Discours d`Eric Garandeau, président du CNC, à l`occasion colloque

Introduction de la table ronde sur le financement des contenus à l’heure
des téléviseurs connectés
Par Eric Garandeau,
Président du CNC
L’anxiété suscitée par la TV connectée est à la fois compréhensible et paradoxale ; elle
cristallise et parachève une évolution qui part de très loin.
1. Internet est devenu un média audiovisuel. On peut en signer la naissance à l’achat de
YouTube par Google, en tout cas ce fut un détonateur.
2. Dans le même temps internet a poursuivi son travail d’interconnexion des objets,
et les écrans sont devenus omniprésents: après les ordinateurs et les téléphones
portables, voilà qu’ils apparaissent sur des tablettes mais aussi les fauteuils des voitures,
les ascenseurs, les miroirs des salles de bain… On parle déjà de connecter les humains,
on parle de la « post humanité » ou de l’humanité augmentée. On commence par greffer
des rétines électroniques aux aveugles puis on permet à des fantassins de voir la nuit
comme en plein jour grâce à des prothèses numériques et des outils de géolocalisation, nul
ne sait où cela finira…
Alors voilà qu’internet apparaît sur l’écran de télévision ! Quoi de plus banal ?
Pourquoi autant de débats ? Simplement parce que jusqu’ici la télévision était
l’écran qui servait le plus à regarder la télévision... Et jusqu'à aujourd'hui, le téléviseur
n'était connecté que dans un univers « fermé », contrôlé par le distributeur : signal
hertzien, câble numérique, voie de retour du satellite… même avec l’IP TV on était dans du
« fermé ». Avec l'arrivée de l'Internet « ouvert » sur le téléviseur, il y a confrontation sur le
même écran de deux mondes sur lesquels ne pèsent pas les mêmes réglementations ni
les mêmes régulations, que ce soit en matière de publicité, de jours et de secteurs interdits,
de contributions à la création... Il est alors logique que le CSA et le CNC se posent
quelques questions… mais aussi les éditeurs eux-mêmes ! Car à la différence du monde
linéaire où le consommateur n’a le choix que de zapper entre plusieurs chaînes (l’invention
de la télécommande ayant déjà été une première révolution), dans un monde d' « hyper
offre » délinéarisé, la démarche des éditeurs de contenus audiovisuels est bousculée par
deux usages importés de l'Internet : la recherche et la recommandation, c'est-à-dire
l’arrivée de l’interactivité et du communautaire au cœur des programmes.
Hélas, les acteurs majeurs dans ces deux disciplines ne sont pas français ni même
européens : Google et Facebook. Même si nous avons des acteurs français qui ont été
performants voire précurseurs, je citerai Exalead comme moteur de recherche, et
« copains d’avant » comme réseau social, né trois ans avant Facebook...
Comme souvent les Français ont des bonnes idées, mais leurs entreprises souffrent d’une
insuffisance de capital risque et de capital développement, qui reflète en réalité une frilosité
et une moindre capacité à la prise de risque et au changement qu’outre Atlantique et même
Outre Manche. Une forme de frein financier qui reflète un frein mental, mais il n’y a
d’autant moins de fatalité que c’est la capacité d’innover qui compte avant tout, et nous
l’avons, comme le démontre le parcours de Vincent Dureau qui intervenait ce matin pour
présenter GOOGLE TV.
Bref les nouveaux acteurs dont la domination s’étend progressivement dans le jeu
audiovisuel sont grâce au numérique à la fois agrégateurs, distributeurs et
diffuseurs, sans contrainte géographiques au plan technique : Google, Apple, Netflix,
Amazon…
Quelles sont les conséquences ?
1. Les éditeurs historiques risquent de sortir fragilisés de cette bataille : l'effet le plus
immédiat est un morcèlement des audiences.
2. Une nouvelle répartition de la valeur pourrait s’opérer au profit de ces
intermédiaires de l’agrégation et de la distribution, que ce soit selon un modèle
publicitaire ou d’abonnement.
3. Et comme les acteurs majeurs sur le marché des contenus ET sur le marché de la
distribution ne sont pas européens, le risque de domination des marchés
audiovisuels par un oligopole mondial basé en Amérique du Nord (et qui aurait des
relais en Europe dans les pays les moins régulés), avec une diffusion directe aux
consommateurs, est évidemment à prendre très au sérieux. D’autant plus que c’est
ce qui s’est passé pour le marché de la musique où Apple est l’acteur dominant
sur le marché français comme sur la plupart des marchés européens et
internationaux.
Alors « Que faire » comme dirait Lénine ?
Selon la maxime écologiste « il est trop tard pour être pessimiste », et il faut toujours se
référer à la règle de Lorentz selon laquelle on surestime les effets à court terme des
révolutions technologiques, alors qu’on en sous estime leurs effets à long terme.
En d’autres termes, il y a bien une montée des eaux irrésistible mais on a encore un peu
de temps pour se préparer à la montée en puissance du non linéaire, de la concurrence
étrangère, et plus globalement d’un univers beaucoup plus ouvert et compétitif.
