SENGHOR ET LA DÉCOLONISATION Radio Dissóó, la révolte paysanne Études Africaines Collection dirigée par Denis Pryen et François Manga Akoa Dernières parutions Abderrahmane M’ZALI, La coopération franco-africaine en matière de Défense, 2011. Aly Gilbert IFFONO, Naître, vivre et mourir en pays kisi précolonial, 2011. E. Libatu LA MBONGA, Espoirs déçus en République démocratique du Congo, 2011. Paulin KIALO, Parcs nationaux et diplomatie environnementale au Gabon, 2011. Justine DIFFO TCHUNKAM, Droit des activités économiques et du commerce électronique, 2011. Kouadio A. ASSOUMAN, Le rôle des Nations Unies dans la résolution de la crise ivoirienne. Tome 1 : Soutien aux initiatives françaises et africaines. Tome 2 : Soutien à l’accord politique de Ouagadougou, 2011. Adrien DIAKIODI, La société kongo traditionnelle. Modèle pour l’Union africaine, 2011. Divine Edem Kobla AMENUMEY, Les Éwé aux temps précoloniaux. Une histoire politique des Anlan, des Guin et des Krépi, 2011. Joseph ITOUA, Otwere et justice traditionnelle chez les Mbosi (Congo-Brazzaville), 2011. Alfa Oumar DIALLO, Pratiques et recherches éducatives en chimie en Guinée-Conakry, 2011. Hermine MATARI, Romaric Franck QUENTIN DE MONGARYAS, Ecole primaire et secondaire au Gabon. Etat des lieux, 2011. Aurélie Mongis, Le chant du masque, 2011. Adon GNANGUI, Côte d’Ivoire : 11 avril 2011. Le coup d’État de trop de la France en Afrique, 2011. Boubacar OUMAROU, Pasteurs nomades face à l’État du Niger, 2011. Thierry BANGUI, La ville, un défi du XXIe siècle. Essai sur les enjeux de développement urbain en Afrique, 2011. Michel Bourgeois SENGHOR ET LA DÉCOLONISATION Radio Dissóó, la révolte paysanne L’HARMATTAN © L'HARMATTAN, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55690-4 EAN : 9782296556904 "Nit moo di garab u nit" C'EST L'HOMME QUI EST LE REMEDE A L'HOMME Proverbe ouolof Cet ouvrage a fait l’objet en 1975 d’une thèse de doctorat soutenue en Sorbonne, qui fut ensuite reprise, numérisée et restructurée en 1995 afin de pouvoir témoigner des délicates années de la décolonisation et de la construction des indépendances des pays d’Afrique . Qu’un hommage respectueux soit donc d’abord rendu à la mémoire du premier Chef d’Etat du Sénégal, le Président Léopold Sédar Senghor, grâce à la détermination de qui il fut possible d’instaurer sur les ondes de son pays cette forme originale de démocratie en action que fut le programme de « Radio-éducative rurale ». En témoignage de profonde reconnaissance également aux paysans du Sénégal, inspirateurs et acteurs de cet ouvrage, dont l’intelligence, la dignité et le courage au milieu des innombrables épreuves qu’ils traversèrent forcèrent souvent l’admiration de tous ceux qui, à la Radiodiffusion du Sénégal, furent appelés à travailler régulièrement avec eux. Que soit également évoqué le souvenir du Directeur général de l’Office de Radio diffusion et télévision du Sénégal de l’époque, Alioune Fall, ainsi que celui du Sociologue du programme et futur Député du Sénégal, Farah N’Diaye, tous deux malheureusement trop tôt disparus. Que soient enfin tout spécialement distingués le premier Directeur de la Radio éducative rurale, Boubacar Sock, futur haut fonctionnaire international, et toutes les équipes qu’il a animées, mes amis, qui furent aussi les artisans de ce travail et qui continuèrent ensuite à servir avec passion la cause du monde rural. Et que soit aussi rappelé l’extraordinaire engagement des différents spécialistes de la Communication audio-visuelle des années de décolonisation, tant ceux de l’Unesco, à Paris, que ceux qui exerçaient au Maroc, au Sénégal, au Gabon, au Mali, en Haïti ou au Mexique… et qui veulent bien continuer à me conserver leur amitié. M. B Port-au prince le 8 mars 1975 Mise à jour de mars 2011 5 7 8 AVERTISSEMENT ________ Fort curieusement, à l’occasion des manifestations qui marquèrent en novembre 2005, à Paris, le soixantième anniversaire de la création de l’UNESCO et alors que resurgissait au sein d’un groupe d’anciens fonctionnaires le souvenir de quelques réussites passées de l’Organisation, dont celles des projets de communication audio-visuelle de Bouaké et de Dakar, le Directeur-général de l’UNESCO 1 prenait l’initiative de demander officiellement à son service des Archives ainsi qu’aux anciens des années