l’usage qu’on peut en faire. Même si la lecture
s’organise très différemment pour des raisons qui touchent à la singularité de chaque auteur, la
démarche générale reste la même que celle que nous avons suivie dans la lecture de
l’Economique de Xénophon, à savoir une lecture qui consiste moins en un travail sur qu’en un
travail avec l’auteur, selon des questions qui nous sont propres. Entre le réel du texte et
l’entreprise de sa lecture il y a toujours un rapport de forces. Si la lecture est une
ανάγνωση, une reconnaissance pour le lecteur lui-même, il ne s’agit pas de se faire une identité
à partir d’une adversité. Au lieu d’essayer de pénétrer un texte et de vaincre ses résistances, il
s’agirait plutôt de travailler soi-même et nos propres résistances en faisant de lui notre
complice.
Voici notre programme de lecture.
Aristote pose la question de savoir ce qui fait la spécificité des différentes relations de
pouvoir parmi lesquelles se trouvent les relations strictement économiques entre le maître et
l’esclave, l’époux et l’épouse, le père et l’enfant. Ainsi, à la différence de Xénophon et de
Platon, on trouve chez lui une réflexion proprement économique. Afin de l’aborder il nous a
semblé important d’essayer de voir comment le principe de spécificité se place à l’intérieur de
la doctrine aristotélicienne, et quels rapports celui-ci entretient avec ce qu’on pourrait appeler
le principe de généricité. Nous allons donc essayer d’aborder le rapport complexe de ce couple
d’opérateurs que sont le génos et l’eidos. Et cela dans la perspective d’essayer de voir pourquoi
et comment la question de la différence sexuelle joue un rôle d’exception dans le système tout
en produisant tant de problèmes au philosophe. Nous allons donc convoquer, ne serait-ce qu’en
partie, son œuvre à la fois biologique et zoologique.
Par ailleurs, il semble qu’on ne peut suivre le geste spéculatif d’Aristote sans passer
toujours et sans cesse par sa réflexion à propos du langage. Une réflexion qui pivote autour de
186
ce double aspect : le langage en tant que lieu, d’où l’exigence d’une topologie, et puis le
langage en tant qu’organe et l’abord de ces faits que sont les homonymies et les synonymies.
Les experts d’Aristote ont souligné qu’un des traits de la pensée aristotélicienne est son
empirisme linguistique. A la question de savoir ce qu’est cette chose-là Aristote commence
souvent en s’interrogeant sur ce qu’on dit de cette chose-là. Chaque discours sur une chose
ayant un chez soi qui lui est propre, avant de pouvoir en tracer les limites le philosophe nous
invite à parcourir d’abord ce lieu commun qu’est la doxa : 1) la doxa au sens de l’opinion
courante qui circule dans l’agora. 2) la doxa au sens de mémoire doctrinale, de ce que les
autres experts/sages ont dit sur l’affaire.
Or, cet empirisme linguistique, signalent les experts, se couple avec une nonchalance
terminologique. Les exemples sont nombreux. Pierre Aubenque montre que la « prudence » des
Ethiques à Nicomaque n’est pas tout à fait la même que la « prudence » de la Métaphysique.
Mais de quelle prudence nous faut-il faire preuve pour lire Aristote ? Dans un système qui ne
cesse de nous renvoyer à ses différentes parties, comment affronter le problème de
l’incompatibilité des différentes significations pour un même mot ? Aristote pose l’univocité
comme principe du sens et en même temps il ne cesse de répéter que l’être se dit πολλαχῶς.
Dans la lecture d’un texte aristotélicien on a l’impression que l’enjeu de l’interprétation d’un
mot (par exemple la prudence) dépasse la difficulté interne à chaque lecture, limitée à son
contexte, et devient un problème à portée métaphysique où toute l’interprétation de sa théorie
de l’être est en cause. Toujours dans une tension de couple, l’univocité du sens marche de pair
avec le « pollachôs legesthai ». En termes topologiques, on dirait qu’il s’agit d’une tension
entre le local et le global. Pour parler de quelque chose, chaque énoncé local doit être soumis à
l’opération de l’un [univocité comme exigence du sens], mais du point de vue global l’être se
dit de plusieurs manières et non pas d’une seule [pollachôs legesthai].
Encore un surnom. On a appelé Aristote le « grammairien de la nature ». Il se peut que la
métaphysique d’Aristote se traduise mieux comme une grammaire que comme un discours,
voire une espèce de métadiscours tout puissant qui veut embrasser l’être en sa totalité et dire ce
qu’il est de manière univoque. Chaque discours étant localisé, le point de vu global est moins
un discours qu’une grammaire.
Pour lire Aristote il faut se placer quelque part, choisir un point de vue. La vision du
logos, rien que panoramique, obéit à une théorie des lieux. Chaque parole ne peut se prononcer
qu’en traçant autour d’elle le lieu de son écoute. Il s’agit d’établir à chaque fois et pour chaque
chose son propre lieu où elle peut être pensable. Ce qui nous met en garde en ce qui concerne le
transfert des concepts d’un lieu à un autre. Le risque est de succomber dans un excès de
187
généralité : la généralité sophistique et les paroles vides. Il n’y a pas une manière unique de
parler des choses, chaque discours doit se conformer à la nature de ce dont il parle. Il ne faut
donc pas, nous dit Aristote, exiger « une égale précision en toutes choses, mais en chaque cas
particulier tendre à l’exactitude que comporte la matière traitée [ὑποκειµένην ὕλην], et
seulement dans une mesure appropriée à notre investigation [οἰκεῖον τη µεθόδῳ] » (EN., 1098
a, 25). On dirait de même pour la lecture. Il n’y a pas une manière unique de lire, les textes se
lisent πολλαχῶς.
Certes, dans tous les arts, signale Aristote, « chaque homme peut ajouter à ce qui a été
laissé incomplet » et le temps dans ce genre de travail d’achèvement, ajoute-il, est un bon
synergos. Si la lecture est un art, poursuivre et achever dans le détail ce qui a été déjà esquissé
avec soin est une entreprise tout à fait légitime. Mais Aristote nous met en garde, le désir
d’achèvement n’est pas toujours le meilleur conseiller, il y a des matières-sujets (ὑποκειµένην
ὕλην) où ce genre de travail ne convient pas. Dans son livre sur l’éthique qu’il adresse à son
fils, le philosophe pose que le but est moins de savoir ce qu’est la Vertu que de devenir
vertueux. Ce qui l’intéresse n’est pas de définir le contenu théorique et objectif de la vertu,
c’est la transformation de soi à la rencontre d’un texte. Dans ce sens, on pourrait se dire qu’une
lecture d’Aristote du point de vue éthique, synonyme de politique, consisterait en l’usage que
l’on peut faire de ses textes pour prendre une distance vis à vis de nous-mêmes.
Qu’est-ce qu’une économie parfaite, complète, τέλειος ? De quels sujets a-t-elle besoin,
de quels genres de travail ? Qu’en est-il du rapport économique entre l’homme et la femme ? Y
a-t-il une exception politique à l’intérieur même de l’économie ? En quoi consiste-elle, quelle
est son ὑποκειµένην ὕλην ? Voilà les questions principales sur lesquelles nous aimerions
travailler en allant à la rencontre du texte aristotélicien. Nous allons procéder par deux
médiations. En premier lieu, une médiation bio-logique où on parlera du génos, de l’eidos et de
la différence sexuelle. Médiation qui à son tour enveloppe une médiation -logique (au sens
générique du terme) où on parlera des homonymes et des synonymes, de ce qui fait à la fois la
puissance et l’impuissance du logos, sa possibilité imparfaite de dire les choses. Voilà donc
l’objectif de notre lecture et les médiations pour l’atteindre.
Commençons, en voyant un peu l’ensemble à la manière dont nous nous racontons une
fable. Once upon a time...il était une fois....un cosmos où chaque être tendait, tant qu’il avait la
force, d’être toujours soi-même. Au centre, un moteur immobile. Seul être tout heureux,
autarchique, à qui rien ne manquait pour continuer à être. En dessous de la lune, tout naissait,
périssait, se corrompait. Un monde habité par des êtres de manque, excités par des besoins qui
les mettaient en mouvement. Agités qu’ils étaient par leurs imperfections, ils s’efforçaient de
188
trouver du repos, le bien vers lequel ils tendaient. Parmi eux l’homme, essence bavarde, voire
politique, il parlait seul ou en public, content pas seulement de vivre, son propre bien étant de
bien vivre.
1. Bio-logique : au croissement entre le logos et le vivant
i) couples de concepts – concepts couplés
[Textes : Catégories, Métaphysique]
Génos/eidos
On reconnaît traditionnellement Aristote comme le philosophe de la spécificité, il ne
serait peut-être pas moins juste de parler d’une philosophie de la généricité. Mais tous les deux
attributs ne nous apprennent rien si on manque de voir comment ces deux termes fonctionnent
à l’intérieur de ses œuvres.
En général, quand on parle de genres et d’espèces la première chose qui nous vient à
l’esprit est la relation logique d’enveloppe, et puis, les taxinomies biologiques, la classification
des animaux et des plantes en genres et en espèces selon précisément la relation d’enveloppe.
Du général au particulier, chez Aristote, suivant l’opération logique de la division du
genre en espèces, il s’agit de construire une taxinomie systématique et pourtant non-linéaire.
C’est que, dans cette taxinomie, il n’y a pas de dénominations fixes, l’attribution de deux
termes varie respectivement du point de vue de l’analyse. Par exemple, les oiseaux forment un
genre pris dans leur ensemble, par rapport à la variété de leurs formes (hirondelles, mouettes,
etc.) ; mais ils sont une espèce, si l’on les considère au regard des poissons, comme étant une
des formes des animaux sanguins. Il ne s’agit donc pas de construire un tableau immuable où
chaque chose est titulaire d’une place bien précise, avec un nom fixe, et qui désigne par ellemême, de manière univoque, une position stricte dans l’espace général du tableau. La
taxinomie aristotélicienne est locale et, si cela a un sens, mobile.
Dans le composé de matière et de forme, Aristote pose que la définition de l’essence a
pour objet la forme seule. Or, oυσία = εἶδος est déjà l’équation platonicienne, la problématique
d’Aristote est de savoir si on peut parler d’εἶδος en faisant l’économie du monde des Idées. De
là, un énoncé emblématique de la doctrine aristotélicienne : « l’homme engendre l’homme ».
La forme, l’εἶδος, est immuable et éternelle, mais on n’a plus besoin du monde des Idées car la
génération par sa procédure même peut articuler les deux phénomènes apparemment
189
inconciliables : l’immuable de la forme et le changement que subissent les choses en
particulier. On voit bien que la théorie aristotélicienne de la reproduction joue un rôle
protagoniste au sein de son entreprise théorique. La biologie et le problème de la génération ne
sont pas une partie/organe au même rang que les autres, elles ont un statut essentiellement
différent, au même titre que l’essence n’est pas juste une Catégorie parmi d’autres. On
dirait même que cette dissymétrie entre les parties, dans la manière de se rapporter au tout, fait
le propre de sa pensée. Chez Aristote le tout prévaut sur la partie, mais la manière dont les
parties se rapportent à l’ensemble n’est pas homogène.
On pourrait dire que le geste d’Aristote consiste en l’introduction du genre dans
l’équation platonicienne. Cependant, il serait inexact de dire qu’Aristote remplace ou oppose la
notion du génos à celle de l’eidos. En admettant que Platon tire de l’eidos un concept qui lui est
propre, celui de l’Idée, on ne pourrait prétendre qu’Aristote fait de même avec le génos. A
l’intérieur des textes aristotéliciens, il est manifeste que « génos » se dit de plusieurs manières.
Le terme génos est un cas exemplaire de la nonchalance terminologique d’Aristote dont nous
parlions tout à l’heure, il est lui-même soumis à l’hétérogène.
Dans la Métaphysique (1024a, b) Aristote met en œuvre son empirisme linguistique en
procédant à une exposition des différentes significations du mot génos. Premièrement, nous
trouverons que génos = la reproduction continue des êtres qui possèdent la même forme
[γένεσις συνεχὴς τῶν τὸ εἶδος ἐχόντων το αὐτό]. Deuxièmement, le terme génos s’applique
aussi à la production par un premier moteur de la même espèce que les choses mues [κατὰ τὸ
πρῶτον κινῆσαν ὁµοειδές] ou bien, troisième acceptation, en tant que matière [ὕλη]. Un peu
plus loin Aristote posera également que la forme et la matière diffèrent par le genre [τὸ εἶδος
καὶ ἡ ὕλη ἕτερον τῳ γένει].
Il est évident que dans ce passage, il ne s’agit pas de produire un concept du génos mais
de juxtaposer des significations apparemment inconciliables. Mais qu’appelle-t-on concept ?
Nous pouvons ici convoquer une formule de Heidegger prononcée précisément dans un cours
sur Aristote : Le général, l’universel saisi et déterminé en tant que genre rendant possible les
espèces, est cela que l’on a l’habitude de nommer «concept » (Begriff)1. Si on entend par
concept l’universel saisi et déterminé en tant que genre enveloppant des espèces, peut-il y avoir
un concept du genre? Serait-il un concept du concept ? Et alors comment entendre l’affirmation
de Heidegger que l’être, tel qu’Aristote essaie de le penser, n’est pas un genre ? D’habitude on
entend génos comme l’enveloppant qui rend possible les différents eidos, alors pourquoi dans
le passage que l’on vient de citer Aristote ne mentionne pas cette signification ? On ne pourrait
1
Heidegger, Aristote, Métaphysique Θ 1-3, Paris, Gallimard, 1991, p. 43.
190
pas prétendre qu’il l’ignore puisque c’est une acceptation que lui-même utilise dans les
taxinomies des animaux.
Posons pour commencer que le génos aristotélicien se dit πολλαχῶς et que ses multiples
significations ne sont pas des espèces appartenant à un seul genre qui serait son concept. Il n’en
demeure pas moins que le rapport génos/eidos ne s’épuise pas au simple rapport logique de la
division du genre en espèces. Par ailleurs, nous avons déjà signalé qu’un même ensemble (ex.
les oiseaux) peut être appréhendé comme genre ou comme espèce selon le point de vue de
l’analyse. Mais mise à part l’attribution relative des deux termes, aucun d’eux n’a pas toujours
la même signification. Opérateurs à usages multiples, génos est eidos participent à un jeu
complexe d’homonymies et de synonymies. Ainsi, la question du rapport génos/eidos nous
amène au problème des homonymies et des synonymies, et de là au centre même de la question
de l’être. L’être se dit de plusieurs manières, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Que l’être est
un homonyme ou bien un synonyme ? Et quelles sont les conséquences pour l’être lui même ?
Genre/espèce – homonymes/synonymes
Aristote définit : « On appelle homonymes les choses dont le nom seul est commun, alors
que l’énonciation de l’essence conforme à ce nom est différente [hétéros], par exemple on dit
animal à la fois de l’homme et du portrait ». « On appelle synonymes les choses dont le nom
est commun, lorsque l’énonciation de l’essence conforme à ce nom est la même [o autos], par
exemple on dit animal pour l’homme et pour le boeuf » (Cat., 1a).
La première chose à souligner à propos de cette distinction, c’est qu’elle concerne les
choses et non pas les mots. Ce sont les choses qui sont synonymes ou homonymes selon
qu’elles partagent la même essence ou pas. Nous arrivons alors à une première articulation des
deux couples d’opérateurs : les synonymes sont des espèces contenues dans un même genre
(unité/identité ontologique), alors que les homonymes sont des genres différents dont seule la
représentation linguistique les amène à une unité (unité purement nominative). Dans le cas des
synonymes la communauté d’un nom correspond à la communauté d’une essence, il y a donc
une identité première qui légitime l’attribution d’un même mot, alors que dans le cas des
homonymes, la communauté du nom repose sur une différence première, irréductible à une
quelconque identité qui ne serait pas purement nominative.
Deuxième remarque : Le fait qu’un mot désigne plusieurs choses est la fonction même du
langage. On dit « bœuf » pour désigner tel ou tel bœuf donné. Or, si tel bœuf donné constitue
un élément simple, non-divisible (atomo), la distinction entre homonymie et synonymie
concerne des sous-ensembles. Nous trouvons dans l’œuvre de Badiou la première tentative de
tirer les profits philosophiques de cette distinction conceptuelle fournie pas les mathématiques
191
entre appartenance (élément) et inclusion (sous-ensembles). Il se peut que l’on puisse les
utiliser pour relire Aristote. Voyons. Au regard d’un multiple référentiel, par exemple celui des
animaux, sont dites synonymes les sous-ensembles (hommes, boeufs, etc.) qui tombent sur le
compte-pour-un, qui sont donc réductibles à la fonction des éléments (tel homme ou tel homme
appelés « homme », etc.). De même que tel ou tel bœuf appartiennent à une seule essence (celui
du bœuf), de même l’homme et le bœuf appartiennent à une seule essence (celui de l’animal),
certes à une autre échelle, mais la fonction de leur rapport reste identique. En revanche, les
homonymes sont des sous-ensembles (hommes réels, hommes en dessin, etc.) qui ne se
ramènent pas à une quelconque unité ontologique. S’ils comptent-pour-un, c’est à cause du
langage.
Des choses hétérogènes que l’on regroupe sous la catégorie « animal », nous ne pouvons
pas nous empêcher de penser à la taxinomie de l’« encyclopédie chinoise » de Borges que
Foucault cite au début de son ouvrage Les mots et les choses.1 Loin du contexte où nous nous
trouvons, mais proche de la même difficulté, à savoir, l’aporie de la pensée devant l’hétéroclite.
Dans un ensemble hétéroclite les choses y sont « couchées », « posées », « disposées » dans des
sites à ce point différents qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil, de
définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun. Les utopies consolent [...] les
hétérotopies inquiètent.2 Mais ne nous éloignerons pas plus qu’il faut. Les homonymies
constituent un site hétéroclite, et sont un phénomène inquiétant pour la pensée et l’entreprise du
logos à toucher les choses. Pour l’instant nous pouvons formaliser ceci : les deux relations étant
deux manières d’appréhender la relation d’enveloppe, les synonymes se lient à travers la
relation d’appartenance, tandis que les homonymes à travers celle de l’inclusion. C’est au
niveau d’un second compte, celui de la représentation, et dû à l’imperfection du langage, à sa
pauvreté constitutive, que les homonymes se laissent compter-comme-un.
Troisième point, celui qui touche à l’étendue du phénomène : l’exception et la règle. Au
niveau du langage, les synonymies en constituent la règle, alors que les homonymies relèvent
de l’exception. Mais avant de développer ce point il faut d’abord prendre le temps de
s’expliquer. Nous avons posé, suivant Aristote lui-même, que la distinction entre homonymes
et synonymes concerne les choses et non pas les mots. Or, nous avons vu ensuite qu’à la
différence des synonymes, au sujet des homonymes, c’est le langage qui effectue le compte
(représentation). La décision philosophique est de partir des choses et non pas des mots. Contre
la prétention sophistique, ce n’est pas le langage qui construit les choses à sa mesure
1
Foucault, Les mots et les choses, op.cit., p. 7 : Ce texte cite « une certaine encyclopédie chinoise » où il est écrit
que « les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisé, d) cochons de lait, e)
sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous,
j) innombrables, k) désinnés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser
la cruche, n) qui de loin semblent des mouches »
2
Idem., p. 9.
192
(homonymie pure), c’est parce que les choses sont synonymes ou homonymes qu’il peut y
avoir un discours sur elles, un discours tantôt univoque tantôt équivoque selon la nature de son
sujet. On devrait donc distinguer les homonymes et les synonymes qui concernent les
choses (différentes ou identiques par essence) des homonymies et des synonymies qui
concernent les mots (équivocité ou univocité de la signification).
Donc : si la synonymie correspond à une signification unique, au niveau du langage elle
s’impose comme la règle. Il est impossible que chaque mot ne signifie qu’une seule chose
singulière, puisque les mots sont en nombre fini alors que les choses sont infinies. L’univocité
comme principe du sens exige que l’usage d’un mot pour désigner plusieurs choses suive une
direction unique. Autrement dit, ce que l’on signifie est multiple mais la manière de le signifier
reste unique (sens univoque). Le mot « animal » s’applique au bœuf, à l’homme ou au canard,
voire à une pluralité infinie de choses, mais il fonctionne au sein de l’énoncé de manière
univoque dans la mesure où il désigne les choses qu’il désigne selon une seule direction
signifiante (sens unique).
En revanche, l’homonymie relève de l’équivocité et fait exception dans la réalité du
langage, le sens est brisé, dispersé en multiples directions dans l’hétérogène. Dans la mesure où
elle est exceptionnelle elle ne met pas en danger l’existence du langage, à cette condition près,
nous dit Aristote, que les significations multiples qu’elle enveloppe soient en nombre limité.
Autrement dit, il faut que le multiple ne soit pas infini mais un ensemble fermé. Un même mot
pour une infinité de significations minerait en son fondement même la possibilité d’avoir un
discours sur les choses. L’homonymie doit rester en position d’exception, à portée limitée.
Comme telle, elle peut aussi être corrigée, si besoin est, par l’invention de nouveaux mots.
Aristote le signale : « Il est indifférent qu’on attribue plusieurs sens au même mot, pourvu
qu’ils soient en nombre limité, car l’on pourrait à chaque définition, assigner un nom
différent » (M., Γ, 4, 1006 a 34). Cela ne veut pas dire qu’on pourrait effacer toute exception et
confectionner une langue lisse sans homonymies, cela veut dire tout simplement que dans un
contexte où on a intérêt à parler sans ambiguïté, on pourrait éventuellement envisager un
néologisme ou encore avoir recours à une définition stricte et technique d’un mot qui en dehors
de ce contexte garderait sa force d’homonymie.
La différence de statut entre les homonymies et synonymies peut s’éclaircir d’avantage si
on les considère du point de vue de la différence entre les langues. Un exemple : en français, on
dit « viande » pour désigner le « poulet », le « bœuf », etc., en anglais, on dit « meat » pour
désigner « chicken », « beef », etc. Les synonymies étant canoniques au langage on les
retrouve, en règle générale, à travers les différentes langues. En revanche, en anglais on dit
« sheep » pour désigner l’animal mais en parlant d’une pièce de viande apprêtée et servie sur la
table on dit « mutton ». En français on dirait dans tous les deux cas « mouton ». Nous
193
retrouvons ainsi, en diagonal, l’analyse de Saussure que nous avons évoquée dans notre
Glossaire à propos de la valeur. Les homonymies étant exceptionnelles, elles font aussi
l’exceptionnalité de chaque langue, et constituent les valeurs de chaque langue dans son face à
face avec d’autres. Si l’on reprend les propos de Benjamin sous cet angle, le vrai travail du
traducteur porte sur les homonymies du texte original, les résonances signifiantes que certains
mots ou syntagmes produisent et qui en même temps résistent à l’échange entre les langues.
En suivant l’exemple d’une autre langue on peut toujours corriger, si besoin est, une
homonymie dans la notre, mais il faut garder à l’esprit qu’il y aura toujours une autre
homonymie qui va surgir, l’événement d’une autre exception. La consistance d’une langue
n’est jamais complète, parfaite, teleios.
Il est temps de retourner au rapport entre les opérateurs homonymie-synonymie et genreespèce. Nous avons vu qu’appartenir à un même genre est synonyme d’appartenir à la
communauté d’une seule essence. Sur le fond de l’inadéquation inévitable, parce que
constitutive au langage, entre les mots qui sont communs et en nombre fini, et les choses
singulières en nombre infini, le logos ne peut toucher les choses qu’à condition que les choses
soient réellement synonymes. Autrement dit, la pensée doit présupposer que la fonction du
langage qui regroupe en un même mot plusieurs choses correspond à la manière dont les
choses elles-mêmes se regroupent. Ne pas admettre la synonymie des choses c’est détruire
toute possibilité d’avoir un discours sur les choses. Le discours se réduit à une violence
humaine, trop humaine, qu’on exerce sur eux. C’est une voie possible, les sophistes l’ont bien
tracée une fois pour toutes.
La philosophie contemporaine a beau vouloir finir avec la métaphysique et sa notion
maîtresse, l’essence, il reste un problème constant : celui de la possibilité de faire parler les
choses et non pas simplement parler pour le plaisir de parler. C’est un problème qui résistera
toujours, quelle que soit sa formulation, car on ne peut le traiter que par décision. Et comme
toute vraie décision, il n’y a pas d’objectivités qui permettent de la tracer, cela relève d’un
engagement subjectif.
Nous ne croyons pas aux mots ; lorsque nous utilisons un mot, nous avons envie de dire :
si ce mot ne vous ne plaît pas, trouvez-en un autre, on s’arrange toujours.1 Aujourd’hui, la
pensée semble allergique à des mots comme essence, substance, transcendantal, etc., c’est
tellement dépassé que cela flirte le ridicule à une oreille moderne. Nous préférons parler de
concepts. Mais, si on entend par concept, le général, l’universel saisi et déterminé en tant que
1
Deleuze, L’île désert et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 387.
194
genre rendant possible les espèces, il semble que l’ousia, saisie du côté de son opération, est
identique à celui du concept, leur opération étant celui d’appartenance.
En nous servant des produits du travail de Badiou, nous proposerons que le problème
dont relève la distinction entre homonymes et synonymes est celui de l’écart entre
appartenance et inclusion. Si à présent nous disposons d’outils mathématiques pour le formuler
autrement, Aristote s’aventure dans l’affaire et fait ce qu’il peut avec ses propres outils
« conceptuels ». Un problème qui se formule autrement se traite autrement, il n’est pas
identique à lui-même, mais l’écart entre structure et métastructure, entre élément et sousensemble, entre appartenance et inclusion, est une question permanente de la pensée, une
provocation intellectuelle de l’être.1
Reprenons la lecture d’Aristote. C’est le moment de rassembler les éléments disparates
afin que la question qui nous hante puisse se reformuler. Le genre se divise en espèces. Sont
dits synonymes les espèces d’un même genre, qui partagent une seule essence [appartenance].
Sont dits homonymes des choses hétérogènes qui n’ont rien de commun si ce n’est que leur
nom [inclusion]. Si les espèces participent à un genre, les genres participent-ils à leur tour à
quelque chose ? Logiquement il n’y a que deux possibilités. Ou bien ils participent à la manière
des espèces à un ensemble plus vaste qui serait quelque chose comme le genre des genres. Ou
bien les différents genres correspondent à une multiplicité pure, abrités arbitrairement sous un
même mot.
Comment entendre l’être pour autant qu’il se dit pollachôs ? L’être est-il un synonyme,
un homonyme, ou bien ni l’un ni l’autre. Et quelles sont les conséquences pour l’être lui
même ?
La position sophistique est le culte de l’homonymie. Elle fait de l’homonymie la règle, et
par là enlève toute possibilité d’avoir un discours sur les choses. L’être est un effet du dire.
D’autre part, la voie de Parménide c’est la synonymie comme règle sans exception. Toutes les
choses sont synonymes. Tout est un, l’Un est tout. Entre ses deux positions, la synonymie
absolue et l’homonymie absolue, Aristote essaie de se faire une place.
Ni synonymie essentielle ni homonymie accidentelle.
Si la synonymie relève des choses qui sont essentiellement identiques, une synonymie est
par définition une synonymie essentielle. D’autre part, dans Ethiques à Nicomaque, Aristote
parle d’homonymie accidentelle [ἀπὸ τύχης] (EN. I, 4, 1096 b 26). Il s’agit d’un passage au
sujet du Bien que l’on cite souvent pour son caractère polémique contre la théorie platonicienne
1
Badiou, L’être et l’événement, op.cit., p. 98.
195
des Idées. L’exposition aristotélicienne consiste à monter que le bien se dit selon plusieurs
catégories de l’être, d’où sa conclusion que le bien est un homonyme. Aristote argumente que
l’« Idée » platonicien est un « genre », et que les choses participent à l’Idée à la manière dont
les espèces participent à un genre. Or, il est significatif que son attaque ne vise pas n’importe
quelle idée platonicienne mais celle du Bien, de même qu’il est significatif que tout au long du
passage il parle des « platoniciens » et non pas de Platon lui-même. On est bien dans la
question de l’un et du multiple. Restons chez Aristote et laissons pour l’instant en réserve
Platon.
Si l’être n’est pas un genre, le pollachôs de son legesthai ne peut être de l’ordre de la
synonymie. Mais si l’être n’est pas un synonyme, le pollachôs de son legesthai n’est pas non
plus une homonymie comme les autres, purement fortuite, accidentelle. Ni synonymie
essentielle ni homonymie accidentelle, c’est pour exprimer plus adéquatement un rapport qui
ne se laisse ramener ni à la synonymie, comme l’avaient cru les Éléates, ni à l’homonymie,
comme l’avaient laissé croire les sophistes, qu’Aristote est amené, pour les besoins de sa
métaphysique, à concevoir un nouveau type de statut pour les mots à signification multiple :
sorte d’homonymie, mais homonymie objective, qui n’est plus imputable au langage, mais aux
choses elles-mêmes, parce que fondée sur le rapport (qui n’est cependant pas un rapport
d’espèce au genre) à un terme, à une « nature » unique.1
Mais, après tout, cette « nature unique » peut très bien soulever le même genre
d’objections que l’ « idée » platonicienne. La problématique d’ensemble est la même, comment
penser le multiple sans l’assujettir à l’un. En cela le Parménide de Platon constitue le premier
diagnostic, et l’aporie de l’intellect humain devant la provocation de l’être. Un concept quelle
que soit sa structure ou sa trame reste un concept, l’être est provocateur car il n’entre dans
aucun concept. Notre esprit aime les divisions oppositionnelles, comme il aime les identités ;
l’être, lui, il aime glisser, ni l’un ni l’autre, à la fois et l’un et l’autre, double exclusion, double
participation, c’est au moment où la pensée se croit au plus près de l’attraper que lui, d’un éclat
de rire, brise nos certitudes et s’en va de nos rêves. Le désir tragique de la pensée. Posséder son
bien-aimé. Sinon. La pensée comme puissance comique. Réussire étant une nouvelle manière
d’échouer. En apparence, Platon semble mieux placé pour rire et faire rire, si nous pouvions
rapprocher quelque chose à Aristote, ça serait peut-être d’être trop sérieux.
1
Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 2005, pp. 191-192. Juste avant Aubenque pointe
l’insuffisance de la distinction homonymie-synonymie : « La distinction dont se contentaient les Catégories entre
la synonymie et l’homonymie ne suffit donc pas à rendre compte du cas particulier, encore que fondamental, du
mot être. Si l’on parle de synonymie, on fait de l’être un genre, ce qu’il n’est pas. Mais si l’on parle d’homonymie,
il faut préciser que cette homonymie est irréductible, qu’elle n’est donc pas le résultat d’une défaillance
accidentelle et corrigible du discours humain, bien plus, qu’il reste paradoxalement légitime de parler d’un être en
tant qu’être au moment où l’on reconnaît l’ambiguïté de cette expression. » (p. 190, je souligne).
196
Différence : διαφορά – ἐτερότητα
Pour terminer cette partie à travers laquelle nous avons tenté de présenter la complexité et
les enjeux autour de ces couples d’opérateurs que sont le génos et l’eidos, la synonymie et
l’homonymie, faisons un petit détour qui servira à aménager l’entrée dans la partie qui va
suivre et qui portera sur la différence sexuelle. Il s’agit de traverser rapidement deux extraits
d’Aristote qui touchent à la problématique de la différence.
- « ὑπάρχει δὲ ταῖς οὐσίαις καὶ ταῖς διαφοραῖς τὸ πάντα συνωνύµως ἀπ’αὐτῶν
λέγεσθαι » (Cat. V, 3a). Il est affirmé que les essences et les différences [diaforai]
se disent de manière synonymique.
- « ἐπεὶ δὲ τὸ ἓν καὶ τὸ ὂν πολλαχῶς λέγεται, ὥστε καὶ τὸ ταὐτὸν καὶ τὸ ἕτερον
καὶ τὸ ἐναντίον, ὥστ’εῖναι ἕτερον καθ’ἑκάστη κατηγορὶαν » (Mét. ∆, 1018a,
35) : puisque l’un et l’étant se disent de plusieurs manières, alors l’identique, le
différent et l’opposé se disent aussi de plusieurs manières en sorte qu’ils diffèrent
pour chaque catégorie singulière. Il en résulte que la différence [hétéroteta] se dit
de plusieurs manières, selon chaque catégorie de l’être.
En accouplant les deux extraits, qu’en est-il du rapport entre διαφορά et ετερότητα ? La
différence se dit-elle de manière synonymique ou bien de manière homonymique? A la manière
de l’essence ou bien par analogie à l’être ? Ce qui relève de l’hétéron est une différence, une
diafora, comme les autres ? Cela ne voudrait-il pas dire que l’hétéro-gène se renferme dans un
genre ? Cette alternative ne serait-elle pas un atopon ? Ou bien c’est l’hétérogène comme tel
qui est atopon pour le discours ? Si tout discours sur une chose doit être localisé, où se loge
l’hétérogène comme tel ? Ne serait-il pas dans le déplacement d’un lieu à l’autre, étant donné
que le logos ne peut donner une image panoramique du lieu des lieux ?
Homonymies/synonymie, genre/espèce, les couples de concepts sont des outils pour
penser mais au-delà de toute bonne volonté, la pensée n’est rien sans quelque chose qui force à
penser, et ce qui force à penser est l’événement d’une rencontre, violente ou amoureuse. De la
question de l’être nous voilà à la question de la différence. De la question du couple nous voilà
à la question de la rencontre.
ii) Différence sexuelle : homme-femme selon eidos/génos
[Texte : De la génération des animaux]
Différence formelle – différence accidentelle.
197
Il y a chez Aristote cette distinction fondamentale entre ce qui peut être une «différence
spécifique,
formelle
ou
essentielle »
(κατ’εἶδος/κατ’οὐσία)
et
une
« différence
accidentelle/comitante » (συµβεβικῶς)1. La première oppose des entités totalement
irréductibles les unes aux autres de par leur forme (εἶδος), alors que la différence accidentelle
correspond à une variation plus au moins importante d’une même forme. Un homme et un
cheval sont différents selon la forme, un homme blanc et un homme noir diffèrent par accident.
Dans la Métaphysique, parmi les différentes significations du mot génos figurait celle de
« reproduction continue des êtres qui possèdent la même forme » (1024a 29-30). Nous avons
suggéré que, tel que présenté dans le passage de la Métaphysique, le mot génos se donne
comme un cas d’homonymie. En contraste avec celui de génos, la notion de eidos n’implique
pas directement la reproduction, elle désigne surtout l’identité en tant que telle
indépendamment de sa transmission. Laissant en arrière plan la Métaphysique, la question de
l’être et du pollachôs legetai, d’un simple regard dans ces écrits biologiques nous apercevons
que l’usage que fait Aristote du mot génos n’est pas du tout homogène, et il en va de même
pour celui de eidos. Parfois génos est convoqué en tant que synonyme du eidos comme pour
marquer l’aspect reproductif du groupe en question, parfois l’usage du mot fait référence à la
relation d’enveloppe entre genre/espèce. De son côté, eidos est tantôt utilisé comme espèce
appartenant à un genre, tantôt comme forme qui se reproduit par la génération. Toutefois, pour
les animaux qui se reproduisent de manière sexuée, les deux sexes [γένος φυσικό] existent en
vue de la génération [γένεσις] permettant la transmission d’une forme unique, d’un εἶδος. La
reproduction constitue un renversement de la relation logique, de ce point de vue eidos devient
1
Castoriadis à propos de la traduction de συµβεβικῶς : « Le mot grec sumbainein, mot aristotélicien par
excellence, signifie aller ensemble. Chez Aristote, il y a tout le temps l’idée du sumbainein, du sumbebèkos, des
choses qui vont ensemble avec d’autres choses. Elles peuvent aller ensemble par pur hasard ou elles peuvent aller
ensemble avec d’autres choses tout à fait essentiellement mais sans appartenir à la définition proprement dit de la
chose. Exemple : la somme des angles de tout triangle est égale à deux angles droits. Aristote dit, phrase
étonnante : ça sumbainei avec l’essence du triangle, ça lui est concomitant. Mais peu importe, ça n’appartient pas à
l’essence du triangle, qui est d’être une figure plane délimitée par trois droites. Et il n’est nullement question làdedans de ce que donne la somme des trois angles. Seulement, « il se trouve » ne veut pas dire que c’est par pur
hasard : ça va ensemble.
Le problème pour nous vient d’une malheureuse traduction de sumbebèkos par « accident », en français, ou
l’équivalent dans d’autres langues européennes. Akzident, par exemple, en allemand. Car sémantiquement, dans
toutes les langues latines, l’accident, c’est évidement l’accident du hasard. Alors il faut, si l’on maintient cette
malencontreuse traduction, soumettre à un entraînement intensif les jeunes étudiants de philosophie pour leur
dire : attention, accident, chez Aristote, n’a rien à faire avec la circulation routière ou avec toute espèce
d’accident ; ça peut être quelque chose de tout à fait essentiel. […] J’ai proposé, et j’y insiste, qu’on traduise
sumbainein et sumbebèkos par « comitant », qui est le français de cumeo, comitans, allant ensemble. »
(Castoriadis, Sur le Politique de Platon, op.cit., p. 45).
Nous ajouterons à ces remarques de Castoriadis que dans sumbainein (sun+bainein) le sun désigne ce qui
va avec ou ensemble mais aussi ce qui s’ajoute, un supplément. D’où le mot sumban (συµβάν), l’événement. Et
puisque au cours de cette lecture d’Aristote nous avons convoqué le travail de Badiou en proposant d’entendre la
distinction entre homonymie et synonymie comme l’écart entre inclusion et appartenance, nous saisissons ici
l’occasion pour suggérer une hypothèse de travail : Traduire L’être et l’événement en grec cela pourrait servir à
une relecture et de Badiou et d’Aristote du point de l’écart entre son « συµβάν » et son « accident ».
198
l’enveloppant. Deux sexes donc pour une forme, il est évident que la distinction du masculin et
du féminin pose problème pour des raisons intrinsèques à la théorie d’Aristote.
La différence sexuelle est-elle une différence formelle ou accidentelle ? On trébuche alors
sur une aporie : Peut-on mettre sur le même plan les particularités infinies liées à la dimension
d’un corps (poids, couleur, etc.) et quelque chose qui caractérise régulièrement un individu sur
deux pour chaque espèce qui se reproduit de manière sexuée ? Peut-on classer la polarité entre
un chien et une chienne avec la différence entre un chien et un homme ? La différence
masculin-féminin est à la fois trop importante pour être un accident et pas assez pour relever de
l’essence.
Devant l’aporie Aristote dira que la différence sexuelle n’est ni essentielle ni
accidentelle, elle relève de « τὸ µᾶλλον καὶ τὸ ῆττον (le plus et le moins) ». Qu’est-ce que cela
veut dire ? Que la différence sexuelle est plus ou moins essentielle, plus ou moins
accidentelle ? Peut-on concevoir cela comme une réponse, voire comme une définition, ou
plutôt comme le titre de l’aporie la plus dure, la plus résistante au logos ? Que veut dire alors
cette affirmation qu’Aristote ne cesse de répéter, à savoir que la femme est inférieure à
l’homme ? Si la différence se dit pollachôs, qu’en est-il de la différence sexuelle ? Relève-t-elle
de la diafora, de l’hétérotèta, ni de l’un ni de l’autre ? Laissons-là les questions pour l’instant.
Avant d’avancer, il importe de souligner une remarque de Heidegger à propos du
« pollachôs legesthai » qui ne ferra que brouiller encore plus les pistes. Heidegger remarque
que le « πολλαχῶς λέγεται » se dit lui-même πολλαχῶς.1 L’expression ne s’applique pas
toujours dans les textes aristotéliciens de la même manière, tantôt elle se réfère aux catégories
(πολλαχῶς au sens étroit) tantôt au quadruple : catégories, dynamei/energeia, vrai/faux,
accident, et il y en a aussi d’autres combinaisons. Le « πολλαχῶς λέγεται » ne correspond donc
pas à quelque chose de fixe.
Retour à la différence sexuelle. Les défenseurs des femmes ont facilement dénoncé le
statut qu’Aristote le bio-logue assigne à la femme, après tout elle est présentée comme
inférieure à l’homme. Ils se chargent alors de dévoiler ce qui paraît comme symptôme d’une
oppression, et armés avec les acquis scientifiques modernes de ridiculiser la biologie
aristotélicienne en refusant tout intérêt, autre que symptomatologique, de son abord de la
différence des sexes. Notre problème n’est pas d’objecter le verdict du sexisme d’Aristote, non
moins d’ailleurs que de venir à son secours.
Dynamis poétique – dynamis passive : la faille des oppositions
1
Heidegger, Aristote : Métaphysique Θ 1-3, op.cit.
199
« Comme principes de génération [γενέσεως ἀρχὰς] on pourrait poser à juste titre le mâle
et la femelle », et il ajoute, « τὸ µὲν ἄρρεν ὡς τῆς κινήσεως καὶ τῆς γενέσεως ἔχον τὴν ἀρχήν,
τὸ δὲ θῆλη ὡς ὕλης » (DG, 716a, b). Le mâle est le principe moteur tandis que la femelle est
le principe matériel. Dans la mesure où la γένεσις est une κίνησις, le langage aristotélicien
nécessite une partie active (=homme, le « ποιητικόν ») ainsi qu’une partie passive (=femme, le
« παθητικόν »). Toutes les parties du corps de l’enfant se trouvent en puissance dans la matière,
le corps féminin, mais aucune n’y est en acte, cela nécessite le mâle, principe du mouvement
ainsi que fournisseur de la forme. Aristote reprend, dans un lexique qui lui est propre, cette idée
commune qui reconnaît à la femme un rôle de réceptacle. En grec, cela donne une « δύναµις
του πασχειν » pour elle, et une « δύναµις του ποιειν » pour lui. Plus loin, on aura l’occasion de
voir les conséquences économiques de ce rapport de forces, mais restons pour l’instant dans la
zoologie.
Qui dit animal (zôon) suppose nécessairement la vie (zôè) ; « quand l’animal éprouve le
besoin d’accomplir la fonction [ergon] du vivant, il s’accouple » (I, 731b, 5) C’est pour cet
ergon propre au vivant, la génération, qu’existent la femelle et le mâle, la différence sexuelle
est ordonnée « ἕνεκα τῆς γενέσεως ». Comment appréhender donc cette différence dans sa
forme générale ? La réponse que nous trouverons dans le texte aristotélicien n’est pas uniforme
et reste dans l’ambiguïté.
D’une part, on trouve des affirmations qui vont dans le sens d’une relation sous forme
d’opposition. Citons un exemple : φυσικὴ γὰρ καὶ ἡ ἐκ τῶν ἐναντίων γένεσις, (724b). Le
zoologue pose que dans toutes les espèces où il y a une distinction nette entre le mâle et la
femelle, la génération se fait à partir des contraires. C’est dans ce contexte qu’Aristote
désignera les deux sexes comme antikeimena.
D’autre part, on peut trouver des passages où Aristote parle non pas de « ἐνάντια » mais
de « ἕτερα ». Un exemple : « Ἀνάγκη γὰρ εἶναι τὸ γεννῶν καὶ ἐξ οὗ, καὶ ταῦτ’ἂν καὶ ἓν ἦ, τῶ
γ’εἴδει διαφέρειν καὶ τῶ τὸν λόγον αὐτῶν εἶναι ἕτερον, ἐν δὲ τοῖς κεχωρισµένας ἔχουσι τὰς
δυνάµεις καὶ τα σώµατα καὶ τὴν φύσιν ἑτέραν εἶναι τοῦ τε ποιοῦντος καὶ του πάσχοντος »
(729a). Paraphrasant un peu : « il est nécessaire [qu’il existe] une part qui engendre [γεννῶν] et
une part d’où sort l’être engendré [ἐξ οὗ] et alors qu’ils sont un [ἓν ἦ] ils diffèrent de forme
[εἴδει διαφέρειν], et leur définition est différente [λόγον ἕτερον] ». Dans cette première partie
de la phrase Aristote se réfère à l’ensemble des espèces où il n’y a pas de distinction nette entre
les sexes (p.ex. les plantes), ce qui explique la conjonction à valeur adversative avec la suite de
200
la phrase. Celle-ci est un peu plus problématique pour le traducteur : « dans ceux d’autre part
[ἐν δὲ] où sont séparées les δυνάµεις et les corps et la nature de l’agent et du patient est
ἑτέραν ». Le problème est dû à cette juxtaposition de « et ». Mais laissons du côté toutes ces
subtilités. Il nous faut juste pointer l’affirmation que la nature entre activité et passivité, ποιειν
et πάσχειν, est de l’ordre non pas de l’opposition mais de l’hétérotèta.
Toujours dans cette opération d’accouplement des passages, nous aimerions associer cet
extrait avec un autre, que voici : « chez tous les animaux qui se meuvent, la femelle est
distincte/séparée du mâle », Aristote ajoute, « καὶ ἔστιν ἕτερον ζωον θῆλυ καὶ ἕτερον ἄρρεν,
τω δ’εἴδη ταὐτόν, οἷον ἄνθρωπος ἢ ἵππος ἀµφότερα » (730b). Esquisse de traduction : l’un et
l’autre sont des animaux différents bien que de la même espèce, par exemple les deux sexes
appartiennent à l’espèce humaine ou à l’espèce chevaline. Nous voyons comment Aristote
utilise le signifiant eidos dans toute son ambiguïté au profit de son discours et de son
argumentation. Dans le « εἴδει διαφέρειν » du premier extrait et le « εἴδη ταὐτόν » de celui-ci,
eidos n’est pas du tout du même genre. Ce qui permet précisément d’affirmer que le mâle et la
femelle diffèrent selon la forme [εἴδει διαφέρειν] et qu’ils sont identiques appartenant à la
même espèce [εἴδη ταὐτόν]. On participe à un jeu d’homonymie. Dans le premier cas on
traduit par forme dans le deuxième par espèce, mais en traduisant différemment les deux
passages, on privilégie le sens de la forme et on manque la subtilité de l’opération d’Aristote.
Revenons à la question. Différence sexuelle : opposition ou différence ? La réponse
d’Aristote semble être et opposition et différence. Voici notre hypothèse. Dans la mesure où le
philosophe utilise des concepts couplés (forme/matière, acte/puissance, âme/corps) pour
assigner la différence sexuelle, le rapport se présente comme oppositionnel. Mais dans la
mesure où les oppositions ne suffisent pas à épuiser ce rapport, dans la mesure où celui-ci
prend la forme d’un « ni…ni… » (ni essentielle ni accidentel), la différence sexuelle est le
point d’exception, la faille des oppositions. Il semble ainsi, en tout cas on pourrait tenter cette
interprétation, que le rapport homme-femme ne se laisse pas totaliser dans un rapport,
d’opposition ou de différence. Chercher à saisir la forme générale de ce rapport, son eidos, est
peut-être une question mal posée.
De toute manière, il y a quelque chose que l’on peut admettre comme acquis, à savoir que
la génération est l’ergon propre au vivant et que les deux sexes existent en vu de leur
accouplement. Nous pouvons faire une remarque sur les expressions qu’utilise Aristote tout au
long de son ouvrage pour désigner cette fonction d’accouplement. Il y a l’usage systématique
de deux verbes : συνδυάζεσθαι/ συµβάλλεται. Ce sont des verbes complexes, formés avec le
201
composant syn que nous avons déjà rencontré dans notre lecture de Xénophon lorsqu’il
s’agissait du synergon économique de la femme. Dans le verbe συν-δυάζω le deuxième
composant vient du nombre deux (δύο). En général le verbe signifie « combiner »,
« accoupler ». Dans ce face à face entre « συν » et « δύο », on a à faire avec un verbe complexe
dont les deux composants ne cessent de renvoyer l’un à l’autre, et d’affecter l’un l’autre.
Ce n’est peut-être pas un hasard que quelques uns des plus grand textes philosophiques
contemporains accouplent -συνδυάζουν on devrait dire en grec- l’être à quelque chose : L’être
et le temps, L’être et le néant, L’être et l’événement. On dirait que la question de l’être est
irréductiblement liée à une problématique de « συνδυάζεσθαι ». D’où la nécessité d’une pensée
du Deux où le deux se pense dans et à partir de lui même. Depuis Platon, c’est toute la
problématique de l’amour comme procédure d’accessibilité à la vérité. Mais laissons ça de
côté. Toutefois, une chose est sûre, en grec s’il y a un verbe propre à la numéricité du Deux, et
bien c’est celui de « συνδυάζεσθαι ». Ce qui nous amène au troisième verbe, celui de sym[n]valletai.
Tout le long de son texte Aristote ne cesse pas de se poser la question de savoir comment
la femelle symvalletai dans la génération ; si le mâle est le principe poétique [δύναµις του
ποιειν], qu’est-ce qu’elle apporte de sa part ? La question apparaît à plusieurs reprises et la
réponse ne semble jamais tout à fait acquise ou satisfaisante pour le philosophe. Aristote réfute
une hypothèse qui exige notre attention. Il s’agit de l’hypothèse selon laquelle la femelle ne
contribue à la génération qu’en fournissant le lieu [topon] (I, 726a, 35). Sans s’expliquer
vraiment sur ce point Aristote établit que ce n’est pas le cas. Nous pourrions faire un grand
détour par la Physique, là où il s’agit de définir ce qu’est un lieu (≠ espace, le lieu de tout les
lieux) mais cela nous amènerait loin, trop loin peut-être. Restons là. Ce que nous pouvons
induire sans trop d’extrapolation c’est que, contribuant autrement qu’en fournissant le lieu, la
passivité de la femelle ne peut se réduire à une passivité pure, en revanche il semble qu’on a
affaire à une passivité quelque part « dynamique » [δύναµις του πασχειν]. C’est là une
hypothèse qui résonne avec l’affirmation aristotélicienne que le rapport entre ποιειν et πασχειν
ne relève pas d’une opposition pure et simple mais de l’hétérotèta, de la différence.
Comment entendre donc ce « symvalletai » et cette « dynamis tou paschein » ? Un peu de
grammaire grecque peut nous être utile. Cette fois-ci on se permettra le détour. Nous avons
signalé dans notre Glossaire que le français oppose radicalement la voix active et la voix
passive alors que dans la langue grecque il y a une position intermédiaire.1 Dans le cas de
1
Afin de rendre plus intelligible cette singularité du verbe grec quelques philologues distinguent la φωνή [voix] et
la διάθεση [diathèse : disposition]. La voix se réfère à la forme du verbe, et on distingue deux : la voix active, dans
laquelle appartiennent tous les verbes qui se terminent en –ω et en –µι (forme éclipsée en grec moderne), et la voix
médio-passive (ou moyenne), dans laquelle on classe tous les verbes en –µαι. D’autre part, ce qu’on appelle
diathèse se réfère à la signification du verbe, à sa fonction dans l’énoncé, on en distingue quatre, i) active : quand
202
symvalletai nous avons précisément à faire avec un verbe médio-passif : le sujet est impliqué
dans l’action du verbe. La singularité féminine dans la génération c’est d’être passive tout en
étant dynamique, de recevoir tout en étant impliquée dans l’action. L’ouvert laisse enter. Cette
dynamis tou paschein qu’on a du mal à entendre en français, la langue grecque, par sa structure
même, nous la montre.
Retournons au texte. La sexuation existe en vue de la génération et c’est ainsi que
s’organisent les différences entre les deux sexes : « Τὸ δ’ἄρρεν καὶ τὸ θῆλυ διαφέρειν κατὰ µὲν
τὸν λόγον τῶ δύνασθαι ἕτερον ἑκάτερον, κατὰ δὲ τὴν αἴσθησιν µορίοις τισίν » (716a, 15-20). Le
mâle et la femelle « δύνασθαι » différentes choses. Et il s’agit d’un fait que révèle autant le
logos que l’observation par les sens. Ainsi, « par mâle nous entendons l’être qui engendre dans
un autre, et par femelle l’être qui engendre en soi ». Le mâle a beau être reconnu comme
l’agent poétique, c’est la femelle qui engendre en soi. Or, c’est là un point où il faut patienter.
Si la femelle, nous dit Aristote, n’avait pas besoin d’un facteur extérieur, elle serait
autosuffisante [αυτάρκης] pour engendrer, chose impossible dit notre naturaliste car si c’était le
cas, si la femelle pouvait engendrer « καθ’αὐτὸ », le mâle serait inutile et la nature ne fait rien
d’inutile (741b, 5).
Atopon : raisonnement par l’absurde. La participation de la femelle dans la génération est
évidente et incontournable, ce que la pensée s’efforce d’établir est celle du mâle. Une fois que
l’hypothèse du simple lieu est réfutée, les rôles se partagent pour chaque couple conceptuel :
forme/matière, puissance/acte, âme/corps. Ainsi, au sujet de la génération sexuée forcément la
matière ne peut qu’être attribuée à la femelle, puisque partout, et sans exception, dans le règne
animal « c’est dans la femelle qu’est la matière dont est fait l’être qui se forme ». C’est donc
sous l’idée absurde que le mâle pourrait être inutile que s’impose l’attribution du principe de la
forme. De même, la puissance de générer ne peut être attribuée qu’à la femelle, puisque
seulement elle peut accoucher un nouvel être. Et si le mâle doit avoir un rôle, il est forcément
celui de fournir le principe du mouvement qui fait que quelque chose en puissance puisse
passer en acte.
Nous pouvons toujours nous dire qu’à chaque cas de concepts-couplés Aristote attribue
au mâle celui des deux qui défendra le mieux son excellence par rapport à la femelle. Pour
le sujet agit, ii) passive : quand le sujet pâtit, iii) moyenne : quand le sujet agit mais son action revient d’une
certaine manière à lui, et iv) neutre : quand le sujet ni n’agit ni ne pâtit mais se trouve dans une situation. De là, il
peut y avoir plusieurs combinaisons entre voix et diathèse (active-active, active-moyenne, moyenne-neutre, etc.)
Pour cette distinction voir Οικονόµου, Γραµµατική της αρχαιας ελληνικης, εκδ. ΑΠΘ, Θεσσαλονίκη, 1996. Nous
ne voulons pas entrer dans le débat à propos de la pertinence de cette distinction entre voix et diathèse, nous ne
disposons pas les connaissances dont la maîtrise du sujet exige, ce que nous aimerions c’est procurer au lecteur
non-grécophone quelques éléments qui peuvent l’aider à entrevoir la spécificité grecque du « verbe moyen », ni
actif ni passif.
