Robert Ferrieux
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Une Saison en Enfer (1873)
« Alchimie du Verbe »
(Extrait)
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert ?
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
- Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! -
Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case
Chérie ? Quelque liqueur d'or qui fait suer.
Je faisais une louche enseigne d'auberge,
Un orage vint chasser le ciel. Au soir
L'eau des bois se perdait dans les sables vierges,
Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;
Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire. -
[Rimbaud, le « voyant », revient sur son passé et le juge d'un strict point de vue littéraire. Une époque est
révolue, une autre commencera bientôt avec les Illuminations, car « Et, à l'aurore, armés d'une ardente
patience, nous entrerons aux splendides villes. » « Alchimie du verbe » témoigne des égarements d'hier, folie
récente (Rimbaud n'a que dix-neuf ans !), maladie suicidaire à laquelle « ce passant considérable », encore nanti
de « tous les influx de la vigueur », dit « adieu ».]
Commentaire
L'extrait l'est à deux titres : poème suivi d'un autre, eux-mêmes enchâssés entre des passages en prose plus
explicites, et livrant, à vrai dire, l'armature d'un commentaire.
L'autobiographie « infernale »
« À moi. L'histoire d'une de mes folies ».
Telle est l'ouverture de l'ensemble. Rimbaud, dédaignant l'art pictural et littéraire de son temps (il omet la
sculpture et la musique), se créait une demeure fantastique, à la fois palais et masure. s'entassait un bric à
brac d'imaginaire en délire : vieilleries « idiotes » (toiles de saltimbanques, décors lumineux, chansons niaises,
latin d'église, littérature démodée, etc.), rêves d'un monde fraternel de voyages et d'amour, hallucinations
enchanteresses mais « naïves », associations inusitées, (couleur des voyelles), ambition de consonances dociles
à tous les sens, expression de l'inexprimable, fixation de « vertiges ».
La folie metaphorisée
Le poème de 1872 (et son compagnon), métaphorise cette folie « qui a eu lieu ».
La première strophe, en vers de onze pieds, décalage par rapport à l'alexandrin autrefois souverain, (cf.
Verlaine dans son Art Poétique Et pour cela préfère l'impair / Plus vague et plus soluble dans l'air »), pose une
question à ce « je » qu'est le poète. « Que buvais-je […] ? ». La boisson, apaisante ou mortifère, symbolise souvent
la poésie. Coleridge parle du lait du Paradis, Keats des clairs vins dont une rasade laverait la ciguë de son âme
engourdie. Le lieu, pourtant, reste paradisiaque, d'un confort qu'on dirait « utérin » ( « brouillard vert et tiède »),
loin du vivant autre que végétal, Eden dépeuplé, au nectar et à l'ambroisie rassasiant le poète.
Quels étaient ces divins breuvages ? Deuxième question en la strophe suivante. Déjà, le paysage a changé : le
« tendre » s'est fait « sans voix », le « vert » « sans fleurs », le « brouillard d'après-midi » (voile protecteur) « ciel
couvert ». L'or de la liqueur, recueilli en de vulgaires « gourdes jaunes » provoque le corps qui, maintenant distille
des poisons (« qui fait suer »). À ces questions, le poète apportera une réponse désespérée.
C'est le sujet de la troisième strophe dont le premier vers renvoie au bric à brac évoqué plus haut et, par la
mention de l'auberge et son association à l'adjectif « louche », appelle la vision d'abreuvements délétères. Ainsi
s'est évaporée la pureté (l'eau des bois perdue « dans les sables vierges »), la transparence (les glaçons jetés dans
des « mares », remugles de vase et de pourriture). L'or s'est fait inaccessible et le poète, rongé de dessèchement,
s'est aliéné de la source vitale.
La désacralisation de la fébrilité
La fin de la page, écrite en prose, donne la parole à un « je » sévère, censeur des vertiges mortifères
d'antan. Son « alchimie du verbe », reléguée au passé comme une « vieillerie », dénonce le passage de l '«
hallucination simple » à l '« hallucination des mots ». Les vers figeaient l'impossible, qu'il fût ange ou monstre,
mieux, ajoute Rimbaud, « [l'] expliquai[en]t », c'est-à-dire, par une logique perverse, lui donnaient un sens. Les
mots se violaient de leur pureté originelle. Le désordre s'était sacralisé, le monde était à l'envers, « sans dessus
dessous », comme eût dit Gabriel Marcel. L'esprit, enfiévré, se laissait engourdir par l'abandon au sommeil. Ce
qu'on eût pris pour du génie (et on le fait toujours !) n'était que magie (artifice), sophisme (logique viciée), mirage
(égarement des sens).
Conclusion
Pour une fois, nous avons consenti à un peu de paraphrase pour expliquer ce poème encadré de lucidité.
Que dire des reproches que Rimbaud s'adresse ? 1872, année de chefs d'œuvre ; 1873, bis repetita placent, etc.
Rimbaud, revu par Rimbaud, le poète, ce « voleur de feu », mue, progresse. Bientôt, d'ailleurs, il dira
définitivement « Adieu ! » et se fera silence. À vingt-deux ans.
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