pionnières de tenter de sauver de l’oubli l’histoire de cette institution, en essayant de rassembler leurs souvenirs relatifs aux grands moments ou aux grandes réalisations de l’Organisation. Il était temps en effet car le nombre d’anciens fonctionnaires témoins des temps héroïques avait déjà commencé sérieusement à se raréfier!.... C’est un peu dans ces conditions, et dans la continuité des grands programmes de communication audio-visuelle menés par l’UNESCO vers les annés1960, dans le monde, qu’est donc née l’idée de retranscrire aussi l’histoire un peu folle des paysans du Sénégal qui s’approprièrent de façon inattendue les ondes de la Radiodiffusion nationale de leur pays pour dénoncer publiquement et tenter de conjurer, dix ans après l’indépendance de leur pays, les méfaits d’une politique de développement agricole alors mal conduite et qui les acculait au désespoir ou à la ruine… tout ceci avec une certaine complicité de la part de l’UNESCO !2. Mais, curieusement, assez peu de publicité avait été faite, en son temps, autour de ce projet pourtant si singulier… excepté la timide parution, quelque quarante ans plus tard, pour le soixantenaire de l’Organisation, d’un article d’une trentaine de pages publié par l’Association des anciens fonctionnaires de l’UNESCO, laquelle ne trouva rien de mieux que de supprimer les passages les plus significatifs ou les plus savoureux repris des déclarations des paysans sénégalais… ce qui rendait le texte bien moins intéressant. Message de M. Koïchiro Matsuuna du 12 avril 2006, successeur de Federico Mayor et d’Amadou Mathar M’Bow, anciens directeurs-généraux de l'UNESCO tous deux présents aux cérémonies du soixantième anniversaire de l’Organisation. 1 2 Il s’agit du "Projet pilote régional de Radio-éducative" du Sénégal (Projet PNUD/UNESCO 68/09)… En 1969, un an après son démarrage et alors que René Maheu, Directeur-général de l’Unesco était en visite officielle au Sénégal, la poursuite d’un tel projet pour le moins insolite car soumis aux réticences d'un certain nombre de responsables politiques du pays, ne fut nullement remise en question et un nouvel accord fut même signé avec le Président Senghor pour le renforcement général de l’assistance de l’UNESCO, y compris donc dans le domaine de la radio dont il approuvait la liberté de ton !… 9 Fort heureusement, en cette même année 2005, celle du soixantième anniversaire, Jens Boel, archiviste de l’Unesco, et Max Egly, spécialiste de la communication audio-visuelle, redécouvraient presque en même temps à travers les archives préservées de la radio-éducative, les étonnantes voix oubliées des paysans sénégalais… qu’ils souhaitèrent donc faire réentendre! Pour sa part Max Egly, s’interrogeant sur le caractère exemplaire de cette expérience radiophonique ancienne et assez unique en son genre, se demandait pourquoi elle n’avait connu, finalement, qu’un retentissement assez limité… "Comment cet oubli avait-t-il été possible, poursuivait-il, alors qu’encore une fois le caractère exemplaire d’une telle expérience radiophonique, par ses multiples originalités, aurait dû faire date à la fois dans l’histoire du développement des Pays-tiers, dans celle de l’utilisation des médias mais aussi parmi les actions réussies de l’UNESCO" !3 "Le Sénégal venait pourtant, concluait-il, d’inventer tout bonnement une nouvelle radio… en abandonnant les idées et les pratiques radiophoniques antérieures" !... On ne doit pas oublier qu’à la même époque, pensait encore Max Egly, "les spécialistes de la communication de tout poil avaient en effet, et depuis un certain temps déjà, cherché par tous les moyens à identifier et caractériser la (ou les) formule(s) de "la communication imparable"… celle qui atteint toute sa cible, sans retombées négatives (au contraire, la cible pouvait même en redemander) : universitaires (surtout américains), propagandistes, publicitaires, persuadeurs subliminaux, conseillers politiques, redresseurs d’audimat, tous s’y étaient attaqués, et sans succès, sans résultats valables, sinon cela se serait su !" Or, voici que si l’on se met à observer la radio-éducative du Sénégal, "on s’aperçoit qu’elle réalise tout simplement, et dès 1969, ce rêve que tout médiateur a caressé, et caresse encore aujourd’hui" !... Et qu’elle le réussit !... L’incroyable a ainsi pu rejoindre, au fil des temps, la limite de l’inconcevable, conclut à nouveau Max Egly4 ! Et tout ceci sans moyens ni enjeux considérables, uniquement dans le cadre d’un "projet-pilote" de type "petits moyens, grandes ambitions" à la différence des lourds projets bilatéraux ou internationaux de l’époque ! 