203
défendre que l’homme est meilleur forcément il lui attribuera le statut de cause motrice et de
principe de la forme. La femme ne sera donc que la matière, le support alimentaire et physique
d’un procès qui commence et donc qui dépend essentiellement de l’homme. Mais on pourrait
tout aussi bien argumenter en faveur d’un autre procédé. Armé des concepts-couplés qui font le
propre de sa pensée, Aristote est amené à attribuer à la femelle l’un des deux termes qui lui
convient le mieux suivant l’observation de la nature, et pour ne pas faire du mâle quelque chose
d’inutile lui attribuer ce qui en reste. Pour utiliser le langage aristotélicien, c’est la cause du
nécessaire qui ordonne l’attribution des fonctions sexuelles dans le sundiazesthai et non pas la
cause du meilleur. Mais en même temps, affirmera Aristote, c’est la cause du meilleur qui fait
qu’il y a dans la nature des espèces qui se reproduisent de manière sexuée. La nature n’a pas
voulu que la femme soit inférieure à l’homme, la nature a voulu des espèces qui se reproduisent
mieux que d’autres, et pour parvenir à ses fins elle a attribué nécessairement des fonctions.
Puisque la nature est hiérarchisée, ce partage nécessaire fait de l’un des deux partenaires
meilleur que l’autre. Dans le raisonnement d’Aristote, l’homme est meilleur que les plantes, le
masculin est meilleur que le féminin, tout ce que nous voulons suggérer est que ces deux
énoncés axiologiques ne sont mais pas du tout du même genre. Il faut prendre soin d’établir
leur différence au lieu d’homogénéiser tout au profit de ce discours, très moderne, qui se croit
mieux placé que tous les autres pour dénoncer l’oppression de la femme dans la théorie comme
dans la pratique.
Un principe, deux principes.
Il est temps de revenir au tout début du texte d’Aristote. Nous avons vu qu’il pose au
départ le mâle et la femelle comme principes de la génération [γενέσεως ἀρχὰς], mais juste
après Aristote dit que le mâle est le principe moteur et générateur, archè geneseôs. Comment
entendre ce geste ? S’il n’hésite pas de dire que la femme est inférieure à l’homme, pourquoi
avoir hésité de poser dès le début qu’il n’y a qu’une, et une seule archè ? Problème de compte.
Aristote a-t-il annoncé deux principes pour n’en retenir qu’un ? Sa pensée serait-elle aussi
faible devant les éventuelles attaques, avec des inconsistances et des failles qui sautent aux
yeux ? Il se peut que ce soit plutôt notre lecture qui s’affronte ici à ses faiblesses. Tant que nous
restons dans un dispositif de lecture qui cherche à dévoiler le sexisme d’Aristote, nous ne
pouvons y voir qu’une ruse mal menée de reconduire tout à la supériorité masculine et de
vérifier une fois de plus la domination « naturelle » de l’homme sur la femme. Mais il y a peutêtre plus de choses à voir que l’évidence d’une oppression de la femme couronnée pas le
concept.
204
Voyons. Il y a deux principes de génération qui diffèrent. Les deux principes ne peuvent
pas être du même ordre, mesurés par la même mesure, ce qui en ferait du deux une machination
de l’un. Toute la fonction de sundiazesthai consiste en leur différence et en leur
incommensurabilité. L’archè se dit pollachôs. Or, chez Aristote, à chaque fois qu’il s’agit de
pollachôs legesthai, il s’agit de plusieurs points de vue. Ainsi, d’un point de vue, le mâle et la
femelle sont deux archès de la génération, mais d’un autre point de vue c’est le mâle qui en est
l’archè. Il n’y a rien de contradictoire entre ces deux énoncés si l’archè ne se dit pas de
manière synonymique. Certes, ceci n’est qu’une hypothèse de lecture puisque Aristote luimême ne le dit pas. Mais toute lecture qui se veut une expérience a besoin des hypothèses,
poursuivons suivant la notre.
La génération sexuée est un site hétérogène de sundiazesthai, deux se combinent pour
former un tout en restant deux. On ne peut alors commencer qu’en posant deux principes. Mais
il arrive, συµβαίνει dirait Aristote, qu’on a du mal à traiter ce qui est posé. Si l’on veut
préserver l’irréductibilité entre les deux, alors il est nécessaire qu’à partir de l’un, l’autre ne soit
pas un dérivé formellement tout-à-fait identique. Aristote va alors présenter la femme comme
un être α-τελές. Quelques siècles plus tard et dans un contexte toute autre Lacan dira qu’elle est
pas-toute. Dans cette désignation de la femme comme un être imparfait, incomplet, nous
pouvons voir là la mise en paroles d’une défaillance par rapport à un modèle (l’homme-mâle),
mais nous pouvons tout aussi bien voir une faille du modèle, un point qui fait trou et
hétérogénéise l’espace. Si la génération consiste à la reproduction continue d’une forme (eidos)
les deux sexes doivent être deux variantes d’une forme unique. L’ατέλεια de l’un est le garant
de leur différence irréductible. Depuis Lacan, on peut entendre ce privatif dans ce qu’il a de
positif : dans l’économie de la jouissance, l’atéleia de la femme amène un surplus.
Restons là. L’hétérogène se loge dans ce qui de l’un ne suffit pas pour saisir l’autre qui
demeure quelque chose de non totalisable tant que l’on reste sur la scène de l’un. Disons-le
autrement. Saisir les deux est inter-dit, il ne peut se faire qu’entre les lignes, entre les phrases, il
y a deux principes de génération, il n’y a qu’un générateur, comme il n’y a qu’un logos.
La différence, nous dit notre zoologue, est également marquée dans les corps. Or, « un
animal n’est pas mâle ou femelle par tout son corps, mais par une certaine dynamis et par une
certaine partie/organe [µόριον] » (716a, 25-30). On pourrait induire que la sexuation n’est pas
une organisation d’ensemble (Un-Tout). Mais permettons-nous de voir de plus près comment
Aristote aborde la différence sexuelle dans les corps.
Il est attribué au mâle et à la femelle « δυνάµει τινὶ καὶ ἀδυναµίᾳ » (765b). Le mâle est
directement définit comme premier moteur et principe de la forme, celui qui « δύνηται
205
ποιεῖν » ; alors que la femelle se définit en deux temps, d’une part par une puissance, celui du
réceptacle, d’autre part par une impuissance : « δεχοµένον µὲν ἀδυνατουν δὲ ». L’ἀδυναµία de
la femme correspond à la δύναµις de l’homme. Mais Aristote évite de formuler le contraire, à
savoir que ce qui fait la δύναµις de la femme [δεχόµενον] fait l’ἀδυναµία de l’homme. On peut
constater une certaine dissymétrie tout au moins en ce qui concerne l’argumentation, le
développement du logos. L’homme ne se voit jamais attribué une quelconque ἀδυναµία, à
chaque fois, lorsqu’il est définit, il est définit positivement, ce qui manifestement n’est pas le
cas pour la femme.
Voyons de plus près le développement à propos des corps. Toute dynamis correspond à
un organe, « ὄργανον τί ἐστί ». Ainsi, la nature a accordé à chaque sexe en même temps que la
puissance, l’organe correspondant. Et notre philosophe continue, « voilà pourquoi chacun des
ses topoi du corps se forme en même temps que les sécrétions et les puissances
correspondantes, de la même façon que la faculté de voir n’est pas parfaite sans les yeux, ni
l’œil sans la faculté de voir » (766a). La sexuation relève d’une topique. Les parties génitales
sont des topoi organisés selon la dynamis de chaque sexe dans une perspective de
syndiazesthai.
Nous ne savons toujours pas ce que peut un corps, mais il importe de saisir qu’un corps
n’est sexué qu’en partie et en fonction de son rapport à un autre corps dans un site de
syndiazesthai. Aujourd’hui où la sexualité s’est libérée de sa tâche reproductive, qu’en est-il
des corps ? Qu’en est-il de la neutralisation des corps dans une sexualité sans conséquences ?
Le corps lui-même veut dire autre chose que ce que je veux dire quand je prends
quelqu’un dans mes bras.1 L’opinion du corps ne s’aligne pas à l’opinion du moi : faire usage
de mon droit de profiter de la vie, comme on dit si joliment. Le corps et ses parties génitales
deviennent une propriété privée dont on a la libre disposition de les investir pour accumuler son
capital d’expériences. En contraste avec le puritanisme qui dit : « Chut ! » et qui produit
l’imbécile sexuel, nous trouvons la jeune personne dans le train, émancipée et avancée, qui
n’écoute aucun « chut » et qui « fait ce qui lui plaît »...Loin de craindre le corps et d’en nier
l’existence, les jeunes gens avancés vont à l’autre extrême et le traitant comme une sorte de
jouet bon pour qu’on s’en amuse ; un jouet vaguement déplaisant, mais dont on peut tirer un
peu d’amusement avant qu’il nous abandonne. Ces jeunes gens se moquent de l’importance de
la sexualité, la traitent comme un cocktail et s’en servent pour railler leurs aînés !2
1
2
P. Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire, Paris, Hachette, 2001, pp. 101-102.
D. H. Lawrence, L’amant de lady Chatterley, Paris, Gallimard, 1932, p. 17.
206
Entre le puritanisme qui dit « chut » et le libéralisme qui dit « prends un nouveau
cocktail », le problème est celui de la construction d’un corps qui se soustrait à cette
neutralisation généralisée effectuée par le marché. Comment incorporer un présent autrement
que selon l’ordre des échanges marchants ?
Ni un ni deux mais entre-deux.
Aristote enregistre le dimorphisme des organes génitaux comme le versant anatomique de
deux modes d’engendrer, dans un autre ou en soi. Le corps féminin trouve ses attributs selon
l’aspect d’une privation, et semble marqué par une série de traits qui manifestent une nature
défectueuse et incomplète. On a accusé Freud d’avoir annexé la sexualité féminine dans un
modèle masculin qui tourne autour d’un seul organe. La relation du sujet au phallus s’établit
sans égard à la différence anatomique des sexes, le complexe de la castration s’insère au
processus de subjectivation quel que soit le marquage sexuel. Il y a deux sexes mais il n’y a
qu’une seule libido. D’une certaine manière la psychanalyse rencontre la même difficulté
qu’Aristote, deux principes, un principe, comment les dénombrer ?
L’impossibilité d’une formalisation complète ne veut pas dire qu’il faille renoncer à
inventer des nouvelles formalisations. Le même problème ne veut pas dire qu’il est formulé de
manière identique. Nous aurons du mal à trouver des similitudes entre l’entreprise
aristotélicienne et celle de la psychanalyse, nous voulons juste suggérer que toute pensée de
l’hétérogène comme tel débouche inévitablement sur cet excès du compte. Ni deux principes ni
un principe, et deux principes et un principe. L’hétérogène ne se laisse penser que dans l’entredeux, dans cette demi-terre de personne où le poème a si joliment déclaré le rendez-vous.
Permettons-nous un petit détour. Ces deux formules : « ni…ni… », « et…et… », nous les
avons déjà rencontrées à plusieurs reprises tout au long de cette partie réservée à l’étude
d’Aristote. La première était à propos de l’être (ni homonymie pure, ni synonymie pure),
ensuite, à propos de la différence sexuelle (ni formelle, ni accidentelle) et du rapport des sexes
(et opposition, et différence), enfin, à propos de la fonction du féminin dans la génération (ni
purement active, ni purement passive). Le problème date depuis Platon et le fameux troisième
genre, avec les apories et les atopies que cela suscite. D’autre part, il y a les tentatives de la
pensée contemporaine. Comme nous l’avons évoqué dans notre Grammaire, le texte de Derrida
sur Khôra cherche à tracer une logique et une forme de discursivité qui ne seraient ni celles du
mythe ni celles des philosophes et du principe de non-contradiction. Et nous pouvons multiplier
les exemples en passant par Deleuze et sa synthèse disjonctive, Heidegger et son homologie de
l’ouvert, etc. Chaque fois, il s’agit de penser l’entre-deux termes, apparemment opposés, qui
207
n’est pas dialectisable. Nous choisirons un cours de Badiou dans lequel il a abordé le sujet1.
Citons les points principaux tout en résumant un peu.
1. Les deux formules « ni…ni… », « et…et… » sont indiscernables
2. quelque chose fait exception à l’intérieur du deux lui-même
3. ce dont il s’agit est un excès sur le deux, sans que cela introduise un terme
isolable ou une synthèse dialectique des deux premiers.
4. l’entre-deux ou l’entre-ouvert se réalise comme exception immanente.
Notre démarche dans ce texte peut alors se reformuler : Ni maître ni esclave, et maître et
esclave, la femme n’existe pas comme terme isolable. L’économie que nous recherchions est
une économie de l’usage comme exception immanente à l’intérieur du système de production
capitaliste. Et pourtant. Il ne s’agit pas de chercher à établir une nouvelle subjectivité politique
isolable, porteuse d’un nouveau projet. Mais d’engager un acte qui opère par soustraction à la
subjectivité de l’esclave et à son désir de devenir maître.
Dans ce sens, l’important dans les lectures que nous tentons ici n’est pas les conclusions.
C’est le mouvement même. En se soustrayant à l’image de la femme-opprimée, en quoi cela
peut effectivement changer notre regard sur les textes ? L’important n’est pas d’achever une
nouvelle lecture d’Aristote (ni de Xénophon, ni de Platon bien évidement), mais le mouvement
par lequel une lecture impossible passe en acte.
Femme = hommo-nymie imparfaite.
Dans un passage de la Métaphysique (Z, 9, 1034) Aristote se demande comment se fait-il
que certaines choses adviennent et par l’art et de manière automatique [γίγνονται καὶ τέχνῃ καὶ
ἀπὸ ταὐτοµάτου], comme par exemple la santé, et d’autres non, comme par exemple la
maison [oikia] ? La raison en est que la matière est à la fois principe de génération [ἄρχουσα
της γενέσεως] et produit [γίγνεσθαί τι τῶν ἀπὸ τέχνης]. Un peu plus loin Aristote posera que
toute chose se produit à partir d’une chose homonyme : « τρόπον τινὰ πάντα γίγνεται
ἐξ’ὁµωνύµου, ὥσπερ τὰ φύσει, ἢ ἐκ µέρους ὀµωνύµου οῖον ἠ οἰκία ἐξ’οἰκίας ». Dans les cas
de productions artistiques, comme dans les cas de générations naturelles, toute chose produite
vient d’une chose homonyme. Exemple : « ἐξ’ἀνθρώπου ἄνθρωπος ». Or, nous dit Aristote,
exception doit être faite quand l’être engendré est d’une forme incomplète. L’homonymie
« ἐξ’ἀνθρώπου ἄνθρωπος » n’est pas tout à fait la même dans le cas de « ἐξ’ἀνδρός γυνὴ ».
L’homme engendre l’homme (règle), sinon que l’homme engendre la femme (exception). Le
saut d’Aristote est surprenant, car si en français on est obligé d’utiliser dans les deux phrases le
1
Cours du 14 déc. 2005 dans le cadre du séminaire « Comment s’orienter dans la pensée ? ».
208
signifiant « homme », comment se fait-il qu’en grec on passe de « ἐξ’ἀνθρώπου » à
« ἐξ’ἀνδρός » comme si cela allait de soi ? Nous voilà encore au centre du problème de
l’archè. Il y a deux principes de génération (homme/femme), il y a un générateur (homme). La
génération consiste à la transmission continue d’une forme (eidos), il y a deux principes de
génération (forme/matière), l’homme/mâle est le principe formel. Dans le cas où l’être
engendré est un homme/mâle, l’homonymie est parfaite, mais la femme naît aussi de l’homme,
et c’est alors, dira Aristote, le cas d’une homonymie imparfaite.
C’est sa nature α-τελές qui fait la δύναµις féminine, une δύναµις de réceptacle, ce que
dans notre grammaire nous avons formulé comme dispositif de l’ouvert par rapport au
dispositif poétique, conquérant et formateur, le dispositif du dehors. Le point clé de cette
configuration est l’homonymie du signifiant « homme » (ensemble/partie) et celui du « poète »
(ensemble/partie); à l’aide d’Aristote nous disposons de quelques outils pour mieux
appréhender cette formule algébrique que nous avons proposé : tout homme habite en poète,
sinon qu’une femme se terre en traduction.
De l’ensemble « homme » (espèce humain) à la partie « homme » (genre masculin)
l’homonymie est parfaite. Normal, la norme-mâle. Tout est production, poièsis. L’homme
produit ce qu’il est, il habite en poète. En revanche, la femme n’existe pas, son être est non
totalisable, ateles, elle est là dans la mesure où elle est pas-toute. Elle amène un surplus depuis
une certaine privation.
De la génération en général à la bataille en particulier.
Dans le déploiement de sa théorie Aristote butte sur un problème. C’est le problème de
l’hérédité, de la ressemblance aux parents, ainsi que de la détermination du sexe de l’enfant.
Pour aller vite, la question qui dérange est celle-ci : si le mâle est principe de la forme comment
se fait-t-il qu’il y a des enfants qui ressemblent plus à leur mère qu’à leur père ? Que la
naissance d’une fille correspond à une homonymie imparfaite, voire à une imperfection de la
transmission de la forme du père cela est encore pensable, mais qu’une fille ait le visage de sa
mère ? Comment expliquer cette transmission de forme de la part de la mère ? C’est là qu’une
certaine notion politique va entrer en scène dans la génération. Et c’est là que la tension entre le
général et le particulier trouve son importance.
Le verbe qu’emploie Aristote pour tenter une explication est celui de κράττειν. Le verbe
« krattein » dénote une domination et présuppose une notion d’agôn. D’où le mot « kratos »
qui signifie l’Etat. Au moment délicat où surgit la question des ressemblances, le verbe krattein
intervient pour marquer l’idée d’un rapport de forces où la dominance est aléatoire. La
détermination du sexe de l’enfant et la ressemblance aux parents prennent l’allure d’une
209
bataille politique. L’homme est meilleur et il est le principe de la forme, mais de même que
dans l’agôn politique ce n’est pas toujours le meilleur qui l’emporte (dans la démocratie ce ne
sont pas les meilleurs c’est la masse, le plèthos, qui domine) de même dans la génération
l’enfant n’est pas toujours un mâle qui rassemble à son père.
Pour comprendre la position aristotélicienne dans sa complexité il faut patienter sur ce
point : « Quand il s’agit de la génération, ce qui a toujours le plus d’importance c’est le
caractère particulier, individuel [τὸ ἴδιον καὶ τὸ καθ’ἕκαστον] » (767b). Toute l’analyse que
nous avons suivie jusqu’ici portait sur l’espèce humaine en général, et lorsqu’il s’agissait
d’assigner les rôles du mâle et de la femelle dans la génération, le logos demeurait toujours sur
un plan général. Or, le problème des ressemblances oblige de se placer au niveau du particulier.
« Ainsi, Coriscos est à la fois un être humain, ἄνθρωπος, et un être vivant, ζῶον. Mais le fait
d’être un homme est plus proche de son caractère propre que le fait d’être un animal. Or, dans
l’acte de la génération, interviennent l’individuel et le genre/eidos [τὸ καθ’ἕκαστον καὶ τὸ
γένος] mais surtout l’individuel : car c’est ce qui constitue l’essence. » A la base de l’inclusion
logique de l’espèce dans le genre, dans cette juxtaposition d’Aristote, ζῶον correspond au
genre animal, ἄνθρωπος à une espèce de ce genre, et Coriscos à un cas particulier de cette
espèce, le καθ’ἕκαστον.
Dans le système aristotélicien l’hypokeimenon, l’essence première, c’est le καθ’ἕκαστον.
Dans ses Catégories Aristote pose également que génos et eidos sont des essences secondes, et
que l’eidos est plus essence que le génos car il est plus proche au cas particulier, l’essence
première. Pour tel homme donné on le comprend mieux si on le considère en tant que homme
(espèce) que si on le considère en tant qu’animal (genre). Revenons donc à la génération. Sur le
plan de l’espèce humaine, l’homme/mâle est le principe formel, entre l’homme et la femme
chacun a son propre rôle et sa propre dynamis dans la fonction de synthiazesthai. Or, le génos
et le eidos ont beau intervenir dans la génération, c’est surtout le particulier qui compte. Et dans
les cas particuliers le rapport entre un homme et une femme devient un rapport agonistique.
Telle femme peut tout aussi bien l’emporter, krattein, et fournir la forme au visage de son
enfant.
Ne serait-ce qu’une parabole, la femme se bat localement, son champ d’action est le
καθ’ἕκαστον. Ce n’est que sur un plan local, voire limité, qu’elle peut remporter l’agôn : ce qui
constitue à la fois sa force et son imperfection, son ateleia. Le Tout ne lui convient pas. Sur le
plan général la bataille même n’a pas de sens, les femmes qui s’insurgent contre les hommes, il
n’y a qu’Aristophane, le bon vieux comédien qui pourrait imaginer une telle scène. Une
femme, si elle a à se battre, c’est dans le local et pour le local. La femme dans l’oikos comme
210
paradigme politique, c’est le temps de conclure avec la génération afin de pouvoir visiter la
scène économique telle qu’Aristote nous la dresse.
Sans diminuer le fait qu’en fin de compte Aristote assigne au féminin un caractère
d’infériorité et de défectuosité, il est potentiellement plus profitable pour nous de maintenir
quelques unes de ses réflexions au lieu de renoncer à l’ensemble de son élaboration biologique.
L’intérêt pour nous se trouve moins dans ces conclusions que dans les procédés
d’argumentation. Plus qu’un développement linéaire qui ne fait qu’argumenter sur l’excellence
de l’homme par rapport à la femme, nous avons essayé de laisser paraître la complexité du
mouvement de sa pensée et les obstacles principaux auxquels il butte et qui l’obligent à des
détours, des sauts, et de toute sorte de gestes plus au moins réussits.
De la génération des animaux nous retenons les perplexités d’Aristote devant la
différence sexuelle. Ni essentielle, ni accidentelle, et deux principes de génération et un
principe. La théorie pointe la différence entre l’homme et la femme, mais ne peut la saisir
complètement, de manière teleios. La différence sexuelle est non totalisable dans un concept.
Le logos a beau s’aventurer sur plusieurs chemins, les apories subsistent.
Nous avons vu que dans la taxinomie aristotélicienne un même être peut être pris au sein
d’une espèce ou d’un genre. Or, les mots eidos et génos participent à un jeu complexe
d’homonymies et de synonymies, et leur rapport ne peut être réduit au simple rapport logique
de l’appartenance. Nous avons également vu que dans la génération sexuée participent deux
genres de dynamis, une dynamis tou poiein qui appartient à l’homme, et puis une dynamis tou
paschein, attribuée à la femme mais qui n’est pas assimilable à la simple passivité.
La génération constitue une des deux fonctions fondamentales de l’oikos, l’autre étant
celle de la production des biens. A travers notre lecture de l’Economique nous avons vu que la
fonction productive comprend deux branches celle du ktèsasthai, la production des biens ou la
poétique au sens strict, et puis celle de khrèsasthai liée à un savoir-faire de la réceptivité, à une
technologie de l’usage où la femme est επιστηµονέστερη. En se servant ici du travail d’Aristote,
nous pouvons revisiter l’homonymie fondamentale de l’oikos : l’homme habite en poète. Le
terme de poièsis désigne à la fois l’ensemble et la partie, la fonction d’ensemble de l’oikos ainsi
qu’une partie de cette fonction, la production des biens au sens strict. Tout est production, et là
où il s’agit de production le rapport fondamental est celui du maître-esclave. Ente ces deux
termes intervient comme une exception immanente, le travail d’usage de la femme. La dynamis
propre à la femme, c’est la force de l’ateleia. Elle amène un surplus depuis une certaine
privation. Sans tarder davantage, entrons dans l’oikos. Comme pour l’ensemble de la pensée
grecque, nous ne pouvons entrer que du côté de la politique.
211
2. L’oikos du point de vue éthique et politique
[Textes : Politiques, Ethiques à Nicomaque]
La « philosophie des choses humaines », nous dit Aristote, comprend deux branches
respectivement aux deux points de vue dont les choses humaines peuvent être envisagées, à
savoir l’éthique (individu/élément) et la politique (ensemble).
Pourquoi cette « philosophie des choses humaines » ne comprend-elle pas également une
branche économique ? La réponse, on la trouve à l’intérieur du système aristotélicien. Dans la
mesure où l’essence de chaque chose naturelle s’identifie à sa fin, le bien vers lequel il tend, il
en résulte qu’en ce qui concerne la communauté humaine, forcément l’interrogation de son
essence s’identifie à l’interrogation sur sa forme politique. L’économie a sa fin mais elle-même
n’est pas une fin parfaite, elle n’est qu’un moyen utile. Suivant la terminologie de la théorie des
ensembles, on dirait que l’économie se dispose en tant que sous-ensemble à mi-chemin entre
l’individu et l’ensemble politique.
Une fin peut être utile pour l’accomplissement d’une autre finalité, alors que la fin
parfaite n’a pas d’utilité. « Et puisque la politique se sert des autres sciences pratiques, et qu’en
outre elle légifère sur tout ce qu’il faut faire et ce dont il faut s’abstenir, la fin de cette science
englobera les fins des autres sciences ; d’où il résulte que la fin de la politique sera le bien
proprement humain » (EN1094b). Le bien de l’individu est le même que celui de la cité. UnTout. Alors qu’en est-il du bien économique ?
Afin de s’orienter dans la pensée aristotélicienne, il faut établir trois définitions
aristotéliciennes comme repères :
[1] La politique a pour fin, non pas la connaissance (γνῶσις), mais l’action (πραξις)
[2] La polis a pour fin, non pas le vivre, mais le bien vivre.
[3] Le bien est une forme d’action, ἐνέργεια, selon la vertu. Il relève de la khrèsis et non
de la la ktèsis. EN 1098b : « il y a sans doute une différence qui n’est pas négligeable,
suivant que l’on place le Souverain Bien dans la possession ou dans l’usage [ἐν
κτήσει ἤ χρήσει], dans une disposition/ habitus [ἕξις]
ou dans une activité
[ἐνέργεια] ».
Dans le premier livre de Politika, on trouve une élaboration autour de cette partie qu’est
l’oikos, et des éléments qui la constituent. L’économie et son étude s’imposent comme une
partie de la politique, de même que c’est la politique, la fin, qui va déterminer l’économie en
212
son essence. Dans la mesure où la politique a pour fin l’action, c’est donc du point de vue de
l’action (praxis) et non pas de la production (poièsis) que s’organise le regard sur l’économie.
Entrons alors dans le texte. D’abord nous trouvons une définition de la polis : « toute cité
est une sorte de communauté, et [que] toute communauté est constituée en vue d’un certain
bien (car c’est en vue d’obtenir ce qui leur apparaît comme un bien que tous les hommes
accomplissent toujours leurs actes): il en résulte clairement que si toutes les communautés
visent un bien déterminé, celle qui est la plus haute de toutes et englobe tous les autres, vise
aussi, plus que les autres, un bien qui est plus haut de tous. Cette communauté est celle qui est
appelée cité, c’est la communauté politique. » Vient alors la position à objecter :
« Ceux qui croient que chef politique, [πολιτικόν], chef royal [βασιλικόν], chef de
famille [οικονοµικόν] et maître des esclaves [δεσποτικόν] sont identiques [τὸν αὐτὸν]
s’expriment d’une manière inexacte (ils croient que leur différence est juste une différence du
nombre, plus ou moins grand, des individus qui y sont assujettis, mais qu’il n’y a pas entre
eux de différence spécifique [εἴδει] : par, exemple, si ces assujettis sont en petit nombre, on a
affaire à un maître ; s’ils sont plus nombreux, c’est un chef de famille ; s’ils sont plus
nombreux encore, un chef politique ou un roi, - comme s’il n’y avait aucune différence entre
une grande famille et une petite cité ! Quand à politique et royal, la distinction serait celle-ci :
si un seul homme est personnellement à la tête des affaires, c’est un gouvernement royal ; si,
au contraire, conformément aux règles de cette sorte de science, le citoyen est tour à tour
gouvernant et gouverné, c’est un pouvoir proprement politique. Or, tout ça n’est pas vrai ».
Le premier à être visé ici c’est Platon ; d’entrée de jeu, le texte manifeste son caractère
polémique. La confrontation est directe. De notre part, nous ne comptons pas entrer dans la
bataille. Non pas parce qu’il puisse y avoir une position de neutralité, de libre arbitre. Nous
n’entrons pas dans la bataille parce que notre champ de tir est beaucoup plus limité qu’une
théorie générale, voire une ontologie du pouvoir. Nous allons essayer de nous placer à
l’intérieur du texte aristotélicien et de voir comment il fonctionne, il en sera de même dans la
partie consacré à Platon. L’objectif étant de laisser paraître leur différence sans la résoudre ni la
maîtriser.
Mais arrêtons avec les explications de ce genre, signe d’une faiblesse qui cherche
toujours des appuis, et poursuivons le travail entrepris. Aristote s’efforce de penser la
différence qu’il y a entre plusieurs formes d’exercice de pouvoir. Le pouvoir s’exerce
« πολλαχῶς ». Mais ce pollachôs se réfère-t-il à plusieurs espèces qui apparteniennent à un
même genre ? Ou bien le pouvoir, dans son exercice effectif, apparaît-il comme
irréductiblement hétérogène ? Genre/espèce, homonymie/synonymie, la raison de ce long
détour que nous avons opéré avant d’aborder la réflexion aristotélicienne devient peut-être un
peut plus claire.
213
Juste après la position à objecter, Aristote s’explique sur la méthode selon laquelle il va
procéder. De même que dans les autres domaines, dans le domaine de la cité, il est nécessaire,
nous dit-il, de poursuivre la division du composé jusqu’à ces éléments incomposés qui sont les
moindres parties du tout, « ἐλάχιστα µόρια ». La première relation nécessaire est celle de deux
êtres qui sont incapables d’exister l’un sans l’autre. Dans le texte original : « πρῶτον
συνδυάζεσθαι τοὺς ἄνευ ἀλλήλων µὴ δυναµένους εἶναι ». Nous retrouvons ici le fameux
verbe de syndiazesthai. Il s’agit de trouver les premières combinaisons de ceux qui ne peuvent
être qu’en étant accouplés. En ce qui concerne les communautés, l’élément incomposé, le
« ἐλάχιστο µόριο » est le « πρῶτον συνδυάζεσθαι », c’est-à-dire une relation et non pas
l’individu.
Dans l’oikos il y en a deux : [1] « c’est le cas pour le mâle et la femelle en vue de la
procréation c’est, d’autre part, [2] celui dont la nature est de commander avec celui dont la
nature est d’être commandé en vue de leur conservation réciproque, ἄρχον δὲ φύσει καὶ
ἀρχόµενον διὰ τὴν σωτηρία ». La première union, mâle-femelle, notre auteur signale qu’on la
trouve dans les autres espèces animales et chez les plantes. Quant à la deuxième, il est établit
que celui qui « δυνάµενον τῆ διανοίᾳ προορᾶν ἄρχον φύσει καὶ δεσπόζον φύσει », tandis que
celui qui « δυνάµενον τῶ σώµατι πονεῖν ἀρχόµενον καὶ φύσει δοῦλον ». Des remarques.
La première chose à noter est la syntaxe µὲν…δὲ… qui marque une certaine différence
entre les deux relations élémentaires (mâle-femelle, maître-esclave). Il en résulte que la relation
entres les deux sexes (γένος φυσικό : genre) est irréductible à celle entre le maître et l’esclave.
Dans un deuxième temps, on remarquera que le rapport ἄρχον-ἀρχόµενον est référé à celui
entre διάνοια-σωµα. Comme Freud l’a bien remarqué, en contraste avec la dichotomie
cartésienne, chez les Grecs la topique du « sujet », entre guillemets, comprend non pas deux
mais trois termes : le corps (σωµα), l’âme (ψυχή), et puis ce qu’ils appellent νους ou διάνοια,
l’intellect. Entre les trois termes corps-âme-intellect les rapports de forces et de subordination
ne sont pas les mêmes mais forment un réseau complexe. Ajoutons que, pour Platon d’abord
mais pour Aristote aussi, les rapports que l’on trouve à l’intérieur de l’individu, ce qu’on
pourrait appeler la micro-politique du sujet, correspondent aux rapports que l’on trouve dans la
cité et aux différentes formes de gouvernement, ce qu’on pourrait appeler la macro-politique de
la cité, (correspondance Un-Tout). Cela étant, nous allons voir par la suite comment Aristote va
dresser les rapports de force dans l’oikos à mi-chemin entre les deux extrêmes, la micropolitique de l’individu et la macro-politique de la cité. Troisième remarque. Dans cette
définition de la despotique Aristote glisse de « ἄρχον φύσει » à « δεσπόζον φύσει ». Ce qui
pourrait suggérer une identification, c’est-à-dire une synonymie, entre les deux expressions.
214
Cependant, nous le verrons, la despotique n’est pas coextensive à la relation ἄρχον-ἀρχόµενον.
Cette dernière désigne tout rapport de pouvoir. Mais si la despotique n’est pas coextensive elle
n’est pas non plus une simple espèce de ce rapport. Mais ne précipitons pas les choses, laissons
la parole à notre philosophe.
Mâle-femelle, despote-esclave, deux unions élémentaires donc pour accomplir deux
tâches, la perpétuité de l’espèce (reproduction, génésis) et la conservation réciproque
(production, poièsis). Selon l’exigence du système aristotélicien, la nature produit, ποιεῖ, les
choses « ἓν πρὸς ἓν ». D’où il résulte que « c’est la nature qui a distingué la femelle et
l’esclave ». Notre entreprise trouve ici une des affirmations clés. Mais il reste encore des pas à
faire. Pour le moment, ce qui est clairement distingué ce sont la femelle et son rôle reproductif
de l’esclave et de son rôle productif.
Continuons notre lecture. « Cependant, chez les Barbares, la femme et l’esclave sont mis
au même rang [τάξιν] ». Dans cette taxinomie il n’y a aucune différenciation entre la femme et
l’esclave, et notre philosophe ne tarde pas à nous fournir l’explication : « il n’existe pas chez
eux de chefs naturels, mais la société conjugale qui se forme entre eux est celle d’un esclave
mâle et d’une esclave femelle ». C’est donc l’absence du maître qui structure la taxinomie
barbare. Et par-delà, c’est l’absence politique qui fait que les membres d’une communauté sont
indistinctement des esclaves. Les barbares en leur ensemble sont des esclaves, les Grecs vivent
dans les communautés politiques, ce qui différencie toute la taxinomie.
La famille à son premier stade [οικία πρώτη] est donc un ensemble constitué de deux
communautés élémentaires. Plusieurs familles forment un village qui, dans sa forme la plus
naturelle, apparaît comme une extension de la famille. Or, nous dit Aristote, le village est la
première communauté en vue d’un usage qui dépasse l’éphémère, [κοινωνία πρώτη χρήσεως
ἕνεκεν µὴ ἐφηµέρου]. Si l’oikos est ordonné autour du besoin et de la survie, le village est la
première médiation vers le bien proprement dit.
« Enfin, la communauté formée de plusieurs villages est la τέλειος πόλις ». Rappelonsnous que l’adjectif teleios désigne à la fois ce qui est arrivé à sa fin (= τέλος) et ce qui est
parfait, complet. La suite de la phrase l’explicite : « ἤδη πάσης ἔχουσα πέρας τῆς αὐταρκείας
ὡς ἔπος εἰπεῖν, γινοµένη µὲν τοῦ ζῆν ἕνεκεν, οὖσα δὲ τοῦ εὖ ζῆν ». La communauté est
achevée, parfaite, dès lors qu’elle est autarchique. Nous retrouvons ici la formule
d’Oikonomika de Pseudo-Aristote, l’autarcie comme synonyme du bonheur. Sur fond de
l’opposition entre « γινοµένη » (devenir) et « οὖσα » (être), la communauté devient politique
pour assurer le vivre mais elle est politique pour le bien-vivre. L’autarcie ne se distingue pas de
215
la fin qu’est l’assurance de la vie, cela serait un paradoxe, seulement elle l’excède. Etre
autarcique, c’est la fin des fins, la fin parfaite, la vie parfaite, le bonheur.
Aristote déploie alors son raisonnement. 1) la cité = la fin des communautés 2) la nature
d’une chose = sa fin 3) la cause finale et la fin = βέλτιστον - superlatif d’ἀγαθόν 4) l’autarcie =
fin et βέλτιστον. Il conclut alors que la polis est « φύσει » et que « ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν
ζῶον ». Un peu plus loin Aristote formule l’autre fameuse proposition, « λόγον δὲ µόνον
ἄνθρωπος ἔχει τῶν ζώων ». La spécificité de l’homme consiste en ces deux réalités
inextricablement liées : la polis et le logos.
Des bibliothèques entières ont été écrites commentant ces deux phrases des Politiques.
Les deux énoncés constituent un topos commun de la pensée occidentale. Un topos qui tantôt
doit être dépassé, tantôt réactivé, transféré, analysé, synthétisé, mais dans tous les cas un topos
commun qui se prête à l’interprétation. Notre projet n’ambitionne pas d’y ajouter quelque
chose de nouveau, notre souci est ailleurs et ainsi nous procédons.
« Tandis que la voix ne sert qu’à indiquer le plaisir [ἡδέος] et la peine, et appartient pour
ce motif aux autres animaux également, le logos sert à exprimer l’utile [συµφέρον] et le
nuisible, et par suite aussi, le juste et l’injuste : car c’est le caractère propre de l’homme par
rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment ou la sensation [αἴσθησιν] du
bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres [notions morales], et c’est la communauté
de ces sentiments qui produit famille et cité ». Aristote dit bien famille et cité, la chose a son
importance. « En outre, la cité est par nature antérieur [πρότερον] à la famille et à chacun de
nous pris individuellement. Le tout, en effet, est nécessairement antérieur à la partie, puisque le
corps entier une fois détruit il n’y aura ni pied, ni main, sinon par simple homonymie. » La
voilà encore, la fameuse homonymie. Aristote explique. « Toutes les choses se définissent par
leur fonction [τῳ ἔργω] et leur potentialité [τῃ δυνάµει] ; quand par suite elles ne sont plus en
état de les accomplir, il ne faut pas dire que ce sont les même choses, ce sont juste des
homonymes ». L’oikos est à la polis ce que la main est au corps, tant qu’il n’y a plus
d’incorporation politique, tant que l’organisation de l’oikos ne permet plus la mise en acte de la
dynamis politique, on parle toujours d’économie mais celle-ci est comme un organe mort, à
proprement parler elle ne garde que le nom d’économie. Il en va de même pour la justice. En
l’absence du bien politique, la justice économique n’est qu’un homonyme.
Ce que Platon nommera la mauvaise copie, le simulacre, nous voyons que dans le langage
aristotélicien cela se dit un homonyme. Certes, l’opération est différente, chez Platon c’est la
participation à l’idée, chez Aristote c’est le telos qui départage les choses, mais dans les deux
cas il s’agit de distinguer entre, par exemple, l’être de la justice et son non-être qui se dit encore
216
justice, ou encore l’être et le non-être du bien. Pour l’instant, admettons que selon le
mouvement aristotélicien, l’économie teleios est l’économie même en son essence, du point de
vue de son bien, toute autre économie n’est qu’un homonyme.
Ayant exposé le mouvement général qui commence par les deux unions élémentaires qui
constituent l’oikia, puis passe par l’union des plusieurs oikia formant le village, pour arriver
enfin à la formation de la communauté politique, Aristote entreprend d’examiner de près les
composants de l’oikos, de parler « περὶ οἰκονοµίας ». Nous entrons ainsi dans la partie du texte
consacrée à l’économie et qui comprend la réflexion du Stagirite au sujet de l’esclavage.
Tout d’abord, il est établit que l’économie a autant de branches, µέρη, que la famille
[oikia], et qu’une oikia τέλειος comprend des esclaves et des hommes libres. La présence ici de
l’attribut teleios laisse entendre la distance et le mouvement entre une économie tout
simplement et une économie teleios. Quelque chose comme une économie des hommes libres
sans esclaves est impensable, mais il peut y avoir une économie peuplée uniquement par des
esclaves. Mais l’économie parfaite, celle qui se donne comme organe politique, c’est une
économie d’esclaves et d’hommes libres.
« Et puisque toute recherche doit porter en premier lieu sur les moindres pièces, et que les
parties premières et les plus petites [πρῶτα καὶ ἐλάχιστα µέρη] d’une oikia sont [1] le despote
et l’esclave, [2] l’époux et l’épouse, [3] le père et les enfants, nous devons examiner la nature
de chacun des ces trois et quel caractère elle doit revêtir ». Aristote ajoute qu’il y a encore une
partie contestable, à savoir la khrèmatistique ou l’art d’acquérir des richesses mais se réserve
d’aborder la question un peu plus tard, nous l’accompagnerons.
Là où nous sommes, la première chose que nous pouvons remarquer, c’est l’ajout d’un
troisième rapport. Lorsqu’il s’agissait du πρῶτον συνδυάζεσθαι, Aristote en a présenté deux, il
ajoute ici le rapport du père à ses enfants. Dans la mesure où les enfants sont le résultat du
premier rapport entre le mâle et la femelle, même si le rapport du père aux enfants est une
partie fondamentale de l’oikia, il ne peut, à proprement parler, être classé dans la catégorie du
πρῶτον συνδυάζεσθαι. Deuxième remarque : entre la première et la deuxième classification le
rapport maître-esclave est répété et repris comme tel, alors que le rapport mâle-femelle est ici
remplacé par celui d’époux-épouse. Ayant passé par la distinction entre libres et esclaves dans
la teleios oikia, on pourrait très bien parler de maître-maîtresse. Enfin, troisième remarque :
parmi ces trois parties fondamentales de l’oikos, le maître est le seul à participer dans toutes les
trois. Autrement dit, dans ces trois relations de pouvoir, puisque après tout, nous l’avons vu
dans l’ouverture du texte, il s’agit de réfléchir sur les différentes espèces de pouvoir (politique,
royal, économique, despotique), le maître de l’oikos est le seul qui participe à toutes ces trois
217
configurations de pouvoir. Reste à savoir, si son rôle, mieux : son pouvoir, s’exerce de manière
identique ou pas. Si la réponse est oui, cela voudrait dire que dans son ensemble l’oikos est un
bloc homogène : le pouvoir s’exerce de manière homogène, formant une espèce singulière –le
oikonomikon– qui se distingue radicalement des autres, tel le pouvoir de type politique ou
royal. Cela voudrait dire également que le pouvoir despotique n’est pas juste une partie du
pouvoir économique, il en est la règle. En revanche, si la réponse est non, cela voudrait dire
que dans l’oikos, entre ces trois rapports le pouvoir dans son exercice effectif est
irréductiblement hétérogène. En d’autres termes, le pouvoir économique n’est pas un genre, il
ne se ramène pas à une unité.
Au début de son ouvrage Aristote juxtapose parmi les différentes espèces, pouvoir
économique et pouvoir despotique, mais en entrant dans l’analyse peri oikonomias, il établit le
pouvoir despotique comme une partie du pouvoir économique. Bien entendu, il s’agit de la
question du pouvoir selon la problématique genre/espèce, homonymie/synonymie. Retournons
sur les deux alternatifs. Dans le premier cas (si la réponse est oui), cela voudrait dire qu’entre
ces trois rapports (despote-esclave, époux-épouse, père-enfants) le pouvoir du maître est un cas
de synonymie essentielle (trois espèces participant à un même genre). Dans l’autre cas, en
revanche, il s’agirait d’une homonymie (différence selon le genre qui ne se ramène pas à une
unité). Une homonymie que l’on pourrait éventuellement conjuguer avec l’homonymie du
poiètis (ensemble/partie) et l’homonymie parfaite de l’homme (espèce humaine/genre
masculin).
Nous avons vu que l’entreprise ontologique d’Aristote consiste en ce que l’être n’est pas
un genre. La position subtile que le philosophe essaie de tenir est ni synonymie essentielle ni
homonymie accidentelle. Qu’en est-il donc du pouvoir ? Si l’être se dit de plusieurs manières
selon les différentes catégories, la catégorie de l’essence n’est pas une catégorie comme les
autres. On pourrait se demander si la despotique joue quant aux rapports de pouvoir le même
rôle que l’essence quant à l’être. Ce qui expliquerait en partie le glissement de « ἄρχον φύσει »
à « δεσπόζον φύσει ».
Retraçons le problème. Aristote pose qu’il y a différents εἴδει de ἄρχον-ἀρχόµενον :
politique, royal, économique, despotique. Il précise que cette pluralité ne se ramène pas à une
identité, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de participation à un même genre. Si l’être n’est pas un
genre, le pouvoir ne l’est pas non plus, les différents rapports ἄρχον-ἀρχόµενον, tel le pouvoir
politique, royal, économique, despotique, ne sont pas purement des synonymes. Or, dans cette
juxtaposition, les quatre termes ne se posent pas sur le même niveau taxinomique, car Aristote
pose ensuite que l’économie comprend trois espèces de rapport (maître-esclave, époux-épouse,
père-enfant) dont la despotique. La question est alors celle de savoir quel est le rapport entre
218
ces trois parties (homonymes ou synonymes), et si la partie despotique a un rapport
essentiellement autre au sous-ensemble qu’est le pouvoir économique, et par delà à l’ensemble
général.
Au sujet de l’esclave : organon
Dans l’analyse de l’économie et des rapports de pouvoir qu’elle englobe, le premier objet
d’attention pour Aristote sera la despotique. « Pour commencer, traitons du maître et de
l’esclave, afin d’observer ce qui intéresse les besoins indispensables de l’existence [τά πρὸς
τὴν ἀναγκαίαν χρείαν] et de voir en même temps si, pour atteindre à la connaissance de ces
matières, nous serions en mesure [δυναίµεθα] d’apporter quelque conception plus exacte que
celles qui sont actuellement reçues. » Aristote reprend alors les idées reçues telles que luimême veut les entendre, à savoir celle de l’épistémè platonicienne et puis, celle des sophistes.
« Certains estiment que la despotique constitue une science déterminée et que économie,
despotique, politique, et pouvoir royal sont identiques, ainsi que nous l’avons dit au début ».
Dans ce raisonnement, la despotique n’est pas seulement une partie, une espèce parmi d’autres,
Aristote semble suggérer que, selon certains, c’est l’idée même du pouvoir à laquelle
participent toutes les autres différentes manifestations. « D’autres, au contraire, pensent que la
despotique est contre nature, parce que c’est seulement la convention qui fait l’un esclave et
l’autre libre, mais que selon la nature il n’y a aucune différence ; et c’est ce qui rend aussi cette
distinction injuste, car elle repose sur la violence, βίαιον γαρ ». D’une part le pouvoir-savoir,
d’autre part le pouvoir-violence, son arbitraire. D’une part, le pouvoir unique, identique,
accordé à celui qui sait, d’autre part, la violence physique ou celle des mots, le pouvoir du plus
fort. D’une part, l’idée comme genre qui comprend la multiplicité des espèces, d’autre part, le
multiple pur sans l’idée, le pouvoir en tant que violence, intensité pure qui s’impose et domine,
voilà schématiquement ce qu’Aristote fait dire à Platon et aux sophistes. L’espace est donc
aménagé par Aristote pour déployer sa position qui, on pourrait le deviner, sera quelque chose
du genre ni l’un ni l’autre ou bien et l’un et l’autre.
« La κτήσις est une partie de la famille, et l’art d’acquérir, κτητική, une partie de
l’économie (car sans les choses de première nécessité il est impossible et de vivre et de bien
vivre). Et de même que, dans un art bien défini, l’artisan sera nécessairement en possession des
instruments propres, οἰκεῖα ὄργανα, à l’accomplissement de l’œuvre qu’il se propose, ainsi en
est-il pour celui qui est à la tête d’un oikos, τῳ οἰκονοµικῳ. » La position du maître, celui qui
est à la tête de l’oikos, est rapprochée à la la dynamis de ktèsis.
219
L’exposé fonctionne en écho avec Les économiques du pseudo- Aristote, ainsi qu’avec le
texte de Xénophon. L’économie est réfléchie comme une technè avec ses propres instruments
et une fois de plus, nous retrouvons la notion de ktèsis à la fois comme point de départ, principe
(archè), mais aussi comme partie de l’ergon économique. Anticipant un peu l’analyse qui va
suivre à propos de la khrèmatistique, Aristote pose que l’art d’acquérir porte sur l’acquisition
des choses nécessaires pour vivre qui sont également nécessaires pour le bien vivre, le fameux
eu zein. L’économie est un ὄργανον (partie/instrument) de la politique, et la ktèsis un ὄργανον
de l’économie. Il faut garder à l’esprit le contexte, Aristote est en train d’aborder la despotique
comme un des cas des rapports de pouvoir.
L’art d’acquérir étant un organe de l’économie, et il a à son tour ses propres organes. Or,
il y a des organes/instruments animés et des organes inanimés. Le ktèma est un organe en vue
d’assurer la vie, et la ktèsis dans son ensemble, une multiplicité d’instruments. On arrive ainsi à
une première définition de l’esclave. (1) « L’esclave est un ktèma animé ».
Petit détour nécessaire. La production (ποίησις), nous dit Aristote, n’est pas du même
genre que l’action (πράξις), et l’une et l’autre ont leurs propres instruments. Dans Éthiques à
Nicomaque il est précisé que tandis que la production a une fin autre qu’elle-même, il n’en
saurait être aussi pour l’action, la bonne pratique étant elle-même sa propre fin : « η ευπραξια
τέλος » (VI, 5, 1140b.). Si la problématisation éthique consiste à un réglage de l’action, il n’y a
pas de récompense, pas de paradis, l’action bien réglée est une fin en soi. La problématique du
bien c’est la problématique du bien-agir. Le bien n’est pas une affaire de ktèsis ou de poièsis
mais de l’acte.
Il y a praxis en tant qu’activité immanente et il y a poièsis en tant qu’activité transitive.
Aristote distingue les organes de production (ποιητικά ὄργανα) et les organes d’action
(πρακτικά). Or, la vie est action, et non pas production [ὁ δὲ βίος πρᾶξις, οὐ ποίησις, ἐστιν].
La question du ευ ζειν est donc synonyme à celle de ευ πραττειν (ευπραξια). Aristote revient
donc à sa définition pour l’enrichir avec ses nouveaux acquis. L’esclave n’appartient pas à luimême, il est ktèma et instrument d’action, séparé du propriétaire (2).
– L’esclavage est-il naturel ? On entre alors en discussion avec la position sophistique.
« La réponse n’est pas difficile : le logos nous la montre, en même temps que les faits nous
l’enseignent ». On attend donc la réponse, qui est dite facile. Et puis, l’argumentation
aristotélicienne saute : de la relation despotique maître-esclave on passe à celle de ἄρχονἀρχόµενον.
220
Aristote pose qu’il s’agit d’une relation non seulement nécessaire mais utile, et qu’il y a
plusieurs espèces [εἴδη πολλά] de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés
[καὶ ἀρχόντων καὶ ἀρχοµένων]. Nous voilà, encore, dans ce « plusieurs espèces » et les
problèmes que cela suscite. Autre définition : partout où il y a τὸ ἄρχον καὶ τὸ ἀρχόµενον, il y
a ἔργον, car « dans toutes les choses où plusieurs parties se combinent pour produire quelque
chose possédant unité de composition, se manifeste clairement la dualité de celui qui
commande et de celui qui est commandé ».
Déjà ces deux facteurs existent à l’intérieur de chaque être vivant. Saut encore ; on passe
de la relation ἄρχον-ἀρχόµενον à ses différentes espèces (politique, despotique, etc.), mais
cette fois il s’agit d’un autre découpage. « C’est en premier lieu dans l’être vivant qu’il est
possible de différencier δεσποτικὴν ἀρχήν καί πολιτικήν ». L’âme exerce au corps
« δεσποτικὴν ἀρχήν », alors que l’intellect [νοῦς] exerce au désir « πολιτικὴν ἢ βασιλικήν ».
Despotique est également la forme de rapport entre l’homme et les animaux domestiques.
Ainsi, « quand les hommes [ανθρωποι] diffèrent entre eux autant qu’une âme diffère d’un
corps et un homme [ἄνθρωπος] d’une brute, ceux-là sont par nature des esclaves ». Et comme
c’est le cas avec les animaux, la contribution des esclaves dans l’ergon économique consiste en
l’usage de leurs corps, σώµατος χρῆσις.
On arrive alors à une définition supplémentaire de l’être esclave : « φύσει δοῦλος ὁ
δυνάµενος ἄλλου εἶναι, καὶ ὁ κοινωνῶν λόγου τοσοῦτον ὅσον αἰσθάνεσθαι ἀλλά µὴ ἔχειν »
(3). L’esclave doit être capable de comprendre un commandement, mais il ne peut pas avoir
possession (ἔχειν) du logos. Etant lui-même ktèma, possédé, il n’a pas accès à une possession
active du logos.
La despotique, et par conséquent l’esclavage, est donc quelque chose de naturel. Et
pourtant. Fidèle à ses habitudes, passant du général au particulier Aristote signale que
l’assignation du nom esclave ne correspond pas toujours à quelqu’un dont la nature est telle.
Les mots sont parfois injustes. En effet, ceux nommés comme esclaves ne sont pas
nécessairement des esclaves, de même que des hommes libres peuvent se conduire de façon
servile. Si l’esclave a un corps qui le rend capable pour les travaux qui lui sont propres, et si
l’homme libre a un corps utile pour la vie politique, « il arrive –συµβαίνει– que des esclaves
ont des corps des hommes libres, et que les hommes libres aient des âmes qui conviennent aux
esclaves ». Il y a beaucoup plus d’esclaves dans l’âme qu’on le soupçonne, même parmi les
plus riches et les plus avantageux, et peut-être surtout parmi eux comme l’analyse de la
chrématistique va le suggérer. Toujours est-il, si une communauté sans esclaves est quelque
221
chose d’impensable. Mais comme nous l’avons rencontré dans la discussion entre Socrate et
Critobule, le principe d’attribution de la catégorie « esclave » est purement opératoire. Il relève
avant tout d’une certaine maîtrise de soi-même, et de cet « ἐπισταµένῳ χρῆσθαι » au regard de
ses plaisirs.
Aristote : « Il est plus difficile de combattre [µάχεσθαι] le plaisir que les désirs, suivant le
mot d’Héraclite ; or la vertu, comme l’art [τέχνη], a toujours pour objet ce qui est difficile, car
le bien est de plus haute qualité quand il est contrarié. Par conséquent, voilà encore une raison
pour que les plaisirs et les peines fassent le principal objet de l’œuvre entière de la vertu
comme de la politique, car si on en use bien [εῦ χρώµενος] on sera bon [ἀγαθὸς], et si on en
use mal, mauvais. » (EN, 1105a). On entend les résonances avec l’Oikonomikos de Xénophon.
Le Bien philosophique est χρήµα. La subjectivation politique relève d’un usage des plaisirs.
La problématique de base du texte aristotélicien est le couple « ἄρχειν-ἄρχεσθαι » et ses
différentes formes. Après plusieurs détours et allers-retours, Aristote va enfin établir un
premier critère de classification. Le premier point de différenciation est donc entre le pouvoir
qui s’exerce sur des hommes naturellement libres et celui qui s’exerce sur des hommes
naturellement esclaves, le premier étant de type politique, le deuxième de type despotique.
Aristote identifie l’économie comme un régime monarchique, à la différence du pouvoir
proprement politique qui « est un gouvernement d’hommes libres et égaux ». Dans l’économie
les hommes ne sont ni libres ni égaux, mais si la forme du pouvoir despotique fait partie de
l’économie, la question subsiste, l’économie se réduit-elle ou s’identifie-t-elle à cette forme du
pouvoir ?