Dans ce contexte, je voudrais ne dire qu’une seule chose : ne retenez que cela : non
seulement le financement de la création n’est pas un problème, mais c’est LA
SOLUTION !
« IT’S THE CREATION, STUPID ! »
Ainsi les obligations d’investissement ne sont pas une contrainte, c’est un bouclier,
c’est un encouragement puissant à se surpasser pour mieux dominer l’audience
nationale et la conquérir à l’étranger.
Pourquoi les fictions américaines cartonnent en France ? Parce qu’elles sont bonnes,
en tout cas elles sont jugées meilleures que les françaises par les programmateurs qui les
programment ! Du coup la production française s’effondre encore plus et on la regarde
encore moins. Il n’y a pourtant pas de fatali: les télénovelas brésiliennes cartonnent au
Brésil, les séries britanniques cartonnent au Royaume Uni, les feuilletons turcs cartonnent
en Turquie et même dans tout le Moyen Orient… Les 3 séries qui cartonnent le plus dans 3
pays différents ne sont pas américaines mais turques ! Et je ne parle pas de l’Inde, de la
Chine, l’Allemagne, l’Espagne. La situation française est atypique et paradoxale.
Donc si on ne veut pas que les téléspectateurs en masse s’abonnent en direct à NETFLIX
ou I TUNES pour recevoir directement la dernière saison de Mad Men ou de Grey’s
anatomy, il faut à l’évidence que les diffuseurs français réinvestissent le champ de la
fiction française et européenne : le CNC vient de lancer une concertation avec tous les
acteurs de la fiction dans la foulée du rapport Chevalier.
Ce sujet est très important car il n’est pas seulement artistique ou économique, il est
politique et national. Un pays sans héros nationaux est un pays sans visage. Or
dans la civilisation de l’image, les héros sont aussi ceux de l’image, ceux du cinéma
au sens large. La France ne peut pas se permettre d’abdiquer de sa culture, et doit
au contraire profiter de la TV connectée pour l’exporter partout.
Tous les programmes sont concernés et pas seulement la fiction: l’école française
du documentaire n’a rien à envier à la britannique ! On le voit dans les palmarès des
festivals.
Je n’en dis pas plus car je pense que Bertrand Méheut et Rémy Pflimlin apporteront la
démonstration que la stratégie gagnante est bien celle qui consiste à investir fortement
sur des contenus de qualité, à les préacheter, les coproduire, pour pouvoir rivaliser
avec les standards de qualité américaine auxquels sont habitués nos publics du fait même
que les diffuseurs traditionnels les ont habitués à de tels standards… Malheureusement les
chaînes privés n’ont pas investi beaucoup sur la fiction française en 2010, mais j’ai entendu
comme d’autres Rodolphe Belmer annoncer au dernier MIPTV une stratégie ambitieuse
pour développer des « mégamétrages », en poussant l’audace jusqu’à vouloir distribuer
des séries françaises et européennes sur le territoire américain.
Même si TF1 et M6 ne sont pas à cette table je suis sûr qu’ils ont la même volonté, car
c’est une évidence !
Rémy Pflimlin le dira mieux que moi également : c’est le rôle que doit jouer le
Service Public télévisuel, qui a été doté des moyens financiers qui lui permettent
d’investir lourdement dans la création, d’imprimer sa différence et sa qualité au cœur des
publics, et de supporter l’érosion du marché publicitaire, avec une ouverture pour les
nouveaux médias et pour les coproductions internationales comme l’a fait ARTE de
façon précurseur. J’en suis persuadé : le numérique et la TV connectée aideront à ce
que nos séries, nos documentaires et nos captations de spectacles voyagent jusqu’en
Chine ! (J’étais à Pékin pour le week-end de Pâques, j’ai rencontré les responsables du
cinéma et de la télévision en Chine : tous comptent sur la France et sur ses films, pour
résister à la « Culture unique »).
Bref vous m’avez compris, le repli frileux consistant à se recroqueviller derrière des
positions perdues, à contester le poids des obligations d’investissement, ce ne
serait pas une posture conquérante mais une position « has been » : il faut utiliser
les obligations comme un bouclier offensif, qui permettra de consolider nos
positions en France, et d’exporter nos programmes à l’étranger.
Il faut donc que toutes les chaînes, y compris les nouvelles chaînes de la TNT qui
réunissent désormais une audience considérable, investissent davantage dans des
contenus de qualité : 1% d’investissement pour 30% d’audience, c’est un tout petit
peu faible ! Les chaînes qui font leur beurre sur la rediffusion de séries américaines
sont celles qui disparaitront les plus vite avec la TV connectée ; comme des étoiles
filantes on n’en entendra plus parler. Celles qui commencent à préfinancer des
séries et des programmes de qualité, celles-là survivront et prospéreront. De sorte
que comme le disait Alain Weil tout à l’heure la TNT constitue en elle-même une réponse
positive à ce défi, puisqu’elle permet un renouvellement de l’offre de programmes au
consommateur, tout en restant dans le cadre de l’horizon régulé.
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