3 Entre temps la voix si riche des paysans sénégalais avait fini par faire l’objet d’une thèse de doctorat soutenue en Sorbonne en 1975, faute pour l’Unesco d’avoir pu trouver à temps le financement d’une telle étude dont elle avait été pourtant l’instigatrice ! Max Egly, ancien dirigeant au Centre audio-visuel de l’Ecole Normale supérieure de Saint-Cloud a participé à la formation de spécialistes de la communication audio-visuelle, dont certains firent carrière à l’Unesco. Lui-même dirigea le projet de télévision éducative du Niger. En référence au texte de Max Egly intitulé "Tendre un micro au paysan" qui relate "l’insolente réussite" du Projet Dissóó de Dakar, dont on trouvera l’intégralité en dernière partie de cette étude sur le monde rural sénégalais (voir la Post-face, p.418 du Volume II) 4 10 Comme on le découvrira dans les pages suivantes, les innombrables déclarations faites ainsi le plus librement du monde pendant plusieurs années sur les antennes de Radio-Sénégal, par les paysans sénégalais, et retranscrites dans les deux volumes qui vont suivre, sont des témoignages d’une sagesse, d’une originalité et d’une richesse de pensée extraordinaires de la part du monde rural… tout en restant aussi d’un intérêt considérable pour l’histoire du pays au lendemain de son indépendance. Toutes ces voix méritaient donc réellement d’être sauvées… Et si l’on veut en avoir un aperçu rapide, alors autant laisser pour le moment les pages qui vont suivre, consacrées à l’organisation et au fonctionnement du projet "Dissóó » de radio-éducative rurale (pages auxquelles on devra tout de même revenir par la suite pour mieux percevoir les conditions de sa réussite)… et, par curiosité, essayer d’aller jeter un coup d’œil sur les déclarations de l’auditoire paysan, vers les pages soixante de ce premier volume ! En effet, à partir du chapitre II consacré aux premiers échanges entre la radio et ses auditeurs, la voix si curieuse et passionnante des paysans est facile à reconnaître puisqu’elle est constamment présentée dans le texte en caractère "italique" ! Cependant, de très brefs extraits de la parole des paysans sénégalais sont déjà insérés, à titre d’exemple, dans les pages des premiers chapitres pour permettre d’en goûter, sans trop attendre, toute la saveur ! Michel Bourgeois et Max Egly 5, mai 2006 5 Dans la longue histoire des pionniers de l'audio-visuel des années 1950/60 de nombreux chercheurs ou éducateurs avaient été fascinés très tôt par les possibilités nouvelles offertes par l'utilisation des médias appliqués à l'éducation. L'Unesco, pour sa part, avait été séduite par l’idée de la création d'un Centre pilote d'expérimentation et de production de matériels audiovisuels destinés plus particulièrement aux adultes du Tiers-Monde et notamment à l'alphabétisation, ce qu’elle réalisera en Egypte et au Mexique. Puis la Conférence générale inscrira un nouveau projet expérimental axé sur l’utilisation de la radio et de la télévision dans le Programme et le budget de 1963/1964, ce qui deviendra le projet régional de Dakar… Mais l'idée d'appliquer les moyens d'information à l'éducation des adultes retenait l'attention de l'Unesco depuis longtemps puisqu’elle s'était en effet penchée sur les expériences antérieures menées à travers le monde, au Canada, en Chine, en Inde, en France, au Japon et en avait tiré un certain nombre de conclusions et publié quelques études. Les premiers projets expérimentaux lancés par l'Unesco dans le domaine de l'audiovisuel appliqué à l'éducation des adultes relevaient du "Département de l'Information" de l'Organisation, la radio et la télévision tout particulièrement s'étant révélées, à cette époque, des moyens privilégiés de communication de masse en pleine expansion. 