Dans Ethiques à Nicomaque, Aristote effectue un autre rapprochement. L’autorité du
maître à l’esclave est qualifiée comme relation tyrannique. Quant à la relation entre égaux, il
s’agit de démocratie : « δηµοκρατία δὲ µάλιστα µὲν ἐν ταῖς ἀδεσπότοις τῶν οἰκήσεων
(ἐνταῦθα γὰρ πάντες ἐξ ’ίσου) » (VII, 12, 1161a, 5). Il semble ainsi que la démocratie n’est
pas seulement une des formes du pouvoir politique ; si la politique est un gouvernement
d’hommes libres et égaux, la démocratie acquiert un rôle privilégié par rapport aux autres
formes de gouvernement politique. Comme souvent chez Aristote, nous trouverons la division
d’un ensemble en plusieurs sous-ensembles dont l’un d’eux semble doté d’un statut privilégié
qui brise l’homogénéité de la taxinomie. Et c’est ce qui fait que l’ensemble ne soit pas
simplement un genre qui se partage en plusieurs espèces. L’être se dit selon plusieurs
catégories dont l’essence, la politique comprend plusieurs formes dont la démocratie. Comme
nous l’avons suggéré tout à l’heure, il se peut qu’au sujet du pouvoir économique la despotique
joue le même rôle que l’essence par rapport à l’être ou la démocratie par rapport à la politique.
222
Mais ce ne sont là que des suggestions de notre part. Il s’agit moins d’essayer d’établir des
rapprochements ou des analogies entre des choses hétérogènes que de saisir un élément
essentiel de la pensée aristotélicienne, à savoir que ses taxinomies ne sont jamais parfaitement
lisses, on y trouve toujours des dissymétries éclatantes.
Ni synonymie essentielle ni homonymie accidentelle, l’enjeu de la démarche
aristotélicienne reste toujours de tracer cette espace entre les deux. Puisque notre souci est le
rapport de forces dans l’économie, selon la perspective de distinguer la femme de l’esclave,
après la despotique, il est temps de passer à ce que l’on nommera, nous voyons pourquoi,
l’inexistant politique dans l’économie, et qui relève précisément de la présence de la femme.
Au sujet de la femme : l’ « inexistant » politique dans l’économie
La monarchie de l’oikos comprend deux autres relations de « ἄρχειν-ἄρχεσθαι », la
relation maritale et la relation paternelle. Ces dernières ne se confondent pas avec la
despotique, « car gouverner [ἄρχει] une femme et des enfants, c’est assurément, dans le deux
cas, gouverner des êtres libres ». Or, dans la mesure où les deux relations s’inscrivent dans une
monarchie, il est évident que celui qui « ἄρχει » est le même, l’oikonomos. Ainsi, « pour la
femme, c’est un pouvoir de type politique, et pour les enfants un pouvoir de type royal ».
Dans les Oikonomika de pseudo-Aristote nous avons suggéré que dans la relation
homme-femme la présence du logos et d’une notion de eu zein impliquait la présence d’un
élément d’ordre politique au sein de cette relation économique. Dans ses Politiques, Aristote
établit et explicite ce rapport politique.
Un pas en arrière. L’âme exerce au corps « δεσποτικὴν ἀρχήν », alors que l’intellect
exerce au désir « πολιτικὴν ἢ βασιλικήν ». Un-Tout, de l’élément à l’ensemble, dans la cité
comme dans l’individu on trouve différents rapports de pouvoir. L’oikos est un sous-ensemble
qui ne se laisse compter-pour-un que dans la mesure où il s’agit d’un oikos teleios. C’est dans
sa forme achevée et parfaite que l’oikos compte comme un élément politique, un organe qui
sert le corps politique. Inversement, chez l’individu la constitution politique doit comprendre
un certain art économique entre les productions du désir et l’usage des plaisirs.
Cela étant, passons à l’oikos. Le maître exerce aux esclaves un pouvoir despotique, à la
femme un pouvoir de type politique, et aux enfants un pouvoir de type royal. Il faut bien garder
à l’esprit que tout cela a un caractère prescriptif, Aristote est en train de nous présenter non pas
l’économie mais l’économie teleios. Ainsi, pour que l’économie accomplisse son ergon et
trouve sa fin il est nécessaire que la politique soit déjà-là, présente, à l’intérieur de l’oikos.
223
L’économie teleios comprend déjà une politique restreinte entre des hommes libres mais
inégaux.
Nous pouvons essayer de visualiser les choses. L’ensemble référentiel est la politique, à
l’intérieur de la politique il y a l’économie mais cette économie comprend déjà un noyau
politique. Mieux : la politique au-delà de l’économie n’est possible qu’à partir de l’économie.
Mais pour cela l’économie à son tour enveloppe déjà une politique restreinte.
Figure 1
Polis : espace politique
oikos : économie
politique restreinte
Dans la première partie de notre lecture d’Aristote, celle consacrée à son œuvre (onto)logique et biologique, nous avons convoqué l’œuvre de Badiou dans la perspective d’essayer
d’aborder le rapport difficile entre synonymie/homonymie, genre/espèce. Nous avons ainsi
proposé de nous servir de la distinction entre inclusion/appartenance, sous-ensemble/élément
comme des outils conceptuels qui peuvent nous aider à affronter nos perplexités devant les
bizarreries des taxinomies aristotéliciennes. Il ne s’agissait pas par là de vouloir maîtriser
Aristote en se servant de Badiou mais plutôt d’accoupler deux penseurs, se créer un espace de
rencontre, c’est-à-dire faire l’expérience d’une traduction. Il s’agissait, en somme, de traduire
Aristote en Badiou. Mais ce qui est valable entre le français et le grec, l’est encore plus entre
Aristote et Badiou, à savoir que tout ce qui peut se dire chez l’un ne peut se dire chez l’autre.
Mais les taches de l’intraduisible n’ont jamais empêché les traducteurs de continuer leur tâche.
Opposer deux penseurs ne représente pas une séparation décisive, deux ennemis sont déjà
engagés dans un rapport d’unité, alors que la différence entre l’inconnu et le familier est
infinie. On a souvent utilisé Platon pour lire Aristote, ou l’inverse, n’empêche que l’un et
l’autre sont pour nous des inconnus. Badiou semble plus familier. Nous le convoquerons donc
une fois de plus pour essayer de saisir ce rapport politique dont parle Aristote à l’intérieur de
l’oikos.
Badiou : Etant donné une multiplicité et les éléments de cette multiplicité, il y a toujours
un élément de cette multiplicité dont l’apparition a le degré d’apparition le plus faible, le moins
224
1
possible. Appelons cet élément « l’inexistant ». Faisant ici preuve d’usage nous arrivons à la
formule que voici : La femme n’existe pas, elle est l’inexistant politique dans un monde
constitué économiquement.
Dans un monde économique structuré par le rapport maître-esclave, l’interruption
féminine est une faiblesse affirmative, un point d’apparition politique faible. Ne serait-ce qu’un
point qui fait trou. Nos formules se mettent à résonner. La femme n’existe pas, elle est pastoute, [ατέλεια], sujet-suppôt d’un vide, ce qui dans l’économie fait trou à l’économie,
hétérogénéise son espace. Dans une topologie comme la notre où l’économie a conquis tout
l’espace, « la femme dans l’oikos » n’est qu’une métaphore pour essayer d’affronter notre
inexistence politique à l’heure du marché mondial.
Aristote précise que la relation politique entre l’homme et la femme dans l’oikos a une
singularité. « Dans la plupart des gouvernements politiques [πολιτικαῖς ἀρχαῖς], le citoyen est
tour à tour gouvernant et gouverné (car on y tend à une égalité naturelle et à la suppression de
toute distinction) ». Cependant il ne peut se faire que l’homme et la femme soient tour à tour
gouvernants et gouvernés, les deux sont libres mais ils ne sont pas égaux, et « leur inégalité est
permanente ». Alors qu’il s’agit d’une relation politique, il est impossible d’y avoir un régime
démocratique.
Dans les Éthiques à Nicomaque, Aristote dit que la communauté du mari et de sa femme
semble être de type aristocratique. L’homme-mâle domine en raison de la dignité de son sexe,
mais les travaux qui conviennent à une femme, il les lui abandonne. Quand le mari étend sa
domination sur toutes les choses, il transforme la communauté conjugale en oligarchie ;
« παρὰ τὴν ἀξίαν γὰρ αὐτὸ ποιεῖ ». La communauté conjugale s’inscrivant dans l’ordre de
l’oikos excède la communauté du mâle et de la femelle. Mis à part leur rôle dans la
reproduction, les deux partenaires se chargent des différents travaux dans l’économie. La
formule d’Aristote est « τὸ ἁρµόζον ἑκάστῳ οὕτω δὲ καὶ τὸ δίκαιον » : le juste est ce qui
convient à chacun. Car la justice est une affaire d’analogie géométrique et non pas d’égalité
arithmétique. Sur ce point l’elève reste docile à la conception de son maître, Platon.
Une dernière chose à pointer à propos de ce portrait de la femme-économique dans les
Politika, c’est la citation d’une phrase de Sophocle que fait Aristote au moment où il parle de la
vertu : « A une femme le silence est un facteur de beauté ». Contrairement à l’esclave qui ne
peut pas avoir possession du logos, la femme le peut mais il est préférable qu’elle ne parle pas
trop. L’exigence et l’applaudissement public de cette vertu silencieuse nous rappelle la formule
1
Cf. A. Badiou, Logique des mondes, Paris, Éd. du Seuil, 2006. Pour une présentation sommaire du concept de
l’inexistant voir aussi l’article réservé à Derrida dans : Petit panthéon portatif, Paris, La fabrique, 2008.
225
que nous avons trouvée chez Xénophon. Dans la relation politique de l’oikos il y a toujours le
danger de la femme-sophiste. Une femme qui parle trop est toujours dangereuse, elle peut faire
basculer les rapports de forces et devenir maître à la place du maître. Chose qui à la fois
dénature la femme et sa vertu, ainsi que l’économie et sa finalité politique.
Parler, souvent c’est trop parler. Face à l’andreia du maître, son pouvoir-savoir et ses
signes de reconnaissance, son courage à elle, c’est d’opérer dans le silence de sa vertu. La
femme se terre en traduction, elle ne parle pas d’elle-même, pour elle-même, elle opère.
Au sujet de la chrématistique : infection et maladie du corps politique
Comme il a été déjà mentionné, Aristote consacre une partie de son texte à une
élaboration de la chrématistique. L’affaire nous importe d’autant plus que la notion renvoie
directement à celle de khrèma. Nous avons vu qu’Aristote entame son analyse de l’économie
par la notion de ktèsis, pour arriver juste après à une première définition de l’esclave en tant
que ktèma. Rappelons que dans l’Economique de Xénophon ainsi que dans les Economiques du
pseudo-Aristore l’économie est définie comme un ensemble des deux dynameis en tension,
celle de ktèsasthai et celle de khrèsasthai. A propos de cette deuxième, la technologie de
l’usage, jusqu’ici Aristote ne nous a rien dit. Le moment est venu.
Voyons ce que notre philosophe nous dit sur la chrématistique et son rapport à
l’économie. On commence par une distinction, la chrématistique n’est pas identique à
l’économie, « la première a pour objet de se procurer des ressources, le πορίσασθαι, la
deuxième, le χρήσασθαι ». Lieu trivial de la pensée antique, il est établit que l’objet de
l’économie est le khrèsasthai. La question que se pose Aristote est de savoir si la
khrèmatistique est une partie de l’économie ou s’il s’agit d’une espèce toute différente. La
réponse esquissée n’est pas un simple oui ou non, c’est plutôt de l’ordre de et oui et non. Le
problème appelle à la question de la richesse : πλούτος, le fameux dieu aveugle d’Aristophane,
et de son rapport ambigu avec la notion de khrèma.
Dans la mesure où l’acquisition des richesses est limitée, elle fait partie de l’économie.
Plus précisément elle fait partie de l’acquisition des biens, le ktèsasthai. A condition que
l’acquisition soit limitée, la richesse est synonyme de khrèmata, elle traduit la possession d’une
pluralité d’instruments « οἰκονοµικῶν καὶ πολιτικῶν ». Si telle est l’acquisition de richesses,
elle est naturelle, et non seulement elle a sa place dans l’économie mais elle sert aussi la
politique.
Et pourtant. Son empirisme linguistique amène Aristote à préciser que le plus souvent on
entend par chrématistique ce mode d’acquisition selon lequel il ne devrait y avoir aucune limite
226
à la richesse et à la propriété. Dans ce cas, la richesse s’identifie à l’argent dont l’accumulation
seule constitue la fin de la chrématistique. Mais, l’acquisition ou l’accumulation n’a pas de fin,
elle peut se prolonger infiniment. A défaut de l’usage, l’objectif étant la simple accumulation,
le πλούτος est χρήµα mais simplement au sens de l’argent, un bien possédable et désirable
comme tel. Or, ce χρήµα n’est qu’un homonyme du χρήµα à proprement parler, de même qu’en
absence de politique l’économie n’est qu’un homonyme de l’économie à proprement dit.
En tant que telle la chrématistique ne peut pas être une chose naturelle, son origine est
une certaine expérience et une certaine technè. Le mot technè est appliqué ici par Aristote pour
désigner le caractère artificiel de la chose à l’opposition du naturel. Juste après Aristote établit
le despotisme et la nature dénaturante de la chrématistique. Cette espèce de khrèmatistique tend
à transformer la nature de différents domaines tels que l’art stratégique ou l’art médical. Leur
fin naturelle étant la victoire et la santé, « on fait de toutes ces activités une affaire d’argent,
dans l’idée que gagner de l’argent est leur fin et que tout doit conspirer pour atteindre ce but ».
Ainsi, naît l’amour de l’argent.
La chrématistique s’impose alors comme une source d’infections. Dans un premier
temps, l’économie devient une affaire d’argent, accumuler toujours plus, jamais suffisamment.
Mais l’infection s’étant emparée d’un organe du corps politique, l’économie, petit à petit elle
s’étend aux autres organes, chaque art perd sa singularité, sa fonction, son ergo qui est aussi sa
fin, et fusionne avec les autres dans un mouvement indifférencié. La partie nocive l’emporte
sur le Tout. Tout est échangeable, tout est bon pour gagner de l’argent.
Sous cette forme, la chrématistique est quelque chose de tout à fait incompatible avec
l’économie teleios. Non seulement elle ne sert pas la politique mais elle lui fait obstacle. Ce
n’est peut-être pas pour rien qu’aujourd’hui notre expérience de l’économie soit profondément
chrématistique. D’une certaine manière, tout au long de ce texte nous essayons de créer un
espace d’accueil des nouveaux noms du capitalisme. Nous avons déjà vu « l’économie du
marché », « la nouvelle économie », le « capitalisme cognitif » ; le moment est venu pour
laisser entrer cet autre nom : « capitalisme financier ».
Le capitalisme porte la modalité chrématistique à un degré d’apparition maximale. Notre
économie comprend ces étranges marchés, les bourses (χρηµατιστήριο) où la marchandise est
l’argent. Ce n’est pas seulement que notre χρήµα se réduit à l’argent, on fait de lui une
marchandise dont le marché se superpose aux autres marchés. Le Bien n’existe pas, il n’y a que
l’argent, le pouvant tout s’approprier. L’absence de toute substance devient le seul et unique
support, toutes les choses deviennent interchangeables et s’intègrent dans le flux de la
circulation marchande.
Faisons un dernier demi-tour chez Aristote. Dans les Réfutations Sophistiques, il fait un
rapprochement entre sophistique et chrématistique. Aristote signale un parallélisme entre la
227
commodité de la monnaie (nomisma), qui dispense de « transporter » ce dont on a besoin
(34s.) et la commodité des mots qui pallient l’impossibilité de discuter en « apportant » les
choses mêmes (1, 165a)1. A la base de ce rapprochement entre les mots et la monnaie, le
philosophe établit que la sophistique est une chrématistique.
Purs moyens sans fin. Le « bon », le « juste », la « vertu », ce ne sont que des imageries
du philosophe. Il rêve, alors que le sophiste est réveillé. Effets du dire, rien de plus. Dans
l’agora d’Athènes le sophiste amène au marché pour vendre sa technè de produire des beaux
discours. Le logos en tant que organon, organe de tous les organes, moyen de tous les moyens,
le sophiste nous apprend comment s’en servir, et ce, non pas selon l’idéal d’une suffisance,
d’une économie teleios, mais dans le but de fructifier un capital à l’infini.
Peut-être le système capitaliste comprend son autodestruction, pour le moment il est loin
d’épuiser ses possibles. Plus que jamais son être se pose comme une nécessité tout en excluant
la possibilité d’un système alternatif. Le capitalisme domine le champ du possible. Rien
d’affirmatif ne semble pouvoir se poser, mais se poser vraiment, comme proposition politique
pour un autre monde. Nous voici esclaves, condamnés à servir des maîtres anonymes, avec nos
corps marchandises, sans idées, muets.
Les promesses, c’est quelque chose qui se vend bien. Restons ici, que faire ? Chercher
l’inexistant. Enfermés dans cette économie, que faut-il pour que la politique soit déjà là ? Dans
le marché universel, comment soustraire quelque chose de politique à notre « économisme » ?
Notre question est celle du courage affirmatif, de l’énergie locale. Se saisir d’un point et le
tenir.2 Dans un monde qui ne connaît que des lignes de circulation marchande, tout au long de
ce texte nous cherchons juste à établir un point : que la femme-victime se décide, ce n’est pas
une donnée historique mais une construction théorique, et que par conséquent il peut y avoir
une idée de femme sans l’esclave.
La formule que nous avons acquis à travers notre lecture d’Aristote à l’aide de Badiou
c’est: La femme est l’inexistant politique dans un monde constitué économiquement. A
l’intérieur du pouvoir économique inexiste l’exception, un dispositif d’action politique qui n’a
pas sur les mains un autre système politique qu’il essaie d’établir. Un acte restreint où accepter
n’est pas consentir.
On nous objectera, quelle est cette résistance dont vous parlez ? On ne voit pas très bien
cette action, en quoi elle consiste, on veut des prescriptions concrètes. Mais demander des
prescriptions concrètes, c’est demander des prescriptions idéologiques rassurantes, demander
un maître à suivre. Or cela, nous ne pouvons pas le faire. S’il y a de résistance concrète, c’est
1
2
Cassin : L’effet sophistique, op. cit, p. 231.
Badiou, « Thèse sur le théâtre », dans : Petit manuel inesthétique, op.cit., pp. 117-118.
228
précisément parce qu’elle n’est pas nommée, fixée, par le dehors. Elle trouve sa forme, elle se
concrétise dans son champ d’immanence. Peut-être que cette résistance, cet acte politique dont
nous parlons n’est qu’un vide à remplir : il n’y a pas beaucoup à voir, il n’y a que des choses à
faire. Lesquelles ? Va savoir.
Dans ce texte, notre champ est celui de « la » femme. Notre stratagème de bataille est
celui de machiner une résistance à son image officielle, celle qui la veut « opprimée », et
essayer de voir autrement pour affronter l’inexistence politique à l’heure du marché mondial.
229
III. PLATON
Tout au long du cheminement de ce texte « Platon » ne cesse de revenir. A plusieurs
reprises, le mouvement de notre métaphore s’arrêtait, et ne pouvait reprendre qu’en mettant
« Platon » en suspens, sous réserve, tout en essayant de dégager les éléments d’un dialogue qui
semblait en fuite. Ce n’était pas une stratégie argumentative mais quelque chose de constitutif
au mouvement spéculatif qui affectait de l’intérieur son possible.
Pouvoir-savoir. Maître-esclave, maître-élève. Pour la philosophie, Platon est son maître
par excellence. Derrida : Le « platonisme » installe toute la métaphysique occidentale dans sa
conceptualité.1 Deleuze : Il est exact de définir la métaphysique par le platonisme, mais
insuffisant de définir le platonisme par la distinction de l’essence et de l’apparence.2 Et Lacan
établit la démarche ontologique comme un discours du m’être : l’être aux ordres, ce qui allait
être si tu avais entendue ce que je t’ordonne.3
A contre-courant de la nosographie dominante, Badiou : c’est ce qui fait symptôme, de
considérer le platonisme comme obsolète, voire comme le dispositif de pensée dont il s’agit de
sortir enfin […] notre siècle a bien déclaré qu’il guérissait de la maladie Platon, généralement
nommée « métaphysique ».4 Et puis, une remarque : Ajoutons que la philosophie
contemporaine, on le voit tous les jours, s’adresse aux femmes.5
Platon, la métaphysique, et le dispositif d’en sortir enfin, qu’est-ce donc que cette bonne
volonté de se mettre contre le maître ? D’abord pour la philosophie, mais aussi pour l’ensemble
de la pensée qui objecte le dispositif philosophique, se voulant souvent quelque part son juge.
Détrôner le maître, mais dans quel objectif ? Pour en avoir un nouveau qui est meilleur ou pour
n’en avoir aucun ? Qui aura le pouvoir, qui pourra le savoir ? Le nihilisme est proche, aussi
bien que le sophiste. Aristote, l’élève, nous met en garde, l’absence de maître nous rend tous
Barbares, esclaves économiques sans communautés politiques.
Le mouvement platonicien consiste en cette métaphore verticale : remonter de l’être-là à
l’être comme tel. Dans ce cadre, la pensée opère comme une délocalisation. Même chez
Aristote où tout est localisé, son système a besoin d’une transcendance, un au-delà, le moteur
1
Derrida, « La pharmacie de Platon », op.cit., p. 273.
Deleuze, Différence et répétition, op.cit., p. 340.
3
Lacan, Encore, op.cit., p. 33.
4
Badiou, Conditions, op. cit., p. 307.
5
Idem., p. 254.
2
230
immobile. Selon l’opération platonicienne, l’idée, la forme, est ce qui rend consistante la
multiplicité dans sa localisation.
L’un et le multiple. Dans Le Sophiste, l’Etranger énumère ce qu’il appelle les genres
suprêmes, les cinq idées dialectiques absolument fondatrices : Être, Mouvement, Repos, Même,
Autre. On remarquera l’absence de l’Un. Il y a une multiplicité principielle des grands Genres
impossible à unifier. Pour mettre Platon en système il suffit de réduire la dialectique à deux
procédés toujours identiques, et la réduction du multiple à l’un s’opère d’elle-même si on
pense de bout en bout en termes de genres et d’espèces. Or non seulement le rapport entre le
multiple et l’un n’est pas toujours un rapport d’espèces et de genre, mais avec sa position de
cinq très grands Genres l’Etranger affirme l’existence d’une multiplicité en quelque sorte
émancipée.1 Dans la partie réservée à Aristote, nous avons fait un long détour afin de pouvoir
aborder, dans sa complexité, la position aristotélicienne selon laquelle l’être n’est pas un genre,
si on entend par là l’appartenance du multiple à l’un de la même manière que les espèces
appartiennent à un genre. Chez Platon, l’être est un genre mais il y a, axiomatiquement,
plusieurs grands genres. Le multiple ne s’assujettit pas à l’un, à travers une procédure à sens
unique. La dialectique est un va-et-vient du rassemblement et de la division, du multiple vers
l’un et de l’un vers le multiple. La délocalisation implique toujours une relocalisation. La
pensée procède par des axiomes en soumettant des hypothèses pour se mettre en mouvement.
L’arrêt final, c’est le propre de l’opinion, de la doxa. Quand elle s’achemine vers une
opinion, la pensée s’achemine vers sa propre suppression, elle veut la sécurité et la certitude du
jugement. Sans forcer trop la traduction, dans le langage de Freud on dirait que dans l’opinion
la pensée est soumise au « principe de plaisir » : réduire l’excitation. L’opinion finale est un
achèvement de la pensée, à traduire : νόηµα. Etant acte, penser ne peut faire l’objet d’aucune
définition de l’extérieur. Du côté de son opération, penser prend la forme d’un dialogue. Le
paradoxe est que ce dialogue est en premier lieu un dialogue intérieur de l’âme avec elle-même,
l’échange oral entre deux interlocuteurs n’est qu’une image sensible. Dans Le Sophiste c’est le
dialogue intérieur qui est nommé dialogos, le dialogue proféré est appelé simplement logos.
Que se passe-t-il alors quand ce qui est déjà un dialogue va d’âme à âme par
l’intermédiaire de la voix ? Faut-il supposer que l’une des deux âmes interroge, et que l’autre
répond ? En ce cas, aucune des deux ne penserait, et aucune des deux ne communiquerait à
l’autre ses pensées – seulement ses attentes (pour celle qui questionne) et ses opinions (pour
celle qui répond). La condition d’un vrai dialogue est donc bien, comme l’affirme le Cratyle
(390c), que ce soit le même qui interroge et qui répond […] Pour dialoguer avec un autre, il
faut donc qu’il examine la même chose, se pose la même question et de la même façon. C’est
1
Dixsaut, Platon, Paris, Vrin, 2003, p. 167 (je souligne).
231
rarement le cas si on se rapporte à la plupart des Dialogues, mais un dialogue n’en reste pas
moins un dialogue même si l’autre est sourd à la question posée. Sa surdité constitue un
élément du dialogue intérieur, de ce qui est à penser. Ou bien l’autre ne comprend pas, et son
incompréhension est intégrée, réfléchie, et on en recherche les causes, ou il comprend, et alors
il est neutralisé. Si celui qui écoute est « bienveillant », c’est un autre soi-même, on peut lui
parler comme on se parle. Peu importe finalement qu’il le soit, il suffit de faire comme s’il
était. On peut penser à haute voix devant l’autre, ou penser en silence en écoutant un autre. On
pense seul, mais si on pense on n’est pas un, mais deux.1 A quoi il faudrait ajouter l’exception
de l’amour.
Voyons. Lorsqu’on pense on n’est pas un mais deux. Dans le cas où l’autre,
l’interlocuteur, pense aussi, il est neutralisé, c’est un autre soi-même. « Je » pense en étant
deux, l’autre qui pense n’est qu’un redoublement de ce « je » clivé. Et pourtant. Si la pensée est
un dialogue interne, un rapport de soi à soi, l’amour ne peut se réduire à l’amour de soi, si ce
n’est un amour narcissique, la jouissance de l’idiot comme disait Lacan. Et si la procédure
d’amour est accès à la vérité c’est pour autant que l’autre n’est pas un autre soi-même. Laissons
les choses en suspens.
Contre le dispositif sophistique, le logos du maître, sous forme de dialogue, s’efforce de
dire la chose, to pragma. Or, il faut bien distinguer pragma et antikeimenon, ce deuxième étant
une manière toute moderne de considérer la chose en tant qu’objet extérieur qui résiste, pris
dans une dialectique avec le sujet.
Par rapport au mouvement platonicien, le dispositif de tout ce qui nous est contemporain
s’engage dans un mouvement inverse : en finir avec les délocalisations et les transcendances,
penser le multiple pur sans l’Un, laisser l’être et penser l’être-là comme tel. Chez nous tout est
dispersé et doit impérativement rester comme ça, dans sa complexité infinie. Tout paradoxal
que cela puisse sonner, dans l’expérience de la pensée moderne il y a quelque chose de l’ordre
d’un impératif surmoïque schizoïde. La peur des totalitarismes a donné lieu à une pensée qui se
contente de limiter les risques. Mieux vaut critiquer et démolir que de s’exposer à des
affirmations périlleuses. Nommer la chose, faire de l’ontologie, est devenu désormais une
accusation pour la philosophie. Depuis la rupture entre les mots et les choses le discours
s’embarrasse de sa positivité, au risque de tout relativiser. La langue grecque (l’ancienne) parle
plus directement que la nôtre, qui s’embarrasse de cette incise du Sujet, lisible, depuis Lacan,
dans le « ne » explétif.2
1
2
Idem., p. 36 (je souligne).
Badiou, L’être et l’événement, op.cit., p. 45.
232
Si toute procédure de vérité est locale, on comprend bien la perplexité de la philosophie
contemporaine à définir son propre domaine. Si elle veut penser le singulier, quelle est sa
singularité, qu’est-ce qu’elle opère, à quoi ça sert ? Voilà ce qui donne prise à la disposition
antiphilosophique : soit c’est la fin de la philosophie soit la philosophie ne peut que se réfugier
ailleurs. Elle peut par exemple s’exercer au sein d’une psychologie, d’une histoire, mais
toujours ailleurs. Elle n’a plus son propre topos, le travail philosophique est soumis à la
délocalisation. A présent, rester dans la philosophie exige beaucoup de courage, d’andreia.
Peut-être un peu de naïveté aussi comme l’admettait pour sa part Deleuze, dénué de culpabilité
de « faire de la philosophie ».1
Platon invente la philosophie, toujours est-il que mettre Platon dans un système demeure
problématique. D’autre part, la philosophie contemporaine a hérité du système hégélien. La
maladie Platon fait couple avec l’infection Hegel : toute disposition à penser contre lui
demeure encore hégélienne. Dans le cadre de la polis, la pédagogie porte sur la formation des
citoyens, des hommes libres. Le maître du citoyen à venir ne doit pas enfermer son disciple
dans un savoir absolu, mais le rendre maître, libre, capable de pratiquer les choses politiques.
Une telle pédagogie implique une mise en réserve au regard du mathème, l’élève doit garder
ses distances envers son maître, résister à son emprise totale.
La cité est l’espace de la rivalité où le pouvoir est en jeu, puisque personne ne le possède
a priori. En revanche, dans l’espace économique, la monarchie de l’oikos, le pouvoir appartient
a priori au maître. Dans la mesure où chaque esclave désire le devenir-maître, pour préserver
sa place le monarque cherche à abolir toute possibilité pour une quelconque insurrection de
l’esclave. Quant à la femme dans l’oikos, il n’y a pas lieu pour prendre la place du maître. La
leçon adressée à la femme est différente de celle adressée à l’esclave, ainsi que leur placement
au regard du mathème transmis.
A présent, si l’économie recouvre tout l’espace du penser et du faire, comment pouvonsnous élaborer une lecture de Platon, essayer de travailler avec lui, tout en se séparant de ce que
le m’être peut et que nous ne pouvons pas ? Chez les Anciens, la philosophie s’adresse
exclusivement aux hommes libres, les citoyens. Chez nous, qu’est-ce qui fait que la leçon
s’adresse aux femmes ? Un signe encore de notre « économisme » et d’un effort d’en sortir ? Si
la philosophie est soupçonnée d’être pour une part tenue, comme discours, dans une stratégie
de séduction2, comment l’amour se noue avec la question de la vérité ? Essayons de dialoguer
avec le maître.
1
2
Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p.122.
Badiou, Conditions, op.cit., p. 254.
233
Voir le cas particulier que constitue une pensée, c’est essayer de voir l’espace général
dans lequel elle se place, la surface des questions qui lui sont synchroniques. La philosophie de
Platon est fondamentalement politique. Elle se développe dans les conditions de la démocratie
d’Athènes. Son maître est mort, la démocratie l’a condamné.
Au fond, ce que Platon reproche à la démocratie athénienne, c’est que tout le monde y
prétend à n’importe quoi ; D’où son entreprise de restaurer des critères de sélection entre
rivaux.1 Toutes ces questions sur la connaissance, l’enseignable de la vertu, l’amour comme
condition d’apprentissage, prennent forme à partir d’une problématique politique. Le schéma
selon lequel l’économie se limite dans et par la politique trouve son expression la plus
rigoureuse. En outre, l’amour ne se traite pas autant à partir de la relation homme-femme qu’à
partir de celle du maître et du jeune garçon, le futur citoyen, de même que la problématique de
la relation pédagogique se réfère aux hommes libres et non pas à l’éducation dans l’oikos. De
toute évidence, notre intérêt portant sur la femme dans l’oikos demeure tout à fait différent de
l’orientation platonicienne.
Dans la mesure où Platon lui-même ne s’y intéresse qu’indirectement, en l’interrogeant
s’agit-il de lui arracher un aveu ? Accoucher l’autre de sa vérité, la disposition en ce qui
concerne la maïeutique est décisive. D’abord parce qu’il s’agit d’une métaphore qui, tout en se
référant à l’énonciation et à la vérité, renvoie à la reproduction, c’est-à-dire la fonction
symbolique essentielle de la femme. Mais également parce que la maïeutique renvoie à la
question de la relation entre Platon et son maître. La manière donc d’aborder cette relation
conditionne l’abord de Platon lui-même.
On dit que la maïeutique est la méthode socratique, alors que la méthode proprement
platonicienne est la dialectique. Si la maîtrise de Platon signe un commencement, à cette
origine la philosophie prend la forme d’un διαλέγεσθαι. Puisque lui-même n’est pas présent
dans les Dialogues pour affirmer à la première personne ses positions, il semble que toute
tentative d’approcher Platon exige une sorte d’herméneutique, tout au moins un déchiffrement
des personnages. Platon invente la philosophie mais le « je » philosophique n’existe pas, si ce
n’est un sujet impersonnel, clivé par le dialogue. De surcroît, dans la plupart des Dialogues le
maître du maître est présent comme un personnage central. L’entreprise de santé contre la
maladie Platon a été souvent accompagnée par une entreprise de sauvegarder Socrate, en
opérant précisément une distinction radicale entre les deux. Tout en restant à la surface des
choses, Platon ne voulait pas s’opposer directement à son maître, ni s’identifier pleinement. Le
mode performatif de la philosophie, « les autres ont dit cela moi je dis ceci » est une invention
aristotélicienne. Déjà avec Aristote la philosophie est soumise à une rupture de forme. Passons.
1
Deleuze, Critique et Clinique, op.cit., p. 171.
234
En ce qui nous concerne ici, l’entreprise de distinguer Socrate, la personne, du
personnage « Socrate » ne nous préoccupe pas. En revanche, nous allons essayer de voir
l’acrobatie de Platon entre ce qui le différencie de son maître et la manière dont il s’en sert,
faisant de lui la fiction centrale de ses dialogues. Au lieu de se mettre contre le maître réel, la
décision platonicienne est de l’inventer. Il en va de même pour notre « Platon », ce n’est
qu’une invention selon les problèmes qui nous sont propres.
Posons que la maladie dans la pensée de notre temps, c’est son économisme et sa
structure échangiste. Sa formule : il n’y a de l’un que soumis à l’échange. Or, reconnaître une
nouvelle maladie exige un nouveau regard, s’ouvrir autrement sur ses visions. On passe notre
temps à examiner la maladie Platon nommée « métaphysique » pour ensuite démolir nos
propres projections, se libérer du maître qu’on a imaginé. On passe aussi notre temps à
examiner l’histoire, la société, le langage, pour trouver les symptômes de l’oppression de la
femme, et après un examen objectif on s’engage pour sa libération dans le réel. « Je souffre
donc je suis » dit le philosophe en regardant son père, Platon. « Je souffre donc je suis » dit une
femme en se regardant dans le miroir de l’Histoire. L’acte ne veut pas la rupture, il est rupture
en lui-même. Ça suffit.
La méthode que nous allons suivre quant aux dialogues platoniciens est quelque chose de
l’ordre d’une herméneutique axiomatique. Il faut entendre par là une herméneutique à travers la
grille qu’ouvre une hypothèse première, un engagement subjectif : soustraire la femme à la
catégorie de l’esclave. Etant donné le caractère axiomatique de cet énoncé, il ne s’agit pas
d’aborder les textes pour le prouver mais d’en tirer les conséquences, faire bouger la pensée de
ses opinions.
La symptomatologie métaphysique ne nous intéresse pas vraiment. La (auto-)critique de
la philosophie a fait son chemin, on ne cesse d’annoncer sa mort, tout en effectuant son
jugement comme une donnée objective. Il faudrait peut-être déplacer la question : comment la
philosophie a-t-elle été subjectivée dans les temps modernes ? A quelques exceptions près, ce
n’est que sous le signe d’une conscience de culpabilité. Jamais les philosophes n’ont autant
parlé contre leur champ. D’où cet impératif de limoger Platon comme condition de possibilité
pour articuler un discours philosophique. Le moi philosophique s’instaure comme coupable,
nier le père est un moyen de s’innocenter. Mais au-delà de son rapport à Platon, il y a quelque
chose qui caractérise plus généralement la philosophie contemporaine, une volonté de se
mutiler, de s’autodétruire, on dirait une « pulsion de mort », cet étrange concept de la
métapsychologie freudienne.
Aujourd’hui la philosophie se refuse d’être aimée, de se faire aimée. Elle aime l’histoire,
la psychanalyse, la linguistique, la sociologie, etc., et ne se donne comme tache que de se
235
liquider dans le refuge de son objet aimé. Toute cette culpabilité philosophique pivote autour
de la question éthico-politique, celle de l’idéal du bien. La conscience malheureuse du sujet
moderne est que les idéalismes imaginaires se sont soldés par des totalitarismes réels.
Prêtons un moment la parole à la psychanalyse. Freud : Beaucoup d’entre nous
trouverons peut-être difficile de renoncer à la croyance qu’il y a, dans l’homme lui-même, une
pulsion de perfectionnement qui l’a amené aujourd’hui à ce niveau de réalisation intellectuelle
et de sublimation éthique, pulsion dont on est en droit d’attendre qu’elle se charge de le faire
devenir surhomme.1 Lacan : Un changement de perspective a depuis bouleversé la notion
traditionnelle de ce qui pouvait être le bien, disons, de l’individu, du sujet, de l’âme, et de tout
ce que vous voudrez. La notion unitaire du bien, comme cette perfection ou arétè, qui polarise
et oriente l’achèvement de l’individu, a été frappée à partir d’une certaine époque d’un
soupçon d’inauthenticité.2
Le procès de la philosophie, et l’accusation première qui pèse sur Platon, porte sur cette
idée du bien, l’Aγαθό avec un grand a, et l’admission qu’il y a dans l’homme une pulsion de
perfectionnement qui le pousse vers ce bien. Le soupçon s’est vérifié. Le Bien n’existe pas. Si
l’idée du Bien a existé, ce n’était qu’une imagerie philosophique, et c’est précisément pour cela
qu’elle est coupable. D’avoir rêvé le Bien.
Que s’est-il passé ?
Le rêve s’est avéré être un cauchemar.
Première moitié du XXe siècle, les deux Grandes guerres. La désillusion de la promesse
des Lumières. Le progrès des savoirs n’a pas aboutit à un progrès éthique, encore moins à une
société plus juste, plus égalitaire. Le surhomme rêvé n’a donné naissance qu’à des hommes
plus bêtes que les bêtes, plus sauvages que les sauvages. A la seconde moitié du XXe siècle,
une deuxième désillusion : la crise de l’hypothèse émancipatrice du marxisme. Badiou a utilisé
cette formule pour désigner le marxisme : Les Lumières révolutionnaires. C’est l’idée que la
rationalité de la rupture est pensable. Une autre société a été promise à partir du moment où on
avait enfin compris l’essence du conflit et nommé le sujet capable d’amener la rupture. A la
sortie du siècle, après la désillusion de la raison, c’est la désillusion de la raison
révolutionnaire.
Nous voilà, à présent, réveillés après les cauchemars. Le bien pour nous c’est la
marchandise, et le bien par excellence la marchandise de toutes les marchandises, l’argent.
Chez nous, χρήµα = argent. Il n’y a pas l’Un, il n’y a de l’un que soumis à l’échange. Si les
grands idéaux ont donné lieu à de telles atrocités, désormais la raison se veut réaliste,
1
Freud, « Au-delà du principe de plaisir », dans : Essais de psychanalyse, Paris, Payot-Rivages, 2001, p. 96 (je
souligne).
2
Lacan, Séminaire II : Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil,
1978, p. 25.
236
pragmatique, cynique. Le bien en soi n’existe pas, ce n’était qu’un rêve, la raison est enfin
réveillé. Et pourtant.
Comme Freud l’a suggéré, on ne peut jamais arriver à se réveiller. Le rêve renvoie au
désir. Quand il arrive dans notre rêve quelque chose qui menace de passer au réel, ça nous
affole tellement qu’aussitôt nous nous réveillons, c’est-à-dire nous continuons à rêver. A
présent, l’impératif de s’adapter à la situation de la guerre économique perpétuelle est devenu
le seul horizon, mais ce nouveau pragmatisme de quel désir se soutient-il ? Aujourd’hui la
« gauche » est invitée à se plier au principe de réalité : l’ouverture du marché. On rêve d’aller
progressivement vers une régulation des excès du capitalisme, à une prise de conscience
écologique, etc. Mais là où il n’y a d’autre bien que le bien marchand, là où rien ne se soustrait
à son indexation économique, c’est à se demander si ce n’est pas là le cauchemar.
Orientation. Notre lecture de Platon va s’orienter autour de la question du bien.
On désire ce qu’on n’a pas. Si le bien est une question d’acquisition, de possession,
d’accumulation, en quoi l’ordre de l’agir est-il pleinement soumis au dictat du profit, du
toujours plus, jamais suffisamment ?
Un des traits qui fait la force du capitalisme est sa maîtrise de susciter le désir à des fins
marchandes. Le corps est un capital à investir, les idées un produit à vendre et à faire vendre.
Le souci de soi, l’esthétisation de l’existence, le droit à la jouissance, l’affranchissement
naturaliste du désir de ses vielles prisons, ce sont des topoi que la rhétorique publicitaire
investit pour con-vaincre. La pensée moderne se veut affranchie des transcendantaux, des
universaux : il n’y a de l’un que soumis à l’échange. Notre hypothèse de lecture est que le Bien
platonicien est l’hypothèse minimale pour soustraire le bien du site de l’avoir et de la maîtrise
progressive des mots, mise en vente par le sophiste.
Si la rhétorique est l’art de convaincre, Platon ne cherche pas à convaincre sur son idée du
bien. Il s’agit de poser là, devant nous, un choix : ou bien tout est un effet de dire ou bien il y a
aussi autre chose, en excès. C’est là un point qui ne se traite que par décision. La philosophie
ne cherche pas à éclairer et à convertir les masses à la poursuite d’un bien idéal, le vrai. Dieu
sait combien Platon se méfiait des masses et de la force du logos à les manipuler. Le problème
est ailleurs. A quel prix la pensée peut introduire une dimension de vérité si tout ne s’échange
pas en mots ? A quel prix le bien commun est autre chose qu’un épiphénomène du bien privé ?
Au regard du profit du moi-privé, dans quelle mesure la politique implique-t-elle une perte, et
quel est le rapport avec l’amour ?
L’idée classique de l’utilité, telle qu’elle a été inventée par l’économie politique, est une
réduction à la catégorie du profit. La théorie reconnaît la possibilité d’acquérir, de conserver ou
de consommer rationnellement, mais exclut en principe la dépense improductive qui n’est que
237
le signe d’un dérèglement. Il s’agit de capitaliser et de conserver la valeur-bonheur. Faire
quelque chose qui ne s’aligne pas à l’objectif de produire du profit pour le moi-privé est
impossible. Si cela a été rendu possible, c’est parce que la vie en commun demande aux
individus des concessions. Dans ce cadre, la vie dans la polis menace l’individu et produit sa
souffrance en lui demandant de se résigner en partie de ses « intérêts ». En échange, la société
lui offre sécurité et abondance de biens dont il peut jouir modérément. Ainsi, la participation de
l’individu dans la cité se réduit à une forme d’échange et de compte profitable.
Notre orientation dans le texte platonicien consiste en un effort de se soustraire à cet a
priori mental, organisateur de subjectivités, de l’homme-commerçant plongé dans les eaux
glacées du calcul égoïste. L’hypothèse de lecture consiste en ce que Platon fait le choix de
l’impossible. Participer au Bien impersonnel c’est faire un pas de soustraction à la dictature du
profit, ce qui implique une certaine dépossession. Le « moi » philosophique n’existe pas chez
Platon. A présent, non seulement il existe, par-dessus le marché ce « moi » est coupable.
D’avoir rêvé le Bien, d’avoir rêvé autre chose que l’utilitarisme du calcul égoïste qui cherche à
augmenter son capital. Toujours plus, jamais suffisamment.
Méthode. Pour Aristote nous avons suivi un modèle organique, voire biologique. Et cela
pour des raisons internes à son entreprise. Nous avons procédé par étapes en fonction de ce que
nous avons posé comme fin, la question de l’économie et de ses rapports de forces. Si notre
lecture d’Aristote a laissé un sentiment d’inachevé, c’est plutôt un bon signe. Ouvrir des
nouveaux possibles est toute autre chose qu’achever ce qui a été laissé, avec soin, inachevé. Le
problème d’Aristote en s’adressant à son fils, Nicomaque, n’est pas ce qu’est la vertu mais
comment devenir vertueux. Si le Bien aristotélicien est teleiotero, cette fin parfaite n’est jamais
là, pleinement présente, acquise.
Aristote est celui qui a théorisé que dans l’économie le rapport entre le maître et la femme
relève d’un rapport politique, différent de celui du maître-esclave. Afin de pouvoir s’approcher
du
noyau
politique
dans
l’économie
il
nous
a
fallu
construire
des
outils
(homonymes/synonymes, genre/espèce, inclusions/appartenances). A travers un certain usage
de Badiou, nous sommes arrivés à pointer « la femme dans l’oikos » comme l’inexistant
politique dans l’économie.
Ce qui donne à peu près ceci :
(onto-)logie
[synonymes/homonymes]
être
Catégories
→
biologie
→
[genres/espèces]
existence
Génération des animaux
économie (→politique)
[inclusions/appartenances]
l’inexistant
Politiques
238
Dans le cas de Platon il s’agira d’un modèle géométrique. Nous allons faire un tour au
Banquet et à la question de l’amour, et puis un petit tour à la République et à la constitution
politique du sujet. Dans sa forme générale notre entreprise de lecture se donne ainsi :
Un-Tout (individu-cité)
Deux (Amour)
Αγαθό
Déjà le schéma laisse apercevoir qu’il n’y a pas d’organisation de type moyen/fin. La
lecture du Banquet ne servira pas de médiation ou de préparation pour la lecture de la
République. Si dans le cas d’Aristote il s’agissait de construire des outils afin de lire un extrait
de Politika, dans le cas de Platon il s’agit de faire des cercles, l’enjeu étant l’entre-deux, ce
qu’en mathématiques on appelle l’intersection de deux ensembles. En langage platonicien, on
parlerait d’une participation.
Faisons un petit pas en arrière avant d’avancer. Dans un premier temps, nous avons
commencé par l’Economique de Xénophon où il s’agissait de dégager le plan général de
l’oikos, ses composants et ses fonctions. Nous sommes donc arrivés à l’énoncé que la femme
dans l’oikos est επιστηµονέστερη dans la technologie de l’usage [1], en même temps que l’usage
–le χρήσασθαι– est rapporté au champ de l’action, de la praxis, en contraste avec celui de la
production, de la poièsis. Dans un deuxième temps, nous nous sommes orientés vers des
lectures aristotéliciennes pour faire le tissage entre l’économie et la condition politique. Dans
ce cadre, nous avons pu voir les apories que suscite la différence sexuelle, et l’étendue
ontologique de ces perplexités. Chemin faisant, nous sommes arrivés à cette formule : Dans
l’oikos la femme est l’inexistant politique [2]. L’économie est une partie de la politique, le
maître et l’esclave y appartiennent, mais une femme dois être inclue pour que l’organe
économique s’incorpore à la politique.
Pour la lecture de l’Economique nous avons utilisé la boîte à outils de Foucault, et surtout
L’usage des plaisirs, avec comme idée guide celle de khrèma, et l’interférence de la
technologie de l’usage dans la subjectivation. Pour la lecture d’Aristote c’est de l’outillage de
Badiou dont nous nous sommes servis, avec comme point d’appui la pensée des sousensembles de L’être et l’événement, et la formalisation de l’inexistant dans La logique des
239
mondes. Tout au long de ce parcours nous avons procédé dans les lectures par des rencontres,
fidèles à nous-mêmes, avec Platon c’est encore un « moderne » que nous allons convoquer.
Cette fois, c’est Lacan. Le texte, qui n’est pas un texte mais un discours oral transcrit, dont
nous allons nous servir est le séminaire sur le Transfert et la lecture du Banquet qu’on y trouve.
2. L’amour du maître
[texte : Le Banquet]
Préliminaires
La pédagogie des mythes
A travers toute l’œuvre platonicienne, nous voyons surgir des mythes, au moment qu’il est
besoin, pour suppléer à la béance de ce qui ne peut être assuré dialectiquement.1 Mis à part la
forme des dialogues, un élément essentiel du geste platonicien est l’usage des mythes. Le
mythe est convoqué non pas comme un accessoire, pour donner une image de ce que
l’argumentation établit, mais comme un supplément nécessaire lorsque le développement par le
concept ouvre la faille de son incomplétude. Quand Platon parle des mythes, il lui arrive de
dire que ce sont des contes de bonnes femmes que les nourrices racontent aux enfants.2 Avant
de se mettre à la lecture du Banquet, nous nous attarderons sur une brève présentation du
patrimoine mythologique grec au sujet de l’amour, à l’aide du travail de Vernant.
Dans les cosmogonies grecques, on trouve deux formes du dieu Éros. Il y a l’Éros
primordial, et puis, le jeune Éros, l’associé, le serviteur ou l’enfant d’Aphrodite. Vernant dresse
le portait de cet Éros primordial comme celui qui explicite dans la pluralité distincte et
nombrée de la descendance ce qui était implicitement contenu dans l’unité confuse de
l’ascendant […] il rend manifeste la dualité, la multiplicité, incluses dans l’unité.3 La
castration d’Ouranos marque la fin de la carrière de l’Éros primordial, le dieu du désir est alors
investi par la dichotomie des sexes. Éros ne joue plus comme cette pulsion qui, à l’intérieur de
l’un, provoque la fission en deux, mais comme instrument qui, dans le cadre de la bi-sexualité
1
Lacan cité par Badiou, « Lacan et Platon : le mathème est-il une idée ? », dans : Lacan avec les philosophes,
Paris, Albin Michel, 1991, p. 143.
2
Vernant, Démocratie, citoyenneté et héritage gréco-romain, Liris, Paris, 2000, p. 45.
3
Vernant, « Un, deux trois : Éros » dans : L’individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 155.
240
désormais établie, permet à deux de s’unir pour engendrer un troisième et ainsi de suite,
indéfiniment.1
Le premier Éros opère en l’absence de tout partenaire sexuel. Il traduit la surabondance
d’être dont l’un se trouvait porteur. Si l’archè est un excès chaotique, quelque chose de l’ordre
de l’imprécis, du confus, de l’informe, Éros est celui dont l’action aboutit à faire apparaître
des êtres individualisés, aux contours de plus en plus précis, dont la place, les domaines
d’action, les formes de pouvoir sont clairement délimités conformément à un ordre général.2
En somme, il s’agit d’un Éros poète –au sens plein du terme– qui produit et qui forme. Il fait du
multiple inconsistant (chaos) un multiple consistant (cosmos), à l’intérieur de l’un, voilà son
opération.
L’avènement du jeune Éros implique une expérience d’incomplétude, de manque. Il opère
sur la scène du deux, entre l’homme et la femme. En contraste avec l’autonomie créative du
premier Éros, ici la relation érotique véhicule une hétéronomie, elle fait signe qu’il y a un autre
que soi ; elle témoigne de l’impossibilité où l’individu se trouve de se limiter à lui-même, de se
satisfaire de ce qu’il est, de se saisir dans sa particularité, son unité singulière, sans chercher
à e dédoubler par et dans l’autre, objet de son désir amoureux.3 Si le premier se lie à la
production (poièsis) dans l’abondance, dans ce deuxième Éros il y a une pauvreté constitutive.
Un, Deux. On peut envisager l’un comme étant l’ « Éros de l’homme » –homonymie du
signifiant « homme »– tandis que l’autre comprend un élément féminin, il vient manifester la
disjonction étant donné qu’il y a l’homme. L’un est, l’autre advient (événement). L’un donne
forme à l’intérieur de l’un, l’autre ajoute le manque et l’incomplétude.
Une dernière note. La question du placement des mythes est significative quant à leur
fonction. Derrida remarque à propos de Phèdre : Les premiers mots de Socrate, à l’ouverture
de l’entretien, avaient été pour « envoyer promener » les mythologèmes (229 c-230 a). Non
pour les récuser absolument mais à la fois, les envoyant se promener, leur donnant du champ,
pour les libérer de la naïveté lourde et sérieuse des « rationalistes » physiciens, et pour s’en
dépouiller soi-même dans le rapport à soi et le savoir de soi.4 Platon-Socrate « envoie
promener » les mythes, pour ensuite les accueillir, à mi-chemin. Le tissu a beau être serré, il a
toujours des trous entre les différents fils. Le mouvement de pensée appelle le non-savoir au
centre du savoir. Mais pour commencer il faut envoyer les mythes se promener.
Une lecture universitaire du Banquet ? Et sinon ?
1
Idem., p. 157.
Idem., p. 158.
3
Idem., p. 159.
4
Derrida, « La pharmacie de Platon », op.cit., p. 84.
2
241
Avant de se mettre à la lecture du Banquet Lacan pose la question de la forme de son
exposé. Il va falloir procéder, dit-il, selon une forme qui n’est pas celle d’un commentaire
universitaire. Le démarquage de Lacan a son importance, d’autant plus que, d’une manière où
d’une autre, nous sommes ici dans un cadre de discours universitaire. D’où parle-t-on lorsqu’on
fait parler Platon et Lacan ? On a longtemps souligné que la caractéristique majeure de Socrate
est son atopia dans l’ordre de la cité, mais on oublie souvent l’atopia de Platon lui-même. Dans
les Dialogues, il n’est jamais là.
Lorsque Lacan lit le Banquet, il s’intéresse au rapport de l’amour avec le transfert. La
polarité entre aimant et aimé lui sert de support pour explorer le rapport entre l’analysant et
l’analysé qui, dans sa demande de cure, suppose à l’analysant un savoir. Lacan va opérer une
distinction radicale entre Platon et Socrate, en plaçant le premier dans le discours du maître, et
le deuxième dans une espèce de préfiguration du discours de l’analyste. Notre orientation dans
le texte platonicien est ordonnée par des soucis différents, ce qui affecte naturellement notre
convocation du discours de Lacan. Le problème crucial est le rapport au maître, la procédure
d’amour comme accessibilité à la vérité, et la place de la femme dans quelque chose qui
pourrait tenir lieu de mathème d’amour en tant qu’objection du savoir. Mais le motif principal
en relief est la question du bien.
Il y a un fameux texte (en fait c’est la transcription d’une allocution radiodiffusée) de
Keynes qui s’intitule « La pauvreté dans l’abondance ». Pour donner juste un aperçu, nous
allons essayer de montrer que la question de l’amour platonicien dans sa jonction avec la
question du Bien est quelque chose de cet ordre : l’abondance dans la pauvreté.
