lire un extrait - Editions de la transparence

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[« la cérémonie des adieux »]
Jugement dernier ne pouvait se dire qu’avec ces mots-là : « L’infini du vide sera présent autour de toi, tous les morts de tous les
temps ressuscités ne le combleraient pas, tu y seras comme un
petit gravier, au milieu de la steppe 1. »
3. la poésie aux adieux
L’œuvre ultime est un cas singulier et significatif de dernière
fois, parce que celle-ci témoigne d’un auteur qui a choisi d’« écrire
au seuil de sa propre fin » 2. Anticiper et nourrir son œuvre de sa
propre disparition constituent une véritable ambiguïté ontologique qui consiste à se dédoubler, à se configurer comme un
personnage qui ferait ses adieux. S’il est a priori toujours possible
d’écrire que l’on n’écrira plus, qu’est-ce que cela signifie d’un
point de vue éthique et qu’est-ce que cela engage en termes de
motifs, de configurations et de postures littéraires ? C’est cette
expérience que Rimbaud a poétisée. Il nous paraît significatif que
Maurice Blanchot ait eu recours au concept d’« œuvre finale »
pour caractériser Une saison en enfer. Ce recueil poétique de
Rimbaud peut se lire et se comprendre comme la préfiguration
d’un renoncement qui n’est pas encore mais déjà là. « Cependant
c’est la veille » peut-on lire dans « Adieu » 3. Cette veille, que
Blanchot appelle joliment l’« attente de la fin éveillée » 4, nous
prévient de ce qui pourra être, elle contredit ce qui pouvait continuer, ce qui aurait pu avoir lieu.
Les adieux de Rimbaud
Le poème « Adieu » d’Une saison en enfer, poème daté d’avrilaoût 1873, rassemble quelques-uns des enjeux de la dernière fois.
Tout d’abord parce qu’il permet de préciser cette distinction
1. Beckett, Fin de partie, p. 52 ; Endgame, p. 109-110 : « Infinite emptiness
will be all around you, all the resurrected dead of all the ages wouldn’t fill it, and
there you’ll be like a little bit of grit in the middle of the steppe. »
2. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris,
Minuit, « Critique », 1992, p. 198.
3. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, « Adieu », in Œuvres complètes, éd.
A. Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 117.
4. Blanchot, L’entretien infini, p. 428.
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[la dernière fois]
entre « le dernier » et « en dernier » : ce poème est le dernier alors
qu’il n’a probablement pas été écrit en dernier. Cette distinction
repose sur l’écart entre le dit et l’acte de la dernière fois, comme
un écho et un prolongement au pouvoir performatif de l’ultime
au théâtre ; elle renvoie également aux différences entre le motif
des « dernières volontés » et ce qu’on pourrait appeler un testament artistique. Ce que nous retenons avant tout, c’est l’intention
du poète lui-même, le fait qu’il choisisse comme titre « Adieu »
— juste après « Matin » — et qu’il le situe à la dernière place
d’un recueil — qui n’est pas non plus fortuitement intitulé Une
saison en enfer : le motif de la dernière fois coïncide ici avec le fait
d’écrire pour la dernière fois, comme si Rimbaud entendait signifier que le dire et le faire peuvent se confondre dans l’ultime.
Plus encore, il fait jouer en synchronie l’écriture de la fin (le
motif de l’« Adieu ») et la fin de son écriture (poétique). La forme
que Rimbaud a choisie pour prendre congé — comment ne pas
faire un rapprochement entre l’après du poète et cet « Adieu » ?
— est révélatrice d’une anticipation du conclure (alors même que
certains poèmes des Illuminations ont été écrits après), autrement
dit d’un fantasme de la fin qui s’effectue déjà. Il importe moins
que Rimbaud ait effectivement ou non écrit en dernier ce poème
« Adieu », qu’il l’ait choisi pour conclure. Alors que les Illuminations et Une saison en enfer sont « deux œuvres où tout prend
fin », elles ne se confondent pas. « L’affirmation de l’avenir » diffère, « donné tantôt dans une attente à la fin éveillée, qui est en
effet “la veille”, cette vigilance de la promesse où Rimbaud, le
silence gagné, se destine victorieusement à la “vérité” saisissable ;
tantôt dans l’accomplissement de tout le possible de l’homme,
possibilité immense où il n’importe plus que soit présent Rimbaud ; — comme si, en d’autres termes, le futur de la Saison se
donnait pour personnellement accessible à celui qui renonce à
l’impersonnalité et à l’étendue magique de la parole poétique,
mais comme si les Illuminations désignaient ce futur infini où
aucun individu particulier ne saurait trouver place et qui même
ne se laisse dire que par celui qui s’est déjà renoncé en cette parole. Dans les deux cas, il y a renoncement, mais le renoncement
à la parole poétique semble, dans Une Saison, promettre un avenir personnel de vérité, tandis que le renoncement des Illuminations est renoncement à tout salut particulier en faveur de la
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[« la cérémonie des adieux »]
parole déjà impersonnelle en ce qui se réserve la possibilité de tout
ce qui vient 1. » Quelles que soient les dates réelles d’écriture de
ces deux recueils, Rimbaud cherche à destituer la poésie en tant
qu’avenir potentiel, pour se défaire non seulement du temps
d’avant mais aussi de l’écriture qui lui est inhérente : « — Jamais
l’espérance » 2.