11 "DISSÓÓ" TABLE GENERALE DES MATIERES ______________ VOLUME I LE ROLE INSTRUMENTAL DE LA RADIO PRESENTATION DE LA SITUATION DU MONDE RURAL AU DEPART DE LA RADIO-EDUCATIVE.............................................................................17 CHAPITRE I. PRESENTATION ET FONCTIONNEMENT DE LA RADIO-EDUCATIVE SENEGALAISE........................................................................23 CHAPITRE II. QUE SIGNIFIAIT LA RADIO-EDUCATIVE POUR SON AUDITOIRE RURAL? ...........................................................................................57 CHAPITRE III. LA RADIO ET LES EXIGENCES DE L’EDUCATION OU DE LA FORMATION......................................................................127 VOLUME II LA SITUATION POLITIQUE ET ECONOMIQUE DU PAYS ANALYSEE A TRAVERS LES PROGRAMMES DE LA RADIO-EDUCATIVE PRESENTATION DU VOLUME II. Objectifs, dimensions et limites de cette étude consacrée à la politique économique sénégalaise..............................................165 CHAPITRE I. ASPECTS SOCIAUX ET ECONOMIQUES DE LA POLITIQUE DE DEVELOPPEMENT RURAL DU SENEGAL....................................................................................169 CHAPITRE II. LES PRINCIPALES CAUSES DE LA SITUATION DE CRISE DU MONDE RURAL DE 1966 à 1973 .................................................................193 CHAPITRE III. LA MISE EN APPLICATION DU SYSTEME COOPERATIF..................261 CHAPITRE IV. LES ASPETS POLITIQUES DES PROGRAMMES DE LA RADIO-EDU-CATIVE RURALE ................................................................................349 CHAPITRE V. LE NOUVEAU LANGAGE DE LA RADIO-EDUCATIVE........................379 CONCLUSION GENERALE.....................................................................................................399 POSTFACE QUELQUES REFLEXIONS EN GUISE DE CONCLUSION, par Max Egly................................................................................................................................409 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ...................................................................................427 LISTE DES PERSONNALITES ASSOCIEES A LA CREATION ET AU FONCTIONNE-MENT DE LA RADIO-EDUCATIVE ............................................437 DOCUMENTS D’ILLUSTRATION ET REPORTAGE PHOTOGRAPHIQUES ................438 TERMINOLOGIE ET SIGLES UTILISES...............................................................................439 13 VOLUME I LE RÔLE INSTRUMENTAL DE LA RADIO AU SERVICE DU DEVELOPPEMENT Précédé d’une PRESENTATION DU CADRE DU PROJET DE L’UNESCO PRESENTATION DE LA SITUATION DU MONDE RURAL AU DEPART DU PROJET DE RADIO-EDUCATIVE __________ La présente étude sur l'évolution du monde rural sénégalais, menée entre 1966 et 1975, intervient à une époque où la situation agricole du pays était suffisamment préoccupante pour que le Chef de l'Etat lui-même ait pu parler à différentes reprises, et dès 1967, de "malaise paysan". En réalité toute une série de facteurs tant intérieurs qu'extérieurs concouraient durant cette période à rendre particulièrement critique l'avenir économique du pays qui reposait, pour sa plus grande part, sur la monoculture de l'arachide. LE CONTEXTE DU PROJET DE RADIO EDUCATIVE Dans les faits ce "malaise paysan", dont parlera à différentes reprises le Président Senghor, n'était que la forme plus complexe et plus élaborée de la terrible "crise de l'arachide" qui secouait le pays depuis longtemps déjà et menaçait désormais gravement son avenir tant il est vrai que "la graine exerçait sur toute l'économie du pays une souveraineté écrasante et que, de l'importance de sa récolte – [mais aussi de l'évolution du cours mondial des oléagineux] - dépendaient aussi bien l'aisance du budget national, les moyens de fonctionnement et les possibilités d'investissement de l'Etat, que l'équipement des exploitations les plus reculées et les ressources monétaires du plus modeste paysan"6. Or, à partir de 1965 le Sénégal allait connaître une "pluviométrie aberrante" avec une hauteur de précipitations constamment inférieure à la moyenne, en même temps que s’effondraient dans le monde les cours d'un certain nombre de produits de base dont celui de l'arachide. Cependant, ce serait ramener à des causes purement conjoncturelles et étrangères à la vie du pays l'explication de cette situation de crise alors que la responsabilité plus ou moins directe de l'Etat sénégalais était aussi sérieusement engagée dans cette affaire. De ce dernier point de vue, d'ailleurs, le gouvernement du Sénégal n’était pas le dernier à reconnaître, dans un certain nombre de déclarations officielles ou de rapports politiques, les insuffisances de certains programmes agricoles ainsi que les erreurs ou les carences des différents appareils d'encadrement chargés de les appliquer7. 