L’opération lacanienne de distinguer Socrate de Platon se fait du point de vue du rapport
de Lacan à son propre maître, Freud. Son abord de Platon s’opère en fonction d’une certaine
fidélité à l’invention freudienne. Quelles que puissent être les critiques articulés au regard des
éléments partiels du mathème de Freud, on aura du mal à imaginer des psychanalystes se
mettre globalement contre l’inventeur de leur doctrine avec autant de haine et de violence que
les philosophes montrent envers leur maître. Mais bon, la haine va toujours de pair avec
l’amour.
Si faire de la psychanalyse en dehors de Freud est impossible, dans quelle mesure peut-on
faire de la philosophie en dehors de Platon ? Qu’entendons-nous par philosophia ? Est-ce le
désir d’une sophia complète, absolue, jamais tout à fait réalisée mais vers laquelle on tend ? Le
projet philosophique présuppose-t-il l’idéal d’un savoir absolu, sans lequel son opération n’a
pas lieu d’être ? Le désir de savoir est-il la même chose que l’amour de sophia ? Dans quelle
mesure la philosophia se place-t-elle dans l’écart entre le désir de savoir et l’amour comme
procédure de vérité ?
242
Lacan considère que la découverte freudienne a des conséquences inéluctables pour la
question éthique. En deux mots cette découverte, l’inconscient, consiste en ce qu’il y a de l’être
hors savoir, mieux : il y a du savoir qui ne se sait pas1. Depuis Freud on ne peut faire marche
arrière, il y a quelque chose de l’ordre de l’événement. Lacan oppose alors l’éthique de la
psychanalyse à l’éthique philosophique telle qu’elle a été édifiée par Aristote. Entre parenthèse,
on remarquera que Lacan maintient une certaine reserve sur le cas Platon. Est-ce que cela veut
dire que la psychanalyse est la forme de pensée, et de discours, à qui appartient (ktèsis)
maintenant l’éclairage de la question du bien ? Si la psychanalyse amène quelque chose de
nouveau, dans quelle mesure se propose-t-elle comme ce à partir de quoi la philosophie se
laisse juger ? Dans quelle mesure y a-t-il un transfert de pouvoir entre le discours du m’être et
le discours de l’analyste ?
Attardons-nous un instant sur le terme « transfert ». Chez Freud on pourrait retracer
grossièrement deux fonctions. Voyons. Au risque de trop simplifier. Freud nous apprend que
dans l’objet amoureux se répètent des fixations, des attachements, des désirs anciens. Il y a un
déplacement de l’investissement affectif d’un objet perdu sur un objet nouveau. Dès lors,
l’amour est le résultat de ce transfert du passé au présent qui en est l’image. Ce qu’il s’agit de
dégager est le principe de la continuité subjective. Pourquoi et comment on répète la même
histoire, le même récit, pourquoi et comment derrière une multiplicité d’objets il y a de l’un, à
jamais perdu.
Puis, il y a le concept du transfert au sens strict. Il s’agit du moteur même de la cure
psychanalytique. L’analysé fait de son analyste un objet d’amour. Ce qui ouvre à ce deuxième
une porte, ou une fenêtre, qu’il ne doit ni fermer trop vite ni l’ouvrir trop. L’analyste ne doit
pas céder à l’entreprise de séduction par l’analysé ni le repousser sèchement mais se tenir dans
l’entre-deux. D’où l’idée lacanienne de se servir de « Socrate » du Banquet qui jongle avec le
désir porté sur lui par les beaux garçons.
Lacan traduit, mot qu’il utilise très souvent lorsqu’il parle de son maître, le mathème de
Freud en ce que le désir se transporte d’un objet à l’autre pour remplir un vide constitutif.
L’objet comme cause du désir, c’est le soutien de son insatisfaction, voire de son impossibilité.
L’amour se réduit au principe de répétition et se trouve soumis à la loi du désir. Or, l’enjeu de
la cure n’est-il pas la discontinuité subjective ? Il s’agit pour le sujet moins de se souvenir de
son passée que de réécrire son histoire. Si la psychanalyse démontre que l’amour est
1
Lacan, Encore, op.cit., p. 122.
243
essentiellement narcissique, qu’est-ce qui dans l’amour du transfert donne lieu à la possibilité
de la cure ?
Le rapport à l’autre c’est la question de la différence qu’il y a entre l’objet de notre
amour en tant que le recouvrent nos fantasmes, et l’être de l’autre, pour autant que l’amour
s’interroge pour savoir s’il peut l’atteindre.1
Le désir de savoir est désir d’un objet. L’amour comme réponse implique le domaine du
non-savoir. Lacan enchaîne. Ce n’est pas moi, c’est Platon qui l’a inventé.2 Dans quelle mesure
l’amour ne s’épuise-t-il pas à la simple répétition des projections imaginaires ? Dans quelle
mesure y a-t-il, ce n’est pas Platon c’est Lacan qui le dit, un accès possible à l’être dans
l’amour3 ? L’amour du transfert comme moteur de la cure opère dans l’ambivalence entre
l’amour comme objet de savoir, et de discours, et puis l’amour comme procédure de vérité.
A quel prix tout n’est pas simplement réductible aux échanges verbaux entre deux êtres
parlants hermétiquement fermés dans leur être ? Dans la République, au moment où le mythe
est convoqué, l’Agathon de Platon n’est-il pas au-delà de l’ousia, c’est-à-dire de la question de
l’être et de ce qui peut se savoir, comme le prix à payer pour la pensée pour introduire une
dimension de vérité ?
L’économie du désir dicte : toujours plus, jamais suffisamment. C’est pourquoi la
question de la discontinuité subjective renvoie, d’une manière ou d’une autre, à la
subjectivation politique. Le capitalisme est peut-être le système de domination qui a compris
l’essentiel et a le plus exploité l’économie du désir pour le transférer au désir de marchandise.
Jamais on n’a autant perfectionné les techniques qui permettent la captation de l’appareil
psychique à des fins marchandes. Malaise dans le capitalisme.
Il n’y a pas d’un côté les discours de pouvoir et de l’autre les discours de résistance. Tout
discours peut être récupéré, détourné. Le problème n’est pas celui d’être pour ou contre la
psychanalyse, pour ou contre la philosophie, comme s’il s’agissait de blocs homogènes.
D’ailleurs, Lacan le dit, son vrai problème est un problème interne à la psychanalyse, son souci
est de prendre ses distances de la psychologie du Moi, et de ces experts qui se proposent
comme des « managers des âmes ». Au cours de la lecture du Banquet nous allons essayer
d’établir un dialogue entre la psychanalyse et la philosophie, de créer un espace de rencontre
entre le discours du m’être et le discours de l’analyste, c’est-à-dire tenter, par traits isolés, la
possibilité d’une traduction étant donné que tout n’est pas traduisible.
1
Lacan, Séminaire VIII : Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 61.
Idem., p. 419.
3
Lacan, Encore, op.cit., p. 56.
2
244
Pour cela il faut établir des distances. Aussi incomplète qu’elle soit, nous tenterons cette
formalisation. Du côté de son opération la psychanalyse est une thérapeutique du sujet
individuel dont la condition sociale participe, en partie, à la formation du symptôme et en
organise la souffrance. Du côté de son opération la philosophie est la possibilité, bien
qu’imparfaite, de la formation d’un sujet de rupture dans une entreprise de santé publique. Pour
toutes les deux l’amour garde une place centrale, pour toutes les deux la question est celle de la
discontinuité subjective. D’une certaine manière la philosophie sacrifie l’individu, son sujet
étant un sujet collectif. D’une certaine manière la psychanalyse sacrifie la question sociale pour
parvenir à la cure. La philosophie devient « totalitariste », lorsque l’individu s’éclipse
complètement devenant une simple vis de la machine sociale. La psychanalyse devient
« collaboratrice », lorsque la question politique s’éclipse complètement, et l’analyse se fait
l’auxiliaire nécessaire pour que les individus (ceux qui ont les revenus) supportent mieux la
situation. Pour l’une et pour l’autre, l’enjeu est donc de se tenir dans l’entre-deux.
Freud et Aristote sont toujours avec un pied dans la biologie. Platon et Lacan penchent
plutôt du côté du mathème. Deux maîtres chez qui le contenu de leur didactique est
irréductiblement lié à une expérimentation incessante sur les protocoles didactiques.
Le transfert c’est aussi la transmission. Si on entend par enseignement quelque chose qui
vient d’en haut vers le bas, l’apprentissage implique plutôt un mouvement inverse. Le maître ne
se pose pas comme possédant un savoir acquis, à travers leur relation, maître et élève cherchent
tous les deux à se transformer. Dans le Phèdre, la procédure d’amour est un apprentissage qui
sert à alléger les deux âmes de leurs opinions.
Le discours universitaire a expulsé la dimension érotique de la transmission et aseptisé le
rapport au maître. Dans ce cadre, Platon restera toujours un paradoxe. Peut être que
philosopher est cette procédure de pensée indiscernable de ses résultats où le désir de l’un se
traduit en plaisirs des deux. Reste la question de la jouissance dont la psychanalyse réserve une
place singulière à cette femme qui est pas-toute, et pour cela amène un surplus. Abondance
dans la pauvreté. C’est sur ce point que nous allons essayer d’aller à la rencontre de la
psychanalyse.
La polarité dans l’amour : éraste-érôménos
La polarisation entre la disposition active de l’amant (éraste) et la disposition passive de
l’aimé (éromène) est un lieu commun à partir duquel se formule la réflexion grecque à propos
de l’amour. Les rapports amoureux renvoient aux rapports des forces actives et passives, et
donc aux rapports de pouvoir. Dans son Histoire de la sexualité Foucault tente de faire surgir le
pourquoi et le comment dans le contexte de la Cité-Etat l’amour des garçons a un rôle
245
privilégié quant à la question de l’amour, tout en étant un foyer de problèmes et de soucis
politiques. Très schématiquement, l’amant, dans la mesure où il est un citoyen, doit se montrer
capable de maîtriser ses passions et ses désirs, rester maître de soi. De l’autre côté, l’enjeu
quant au jeune garçon consiste en son devenir-citoyen. Le problème ici est plus délicat ; en
même temps qu’il est l’objet passif de l’amour, l’aimé doit se montrer capable d’instaurer un
rapport de domination sur lui-même, donc de devenir actif. La question de l’amour renvoie
ainsi à la formation des citoyens et aux problèmes pédagogiques. D’où la thématique qui
revient souvent : à qui céder ?
Maître-esclave. Dans le jeu amoureux s’affrontent différentes dominations qui
s’entrecroisent : l’éraste, cherche à convaincre et à s’emparer de l’éromène. Mais s’il est prêt à
tout faire, s’il cède inconditionnellement à son désir, il devient passif. De son côté,
l’antikeimenon du désir, l’éromène, tient en premier lieu la position passive, mais lorsqu’il ne
cède pas inconditionnellement à son aimant, par cette résistance même il devient actif et réduit
l’amant en esclavage.
A propos de cette polarité entre l’activité de l’amant et la passivité de l’aimé, Lacan fait
une remarque qui mérite de s’y attarder. Citons le passage en entier. Je ne doute pas pour ma
part de l’importance des femmes dans la société grecque antique. Je dirai même que c’est une
chose très sérieuse, dont vous verrez la portée par la suite. C’est qu’elles avaient ce que
j’appellerai leur vraie place. Et non seulement leur vraie place, mais elles avaient un poids
tout à fait éminent dans les relations d’amour. Nous en avons toute sorte de témoignages. Il
s’avère en effet, à condition, toujours, de savoir lire – il ne faut pas lire les auteurs antiques
avec des lunettes grillagées –, qu’elles avaient un rôle qui est pour nous voilé, mais qui est
pourtant très éminemment la leur dans l’amour – le rôle actif tout simplement.1 Lacan va à
l’encontre de nos présupposés en affirmant que les femmes antiques ont un rôle actif et c’est là
leur vraie place.
On se souvient de l’analyse d’Aristote dans laquelle il s’agissait d’établir le rôle de la
femme dans la génération : ni purement actif, ni purement passif. Aristote établit le rapport
entre poiein et paschein comme ne relevant pas tout à fait de l’opposition. Voici Freud : il est
insuffisant de faire coïncider le comportement masculin avec l’activité, le comportement
féminin avec la passivité.2 Un peu plus loin il ajoute : On pourrait songer à caractériser
psychologiquement la féminité par la préférence à des buts passifs. Ce n’est naturellement pas
la même chose que la passivité ; une grande part d’activité peut être nécessaire pour imposer
1
2
Idem. p. 44 (je souligne).
Freud, « La féminité », dans : Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p.
154 (je souligne).
246
1
un but passif. Il faut donc distinguer la passivité de la recherche active d’un but passif. Un
exemple de but passif, le plus frappant : se faire aimé. Les publicitaires le savent bien, cela
demande beaucoup d’énergie et beaucoup de dépenses. Tout en précisant qu’il n’est pas
toujours facile de distinguer ce qui est à mettre sur le compte de l’influence de la fonction
sexuelle de ce qui relève du dressage social, Freud attribue à la féminité un degré plus élevé de
narcissisme, qui influence encore son choix d’objet, si bien qu’être aimée est pour la femme un
besoin plus fort que d’aimer.2
Freud a été souvent accusé d’avoir annexé la sexualité féminine à un modèle
essentiellement masculin. Or, l’inventeur de la psychanalyse n’a jamais fait du devenir-femme
l’envers du développement du petit garçon. Entre les deux, il y a une dissymétrie que les
oppositions ne suffissent pas pour en rendre compte. La différence sexuelle est précisément ce
qui fait échouer l’analyse binaire et oppositionnelle. C’est de la différence en excès de
l’opposition.
Peut-être que la pensée politique de notre temps est l’insistance de cette question : dans
un monde où domine absolument l’échange, où les oppositions s’intègrent, comment faire la
différence ? Notre souci dans ce texte n’est pas d’articuler un nouveau discours de la femme,
encore moins de proposer une politique des sexes ou une politique sexuée. Il s’agit au juste
d’essayer d’établir la possibilté d’une résistance qui ne se réduit pas à la simple critique
négative. En deux mots, la question formelle c’est la construction d’un sujet politique en excès
de la dialectique maître-esclave. Pour cela un premier pas c’est de s’émanciper du récit de la
victime.
L’histoire de la femme-victime est un choix forcé. Personne aujourd’hui n’a le « droit »
de s’opposer à cette économie du discours. Les hommes encore moins que les femmes. Si c’est
un homme, il est sexiste. Si c’est une femme, elle a encore besoin de rééducation, elle n’a pas
encore la conscience qu’il faut. Au même titre, le choix entre la démocratie de l’occident et le
fondamentalisme islamiste est un choix forcé. Personne n’a le droit d’objecter la légitimité de
cette exportation de la démocratie. Si la théorie est une affaire de praxis et fait partie de la lutte,
aujourd’hui la tache de la pensée est d’attaquer, un par un, les choix forcés par le discours
anonyme pour localiser des points, c’est-à-dire des vrais choix qui relèvent de l’engagement
subjectif et non pas de l’évidence dite objective, et quelque part pré-discoursive.
« Moi qui parle de l’Autre sexe »
1
2
Idem., p. 155.
Idem., p. 177.
247
[L’Autre] il convient de l’avancer comme le terme qui se supporte de ce que c’est moi qui
parle, qui ne puis parler que d’où je suis, identifié à un pur signifiant. L’homme, une femme,
ai-je dit la dernière fois, ce ne sont que des signifiants. C’est de là, du dire en tant
qu’incarnation distincte du sexe, qu’ils prennent leur fonction. L’Autre, dans mon langage,
cela ne peut donc être que l’Autre sexe.1
Dans le Banquet, ce n’est pas moi, Platon, qui parle, en plus, on ne parle pas de la femme,
de l’Autre sexe. Mais Platon fait tout de même parler une femme, et c’est elle le maître de
Socrate, lui qui ne sait rien sinon que les choses de l’amour. Ainsi, se place le discours du
m’être, d’un Platon qui fait parler son maître, Socrate, en lui faisant dire que son maître est une
femme. Le père de la métaphysique c’est bien gentil, ce qui est gênant c’est cette soustraction
permanente de Platon. Substituer le platonisme comme système aux Dialogues, c’est nommer
Platon quand il a refusé à se nommer. Le pas inaugural de la philosophie est un sujet clivé par
le dialogue, destitué de son identité. Il y a une décision dans cette incarnation soustractive, la
décision de ne pas être maître de son discours, de ne pas se constituer comme le sujet de la
philosophia qui vient parler directement de l’être, de la vérité, du Beau, du Bien, de l’amour.
Dans le marché mondial où nous habitons le maître est devenu anonyme. Le marché est
sous la maîtrise des sociétés anonymes. Ça tourne. Sans dieu ni maître, ça tourne tout seul. Et
puis ça tombe, l’argent tombe à ceux qui sont à la bonne place. Ça tourne et ça tombe, on
tourne en ellipse. Au fond ça circule. Dans un échange infini que rien ne vient perturber
puisque tout s’intègre. Que toute subsistance doive être abandonnée est un impératif du
marché, ce n’est pas la cure de la maladie métaphysique. Si le monde est malade, c’est à
mesure que rien ne résiste à la circulation marchande. Il n’y a pas de l’un que soumis à
l’échange. Interchangeabilité de tout. L’ouvert absolu. A traduire, la prostitution de tout.
Si Platon a refusé de se nommer, il n’a pas manqué de nommer son adversaire, le
Sophiste et son relativisme absolu. Il y a là quelque chose d’inconditionnel qui ne dépend pas
de l’interprétation des Dialogues. On peut discuter sur le contenu de cette figure, qu’est-ce que
Platon projette là dedans, quelles sont ses intentions plus ou moins avouées ou cachées, en quoi
son image du sophiste est grossière et fausse par rapport aux sophistes qui ont réellement
existé. Mais que le sophiste soit son ennemi, là il n’y a rien à discuter. Comme toujours, la
question politique c’est nommer l’ennemi. Reste à savoir en quoi Platon constitue un ennemi
pour la pensée, et dans quelle mesure c’est un ennemi pour le marché.
1
Lacan, Encore, op.cit., p. 52.
248
L’amour est essentiellement narcissique, nous apprend Freud, il y a un certain
autoérotisme constitutif qui structure les actes dits altruistes. Derrière, au fond, c’est l’intérêt
privé qui tire les ficelles. Sur ce point la psychanalyse est contemporaine de la doctrine de
l’économie libérale. L’individu est essentiellement utilitariste, la coopération n’est qu’un
épiphénomène pour mieux servir les intérêts privés du calcul égoïste. Mais ce que la
psychanalyse a remis en question c’est précisément la notion du moi en tant que centre, et
l’excentricité du sujet du désir par rapport au moi organisé.
L’amour, s’il est vrai qu’il a rapport avec l’Un ne fait ne fait jamais sortir quiconque de
soi-même. Si c’est ça, et rien que ça, que Freud a dit en introduisant la fonction de l’amour
narcissique, tout le monde sent, a senti, que le problème, c’est comment il peut y avoir un
amour pour un autre1. Lacan formule que c’est la fonction du signifiant qui ouvre au sujet la
possibilité de sortir de la pure et simple captation imaginaire. Mise à part le réel de l’autre et la
captation imaginaire, il y a le champ symbolique, le symbole comme tel. L’Autre comme lieu
de vérité. Les fidèles peuvent très bien se dire que Lacan a réussit là où Platon a échoué. Mais
la fidélité inconditionnée et la réussite du dire ne sont pas vraiment des choses auxquelles
Platon et Lacan donnaient leur affectation.
Une opinion ne demande qu’à être répandue. Elle se renforce à mesure qu’elle circule.
C’est le discours de l’anonyme, parce que personne ne l’impose et personne n’y répond. La
pensée moderne a critiqué le discours du m’être et ses idéaux, elle a reconnu son adversaire
principal sur le visage de Platon. A présent, ce qui force à penser est cette rhétorique qui prêche
le libre jeu entre singularités, le droit à la différence, la tolérance absolue. « L’individu est
essentiellement utilitariste », dans quelle mesure cette opinion partagée, ce lieu commun du
discours moderne, arrive à produire ce qu’il réclame représenter : des sujets économiques tels
que le profit les organise de part entière.
A présent, il y a quelque chose de l’ordre d’un impératif surmoïque de la pensée qui veut
que « femme » soit synonyme de victime de l’Histoire et d’accumulation de souffrances. La
culpabilité de la philosophie s’organise, en partie, autour de la question de la femme. Le
discours du maître c’est aussi la métaphysique des sexes, destinée à préserver à l’un, l’hommemâle, la continuité de sa domination. Depuis, tout un ensemble de discours de résistance se
lance à l’interprétation pour trouver les symptômes de l’oppression et dénoncer l’injustice.
Pourquoi cette victimisation généralisée de la femme comme condition de possibilité pour
susciter le discours à son sujet ? Si le désir hummain est désir du désir l’autre, qu’en est-il de
cette reconnaissance de victime, de quel désir se soutient-elle ? Ramener le rapport des forces
1
Idem., p. 61.
249
entre l’aimant et l’aimé à la dialectique maître-esclave cela ne fait-il pas de l’amour quelque
chose qui peut se savoir ? Dans quelle mesure la philosophie est le nom d’un symptôme qui se
soutient d’un cetain désir, le désir d’un savoir absolu ? Si l’hystérie se définit par un désir
insatisfait, Lacan dira de Hegel qu’il est le plus sublime des hystériques. Maître-esclave, dans
le tissu des rapports érotiques et du combat pour la domination, reste la question de la rencontre
dont le point réel fait trou aux projections imaginaires. De l’amour comme objet de savoir à
l’amour comme procédure de vérité. Badiou : « femme » est telle de ne penser qu’à l’amour,
« femme » est être-pour-l’amour. Quel est le mathème de la femme en matière d’amour tel que
Platon le mettra en scène à travers Socrate-Diotime ? Après cette petite accélération, il est
temps d’entrer dans le Banquet.
Prologos
Apollodore raconte : l’autre jour en marchant vers la ville, il entend Glaucon qui marchait
derrière lui.
– « Eh, l’homme de Phalère, toi Apollodore, tu ne veut pas m’attendre ! »
– « Justement je cherchais à te rencontrer, pour connaître les détails concernant
l’événement qui réunit Agathon, Socrate, Alcibiade et les autres qui avec eux prirent
alors part au banquet… ».
L’expression qu’utilise Platon pour la réunion est « συνουσία ». Sans s’égarer trop sur
l’étymologie, rappelons qu’il se forme des composants « syn » et « ousia ». Le premier, nous
l’avons déjà examiné lorsque nous avons abordé le synergon dans l’économie de Xénophon et
le syndiazesthai d’Aristote dans la reproduction. Quant au deuxième, « ousia », c’est la valeur
métaphysique par excellence. Toucher à la vérité c’est trouver l’ousia des choses derrière les
apparences, voilà de manière générale la façon dont on représente la pensée métaphysique. Si
on reprend le texte par la fin, comme si on était à la deuxième lecture, l’usage du terme « synousia » n’est pas naïf pour autant que le dialogue met en place l’amour comme procédure de
vérité. Mais « ousia » désigne aussi parfois l’ensemble des richesses, la propriété, et c’est dans
ce sens que nous la retrouvons dans la bouche d’Alcibiade lorsqu’il fait intrusion dans le
banquet. A quoi il faut ajouter qu’à une oreille grecque, « synousia » désigne tout simplement
l’acte du rapport sexuel. Platon n’ignore pas cette signification puisqu’elle est déjà en rigueur,
et d’ailleurs, dans son discours Aristophane l’applique comme telle (191c). Si donc nous avons
déjà lu le texte, ce n’est pas par hasard que Platon parle de la « synousia » d’Agathon, de
Socrate et d’Alcibiade, et que parmi tous les convives il choisit de citer ces trois noms. Dans la
fameuse scène, Alcibiade reproche à Socrate de ne pas avoir consenti au lit, autrement dit de ne
250
pas avoir conclu leur rapport (synousia). De manière presque imperceptible, en un mot
l’ensemble du Banquet est impliqué. Platon est décidé à jouer avec le signifiant, d’en faire
calcul, comme disait Lacan à propos des poètes.
Reprenons les choses par le début. Apollodore n’a pas pris part à la réunion. Comme à
son habitude Platon établit les distances. Untel a raconté à untel qui maintenant va raconter à
d’autres. Aristodème n’a pas gardé un entier souvenir, pas plus qu’Apollodore, il y a donc des
éléments de manque.
Petite parenthèse. Il y a beaucoup d’analyses, de kilos de langage, comme disait Lacan,
des piles de livres et des tas de papier que la pensée contemporaine a consacré au rapport de
Platon avec l’écrit. Socrate n’écrit pas, il passe son temps à dialoguer dans l’agora, dans un
gymnase ou en se promenant aux limites de sa cité. Platon est ce point intermédiaire entre
l’oralité socratique et l’invention du « moi » philosophique qui écrit et qui s’écrit, tel
qu’Aristote le mettra en place. Platon met à l’écrit son maître qui n’écrit pas et ce sous forme
de dialogue, Lacan, par rapport à Freud qui a beaucoup écrit, semble plutôt se soustraire à
l’écrit. C’est une manière très superficielle pour suggérer un souci à la fois platonicien et
lacanien pour le placement intermédiaire, metaxu en grecque. Fin de parenthèse.
Revenons au Banquet. Apollodore n’est pas trop mal préparé pour raconter cet événement
puisque comme par hasard l’autre jour en marchant quelqu’un, nommé Glaucon, lui a demandé
de faire la même chose. On est donc dans un schéma de répétition, de boucle. Platon
surenchérit en faisant répéter à Apollodore la même phrase d’introduction quelques lignes plus
tard. Deux fois deux. C’est la deuxième fois que le récit de la synousia va être reproduit par
Apollodore, et lui-même répète deux fois son entrée. Dès le début le point du deux se met en
scène.
Avant d’entrer dans les différents discours prononcés, nous aimerions patienter un petit
peu sur ce qui tient lieu de pro-logue et plus précisément sur le thème du cheminement et/ou de
l’arrêt de celui qui parle et de celui dont on parle. On ne sait pas ce qu’Apollodore et ses amis
sont en train de faire. En revanche, le support de ce récit est l’abord d’Apollodore par Glaucon
pendant qu’ils cheminent, « πορευόµενοις », vers la cité. Lorsqu’on revient au premier plan
(Apollodore et ses amis), Apollodore dit à un moment donné : « µαίνοµαι καὶ παραπαίω ». Luc
Besson traduit par « je suis fou furieux et à coté de la plaque ». Mais on manque un peu le jeu
de Platon. Le verbe « parapaiô » en grec veut dire surtout vaciller, faire des zigzags en
marchant, comme lorsqu’on est en état d’ivresse. Ce qui amène Apollodore à parler ainsi de
251
lui-même est une remarque à propos de la philosophie à la suite d’une intervention d’un de ses
interlocuteurs :
– « c’est un fait que parler moi-même de philosophie ou entendre quelqu’un d’autre en
parler, constitue pour moi, indépendamment de l’utilité [ὠφελεῖσθαι] que cela représente à
mes yeux, un plaisir très vif [χαίρω]. Quand au contraire j’entends d’autres propos, les vôtres
en particulier, ceux des gens riches et qui font des affaires [πλουσίων καὶ χρηµατιστικῶν],
cela me pèse et j’ai pitié de vous mes amis, parce que vous vous imaginer faire quelque
chose, alors que vous ne faites rien. En revanche, c’est sans doute moi que vous tenez pour
malheureux, et j’estime que vous êtes dans le vrai en le pensant. Pour ma part, en tout cas, je
n’estime pas que vous êtes malheureux, j’en suis convaincu. »
A quoi un interlocuteur sans nom, Eταιρος, répond :
– « Tu es toujours le même, Apollodore, toujours à t’accuser et à accuser les autres, et tu
me donnes l’impression de penser que, Socrate excepté, absolument tous les hommes sont des
misérables, à commencer par toi. D’où peut venir ton surnom de « fou furieux » pour ma part
je l’ignore. Il n’en reste pas moins que dans les propos que tu tiens tu ne changes pas ;
toujours agressif contre toi-même et les autres, à l’exception de Socrate. »
Apollodore réagit :
– « Très cher ami, c’est mon opinion sur moi-même et sur vous autres qui fait
que µαίνοµαι καὶ παραπαίω »
Luc Brisson note : Les personnages auxquels s’adresse Apollodore semblent être des
marchands. Cette sévérité d’Apollodore à l’égard de lui-même et à l’égard des autres
s’explique dans le cadre du thème socratique suivant lequel « seul le sage est heureux ». Même
s’il tend vers la sagesse, Apollodore qui n’y est pas encore parvenu ne peut se déclarer
heureux, mais il est sûr que ceux qui s’occupent exclusivement de l’argent ne peuvent l’être.
Cette position radicale devrait indisposer ses interlocuteurs ; on peut donc penser
qu’Apollodore fait partie de ces imitateurs qu’évoque Socrate dans l’Apologie de Socrate
(23c-e).
Sans entrer dans la psychologie du personnage, nous sommes tentés de dire qu’avec
Apollodore Platon caricature un peu ces disciples presque fanatiques du maître. Apollodore
idéalise Socrate, il fait de lui un sage heureux, accompli. Lorsqu’il fait l’éloge de la
philosophie, on pourrait croire que c’est aussi la position de Platon : la philosophie est non
seulement utile mais donne accès à la vraie joie, la vie heureuse. Tous les autres biens qui
relèvent de la chrématistique sont dérisoires et vains. Si on entend par sage celui qui possède la
sagesse, ce qui est suggéré est une identification de la figure du sophos à celle du philosophos.
Or, le portait du philosophe tel que Platon va le dresser à travers les lèvres de Diotime consiste
252
précisément à briser cette identification. Le philosophe chemine, à la différence du sage qui n’a
plus de chemin à parcourir puisqu’il possède (ktèsis) le savoir.
En tout cas dans cet épisode, il s’agit du rapport au maître. Le mouvement est double,
Platon se démarque de ce rapport maniaque [µαίνοµαι] à son maître, Socrate, mais il s’agit tout
aussi bien d’une pédagogie que Platon met en place quant au rapport de ses disciples envers
lui-même. Le culte du maître est impropre à la réception de son mathème. - « Ne faites surtout
pas de moi ce qu’Apollodore fait de Socrate », voilà ce que nous entendons de Platon.
Revenons à la question du cheminement. En premier lieu nous avons d’abord le
« πορευόµενοις », puis, le « παραπαίω », enfin, il y a l’épisode de Socrate qui, chemin faisant
avec Aristodème vers la maison d’Agathon où se tient le banquet, commence à marcher de plus
en plus lentement recommandant à son compagnon de continuer d’avancer, puis s’arrête et se
tient débout pendant un long moment. Marcher ensemble, à deux, le maître réduit le rythme de
ses pas, il marche lentement, puis il s’arrête. Subtilement l’aporia et l’atopia de « Socrate » se
mettent en scène. Aristodème entre dans la maison, Agathon le reçoit et le questionne à propos
de Socrate. « Il marchait derrière moi il y a un instant ; moi aussi je me demande où il peut bien
être ». Un esclave arrive pour annoncer que Socrate s’est retiré sous le porche de la maison des
voisins et s’y tient debout, il a beau l’appeler, il ne veut pas venir.
– « Atopon ce que tu dis », s’écria Agathon. On traduit par « quel comportement étrange »
mais il faut remarquer que le mot utilisé est atopon. L’introduction au Dialogue se joue dans
cette articulation entre marcher, marcher sans équilibre, marcher lentement, s’arrêter.
«Πορευόµενοις », « παραπαίω », « ἄτοπον », nous avons peut-être là une métaphore de la
pensée elle-même.
Platon semble calculer même le moindre choix de vocabulaire, en bon artisan minutieux
il prépare les enjeux qui vont suivre. Dans le Banquet il y a une mise en abîme perpétuelle des
thèmes abordés. La généalogie de l’Amour, le portrait de l’Eros-philosophe, tout ce que nous
trouverons par la suite dans les lèvres de Diotime sonne en écho avec la question du chemin et
cette marche-arrêt présente dès l’entrée.
Nous ne voulons pas sous-entendre par là que ce qui est à la fin se trouve déjà dès le
début. Platon procède par des cercles, des boucles, des emboîtements, mais au final il ne s’agit
pas pour la pensée de faire un cercle mais de faire un pas, un pas de sens, c’est-à-dire une
métaphore. C’est comme si pour faire un pas vers la maison d’Agathon, le Bien, pour cheminer
sans « παραπαίω », il faut y aller lentement, savoir s’arrêter, faire des cercles, revenir en arrière
pour pouvoir continuer, commencer par deux fois, recommencer plutôt que commencer.
253
Les discours du Banquet
Nous allons entrer maintenant, avec Lacan, dans les différents discours avant la prise de
parole de Socrate et son récit du discours de Diotime. Mais il importe de faire une remarque
pour établir les distances. Le centre d’intérêt de Lacan est l’épisode de l’entrée en scène
d’Alcibiade à la fin du Banquet. En revanche notre centre d’intérêt sera le discours de Diotime
raconté par Socrate qui se trouve au milieu du texte. Déjà il y a une différence sur la forme,
Lacan vise la fin, et construit son cheminement en vue de cette fin, alors que nous visons le
milieu du texte, nous nous arrêterons donc à mi-chemin. Mais le lecteur l’a peut-être remarqué,
déjà dans le prologos et les remarques sur « synousia » nous avons procédé en abordant les
choses par la fin. Comme s’il fallait relire le Banquet plutôt que de le lire. L’abord par la fin
c’est aussi l’opération lacanienne.
Lacan : Je vous dis cela pour m’excuser d’avoir abordé les choses par la fin. Je l’ai fait
parce que je crois que c’est le meilleur. Certes, du seul fait de la méthode que je vous
apprends, ce que j’y comprends doit être l’objet pour vous d’une réserve.1 L’ironie
platonicienne avec le personnage d’Apollodore qui ne montre aucune réserve quant au maîtreSocrate résonne avec la mise en garde de l’analyste. On n’est pas dans le cadre d’une
transmission d’un savoir acquis. Si du mathème il y a, la condition de sa réception c’est la
réserve de la part de celui qui écoute, de celui qui reçoit et qui ne doit pas se limiter à une
disposition passive. La réception du mathème exige une certaine passivité dynamique.
Phèdre : La métaphore de l’amour2
Lacan établit le premier discours sur l’amour comme un discours de théologie, voire de
mythomane. C’est un grand dieu que l’amour, et il mérite l’admiration en premier lieu pour son
origine. Phèdre, le père du discours, celui qui a mis le sujet du banquet au jour, commence en
posant qu’Éros n’a ni père ni mère. Il prend comme témoins les poètes et les prosateurs en
citant trois exemples : Hésiode, le grand poète, Parménide le grand physicien, et Acousilaos un
historien parfois compté parmi les sept sages. Les exemples ne sont pas naïfs, tous les trois
relèvent de la figure générique du sophos. Nous y reviendrons.
« Pour ma part, en effet je suis incapable de nommer un bien qui surpasse en valeur
[µεῖζόν ἐστιν ἀγαθὸν] celui d’avoir dès sa jeunesse un amant de valeur [χρηστὸς], et pour un
amant, d’avoir un aimé de valeur ». Dans le texte original « amant de valeur » c’est « ἐραστής
1
Lacan, Le transfert, op.cit., p. 55. Sauf s’il est mentioné autrement, toutes les citations de Lacan qui suivent
proviennent du même séminaire. Nous indiquérons entre parenthèse la page de référence.
2
Jusqu’au moment de Soctate-Diotime, pour chaque convive nous reprenons comme titre celui qui figure dans
l’édition du Transfert.
254
χρηστὸς ». Il faut garder l’expression en tête puisqu’elle renvoie à khrèma, le mot-valise par
excellence de notre métaphore. Pour l’instant notons, à l’aide de Chantraine, χρηστὸς : « que
l’on peut utiliser », d’où la notion de pertinence extrême, d’excellence.
A la suite de son discours, Phèdre rapproche le courage (andreia) et l’amour. L’armée
parfaite est celle constituée par des amants et des aimés. L’un pour l’autre sont éminemment
susceptible de représenter la plus haute autorité morale, celle devant quoi l’on ne cède pas (p.
60). De l’amour, on glisse à l’affrontement de la mort. Les deux amoureux sont prêts à mourir
l’un pour l’autre. Phèdre avance deux exemples, Alceste et Achille. Entre les deux, il fait
pencher la balance vers Achille. Alceste était dans la position active de l’éraste, le sacrifice
d’Achille est beaucoup plus admirable parce qu’il était dans la position de l’aimé. D’après
Phèdre l’apparition la plus remarquable de l’amour tient donc en ce que l’aimé se comporte
comme amant. C’est ce que Lacan appelle la métaphore de l’amour, sa signification, qui n’est
autre que la substitution de la position entre amant et aimé.
Dans le couple Alceste-Admète c’est la femme qui se trouve dans la position active de
l’éraste. Pourquoi ne pas concevoir, à un certain niveau au moins, que dans le couple, ici
hétérosexuel, c’est du côté de la femme qu’est à la fois le manque, comme nous disons, mais
aussi, et du même coup, l’activité ? En tout cas, lui Phèdre, n’en doute pas (p. 64). Par ailleurs,
tout au long du Banquet, à la position active de l’érastès s’oppose non pas l’éromènos, le terme
qui est surtout appliqué est παιδικά. Lacan suggère alors de remplacer éromènos par éromènon
qui est neutre. L’objet d’amour, l’aimé, est neutre. La question de la sexuation, de l’être sexué,
n’est pas du côté de l’objet. Un troisième élément, signalé par Lacan, c’est la dissociation de
l’actif et du fort. Achille est plus fort que Patrocle, mais c’est lui l’aimé. C’est donc un mirage
que de confondre la position du plus fort avec la position de l’activité. Le sexe faible peut être
actif.
Sujet de désir, sujet de manque. Si la femme est pas-toute, nous avons vu Lacan formuler
que c’est dans la position active de l’aimant qu’elle est à sa vraie place. Enchaînons quelques
questions. Si tout le problème est la différence entre l’objet de l’amour et l’être de l’autre,
comment peut-on se soustraire à la pure et simple captation imaginaire ? Si le sujet de
connaissance renvoie au sujet de désir, quelle est la place du manque de savoir dans la
procédure amoureuse ? Qu’est-ce que c’est que d’être savant en amour, c’est-à-dire sophos ?
En quoi le philosophos s’identifie-il, ou pas, au sophos ? Pourquoi et comment le mathème de
l’Eros philosophe est mis en scène par Platon à travers le récit d’un discours de femme ? Et
puis, une question en diagonale, la philosophie contemporaine, pourquoi cette résignation à se
faire aimée ?
255
Pour ne pas perdre le fil de nos lectures, à savoir la métaphore de « la femme dans
l’oikos », il importe de faire le pont entre l’art économique, la question de l’amour, et celle du
bien. Phèdre : « Éros est le dieu le plus ancien, le plus vénérable, et qui a le plus d’autorité
s’agissant de l’acquisition [κτῆσιν] de la vertu [ἀρετῆς] et du bonheur [εὐδαιµονίας] pour les
êtres humains, aussi bien lorsqu’ils sont vivants qu’après leur mort. » Dans l’Économique de
Xénophon, la première définition de l’oikos était en termes de ktèsis. A l’entrée du Banquet
l’idée de ktèsis fait son apparition. Le premier discours, de mythologie, pose que la vertu et le
bonheur relèvent de la ktèsis. L’amour se donne comme une économie de ktèsasthai. Usage et
utilité sont assujettis à la fonction d’acquérir un surplus. En utilisant une expression de
Xénophon, disons que l’amour est, du côté de son opération, periousia poiôn. Producteur de
profit.
Or, ce que Phèdre introduit, à savoir que la vertu, le bonheur, disons pour aller vite le
Bien recherché est une affaire de ktèsis, le discours suivant, celui de Pausanias, en constitue
une élaboration emblématique. L’amour louable c’est l’amour pour le Bien, pour l’acquisition
du plus grand bien.
Pausanias : La psychologie du riche
Lacan remarque qu’on a longtemps identifié le personnage de Pausanias avec la thèse
même de Platon. La chose a son importance et renvoie directement à la question du bien
(agathon), celle du khrèma et sa torsion en argent. Notre orientation de lecture demeure, après
tout, une certaine manière de se déprendre de l’axiomatique du marché : il n’y a de l’un (bien)
que soumis à l’échange. Dans ce sens, l’ensemble de notre lecture du Banquet est orienté
autour de ce face à face entre le discours de Pausanias et celui de Diotime-Socrate, au même
titre que celui de Lacan vise l’épisode entre Socrate-Alcibiade selon les problèmes qui lui sont
propres.
Dans le discours de Pausanias, Éros quitte la scène de l’un. L’amour n’est pas unique, il
s’agit de savoir lequel nous devons louer. Il n’y a pas d’Aphrodite sans Amour, or il y a deux
Aphrodites. L’une ne participe en rien à la femme. La deuxième Aphrodite, en revanche, relève
de la duplicité des sexes, et elle est connotée d’un accent dépréciatif : c’est la Vénus populaire,
la Vénus du peuple.
Le souci de Pausanias est d’établir un critère de sélection. Tout ne se prête pas à l’éloge.
Lisons. « Prise en elle-même une action n’est ni belle ni honteuse. Par exemple, ce que, pour
l’heure, nous sommes en train de faire, boire, chanter, converser, rien de tout cela n’est en soi
256
une action belle ; mais c’est dans la façon d’accomplir cette action que réside telle ou telle
qualification. Lorsqu’elle est accomplie avec beauté et dans la rectitude, une action devient
belle, et lorsque la même action est accomplie sans rectitude, elle devient honteuse. Et il en va
de même à la fois pour l’action d’aimer [τὸ ἐρᾶν] et pour Éros ; Éros n’est pas indistinctement
beau et digne d’éloge, seul est l’Éros qui incite à l’amour qui est beau. »
Nous pouvons entendre dans ces propos l’expression de l’idéal grec sur l’esthétisation de
la conduite morale, l’action bonne et belle comme élaboration d’un art de l’existence, mais
nous pouvons aussi entendre autre chose. En outre, vu la représentation dominante que l’on se
fait de Platon, il est vrai que les mots de Pausanias collent parfaitement. On a bien une
sélection entre rivaux selon l’idéal du beau et du bien, après tout n’est-ce pas là, l’opération
propre de Platon ? Prenons les choses pas à pas.
A la base de la distinction fondamentale entre l’activité de l’aimant et la passivité de
l’aimé, dans le passage en question Pausanias parle exclusivement de l’amour en termes
d’action. La sélection porte sur l’action d’aimer [τὸ ἐρᾶν]. A strictement parler, Pausanias ne
parle pas de l’aimant, il parle à la place de l’aimant. A quoi il faut ajouter une chose qui n’est
pas sans conséquences dans tout ce qui est dit tout au long du Banquet mais encore plus
fondamentalement dans le discours de Pausanias. Lacan la note, Agathon, le personnage, est ici
au vu et au su de tous le bien-aimé. Et puis, Agathon (le bien-aimé) résonne à l’oreille comme
l’Agathon (le Bien), et on pourrait soupçonner que Platon en fait calcul. Luc Brisson a déjà
signalé, au moment où Phèdre parlait d’« ἐραστής χρηστὸς »: Il est difficile de ne pas voir là
une référence implicite au couple formé par Agathon et Pausanias. Il y a donc lieu à
soupçonner que Pausanias est engagé dans une entreprise de séduction. Il a une idée derrière la
tête, il veut être convaincant devant son bien-aimé qui est présent et qui écoute. S’il prend soin
d’établir une sélection, c’est au fond pour qu’il soit lui-même valorisé, choisi.
Dans ce sens, le discours de Pausanias est le plus rhétorique des discours, plongé dans
l’espace du convaincre. Et il est tellement convaincant qu’il nous a convaincu que c’est là la
thèse de Platon lui-même. Si ce n’est pas le cas, pourquoi Platon a pris le risque de faire ainsi
parler son personnage ? Pourquoi ne prend-il par la main son lecteur pour le conduire là où il
veut, au lieu de l’exposer au péril de faire fausse route ? Pourquoi le philosophe n’exposerait-il
pas sûrement et simplement, de manière systématique et à coup sûr plus économique, ce qu’il
pense être la vérité sur tel ou tel sujet ?1 Mauvaise économie. Notre hypothèse, qui n’est après
tout qu’une décision de lecture, est que Platon ne veut pas convaincre, parce que ce n’est pas ça
1
Dixsaut, Platon, op.cit., p. 29 (je souligne).
257
son idée de la philosophie. Son souci n’est pas de produire un discours auquel il s’identifie
pleinement et qui s’efforce de convaincre sur son idée du bien, du beau, etc.
Les difficultés que la pensée rencontre ne sont pas des ennemis extérieurs. Chez aucun
autre philosophe la possibilité pour la pensée de se perdre, de s’oublier, de s’identifier à une
figure particulière ou à un simulacre, bref de se satisfaire de ce qu’elle n’est pas, n’est si
constamment rappelée ni si obstinément présente. Et dans ce type de Dialogues, l’acharnement
à ne pas s’en satisfaire à la figure de Socrate.1 Le péril pour la pensée de se perdre est réel,
sinon tout se résume à une technique très sophistiquée de faire semblant d’errer alors qu’on
connaît bien la route. Si le sophiste est son adversaire, Platon se méfie du sophiste qui se cache
à l’intérieur de lui. La politique de la plainte est simple, c’est toujours la faute des autres,
l’ennemi est ailleurs. Courage. Ce qui pue est toujours plus près que ce qu’on croit.
Retournons à Pausanias. Il y a donc deux Éros. L’un, populaire, appartient à la masse. En
revanche, l’amour le plus valorisé s’attache exclusivement au sexe masculin, « τὸ φύσει
ἐρρωµενέστεστερον καὶ νοῦν µάλλον ἔχον ». Le nous, l’intelligence active, ce qu’il y a de plus
divin dans l’homme, appartient naturellement au sexe mâle. L’amour supérieur est celui entre
ceux qui sont à la fois les plus forts et les plus vigoureux, et aussi qui ont le plus d’esprit, qui
sont ἀγαθοί, qui savent penser, c’est-à-dire entre des gens mis au même niveau par leur
capacités – les hommes (p. 72). Mais au-delà de la valorisation de l’amour entre hommes, la
sélection s’opère à l’intérieur même de cet amour sur fond d’une opposition entre le populaire
et l’aristocratique, qui est réservé au petit nombre. Ce qui nous amène au deuxième trait
fondamental du discours de Pausanias.
A l’encontre du discours du Phèdre, qui est un discours de, au sens propre du terme,
mythomane, un discours sur un mythe, le discours de Pausanias est un discours de sociologie,
ou plutôt, car ça serait exagéré, d’observateur des sociétés (p. 72). Dans cette observation des
sociétés il y a un élément irréductiblement politique. Pausanias organise son matériel
d’observation en trois catégories : [1] là où l’art du logos n’est pas développé, comme à
Sparte ; [2] chez les Barbares, là où l’exercice du pouvoir est tyrannique ; [3] à Athènes.
En premier lieu, là où il n’y a pas de « σοφοὶ λέγειν », la règle est simple : « il est bien de
céder aux avances d’un amant, et personne, jeune ou vieux, ne dirait que c’est honteux, pour
n’avoir pas, j’imagine, à se donner la peine de se lancer, eux qui sont inhabiles à discourir, dans
un discours pour tenter de convaincre les jeunes gens ». En revanche chez les Barbares, la règle
est simple mais exige le contraire, la cause est le régime politique, la tyrannie. L’amour entre
hommes est quelque chose de honteux, tout comme « ἥ φιλοσοφία καὶ ἡ φιλογυµνασία »,
1
Idem.
258
disons l’amour pour la sagesse et l’exercice physique. L’apparition dans ce contexte du mot
philosophia nous importe beaucoup. Žižek disait quelque part que la lutte politique c’est
toujours une lutte pour le signifiant. On pourrait dire que d’une certaine manière le combat de
Platon est une lutte pour le signifiant « philosophia » et ses composants : ce qu’on entend par
« amour », ce qu’on entend par «sophia/ savoir ». Laissons pour l’instant l’affaire à sa mention,
nous y reviendrons.
Le troisième exemple c’est Athènes. La règle ici n’est pas simple, ce qui pose des
problèmes de compréhension [ῥάδιον κατανοῆσαι], mais en même temps cette règle est
beaucoup plus belle. Et heureusement Pausanias va nous guider vers la bonne interprétation.
Son argumentation se divise en deux parties, d’abord il parle de l’aimant, puis, la plus grande
partie est réservée à l’aimé et aux conditions dans lesquelles il est bon de céder. Déjà les deux
éléments à retenir sont : 1) Pausanias parle à la place de l’aimant, il veut séduire, 2) la règle à
propos de l’amour des garçons est établie de la meilleure façon à Athènes là où il y a des
« σοφοὶ λέγειν ». Deux éléments qu’il faut conjuguer avec ce troisième : l’amour comme
esclavage volontaire, le terme utilisé par Pausanias est « ἐθελοδουλεία ». Il s’agit de la
distribution des rapports de domination dans le couple érotique en termes de maître-esclave, et
de l’interchangeabilité des positions.
Lisons : « les amants peuvent être esclaves consentants de l’aimé, sous quelque forme que
ce soit, sans tomber dans la flatterie ni donner prise à la réprobation ». Du côté de l’aimé, une
attitude servile est beaucoup plus problématique et la plupart des fois blâmable, « il n’existe
qu’une seule autre forme d’esclavage volontaire qui échappe au blâme : celle qui a la vertu
pour objet ». Il n’est acceptable pour le jeune garçon de céder à l’amant qu’à condition de
devenir meilleur, « dans une forme de savoir quelconque ou dans un autre domaine
d’excellence, quelle que soit ce domaine ; cet esclavage accepté n’a rien de honteux, et ne
relève pas de la flatterie ». En somme, le garçon ne doit enlever sa résistance qu’à condition
qu’il gagne de l’amant en éducation et en savoir.
Il y a une compétition de l’amour – ἀγωνοθετῶν, l’amour préside à la lutte, à la
concurrence (antagônismos) entre les postulants, en mettant à l’épreuve ceux qui se présentent
en position d’amant, et il s’agit que le choix qui succède à cette compétition soit le meilleur (p.
73). L’amour selon Pausanias au fond de quoi s’agit-il ? Lacan n’hésite pas. Il s’agit d’un
échange profitable. L’aimant se montre capable d’une contribution dont l’objet est
l’intelligence, la φρόνησις, et l’ensemble du champ de mérite, l’ἀρετή. L’aimé doit gagner
dans le sens de l’éducation, du savoir, la παιδεία et la σοφία. C’est sur le plan du κτάοµαι,
d’une acquisition, d’un profit, d’un acquérir, d’une possession, que se produira la rencontre de
ce couple, qui va articuler à jamais cet amour dit supérieur, cet amour qui, même quand nous
259
en aurons changé les partenaires, s’appellera pour la suite des siècles l’amour platonique (p.
73).
L’aimant place des fonds d’investissements psychiques dans le garçon. Lacan parle de la
psychologie du riche. L’idéal de Pausanias en matière d’amour est la capitalisation mise à
l’abri. En somme, ce dont il s’agit dans son rapport avec l’autre, c’est de la valeur. Il s’agit de
ce qui peut s’évaluer selon les modes ouverts de comparaison et d’échelle, de ce qui se
compare dans une compétition ouverte, qui est, à proprement parler, celle de la possession des
biens. Ce dont il s’agit, c’est la possession de l’aimé parce que c’est un bon fond, le terme y
est, χρηστός, et que ce ne sera pas assez d’une vie pour le faire valoir (p. 74).
Pour faire le pont avec les catégories qui nous accompagnent depuis l’Économique,
l’amour comme rapport à l’autre est une question de valeur, celle-ci étant réfléchie en fonction
de la ktèsis (acquisition-possession). En termes plus proches à la rhétorique de l’économie du
marché, l’amour est une scène de concurrence, dans sa meilleure forme c’est un rapport de
gagnant-gagnant pour les deux partenaires selon la modalité d’un échange. Par ailleurs, nous
avons vu que chez Pausanias les rapports érotiques renvoient de part en part à la thématique de
l’esclavage volontaire.
Aimer c’est vouloir son bien propre, et le bien de l’autre. L’amour qui mérite d’être loué,
l’amour bien c’est l’amour pour le Bien dans une logique d’acquisition, de possession, voire
d’accumulation. Produire et conserver. En fin de compte la valeur de l’amour c’est la plusvalue que chacun des amoureux peut acquérir. L’amour fonctionne au profit du moi privé, pour
chacun des deux.
***
« Παυσανίας παυσαµένου... »/ L’épisode du hoquet. Tous les commentateurs ont
signalé ce petit passage où Apollodore revient au premier plan pour faire le lien entre la fin du
discours de Pausanias et la suite des discours. L’expression « Παυσανίας παυσαµένου... »
implique assonance et symétrie et constitue une mise en pratique de la technique rhétorique
d’isologia. On a vu dans ce passage une intention de la part de Platon. Mais laquelle ? C’est
dans des points comme celui-ci, plus particulièrement qu’ailleurs, que le lecteur est invité à la
participation. Avant d’attaquer le problème de la participation à l’Idée, il y a tout de même ce
problème de notre participation en tant que lecteurs dans des passages comme celui-ci.
Chacun peut forcer son interprétation, y mettre ce qu’il veut et se donner raison. C’est un
des points sur lequel on ne sera jamais d’accord parce qu’il appelle à des choix. Nous
partageons avec Lacan un certain nombre de remarques tout en gardant une certaine réserve,
étant donné que là où il veut en venir, ce n’est pas tout à fait le centre de notre intérêt. Le mot
260
centre n’est pas naïf. Après tout, imaginaire ou pas, on n’en finit pas avec le centre comme ce
qui organise un certain regard sur les choses, les dires, le monde.
Petit détour qui a son importance. Le reproche de Lacan à la philosophie c’est ce centre
imaginaire, le Bien, sur lequel s’édifie une éthique et plus loin encore une conception du
monde. Le discours du maître s’articule en fonction d’un signifiant qui n’est que le signifiant
Un. Il produit une conception du monde sphérique avec ceci de singulier, qui ne peut que miner
ses prétentions, que sur une partie de ce monde un être existant puisse prendre connaissance du
monde en tant que Totalité. La partie pour le tout, le calcul est là : l’homme habite en poète. Le
problème est que le philosophos semble plutôt inexistant dans les Dialogues, atopos, il ne
trouve sa place que dans un mouvement de soustraction au sophos.
Les anciens habitent un monde sphérique, l’idéal du cercle parcourt cette expérience de
pensée. Depuis Kepler, ça tourne en ellipse, ce qui donne une autre perspective à la fonction du
centre. Dans ce sens, la critique de Lacan est incontournable, nous ne pouvons que nous y
souscrire. Mais le geste philosophique dans ce qu’il a de singulier n’est pas une question de
cercle. Notre hypothèse tout au long de ce texte consiste en ce que le point crucial, le pari
philosophique, est ceci : soustraire le bien au site de l’avoir pour le placer dans l’horizon de
l’être. Le bien philosophique n’est pas une question de ktèsis (acquisition-possession) ou de
poièsis (production).