« Mon caractère s’aigrissait. Je disais adieu au monde dans
d’espèces de romances » 3. « Alchimie du verbe » joue sur le fond
et la forme d’un testament littéraire, les commentaires de Rimbaud sur sa poésie et son état de poète expliquent sinon son
choix, du moins sa démarche poétique au moment de la composition d’Une saison en enfer. Si le regard en arrière est tentant,
pour la poésie comme pour le poète, le verdict est sans appel :
« Plus de lendemain » 4. Le motif qui conduit « Adieu » est l’automne, métaphore d’une clôture que les premiers vers annoncent :
« L’automne déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil,
si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, —
loin des gens qui meurent sur les saisons 5. » Non seulement
l’adieu s’oppose à tout possible d’éternité, mais quand il s’engage
dans un mouvement rétrospectif, il précipite le bilan poétique :
« J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai
essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs
surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes
souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée 6 ! »
S’il n’est pas si surprenant que l’adieu soit au cœur d’« Alchimie
du verbe », au centre du recueil, et dans une certaine mesure de
l’existence de Rimbaud, ce qui nous étonne davantage en revanche,
c’est que le poète fasse d’Une saison en enfer le lieu et le moment
de sa propre relecture. Sa poésie est déjà une écriture de l’adieu :
« Ma vie est usée 7. » Le prélude du recueil prend la forme d’un
1. Ibid.
2. Rimbaud, Une saison en enfer, « Alchimie du verbe » (« Délires II »),
Œuvres complètes, p. 110.
3. Ibid., p. 108.
4. Ibid., p. 110.
5. Ibid., « Adieu », p. 115-116.
6. Ibid., p. 116.
7. Ibid., « L’Éclair », p. 114.
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[la dernière fois]
manifeste poétique rétrograde. Si la poésie est le lieu d’une reconstruction a posteriori, Rimbaud commente ce qu’il a fait au
regard de la rupture qui est sur le point d’avoir lieu. Les premiers
mots du recueil scindent son existence poétique en deux moments :
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient
tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée
amère. — Et je l’ai injuriée.
[…]
Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier
couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. […] »
[…]
Ah ! j’en ai trop pris : — Mais, cher Satan, je vous en conjure, une
prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés
en retard, vous qui aimez dans l’écrivain l’absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné 1.
Sans discuter la véracité d’un vécu que Rimbaud transfigure,
il nous importe plutôt de saisir, dans cette affabulation poétique,
les enjeux de cette coïncidence impossible de la dernière fois :
l’adieu se termine par une adresse à Satan, et le dernier mot de ce
prologue appelle l’un des derniers du poème « Adieu ». L’adieu
chez Arthur Rimbaud n’est pas qu’un moment ni même une
posture, mais une façon de conférer à sa poésie la forme du déclin, appelant comme une libération le tragique et l’inéluctable
de l’existence : « Elle ne finira donc point cette goule reine de
millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois
la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux
et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu
parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… […] — Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie 2. » Une saison en enfer est moins
une conclusion qu’une clôture en tant que forme pour la fermeture : « J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma
1. Ibid., [Prologue], p. 93. C’est sans doute cette « absence des facultés
descriptives ou instructives » que recherche Rimbaud dans la dernière fois.
2. Ibid., « Adieu », p. 116.
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[« la cérémonie des adieux »]
faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie,
patrie de l’ombre et des tourbillons 1. » La posture testimoniale
de la poésie rimbaldienne est bien paradoxale, elle correspond à
ce que Derrida appelle « une clôture problématique » 2, expression dans laquelle il faut entendre le sens de problema aussi bien
comme « la tâche de la projection que la bordure de la protection, le programme et le bouclier ». En témoignant du passé, elle
passe outre le moment présent sans pour autant l’investir d’un
dépassement, faisant entendre ce (celui) qui s’est (déjà) tu : « Ah !
vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures éternelles… les échappons-nous ?… » La poésie rimbaldienne
n’est pas seulement une projection spatiale au sens qu’en donne
Jankélévitch, c’est-à-dire une « transposition qui est la fonction
même de la métaphore » 3, elle confond visée rétrospective de
l’avenir et projection aporétique dans le passé.
Car si la clôture rimbaldienne chante le passé comme l’avenir,
c’est-à-dire le passé comme s’il était à venir, c’est justement parce
que cet avenir ne sera pas : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui
saluer la beauté 4. » Rimbaud délivre une poésie qui n’a pas de
lendemain. De nombreux vers du recueil disent ce non-avenir
poétique, Rimbaud évoque « quelque chose qui a déjà eu lieu et
qu’il tient pour révolu » 5, souligne pour sa part Maurice Blanchot, comme pour promettre une ouverture poétique qui ne sera
jamais anéantie par sa réalisation, c’est-à-dire qui demeure comme
possible. Une saison en enfer peut se lire comme la préfiguration
d’un abandon qui est déjà là même s’il n’est pas encore actualisé.
La poésie rimbaldienne revêt une fonction d’arrêt qui, en sacralisant ce qui a été vécu et écrit, permet de s’en affranchir. Elle est
un moyen pour le poète de se garantir, au nom de la réalité, de
ce qui ne reviendra pas. Mais n’est-ce pas Rimbaud lui-même ?
« Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant 6. » Dès lors
1. Ibid., « Alchimie du verbe », p. 111.
2. Derrida, Apories, p. 77.
3. Jankélévitch, La mort, p. 295.
4. Rimbaud, Une saison en enfer, « Alchimie du verbe », Œuvres complètes,
p. 111-112.
5. Blanchot, L’entretien infini, p. 423.
6. Rimbaud, Illuminations, « Enfance », IV, Œuvres complètes, p. 124.
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