6 P. Pelissier, Les paysans du Sénégal, Fabrègue, 1966. P. Pélissier parlait de l’importance de la récolte comme d’une condition primordiale de la bonne santé du pays, mais on ne pouvait oublier un autre facteur tout aussi déterminant, celui de l’évolution des cours mondiaux des oléagineux. 7 Il s'agit, entre autres, des constats et critiques formulés dans les allocutions prononcées par le Président Senghor entre 1966 et 1972 à l'Assemblée nationale et au Conseil économique et social, ainsi que des rapports de politique générale présentés aux divers 17 Mais l'état exact de la situation dramatique vécue par les paysans euxmêmes, quelques années après l'Indépendance du pays, n'aurait sans doute jamais pu être apprécié avec autant de précision sans l'intervention massive et quelque peu inattendue de la radio et de ses auditeurs paysans, notamment à travers la série de ses programmes spéciaux conçus dans le cadre d’un projet expérimental de l’UNESCO diffusés à partir de 1968. C’est donc sur l’exploitation de ces programmes radiophoniques que va s'appuyer une grande partie de cette étude. LE RÔLE DE LA RADIO En effet, c’est grâce aux énormes et surprenantes possibilités de dialogue réalisées tout à coup à l'antenne que la radio, retrouvant l'ancienne pratique de la "palabre africaine" allait réussir, de façon assez inattendue, à pénétrer les véritables causes du "malaise paysan" et peut-être aussi à contenir, dans le même temps, un mouvement de mécontentement suffisamment grave pour devenir explosif. L'accumulation de difficultés de toutes sortes, économiques, climatiques mais aussi financières et politiques, jointes aux carences d'un encadrement de base insuffisant, parfois irresponsable ou malhonnête, avaient en effet progressivement paralysé toute possibilité de relations confiantes avec les populations et, du même coup, entravé considérablement les efforts de développement du pays. Or, en cherchant à faire de ses auditeurs les acteurs de ses propres programmes, la radio a réussi à libérer tout d’un coup la parole du monde rural et lui a permis, pour la première fois, de se faire entendre de tous et plus directement des autorités supérieures. Or, une fois amorcé, ce dialogue réalisé dans la plus grande franchise entre la base et le sommet de la nation… non sans quelques réticences parfois… s'est ensuite poursuivi et développé dans de telles proportions que la radio-éducative a fini par devenir l'instrument le plus populaire d'une véritable démocratie en action… en même temps qu'un moyen efficace de reprise de certaines actions de développement. En voici deux exemples : "Pour nous, la radio-éducative nous a permis de mieux vivre car il semble qu’auparavant nous étions enfermés et maintenant tout est ouvert…" "Assis dans nos cases, cours ou sous nos arbres à palabres, vous nous faites tout savoir …" Toute l'étude de l'évolution du monde rural sénégalais, réalisée entre 1968 et 1975, repose donc en grande partie sur les innombrables documents de cette radio-éducative dont les interviews, les reportages ou les correspondances en provenance des quelque 8.000 villages du Bassin congrès de l'Union progressiste sénégalaise (UPS), notamment à celui du VIIe congrès, lors de la présentation du IIIe Plan quadriennal de développement. 18 arachidier8, traduits de la langue ouolof en français, se trouvent désormais aux Archives nationales du Sénégal… Ils y attendent de nouveaux chercheurs ! LES OBJECTIFS ET LES LIMITES DE CETTE ETUDE Cette évocation, peut-être un peu rapide du cadre général et des conditions dans lesquelles allait se dérouler une partie des travaux de recherche, était cependant nécessaire pour mieux percevoir, dès maintenant, la dimension réelle mais aussi les limites de cette étude. Il ne s'agissait pas, en effet, d'un travail à caractère scientifique basé seulement sur des données statistiques ou sur la pratique systématique de l'enquête, même si quelques chapitres utilisent de manière suivie certains de ces procédés d'investigation… Non, dans l'ensemble, l'analyse de la situation du