Il n’y a pas de moyen qui permet de définir absolument et dans sa totalité ce qui est utile
aux hommes. La question du khrèma qui nous hante tout au long de cette métaphore n’est
qu’un champ d’expérimentation dans une entreprise de se déprendre de notre économisme dans
la pensée et de cette identification première utilité=profit. Dans le cadre de cette équation
première, Tout est production : la cause finale de l’action est la production du profit pour le
moi-privé, la sphère de la praxis s’annexe à celle de la poièsis. Or, si la sphère et le mouvement
cyclique constituent un idéal pour la pensée grecque c’est sur un point précis : la suffisance.
Seule une suffisance permet une dépense à perte, un acte intransitif au profit. Et pourtant. Il ne
s’agit pas de théoriser l’ascétisme comme idéal pour la constitution de l’individu. La suffisance
économique n’est pas une fin mais une condition de la politique. Car, soit la politique toute
entière est une partie de l’économie et s’aligne à la logique du profit, soit la politique est en
excès de la rationalité profitable. Xénophon et son art de l’usage, l’épistamenô khrèsthai,
Aristote et la question de l’eu zein comme autarcie, Platon et l’hypothèse de l’Agathon, le souci
philosophique est la soustraction du bien à la logique du profit, de l’avoir, toujours plus, jamais
suffisamment.
Replongeons dans le Banquet et l’interprétation lacanienne du passage. Le « Παυσανίας
παυσαµένου » ouvre l’épisode du hoquet. Après Pausanias c’est le tour d’Aristophane de
261
pendre la parole, or il a le hoquet. Voici le placement de Lacan concernant la portée du discours
de Pausanias : ce qui est vaut vraiment la peine est à jamais refusé aux riches. Vers la fin de
son séminaire (p. 420) Lacan reprend la question des riches : nous, autres progressistes, nous
ne les aimons pas beaucoup. Méfions-nous. Peut-être que cette haine du riche participe par
une voie secrète à une révolte contre l’amour, tout simplement. Autrement dit, à une négation,
à une Verneinung des vertus de la pauvreté, qui pourrait bien être à l’origine d’une certaine
méconnaissance de ce que c’est que l’amour.
Si on pouvait définir la psychanalyse comme une pensée affirmative de la jouissance audelà du principe de plaisir, on pourrait définir la philosophie comme une pensée affirmative de
la pauvreté au délà du principe de profit. Le geste philosophique inauguré par Platon c’est de
soustraire le bien à la logique du profit. Pour la première fois un discours, disons une chaîne de
signifiants, s’efforce d’aborder les vertus de la pauvreté, de l’aporia. Poser la question de ce
qu’est l’amour implique une certaine pauvreté quant aux ressources du logos, et il n’y a que le
dia-logos qui peut le mettre en scène. Platon est toujours entre les lignes.
L’épisode n’a rien d’un accessoire. Lacan rapporte dans son séminaire un conseil de
Kojève : – En tous les cas, vous n’interpréterez jamais Le Banquet si vous ne savez pas
pourquoi Aristophane a le hoquet (p. 80). Nous l’avons vu, Pausanias c’est un discours
rhétorique. L’amour bien c’est l’amour pour le Bien. Le jeune garçon gagne en vertu et bla
blabla et blablabla…
Si Aristophane a le hoquet, c’est parce que pendant tout le discours de Pausanias, il s’est
tordu de rigolade, et que Platon n’en a fait moins (p. 80). Quelles que soient nos différences,
voire nos errances, par rapport au cheminement de Lacan dans le Banquet, il y a là un point que
nous partageons, absolument.
Comme nous l’avons déjà souligné Lacan prend soin de distinguer Socrate de Platon.
Après son examen de l’épisode du hoquet, et avant de poursuivre avec le discours suivant dans
l’ordre du Banquet, Lacan fait un petit saut. Socrate que fait-il lorsqu’il prend la parole et avant
de la céder à Diotime ? Il dit deux choses. 1) le discours d’Agathon ne vaut rien ; 2) l’amour est
amour de quelque chose. De l’amour nous passons ainsi au désir, et la caractéristique du
désir, en tant qu’Ἔρως ἐρᾶ, qu’Éros désire, c’est que ce dont il s’agit, c’est-à-dire ce qu’il est
censé porter avec lui, le beau lui-même, il en manque, ἐνδεής, ἔνδεια (p. 81).
Il faut garder à l’esprit que ce qui intéresse Lacan est l’amour du transfert et le rapport
entre l’analyste et l’analysé. Lorsque celui-ci vient à la consultation, « il ne sait pas ce qu’il a »
et il suppose que l’analyste peut le savoir. Or, à la fin de l’analyse, ce dont il va trouver, c’est
262
ce dont il manque, c’est-à-dire son désir. Le but de l’analyse n’est pas de rendre heureux le
patient, c’est de lui apprendre à aimer. Aimer c’est-à-dire être sujet du désir.
Le « bien » de l’analyse, son but, n’est donc pas une question de ktèsis. Le désir n’est un
bien en aucun sens du terme. Il ne l’est pas, précisément, dans le sens d’une κτῆσις, de quelque
chose qu’à quelque titre que ce soit, il aurait. C’est dans le temps, défini au double sens
chronologique et topologique, de l’éclosion de l’amour de transfert que doit se lire cette
inversion qui, de la recherche d’un bien, fait la réalisation du désir (p. 85). Cette réalisation du
désir désigne non pas justement la possession d’un objet mais l’émergence dans la réalité du
désir comme tel. On pourrait donc tenter de formaliser l’opération de la cure analytique de la
sorte :
désir → amour
→ désir
Du désir comme recherche d’un bien (objet) à travers l’opération de l’amour du transfert
on va à l’émergence dans la réalité du désir comme tel (qui doit être subjectivé). Nous
proposerons de montrer que l’opération philosophique dans le Banquet est de l’ordre :
Éros
→ désir →
Éros
Dans l’ensemble des discours des différents convives, Eros est un objet d’éloge, avec
l’intervention de Diotime, Eros devient sujet. Ce n’est plus ce dont on parle dans le cadrage
fantasmatique mais celui qui parle, depuis une certaine pauvreté, un manque. Or, si le désir est
désir de possession, le sujet de l’amour implique une dépossession. De l’amour comme ce qui
nous fait du bien, disons de l’amour profitable, on passe à l’amour comme procédure de vérité
inscrite dans les conséquences d’une rencontre.
Une dernière chose. La philosophie n’a pas promis de rendre les hommes heureux. Ni le
messianisme ni l’idée de progrès pour l’humanité toute entière ne sont présents dans la pensée
grecque en son ensemble. La philosophie a juste articulé que la vie heureuse, le eu zein, est une
question politique, et non un bon équilibrage économique, et doit être traitée comme telle.
Toute la question est de savoir sous quelles conditions et à quel prix le sujet politique peut être
disjoint du sujet économique.
***
Éryximaque : L’harmonie médicale
La première remarque d’Éryximaque est que Pausanias a mal terminé son discours. Il
entreprend alors la tâche de compléter et de finir ce qui n’a pas été amené à son terme.
Éryximaque se pose donc dans la continuité du discours précédent. Le mérite de Pausanias
c’est d’avoir placé l’amour sur la scène du deux. Mais il n’a parlé que des hommes. Le
médecin, lui, va parler sur un plan cosmologique.
263
Petite pause pour cerner un petit peu le personnage. A l’entrée de l’Économique nous
avons évoqué les problèmes que relève le signifiant « technè » (science/technique/art) et son
indiscernabilité jusqu’à un certain point avec celui de « épistème » comme prédicats de
l’économie. Nous avons laissé de côté le signifiant « sophia ». Il est temps d’essayer de voir
comment les trois termes se tissent pour former un réseau complexe qui comprend une certaine
idée de la philosophie. En fait, le terme « philosophia » n’est pas une invention platonicienne,
le mot existe déjà et s’inscrit dans la continuité de ce qu’est un savoir qui va de l’exercice le
plus artisanal à la connaissance la plus universelle, le cosmos des premiers physiciens. La
question est comment la philosophie selon Platon s’inscrit dans la discontinuité et donc
constitue un commencement. Nous allons convoquer deux citations. L’une, généalogique, vient
de Diogène Laërce à propos de l’origine du nom philosophia. L’autre, épistémologique, vient
d’Hippocrate et se réfère à la technè de la médecine.
Un mot introductif sur la « sophia ». Comme le remarque Dixsaut, à la différence des
autres termes du vocabulaire cognitif (mathème, épistémè, etc.) pour la sophia il n’y a pas de
verbe correspondant, elle se rapporte à l’adjectif sophos : la sophia est la propriété de certains,
des savants, des experts, des sages.1 Il y a une certaine notion de ktèsis, le sage possède une
valeur. La sophia connote donc le savoir mais surtout la valeur, elle renvoie à la compétence
du sophos, garantie l’éminence de son activité et de ce qu’elle produit.2 Son champ thématique
accueille un ensemble de termes : l’artisan, le physicien, le poète, le législateur, le politique, le
sophiste. Ce sont des figures antagonistes du sophos irréductiblement liées au statut du mot
technè et en deçà de la technè du logos. Le sophos étant l’incarnation d’une certaine maîtrise, la
figure du sage est investie par une multiplicité de contenus, inconciliables. Maître du logos et
des effets qu’on peut produire, le sophiste prétend en être la dernière figure et la plus achevée.
Voyons alors les deux citations.
« Le terme de philosophie est une création de Pythagore. Le premier, il s’est appelé
philosophe dans ses entretiens de Sicyone avec Léon, tyran de Sicyoniens…Il alléguait
qu’aucun homme n’est sage, que la sagesse est le privilège des dieux. Avant lui en effet, cette
discipline s’appelait la ‘‘sagesse’’ [sophia] et celui qui en faisait profession, s’il avait une âme
riche et élevée, s’appelait sage. Un philosophe c’est au contraire un aspirant en sagesse. Les
sages s’appelaient encore sophistes, nom donné d’ailleurs aussi aux poètes » (Diogène Laërce,
Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, 1, §11). D’après l’anecdote, Pythagore a
invité le terme « philosophia » en donnant du même coup à « sophia » un nouveau sens en tant
que pôle divin et fin inaccessible. A l’origine de la composition du terme il y aurait donc le
souci de limiter une prétention, de corriger une démesure […] La sophia deviendrait alors fin
1
2
Dixsaut, Platon, op.cit., p. 53 (je souligne).
Idem. (je souligne).
264
1
transcendante, idéal inaccessible mais nécessaire pour orienter le désir et la quête. La
conception de la philosophie en tant que recherche pour l’acquisition de la sophia, désir d’un
objet impossible, est donc déjà présente avant le moment platonicien.
Ou bien Platon se place dans la continuité de cette conception et donc il n’invente rien ou
bien le geste platonicien s’opère dans une certaine destitution de cette identité de la
philosophie. Autrement dit, soit « philosophie » est ceci : désir impossible d’un savoir absolu,
soit la philosophie, telle qu’elle surgisse dans la réalité des Dialogues, est l’écart entre cette
place et l’élément qui la remplit. A place de la sophia, sans verbe, en tant que propriété (ktèma)
du sophos, Platon invente la philosophia comme procédure indiscernable de ses résultats qui se
rapporte au philosopher, étant donné que le philosophos n’est jamais là, pleinement là, dans les
dialogues. Toutes ces remarques ne font qu’amorcer le problème, il faut patienter jusqu’au
moment de Socrate/Diotime pour voir comment la philosophie est procédure, pensée
érotiquement liée à la vérité qui s’inscrit dans les conséquences d’une rencontre.
Passons à la deuxième citation. « Certains, sophistes et médecins, déclarent qu’il n’est pas
possible de savoir la médecine sans savoir ce qu’est l’homme, mais il faut aborder à fond cette
dernière étude pour s’abonner correctement au soin des malades. Ce discours s’oriente vers la
philosophia [ὁ λόγος ες φιλοσοφίην] à l’imitation de l’œuvre d’Empédocle et des autres qui ont
écrit sur la Nature en exposant à partir d’un principe ce qu’est l’homme, comment il est né, et
comment il a été constitué. Pour moi j’estime que toutes ces affirmations, qu’elles soient
prononcées ou écrites par un sophiste ou par un médecin à propos de la nature, conviennent
beaucoup moins à l’art de la médecine qu’à l’art graphique. Et j’estime qu’en aucune manière,
ni de quelque façon que ce soit, il n’y aura de connaissance claire de la nature, si ce n’est à
partir de l’art médical » (Hippocrate, L’Ancienne Médecine, §20).
Déjà il faut souligner que ce « φιλοσοφίην » enveloppe le dispositif des physiciens, tel
Empédocle, et va jusqu’aux sophistes. La philosophie vers laquelle tendraient les « médecins
sophistes » serait celle de ceux qui écrivent des traités de la Nature.2 Du point de vue du
médecin qui essaie de définir sa technè, les physiciens sont rapprochés aux sophistes euxmêmes indissociables des philosophes. Le problème du médecin est de nommer son
adversaire : le médecin-sophiste qui parle de tout, et dont le seul remède est le logos. Dans le
passage en question, Hippocrate rend indiscernables philosophes et sophistes. Mais ce qui est
important de saisir est que la définition de sa technè se fait en opposition à la prétention de
sophia des premiers physiciens. La technè médicale est un savoir mais c’est un savoir local qui
n’obtient son propre lieu qu’en se soustrayant à cette idée de sophia comme savoir absolu.
1
Dixsaut, Le naturel philosophe, op.cit., p.45. Tout au long de ce passage nous utilisons son chapitre « Sophia et
philosophia ».
2
Idem., p.58 (la citation que fait Dixsaut vient de R. Joly, Hippocrate, Médecine grecque).
265
Contre la prétention des « philosophes » à une sophia universelle, une et procédant
déductivement, s’affirme la multiplicité irréductible des savoirs, la particularité de tout savoir
réel quand à son objet, son domaine, ses méthodes et se buts.1
Nous ne prétendons pas ici dénouer tous les fils de ce tissu du savoir : technè, sophia,
philosophia, logos, art de l’écriture, etc. De toute façon, ce n’est qu’un leurre de vouloir
surveiller à la fois tous les fils, jeter un regard neutre, de loin. Comme disait Derrida, donner à
voir c’est toujours ajouter un fil. Si la technè médicale telle que l’entend Hippocrate se
constitue à l’encontre de la philosophia/sophia, notre fil de lecture consiste en ce que la
philosophia, telle que nous l’entendons de Platon, se dispose en rupture avec la sophia comme
savoir du Tout et la technè comme savoir de quelque chose, savoir local. Disons, elle se place à
mi-chemin entre un savoir (technè) et le savoir de l’Un (sophia).
De la plus artisanale à la plus rationnelle, les technai savent, elles savent quelque chose et
elles savent comment savoir. Mais il ne s’agit pas des espèces appartenant à un genre, il n’y a
pas de science de cet ensemble, science des sciences, science de tout, sophia. D’une certaine
manière, la philosophie est amour de savoir (génitif subjectif) à condition qu’on entende par là
l’opération à travers laquelle les divers savoirs s’aiment. L’union ne fait pas unité. L’amour
comme désir de l’Un c’est le désir de sophia (savoir du Tout). Philosopher c’est l’hypothèse
mobile que le savoir de l’un ne suffit pas à la vérité.
Nous étions au Banquet. Il est question d’amour, après le discours rhétorique de
Pausanias, Éryximaque, le médecin, prend la parole, et entreprend de bien compléter le
discours précédent. Éryximaque place le cosmos comme horizon de son discours. Dans ce sens,
on pourrait établir que le discours d’Éryximaque tend vers ce qu’Hippocrate désignait comme
médecin-sophiste. Ou encore comme médecin-philosophe, si vous préférez. Après tout, si
Lacan lit le Banquet comme un compte rendu des séances psychanalytiques, on peut aussi le
lire comme un jeu d’expérimentation des figures du philosophe (mythomane, rhéteur, médecin,
poète comique, poète tragique, « Socrate »).
Éryximaque : « La médecine, notre art, nous permet, me semble-t-il, de constater à quel
point il est grand et étonnant ce dieu et comment il étend son pouvoir à toutes choses, aussi
bien aux choses humaines qu’aux choses divines ». Éryximaque transporte la question de
l’amour au niveau cosmologique. L’amour se traite sur le plan des corps, des corps humains
jusqu’aux corps célestes. Le discours du médecin se tient dans cette ambiguïté entre la
convocation des différentes technai – successivement : la médecine, la musique, l’astronomie –
et l’idée sous-jacente d’une sophia au sens des physiciens.
1
Idem., p. 59.
266
Depuis un moment nous tournons autour au lieu d’avancer. Mais ce temps d’arrêt est
nécessaire pour essayer d’articuler la question du Bien et l’acte de philosopher comme quelque
chose d’irréductible au désir de posséder une valeur, la sophia. « La femme dans l’oikos » n’est
qu’un effort de se déprendre de notre économisme dans la pensée. Nous interrogeons le texte
platonicien pourquoi, comment, et dans quelle mesure, le philosophein ne produit pas de
valeur-savoir mais se donne comme pensée affirmative de la pauvreté. Plus fondamentalement
encore, la question c’est à quel prix peut-il y a voir une idée du bien autre que le bien
économique, c’est-à-dire un objet possédé, échangé, accumulé. Au sein de la cité où le pouvoir
appartient à celui qui sait bien parler, le geste philosophique rompt avec une certaine idée à la
fois de la valeur, de la sagesse, de la technique. Le philosophos accueille toutes les figures du
sophos (poète, physicien, législateur, médecin, artisan, politique, rhéteur) sans s’y identifier.
L’Agathon philosophique relève d’un engagement subjectif : Tout n’est pas juste un effet de
dire, tout n’est pas soumis à l’échange –inégal– des mots et le profit qu’on peut en tirer.
Dans ce sens, on ne peut pas jeter de lumière sur ce qu’est le Bien, c’est le Bien qui jette
la lumière pour faire un pas de rupture face au désir de posséder, toujours plus, jamais
suffisamment. L’économisme dans la pensée consiste à ramener tout, tôt ou tard, au profit du
Moi. Le « nous » devient un « je », individuel ou collectif, qui cherche à maximiser l’utilité
produite. Si le sujet est une configuration locale, un tenant-lieu, le Bien c’est l’hypothèse
minimale pour soustraire la politique à son identification à l’économie. Au regard des
différentes figures du sophos, le philosophos est atopos, il n’a lieu que dans la mesure où
l’identification fait défaut. Le sujet philosophique est un sujet soustractif, il implique une
certaine dépossession du moi. C’est pourquoi il est assigné dans ce lieu opérationnel qu’est
l’amour.
Nous avons engagé toute cette discussion à propos de « sophia » et « technè » dans la
nécessité d’établir l’arrière plan dans lequel la philosophie, comme forme de pensée et de
discours, surgit depuis le geste platonicien dans le contexte de la cité démocratique. Chacun
prétend à tout et à n’importe quoi, son maître, Socrate, est condamné. Parmi les accusations
figure celle d’être un sophos qui corrompt la jeunesse.
Essayons d’aborder le discours d’Éryximaque avec Lacan et son point de vue qui est
après tout celui d’un thérapeute. La médecine s’est toujours référée à la science de la nature qui
était celle de son temps. C’est à savoir comment, par quelle ouverture, par quel bout, a-t-elle à
prendre cette science ? – et ce, alors que quelque chose n’est pas élucidé pour elle, la
médecine, et qui n’est pas la moindre des choses, puisqu’il s’agit de l’idée de santé (pp. 88-89).
267
Freud signe un commencement absolu en ce que pour la première fois ce n’est pas l’idée
d’une heureuse forme de la santé qui fournit les moyens pour expliquer le pathologique et
chercher à établir un retour à l’équilibre. Le point de départ est les états paradoxaux, les états
pathologiques, et c’est à partir de là que Freud organise son regard sur les états dits normaux.
Bien évidement, lorsque la physique moderne parle des structures spatio-temporelles de nonéquilibre, des structures dissipatives qui augmentent la production d’entropie, le thérapeute
dispose d’autres moyens conceptuels pour réfléchir sur son acte médical. Lacan ironise en
parlant de certitude socratique sur la santé en soi, et de cette heureuse forme qu’est le Bien
philosophique ; mais en fin de compte, Lacan s’adresse aux analystes. Le Transfert porte sur la
question du désir de l’analyste face à l’analysé qui lui suppose un savoir et demande la cure de
ses souffrances. Le problème de Lacan est que ce retour à un équilibre, maintenant encore,
reste dans l’ensemble assez incritiqué comme tel. D’où la question de l’accord comme postulat
de l’acte médical. Et nous ne sommes pas beaucoup avancés par rapport à la position d’un
Éryximaque sur ce qui est l’essence, ou la substance, de cette idée d’accord (p. 89).
L’idée de l’accord se trouve au croissement d’une science, la science de la nature et l’idée
de la santé qu’elle comporte, et d’un savoir-faire, la musique en tant que technè de l’accord, jeu
d’expérimentation des harmonies. L’expérience nous enseigne que l’accord recèle quelque
chose en son sein, et toute la question est de savoir ce qui est exigible de cette sous-jacence de
l’accord. Ce point de vue n’est pas seulement tranchable par l’expérience, il comporte toujours
un certain a priori mental, en dehors duquel il n’est plus posable (p. 91). L’accord est-il accord
entre choses semblables, un produit du conflictuel comme tel, du dissemblable pour autant
qu’il persiste ? Ne vous imaginez pas que ce soit avec Freud que sorte pour la première fois
pareille question. La preuve, c’est que c’est la première chose qu’amène devant nous le
discours d’Éryximaque (p. 91).
Lisons : « C’est par la médecine que je commencerai mon discours, de façon à donner à
cet art [τέχνην] la place d’honneur. En effet, la nature des corps comporte le double Éros que je
viens d’évoquer. Car, dans les corps, ce qui est sain et ce qui est malade, c’est, tout le monde
l’admet, quelque chose de différent et de dissemblable. Or le dissemblable recherche et aime le
dissemblable. Ainsi donc, l’amour inhérent à la partie saine est différent de l’amour inhérent à
la partie malade. » Il y a deux Éros, le bon et le mauvais du discours de Pausanias sont ici
rapportés au sain et au malade. L’amour est beau quand il favorise ce qui est sain dans les
corps. La médecine devient ce à partir de quoi l’amour se laisse juger. « Car, pour le dire en un
mot, la médecine est la science des opérations de remplissage et d’évacuation du corps que
provoque le Éros [ἐπιστήµη τῶν τοῦ σώµατος ἐρωτικῶν πρὸς πλησµονὴν καὶ κένωσιν] ; et
268
celui qui sait distinguer dans ce cas quel est le bon Éros et quel est le mauvais, celui-là est le
médecin le plus accompli ».
Le thème du remplissage renvoie à un épisode au début du dialogue : quelques mots
échangés entre Agathon et Socrate. Nous y reviendrons sous peu. Pour commencer, il faut
signaler l’interchangeabilité dans les mots d’Éryximaque des termes « technè » et « épistémè ».
Comme l’économie chez Xénophon, la médecine est à la fois une science, une technique, un
art. Nous avons vu, par ailleurs, chez pseudo-Aristote que les technai se divisent en : 1) technai
de production ; 2) technai d’usage ; 3) et mixtes. Dans cette taxinomie, la production d’une
flûte se distingue de l’art de jouer de la flûte. Les arts de l’usage sont généralement plus
valorisés que les arts productifs. Lorsqu’un art est mixte, comme l’économie, et comprend les
deux branches à la fois, la partie usagère (χρήσασθαι) est plus valorisée que la partie productive
(κτήσασθαι). La musique est généralement convoquée dans les textes comme exemple d’art de
l’usage. On peut se poser la question de la médecine. Est-ce un art de production, d’usage, ou
mixte ?
Après la distinction entre l’amour sain et l’amour malade, Éryximaque continue en
établissant que le médecin est celui qui est capable d’ « acquérir » le bon Éros à la place de
l’autre [ἕτερον κτήσασθαι]. Le médecin-poète produit, ποιεῖ, l’amour entre les plus contraires,
τὰ ἐναντιώτατα. Éryximaque va alors se lancer à une interprétation d’Héraclite. La question est
celui de l’un, τὸ ἕν.
Dans les phrases qui suivent il y a deux termes qui se répètent inlassablement : διαφορά et
ὁµολογία. Les deux traducteurs, grec et français, traduisent « διαφορά » par « opposition ». Le
contexte certes leur donne raison, puisqu’il y a cet ἐναντιώτατα au début. La question semble
être comment d’une opposition se produit un accord. Or, à proprement parler « διαφορά » c’est
plutôt la « différence ». Dans le dictionnaire de Bailly le terme se traduit aussi par désaccord.
Dans la Grammaire, nous avons entamé une discussion autour du mot homologie.
Heidegger semble reprocher à Platon qu’il renferme les différences dans l’identique alors que
lui propose l’homologie dans l’ouvert. Sa formulation était quelque chose comme une
correspondance dans le même de deux choses qui cependant demeurent non-identiques. Ainsi,
nous avons vu Heidegger convoquer la notion d’harmonie, et la fonction de l’oreille.
Rappelons que le mot « ὁµολογία » signe un logos qui est le même, qui dit le même. Cela veut
dire qu’on reste toujours dans le cadre d’un même logos. Reste à voir si le dia-logos
platonicien s’identifie à un discours tenu par un sujet philosophique ou si la philosophie se
place dans l’entre-deux, en diagonale des discours, comme maquerelle des vérités, dans le lieu
269
opérationnel de l’amour. Et pour jouer un petit peu, l’amour est-il une hommo-logie ? Et qu’en
est-il de ce Banquet où le mathème de l’amour est un mathème de femme ?
Mais enfin, laissons le pauvre Éryximaque parler, lui qui s’exprime avec modération, sans
beaucoup d’artifices, après Pausanias qui en a abusé. Nous mettons entre crochets la deuxième
option quant à la traduction de « diafora ». « Héraclite voulait peut-être dire la chose suivante :
à partir d’une opposition [différence/désaccord] antérieure entre l’aigu et le grave, une
homologie se réalise ultérieurement grâce à l’art musical. Car, si effectivement l’aigu et le
grave continuaient de s’opposer [d’être en désaccord], il ne pourrait y avoir harmonie.
L’harmonie est symphonie, et une symphonie est une sorte d’homologie. Or, l’homologie de
ceux qui s’opposent est impossible tant que l’opposition subsiste [Or, l’homologie de ceux qui
diffèrent est impossible tant que le désaccord subsiste].
Opposition ou différence ? Opposition qui s’efface pour faire régner l’identique ? Ou
différence harmonique dans le même ? Si l’harmonie est une question d’habitude, l’histoire de
la musique est une histoire des ruptures. Ce qui est harmonique dans le jazz n’était pas
harmonique avant le jazz. Chaque nouvelle configuration musicale invente son harmonie et sa
palette rythmique. A quoi est-on habitué lorsqu’on lit Platon ? On entend ce qu’on est habitué à
entendre. Mais alors ce qu’on est habitué à entendre de Platon n’est-ce pas plutôt la
conséquence de nos habitudes de penser ?
Opposition ou différence ? Nous avons vu Aristote hésiter devant cette question lorsqu’il
s’agissait de la différence sexuelle. L’aporie n’était pas vraiment résolue. Dans ce petit passage
du discours d’Éryximaque nous pouvons tirer la traduction vers les deux sens. En effet, le
passage se prête au désaccord. Certes l’un est plus évident, mais l’autre est également possible
si on force un peu. Le problème de l’interprétation recoupe celui de l’art rhétorique, surtout
dans un texte qui opère avec des personnages inconciliables. Et si on ne trouve pas exactement
ce qu’on veut, on peut toujours cuisiner un peu l’étymologie pour amener les choses là où on
veut.
La médecine grecque, comme la médecine chinoise et indienne, est une médecine
holistique. On est très loin de la médecine moderne spécialisée, des organes sans corps. Bien
que la médecine d’Hippocrate soit holistique cela n’explique pas son adversité contre le
médecin-sophiste. A proprement parler il n’y a pas encore de science expérimentale, le point
décisif est l’expérience et la toute-puissance du logos. On pourrait peut-être traduire le geste
d’Hippocrate comme l’exigence pour une médecine qui, entre le sophos physicien et l’artiste
musicien qui expérimente des diverses incorporations de l’harmonie, tend plutôt vers le
musicien sans pour autant faire l’économie du physicien. La physique du sophos est un art de
production, la musique est un art d’usage, la médecine est mixte mais tend plutôt vers l’usage.
270
La question de l’accord nous ramène à la question de l’être en tant qu’idéntité. Qu’est-ce
que c’est qu’un accord ? Est-ce le produit d’une opposition qui s’éface pour faire regner
l’identique ou alors le produit d’une différence dans le même ? Éryximaque est-il en accord
avec Héraclite ? Platon est-il en accord avec Éryximaque ? Les questions se multiplient et
s’enchaînent. Peut-être qu’un élément de réponse consiste dans ce geste subtile de la part de
Platon. En fait, dans son discours, Éryximaque n’est pas tout à fait d’accord avec lui-même.
Nous avons suggéré au tout début de notre abord du discours d’Éryximaque qu’il semble
plutôt se disposer comme médecin-sophiste. Or, Platon marque une rupture à l’intérieur même
du discours d’Éryximaque dans la forme d’un désaccord. C’est au moment précisément où
Éryximaque tente de traverser la question de la production et de l’usage. Voyons.
« Il n’en reste pas moins que, même si, dans la constitution d’un accord et d’un rythme,
on arrive sans aucune difficulté à discerner l’intervention de l’amour, le double Éros, lui, n’y
intervient pas encore. Mais quand il faut, à l’usage des hommes, mettre en œuvre le rythme et
l’harmonie soit en composant [ποιοῦντα] (ce que nous appelons composition lyrique), soit en
utilisant [χρώµενον] de façon correcte des chants en des poèmes déjà composés (ce que nous
appelons éducation, παιδεία) c’est alors que les choses deviennent difficiles et que nous avons
besoin d’un bon praticien [ἀγαθοῦ δηµιουργοῦ] ». Luc Brisson signale que l’affirmation
suivant laquelle il n’y a pas encore d’Éros mauvais étonne après la lecture du début du
discours. Paradoxalement il semble qu’Éryximaque n’est pas tout à fait d’accord avec luimême. Vu le sujet examiné, cela ne peut que nous interpeller.
Dans le passage en question, il est affirmé que le double Éros ne se trouve pas dans la
constitution d’un accord et d’un rythme. Éryximaque fait une distinction entre la production et
l’usage, à l’intérieur même de la musique. Nous avons dit tout à l’heure que la musique est un
art d’usage, d’ailleurs, l’exemple du joueur de flûte est un exemple type de l’art de l’usage,
souvent utilisé par Platon lui-même. Or, le personnage de Platon vient ici poser la chose
différemment en attribuant à la musique le statut d’un art mixte. Ne nous exposons-nous pas à
la contradiction ? Et puis, il y a ce nouveau terme qui fait son apparition, la notion de
l’apprentissage, de la παιδεία, comme fonction de l’usage. Gardons le terme sous réserve, nous
y reviendrons au moment d’examiner ce thème du remplissage signalé un peu plus haut.
Nous avons parlé de la nonchalance terminologique d’Aristote, c’est encore plus grave
chez Platon. Comme s’il y a là une condition interne au philosopher. Dans la République
(454a-b) le problème est traversé. Philosopher ne consiste pas à s’attacher éristiquement au mot
[ἐριστικῶς κατὰ τὸ ὄνοµα διώκοµεν]. « Socrate » évoque la force de l’art antilogique, de l’art
de contredire [ἡ δύναµις τῆς ἀντιλογικῆς τέχνης]. Dialoguer, c’est-à-dire philosopher, ce n’est
pas chercher les contradictions dans le discours tenu en se limitant à un examen sur les mots.
271
L’art de contredire est redoutable, on peut toujours trouver des contradictions. L’équivocité est
constitutive au langage, les mots ne sont pas figés, et l’étymologie n’est qu’un outil, pas un
culte. Aucun discours, quelle que soit sa formulation, ne peut résister à la force antilogique.
Mais c’est là une décision : soulever la contradiction dans les mots au lieu de dialoguer sur les
choses.
On peut toujours contredire Platon en comparant les passages où tel ou tel mot apparaît.
Et on peut toujours contredire une lecture de Platon qui va dans tel ou tel sens en convoquant
un autre passage de son œuvre. Epurer le discours de tous ses contradictions, ses désaccords ou
fausses notes est impossible, mais le problème n’est pas là. Lire Platon ne peut se faire qu’en
soumettant des hypothèses. L’hypothèse lacanienne est toute autre que la notre. Mais la valeur
de chaque hypothèse régit dans ses conséquences, non pas dans sa légitimation. Le vrai Platon
n’existe pas. Place à des nouvelles hypothèses. Sinon rien.
Nous étions avec Éryximaque. Produire un nouveau chant et bien utiliser les chants et les
poèmes déjà composés sont deux manières de mettre en œuvre l’harmonie. Les deux Éros sont
rapportés à la production et à l’usage. Éryximaque reprend les deux Éros de Pausanias d’un
autre point. Le bel Éros, le céleste, est celui qui est profitable. Il faut céder à l’amant dans le
but de devenir meilleur. « L’autre est celui de la Muse Polymnie, l’Éros vulgaire qu’il faut
offrir avec prudence à ceux qui on l’offre, de manière à en cueillir de plaisir, sans provoquer
aucun dérèglement. De même, dans notre art, c’est une affaire importante que de bien user
[καλῶς χρῆσθαι] des désirs relatifs à l’art culinaire, de manière à en cueillir le plaisir sans se
rendre malade ». Le premier Éros reste l’amour pour le bien, et il est rapproché au dispositif
poétique. Le deuxième Éros cette fois-ci est rapproché à un certain art de l’usage qui fait appel
à l’usage des plaisirs.
Pausanias, c’est l’amour dans l’âme comme rapport profitable, le bien est ktèma.
Éryximaque, c’est l’amour dans les corps, l’harmonie. Le bel Éros est celui qui poeî, mais il y a
pour la première fois une certaine idée de l’usage, de l’art de khrèsis [καλῶς χρῆσθαι]. Une
remarque sur la forme : le discours de Pausanias est beaucoup plus homogène, on voit plus
facilement son fil conducteur. En revanche, celui d’Éryximaque est beaucoup plus rebelle. Il
donne plutôt l’impression de fragments différents qui cherchent à s’accorder. La médecine, la
musique, l’interprétation d’Héraclite, la cosmologie, la divination, on ne parle plus des hommes
mais de tout. L’argumentation tourne en spirale. Dans le discours d’Éryximaque le rythme
n’est pas soutenu, l’enchaînement n’est pas très évident, il y a beaucoup d’interstices entre les
thèmes abordés. Disons que le discours de Pausanias pose des problèmes d’interprétation parce
272
qu’il est très convaincant tandis que celui du médecin pose problème plutôt à cause de sa nature
disparate.
Il temps de rappeler Lacan dans la discussion. Éryximaque se rattache bien à la notion,
pour dire le mot, de l’homme microcosme, c’est à savoir, non pas que l’homme est en lui-même
un résumé, une image de la nature, mais que l’homme et la nature sont une seule et même
chose, que l’on ne peut songer à composer l’homme que de l’ordre et de l’harmonie des
composantes cosmiques (p. 97). Lacan donne l’arrière-plan en évoquant la singularité des
premiers physiciens : c’est la première fois que, dans la tradition occidentale, un discours se
forme qui vise expressément l’univers, et vise à le rendre discursif. Au départ de ce premier pas
de la science comme étant la sagesse, l’univers apparaît comme univers de discours (p. 100).
Selon les termes lacaniens, il s’agit d’une prise du réel par le discours, le logos. Mais cette
prise du réel n’a pas à être conçue à cette époque comme le corrélatif d’un sujet, fût-il
universel. Elle est corrélative d’un terme que je vais emprunter à Platon, qui dans la Lettre
VII, au cours d’une digression, nomme ce qui est cherché par l’opération de la dialectique : τὸ
πρᾶγµα […] Ce n’est pas die Sache, une affaire, ou alors entendez si vous voulez la grande
affaire, la réalité dernière, celle d’où dépend la pensée même qui s’y affronte, qui la discute, et
qui n’est, si je puis dire, qu’une des façons de la pratiquer, to pragma, la Chose, la praxis
essentielle. Lacan enchaîne : La théorie n’est pas, comme notre emploi du mot l’implique,
l’abstraction de la praxis, ni sa référence générale, ni le modèle de ce qui serait son
application. A son apparition, elle est la praxis même. Elle est elle-même, la théôria, l’exercice
du pouvoir, to pragma, la grande affaire (p. 101).
Reprenons notre question. Qu’en est-il de la philosophia comme rupture par rapport à
cette prise du réel en tant que sophia des premiers physiciens ? Socrate est mort, accusé d’être
un sophos, le contexte dans lequel la philosophie voit le jour c’est la praxis dans polis, la Chose
en tant que politique. A la place de l’homme-nature des physiciens vient l’homme habitant de
la polis et la redoutable force du logos qui, sans aucune prise du réel, produit en tant que réalité
des effets. Le physicien tisse « l’homme microcosme ». Puis vient le sophiste, il pousse la
figure du sophos à sa limite, il possède la valeur de toutes les valeurs, la technique de toutes les
techniques, l’art du logos, l’art de produire des beaux discours et convaincre. La chose n’est
qu’un effet de dire. La République est une expérience de pensée de « l’homme micropolis »,
non pas que l’homme est une image de la cité, ou que la cité est un modèle organique à l’image
de l’homme, mais que l’homme et la cité relèvent de : to pragma. Est-ce que l’ordre de l’agir
est de part en part subordonné à l’utilité et au profit comme le prétend le sophiste ? La théorie
est déjà chez Platon une forme de lutte.
273
Nous avons laissé en suspens tout à l’heure la référence au remplissage que fait
Éryximaque. Retour en arrière. Socrate en arrivant à la maison d’Agathon, après s’être mis
debout pendant un petit moment à cause de son démon, est interpellé par son hôte (175d-e).
–
« Viens ici Socrate t’installer près de moi, pour que, à ton contact, je profite moi aussi
du savoir qui t’est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule. Car il est évident que tu l’as
trouvé et que tu le tiens ce savoir ; en effet, tu ne serais pas venu avant. »
–
« Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers
le plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme c’est les cas de
l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la soupe la plus pleine vers la plus
vide… »
Lacan remarque : Le passage de l’intérieur d’un vase à un autre, la transformation du
plein en vide, la communication de contenu, est une des images foncières qui règlent ce qu’on
pourrait appeler la convoitise mentale des échanges philosophiques (p. 92). Si l’on reste sur le
personnage de « Socrate » ne cherchant pas sa réalité dernière, le moins qu’on puisse dire est
que Platon se joue de cette idée de l’échange philosophique. Souvenons-nous d’Apollodore qui
« µαίνεται καὶ παραπαίει » en faisant de Socrate un sage heureux, accompli qui possède le
plein savoir. Platon revisite l’affaire en boucle. Le philosophos n’est pas un sophos qui possède
une valeur, le savoir, et qui va verser son contenu à l’élève. Dans ce sens, l’apprentissage, la
παιδεία est autre chose que la communication d’un contenu. Le maître n’est pas un maître
accompli, statique, possédant la sagesse, en repos. Il est sur la route, tantôt il revient en arrière,
tantôt il s’arrête et reste débout. Le repos final c’est l’opinion. Il faut continuer.
Aristophane : La dérision de la sphère
Le discours d’Aristophane constitue une certaine rupture par rapport aux précédents. Tout
de suite, d’ailleurs, il prend ses distances : « Il est exact, Éryximaque, que j’ai bien l’intention
de parler autrement que vous l’avez fait, toi et Pausanias ». Pausanias a parlé de l’amour en tant
qu’amour pour le bien, dans une logique d’acquisition et de possession. En s’inscrivant dans la
continuité, Éryximaque a parlé de l’amour en tant qu’accord, relation harmonique qui régit les
corps humains et l’ensemble du cosmos.
Vers la fin de son discours Aristophane résume son discours : l’amour meilleur c’est
l’amour mené à son terme comme retour à une condition précédente. Ainsi survient la rupture :
l’amour n’est pas une affaire de production, il est reproduction, retour à un état ancien. « Quoi
qu’il en soit, je parle, moi des hommes et des femmes dans leur ensemble, pour dire que notre
espèce [génos] peut connaître le bonheur, si nous menons l’amour à son terme, c’est-à-dire que
274
chacun de nous rencontre le bien-aimé qui est le sien, ce qui constitue un retour à notre
ancienne nature » (193c).
Une remarque de forme. D’une manière ou d’une autre tous les premiers discours se
posent dans le cadre d’une interprétation des mythes ou des citations de poètes. Nous avons vu
passer au crible Parménide, Hésiode, Héraclite. Dans le cas de Pausanias il s’agissait
d’interpréter les lois non-écrites à propos de l’amour des garçons. Aristophane marque une
rupture par rapport à ce mode d’opération. Le récit mythe est ici encore convoqué, mais on
n’est pas dans une posture herméneutique. Il ne s’agit pas d’un discours qui prétend dénouer ce
qui est déjà dit. Passons.
L’histoire de ces êtres humains coupés en deux qui depuis recherchent leur autre moitié,
ce fameux mythe est bien connu et commenté pour reprendre ici une exposition. C’est tout de
même symptomatique que beaucoup des éditions de poche, adressées au grand Public, ne sont
que la reproduction de cette partie du Banquet, le mythe d’Aristophane. Avançons. Le mythe
est là, au fond ce qu’il s’agit de dégager c’est que l’amour est désir de l’Un. Après les petites
errances d’Éryximaque sur ce sujet, la question de l’un [τὸ ἕν] en tant qu’accord ou relation,
Aristophane tente pour une autre articulation.
Un mot sur les mots. Jouant un petit peu avec les ambiguïtés du mot génos, Aristophane
nous dit qu’au départ il y avait trois genres d’êtres humains. Trois genres qui n’étaient que la
combinaison de deux sexes (masculin-masculin, féminin-féminin, féminin-masculin). Mais
vers la fin de son discours, dans la phrase que nous venons de citer Aristophane parle du génos
des hommes, que le traducteur a choisit de traduire par espèce. Un genre, trois genres.
Plus de la moitié de notre lecture d’Aristote a été consacrée au problème du rapport entre
génons/eidos pour autant que la relation d’appartenance ne suffise pas à en rendre compte.
Nous avons vu les conséquences ontologiques de ce couple d’opérateurs (génos/eidos) qui ne
se laisse pas totaliser dans un concept de relation à sens unique, et comment la différence
sexuelle pose problème quant à l’appartenance à une forme (eidos). Ce petit rappel tient lieu
pour une mise en perspective du geste platonicien dans ce qu’il fait dire à Aristophane. Le
problème du troisième genre chez Platon est bien connu. C’est un thème qui revient dans les
Dialogues, dans des configurations largement hétéroclites et d’autant plus résistantes à une
interprétation homogène qui pourrait permettre d’identifier un concept. Là où nous sommes
nous aimerions juste signaler que dans cette scène mythique d’Aristophane le troisième genre
c’est le masculin-féminin. A traduire : le troisième genre c’est la différence sexuelle. Il y a
l’homme, la femme, et la différence sexuelle. Le troisième genre ne constitue pas une réponse à
275
la question de l’être comme appartenance mais plutôt le titre de l’aporie la plus dure, la plus
résistante au logos.
Restons avec Aristophane. L’amour réunit deux moitiés parfaitement homologues. On
retrouve l’élément de manque comme corrélat de l’Éros mais sous un angle particulier.
L’amour est désir d’une unité perdue, il est tension de retrouver la totalité, désir de l’Un : « τοῦ
ὅλου οῦν τῆ ἐπιθυµίᾳ καὶ διώξει ἔρως ὄνοµα ». Désir de l’Un mais aussi désir de Tout, τοῦ
ὅλου. Un-Tout. Chacun est une fraction (logos) de ½ qui cherche sa moitié symétrique, cet
autre lui-même. L’image de cet amour désigné comme auto-érotisme nous renvoie au cœur
d’un autre mythe, postérieur, celui de Narcisse.
Aristophane donne une réponse singulière à la question du consentement et des jeux de
domination dans l’amour. Au lieu d’un rapport maître-esclave, il établit une symétrie et une
égalité entre l’amant et l’aimé, puisqu’ils partagent une même origine. La dialectique
activité/passivité, aimant/aimé, est supprimée pour donner place à une parfaite réciprocité.
Le chapitre du Transfert réservé au discours d’Aristophane s’intitule « La dérision de la
sphère ». Le thème du cercle et du mouvement sphérique ayant valeur d’idéal a traversé la
lecture lacanienne du Banquet, il se trouve ici exposé, sinon en pleine lumière, ce qui pourrait
prêter à des malentendus, disons dans son étendue maximale qui va amener jusqu’à la structure
imaginaire reposant sur la Verwerfung de la castration. Prenons les choses pas à pas.
Lacan : S’agissant de l’amour, il est clair que Platon a pris la voie de la comédie (p. 95).
Aristophane est un poète comique, pour une part tenu comme responsable de la condamnation
de Socrate. Le paradoxe est que parmi les différents discours, nulle part ailleurs que dans celui
du poète comique on ne prend l’amour si au tragique. Nous pourrions peut-être formaliser
l’opération du Banquet de la sorte : de la tragédie du désir à la comédie de l’amour.
Dans la philosophie institutionnelle du discours universitaire le comique d’un Cratyle ou
du Banquet n’a pas de lieu. Chose que l’on pourrait mettre en rapport avec le rapport au maître
aseptisé de philia. A la pesanteur de l’esprit et de son désir tragique pour un savoir absolu qui
pourrait régler l’action en bâtissant une éthique, Platon prend la voie de la comédie. La
philosophie c’est l’amour de vérité au-delà de la tragédie du savoir.
Désir d’une unité perdue, l’amour dans le mythe d’Aristophane est une force de
rassemblement. Dans l’Au-delà du principe de plaisir Freud revisite le mythe d’Aristophane.
Éros est la « pulsion de vie », il cherche à provoquer et à maintenir la cohésion des parties de la
substance vivante à quoi s’oppose la « pulsion de mort » au-delà du principe de plaisir. Mais
276
avant d’aller au-delà, essayons de voir d’abord ce qu’il en est du principe de plaisir et comment
l’amour, essentiellement narcissique, y est soumis.
Dans la théorie psychanalytique, nous admettons sans hésiter que le principe de plaisir
règle automatiquement l’écoulement des processus psychiques. […] Lorsque nous tenons
compte de ce cours en étudiant les processus psychiques, nous introduisons le point de vue
économique dans notre travail.1 Nous sommes donc dans l’économie de l’âme. Soit dit au
passage, chez les Grecs la pensée de la cité (chez les sophistes, les philosophes, les historiens,
etc.) fait souvent appel à une terminologie médicale. Par ailleurs, le thème de la République
d’une cité dotée d’une âme est plutôt une reprise platonicienne d’une forme récurrente. Or, là
où les Anciens parlent de la politique de l’âme ou dans l’âme, nous, les modernes, parlons
d’économie. L’économisme dans la pensée du pouvoir fait couple avec l’économisme dans la
pensée du psychique.
Freud argumente sur l’inexistence de quelque chose comme une pulsion de
perfectionnement qui pousse naturellement l’homme vers son bien. Lacan traduit. Il n’y a pas
de Souverain bien – le Souverain Bien qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est
un bien interdit, et il n’y a pas d’autre bien. Tel est le fondement, inversé chez Freud, de la
morale.2 Qu’est-ce que la psychanalyse amène sur la table de la morale ? L’homme ne désire
son perfectionnement, être meilleur, que parce qu’il ne peut « avoir » le bien, la mère. Au fond
il s’agit d’une sublimation, c’est un transfert sur un autre but comme moyen de gagner
satisfaction. Traduisons : le bien du côté de l’ « être » est la conséquence du refoulement du
bien du côté de l’ « avoir ». La seule chose que l’homme désire lui est interdite, c’est pour ça
que son désir se déplace d’un objet à l’autre selon la norme du toujours plus, jamais
suffisamment. D’où la formule algébrique lacanienne : L’essence de l’objet c’est le ratage.3
Puisque le seul bien est interdit, le désir investit des nouveaux objets pour continuer à
être. Le principe de plaisir joue un rôle homéostatique pour le système psychique. Il nous est
effectivement donné pour avoir un mode de fonctionnement qui est justement d’éviter l’excès, le
trop de plaisir.4 Trop de plaisir constitue une menace pour la cohésion du moi. La
psychanalyse nous enseigne que le moi est une instance de résistance, de défense : d’abord et
avant tout, moi qui rejette et qui, loin d’annoncer, dénonce. L’action morale se présente
comme satisfaction de ce moi, déplacée dans un but acceptable.
Qu’est-ce que tout cela a à faire avec le discours d’Aristophane dans le Banquet ?
Patience. L’horizon de notre lecture est la question du Bien. Nous avons signalé à l’entrée de
cette partie qu’un des traits singuliers de la pensée contemporaine est la culpabilité du moi
1
Freud, « Au-delà du principe de plaisir », op.cit., p. 49.
Lacan, Séminaire VII : Ethique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 85.
3
Encore, op.cit., p. 75.
4
Ethique de la psychanalyse, op. cit., p. 67.
2
277
philosophique. D’avoir rêvé le Bien. Platon, la métaphysique, c’est la bête noire de la pensée.
Les nouveaux philosophes se contentent de dénoncer les totalitarismes, de défendre les droits
de l’homme, la démocratie, la femme, la liberté des corps. A entendre Lacan, on voit bien ce
moi comme instance de défense, mais on voit mal comment cela peut effectivement amorcer
une résistance au despotisme du marché et à son relativisme absolu.
Nous avons pointé que le Bien platonicien vient de pair avec l’absence de quelque chose
comme le moi philosophique. Dans les Dialogues le philosophe est atopos. Le mouvement
philosophique consiste en l’essayage de plusieurs masques du sage dont aucune ne semble tout
à fait satisfaisante. Raté. Ce n’est jamais ça. Mais derrière, il n’y a pas de visage. Philosopher
ce n’est pas démasquer le vrai, c’est faire l’expérience de plusieurs masques, à une condition :
il y a de la vérité. L’hypothèse platonicienne, mieux : notre hypothèse de l’hypothèse
platonicienne, est que le mode d’accès à la vérité est celui d’une participation sans
identification.
La vérité n’est plus révélée comme à l’âge des poètes et des premiers physiciens. La
captation du réel sous forme discursive à laquelle prétendaient les physiciens a donné lieu à
l’agnosticisme du sophiste pour qui la vérité n’est qu’un effet du dire. Entre le sophos et le
sophiste c’est tout ou rien. Toute la vérité ou pas de vérité. Pour le philosophos, sauver la vérité
c’est accepter de ne pas la posséder, comme le réclame le sophos. Les choses ne sont pas
complices à l’entreprise du logos pour les connaître. Dans ce sens, le logos est impuissant. Et
pourtant. Pas de vérité c’est aussi faire un pas. Elever l’impuissance à l’impossible.
Si l’essence de l’objet c’est le ratage, on ne peut rester fidèle au mathème de Lacan que
dans la mesure où notre lecture rate à maîtriser son objet. Ceci dit, il y a bien de manières
d’échouer. L’amour du maître. Tout en amenant ses nouveaux fruits sur la table de la morale,
l’éthique de la psychanalyse s’accompagne d’un « agnosticisme politique ».1 Lacan : la
métaphysique n’a jamais rien été et ne saurait se prolonger qu’à s’occuper de boucher le trou
de la politique.2 Sans trop se précipiter à venir au secours de la philosophie, essayons de voir
comment la psychanalyse amorce cette diagnose sur la philosophie.
Le point qui fait nœud est la division du sujet entre vérité et savoir. Chez Lacan il y a de
la vérité, et de la vérité comme cause. L’agnosticisme en matière politique tient à la différence
entre la vérité comme cause et le savoir mis en exercice. Une science économique inspirée par
le Capital ne conduit pas nécessairement à en user comme pouvoir de révolution, et l’histoire
semble exiger d’autres secours qu’une dialectique prédicative.3 Une science économique
1
Voir Lacan, « La science et la vérité », dans : Écrits II, Paris, Seuil, 1999.
Lacan, « Introduction à l’édition allemande des Écrits », dans : Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 555.
3
« Science et vérité », op.cit., p. 349.
2
278
inspirée par le Capital produit du savoir mais sa mise en exercice ne conduit pas à effectuer la
subversion, le dépassement dialectique. Il faut prendre l’agnosticisme politique à la lettre, il ne
peut y avoir de savoir sur la politique, le sujet de la science est intransitif au sujet de la
politique. Lorsque la philosophie se propose comme un savoir qui prend comme objet la chose
politique et cherche à établir un fondement, elle ne fait que s’occuper de boucher le trou de la
politique. Et comment ? Avec une fiction : le politique.
La philosophie n’a pas à donner des leçons politiques. Elle ne possède aucune sagesse.
Pensée érotiquement liée à la vérité, elle n’a qu’à soumettre des hypothèses aux rendez-vous
des événements pour construire des sujets qui leurs sont fidèles. La théoria de to pragma n’est
qu’acte (praxis), une manière de pratiquer la politique dans la brèche qu’ouvre l’incomplétude
de son concept. Au cours de ce texte nous avons placé deux formules, c’est le moment de les
réconvoquer.
→ Dans un monde pleinement marchand, la politique est le vide économique, ce qui dans
l’économie suspend l’économie.
→ La femme fait trou. Son sujet n’est pas totalisable, il y a toujours quelque chose en
reste du forçage poétique.
Au moment présent où la politique semble divorcer avec la représentation, notre
hypothèse de travail consiste à une théorie du sujet de la femme, sans aucune empiricité autre
que métaphorique, comme un moyen de s’ouvrir autrement sur nos visions. L’impuissance
devant le Marché, avec un grand m, a comme élément clé cette victimisation généralisée
organisée comme un moi, avec un petit m, collectif ou individuel. La résistance se confond de
plus en plus avec la défense. Négativité et impuissance globale. A présent, dans le marché
mondial tout le monde souffre. Les directeurs des entreprises de la pression des actionnaires,
les ouvriers du spectre des délocalisations qui désarme leurs revendications, les actionnaires de
la concurrence et des hasards de la finance, les jeunes du chômage et de la précarité de
l’emploi, les classes moyennes de leur pauvre pouvoir d’achat, les chômeurs de la culpabilité
de l’assistanat, sans parler de tout ce tiers exclu, les sans-papiers, le tiers monde, etc. Se
défendre du capitalisme avec un petit m d’un petit moi semble une impasse. Dans ce texte il
s’agit juste de faire un pas : traverser le fantasme de la femme-oppressée, de la femme-victime,
comme lieu stratégique pour une politique en acte. Un acte restreint qui ne fait pas tout mais
localise une petite exception.
Manifestement on est loin du Banquet. Mais l’occasion était bonne pour aller le plus loin
possible et nous l’avons saisi. Reprenons le travail, il nous faut encore quelques pas pour
arriver à ce que Lacan formule comme la dérision de la sphère dans le discours d’Aristophane.
279
Lacan traduit le principe de plaisir de la sorte : la réalité est absorbée avec les appareils
de la jouissance. Chez l’être parlant, le langage est appareil de la jouissance. Parler c’est jouir.
C’est là qu’il faut avoir un peu d’oreille, comme pour la musique – je suis m’être, je progresse
dans la m’êtrise, je suis m’être de moi et de l’univers. C’est bien là ce dont je parlais tout à
l’heure, le con-vaincu. L’univers, c’est la fleur de rhétorique. Cet écho littéraire pourrait peutêtre aider à comprendre que le moi peut être aussi fleur de la rhétorique, qui pousse du pot du
principe de plaisir, que Freud appelle Lustrinzip, et que je définis de ce qui se satisfait du
blablabla.1 Un peu plus loin : L’univers, c’est là où, de dire, tout réussit. Réussir à quoi ?
Réussir à faire rater le rapport sexuel, de la façon mâle.
Faisons les comptes. L’homme microcosme, c’est la jouissance du blablabla. La
conception du monde, c’est la jouissance du poète. La critique psychanalytique à propos du
Bien philosophique se trouve ici compressée. La façon mâle de rater le rapport sexuel c’est de
jouir du blablabla. L’homme habite en poète. Faire l’amour c’est de la poésie.2 Au regard de la
question de l’être tel qu’il se soutient dans la tradition philosophique, Lacan propose que nous
sommes joués par la jouissance. Dans tout ce qui s’est élaboré de l’être et même de l’essence,
chez Aristote par exemple, nous pouvons voir, à le lire à partir de l’expérience analytique,
qu’il s’agit de l’objet a.3
Le Bien philosophique, comme ce sur quoi on peut édifier une éthique et plus
généralement une conception du monde, c’est le petit a qui relève de l’imaginaire. Jouissance
phallique de l’être parlant. Ce n’est qu’à partir de l’expérience analytique que nous pouvons
entrevoir la jouissance de l’Autre. Si le calcul est bon, l’Agathon des philosophes est le petit a,
le grand a de l’Autre relève du symbolique, du symbole comme tel auquel Lacan associera une
fonction au-delà du principe du plaisir. Parler c’est jouir mais parler c’est parler dans l’Autre.
Du moment où le sujet parle il est aliéné.
L’Autre comme lieu de vérité. Le problème de Platon est celui de la participation comme
accès à la vérité. Nous proposerons que l’énigme de la participation recoupe la question du
symbolique. Lacan et Platon, deux tentatives courageuses pour faire inter-venir quelque chose
entre le réel de l’autre et la captation imaginaire de l’un. Or, puisqu’il n’y a pas l’Autre de
l’Autre, comme il n’y a pas le Bien du Bien, on est toujours dans le langage, on ne peut jamais
réussir à éliminer les fantasmes. Echouer comme nul autre n’ose échouer. Courage.
Au fond, le centre de notre intérêt n’est ni Lacan ni Platon, ni l’Agathon ni l’Autre. Notre
vrai souci c’est le M du grand Marché, le petit m du moi, et puis, pourquoi pas, m comme
1
Encore, op.cit., p. 73.
Idem., p. 93.
3
Idem., p. 123.
2
280
« aime ». Les femmes qu’on aime et que l’on aime libérer, le Marché qui nous aime et la
consommation.
Dans le discours d’Aristophane, il y a un mot qui revient avec insistance, σφαῖρα,
accompagné de tout un ensemble d’images qui font référence au mouvement circulaire.
Naturellement ça ne vous fait pas rire, parce que la sphère, ça ne vous fait ni chaud ni froid à
vous. Seulement dites-vous bien que pendant des siècles, il n’en a pas été ainsi […] Chez
Platon, et bien avant lui, cette forme, Σφαῖρος au masculin, comme dit encore Empédocle, c’est
un être qui est « de tous les côtés semblable à lui-même, sans limites, Σφαῖρος κυκλοτερής, qui
a la forme d’un boulet, règne dans sa solitude royale, rempli de son propre contentement, de sa
propre suffisance » (p. 112).
Jusqu’à la révolution de Kepler le seul mouvement que l’on pouvait imaginer pour les
corps célestes était le mouvement circulaire. La conception de l’univers était entièrement réglée
sur les propriétés de la sphère, définie comme la forme qui porte en soi les vertus de la
suffisance, de sorte qu’elle peut combiner en elle l’éternité de la même place avec le
mouvement éternel. La naissance de la science moderne, c’est lorsque Kepler établit que ça
tourne en ellipse.
Pourquoi cela intéresse l’analyste ? Et bien parce que la belle forme renvoie à la structure
imaginaire et amène tout droit au refoulé. Pas si vite. Si la sphère a exercé son charme pendant
si longtemps, c’est bien que la philia de l’esprit y collait, et salement, comme un drôle
d’adhésif. C’est au moins le cas pour Platon, et je vous renvoie au Timée, à son long
développement sur la sphère, qu’il nous dépeint dans tous ses détails. Ceci répond
curieusement, comme une strophe alternée, à ce que dit Aristophane des êtres sphériques (p.
116). S’appuyant sur une comparaison entre le Timée et le Banquet, Lacan conclut : dans le
discours d’Aristophane, Platon a l’air de s’amuser à faire un exercice comique sur sa propre
conception du monde, et de l’âme du monde (p. 117).
Allons jusqu’au but de l’analyse lacanienne. L’illustration incidente qui nous est donnée
sous la plume de Platon, que l’on peu aussi bien appeler un poète, ne nous montre-t-elle pas
que ce dont il s’agit dans ces formes où rien ne dépasse et ne se laisse accrocher, a ses
fondements dans la structure imaginaire ? Mais à quoi tient l’adhésion à ces formes en ce
qu’elle est affective ? – sinon de la Verwenfung de la castration (p. 117). En somme, la
conception d’un monde sphérique est le produit du poète qui jouit en parlant, elle relève de la
structure imaginaire puisqu’il s’agit d’investir le manque constitutif de la castration, condition
pour entrer dans le monde symbolique. En deux mots, la belle forme est un fantasme machiné
par le refoulement de la castration.
281
Ceci dit on ne comprend pas pourquoi Platon entreprend un exercice comique sur sa
propre conception du monde, et pourquoi cela s’exprime à travers les lèvres d’Aristophane.
Comme le remarque Lacan, dans le Timée, la sphère a tout ce qu’il faut à l’intérieur d’ellemême, elle est pleine, elle est contente, elle s’aime elle-même. C’est peut-être à cet amour
narcissique que Platon s’efforce de résister.
Si la jouissance du poète est la façon mâle de rater le rapport sexuel, il doit y avoir une
façon femelle. Forcément elle ne peut se pointer que là où tout dire ne réussit pas. Mais
laissons encore en suspense la question de l’Autre sexe. Le moment de Diotime rapproche.
Deux trois petites remarques pour terminer avec le discours d’Aristophane. Nous avons
souligné que par rapport aux discours précédents, le discours du comédien signe une certaine
discontinuité, l’amour est, pour la première fois, placé du côté de la reproduction et non plus de
la production (poièsis). Mais la reproduction non pas au sens d’un engendrement nouveau, au
sens où l’amour reproduit un état antérieur, l’unité perdue. L’amour d’Aristophane en tant que
désir de l’un conduit, en fin de compte, à une (ré)union parfaite, close, et donc stérile. Deux
êtres unis de manière parfaite, teleios, autosuffisante ! Quel fantasme ! Si après le discours de
Pausanias Platon s’est tordu de rigolade, après le discours d’Aristophane nous pouvons
soupçonner un petit sourire au coin des lèvres.
Il aurait été plus simple de faire apparaître Aristophane comme un homme obscène, de
provoquer le rire en le ridiculisant, comme une sorte de revanche du fait qu’il a ridiculisé
Socrate. La voie de comédie de Platon est toute autre chose, et faire dire au comédien les
choses les plus sérieuses sur l’amour fait partie du frayage de cette voie. Prendre plaisir à
démolir un ennemi en construisant un personnage faible n’est pas une opération à laquelle
Platon nous a habitués. Que ce soit un grand sophiste, comme Gorgias ou Protagoras, ou le
grand comédien qu’est Aristophane, Platon prend très au sérieux ses adversaires. Comme dirait
Nietzsche, la force de chacun correspond à la force de ses ennemis. Cela dit, c’est à se
demander si le Platon que nous avons construit, ce personnage qui a coupé le monde en deux,
le sensible et l’intelligible, et qui prêche pour un perfectionnement de l’âme en s’éloignant de
la bassesse du monde sensible pour contempler l’absolu, c’est à se demander si c’est un ennemi
fort. Sauf si l’on prend l’habit du moine, ce Platon de « la théorie des Idées » semble facile à
objecter.
Au lieu de machiner un affrontement implicite avec Aristophane et d’essayer de
convaincre sur la valeur de la personne, Platon se sert de ce personnage pour entreprendre un
exercice comique sur lui-même et sa conception du monde. La philosophie est là, dans cette
destitution identitaire comme condition pour participer à la vérité.
282
Agathon : L’atopie de l’Eros.
Agathon est le vainqueur du concours de la tragédie, il est le bien-aimé au vu et au su des
tous, son nom s’homonyme avec l’Agathon, le Bien. Voilà les trois grands axes qui tissent le
personnage.
D’une certaine manière le discours d’Agathon constitue une régression. Éros se ramène
sur la scène de l’un. Comme dans les paroles du père du discours, Phèdre, il n’y a qu’un Éros.
Mais à l’opposé du premier discours, ici l’Amour est le dieu le plus jeune. Si Aristophane a
entrepris de parler « autrement », avec Agathon on pourrait parler d’un dispositif oppositionnel,
antilogique. Le jeune tragédien veut se distinguer : « ceux qui ont parlé avant moi n’ont pas fait
l’éloge du dieu. Ils ont plutôt félicité les hommes des biens [ἀνθρώπους εύδαιµονιζειν τῶν
άγαθῶν] dont ce dieu est le responsable [αἴτιος = la cause] pour eux. Mais ce qu’est ce dieu
lui-même pour leur avoir accordé ces biens, personne ne l’a dit. »
Tout au long du déploiement des différents discours l’aspect agonistique est omniprésent.
Les convives sont dans un concours d’éloquence. Les rapports de domination entre l’aimé et
l’aimant à l’intérieur du couple érotique se reflètent sur le combat de domination entre les
interlocuteurs. Agathon assume le combat directement et de manière la plus frontale. Après sa
victoire au concours de la tragédie, il s’apprête à une deuxième victoire. « Ceux qui ont parlé
avant moi n’ont pas fait l’éloge du dieu ». L’entrée est violente.
–
Ἐγὼ δὲ
« MOI je souhaite d’abord dire comment il me faut régler mon dire, et ensuite j’en
viendrai à ce dire ». Agathon va établir les règles de parler avant de parler : « le seul procédé
correct pour tout éloge concernant toute chose est d’exprimer la nature de l’être dont on parle et
la nature de ce dont il est responsable. C’est exactement de cette façon qu’il est juste de
procéder dans l’éloge d’Éros ».
Agathon met la barre très haut. Le risque est de trébucher dès l’entrée. D’une certaine
manière nous pouvons dire qu’il y a là, pour la première fois, une métamorphose de la question
éthique, l’amour bien, en une question ontologique [Τις αὐτος ;]. Mais Éros demeure encore
chez Agathon un dieu. La question ontologique demeure une question théologique.
A la fin de la partie d’Aristote réservée à la génération des animaux, nous avons rencontré
le verbe κρείττω, d’où le mot κράτος : l’Etat. Ayant établi l’homme mâle comme principe
formel il s’agissait pour Aristote d’affronter le problème de la ressemblance de l’enfant à la
mère plutôt qu’au générateur. Sur le plan du particulier, la génération a pris la forme d’un
combat où l’élément féminin peut parfois remporter l’agôn. C’est le cas dans ce qu’Aristote
appelait une homologie imparfaite. Dans le discours d’Agathon le verbe κρείττω revient avec
283
insistance au moment où il s’agit de louer les vertus de l’Amour. Il y a une expression en
grec qui dit : κράτος εν κράτει. Difficilement traduisible, elle désigne une instance dominante à
l’intérieur d’une structure de domination, une souveraineté dans une souveraineté. Par exemple,
le Vatican est κράτος εν κράτει en tant qu’instance souveraine à l’intérieur d’un Etat souverain
(Italie). Pour donner un autre exemple, on peut aussi dire que la bureaucratie est κράτος εν
κράτει. Nous proposons que l’amour selon Agathon est quelque chose de ce genre, un κράτος
εν κράτει.
Le poète parle des vertus de l’Éros : δικαιοσύνη, σωφροσύνη, ανδρεία, σοφία.
– Éros ne commet ni subit d’injustice. S’il lui arrive de subir quelque chose, il ne subit
rien sous l’effet de la violence, car la violence n’atteint pas Éros.
– La modération réside dans le fait de dominer plaisirs et désirs. Aucun plaisir n’est plus
puissant [κρείττω] que celui de l’Éros. Si les plaisirs et les désirs inférieurs sont dominés par
Éros, et si Éros domine [κρατοῖ], puisqu’il domine [κρατῶν] les plaisirs et les désirs, Éros est
au suprême degré tempérant.
– Éros possède Arès, le dieu de la guerre ; « κρείττων δὲ ὁ ἔχων τοῦ ἐχοµένου. τοῦ δ’
ἀνρειοτάτου τῶν ἄλλων κρατῶν πάντων ἂν ἀνδρειότατος εἴη. » Celui qui domine celui qui
est plus courageux que les autres, celui-là est le plus courageux de tous.
– Le dieu est un poète si savant [sophos] qu’il produit des poètes. Éros est un poète élevé
à la deuxième puissance, poète des poètes. Il régit tout domaine de création artistique mais
aussi la « ζῳων ποίησιν », la poésie des êtres vivants, c’est-à-dire la génération.
Dans ce portrait de l’Éros en tant que poète et en tant que sophos, Agathon va encore
une fois traverser le thème du remplissage et de la pédagogie en tant que communication d’un
contenu. Apparemment l’ironie de Socrate ne l’a pas interpellé. « En effet, ce que l’on ne
possède point ou ce qu l’on ne sait pas, on ne peut ni le donner à un autre ni le lui enseigner. »
Agathon reprend la conception de l’enseignement comme transmission d’un savoir (contenu)
du maître (contenant) à l’élève (contenant). Nous avons déjà longtemps abordé cette idée à la
fois de la sagesse, de la philosophie, et du rapport au maître en tant que propriétaire d’une
valeur, d’un savoir. Chez Platon les thèmes sont abordés en boucle, comme si la chose n’est
jamais acquise et qu’il faut revenir, encore et encore, faire des cercles en essayant de faire un
pas.
Dans les paroles du vainqueur du concours de la tragédie, nous touchons du doigt la plus
haute sublimation de l’amour en poète. Si faire l’amour c’est faire de la poésie, cette dernière
étant la façon mâle de rater le rapport sexuel, parmi les discours du Banquet celui d’Agathon
est l’absolutisme de cette hommo-logie de l’amour. Kράτος εν κράτει. Agathon est beau, jeune,
284
désiré, un poète tragique de valeur, déjà couronné par ces concitoyens. Il produit (poiei) une
image de l’Amour à son image. Mais en même temps, le metteur en scène, Platon, nous laisse
soupçonner un désir, extrêmement vif, du personnage de dominer. Lorsque Pausanias parlait
nous le soupçonnions de vouloir convaincre son bien aimé. Agathon n’en fait pas moins, mais
lui, il se place du côté de l’aimé. Les rapports érotiques sont de part en part structurés en termes
de domination et d’esclavage volontaire. La relation maître-esclave demeure le contexte
général d’intelligibilité. Reste à savoir si la métaphore platonicienne est quelque part
hétérogène à cette homologie fondamentale de l’amour.
« Lorsque Agathon eut fini de parler, racontait Aristodème, tous ceux qui était là
acclamèrent le jeune homme, pour s’être exprimé d’une façon qui convenait et à lui-même et
au dieu ». La victoire semble promise, la performance semble avoir été convaincante, les
participants applaudissent. Et puis, coup de théâtre. Socrate prend la parole pour dire, comme
Lacan l’a signalé, que le discours d’Agathon ne vaut pas tripette.
Socrate-Diotime : hétérologie
Tous les premiers discours du Banquet font l’éloge de l’amour, Eros est beau/bien. Dans
cette hommo-logie générale, seul un discours fait exception, qui n’est pas d’ailleurs un
discours. Du moins pas tout à fait, de la même manière que les autres. C’est le discours de
Diotime emboîté dans le récit de Socrate. L’un clivé par le deux. Une métaphore de l’amour.
Nous avons vu tout au long du chemin du Banquet un certain nombre de déplacements.
Le premier discours, pleinement plongé dans le mythe, a donné lieu à un discours
politiquement plus marqué et qui a soulevé la question de la rhétorique. Ensuite, c’était le tour
d’un artiste-scientifique de parler et qui a placé la question de l’amour sur un plan
cosmologique en ouvrant aussi la question du rapport en tant qu’accord. Puis, Aristophane a
signé une rupture des discours interprétatifs en ouvrant une grille à la question de l’amour
comme désir de l’Un, et reproduction d’un état antérieur. Enfin, Agathon, le bien-aimé au vu et
au su de tous, a porté à l’absolu l’image de l’Éros poète tout en amenant un nouveau paramètre
onto-théologique quant au sujet.
Vient alors le moment de Socrate/Diotime. Dans ce discours qui n’en est pas exactement
un s’opère un certain saut. La plupart des thématiques sont réintroduites sous un angle
différent. Il serait pourtant inexact de dire que le discours de Socrate inspiré par Diotime
constitue simplement l’antithèse de ces premiers discours, qu’il ne fait que les objecter, les
contredire.
285
Vu le sujet qui nous préoccupe, la métaphore de « la femme dans l’oikos », il est évident
que le mathème de Diotime constitue le moment central de notre lecture du Banquet.
Cependant, vu l’acharnement platonicien à ne pas s’identifier à la figure de « Socrate » il serait
non moins indélicat de notre part de l’identifier purement et simplement aux dires de Diotime.
D’ailleurs, nous allons voir que son mathème est coupé en deux. La deuxième partie est
introduite lorsque Socrate la nomme « σοφωτάτη » et « τέλειο σοφιστή » : un sophiste parfait,
accompli, expression nous dit Brisson qu’on utilisait pour désigner les sophistes professionnels.
Prenons les choses pas à pas.
Le père du logos, le discours comme fils, et celui qui accouche
Phèdre est celui qui a mis le sujet au jour, ainsi il est le père de ce discours. Non
seulement du discours qu’il énonce lui-même, mais de l’ensemble des discours des convives.
Derrida signale la permanence d’un schème platonicien qui assigne l’origine et le pouvoir de
la parole, précisément du logos, à la position paternelle.1 En la rapportant à l’écriture où le
père est absent, Derrida s’interroge sur cette métaphore de Platon : que le logos soit un fils. Ce
que nous continuons, provisoirement et par commodité, à appeler une métaphore appartient en
tout cas à un système. Si le logos a un père, s’il n’est un logos qu’assisté de son père, c’est
qu’il est toujours un étant (on) et même un genre de l’étant (Sophiste 260a), et plus
précisément un être vivant. Le logos est un zôon. Dire que le logos est un zôon, c’est dire qu’il
est un organisme engendré. Selon Derrida, le « père du logos » n’est pas une simple métaphore,
il est le foyer de toute métaphoricité. Et il ajoute, la figure du père, on le sait, est aussi celle du
bien (agathon). Le logos représente ce à quoi il est redevable, le père qui est aussi un chef, un
capital et un bien. Ou plutôt le chef, le capital, le bien.
Nous voilà dans le foyer, la monarchie de l’oikos, avec le chef qu’est le père, son fils le
logos, manquant pour le moment celui qui accouche. L’espace est préparé pour laisser la parole
à « Socrate ». La maïeutique étant la méthode socratique au vu et au su de tous, Platon mettra
en scène avec le récit de Diotime une image de l’amour comme un accouchement de pensées et
de paroles.
Un point de départ : la vérité
Avant que Socrate prête la parole à Diotime on a vu que Lacan résume son intervention à
deux choses. 1) le discours d’Agathon ne vaut rien 2) l’amour est amour de quelque chose qui
manque. De l’amour on passe ainsi au désir, l’ἐπιθυµία. A ces deux traits essentiels nous
1
Derrida, « La pharmacie de Platon », op.cit., pp. 273-278.
286
aimerions ajouter un troisièmement qui nous semble s’imposer. Dans l’intervalle des quelques
lignes Socrate parle à trois reprises de… vérité.
« Dans ma sottise, je m’imaginais en effet qu’il fallait dire la vérité sur chacune des
choses dont on fait l’éloge, que cela servait de point de départ. » Le point de départ de Socrate
est d’établir que le point de départ doit être la vérité.
Au début du Banquet, Socrate déclare ne rien savoir sauf sur les sujets qui relèvent
d’Éros. Qu’est-ce c’est qu’un savoir sur l’amour et qu’est-ce que l’amour a à faire avec la
vérité ? Amour du vrai et le véritable amour, Platon met en place une optique « féminine » de
l’amour liée à un modèle de la procréation en tant que procédure générique du logos. Parler et
penser passent à travers le prisme d’une dialectique d’amour, pour aboutir à une forme
d’accouchement. L’amour modèle l’accès à la vérité. On est sous l’effet d’une rencontre
amoureuse comme on est sous l’effet d’une vérité.
Encore une remarque avant de laisser la parole à Diotime. En grec ancien la distinction
entre lettres majuscules et minuscules n’est pas notée. Dès lors, on ne peut donc savoir si
« éros » est un nom commun ou un nom propre. C’est pourquoi il faut avoir une oreille pour
lire. Les premiers discours jouent dans l’ambivalence entre Éros (= le dieu) et éros (=le
sentiment amoureux). On trouve cette équivoque à son apogée dans le discours d’Agathon
lorsqu’il argumente que Arès, le dieu de la guerre, est assujetti à Éros, vu son éros pour
Aphrodite. Lorsque Socrate prend la parole, pendant son petit échange avec Agathon qui prend
la forme d’un contrôle, il va exposer ceux qui écoutent aux effets de ce glissement du
signifiant. « [Il] serait ridicule de poser la question de savoir si Éros est un Éros qui a une mère
ou un père ». Ce qui peut également être entendu de la sorte : « il serait ridicule de poser la
question de savoir si l’amour est amour d’une mère et d’un père ».
Et pourtant. Si Socrate contrôle le discours d’Agathon ce n’est pas pour livrer ensuite un
discours épuré. Il ne s’agit pas d’épurer le discours de ses ambiguïtés. Il n’y a pas de
métalangage, nul discours ne peut défaire le nœud de ce qui est dit. La métaphore de l’amour
opérée par Socrate-Diotime est de passer d’une équivoque à une autre : de l’ambivalence dieusentiment amoureux on passe à celui de démon-procédure de vérité.
Le mathème de Diotime : entre ignorance et épistémè
Si Socrate ne sait rien que les choses de l’amour, il reconnaît son maître au visage d’une
femme étrangère, Diotime : « c’est elle qui m’a instruit [ἐδίδαξε] des choses concernant
l’amour ». Nous sommes donc devant une didactique dont la leçon porte sur l’amour, et le
287
maître est une femme. Elle est pourtant une maîtresse étrange dont la leçon n’est pas un savoir
au sens fort du terme, elle ne relève pas de l’épistémè.
Socrate avoue qu’auparavant, il soutenait au sujet de l’Éros à peu près les mêmes choses
qu’Agathon. Diotime l’a conduit à changer de regard. L’hommo-logie première avec ce qui est
couramment concevable sur l’amour se trouve objectée. Le mathème de l’amour implique une
hétérologie, voire une gynécologie.
Prêtons l’oreille.
Mεταξὺ. Le terme constitue l’opérateur majeur de Diotime. En général, le mot signifie le
milieu, ce qui se trouve entre deux choses, l’intervalle. La femme de Mantinée pose qu’ « entre
science [σοφία] et ignorance, il y a un intermédiaire ». Il s’agit d’ « avoir une opinion droite,
sans être à même d’en rendre raison [ὀρθὰ δοξάζειν ἄνευ τοῦ ἔχειν λόγον δοῦναι] ». La
différence est reprise dans une longue digression dans la République, nous y reviendrions le
moment venu. A mi-chemin entre l’épistémè et l’ignorance, le problème de l’opinion droite
constitue un point d’interception entre notre lecture du Banquet et celui de la République et fait
appel au problème de la participation.
Si la jouissance du poète est la façon mâle de rater le rapport sexuel, alors que la façon
femelle se pointe là où tout dire ne réussit pas, on pourrait dire que Platon est un lacanien
lorsqu’il place le mathème de la femme metaxu. Disons, si tout réussir est un ratage, ici, pas
réussir, c’est faire un pas.
Les paroles de Diotime se placent donc dans cet intermédiaire. La femme étrangère
communique une opinion. Forme et contenu : ce n’est pas seulement le discours, Éros aussi
est metaxu. Cet être démoniaque n’est ni beau ni bon ni savant, il est désir de ce qui lui
manque. Quelle est donc sa propre dynamis ? « Il interprète, ἐρµηνεῦον, et il communique »,
« il contribue à remplir l’intervalle, pour faire en sorte que chaque partie soit liée aux autres
dans l’univers ». Nous retrouvons des choses qu’Éryximaque a articulées, ainsi que la figure de
l’Éros en tant que force de liaison dont parlait Aristophane et que Freud a repris à son compte.
Le nouvel élément est que la dynamis propre à Éros est une dynamis herméneutique. A
traduire : l’amour n’est pas un objet qui s’apprête à l’interprétation, aimer est une force
d’interprétation dans les conséquences d’une rencontre.
Généalogie : fils de Poros et de Penia. Éros est né d’un père « σοφοῦ καὶ εὐπόρου », et
d’une mère « οὐ σοφῆς καὶ ἀπόρου ». Par sa mère, il est pauvre, le manque et le besoin
l’accompagnent. D’après son père, il est à l’affût de ce qui est beau et bon, il est andreïos et
« passionné de savoir ». Geste délicat. Au lieu d’avoir deux Éros nettement séparés, Platon
parvient grâce à cette généalogie à dresser un Éros dans lequel participent des attributs
288
disparates qui relèvent du féminin et du masculin. À cause de sa mère l’amour comprend un
élément irréductible d’aporie. D’autre part, on peut marquer le rapprochement du savoir
(σοφία), au sens fort du terme, à la disposition masculine. D’une certaine manière la généalogie
de l’Éros métaphorise le problème ontologique, chez Platon, de la participation du monde
intelligible dans le monde sensible ; l’amour est le fils bâtard d’une pauvreté qui a réussi à
ruser Poros, celui qui vient de Mêtis (Ruse).
A l’exemple de son père, Éros est à l’affût de ce qui beau et de ce qui est bon [τοῖς καλοῖς
καὶ τοῖς ἀγαθοῖς]. Au cours du tissage de cette figure de l’amour il y a un rapprochement entre
le philosophe et le sophiste. Citons le texte original : « φρονήσεως ἐπιθυµητὴς [désirant la
phronèsis], φιλοσοφῶν διὰ παντὸς τοῦ βίου [philosophant ou bien désirant la sagesse tout au
long de la vie], δεινὸς γόης [un séducteur redoutable] καὶ φαρµακεὺς καὶ σοφιστής ». Pour ces
deux derniers Brisson traduit par : « un magicien et un expert », mais il vaut mieux garder en
tête l’expression originale. Le portait se termine de la sorte : « ὥστε οὔτε ἀπορεῖ Ἔρως ποτὲ
οὔτε πλουτεῖ » [ainsi Éros n’est jamais ni dans l’aporie, la pauvreté absolue, ni dans la
richesse].
Pour le mot « φαρµακεὺς » Derrida lui a consacré tout un texte. La pharmarcie de Platon
travaille l’ambivalence du pharmakon dans le Phèdre, son glissement et ses allers-retours entre
« remède » et « poison ». Dans le passage en question, nous pouvons soupçonner que dans cet
enchaînement : φιλοσοφῶν, φαρµακεὺς, σοφιστής, Platon fait calcul de la duplicité de
« φαρµακεὺς » pour faire le pont entre le philosophe et son double, le sophiste.
Ni bon ni mauvais, ni bien ni mal, ni immortel ni mortel, ni dieu ni homme, l’amour se
place dans ce « ni…ni… » : double exclusion, double participation. Le daîmon n’est pas un
objet de culte. Faire de l’Éros un démon c’est établir que l’amour ne doit pas faire l’objet d’un
culte. Et si Éros est philosophe, celui non plus ne doit faire l’objet d’un culte. Peut-être que le
Banquet est un éloge de Platon à son maître, Socrate, à cette condition : qu’on n’en fait pas un
culte. Le culte du maître est impropre à la réception de son mathème. De même que le culte de
la philosophie indispose au philosopher.
Dans la République au moment de discuter comment de l’âme démocratique peut naître
l’âme tyrannique, l’amour est compté parmi les plus tyranniques des désirs. Platon n’est pas un
idéaliste de l’amour. L’amour beau, l’amour bien, c’est du blablabla. Là où tout dire réussit,
Éros est sophiste.
Éros philosophe. Le sophos ne tend pas vers le savoir puisqu’il le possède. De son côté,
l’ignorant, alors qu’il n’est ni beau ni bon ni savant, il croit l’être suffisamment, et donc « ne
289
désire pas ce dont il ne croit pas devoir être pourvu ». Éros est philosophe. D’en tirer les
conséquences, philosopher nécessite au moins le savoir de ne pas être sage. Mieux : Ne pas se
suffire de ce que l’on sait. Le non-savoir s’invente au centre même de la démarche philosophique et de la procédure amoureuse comme accessibilité à la vérité. On pourrait tenter un
anachronisme et parler d’une prise de conscience des limites de notre savoir comme condition
de philosopher. Mais peut-être que convoquer le terme conscience risque de déformer les
choses dans le souci de les éclairer. Peut-être qu’il vaudrait mieux parler de la résistance du
Moi pour qui les nouvelles sont toujours des mauvaises nouvelles. On ne peut participer à la
vérité que dans une certaine dépossession du moi et de ses moyens.
Lacan explique le fait que Socrate parle à travers les lèvres d’un autre, une femme,
comme une ruse pour ne pas parler directement. Lui qui ne sait que les choses de l’amour ne dit
presque rien en son nom. Mais pour que l’analyse lacanienne puisse avoir lieu il faut séparer
Socrate de Platon, et traiter le Banquet plutôt comme un témoignage, plus au moins fidèle.
Nous savons que nous avons un deuxième témoignage du même banquet, celui de Xénophon.
Le fait de ne pas le convoquer fait partie d’une décision de lecture. A la limite, nous abordons
le Banquet comme une fiction pure et autonome, ce qui bien évidement n’est pas vrai.
On parle de l’amour, le maître du maître est présent, et s’il est savant en amour c’est en
raison d’un autre maître, une femme étrangère. Le discours du m’être, sous forme de dialogue,
se soustrait à quelque chose comme un moi philosophique qui possède la connaissance sure et
pleine.
Le sage sait. L’ignorant croit savoir. Philosopher commence dans cette dépossession du
moi qui se croit savant. La philosophie est l’asymptote de la sagesse, elle s’en rapproche sans
cesse sans jamais la toucher. Dans la distinction entre la sagesse et la non-sagesse, le
philosophe est un non-sage. Comme souvent chez Platon ce n’est pas à la première opposition
qu’il faut diriger le regard (sagesse-non sagesse, bon-mauvais, intelligible-sensible, etc.)
L’opération cruciale est au niveau d’une deuxième différenciation qui ouvre sur le problème de
la participation. Parmi les non-sages on compte des ignorants et des philosophes. La
philosophie est sous condition d’une opinion droite [orthè doxa] pour autant que le logos ne
suffit pas à en rendre raison.
Nous avons vu dans le Glossaire que l’expression « orthos logos » désigne pour les
anciens la règle droite dans une problématique éthico-politique. Chez Aristote nous avons vu
qu’en matière éthique, l’ὑποκειµένην ὕλην fait qu’on ne peut acquérir une connaissance
parfaite, teleios. Si la vertu est une sorte de « energeia », ce n’est pas le logos législateur mais
l’homme vertueux qui est à la fois le juge et la mesure de ce qui est juste. La règle droite n’est
290
pas quelque chose de l’extérieur qui doit être appliquée par l’homme pour devenir vertueux,
c’est l’homme vertueux qui fait règle.
Ce à quoi le philosophe, habitant de la polis, ne peut se résigner c’est à l’agnosticisme
sophistique en matière ethico-politique étant donné que le logos ne suffit pas en lui-même pour
bâtir une construction solide. Entre tout ou rien, le savoir plein de ce qui est juste ou le
relativisme absolu, la philosophie comme opération de pensée se trouve à mi-chemin, engagée
dans une tâche impossible : parler du juste avec des mots qui ne sont et qui ne peuvent pas être
justes.
Philosopher appelle à un engagement subjectif pour autant que le discours n’arrive pas à
fournir des preuves objectives convaincantes. Le « il y a des vérités » ne relève pas d’un savoir.
Aucun savoir ne suffit pas à en rendre raison de l’existence des vérités. Quelques siècles après
les théologiens vont se mettre à prouver l’existence de Dieu. Pour Platon, le logos n’est pas
auto-suffisant. La raison ne suffit pas à la vérité, il faut y aller avec son âme. Platon instaure
ainsi une distance insurmontable entre philosophie et sagesse. La philosophie se définit donc
par ce dont elle est privée, c’est-à-dire par une norme transcendante qui lui échappe et
pourtant qu’elle possède en elle d’une certaine manière, selon la célèbre formule pascalienne,
si platonicienne : « Tu ne me recherchais pas si tu ne m’avais trouvé. »1
Éros – Bien. « Ἔρως τίνα χρείαν ἔχει τοῖς ἀνθρώποις » ? La question de « Socrate »
n’est pas très originale. Tout au long de ce texte, nous avons vu qu’un des traits de la pensée
ancienne consiste en cet utilitarisme pratique. Penser une chose, c’est penser le khrèma qu’elle
est.
Pour répondre à la question socratique, Diotime procède par une analyse sur le langage,
l’usage et l’économie des mots. D’une certaine manière, nous retrouvons en diagonale
l’analyse aristotélicienne sur les homonymies. Diotime parle des situations où « καταχρώµεθα
ὀνόµασιν ». Il n’est peut-être pas un hasard que l’exemple choisi soit la poièsis. En général, ditelle, « tout ce qui cause du passage du non-être vers l’être pour quoi que ce soit, voilà en quoi
consiste la production [poièsis] ; aussi les ouvrages réalisés par toutes les technai sont-ils des
productions [poièseis], de même que les artisans [dèmiourgoi] qui les réalisent sont tous des
producteurs [poiètai] ». Pourtant, on ne donne pas à ces gens le nom de poètes [poiètai]. « De la
production [poièsis] dans son ensemble on a distingué une partie, celle qui se rapporte à la
musique et à la métrique, et on lui donne le nom du tout. Cette partie seulement s’appelle
poésie, et ceux qui ont pour domaine la poésie seulement sont appelés poètes. »
1
P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, pp. 81-82. Pour la citation de Pascal, Pensées, § 553
(Brunschvicg).
291
Dans cette entreprise de métaphore de « la femme dans l’oikos », nous avons placé
l’homonymie du poète comme une homonymie fondamentale. L’homme habite en poète. La
partie pour le tout : un même mot pour désigner un ensemble référentiel, ainsi qu’une partie de
cet ensemble.
« Il en va de même pour l’amour », dit la maîtresse. En général, on entend par « Éros »
tout désir des biens et du bonheur, « πᾶσα ἡ τῶν ἀγαθῶν ἐπιθυµία καὶ τοῦ εὐδαιµονεῖν ». Il y
a plusieurs choses que les hommes désirent en les considérants comme biens. Trois exemples :
χρηµατισµον, φιλογυµνασία, φιλοσοφία. Or, le nom d’ « amoureux » est réservé à ceux qui se
tournent vers une forme [eidos] particulière de l’amour.
L’exemple de « poièsis » est descriptif, de la poièsis en général Diotime constate qu’on
appelle poésie une partie de cet ensemble. Mais l’analogie avec l’ « amour » est quelque part
imparfaite. Car si on reste sur un plan descriptif du langage on appelle érastès ou amoureux
celui qui aime non pas un objet quelconque mais un être humain. De tout cela il en est rien dans
le développement de Diotime. Elle ne fait aucune distinction entre désir d’un objet et amour
d’un sujet. Dans ce sens, il n’y a aucune différence entre l’amour d’Agathon (la personne) et
l’amour de l’argent. La différenciation repose sur autre chose. Ce n’est pas une question de
contenu mais de forme. Du descriptif on va passer sur un plan normatif et à la question du
Bien. Le mathème de l’étrangère va nous amener à l’amour en tant que reproduction. De
l’hommo-logie du poète on glisse à l’amour qui s’inscrit dans une dimension de vérité et qui
n’est plus production (poièsis) mais reproduction, accouchement.
Chemin faisant, l’Etrangère revisite l’idée d’Aristophane : « Il y a bien un récit qui
raconte que chercher la moitié de soi-même, c’est aimer. Ce que je dis moi, c’est qu’il en est
d’amour ni de moitié ni du tout, mais de ce qui se trouve, je le suppose, un bien ; car les gens
acceptent de se faire couper les mains et les pieds, quand ces parties semblent mauvaises. Je ne
crois pas en effet que chacun s’attache à ce qui lui appartient, sauf si l’on s’entend pour appeler
“bien” ce qui nous appartient, ce qui est à nous, et “mal” ce qui nous est étranger ».
Petite pause pour ranger un peu les choses. La question introductive était formulée en
termes de khrèma : « Ἔρως τίνα χρείαν ἔχει τοῖς ἀνθρώποις ». Ensuite, l’analyse du langage a
ouvert la question du nom et du rapport entre la partie et le tout. On est dans l’indiscernable
amour/désir. Eros est désir de possession d’un bien qui manque. Or, si le désir d’Agathon (la
personne) est identique au désir de richesse, alors où repose la différenciation à l’intérieur de
l’ensemble référentiel amour/désir ? Y a-t-il, comme dans le cas de la poésie, une partie qui fait
tout ? Et qu’en est-il de l’Agathon (le Bien impersonnel) ? Il y a des productions et des
productions, la poésie est une production singulière à laquelle on réserve le nom « poièsis ».
292
Or, il serait absurde de dire qu’il y a des biens et des biens, et que le Bien est un bien singulier
auquel il faut réserver le nom « bien ». On voit bien que ça ne marche pas.
Diotime assimile le désir au désir de possession. Désirer le beau, désirer le bien, c’est
désirer sa possession. Mais en fin de compte ce qu’on désire, dit-elle, c’est d’être heureux,
l’eudaimonia. La formule de Diotime est : eudaimonia = ktèsis de l’agathon. Nous avons vu
que la première définition de l’ergon économique chez Xénophon portait sur la ktèsis
irréductiblement liée à un dispositif poétique et à la production d’un excédent (periousia
poiôn). Ici, l’idée première du bonheur est la ktèsis de l’agathon. Mais si on garde en tête
qu’Éros est un daimon, la question de eu-daimonia résonne différemment dans l’oreille. Par le
jeu du signifiant le texte glisse subtilement, de l’amour comme désir de possession de ce qui
manque, on passe à l’amour dans le beau et à ce qu’il ouvre comme procédure sous condition
d’une rencontre. Du désir de posséder la vérité, le bien, etc. on passe à l’amour comme
participation à la vérité.
Éros – Beau : Penser/ parler/ enfanter. L’amour du vrai et le véritable amour. La
question à partir de laquelle Diotime développe son argumentation porte sur l’ἔργον propre à
l’amour. Ainsi, l’ergon d’Éros se définit comme « un accouchement à terme, que ce soit selon
le corps ou selon l’âme ». Platon profite ici de l’équivocité de l’expression « ἐν καλῶ » qui
peut signifier « à terme » et/ou « dans le beau ». L’accent est mis sur la rencontre, c’est-à-dire,
en termes modernes, sur quelque chose de l’ordre de l’événement, du kairos. La rencontre dans
la beauté est la condition nécessaire pour que l’être fécond, procrée. L’amour de ce qui est beau
n’est autre chose que « l’amour de la procréation et de l’accouchement dans les belles
conditions ».
L’homme habite en poète, l’ordre symbolique est androcentrique. La vérité est ici
rapportée à la fonction de la reproduction. Nous pouvons remarquer, au passage, que dans son
séminaire sur les psychoses, Lacan pointe que la fonction féminine, dans sa signification
symbolique essentielle, est celle de la procréation. Mais restons au Banquet. L’enfantement des
paroles et l’énonciation des pensées se rapportent à la procédure amoureuse et à la
reproduction. Le rapprochement entre penser et enfanter s’appuie sur l’analogie d’une
procédure douloureuse qui aboutit à une délivrance. Chaque fois qu’il rapproche corps féminin
et âme du philosophe, Platon le fait pour thématiser et déployer une idée précise : l’expérience
de l’ « adynaton », de l’impossible et du « chalepon », du difficile ; la tendance de l’âme à la
rétention, à la clôture, à la souffrance, en l’absence d’un agent autre, la beauté, l’obstination
du désir ou un accoucheur […] Penser c’est accoucher, à l’instant où une résistance est
vaincue, lorsque cesse la tension entre un bébé-logos et une âme/corps féminin rétive à la
293
1
délivrance. L’image de l’accouchement traduit tout ce qui empêche de pénétrer directement la
vérité, sa résistance à l’opposé de son autorévélation. L’accouchement implique un paramètre
d’hétéronomie, la dépendance envers quelque chose qui se trouve en dehors de l’être enceint, le
moment opportun, les belles conditions, en somme, une conjoncture.
Penser, parler, c’est enfanter. Le contenu d’une pensée s’identifie à la forme dans laquelle
elle se dit. Là où nous sommes, n’oublions pas, le discours du m’être est un dia-logue.
Ce qui est bien pour moi et le Bien impersonnel. Diotime veut aller plus loin. Son
mathème est coupé en deux. La deuxième partie est introduite lorsque Socrate appelle Diotime
sophistès. Le philosophe et son double. Le geste de l’Etrangère a consisté à placer Eros metaxu
savoir et ignorance, et à faire de lui un philosophe. On pourrait s’attendre à ce que la figure du
sophiste soit au rendez-vous. Le logos est pharmakon ; lorsqu’on veut aller trop loin le remède
se transforme en poison.
Mais il y a peut-être aussi autre chose dans ce stratagème platonicien de convoquer le mot
sophiste. Voici une hypothèse. Dans cette deuxième partie le mathème plonge dans la
métaphore. Le mot « sophistès » est là pour marquer qu’à partir de ce point ce n’est plus le
logos argumentatif qui opère. Le concept ouvre la faille de son incomplétude. Au lieu de
convoquer le mythe, ici la pensée a recours à l’image, la métaphore linguistique. Mais l’image
est dangereuse, il ne faut pas en faire un culte.
C’est dans ce cadre, on voit bien avec combien de précautions, que l’amour véritable
prend la forme d’une ascèse de la vision : en détournant pas à pas la vision vers le Beau, le
regard amoureux parvient à se fixer sur l’idée même de la beauté, la beauté en soi.
Du désir de posséder tel ou tel objet parce qu’il est beau, on est possédé par le Beau pour
autant qu’on y participe. Ou bien le beau est effet pur, mais alors il est relativisé à l’infini, et on
peut l’affirmer de n’importe quoi. Ou bien il est cause, mais alors aucun logos ne peut définir
l’effet du Beau car définir l’effet d’une cause c’est posséder cette cause et non plus être sous
son effet.
La Vérité et le Bien ne sont pas plus des fins pour la volonté que des objets pour la
connaissance. Ils sont ce sous l’effet de quoi on agit quant on agit, on pense quand on pense.
On ne les possède pas, mais on est éclairé par eux et on en pâtit. La recherche n’est pas une
recherche de la vérité qui en ferait un but, un objet ou un produit2. La philosophie n’est pas
une production de vérité, elle est sous sa condition. Ou bien la vérité est un effet de dire,
comme le prétend le sophiste, ou bien il y a du dire qui est sous l’effet d’une vérité pour autant
1
2
Sissa, « Philosophies du genre », op.cit., p. 87 (je souligne).
Dixsaut, Le naturel philosophe, op. cit., p. 100.
294
que le sujet d’énonciation ne peut s’y identifier pleinement. Dans ce cas, la vérité est cause
mais alors aucun dit ne peut dire la vérité de cette cause. Expressions complexes.
Imaginez quelqu’un qui vous dit : Il y a de la vérité, et de la vérité comme cause, et moi
qui parle je suis son effet. Evidement, vous vous tordez de rigolade.
Pourquoi engager son acte à autre chose qu’à son profit ? Plus de pouvoir, plus de savoir,
plus de jouissance. En fin de compte une personne qui parle d’un bien impersonnel est un
stratège qui tire les ficelles à son profit. Mais on a découvert sa ruse, on ne va pas se laisser
faire. Il n’y a pas de vérité. Il n’y a pas d’autre bien que le bien relatif. Le bien commun résulte
de la libre concurrence des singularités. Tout cela ça tient bien, et c’est facile à tenir.
La philosophie de Platon est l’expérience de l’« adynaton », de l’impossible. Au dictat du
profit, il s’agit de donner corps à une pensée affirmative de la pauvreté.
Hommo-logie et métaphore
Essayons de voir le pas-de sens, la métaphore, du discours de Socrate-Diotime. Les
discours précédents ont fait de l’Éros un éromène, ils en ont parlé en tant que bien-aimé et c’est
pour cela qu’ils l’ont fait apparaître comme beau et bien. Diotime signale à Socrate : « cette
idée qui était la tienne, dans la mesure où ce que tu dis en fournit un indice, c’est que l’amour
est le bien-aimé et non l’amant, voilà la raison pour laquelle, j’imagine, Éros te paraissait être
doté d’une beauté sans bornes ». Le déplacement de Diotime consiste à installer Éros à la place
de l’érastès.
Si l’on devait appliquer les catégories Sujet-Objet, on dirait que dans les premiers
discours l’amour est un Objet, et qu’à partir de Socrate-Diotime l’amour entre dans une
problématique de Sujet, en même temps qu’une dimension de vérité est convoquée. Et
pourtant. Au moment de Socrate-Diotime la question de l’amour devient une question
ontologique. Le véritable amour c’est l’amour du vrai. Συκουρτής, le traducteur grec, n’hésite
pas d’utiliser les termes hypokeimeno-antikeimeno dans la phrase de Diotime en question.
Citons sa traduction : « εξέλαβες, υποθέτω (και το συµπεραίνω απ’ όσα λέγεις) το αντικείµενο
του έρωτα ως Ερωτα, όχι το υποκείµενο » [tu as pris l’objet de l’amour comme Amour et non
pas le sujet]
Souvenons-nous du Glossaire, et de la dissymétrie entre le couple français sujet-objet et
le couple du grec moderne hypokeimenon-antikeimenon. Le sujet d’un discours, ce dont on
parle, en grec se dit l’antikeimenon du discours. Phèdre est le père du discours. Le sujet du
discours est l’Amour, mais il est sujet en tant qu’antikeimenon, objet qui résiste au même titre
que l’éromenos résiste à son amant. Au moment de Diotime, le sujet du discours est l’amour en
tant que hypokeimeno. Ce n’est plus ce dont on parle mais celui qui parle. Éros philosophe.
295
L’accessibilité à la vérité structure la relation d’amour. Platon place la philosophie dans le
lieu opérationnel de l’amour en même temps qu’il transforme la problématique de l’amour, et
du rapport au maître. Le pari consiste à essayer de penser l’amour non plus comme une
homologie, un dédoublement de soi dans l’autre pour accomplir l’un, mais comme un dialogue
entre un logos et un hétéro-logos. Il importe de souligner qu’il s’agit bel et bien d’une hétérologie et non pas d’une anti-logie. La relation d’amour, étant un dialogue, fait signe, mieux elle
modèle l’accès à la vérité.
Tout en étant philosophe, l’Éros platonicien prend la forme d’une certaine psychagogie,
l’art de conduire les âmes. Dans le débat courant, l’éraste est celui qui cherche à persuader son
bien-aimé, de même que la rhétorique est, de manière générale, comme l’admet « Socrate »
dans le Phèdre, « une psychagogie qui s’exerce par la parole ». Le souci de Platon est le
consentement du garçon dû à la force de persuasion, à travers des paroles qui ne doivent rien à
la vérité. Dans la République (458d), on y trouve l’affirmation que mise à part la nécessité
géométrique, il y a la nécessité (le mot grec est ἀνάγκη qui veut dire aussi le besoin) érotique,
« fondée sur l’amour, et dont l’aiguillon est peut-être plus piquant pour pousser et convaincre la
foule ». Au sein de l’interrogation sur l’amour, Platon rivalise avec le dispositif sophistique et
sa force de convaincre la foule. L’amour est rapport à la vérité ; ce qui unifie les deux amants
est le mouvement, la psychagogie, qui les porte vers le vrai sous forme d’une participation sans
identification.
Dans la relation d’amour, et comme conséquence de ce rapport à la vérité qui désormais
la structure, un personnage nouveau apparaît : celui du maître, qui vient occuper la place de
l’amoureux […] La distribution des rôles est entièrement inversée : ce sont les jeunes garçons
– eux qui sont beaux et que tant de soupirants poursuivent – qui sont les amoureux de Socrate1.
Le garçon devient érastès de l’engagement du maître pour la vérité ; il n’est plus
l’antikeimenon du désir qui résiste, en revanche l’antikeimenon résistant est l’agathon qu’est la
vérité et que les deux amants approchent par leur relation.
Bien qu’il y ait une dissymétrie dans les rapports de force, il n’y a plus de place pour
l’attitude esclavagiste pour aucun de deux partenaires. L’amant n’est pas l’esclave de l’aimé, de
même que le consentement de l’aimé ne le transforme pas en esclave de l’amant. Dans le
schéma traditionnel, la position de l’esclave se jouait par rapport à la résistance ou au
consentement du garçon. Le point décisif est maintenant déplacé. Désormais il n’y a que
l’engagement pour le Vrai, le Beau, le Bien, qui à la fois différencie et joint les deux
partenaires. Le maître est le nouveau personnage, et « Socrate » la stratégie platonicienne pour
la mettre en place.
1
Foucault, L’usage des plaisirs, op.cit., p. 311.
296
Lorsque Platon peint une image féminisée de l’amour, et utilise l’analogie de
l’accouchement pour dessiner la procédure de parler et de penser, en fin de compte c’est la
position du maître qui intervient entre les lignes. En fin de compte c’est le logos du m’être qui
opère, et s’efforce de toucher les choses, d’aller jusqu’au but d’un geste impossible.
La démarche platonicienne gravite autour du couple pouvoir-savoir. Dans les temps
modernes, on associe savoir et objet, et puis vérité et sujet. Mais forcer ces catégories dans le
texte platonicien n’est peut-être pas un bon moyen pour se faire une santé par rapport à la
maladie de la pensée contemporaine, son pragmatisme fétichisant : il faut en finir avec les
transcendantaux et les imageries idéalistes. Il n’y a de l’un que soumis à l’échange. A traduire :
le Bien n’existe pas, il n’y a que des marchandises.
Technè, épistémè, nous avons essayé de montrer combien ces termes échappent à la
traduction mot à mot avec un vocabulaire moderne. La question de la vertu, de l’arétè, est
quelque chose qu’on a du mal à entendre pour autant que nos catégories distinguent
radicalement se qui relève de la science, de la technique, de l’art. A condition que la traduction
puisse être un instant suspendue, ainsi que nos interprétations canoniques du Platon
métaphysicien, nous pouvons peut-être déceler que l’arétè, ou l’agathon, est en excès de ce qui
peut se savoir positivement.
Le logos n’est pas un outil suffisant pour parvenir à la vertu. La philosophie vient après,
lorsque cet agnosticisme de l’aretè ne se contente pas de ce qu’il sait. A savoir, que les mots ne
suffisent pas. La philosophie commence lorsque le logos ne se contente pas de son impuissance
quant à la vérité, ni de son pouvoir de produire ce qui vaut comme vrai. La vérité n’est jamais
là où on croit savoir, il n’y a pas de chemin royal qui y mène, mais cela ne veut pas dire qu’il
n’y a de la vérité que comme produit de notre imaginaire.
297
2. Constitution politique du sujet
[texte : La République]
Le haras pour tous, voilà ce qu’il nous promet dans un pamphlet qui a
toujours été le mauvais rêve de tous ceux qui ne peuvent se remettre du
discord toujours plus accentué de la société avec leur sentiment du bien. Cela
s’appelle La République, et tout le monde l’a pris au sérieux, croyant que
c’est vraiment ce que voulait Platon. (Lacan, Le transfert, p. 106)
La République divise. Il est difficile de se lancer dans une lecture sans avoir à prendre
partie dans tous ces débats par rapport à ce que Platon a vraiment voulu faire. Projet utopique ?
Constitution réelle ? Manifeste ? Exercice comique ? Si le législateur est une des figures du
sophos, Platon a-t-il voulu ici se mettre dans la peau d’un sage ou ce déjoue-t-il encore d’une
identification ? Si le philosophos est atopos qu’est-ce que c’est que ce lieu ? La République.
On a fait de Platon un révolutionnaire et un conservateur ; un fasciste et un communiste ;
un réformateur férocement tourné vers la pratique et un doux rêveur. Certaines de ces
interprétations sont plus fantaisistes que d’autres, mais toutes trouvent dans le texte un point
d’appui.1 On pourrait soumettre l’hypothèse que la République est ainsi construite pour défaire
la dichotomie entre un simple pour ou contre, une acceptation pure ou un refus en bloc.
Texte long, difficile, avec une texture extrêmement complexe, il figure parmi les plus
réfractaires au désir d’avoir une maîtrise sur lui. Si la lecture est une affaire de bonne distance,
notre lecture de la République va être quelque chose du genre : trop loin ou trop près. Trop près
lorsque nous nous intéressons à la localisation de quelques points précis. Trop loin lorsque
nous poserons au texte des questions sur notre présent qui lui sont étrangères. Ce qui implique
forcément des distorsions. Texte difficile à maîtriser, il y a beaucoup d’analyses qui se sont
proposées, souvent avec humilité et beaucoup de précautions, comme une Introduction à la
République. Ce que nous aimerions faire ici c’est nous servir du texte pour nous introduire dans
une république à nous, quelque chose comme un tenant-lieu politique à présent.
La nouvelle analytique du Sujet consiste à traiter le pouvoir non pas comme une force
extérieure qui s’exerce sur l’individu mais comme ce qui de l’intérieur « construit un sujet ». Il
ne s’agit pas de s’opposer à… un dehors, un autre. Mais de traiter le pouvoir comme formant le
sujet, condition même de son existence, trajectoire de son désir. Dès lors, l’enjeu n’est plus de
libérer les sujets, mais plutôt d’interroger les mécanismes régulateurs à travers lesquels des
1
Annas, Introduction à la République de Platon, Paris, PUF, 1994, p. 8.