monde rural sénégalais est avant tout descriptive et le présent document tire son originalité et sa signification de la juxtaposition des nombreux textes qui le composent, notamment ceux issus de l’inlassable échange entre les différents publics de la radio, ses producteurs et ses auditeurs. Pour une fois, également, le sens et la portée des différents plans de développement du pays n’étaient plus uniquement appréciés par les techniciens ou les responsables politiques qui les avaient conçus, mais par les populations elles-mêmes à qui ils étaient destinés et par qui ils ont été exécutés…. Ecoutons s’exprimer à nouveau la voix des campagnes. "Quant à nous, nous disons que l’émission éducative est notre député, car c’est elle qui fait à la place de notre député ce qu’il devrait faire pour nous…" De ce point de vue on verra tout particulièrement, à travers la radio, ce que pouvait représenter, par exemple, le système coopératif, pilier de la gestion nouvelle du secteur agricole, pour un paysan sénégalais souvent peu ou insuffisamment averti…. et comment il réussira à l'intégrer, plus ou moins bien, à travers des systèmes de valeurs et de relations directement inspirés de la tradition socioculturelle de l'Afrique. Pour toutes ces raisons, l'étude de l'évolution du monde rural sénégalais élaborée à partir des milliers de documents rassemblés entre 1968 et 1975 par la radio-éducative rurale n'a donc pas non plus de contours extrêmement rigides. Et si elle relève bien, dans son ensemble, de travaux de recherches 8 Le "Bassin Arachidier" comprend les trois régions administratives du centre du Sénégal, celles de Thiès, Diourbel et du Sine Saloum, sur les sept régions constituant l'ensemble du pays. La radio-éducative débordera par la suite sur les régions voisines mais en adaptant ses programmes aux spécificités de ces nouveaux territoires. 19 relatifs à la sociologie du développement, il lui arrive de toucher aussi à la psychologie sociale et, plus encore, à la sociologie de la communication. De ce dernier point de vue on peut dire, en effet, que c'est en partie grâce au rôle de communication de masse joué, dans une période de crise, par la radio qu'ont pu être approchées avec autant de précision les véritables raisons de ce "malaise paysan" qui secouait dangereusement l'économie sénégalaise tout juste après l’indépendance du pays. Cette présence de la radio tout au long des différents chapitres ne peut être ignorée et encore moins sous-estimée. D’où la présentation de cette étude en deux grands volumes, le premier consacré plus spécialement au rôle instrumental de la radio et le second à l’analyse de la situation sociale, économique et politique du pays dans les années de crise. * * * QUEL RAPIDE BILAN PEUT-ON TIRER D’UNE TELLE EXPERIENCE ? 1. D’ABORD S’EXPRIME UN PROFOND BESOIN DE DIALOGUE L’un des tout premiers constats que l’on peut faire au terme de cette étude réalisée, rappelons-le, à partir de l’introduction délibérée d’un moyen d’information de masse, en l’occurrence la radio, dans un milieu en plein changement, concerne la découverte de cette incroyable exigence de "communication" venue de la base, que l’on retrouvera en effet tout au long des différents chapitres consacrée à l’écoute du monde rural. 2. L’EXTRAORDINAIRE IMPACT DES MEDIAS Dans le même temps allait se révéler également, à travers les déclarations de l'auditoire, l’extraordinaire impact que pouvaient avoir les grands médias de communication, la radio à l’époque mais ensuite la télévision, sur la mise en œuvre de programmes novateurs de développement, souvent difficiles à faire accepter sans une concertation massive que seule, la voie des ondes, pouvait effectivement réaliser… Mais à la condition de pouvoir s’affranchir quelque peu du modèle classique de la production radiophonique et, par la suite, télévisuelle. Les paysans du Sénégal, pour leur part, n’ont en effet jamais eu de problèmes avec l’utilisation de cette nouvelle forme de dialogue véhiculée par les ondes et, dès les débuts, ils avaient su rapidement et parfaitement s’approprier la radio au point de devenir à leur tour de véritables producteurs de programmes. Très facile à utiliser, la radio allait donc prouver, au Sénégal, que les grands médias pouvaient constituer des instruments privilégiés d'intervention 20