298
« sujets » sont produits et maintenus. Une autre grande piste de la philosophie contemporaine
consiste à penser le sujet comme produit mais cette fois-ci d’une procédure de vérité. D’une
certaine manière le débat de Platon avec le Sophiste s’est métaphorisé de « το πράγµα » au
« Sujet ». Effet de pouvoir, effet de vérité. Dans les deux débats, le langage joue un rôle
protagoniste ainsi que la question de la place d’énonciation et de l’élément qui la remplit : d’où
on parle et qui parle. Ce qu’il ne faut surtout pas faire c’est traduire « to pragma » par « objet »,
et donc résoudre notre rapport aux grecs dans une espèce de dialectique sujet-objet.
Tout au long de notre lecture de l’Economique nous avons essayé de montrer que
l’économie moderne est un dispositif de pensée qui consiste à réfléchir la valeur en termes de
production. D’où la place princière du travail en tant qu’essence subjective. Il se peut que la
tension entre produire-faire (poièma-pragma) représente mieux notre non-rapport aux grecs
que le couple sujet-objet. Mais ce ne sont là que des mots, et nous sommes déjà suffisamment
alarmés pour prétendre à une justesse de représentation. To pragma est une affaire de praxis, la
valeur est une affaire de faire. L’homme habite en poète, habiter c’est bâtir, ainsi l’oikos. Mais
alors qu’en est-il de la polis ? Une affaire de police ?
La question qui ouvre la République est celui de l’homme juste. Elle est vite transportée
sur le site de la cité. Un-Tout. L’individu est réfléchi comme une micrographie de la cité, et la
cité comme une macrographie de l’individu. La pensée de la cité dans les cités est souvent
modelée par cette pratique qui consiste à doter la cité d’une « âme ». Un des écrits de Judith
Butler s’intitule « La vie psychique du pouvoir », cela pourrait être aussi un beau sous-titre de
la Politeia. Il s’agit moins de définir la cité comme un organisme engendré, un zôon, que
d’organiser un regard de l’intérieur, la cité vue du dedans. To pragma n’est pas un objet situé
en face, une donnée brute indépendante de la pensée et du discours.
D’une certaine manière on pourrait dire que la problématique de l’amour dans le Banquet
était l’exposition à l’autre que soi. Dans la République, « je est un autre », la question est ce qui
de l’intérieur divise, les conflits intérieurs dans la cité et dans l’âme. La question est le
minimum de cohésion et celui de la scission radicale, la guerre civile, la stasis, pour l’individu
comme pour la cité.
Le choix de l’impossible
L’Etat juste ne peut être amené à l’existence que par des hommes justes, mais les
hommes justes ne peuvent qu’être les produits d’un Etat juste. Cercle vicieux. Alors comment
faire ? On pourrait raisonnablement répondre en ayant recours à une graduation : nous, qui
sommes issus d’un Etat imparfait, ne pouvons produire un Etat parfaitement juste, mais nous
pouvons chercher à améliorer ce dont nous disposons, et transmettre nos réformes à une
299
génération qui sera ainsi progressivement mieux éduquée. Platon rejette entièrement cette
possibilité.1 On ne va pas progressivement vers un Etat plus juste, on ne peut se contenter à
limiter petit à petit les imperfections.
La cure analytique n’est pas une sorte de management ni une entreprise de réforme du
moi qui sera progressivement mieux éduqué, mieux adapté, mieux capable de domestiquer les
tensions internes et externes. La psychanalyse nous a appris le double aspect de la défense du
moi : elle aide au maintien d’un certain équilibre mais parfois c’est elle qui provoque la
maladie. Aussi loin que la psychanalyse a pu pousser la réflexion sur sa technique et sur ce qui
permet la possibilité de sa cure, elle ne peut arriver à fournir un ensemble de préceptes que l’on
pourrait appliquer pour obtenir les résultats désirés.
Dans la République la justice est métaphorisée comme une sorte d’harmonie dans l’âme.
Au même titre que l’enseignement psychanalytique ne nous instruit pas comment aller
progressivement vers un moi mieux adapté, la République n’est pas la mise en place d’un
enseignement pour aller progressivement vers un « Etat d’âme » plus juste. Nous n’avons pas
demandé à un texte de Freud le chemin royal qui mène à un monde psychique mieux équilibré.
Or, il en est de nos habitudes de questionner le texte platonicien de la sorte. La « Théorie des
Idées » devient l’entrée obligée dans la pensée de Platon pour renfermer l’entreprise dans une
sorte d’apologie de la partie rationnelle qui doit gouverner dans l’âme. On éclaire ainsi son
dualisme du sensible et de l’intelligible, et on comprend la mission du philosophe de
subordonner les désirs irrationnels à l’intellect. Les gouvernants de la République idéale sont
issus de la classe de Gardiens : La Défense. On n’est pas loin de considérer qu’il s’agit au fond
d’instaurer un Etat policier.
Dans le Banquet nous avons vu la tension entre deux alternatives, l’amour comme rapport
profitable, et l’amour comme retour à un équilibre. Le bien comme ce qu’il y a à produire
(poièma), ou alors le bien comme ce qu’il y a à retrouver (reproduction identique). Nous avons
tenté de montrer que le pari platonicien consiste à la construction d’un lieu entre un
« ni…ni… ». La République revisite la question en traçant un autre champ d’expérimentation.
L’Etat juste n’est ni ce qu’il y a à produire en allant progressivement à la suppression des
imperfections, ni ce qu’il y a à restaurer en faisant appel aux valeurs traditionnelles. Sur un
autre plan, c’est encore de la tension entre le sophistès et le sophos qu’il est question ; l’un
représentant l’intellectuel progressiste, l’autre la tradition. L’atopie du philosophos consiste en
cet entre-deux, cette demi-terre de personne, metaxu, à mi-chemin, basculant sans cesse d’un
côté à l’autre, dans un souci moins de se placer que de traverser. Si le Platon de la République
1
Idem., p. 238 (je souligne).
300
nous a paru à la fois un révolutionnaire et un conservateur, c’est peut-être parce le mouvement
de pensée est un continuel allez-retour. Ce qui l’importe n’est pas de donner une pensée mais
de donner à penser.
Le retour à l’équilibre implique une idée de santé préexistante. Le problème est plus
radical lorsque la santé elle-même n’est pas un état qu’il s’agit de restaurer. Et puis, il y a l’idée
du progrès. Ici, ce qui est à l’ordre du jour c’est faire le mieux possible avec les moyens qu’on
a pour maximiser l’utilité, à traduire : le profit. Le problème est plus inquiétant lorsque le profit
devient cause, cause de déséquilibre. Toujours est-il que les deux dispositifs, le progrès vers
l’avant ou le retour à un état antérieur, se placent dans le champ du possible. Platon fait le
choix de l’impossible, de l’adynaton.
Si loin, si près. On ne peut aller progressivement vers un capitalisme plus juste, moins
agressif, respectueux de la nature, modéré. Alors que faire ? Si on considère le pouvoir moins
comme une domination qui s’exerce sur le sujet de l’extérieur que comme ce qui de l’intérieur
forme un sujet, la question est celui de la discontinuité subjective. Le problème est plus délicat
que celui d’une transgression vers l’avant. Il n’y a pas de marche progressive, une recette
objectivable pour aller de mieux en mieux.
D’une manière qui peut paraître bizarre le problème ainsi posé va nous amener à la
question de l’ « inexistant » et de l’« atopie » philosophique. Pour donner juste un aperçu, dans
la fameuse digression où il s’agit de la différence entre épistémè et ignorance, ainsi que de la
place metaxu : l’opinion, Platon introduit une différence de degré entre « être » et « pleinement
être ». Seule l’Idée du juste est pleinement juste. Nous proposerons de traduire que dans le
monde sensible le « Juste » participe pour autant qu’il inexiste, il est là mais dans un degré
d’apparition minimale.
Si le pouvoir domine le champ du possible, le changement semble impossible. Le monde
est injuste. La proposition platonicienne telle qu’elle résonne à nos oreilles c’est le souci de
l’inexistant. Donner corps à ce qui n’a pas lieu d’être (atopon).
Le défit de Glaucon lancé à Socrate
–
Pourquoi devrais-je, moi, faire ce que requiert la justice si ce n’est bon pour moi ?
Montre-moi qu’il va dans mon intérêt d’être réellement juste et non seulement le
paraître.
Soit le bien commun est bien pour moi, mais alors la recherche du profit l’organise. Soit
le bien commun est au-delà du moi et de la loi du profit, mais alors pourquoi s’y engager ? On
voit bien l’impasse, l’aporie.
Est-il rationnel d’agir contre ses propres intérêts ? N’y a-t-il pas lieu de soupçonner que
même lorsqu’il s’agit d’engager son acte à quelque chose qui va au-delà de l’intérêt immédiat
301
c’est en vue d’un intérêt, d’un profit, plus grand qu’on peut en tirer. En fin de compte il s’agit
d’un investissement. Le calcul égoïste est toujours là.
Le Sophiste prétend connaître la manière dont il faut mener sa vie. La nouveauté par
rapport au sophos est que les questions morales relèvent d’une compétence elle-même amorale.
Et la question de la vie bonne est remplacée par celle de la « meilleure gestion » dans une
situation donnée. Le mouvement sophistique est un mouvement critique par rapport aux valeurs
traditionnelles, une vague de contestation contre le conservatisme réactionnaire.
A la compétence du sophos en tant qu’incarnation de la valeur, le sophiste propose la
compétence du logos. Outil de tous les outils, capable de produire la plus grande utilité, le
logos n’a aucune prise sur le réel en tant que donation, mais produit des effets réels. Le
placement philosophique n’est ni un retour en arrière, voire une entreprise de restauration, ni un
consentement au progressisme déchaîné qui n’admet que des valeurs relatives. Au dispositif
gestionnaire du sophiste, la démarche philosophique se donne comme une entreprise de se
défaire de l’identification entre agir rationnel et profit.
Dans la République, le contraire de « justice » (dikaiosunè) est « pleonexia » que l’on
pourrait traduire comme la pathologie de l’excès. Nous avons vu chez Xénophon et chez
Aristote que la politique est rapportée à une notion d’autarcie, l’art de la suffisance en fonction
d’un certain usage. Chez Platon le problème est plus radicalement posé : agir pour le bien
commun est-il un bien pour moi ?
La cité coupée en deux
A l’entrée de cette partie nous avons établi un schéma de lecture avec deux cercles.
L’amour comme scène du Deux, et puis celui de l’Un-Tout (individu/cité), leur intersection
étant le Bien. A première vue, on pourrait croire que le Banquet correspond au premier cercle,
et la République au deuxième. Or, ce n’est pas le cas. L’opération du Banquet consiste déjà à
tracer les deux cercles à la fois. D’une part, Un-Tout : l’hommo-logie de l’amour, Éros est
beau, Éros est bien, un échange profitable pour chacun des partenaires, Éros est sophos, le
poète de tous les poètes, là où tout dire réussit. D’autre part, un discours à deux (SocrateDiotime) et le mathème d’une femme. Éros est metaxu, sujet de manque, riche dans sa pauvreté
même.
Il en va de même quant à la République, les deux cercles co-apparaissent. Le texte qui va
nous servir d’entrée est un petit article dont l’auteur est une femme et sa discipline l’histoire.
Nicole Loraux : « La cité grecque pense l’un et le deux ». Pour commencer, plaçons l’énoncé
302
central : Lorsqu’ils pensent le politique – jusqu’à Aristote – les Grecs le pensent sous la
catégorie du deux. Bien évidement ce « jusqu’à Aristote » mérite une discussion. Mais déjà
essayons de voir ce qui en est de la catégorie du deux. Nous allons nous intéresser à deux mots
grecs autour desquels pivote l’exposé de l’historienne.
a) phrén. Loraux prend comme point de départ un passage des Euménides d’Eschyle.
Qu’ils échangent entre eux des joies
Dans une pensée de commune amitié
Et haïssent d’un seul esprit.
Derrière la pensée de commune amitié (koinophilès dianoia), la concorde (homonoia), si
précieuse aux cités que menace le conflit, n’est pas loin. Mais c’est avant tout sur le « haïre
d’un seul esprit », la communauté, par delà toute diversité, est conçue comme un sujet un. Que
phrén soit l’un des mots obsédants de l’Orestie n’est pas douteux et, en l’occurrence, ce terme
est à mettre au compte d’un choix eschyléen. […] Mais on gagne surtout à rapprocher cet
esprit un de la formule par laquelle les éphèbes athéniens juraient d’obéir aux lois établies par
le peuple homophronos, d’un même esprit.1
La cité unie est ainsi définie lorsqu’elle est célébrée. L’idéal c’est d’avoir une âme
homophronos et non pas…. schizo-phrénos. Une des manières pour la cité de maintenir sa
cohésion c’est par un « haïr commun » devant l’ennemi que sont les autres cités. Disons, c’est
le Moi de la cité en tant qu’instance défensive contre le danger de l’étranger. L’amitié
commune, la philia, est beaucoup plus difficile à établir positivement en faisant l’économie de
ce pragmatisme qui assure l’unité par la guerre, le « haïr commun » et les exaltations du
patriotisme identitaire.
b) diaphora. Pour aide de mémoire signalons que nous avons rencontré le terme dans le
discours d’Éryximaque, lorsqu’il s’agissait de la question de l’accord entre des termes
différents ou opposés. Nous l’avons aussi rencontré à deux reprises au cours de nos lectures
aristotéliciennes. Premièrement, à la question de savoir si la différence (diaphora-hétérotèta) se
dit selon l’essence ou par analogie à l’être, et deuxièmement, à propos de la différence sexuelle
(différence et/ou opposition). L’exposé de Loraux tente une mise en perspective du pourquoi et
du comment cette notion de « différence » bascule si souvent dans la notion d’« opposition ».
On est tenté de dire que cela ne pouvait venir que d’un ailleurs, d’une étrangère, pour autant
que les problèmes intra-philosophiques de cette question ne pèsent pas si lourd. Voyons ce
qu’elle nous dit :
« Diaphora » est un des noms du vote. Pensé comme différend, le vote risque toujours de
diviser les citoyens entre deux opinions adverses. Ainsi, tantôt le mot dénote la division du
1
Loraux, « La cité grecque pense l’un et le deux », dans : La tragédie d’Athènes : la politique entre l’ombre et
l’utopie, Paris, Seuil, 2005, p. 128.
303
corps civique en deux dans l’assemblée, selon le clivage entre les opinions contradictoires qui
s’affrontent, tantôt, deuxième acceptation, « diaphora » désigne une majorité dégagée dans
l’affrontement des opinions pour qu’il y ait force (kratos) ou victoire (nikè). L’historienne se
rapporte à Thucydide (III, 39) et le second débat de l’assemblée des Athéniens sur Mytilène.
Les deux opinions opposées ont failli s’égaliser mais finalement la « bonne » décision l’a
emporté. Comme c’est le bon, il n’y a rien à redire. Mais qu’arrive-t-il dans le cas contraire ?
De fait, après ce vote heureux, toutes les assemblées athéniennes, chez Thucydide,
déraisonnent.1
La philosophie vient après. L’entreprise de Platon, son combat contre le relativisme du
« bon », le perfectionnement et la mise en vente de l’art de convaincre, se place dans les
conséquences de ce déraisonnement, de ce dérèglement des assemblées athéniennes. La bonne
décision est bonne pour qui ? Pour l’ensemble ? Pour la partie ?
La division radicale de l’âme de la cité, telle la guerre civile, est toujours à l’horizon
comme une menace permanente. Avec le vote, les innombrables différences entre citoyens
passent à travers la grille d’un choix : pour ou contre, oui ou non. La multiplicité se réduit à
une scène de Deux conflictuelle.
Soit dit au passage, pour faire une petite digression, la diaphora qui donne lieu à un choix
est ce que Badiou appelle un point. Selon son langage conceptuel, un point est ce qui fait
comparaître la multiplicité infinie des nuances, le réseau ramifié des identités et des
différences, devant l’instance du Deux dans la figure d’un choix. Bref, lorsque dans une
assemblée une proposition est soumise au vote la multipli-cité se réduit au Deux. Le problème
selon Badiou est que le vote dans le monde parlementaire d’aujourd’hui ne donne pas lieu à un
choix. Passons.
Dans la constitution démocratique la réalité de diaphora divise, au même titre qu’un
discours convaincant peut produire le consentement, ne serait-ce que provisoire. Or, il y a une
autre division structurelle de la cité, et ce quelque soit la constitution. Plaçons l’extrait.
République (422 e, 423 a) :
–
« Bienheureux sois-tu, dis-je, si tu crois que toute cité autre que celle-là même que nous
avons établie mérite d’être appelée cité !
–
Mais que veux-tu dire ? dit-il
–
C’est une dénomination plus étendue, dis-je, qu’il faut donner aux autres cités. Chacune
d’elles constitue en effet une multiplicité des cités, et non pas une seule cité, selon
l’expression des joueurs. Il y en a d’abord deux, quelle que soit la cité, en guerre l’une contre
l’autre, la cité des pauvres et la cité des riches. »
1
Idem., p. 132.
304
Indépendamment de la réalité du vote dans les assemblées, il y a ce combat-contre
structurel à l’intérieur de chaque cité, le conflit permanent entre ceux qui ont et ceux qui n’ont
pas. L’unité de la cité est suspendue à cette stasis (=position, arrêt) permanente, le clivage entre
la cité des pauvres et la cité des riches.
La bonne division : défaire ce qui a été défait
Nous avons parlé des deux termes grecs dans l’exposé de Loraux, en fait il y en a trois.
Le troisième est « dialusis ». Citons : Hantise de la division. Mais aussi fascination du deux. Le
suggérerait l’emploi du verbe « délier » (dialuô), du substantif dialusis pour désigner la
« réconciliation » dans les textes des historiens ou des orateurs comme dans les décrets des
cités. Emploi que l’on dit banal, ce qui dispense de prêter attention à la sémantique du terme.
Or, si l’on avise que dialuô et dialusis expriment d’abord la déliaion – et ce, sous le signe de
dia- –, il faudra bien faire un pas de plus et constater que ce qui, pour une cité, doit être délié
au plus vite, c’est la stasis, cette division en deux. Si bien que ce que nous désignons, sur le
mode du « avec », comme la réconciliation, est d’abord, à parler grec, une façon de défaire ce
qui a été défait, comme si seul un processus qui relèverait la bonne division pouvait mettre fin
à la division, par essence mauvaise.1
On pourrait placer le souci socrato-platonicien pour la bonne division par l’art dialectique
dans le contexte de la stasis et de la cité divisée. D’une certaine manière la République juste
telle qu’imaginée par les interlocuteurs est une cité divisée en deux comme pour défaire ce qui
a été défait. C’est le moment de laisser provisoirement de côté le texte de Loraux pour marquer
un trait de la République.
Oikos et tensions schizophréniques
Du point de vue de la cité, la surpuissance de l’oikos constitue un danger. Les profits
privés menacent l’unité de la polis. Dans la mesure où les différents oikoi constituent des
parties compactes, une large concentration de puissance économique et la fortification de leurs
intérêts privés, posent problème : « il n’y a pas pour une cité un plus grand mal que celui qui le
divise et d’un seul en fait plusieurs » (Rép. 462b). Si la cité une est dotée d’un phrèn, nous
pouvons parler d’une nature schizo-phrénique propre à la fonction des oikoi et à leur
intégration dans l’espace commun. D’où la préoccupation pour la croissance illimitée des
richesses d’une partie des oikoi qui constituent la polis. La grande richesse contient un élément
de puissance, elle cesse d’être une affaire purement privée et devient une affaire politique.
1
Idem., pp. 135-136.
305
Dans l’hypothèse de la République il y a cette division entre la classe des Gardiens et
celle des Producteurs. Dans ce drôle d’Etat, la classe des Producteurs n’a aucun pouvoir mais
détient la propriété et l’argent. Il y a une séparation radicale entre pouvoir et richesse. Dans ce
sens, défaire ce qui a été défait c’est défaire le lien entre argent et pouvoir.
–
On vous laisse la richesse mais laissez-nous les décisions politiques !
Loin de demander notre consentement quant à un ensemble de propositions pour une cité
idéale, le souci platonicien est de nous faire réfléchir sur la production des richesses comme
axe central des décisions politiques. Il s’agit de donner à penser plutôt que de nous faire
adhérer stupidement à ce qu’il dit, comme un beaux discours qui gagne notre consentement.
Dans ce sens accepter en bloc la République est la meilleure façon de l’annuler. Platon,
Nietzsche ou Lacan, les grands maîtres sont ceux qui refusent leur culte, ils appellent à une
certaine infidélité comme seule manière de leur rester fidèle.
Dans le cas de la division radicale entre Producteurs et Gardiens, nous entendons moins
un appel à l’application de ce qui est proposé que la mise en place d’un diagnostic. Ce qui fait
le propre des Producteurs, dont font partie les commerçants, est impropre quant aux décisions
politiques. Chacun de nous comporte en lui une part de commerçant, la question est dans quelle
mesure c’est toujours le commerçant en nous qui décide lorsqu’il est devant un choix.
Toujours plus, jamais suffisamment. L’expansion commerciale et militaire d’Athènes est ce
qui finalement la conduira à sa perte. La rationalité du profit organise l’ordre de l’agir, mais audelà d’un certain seuil l’excès du profit est cause de déséquilibre. Agir selon son intérêt est une
chose, mais faire du profit la cause finale de toute action et le critère de toute rationalité en est
une autre.
Stasis et troubles discursifs
Nous sommes à Athènes à la fin du Ve siècle avant J.-C. La guerre de Péloponnèse finit
avec la défaite d’Athènes. Les Trente tyrans s’emparent du pouvoir à Athènes, et collaborent
avec les vainqueurs de la guerre qui campent dans l’Acropole. La stasis se déclenche, sanglante
et brève la guerre civile va durer un an. Lorsque les démocrates reprennent le pouvoir, un
décret d’amnistie est promulgué pour permettre la réunification du corps civil. Un décret
d’amnistie qui est aussi un décret d’amnésie. On doit oublier pour continuer, et partager les
dettes.
Vigh-cinq siècles plus tard la deuxième guerre mondiale est finie, la Grèce connaît sa
stasis moderne. Les vainqueurs de la guerre campent dans l’Acropole pour assurer le retour à la
démocratie, les communistes qui se sont battus pour la libération sont chassés, tués ou amenés
dans des camps d’orthopédie idéologique. Athènes est sur la table d’opération chirurgicale pour
306
recevoir la greffe démocratique. Elle a donné ses lumières à l’occident, il est temps que
l’occident lui rende un peu d’électricité. L’aide humanitaire arrive, ainsi que des armements
pour la restauration de l’ordre. La Grèce devient un des premiers champs d’expérimentation de
cette pratique moderne d’« exporter la démocratie » et des interventions « humanitaires »
sanglantes. Les mots tombent dans une zone de turbulence.
De la stasis ancienne à la guerre civile moderne, la maladie publique se traduit par un
trouble du langage. Une anomie discursive. Thucydide témoigne : « On changera jusqu’au sens
usuel des mots par rapport aux actes dans les justifications qu’on en donnait »1. Telle est la
traduction autorisée, qui date déjà depuis Denys d’Halicarnasse, du noyau clef de la réflexion
de l’historien sur la stasis. Loraux a proposé une nouvelle traduction qui ouvre à des nouveaux
possibles pour relire cette page de Thucydide.
Ce n’est pas du changement du sens usuel, c’est d’« évaluation habituelle », de
« jugement de valeur traditionnel » qu’il est question. Thucydide ne dit donc pas que les
hommes ont changé le sens des mots, mais de pouvoir d’évaluation de ceux-ci par rapport aux
actes. Quant au raisonnement sur la justice (c’est ainsi que je traduis le nom dikaiosis), que
généralement on oublie un peu en chemin, il faut, comme il est normal, y voir « l’établissement
de ce qui est juste ».2
D’une certaine manière le combat-contre entre Platon et le Sophiste se trouve compressé
sur ce point de traduction. Nous ne pouvons pas, à proprement parler, savoir ce que Thucydide
a vraiment en tête. La lecture divise et appelle à des choix. Soit la stasis a comme effet un
changement de signification, l’« audace » par exemple est rebaptisée « courage », et le retour à
l’ordre appelle à un acte performatif du langage. Soit les mots ont perdu leur pouvoir
d’évaluation par rapport aux actes, c’est donc la fonction même du langage qui est en cause, et
le retour à l’ordre est loin de pouvoir être assuré par une performance discursive ou une police
des mots.
Platon est un enfant du dérèglement des assemblées athéniennes et de la guerre civile.
L’entreprise de santé de la maladie qu’est la stasis ne consiste pas à confectionner un langage
où les mots sont plus justes. Si la République de Platon pose la question du « juste »,
l’entreprise philosophique ne se propose pas comme une orthopédie linguistique.
Eloignons-nous un peu. Depuis Saussure ce n’est pas la relation des mots avec les choses
qui leur donne leur sens, mais la relation des mots entre eux, le rapport différentiel entre eux.
Mais alors que se passe-t-il lorsqu’une stasis dans la cité fait couple avec une stasis à l’intérieur
1
2
Thucydide, La guerre civile de Péloponèse, III, 82, 3-4 (trad. Raymond Weil).
Loraux, « Thucydide et la sédition dans les mots », dans : La tragédie d’Athènes, op. cit., p. 88 (je souligne).
307
du langage ? Changer le rapport différentiel entre « audace » et « courage » est un fait limité, le
problème de l’anomie discursive repose sur un mouvement généralisé, le glissement infini du
signifiant.
Lacan distingue entre signe et signifiant. Le signifiant est un signe qui ne renvoie pas à un
objet, même à l’état de trace, mais à un autre signe. Le signifiant est sujet d’un autre signifiant.
Qu’en est-il alors de la stasis ? Si le propre d’une cité en état de guerre civile est que son âme
n’est plus homophronos mais schizo-phrénos, dans l’individu cela donne un état
schizophrénique.
La question du « juste » n’est pas un problème de lexique, mais du dérèglement même de
la fonction du symbolique. Si la loi (nomos) fondamentale est la loi de la symbolisation, la
stasis est un état d’anomie. Le langage est un système d’oppositions, jour et nuit, bon et
mauvais, etc. ; les limites peuvent être plus ou moins déplacées, élargies, déformées, etc. ; mais
lorsque tout renvoie à son contraire ce n’est plus une question de signification particulière,
c’est la fonction même du signifiant qui est affectée. L’acte de langage exerce son pouvoir
performatif sur un ensemble préétabli de règles et de normes symboliques. La transgression
poétique est conditionnée par la structure dans laquelle elle effectue la cérémonie de sa
nouveauté. Mais que se passe-t-il lorsque les règles sont déréglées, comment tenir debout
(stasis) lorsque le sol se dérobe sous nos pieds ? Changer l’usage usuel de quelques mots est
une chose, la désintégration symbolique de l’état schizophrénique en est un autre.
Nous avons vu que le décret d’amnéstie des Athénies, à la suite de la stasis, est aussi est
décret d’amnésie. Lecteur de Lacan, Jameson nous propose une idée singulière de la
schizophénie comme quelque chose que nous pouvons appellé une « maladie du présent ». Si
on entend par « présent » autre chose que la vie immédiate, c’est-à-dire un certain agencement
entre passé et futur, la rupture de la chaîne signifiante chez le schizophène fait couple avec
l’incapacité pour le sujet de se contruire un tel « présent ». Citons : l’identité personnelle est le
produit d’une certaine unification temporelle du passé et du futur avec le présent d’un sujet ;
cette unification temporelle active est elle-même une fonction du langage, ou, mieux encore, de
la phrase, dans la mesure où elle déploie son cercle herméneutique dans le temps. Si nous
sommes incapables d’unifier les passé, présent, et futur de la phrase, nous sommes alors
incapables d’unifier les passé, présent, futur de notre expérience biographique, de notre vie
psychique. Face à cette rupture de la chaîne signifiante, le schizophrène en est par conséquent
réduit à une expérience de signifiants matériels purs, ou, en d’autes termes, à une succession
dans le temps de purs présents sans lien entre eux.1
1
Jameson, Le postmoderne ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, éditions Beaux-arts de Paris,
2007, pp. 69-70 (je souligne).
308
La philosophie contémporaine s’est longtemps occupée pour se faire une santé contre la
maladie-Platon, il est peut-être temps de se demander si Platon peut nous aider à affronter cette
« maladie du présent ». Comment et dans quelle mésure le rélativisme absolu des valeurs nous
rend schizophrènes ?
Du bien au meilleur
Nous avons convoqué le travail de Nicole Loraux, nous allons maintenant tenter une
petite visite chez Barbara Cassin. Il s’agit d’un article intitulé : « Politiques de la mémoire. Des
traitements de la haine »1. Elle convoque, elle aussi, la fameuse phrase de Thucydide mais d’un
point de vue sophistique. Cassin reprend la traduction canonique : « on changera jusqu’au sens
usuel des mots…. ». À son tour, elle revisite le décret d’amnistie des Athéniens après la stasis.
Dans la Constitution d’Athènes Aristote considère que les Athéniens « en usèrent
[khrèsasthai] avec les malheurs précédents en privé et en public de la manière la plus belle et la
plus politique ; non seulement, ils effacèrent les accusations portant sur le passé, mais ils
rendirent en commun les emprunts [ta khrèmata] faits aux Lacédémoniens par les Trente, alors
que les conventions prises stipulaient que les deux parties, ceux de la ville et ceux du Pirée,
paieraient séparément : il jugèrent en effet que c’était par là qu’il fallait initier le consensus
[homonoia] » (40).
Cassin organise une réflexion autour du verbe « χρήσασθαι ». Nous y voilà. Le verbe
nous accompagne tout au long de ces lectures ainsi que son substantif, khrèma. Citons
d’abord : khrèsasthai, le verbe-clef du relativisme, avec en écho le substantif issu de la même
racine, ta khrèmata, ce dont on use, les richesses et, en l’occurrence, les « emprunts ». […] Les
Athéniens utilisèrent le malheur pour en faire de la belle politique, et cette transformation,
cette transmutation, comme le signale l’adjectif adverbial (« de la manière la plus belle »),
tient de l’art, du chef-d’œuvre, voire de l’esthétique politique.2
Cassin propose une définition de l’acte politique en tant qu’acte de langage. On peut
définir l’acte politique comme un point de bascule, qui « utilise » (khrèsthai) un état ancien
pour passer à un état nouveau. En l’occurrence, l’état ancien est la stasis, la guerre civile, et
l’état nouveau est l’homonoia, le consensus (idem.). Le logos crée le lien social, après une
crise, l’acte performatif du langage produit l’homonoia. La reconstruction du commun passe
par un devoir d’oublier, c’est-à-dire un refus de symbolisation de ce qui a eu lieu. Le décret
écrit a pour effet d’arrêter le bougé des mots, caractéristique de la stasis.
1
On trouvera l’article en question dans : Politiques des multitudes : démocratie, intelligence et puissance de la vie
à l’heure du capitalisme cognitif, op.cit.
2
Cassin, « Politiques de la mémoire. Des traitements de la haine », op.cit., p. 299.
309
Quelle est alors exactement la place de la vérité dans un tel contexte ? La réponse est à
chercher, encore une fois, du côté de khrèsthai, de l’usage et de l’utilité.1 Exit la philosophie et
son idée du Bien, il n’y a lieu que pour le comparatif relatif : un meilleur est « meilleur pour »
quelqu’un, homme ou cité, dans telle circonstance, et non dans telle autre.2 Cassin propose une
division, disons une diaphora. Il existe, dit-elle, deux manières d’articuler vérité et politique.
L’une, inaugurée par Platon, c’est l’option métaphysique de l’ « hétéronomie du politique ».
L’ontologique détermine le politique, l’être et la vérité sont la clef de la valeur. L’autre, c’est
l’option sophistique, l’« autonomie du politique ». L’ordre de l’être et de la vérité, non
seulement ne commande pas l’ordre de l’agir, mais est crée par cette forme d’agir particulière,
celle de la manipulation des mots. L’action discursive produit l’être, et produit notamment cette
réalité jusqu’alors inédite, transie de discours et continûment performée, qu’est la cité et son
consensus.3
Il faut noter que Cassin parle du politique et non de la politique. Selon cette ligne
d’argumentation c’est la tradition sophistique qui donne au politique un lieu propre, autonome,
émancipé de l’exigence de vérité. Platon a renfermé l’ordre de l’agir dans la métaphysique et
son exigence de vérité. Cassin suggère une réponse protagoréenne : « vrai » ne peut alors rien
vouloir dire d’autre que « meilleur ».4
Faire ce qui est meilleur, je veux bien, mais meilleur pour qui ?
Dans le décret des Athéniens le commun prévaut sur le privé selon la décision d’être
financièrement solidaires. Le parti des démocrates prend cette décision parce qu’elle est
meilleure pour eux et pour la cité entière. Ce qui est profitable pour la partie l’est aussi pour
l’ensemble. Mais la coïncidence est rare. A la sortie d’une guerre civile on peut se mettre
grossièrement d’accord sur la suite des opérations dans un avenir proche, mais que ce passe-t-il
en temps « normal » ? La mémoire est effacée et ce qui est meilleur pour « moi » ne l’est pas
pour « toi ».
Le politique a toujours été une fiction de la politique. Disons, pour parler un peu le
langage lacanien, le réel de la politique est autre chose que le politique comme un produit
singulier de l’imaginaire. Sauf à manipuler des symboles mathématiques vides de sens, dans la
mesure où on parle de la politique la part imaginaire est présente. Or, rien n’est plus propice à
la rêverie que de croire qu’on est réveillé. Le pragmatisme politique qui prétend qu’il n’y a pas
de vérité, mais juste une affaire de gestion, est une manière de rêver qui se soutient d’un certain
désir. Accordons que Platon et le dispositif sophistique tissent deux fictions du politique. L’un
1
Idem., p. 300.
Idem.
3
Idem.
4
Idem., p. 301.
2
310
c’est la fiction de la vérité, l’autre c’est la fiction du relativisme absolu et du pragmatisme
gestionnaire. Toujours est-il que l’orientation de la pensée ne peut venir d’une donnée
objective, cela relève de l’engagement subjectif. Si la question demeure celui de changer une
situation plutôt que de la comprendre, le Sophiste prétend que la maîtrise des mots suffit à
produire l’effet désiré, alors que pour Platon la maîtrise des mots fait partie intégrante du
problème de la situation.
Toujours chez Cassin, faisons un petit saut à son Effet sophistique. « L’un et le multiple
dans le consensus »: A la différence du tout sophistique, le tout platonicien ne sait ou ne veut
pas traiter la libre concurrence des singularités qui la constituent.1 Et un peu plus loin, en
parlant d’Aristote politique, l’antiplatonicien : L’homonoia est ainsi l’état d’équilibre produit
par l’exercice poussé jusqu’au bout de la singularité et de l’intérêt égoïste.2
Cassin place encore une division. Il y a, dit-elle, deux critères permettant de différencier
deux modèles de consensus. Le premier tient à l’autonomie relative du politique : est-ce un
domaine qui a son fondement, sa raison d’être ailleurs qu’en lui-même, dans l’éthique par
exemple comme chez Platon, ou bien est-ce une potentialité à soi seul, architectonique si l’on
veut, comme dans la sophistique et chez Aristote ? Le second tien à l’autonomie relative de
l’individu par rapport au tout : s’agit-il d’une subordination hiérarchique ou la singularité
n’est jamais considérée comme telle, jamais rapportée à elle-même, ou bien est-ce un libre jeu
des différences, une articulation de la concurrence ?3
Nous venons de souligner quelques phrases ou expressions où l’argumentation flirte
beaucoup, en tout cas en apparence, avec la terminologie de l’économie classique libérale.
Equilibre des antagonismes dans une libre concurrence des intérêts égoïstes….il ne manque
que la main invisible. Si l’acte du langage produit l’être, dans quelle mesure le monde dans
lequel nous habitons, le marché libre et la guerre de la concurrence perpétuelle, est-il un produit
de nos productions langagiers ?
Amenons la question plus loin que le débat entre Platon et le Sophiste. Si on entend par
assujettissement la dépendance fondamentale envers un discours que nous n’avons pas choisi
mais qui initie et soutient notre action, qu’est-ce qui produit ce consensus général que la pensée
politique n’a d’autres ressources face à l’ouverture du marché que de se plier au principe de
réalité et de tenter des petits ajustements pour un capitalisme plus humanitaire, mieux géré ?
Qu’est-ce qui fait que la figure de la résistance se confond de plus en plus à une forme de
défense plongée dans la négativité ? Aujourd’hui, la terre propice de la politique est celui du
« non ». Non à l’Europe marchande, non aux délocalisations, etc., etc. Depuis la désillusion de
1
Cassin, L’Effet Sophistique, op. cit., p. 242.
Idem., p. 247.
3
Idem., p. 248.
2
311
l’hypothèse communiste, globalement il n’y a plus de proposition affirmative contre le
capitalisme. A présent, il semble que l’affirmation est une affaire locale. Nous pouvons
accorder au Sophiste son souci pour le local, le contextuel, le singulier. Et pourtant.
Le capitalisme est l’envers des autres formations sociales. Il opère non pas par le codage
et l’exclusion des flux discursifs perturbateurs ou rebelles mais par le décodage et leur
intégration. Ce qui s’articule contre lui ne pose pas problème dans la mesure où il s’intègre
dans la circulation marchande. Et c’est bien la puissance du capitalisme, que son axiomatique
n’est jamais saturée, qu’il est toujours capable d’ajouter un nouvel axiome aux axiomes
précédents. Le capitalisme définit un champ d’immanence, et ne cesse de remplir ce champ.1
On a considéré que la sophistique représente le choix de l’immanence, alors que Platon
représente celui de la transcendance. C’est dans ce sens que Platon est apparu aux yeux des
modernes comme propice aux totalitarismes où tout est subordonné à une structure qui vient
d’en haut. Mais ce vieux modèle pyramidal de souveraineté semble dépassé. A présent, le
sentiment d’impuissance globale va de pair avec le constat que la régulation est de moins en
moins l’œuvre d’une institution centrale de contrôle. Le troisième âge du capital c’est le réseau
mondial décentré. La hiérarchie verticale a cédé la place à des réseaux plats et « interactifs ».
Le pouvoir souverain n’est plus personnifié, localisé, c’est le grand Anonyme qui ne se
supporte que d’un nom vide, Le Marché.
La critique continue son œuvre dans une projection du pouvoir comme une instance
extérieure qui vient d’en haut. Mais à présent, ce qui nous appelle à penser est la dictature de la
singularité. Le moi-monde. L’homme ordinaire est arraché de ses vieilles participations, la
classe, la nation, le sexe, etc., en même temps les sirènes du discours publicitaire chantent et
célèbrent son caractère exceptionnel, sa différence radicale. Elevés en doctrine, la singularité
absolue et le libre jeu des différences, jouent le jeu de l’axiomatique capitaliste. Et pourtant. Il
ne s’agit pas de prier pour un nouveau Dieu, une nouvelle transcendance absolue comme
moyen pour se faire une santé. Au choix entre l’immanence et la transcendance nous proposons
un autre contraste, celui entre l’exception et la règle. Résister n’est plus résister à une instance
extérieure mais chercher ce qui de l’intérieur d’un ordre l’excepte. Dans la circulation
marchande et la tyrannie du relativisme, une exception fait appel à une forme d’absolu. Donner
corps à ce qui n’a pas lieu d’être, soutenir ce qui dans la situation semble insoutenable, voire
impossible. La question de l’absolu n’est plus une question de Totalité (nouvelle règle) mais
une question de localisation (sous forme d’exception).
1
Deleuze – Guattari, Capitalisme et schizophrénie I : L’Anti-Œdipe, op.cit., p. 298.
312
…du meilleur au pire
On peut se représenter l’attitude du sophiste comme un geste critique : « du bien au
meilleur ». Exit les vieux codes du bien et du mal. Il faux saisir le kairos, faire ce qui est mieux
à chaque moment, dans chaque contexte ; le sophiste propose la sagesse pratique en faisant
l’économie de toute instance suprême, de tout ordre transcendant. Ce que nous proposons est
une traduction du geste platonicien : « du meilleur au pire ». Non seulement le logos ne pourra
jamais garantir la vérité, pire encore, l’ordre de l’agir est un engagement pour l’impossible. Le
Bien n’est pas ce qu’il y a à être codifié, objectivé dans des paroles, mais ce qu’il y a à être
subjectivé.
Faire ce qui est bien ou ce qui est meilleur c’est faire en fonction du moi privé. On ne
peut pas sortir de l’intérêt égoïste par un virage d’altruisme. C’est de l’altruisme narcissique
qu’il s’agit.
Lacan reprend le concept freudien de la pulsion de mort pour faire un pas dans la question
éthique. Irréductible à un acte de langage, l’acte éthique fait appel à une destitution subjective.
Le fantasme fondamental organise l’unité du moi défensif qui dénonce. La traversée du
fantasme implique le choix du pire, il s’agit de se soustraire au dictat du profit qui organise le
moi. Dans un tel contexte, un acte est accompli quand on fait précisément ce qu’un centriste
pragmatique considère comme étant le « choix de l’impossible », et quand ce geste affecte
miraculeusement le cadre de ce qui est considéré comme « acceptable ».1
On ne peut énumérer tout ce que la République comprend de propositions inacceptables
pour l’organisation d’une République réelle. Contre le pragmatisme du sophiste et sa « sagesse
pratique » pour un agir qui s’autorégule en cherchant la meilleure gestion selon le contexte,
Platon fait le choix de l’impossible. Pensée amoureusement liée à la vérité ; hésitations,
digressions, faux pas, métaphores incomplètes qui ne font pas système, ce ne sont pas là des
accessoires rhétoriques qui viennent bonifier le corps du texte. Le forçage d’un point
impossible passe par un ensemble de maladresses, d’approximations, la pensée s’expose à ses
démons, au danger de se perdre, de devenir autre qu’elle-même. L’ennemi est plus proche que
ce que l’on croit, et souvent on y participe.
Proposer une règle à suivre est toute autre chose que forcer ici et là l’exception. Bâtir une
éthique comme code universel du bien et du mal est tout autre chose qu’effectuer un acte de
soustraction au dictat du profit qui organise et soutient nos actions.
1
Žižek, Le sujet qui fâche, op. cit., note 2 en bas de page, p. 357.
313
Dépense et accumulation
(i) La question de l’être
Aucune donnée objective ne pourrait jamais permettre de trancher entre Platon et le
Sophiste. On peut partir d’une hypothèse et organiser un ensemble de lectures pour accumuler
des preuves, des citations, des points d’appui. Capitaliser le savoir. L’expérience montre qu’il
est possible de faire tourner un texte, en privilégiant tel ou tel extrait, pour le faire aller dans
notre sens, opérer à notre profit.
Accepter Platon en bloc traduit mal notre démarche ici présente. Dans toute cette
discussion que nous avons voulu mettre en place le problème central demeure celui de l’acte
politique dans le marché mondial et de la subjectivité de victime comme matrice
d’émancipation. Cela passe par une autre idée de l’économie. Dans l’Effet sophistique Cassin
tente un rapprochement entre la question de l’être et une conception générale de l’économie.
Elle va nous proposer une distinction. La pensée métaphysique inaugurée par Platon c’est l’être
en tant que recueil, collection, à quoi s’oppose la démarche sophistique qui met l’accent sur la
dépense et la consommation.
Citons : L’écho contemporain du modèle sophiste est à saisir dans un « essai d’économie
générale » telle que « la “dépense” (la “consumation”) des richesses [soit], par rapport à la
production, l’objet premier »1. La référence ici est l’œuvre de Bataille et son projet pour une
« économie générale » au-delà de l’« économie restreinte » de la production, de l’accumulation,
de l’échange, utile ou marchand.
Nous partageons le diagnostic selon lequel la pensée économique moderne est de part en
part organisée autour des notions de production et d’acquisition, de poièsis et de ktèsis. La
tentative de Bataille consiste précisément à se défaire de cet a priori mental de la pensée
économique, et de la domestication de la valeur dans un cadre de production et de
capitalisation. Selon l’axiomatique de l’économie classique n’est utile que ce qui peut produire
du profit ; seule fin l’utilité, elle-même confondue avec le profit. L’ordre de l’agir est assujetti à
la rationalité du calcul égoïste et de la maximisation de l’utilité. Face à cette axiomatique,
Bataille propose la notion de dépense improductive. Ici, la perte doit être la plus grande
possible pour que l’activité prenne de la valeur. Ce principe de la perte, de la dépense
inconditionnelle, objecte l’axiomatique économique de la balance des comptes où la dépense
est régulièrement compensée par l’acquisition.
D’une certaine manière nous retrouvons en diagonale la tension entre praxis et poièsis.
Est poièsis une activité transitive dont résulte un produit isolable, elle se pose en tant que
1
Cassin, L’Effet Sophitique, op. cit, p. 234. Sa citation provient de Bataille : La part maudite, Paris, Minuit, 1967.
314
moyen terme pour la conservation de la vie, la continuation de l’activité, la croissance illimitée.
En revanche, la praxis n’a pas d’autre but qu’elle-même. Dans le Glossaire, nous avons
proposé un rapprochement entre praxis et usage, avec comme énoncé phare une formule de
Vernant : L’homme agit quand il utilise les choses non pas quand il les fabrique. Or, si on
entend par usage un moyen terme de produire du profit on reste dans le cadre de la poièsis,
l’activité transitive. L’usage n’a de lieu propre que lorsqu’il s’agit d’une praxis comme fin en
soi. Il en va de même pour la notion de consommation. Ou bien la consommation est un moyen
terme de production (dont la conservation de la vie en fait partie) ou bien la consommation est
une fin en soi, dépense à perte. Dans tous les cas l’élément clé est le profit.
Bataille oppose l’« économie restreinte » où l’ordre de l’agir est réglé par le profit et
l’ « économie générale » au-delà du profit. Cassin entend dans cette conception de
l’« économie générale » l’écho contemporain du sophiste qui met l’accent sur la dépense plutôt
que sur la production et la conservation. Nous pouvons tout aussi bien y voir une belle
traduction de la démarche aristotélicienne pour une économie restreinte souscrite à l’intérieur
d’un ensemble référentiel, celui de la politique. L’« économie restreinte » dont parle Bataille
c’est l’ « économie » tout court pour le philosophe antique, et l’« économie générale » de
Bataille se nomme « politique ». Explication.
L’archè économique est la production (poièsis), l’objectif de l’oikos est d’assurer la
conservation de l’espèce et de ses membres. Il y a donc calcul et un objectif d’utilité. Mais ce
dispositif poétique nécessite une limite au-delà de laquelle l’économie se transforme en
chrématistique. C’est en tant que limite qu’intervient la notion de suffisance. L’économie est
un art qui doit assurer la suffisance pour donner lieu à la politique, le luxe de la praxis qui n’a
d’autre but qu’elle-même. Toujours plus, jamais suffisamment, la chrématistique est une
économie générale de la production qui remplit tout l’espace du penser et du faire.
Nous avons proposé dans notre lecture du Banquet de traduire la philosophie comme une
pensée affirmative de la pauvreté au-delà du principe de profit. Le sujet philosophique est un
sujet de soustraction au dictat du profit, excentré par rapport au moi. Il ne s’agit pas de
proposer aux individus un bien plus grand comme moyen de susciter leur sentiment altruiste.
Tant que la politique, la question de la justice, celle du bien, restent assujetties à une
problématique de production nous sommes « sujets » de l’économie. Mais la rationalité du
profit ne fait jamais sortir quiconque de lui-même. Faire ce qui est bien pour la cité est encore
une manière de servir ses intérêts narcissiques. En amour, comme en politique, le mouvement
vers l’autre est un investissement à perte. La vraie richesse c’est le luxe d’une activité sans
gain.
315
Dans son texte, Cassin revient à un passage de Gorgias où « Socrate » brosse le tableau
comparatif de deux genres de vie, celle de l’homme d’ordre, sage et tempérant (sophrôn), qui
remplit ses tonneaux de vin, de miel, de lait, puis cesse de s’en occuper et vit sans souci – c’est
l’épargnant et son bas de laine éthique ; l’autre, indiscipliné, incontinent, incorrigible,
(akôlastos), lui-même tonneau (ou panier, dirions-nous) percé, a des tonneaux percés, qui
fuient, et travaille nuit et jour à les remplir.1 L’opposition proposée est celle entre l’épargnant
et celui qui dépense sans compter.
Et pourtant. L’idéal philosophique de la sophrôsunè (tempérance) n’est pas la
conservation pour la conservation, mais pour la suffisance comme ce qui permet à l’homme
libre de se libérer des contraintes de la vie et de disposer du temps libre. Car si la politique est
une affaire de luxe et d’activité improductive, seule la suffisance permet de faire un pas au delà
du profit, juste un pas, tantôt ici tantôt là.
Entre les deux genres de vie, l’épargnant et l’homme dépensier, il faut chercher le
troisième genre. Dans l’Economique nous avons suivi la discussion entre Socrate et Critobule à
propos de l’être esclave. L’image de ce tonneau percé qui travaille jour et nuit correspond à
l’image de l’homme assujetti à ces « maîtresses qui se donnent comme des plaisirs ». Mais
l’idéal de la tempérance n’est pas de toujours épargner. A défaut d’« épistamenô khrèsthai »,
l’amoureux de l’argent (khrèmata), l’épargnant inconditionnel, rempli lui aussi la condition
formelle de l’être esclave. « Socrate » est un homme riche, non pas parce qu’il épargne mais
parce que ce qu’il a lui suffit, il peut alors se consacrer à l’activité improductive : τὸ πράττειν
τὰ κοινὰ.
Et pourtant. Si on élève le dispositif de la dépense à perte au statut d’une règle, cela
amène tout droit à la pulsion de mort. Le luxe de l’activité improductive, de la dépense
inconditionnée, ne peut pas constituer une règle pour l’ordre de l’agir. Elle opère comme
exception.
(ii) Le logos en tant que khrèma
Dès les premières pages de La part maudite, Bataille signale la « bizarrerie » de sa
démarche. Une dépense improductive qu’est-ce que cela peut-être lorsqu’il s’agit d’écrire un
texte ? L’enchaînement des énoncés est-ce que cela produit des nouveaux concepts qui
permettent une meilleure compréhension du sujet abordé, en l’occurrence l’économie ? Dans
l’économie du discours que peut être un texte improductif ? Et qu’en est-il de la lecture d’un
texte pareil ? L’ensemble de ces questions se résume au statut du logos en tant que khrèma.
1
Idem.
316
Revenons vers Cassin. Le discours n’entre dans aucun processus cumulatif. A la
différence des autres puissances comme la force physique ou la richesse, le pouvoir rhétorique
ne s’additionne pas : celui qui l’importe en logos est et reste premier de la même manière
devant chacun séparément et devant tous ensemble.1 Le consensus ainsi produit n’a donc
qu’accidentellement à avoir avec une discussion rationnelle, il ne s’agit pas de réduire les
différences pour parvenir à un accord mais d’entraîner l’adhésion. Con-vaincre.
Cassin établit le khrèsasthai en tant que verbe-clef du relativisme, et le logos en tant que
khrèma par excellence. Le sophiste dépense et cette dépense rapporte. Bien avant la
psychanalyse et sa théorisation du narcissisme, le sophiste a mis en lumière l’« intérêt » du
discours. Un discours est intéressant parce que chacun trouve un intérêt, le sien, orateur ou
auditeur, écrivain ou lecteur. On peut alors soupçonner la philosophie et son « intérêt » pour la
vérité. De même que l’on peut soupçonner un texte sur l’ « économie générale » comme étant,
en fin de compte, qu’une expression de l’économie restreinte, après tout le texte produit est
intéressant et la démarche enrichissante.
Si l’on prend l’attaque du sophiste au sérieux, à proprement parler, on ne peut pas y
répondre directement. Comment articuler quelque chose contre l’usage profitable du logos sans
être du même coup accusé d’un geste intéressé ? D’où un problème de forme. Soit le texte sera
intéressant, voire convaincant, mais alors il sera indiscernable au produit sophistique ; soit il ne
sera pas convaincant, mais alors il risquera d’être jeté dans la poubelle de l’inutile. En toute
rigueur, il est impossible de convaincre que le sophiste n’a pas raison.
Tout discours qui veut parler politique est interpellé par la question sophistique.
Qui parle ? Quel intérêt ?
Tout au long de cette métaphore de « la femme dans l’oikos » nous avons établi comme
mot-valise le nom « khrèma ». Dans un premier temps, nous avons signalé, au moment du
Glossaire, que « khrèma » en grec moderne veut dire exclusivement l’« argent », alors que
dans le langage des Anciens le mot pivote entre la signification (seulement au pluriel) :
« argent », et celle de « choses en usage/ objets d’utilité » (au singulier et au pluriel). Ce qui
nous a permis de relire une phrase de l’Economique : « οὐδὲ τὸ ἀργύριόν ἐστι χρήµατα »
[même pas l’euro n’est pas khrèmata]. Dans un deuxième temps, nous avons vu, à travers la
lecture de l’Economique, la notion de khrèma se rapporter à un art de l’usage, l’« épistamenô
khrèsthai ». La technè économique appelle à cet épistamenô khrèsthai pour qu’il y ait
suffisance, condition nécessaire pour la politique. La femme dans l’oikos est dite
« epistèmonesterè » quant à cette épistémè de l’usage. Dans un troisième temps, celui des
1
Idem., p. 226.
317
lectures aristotéliciennes, nous sommes arrivés à la formule que la femme dans l’oikos est
« l’inexistant politique dans l’économie », à traduire : ce qui de l’intérieur de l’économie
permet le avoir lieu de la politique. L’économie d’Aristote est un organe/outil de la politique, et
la femme dans l’oikos un des éléments fondamentaux, distinct de celui de l’esclave, pour que
l’organon économique s’incorpore à la politique et ne se dénature pas en khrématistique.
Après ces trois « moments », d’une certaine manière la boucle a été bouclée. La
métaphore de « la femme dans l’oikos » était, à plus ou moins bon titre, inscrite. Ce qui
pourrait laisser croire qu’avec « Platon » notre travail flirte avec le superflu. Déjà, depuis
l’Introduction nous lavons signalé que dans ce cercle des lectures, le choix de Platon n’a rien
d’évident.
Dans la partie « Platon » nous ne sommes plus dans l’oikos, mais dehors, dans l’espace de
la cité, et la question centrale est celui du Bien impersonnel, de l’Agathon. Si notre métaphore a
tourné autour du mot khrèma et de cet épistamenô khrèsasthai, ne pas aller tout droit au
relativisme absolu et à l’impasse du sophiste, c’est essayer de traverser le passage platonicien.
Jusqu’ici il s’agissait de se frayer un chemin de pensée, dans la partie de Platon c’est la
condition de possibilité du chemin qui en en cause. Souvenons-nous de l’entrée du Banquet :
«πορευόµενοις », « παραπαίω », « ἄτοπον ». Une pensée conquérante, sûre d’elle-même, qui
ne rencontre que des obstacles extérieurs, est impropre au philosopher. Si la vraie richesse c’est
d’avoir toujours un logos sous la main, une pensée affirmative de la pauvreté ne s’établit qu’en
s’effectuant. Donner corps à une idée est toute autre chose qu’entraîner l’adhésion.
(iii) Vérité et savoir
Lacan : avec Hegel, et sans le savoir, pour autant que tout le monde est hégélien sans le
savoir, nous avons poussé extrêmement loin l’identification de l’homme avec son savoir, qui
est un savoir accumulé.1
Nous pouvons peut-être amener les deux dispositifs, la dépense et l’accumulation, à la
question de la vérité. Pour le Sophiste la vérité est un produit, un effet du dire. La compétence
quant à la technique du logos permet de produire et de maîtriser les effets désirés. Dépenser
rapporte. En fin de compte, il s’agit d’un dispositif de profit. Les questions morales relèvent
d’une compétence amorale que l’on peut objectiver et transmettre. Le logos est l’outil de tous
les outils. Si l’utilité implique un avantage, le sophiste amène dans l’agora pour le vendre la
technique de l’outil qui peut produire le plus d’utilité.
En revanche, dans le dispositif philosophique la vérité est cause, une cause qui doit être
subjectivée. Mais s’il y a de la vérité, la forme des Dialogues et l’acharnement de Platon à ne
1
Lacan, Le Moi, op.cit., p. 105.
318
pas s’identifier à un personnage, fait signe de l’absence d’une place subjective d’énonciation
qui la supporte pleinement. Une vérité n’est pas quelque chose que l’on peut posséder,
épargner, accumuler, on en est possédé par elle. On est sous l’effet d’une vérité comme on est
sous l’effet d’une rencontre amoureuse.
Si le savoir est essentiellement savoir accumulé, a-t-on besoin d’autant d’analyses, de
kilos de langage, piles de livres et tas de papier, pour dire que la vertu ne peut pas faire l’objet
d’un savoir ?
Nous traduisons souvent la démarche platonicienne contre le relativisme sophistique de la
sorte : quel « savoir » pour quelle « vertu » ? De quel savoir s’agit-il lorsqu’on parle de
« vertu » ? De quelle vertu s’agit-il lorsqu’on peut acquérir son « savoir » ? A la lumière de ces
questions Platon entreprend d’interroger le sophiste et son savoir de bien-parler. Et s’il faut
résumer en un point la démarche platonicienne c’est l’exigence : il y a de la vérité. Le prix à
payer, c’est que les mots ne suffisent pas à la vérité. En son ensemble elle est inter-dite.
La distinction entre vérité et savoir est un épisode récent dans la pensée, irréductiblement
liée à l’émergence de la dialectique Sujet-Objet. Chez les Anciens cette distinction n’a pas lieu.
Leur langage est autrement nuancé par des noms comme épistémè, sophia, technè. Nous avons
déjà essayé, tout au long de ce texte, de présenter la complexité de ces trois termes
extrêmement liés et souvent indiscernables. Dans le Banquet nous avons mis en place un long
développement sur le signifiant « sophos » pour tenter une mise en perspective de cet Eros
« philo-sophos ». Pour procéder nous avons commencé par deux citations (Diogène Laërte,
Hippocrate) qui tournaient autour des signifiants « philosophos » et « sophos ». Il est temps de
se pencher sur le nom « épistémè » de la République. En guise d’introduction nous placerons
une longue citation de Lacan qui fait référence à un autre dialogue platonicien, le Ménon. La
question centrale est celle de la distinction entre épistémè et orthodoxa, science/savoir et
opinion vraie.
Le but et le paradoxe du Ménon est de nous montrer que l’épistémè, le savoir lié par une
cohérence formelle, ne couvre pas tout le champ de l’expérience humaine, et en particulier
qu’il n’y a pas d’épistémè de ce qui réalise l’arétè de cette expérience. […] Ce que Socrate met
en valeur, c’est très exactement ceci, qu’il n’y a pas d’épistémè de la vertu, et très précisément
de ce qui est la vertu essentielle – aussi bien pour nous que pour les Anciens –, la vertu
politique, par laquelle sont liés dans un corps les citoyens. Les praticiens excellents, éminents,
qui ne sont pas des démagogues, Thémistocle, Périclès, agissent à ce plus haut degré de
319
l’action qu’est le gouvernement politique, en fonction d’une orthodoxie, qui ne nous est pas
définie autrement que par ceci, qu’il y a là un vrai qui n’est pas saisissable dans un savoir lié.1
[…] Ainsi l’orthodoxa que Socrate laisse derrière lui, mais dont il se sent tout enveloppé
– puisque tout de même c’est aussi de là qu’il part, puisqu’il est en train de constituer cette
orthodoxa qu’il laisse derrière lui –, nous la mettons, nous de nouveau, au centre. L’analyse,
c’est ça.2 A la différence de l’épistémè où il s’agit fondamentalement de la cohérence du
discours, de son enchaînement rigoureux, dans l’opinion vraie (orthodoxa) il s’agit de
l’interprétation. En fin de compte, pour Socrate, pas forcément pour Platon, si Thémistocle et
Périclès ont été des grands hommes, c’est qu’ils étaient bons psychanalystes. […] Répondre ce
qu’il faut à un événement en tant qu’il est significatif, qu’il est fonction d’un échange
symbolique entre les êtres humains – ce peut être l’ordre donné à la flotte de sortir du Pirée –,
c’est faire la bonne interprétation. Et faire la bonne interprétation au moment où il le faut,
c’est être un bon psychanalyste.
Je ne veux pas dire que le politique, c’est le psychanalyste. Platon précisément, avec le
Politique, commence à donner une science de la politique, et Dieu sait où ça nous a menés
depuis. Mais pour Socrate, le bon politique c’est le psychanalyste.3 Une fois encore on voit le
souci lacanien de distinguer Socrate de Platon. Selon l’interprétation proposée, la politique
selon Socrate relève de l’opinion vraie et de la bonne interprétation, alors que la position propre
à Platon consiste à vouloir ramener la politique dans le registre de l’épistémè. D’où le rêve
totalitaire du père de la métaphysique, boucher le trou de la politique par un savoir absolu,
infaillible.
Lacan s’amuse à identifier le bon politique avec le psychanalyste. Mais en même temps
tout au long de son enseignement il n’a pas arrêté d’articuler que la tâche de l’analyste n’est
pas de convaincre.4 Il ne s’agit pas de renforcer le moi du sujet ou de se faire de la partie saine
un allié. La sphère du convaincre est celui de l’imaginaire, l’intervention sur le plan
symbolique est autre chose. Admettons que le bon politique, c’est le psychanalyste, mais il
faudrait admettre que le bon psychanalyste, ce n’est pas le sophiste.
L’espace du convaincre est la sphère de prédilection du sophiste. Si faire la bonne
interprétation c’est répondre ce qu’il faut à un événement en tant qu’il est significatif, une
« bonne » interprétation est autre chose qu’un discours qui arrive à convaincre sur une réponse
quelconque. Tout le problème de Platon est là, que le sophiste « imite » la bonne interprétation
et réussit à convaincre.
1
Idem., p. 29 (je souligne).
Idem., p. 34.
3
Idem., pp. 34-35.
4
Freud parlait plutôt de la tyrannie de la suggestion : la thérapie psychanalytique ne consiste pas à contresuggestionner le malade (« Psychologie des foules et analyse du moi », dans : Essais de psychanalyse, op.cit.).
2
320
Lecture de deux extraits
Julia Annas va nous aider à traverser deux passages de la République. Le premier se situe
à la fin du livre V (474 b – 480a), le deuxième au début du livre X (601b - 602b). Il s’agit de
ces trois pôles : l’ignorance, l’opinion vraie, et l’épistémè. Suivant notre interlocutrice, Annas,
nous allons aborder les choses par la fin. Ainsi, nous allons convoquer les deux passages dans
l’ordre inverse par rapport à leur exposition dans le texte platonicien.
Quelques préparatifs pour situer les deux extraits. Le terme « épistémè » ainsi que son
verbe, « épistasthai », posent beaucoup de problèmes de traduction. En grec moderne, c’est la
« science », dans les textes anciens on traduit le plus souvent par « connaissance » ou
« savoir ». Mais la traduction prête souvent aux malentendus lorsque la catégorie de la vérité
entre en ligne de compte. Dans la République c’est l’« épistémè » qui distingue les philosophes
des autres hommes. Seuls les philosophes ont la compréhension qui provient de l’« épistémè »
de la nature du Bien. « Socrate » lui-même ne prétend pas la connaître, mais il donne des
indications au moyen des images célèbres du Soleil, de la Ligne et de la Caverne.
Un mot sur le cas de « Socrate ». Tous les commentateurs reconnaissent que le
« Socrate » de la République n’est pas celui auquel les « premiers dialogues » nous ont habitués
et qui se contente à interpeller ses interlocuteurs. Dans la République nous faisons connaissance
d’un autre « Socrate ». Il parle beaucoup, et expose ses conceptions de manière directe et
affirmative. On y a vu une intention de la part de Platon. Dans la plupart des cas l’interprétation
de ce « Socrate bavard » sert d’élément pour une restitution biographique de Platon et signe la
prise de distance progressive par rapport à son maître. De notre part, nous allons essayer de
nous restreindre à une interprétation interne au texte.
Retournons à la question de l’épistémè. L’attitude socratique semble révélatrice d’une
problématique dont l’usage des métaphores constitue un élément de réponse. Quel genre de
connaissance doit-on avoir pour être vraiment juste ? Cette connaissance est-elle
transmissible ? Est-ce qu’il peut y a avoir des mots justes pour l’exprimer ? Le maître est-il un
contenant qui doit verser le contenu dans l’élève ? S’agit-il de transmettre un acquis ? Dans
quelle mesure peut-on posséder (ktèsis) ce genre de connaissance ? Dans quelle mesure cette
épistémè peut être pleinement subjectivée ?
Premier passage : livre X, 601b - 602b. Un mot sur le caractère de l’extrait en question.
Comme le note Annas on n’est pas dans le cadre d’un développement approfondi qui prétend
donner une définition générale de la connaissance (épistémè) ; la distinction est effectuée en
321
passant, dans le cadre de la discussion générale à propos de l’exclusion de la poésie de la cité
idéale. Souvenons-nous de l’épisode du hoquet dans le Banquet. Comme souvent, Platon nous
donne les clés d’entrée dans les petits détails, les épisodes en apparence secondaires, les
digressions. D’une certaine manière chaque fois que l’enchaînement du Dialogue est suspendu
au moyen d’une petite parenthèse, nous pouvons soupçonner que c’est là, en passant, le
forçage de ce qui donne à penser. Comme si Platon construit l’ensemble de son texte pour créer
un espace d’accueil de quelques mots, fugitifs.
Voyons l’extrait. Il est établi que l’épistémè est autre chose que posséder une opinion
vraie. La différence est élucidée au moyen de la distinction entre poièsis et khrèsis. Le
producteur d’une chose ne peut avoir qu’une opinion vraie, seul l’utilisateur en a l’épistémè :
« ὁ µὲν ποιητὴς πίστιν ὀρθήν ἕξει […] ὁ δὲ χρώµενος ἐπιστήµην ». Les compétences à la
production diffèrent de celles dont dépend l’utilisation. Le fabricateur a des opinions vraies sur
les flûtes, mais seuls le joueur de flûte en a l’épistémè, parce qu’il a l’expérience de ce qui rend
une chose bonne ou mauvaise pour l’usage approprié.
La distinction entre l’orthodoxa et l’épistémè se noue avec une certaine division des
technai. En outre, le problème de la poésie est une occasion pour ouvrir le débat quant à la
question de l’imitation, de la mimésis.
–
« Pour chaque objet, il existe ces trois arts : l’art de se servir, l’art de le fabriquer, et
l’art de l’imiter.
–
Oui.
–
Or l’arétè, la beauté, la justesse de chaque objet fabriqué, de chaque être vivant, de
chaque action sont-elles ordonnées à autre chose qu’à l’usage [χρείαν] de chacun, c’est-à-dire
à ce pourquoi chacun existe [est], qu’il soit fabriqué ou bien qu’il existe naturellement ?
–
C’est bien le cas ».
Nous avons là un exemple type de ce que nous avons signalé dans notre Glossaire, cette
attitude qui semble traverser l’ensemble de la pensée antique : la question de ce qu’est une
chose c’est la question de son usage. Par ailleurs, le geste délicat qui devient imperceptible
dans la traduction est que cet « art de fabriquer » dans le texte original c’est l’« art poétique ».
En fait, tout au long de la discussion à propos de la poésie, le texte joue avec l’ambiguïté du
terme, ainsi que de son agent, le poète. Homonymie fondamentale : « poète » c’est le
producteur en général, et le poète au sens strict. Mais c’est aussi le producteur des copies et le
producteur des simulacres, l’imitateur.
Platon exclu les poètes de sa Politeia pour provoquer ces lecteurs qui auront du mal à
adhérer à une telle proposition. Nous, hommes de la culture, ne pourrions jamais adhérer à un
tel projet. Mais si le texte de la Politeia est construit de telle sorte qu’on a du mal à l’accepter
322
comme tel, alors, ou bien on le jette dans la poubelle, ou bien nous pouvons nous en servir
partiellement.
Coup de théâtre. Si nous prenons à la lettre la distinction proposée entre doxa et épistémè
à la lumière de la distinction entre le producteur et l’utilisateur, alors il faut penser qu’en tant
que lecteurs-utilisateurs nous pouvons avoir un meilleur rapport à la République que son poète,
Platon lui-même.
Le passage en question établit qu’il y a trois genres d’art et trois positions quant à la
vérité. L’art de se servir/ épistémè, l’art poétique/ opinion vraie, et la mimétique/ ignorance.
La valorisation des arts d’usage par rapport aux arts de production est un thème que nous
avons déjà trouvé à plus ou moins bon titre chez Xénophon, dans les Économiques de pseudoAristote, et chez Aristote lui-même. Dans l’Économique de Xénophon, le nom « épistémè »
était indiscernable de celui de « technè ». L’économie était définie à la fois comme épistémè et
technè qui comprend deux branches, celle de la production (poièsis) et celle de l’usage
(khrèsis). Ici, l’opération platonicienne consiste à réserver le nom « épistémè » à la sphère de
l’usage. Or, si la problématique d’ensemble de la République est celui du « Juste », dans le
passage en question Platon nous glisse à l’oreille que l’épistémè du Juste relève d’un
« épistastatai khrèsthai ». La question de l’acte juste est une question d’usage. L’énoncé de
Vernant résonne : l’homme agit quand il utilise les choses non pas quand il les fabrique. Et
pourtant. S’il s’agit d’un usage productif, profitable, on retombe dans la sphère de la poièsis :
l’activité transitive au profit.
Le geste platonicien nous semble plus délicat que de donner une définition technique ou
un nouveau contenu au nom « épistémè ». Platon sait bien que la République est un produit, en
tant que tel il ne peut délivrer qu’une opinion vraie quant au sujet abordé. Au même titre que le
poète d’une flûte, le producteur d’un texte sur la justice demeure dans le site de l’opinion vraie.
Avis aux lecteurs, c’est à l’utilisateur que revient l’épistémè. La question de la République n’est
pas si on est pour ou contre ses propositions mais comment s’en servir dans la construction
d’un sujet autre que le sujet d’intérêt.
Si le Bien relève de l’épistémè et non pas de l’opinion vraie, l’exposition du Bien à
travers les paroles n’a lieu qu’au moyen des métaphores, des images. Parler de l’Agathon c’est
forcer l’impossible, échouer comme nul autre n’a osé échouer.
Annas signale : le genre de perfectionnement de l’opinion vraie que constitue la
connaissance n’est pas familier à la tradition postcartésienne. Il ne s’agit ni d’un
accroissement de la certitude, ni d’une suppression du doute. La connaissance ne s’oppose pas
323
1
au scepticisme. Les opinions du producteur sont vraies, Platon n’avance aucun doute làdessus. La différence entre l’utilisateur et le producteur n’est pas une différence de degré de
certitude.
Le sujet d’usage ne peut être distingué du sujet productif que du point de l’exception :
l’usage improductif. Le producteur ne connaît que l’usage pour le profit, l’utilité. La poièsis est
une activité transitive, à l’intérieur de ce cadre il n’y a que le calcul égoïste du profit. Agir
raisonnablement implique toujours un avantage, maintient ou accroissement. En revanche, la
praxis en tant qu’activité qui n’a d’autre but qu’elle même « connaît » l’usage à perte. C’est le
moment de réintroduire la question de Glaucon et le défi lancé à Socrate : – Pourquoi devrais-je
faire ce que requiert la justice si ce n’est bon pour moi ?
Tout au long de la République la réponse n’est jamais acquise. On pourrait même
rassembler tout un ensemble d’énoncés contradictoires. Sur un plan formel, à première vue, il y
a deux options possibles. D’une part, il y a l’option qui consiste à réduire la question de la
justice au bien privé que l’on peut tirer, mais cela amène tout droit à la position sophistique. En
fin de compte, si faire ce qui est juste est justifié par le bien que l’on puisse tirer, pratiquer
l’injuste peut amener un profit encore plus grand, alors pourquoi faire ? D’autre part, la
deuxième option est tout aussi problématique. Si faire ce que requiert la justice n’est pas bon
pour moi, alors j’agis pour ma perte. Dans cette deuxième option l’individu doit s’éclipser
complètement. Même le kamikaze fondamentaliste attend quelque chose de son acte, il aura sa
récompense dans l’autre monde, celui de l’éternité. Prêcher pour une activité dans la pure perte
ne semble pas être une proposition tenable. Ente les deux voies possibles aucune ne semble
donc satisfaisante. Mais peut-être c’est la forme de la question qui est problématique. Si l’on
pose la question de la Justice en termes d’utilité, la meilleure réponse c’est la réponse du
sophiste, et c’est bien ça le problème.
Reprenons les choses pour essayer de placer une hypothèse. La valeur est khrèma. Pour
l’ensemble de la pensée grecque l’art de l’usage prime sur l’art de la production. Mais si la
sphère des usages demeure, de part en part, dans la logique d’un avantage, d’une forme de
profit, le sujet de l’usage est indiscernable du sujet poétique. Le dispositif du sophiste consiste
précisément à se servir des ressources du logos pour maximiser l’utilité ; pour lui, la vraie
richesse c’est d’avoir toujours un logos sur la main. Platon établit que l’épistémè du Bien est
une affaire d’usage. Le sujet d’usage « connaît » ce qui est impossible pour le sujet poétique.
Notre hypothèse de lecture consiste à traduire cet impossible par la limite de l’utilité, l’usage à
perte. L’utilisateur « connaît » le luxe de l’activité improductive, c’est ce qui le distingue du
1
Introduction à la République de Platon, op. cit., p. 245.
324
poète. Mais l’usage à perte ne peut constituer une règle pour l’ordre de l’agir, sinon l’individu
est sacrifié. L’activité gratuite, sans profit, relève de l’exception.
Nous sommes tous des « poiètes », nous cherchons tous notre intérêt. Mais le dictat du
profit ne fait jamais quiconque sortir de lui-même. Notre hypothèse peut se résumer en cette
formule : l’Agathon en tant que bien impersonnel, c’est la limite de l’utilité. Aucun sujet ne
peut être pleinement juste ou incorporer pleinement l’Agathon. La question est de savoir si à
l’intérieur du moi, tel que le profit l’organise, l’exception peut avoir lieu. Une exception qui
fait trou, qui localise un fragment d’absolu, le Bien impersonnel. Le sujet politique ne peut être
distingué du sujet économique que dans la mesure où la rationalité utilitariste est quelque part
suspendue donnant lieu à autre chose.
Certes, ce n’est là qu’une hypothèse arbitraire qui nous permet de faire un pas à la
rencontre du texte platonicien. Au risque de multiplier les distorsions nous tenterons une
traduction dans le langage psychanalytique. L’activité productive c’est l’activité du sujet en
tant qu’assujettie au principe de plaisir. Le moi cherche « raisonnablement » à agir selon son
avantage. Le principe du plaisir c’est le principe de l’utilité, l’ordre de l’agir demeure
subordonné au calcul égoïste. En revanche, la jouissance c’est la limite de l’utilité. C’est
pourquoi elle relève de la pulsion de mort. N’allons pas plus loin.
Deuxième passage : Livre V, 474 b – 480a. L’abord de l’« épistémè » dans le livre X
suggérait peut-être un principe de continuité entre l’opinion vraie et la connaissance selon le
modèle d’un perfectionnement. L’usager d’une flûte a une meilleure appréhension que le
producteur de cette flûte. Mais l’objet reste le même : la flutte. Or, le livre V établit que les
objets de l’opinion vraie sont distincts de ceux de la connaissance. Par-dessus le marché, Platon
fait dire à Socrate qu’il n’a que des simples opinions sur les Formes, lesquelles ne sont
« officiellement » qu’objets de connaissance (506 b-d ; cf. 505 b-c). Il faut tout de même
signaler que le terme « objet » n’apparaît pas dans le texte original, le grec permet des
constructions syntactiques très elliptiques. Passons. La distinction radicale entre ce sur quoi
porte la connaissance et ce sur quoi porte l’opinion implique que l’on ne puisse acquérir
progressivement l’épistémè, pas à pas. L’épistémè ne relève donc pas de l’auto-correction
progressive.
Il est temps d’introduire l’énoncé central : « L’épistémè porte sur ce qui est, l’opinion
porte sur ce qui est et qui n’est pas, l’ignorance sur ce qui n’est pas ».
Annas : Que peut même signifier le fait de dire que la connaissance porte sur ce qui est ?
Le grec de Platon nous rend ici les choses difficiles. Nous avons dans notre langue différentes
expressions pour « exister », « être vrai », et « être » (telle ou telle chose). Platon ne dispose
que d’un mot, einai, qui recouvre les trois acceptations. En grec, dire qu’une chose esti peut
325
signifier : a) qu’elle existe, b) qu’elle est vraie, c) qu’elle est F ou un quelconque F – qu’elle
est courageuse, qu’elle fait trois pieds de haut, ou qu’elle est juste.1
Donc : le verbe « est » a trois dimensions : existentielle, véridique, et prédicative. Annas
note qu’il y a aussi le « est » de l’identité qu’elle décide de passer sous silence puisqu’elle
considère qu’il ne concerne pas le débat présent. Mettons la chose sous réserve. Notre
interlocutrice nous invite, par ailleurs, de suspendre quelques-unes des suppositions de la
pensée moderne : en particulier, nous supposerions volontiers que dire d’une chose
quelconque qu’elle existe, c’est parler d’un objet, alors que dire qu’elle est vraie, c’est parler
d’un énoncé ou d’une proposition, ce qui est bien différent.2
Socrate est censé débattre à partir de deux prémisses. La deuxième est loin d’être
évidente. Peut-être que Platon est en train de glisser des axiomes en les faisant passer pour ce
qu’ils ne sont pas. Dans tous les cas, la deuxième prémisse ne peut que nous interpeller. 1) La
connaissance porte sur ce qui est. 2) Ce qui est pleinement est pleinement connaissable : τὸ µὲν
παντελῶς ὂν παντελῶς γνωστόν (477a).
Signalons que « pleinement » traduit « pantelôs » : mot composé par pan- (=tout) et -telos
(=fin), il implique une complétude, un achèvement. Aristote considérait l’Agathon comme la
fin parfaite (teleiotero). Si on reprend les trois repères de notre lecture de Politiques : (1) La
Politique a pour fin, non pas la connaissance [γνῶσις], mais l’action [πραξις] ; (2) La polis a
pour fin, non pas le vivre, mais le bien vivre ; (3) Le bien est une forme d’action [ενεργεια]
selon la vertu. En résumé, l’articulation aristotélicienne du problème c’est le passage d’un
possible à l’acte. Nous avons proposé, en revanche, de traduire le geste platonicien par le choix
de l’impossible. L’Agathon platonicien est principe de construction subjective plutôt qu’une
finalité qui tient lieu d’idéal. Et au même titre que l’usage des métaphores pour parler de
l’Agathon, la finition platonicienne des Dialogues est à prendre en considération.
Reprenons la lecture. Comment entendre alors cet « être pleinement » ? Parmi les
utilisations du mot « est », distinguées ci-dessus, à laquelle songe Platon ? Pour commencer,
Annas va tout de suite réfuter une des trois possibilités, celle de l’existence. Pourquoi ? Parce
que, dit-elle, la notion de degrés d’existence n’a aucun sens. Sauf voilà, c’est précisément ce
qu’a fait Badiou dans la Logique des mondes. Son concept de l’inexistant s’articule selon une
axiomatique de degrés d’existence qui sont aussi des degrés d’identification de soi à soi. Dans
la logique de Annas, être = existence ; parler de degrés d’existence, c’est parler de degrés de
l’être, or cela n’a pas de sens. D’ailleurs, l’articulation de Badiou est possible dans la mesure
où être ≠ existence.
1
2
Idem., p. 249.
Idem.
326
L’existence en tant que notion distincte est un concept propre à la pensée contemporaine.
Il s’agit de l’être en tant qu’il est localisé, mis en situation, l’être particulier ou l’être-là selon
l’idiome heideggérien. La tension entre être et existence (être-là) se trouve au centre de la
pensée philosophique de notre temps. Certes, il serait dangereux de verser la matière
platonicienne dans le moule conceptuel de notre présent pour lui donner une forme
compréhensible. Mais en même temps prétendre à une lecture de Platon sans y mettre la main,
sans ajouter un fil dans le tissu du texte, c’est encore plus suspect. Il y a toujours plus ou moins
des projections du moi dans la lecture de l’autre. La question n’est pas l’arbitraire d’une
lecture. On a accumulé des lectures d’un Platon métaphysicien qui renferme l’être dans
l’identité de l’Un. Notre problème est celui de l’identité de nos lectures. A-t-on besoin de
répéter la même histoire pour trouver le même ennemi de la pensée ? Platon nous invite à nous
servir de sa République. C’est ce que nous faisons. Le déplacement stratégique c’est de tenter
une lecture en enlevant les lunettes grillagées de la maladie-Platon.
Retour à la question qui nous occupe. Tout en réfutant l’interprétation existentielle de
l’être, Annas est prudente. [...] Cela ne signifie pas pour autant, bien sûr, que Platon exclue
l’utilisation existentielle du « est » ; en réalité, puisqu’il n’a pas de mot séparé pour « existe »,
il considère très probablement que ses conclusions sur l’ « être » des Formes influent sur ce
que nous appellerions leur existence.1 Notre interlocutrice passe alors à la deuxième possibilité,
l’utilisation véridique. L’être en tant qu’être vrai. Au lieu de « degrés d’existence », il s’agit
maintenant de « degrés de vérité ».
Au départ, Annas considère cette deuxième option plus plausible. De plus, on trouve juste
à la fin de l’argumentation un passage qui semble requérir l’interprétation véridique : les
opinions du grand nombre, dit Socrate, errent dans l’entre-deux qui sépare le fait d’être ou ne
pas être (479 d). Quelle que soit la force de l’expression « errent dans l’entre-deux »,
l’affirmation prend un sens satisfaisant si elle a pour contenu l’idée que les opinions
contiennent des erreurs tout comme des vérités. Même si nous adoptons une autre
interprétation d’ensemble, il nous faut admettre qu’en ces deux points, Platon se sert
effectivement de l’utilisation véridiqu.2 Localement acceptable, pour Annas, cette deuxième
option ne tient pas débout dans une interprétation d’ensemble. [La] notion de degrés de vérité
n’a guère plus de sens ici que celle de degrés d’existence. Rien ne peut être « pleinement »
vrai ; ce n’est donc pas la bonne interprétation de Platon. Encore quelques précautions. Une
fois encore, il ne s’agit pas de dire que la notion de vérité n’a aucun rapport avec
1
2
Idem., p. 251.
Idem., p. 252.
327
l’argumentation ; ce que dit Platon sur l’être peut parfois sans dommage être reformulé en
« être vrai ».1
C’est donc l’interprétation prédicative qui est la bonne interprétation selon Annas. Nous
pouvons signaler que les trois étapes de l’argumentation d’Annas, d’une certaine manière,
répètent les trois positions mentionnées par Platon. Disons : l’interprétation de l’existence
« n’est pas » la bonne, l’interprétation véridique « est et n’est pas » la bonne, enfin,
l’interprétation prédicative l’« est pleinement ». Par ailleurs, il y a manifestement dans
l’interprétation proposée par Annas une tension sous-jacente entre le local et le global.
Autrement dit, il y a un problème de placement qui conditionne le choix entre les trois
significations. Enfin, l’interprétation prédicative est peut-être la meilleure interprétation, mais
en même temps, la démarche platonicienne s’en sort peut-être le plus affaiblie.
Dans La génération des animaux nous avons essayé de montrer comment Aristote joue
avec l’ambiguïté du mot « eidos », et qu’il est peut-être préférable de ne pas traduire par
« espèce » ou « forme », selon le contexte, mais de garder le mot comme tel. L’homme et la
femme diffèrent selon l’eidos (forme) et appartiennent au même eidos (espèce). C’est parce que
le mot opère à plusieurs niveaux qu’Aristote peut établir que l’homme/mâle est le principe
formel. Et c’est dans ce cadre que nous pouvons entendre l’ateleia de la femme en tant
qu’homonymie imparfaite. Nous proposons une mise en suspension de la traduction du mot
« être » dans le contexte platonicien. Les trois acceptations sont valables à plus ou moins bon
titre. Notre problème n’est pas de découvrir la « vraie » pensée platonicienne, mais comment et
dans quelle mesure nous pouvons nous-mêmes accoucher une pensée.
Reprenons l’énoncé : « ce qui est pleinement est pleinement connaissable ». Nous nous
permettons de faire entrer la question du sujet par la petite porte. Voyons. Le Juste est
pleinement juste. Il est absolument identique à soi, il est absolument vrai. Or, s’il y a de la
vérité, et de la vérité comme cause, cette cause ne peut jamais être pleinement subjectivée.
Dans le monde que nous habitons une chose, une action, un homme, sont justes à un certain
degré. L’Idée du Juste « est » mais dans le monde que nous habitons le Juste « inexiste », il est
incorporé dans la mesure où les singularités y participent, mais l’identification fait défaut. Si le
philosophos possède l’épistémè, et l’épistémè est une connaissance infaillible, le philosophe est
atopos, il n’est jamais pleinement présent. Il faut distinguer l’atopie de l’utopie. L’utopie
s’établit topographiquement comme un « ailleurs », un autre monde possible, et c’est en
fonction de cela que le changement est possible. A ce titre l’utopie c’est l’Autre,
l’irréductiblement autre qui ne fait pas partie du Même, et c’est la dialectique entre ce monde
(Même) et son ailleurs (Autre) qui devient moteur d’émancipation. En revanche, l’atopie
1
Idem.
328
s’établit topographiquement comme un « intérieur ». Si l’utopie est un idéal, l’atopie est une
anomalie. C’est ce qui à l’intérieur d’une situation fait trou pour autant qu’il constitue
l’objection effective de l’ordre de la situation ou une mise en suspens de son transcendantal. Il
ne s’agit pas de mettre en acte un possible. Il s’agit de forcer l’exception. Donner corps à ce qui
n’a pas lieu d’être.
Nous n’avons cessé de répéter que Platon faix le choix de l’impossible. Nous pouvons
tenter de traduire la République comme une tentative de traverser trois degrés d’impossible.
–
Le Bien n’existe pas (inexistant)
–
Même s’il existe, c’est inconnaissable (inconnaissable)
–
Même s’il existe et il est connaissable, ce ne peut être montré aux autres
(intransmissible)
Pour le lecteur érudit peut-être que la formulation lui rappelle quelque chose. C’est une
reprise déformée des trois points de Gorgias dans sa Traité du non-être (1. rien n’est ; 2 même
s’il est, c’est inconnaissable, etc.). Mais cela n’a pas vraiment beaucoup d’importance.
Notre Platon n’est pas un ennemi de la pensée, et il est peut-être temps que la
philosophie se décomplexe de son père totalitaire. Il y a tant de choses qui nous séparent de
Platon, mais nous restons fidèles au projet : se soustraire au relativisme absolu des valeurs qui
produit et maintient des « sujets » économiques, plongés dans les eaux glacées du calcul
égoïste. Or, se soustraire au relativisme des valeurs, c’est convoquer quelque part une valeur
absolue. A la traduction officielle qui consiste à représenter le combat entre Platon et le
Sophiste en termes de transcendance et d’immanence, nous proposerons une autre traduction.
Le Sophiste représente déjà une forme d’absolu, à savoir le relativisme absolu. L’immanence
du Sophiste est subordonnée à son transcendantal relativiste. D’où la stratégie platonicienne : la
seule manière d’objecter le transcendantal relativiste c’est de localiser une forme d’absolu.
Le capitalisme définit un champ d’immanence et ne cesse de remplir ce champ,
précisément dans la mesure où tout est subordonné à la logique du profit. Le monde que nous
habitons est ordonné par un transcendantal relativiste qui dicte : toujours plus. La question de la
subjectivation politique c’est la question de la formation d’un sujet de soustraction qui se
localise en tant qu’exception restreinte de la logique du monde.
Le Platon qui se trouve exposé dans ces pages est un maître que nous avons inventé. Et
nous ne voulons nullement prétendre à une meilleure réussite dans la question de l’Agathon.
Mais peut-être que la philosophie telle qu’elle est inaugurée par le geste platonicien appelle à
une fidélité à l’échec. La réussite du dire convient mieux au sophiste et à sa richesse. Echouer
comme nul autre n’a osé échouer. Courage.
Un mot de Annas pour finir : De nombreux commentateurs de la République ont
considérer le livre X comme une « coda » ou un « appendice », et il est certain qu’il semble
329
avoir été composé à une période différente (voir en plusieurs fois), puis rajouté à une œuvre
qui était pour l’essentiel déjà complète. Prononcer un tel jugement, c’est conclure à l’échec de
Platon en tant qu’écrivain, car nous n’avons aucune raison de penser que l’œuvre dont nous
disposons n’est pas conforme à ce que projetait en définitive son auteur.1 La partie principale
de la République constitue la partie la plus réussie de Platon.2
Il y a le Platon des Dialogues aporétiques, et il y a le Platon qui rate sa partie
concluante. Peut-être que cela fait partie du mathème. Quoi qu’il en soit, il est temps de
conclure la partie platonicienne de nos lectures. Il s’agira de tenter quelques allers-retours
rapides.
Amour et constitution politique du sujet
Chez les Grecs la question de l’amour, de ses liens avec l’éthique, la maîtrise des plaisirs,
l’accès à la vérité, tout ce foyer de problèmes semble avoir été développé principalement à
propos de l’amour des jeunes garçons, et structuré par un enjeu politique. Chez nous, en
revanche, la relation qui joue le rôle structurant est celle entre l’homme et la femme dans un
contexte économique.
Notre rapport au signifiant « amour » se noue de manière inextricable avec cette
expérience que Foucault a essayé de pointer, la sexualité : l’entrecroisement de différents fils
tels la mise en discours du sexe, la vocation à dire sa vérité, sa valorisation comme le secret par
excellence, et l’aveu comme technique de produire du vrai. Tout cet appareil autour du sexe et
sa mise en œuvre coïncide avec l’apparition d’une nouvelle mécanique au sujet de La femme.
La répression du sexe fait couple avec l’oppression de l’un des deux sexes. Ainsi, tout l’espace
de l’anthropologie –au sens large du terme– se trouve investi par ce désir de faire entendre la
voix féminine. Il s’agit de constituer un contre-savoir à l’intérieur de chaque champ de savoir
sur l’homme.
L’apparition de cet objet de science qu’est l’homme vient en couple avec l’apparition de
cette idée dominante de la femme-victime. Cette nouvelle forme de discursivité est animée par
une volonté de la femme de dire enfin son secret, d’accéder au discours pour se dévoiler et de
tisser elle-même sa propre image. Dans l’économie du discours, la production de différents
discours sur le sexe coïncide avec la production d’un nouveau discours qui veut rompre le
silence auquel la femme était si longtemps condamnée. Ainsi, dans cette idée de
l’inaccessibilité au discours, il y a une sorte d’hystérisation généralisée de la femme qui vient
1
2
Idem., p. 423.
Idem., p. 446.
330
coupler l’histoire de son oppression. Comme si le discours de l’hystérique était le seul discours
possible.
Le sexe comme enjeu de vérité se trouve au centre de cette forme de rationalité dont
Freud signe le commencement. L’intelligibilité de la structure du désir se trouve enfermée dans
l’oikos, soumise à son histoire constitutive suivant le schéma triangulaire de papa-maman-bébé.
Il est bien connu qu’à son départ le patient par excellence de la psychanalyse est la femme
hystérique. Au moment de son apparition la psychanalyse entreprend la tâche de fournir un
réseau conceptuel pour expliquer le mécanisme à travers lequel un certain silence, un secret,
arrive à s’exprimer via des manifestations autres que le discours conscient et intentionnel.
De la femme hystérique à l’homme schizophrénique le mécanisme change beaucoup.
Chez le sujet psychotique ce qui fait problème n’est pas une réalité singulière qui peine à
s’exprimer, mais le fait que l’ensemble de la réalité a perdu son unité de cohérence minimale.
Le problème n’est pas qu’une signification ne trouve pas son expression parce qu’elle n’est pas
assumée par le sujet, c’est la fonction même du symbolique qui semble en dérèglement.
La psychanalyse a vite fait le rapprochement entre la schizophrénie et un certain trouble
du langage. Sans mettre trop la main dans la clinique ou prétendre à un quelconque schéma
explicatif ou à un outil diagnostique, sur un plan de phénoménologie grossière nous tenterons
de formuler que chez le schizo il n’y a pas de l’un. Il n’y a pas l’opérateur de l’un comme
fonction présentative qui rendrait la réalité consistante dans sa multiplicité. La réalité apparaît
dans sa complexité infinie, l’unité du sujet s’évapore dans le glissement infini du signifiant. A
l’horizon de l’axiomatique capitaliste, nous proposons de mettre en rapport cette vieille
maladie de penser nommée « Platon » ou « métaphysique », avec la nouvelle productivité des
sujets psychotiques.
Notre lecture de Platon s’est orientée autour de la question du Bien. Nous avons établi
que l’homologie décisive qui structure notre manière d’habiter le présent c’est qu’il n’y a pas
l’Un. Dans le marché mondial, le bien c’est la marchandise, et le bien par excellence la
marchandise de toutes les marchandises, l’argent. Chez nous, χρήµα = argent. Le Bien n’existe
pas, si les grands idéaux ont servi comme des points d’appui aux totalitarismes réels, désormais
la raison se veut réaliste, pragmatique, cynique. La psychanalyse parle du « père symbolique »
qui impose l’« interdit », et c’est ainsi que le sujet intègre le monde symbolique. Dans le
marché mondial tout est permis à condition qu’il entre dans la circulation marchande : les
transgressions, les provocations, les critiques, sont d’autant plus les bienvenues qu’elles se
vendent mieux. L’appel à la résistance est devenu une phrase maîtresse de la symbolique
publicitaire. En même temps, dans ce qu’on désigne maintenant parfois comme capitalisme
cognitif, la source de la plus-value se déplace de la production matérielle du bien à la sphère de
331
la « conception ». Le traitement des symboles est en train de devenir le modèle hégémonique
de production du capital. La rhétorique publicitaire consiste à donner une signification à des
objets et à des pratiques auparavant sans valeur. Donner à consommer en donnant du sens.
Selon l’axiomatique du marché, il n’y a de l’un que soumis à l’échange. Le schizophrène (il n’y
a pas de l’un) est un produit du capitalisme, en même temps qu’il en est une limite.
Dans son séminaire sur les psychoses Lacan note : Traduisant Freud, nous disons –
l’inconscient, c’est un langage. Qu’il soit articulé, n’implique pas pour autant qu’il soit
reconnu. La preuve, tout se passe comme si Freud traduisait une langue étrangère, et même la
reconstituait par découpage […] Si tant est que quelqu’un puisse parler dans une langue qu’il
ignore totalement, nous dirons que le sujet psychotique ignore la langue qu’il parle.1 De notre
part, nous dirons plutôt que dans le sujet psychotique les opérations de traduction font défaut.
Le délire psychotique est inaccessible, inerte, stagnant par rapport à toute dialectique.
Tout au long du parcours nous avons accumulé des citations, utilisé des langages (tels la
psychanalyse, l’économie, etc.) et des idiolectes (Badiou, Foucault, etc.) plus ou moins mal
maîtrisés. S’il fallait donner une formule à ce que nous avons voulu faire avec ce texte, nous
dirions qu’il s’agissait d’une tentative d’intégrer une intuition délirante dans un dialogue. Notre
délire ? A supposer que la femme n’est pas la victime de l’Histoire.
Capitalisme et schizophrénie
Admettons qu’il y a une certaine corrélation entre le capitalisme et la schizophrénie. L’un
et l’autre ne cessent pas de faire passer, d’intercepter, de concentrer des flux décodés. Si c’est
au niveau du processus économique que le capitalisme nous rend schizophrènes, qu’est ce que
c’est ce consensus de pensée d’en finir avec le discours du m’être en tant qu’objection du
relativisme absolu ? Dire que le capitalisme est une mécanique des flux décodés c’est dire qu’il
s’agit d’un « ouvert absolu ». –Brisez les interdits, ouvrez toutes les portes, libérez tout ! Voilà
le savoir-faire du capitalisme. L’ouvert est devenu l’Un. Le capitalisme se présente comme
l’unique voie possible, il domine le champ du possible. L’ordre semble immobile, puisque
précisément il se fonde sur un principe de mobilité incessante. Comment peut-on se mobiliser
contre quelque chose pour qui la mobilité est sa modalité d’être ? Comment peut-on sortir de
quelque chose sans frontières, d’un ouvert absolu ? Si l’utopie implique un « ailleurs », à
l’heure du capitalisme global il n’y a plus d’éxtérieur, tout s’intègre.
On dit que la philosophie comprend un élément rétrospectif, qu’elle vient toujours après.
Le système hégélien est pour la philosophie ce qu’est le capitalisme au moment présent pour le
1
Lacan, Séminaire III : Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 20.
332
corps social – sauf que Hegel a précédé. On ne peut pas être contre, et on ne peut pas sortir.
Alors que faire ? Forcer l’exception. Il ne s’agit plus de s’opposer à un ordre pour établir un
nouveau mais de l’intérieur localiser des points d’exception. Donner lieu à ce qui n’a pas lieu
d’être.
Aujourd’hui le maître est devenu anonyme. Le problème n’est plus celui d’une « prise de
conscience » de la réalité néfaste de la mondialisation, mais de la condition de possibilité du
combat faute de nommer l’adversaire, de schématiser une figure de l’ennemi. A présent, qu’estce qui régularise les sujets ? Une victimisation généralisée. Ils partagent leur souffrance, ils
dépriment dans leur impuissance, ils exigent leur droit à la différence, dans une quête infinie de
sens ils produisent et consomment des kilos de langage… au fond, c’est toujours la faute de
l’Autre, le Marché avec un grand m.
Dans le marché mondial de l’échange infini, la dialectique maître-esclave comme matrice
des subjectivités semble inopérante. Résister à la modalité d’être du capitalisme appelle à autre
chose qu’une « critique ». La prédiction de Marx et Engels est tenue : Tous les rapports
sociaux traditionnels et figés avec leur cortège de notions et d’idées antiques et vénérables se
dissolvent ; tous ceux qui les remplacent vieillissent avant même de pouvoir s’officier.1 Alors
que la conservation immobile était la condition première de l’existence des formations sociales
qui ont précédé, le capitalisme existe en révolutionnant sans cesse les rapports de production et
les rapports sociaux. C’est dans ce sens que la critique progressiste, la subversion des identités,
l’émancipation du Désir de ses vieilles prisons, s’intègrent parfaitement à la modalité d’être du
marché. Le libertaire et le libéral marchent la main dans la main. L’esprit réactionnaire, l’appel
au retour des valeurs traditionneles, les exaltations nationnalistes ou réligieuges gagnent du
terrain en tant que forme de « défense ».
A présent nous en sommes là, dans une hiérarchie plate, la tyrannie de la surface. La loi
déspotique de la valeur c’est le profit, c’est-à-dire non pas une quelconque forme de valeur
mais la survaleur, l’impératif comptable du toujours plus.
L’agitation perpétuelle dans la circulation marchande crée un sentiment de perpétuelle
insécurité. Dans le Marché, avec un grand M, les petits « moi », avec un petit m, exigent leur
droit d’exister et réclament plus de sécurité. Nous sommes pour le respect de l’Altérité, des
esprits Ouverts, tolérants envers la différence, envers les autres, à condition que ces autres
demeurent dans une distance sécurisante par rapport à notre identité. Voilà ce qui apparaît de
plus en plus comme le « droit de l’homme » central de la société capitaliste avancée : le droit
de ne pas être harcelé, c’est-à-dire le droit de pouvoir se maintenir à une saine distance des
1
Marx – Engels, Manifeste du parti communiste, éditions 10/18, 2006, p. 23.
333
1
autres. La polis : une affaire de police. Tout est permis à condition qu’il entre dans la
circulation marchande et que l’Etat exerce bien sa fonction de police et maintient la distance
entre les singularités. Leurs désirs inondés se versent dans l’océan de la circulation marchande
et les eaux glacées du calcul égoïste.
Si le propre du capitalisme consiste en cette immense capacité d’intégration, il n’y a
qu’une seule chose interdite : ce qui se soustrait à l’échange. Le sujet de résistance n’est plus
un sujet d’opposition mais un sujet de soustraction à l’être plein du capitalisme, qui force
localement l’exception. Comme tel, ce sujet n’est pas totalisable. Le petit point que nous avons
voulu incorporer dans ce texte, c’est que l’Histoire de la femme-victime n’est pas une donnée
objective, pré-discoursive, au contraire, elle fait partie d’un discours qui produit et maintient
des sujets. Il s’agissait donc de tenter une expérience de pensée : soustraire la femme de la
catégorie de l’esclave et élaborer le régime de conséquences de cette hypothèse à l’heure de
l’oikos mondialisé.
L’histoire n’est pas le passé, disait Lacan, l’histoire est le passé pour autant qu’il est
historisé dans le présent. Longtemps, la figure subjective de la résistance et de l’émancipation a
été articulée selon le récit d’une victime qui prend conscience de son oppression et s’insurge
contre l’ordre institué. Mais là où l’ordre de domination consiste à dissiper tout ordre, là où
toute stabilité s’en va en fumée, il faut réapprendre à résister. L’idée de ce texte était de tenter
une élaboration, tendanciellement formelle, d’un sujet de soustraction à la subjectivité de
victime dans la perspective d’une extraction des possibles pour la politique.
Toute démarche philosophique est pour une part redevable à Platon, sans pour autant
qu’elle soit assujettie aux ordres du maître, piégée dans un discours plein. Les Dialogues sont
des tissus avec des nœuds et des interstices, leur poète nous invite à en faire bon usage, au-delà
même des intentions de leur auteur. Nous n’avons pas à souffrir du père de la métaphysique, à
l’heure du marché mondial nous avons à affronter notre attachement passionnel à notre
assujettissement de victime. A la recherche d’une subjectivation politique hétérogène à la
culture de la plainte... « la femme dans l’oikos » n’est qu’une métaphore, il s’agissait juste
d’esquisser un petit pas.
1
Žižec, La subjectivité à venir : essais critiques, Paris, Flammarion, 2006, p. 168.
334
Au lieu de « Conclusions »
Dans un monde vertigineux qui donne l’impression de changer à une vitesse infinie
produisant un sentiment généralisé d’impuissance et d’insécurité, on attend souvent d’un texte
des réponses analgésiques à nos souffrances. On consomme des livres comme on consomme
des aspirines à la recherche d’un apaisement instantané de la conscience malheureuse que le
monde ne changera pas puisque le changement est sa modalité d’être. Pour un texte dont
l’opération consiste à essayer de se soustraire à la subjectivité de victime, quelque part la
pauvreté des conclusions est le prix à payer.
Le Cratyle commence en posant la question de la rectitude des noms. Est-elle naturelle ou
conventionnelle ? Physis ou nomos ? Comme souvent dans les Dialogues platoniciens,
l’opération est moins d’articuler une réponse finale que de transformer une question mal posée
en une question mieux posée. Notre entreprise dans ce texte a consisté à ouvrir autrement la
question de « la femme ». On a longtemps posé la question de savoir si la réalité de la
domination masculine était physis ou nomos ? D’ailleurs, c’est lorsqu’on a commencé à poser
la question en ces termes que la réponse fut immédiate. C’est l’institution qui a produit
l’asservissement des femmes. Il faut donc changer d’institution. Et pourtant. Poser une question
dont la réponse est acquise d’entrée et semble aller de soi est peut-être le signe d’une question
mal posée.
En grec moderne dans le langage courant on appelle « question rhétorique » le genre de
question qui n’attend pas de réponse. Soit pace que la réponse est trop évidente ; soit parce que
la question n’est pas succeptible de recevoir de réponse ; soit tout simplement lorsqu’elle sert
d’introduction au déploiement d’une pensée qui est déjà accomplie et n’attend que son
expression. Une vraie question n’est pas une pensée mais ce qui nous appelle à penser. Et peutêtre que la finalité d’un texte est moins de donner une pensée comme produit achevé que de
donner à penser.
Il est évident que les femmes ont longtemps subi une exclusion de l’espace public. Il est
évident qu’il y a eu et qu’il y a encore des violences infligées aux corps, de nature plus faibles
que ceux des hommes. Il est évident que la loi de la communauté doit garantir aux individus
une certaine protection contre la loi de la jungle. Mais les rapports entre hommes et femmes ne
peuvent jamais être sécurisés et pleinement réglés par le Droit. Et il serait dangereux de réduire
la question des sexes à une affaire de politique d’Etat. La question que nous avons voulu nous
poser est comment et dans quelle mesure l’inclusion des femmes dans l’espace public peut
335
amener quelque chose d’hétérogène à la politique. Notre démarche consistait non pas à intégrer
l’histoire des femmes dans le grand récit d’une unité globale de domination qui a comme
matrice la dialectique maître-esclave, mais à essayer de se placer du point de vue de ce qui
résiste à l’intégration, de ce qui est en excès de l’opposition. Il s’agissait, en somme, d’aborder
la question de la femme non pas du point de vue d’une vérification – son être de victime –,
mais du point de vue d’une extraction des possibles.
Il y a des textes qui entreprennent courageusement la tâche de parler de notre présent, de
fournir des outils conceptuels pour essayer de comprendre ce qui se passe. Notre monde. Le
présent texte s’est voulu plutôt une expérience subjective : se soustraire à la place de victime
pour faire lieu à autre chose. « La femme dans l’oikos », ce n’est là ni une étude sur la femme
ni une étude sur l’économie, encore moins sur l’économie ancienne assortie d’un appel : Retour
aux Grecs !
Dans le capitalisme avancé, que l’on dresse maintenant comme cognitif, on nous dit que
le lieu de prédilection n’est plus l’usine mais la sphère des « services », l’accumulation des
« connaissances » et la production des « concepts ». A l’heure où l’université est invitée à sortir
de son isolation et à prendre contact avec « le monde du travail », on pourrait peut-être se
demander si ce qui est en train de se faire n’est pas une transformation de l’université en une
« usine de sens ». C’est peut-être l’heure d’une nouvelle industrialisation, l’industrialisation des
concepts dans une université « ouverte » au monde, c’est-à-dire au marché. Produire pour
produire, produire pour le capital. Ainsi, des concepts. Toujours plus, jamais suffisamment.
Chemins qui ne mènent nulle part. Il faut continuer. Je ne peux pas continuer. Il faut
continuer. Elever l’impuissance à l’impossible. Après un siècle d’outopies, c’est peut-être le
temps des atopies. Donner lieu à ce qui n’a pas lieu d’être. Si le capitalisme domine le champ
du possible par son capacité d’intégration de tout ce qui semble le contester, tentons pour
l’impossible. Une idée de la femme sans l’esclave. Impossible.
La politique n’est pas soumise à l’histoire. Longtemps, le récit de la victime a organisé un
certain regard sur l’émanciption politique, tout en nous livrant un sens de l’histoire.
L’hypothèse de travail du présent texte c’est comment et dans quelle mesure se soustraire au
récit de la victime peut servir à la construction d’un nouveau champ d’experimentation de la
subjectivité politique.
En politique une idée n’a pas à être vérifiée. Elle a à être subjectivée. Boucher le trou de
la politique et des événements qui surgissent c’est prétendre à un concept qui pourrait en rendre
compte pleinement. Les discours, pas plus que les silences, ne sont pas une fois pour toutes
soumis au pouvoir ou dressés contre lui. Il n’y a pas d’un côté le discours du pouvoir et en face
336
celui de la résistance. Nous pouvons continuer à répéter le récit d’un ordre social patriarcal,
fondé sur la répression permanente du Désir, et dont la Famille serait un des agents privilégiés.
Mais à un moment donné il faudrait peut-être se demander si un tel discours « dérange »
vraiment le marché.
L’ennemi est toujours par définition, jusqu’à un certain point au moins, invisible ; il nous
ressemble ; il ne peut être directement reconnu : c’est pourquoi le grand problème et la tâche
de la lutte politique consistent à produire une image reconnaissable de l’ennemi.1 L’entreprise
du présent texte n’était pas d’articuler un nouveau dire au sujet de la femme, nous nous
sommes servis de l’Histoire officielle de la femme-victime comme lieu stratégique pour
schématiser une figure de l’ennemi à l’heure de l’oikos mondialisé. L’ennemi qui nous
ressemble c’est la victime en nous qui cherche à apaiser sa souffrance par la consommation et
son pouvoir d’achat. La rhétorique du marché anime le chant de la compassion. Elle appelle à
la résistance, à la puissance vitale des singularités, à l’expérience authentique, à la subversion
créative, à la rupture, à l’émancipation… à condition que tout cela se traduit par la participation
au marché. Tout est permis, et même souhaité, à condition que ça entre dans le flux de la
circulation marchande.
La question que nous avons voulu poser est simple : pourquoi sommes-nous obligés de
nous reconnaître en victimes ? Femmes, homosexuels, juifs, ouvriers, caissières, intellectuels
méconnus, nous participons tous quelque part, à un degré plus ou moins élevé, à la catégorie
des victimes. Peut-on participer aussi à autre chose ? Faire un pas au-delà du petit moi qui
souffre et a besoin des analgésiques ? On chante en chorale notre impuissance. Le maître est
devenu anonyme et nous esclaves avertis de nos souffrances.
Ça suffit.
1
Žižec, évoquant la leçon de Carl Schmitt, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2007, p. 162.
337
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Pour les textes anciens auxquelles cette étude était principalement consacrée, je cite les deux traductions (grec
moderne, français) sur lesquelles je me suis basé tout en apportant, parfois, des modifications :
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Métaphysique.............................................................Καραστάθης (Κάκτος), Tricot (Vrin).
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