Médoune GUEYE Le fait qu`Aminata Sow Fall poursuive

Langues & Littératures, Université G. B. de Saint-Louis, Sénégal, n° 6, janvier 2002
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Médoune GUEYE*
Le fait qu’Aminata Sow Fall poursuive dans son œuvre son désir de
créer une forme d’écriture plus spécifiquement africaine répond
indirectement à la question posée par Roland Barthes, à savoir, « la
littérature possède-t-elle une forme, sinon éternelle, du moins
transhistorique1 ? » Une histoire de l’idée de littérature n’est pas
nécessaire, comme le pense Semujanga2, pour répondre correctement
à cette question, car selon Lukàcs il y a diverses formes littéraires et
celles-ci se modifient en réponse aux changements des circonstances
sociohistoriques3. L’écriture littéraire est un processus de
transformation continuelle des genres existants et le roman, le seul
genre en devenir selon Mikhail Bakhtine, se prête adéquatement à la
représentation des transformations sociales qui caractérisent l’époque
postcoloniale dans laquelle ASF4 a produit six romans. Dans son
article intitulé, « Constructive Criticism : The Roman de Mœurs in the
West African Francophone Novel of the Eighties », Susan Gasster
souligne que « the ‘roman de mœurs’ (rdm) shows that post-colonial
social order has been established5 » et considère dans son analyse
quatre romans de ASF, Le revenant (1976), La grève des bàttu
* Département de langues et littératures étrangères, Virginia
Tech (Virginia Polytechnic Institute and State University),
Blacksburg, Virginie, États-Unis d’Amérique.
1 Roland Barthes. Essais critiques. Paris : Seuil, 1964, p. 265.
2 Josias Semujanga. « Et Présence Africaine inventa une
littérature ». Présence Africaine. 156, 1997, p. 17-34.
3 Cité par J.M. Berstein. The Philosophy of the Novel.
Minneapolis : UMP, 1984, p.46.
4 Nous utiliserons cette abréviation (ASF) du nom d’Aminata
Sow Fall tout le long de ce texte.
5 Susan Gasster. CLA Journal. 35.3, 1992, p. 275-287, p. 275.
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(1979), L’appel des arènes (1982) et L’ex-père de la nation (1987)6.
L’auteur souligne que le roman de mœurs représente un monde
complexe, cependant « It is a world in which conflict can be resolved,
in which virtue means reasonable, measured human conduct7. » C’est
là une recherche de valeurs authentiques dans un monde
inauthentique.
La société du roman de mœurs est par essence problématique
et aliénée. Elle correspond à cet égard à celle des romans de ASF dans
la recherche de nouvelles valeurs, de nouvelles expériences et de
nouvelles pratiques ; car l’œuvre de ASF représente plusieurs formes
d’aliénation de la socié sénégalaise après l’indépendance.
Cependant l’esthétique romanesque de ASF se distingue
particulièrement par la survivance dans son écriture romanesque de
formes d’expression caractéristiques de la littérature traditionnelle
orale d’une part, et d’autre part, par la revalorisation de la philosophie
wolof8 dans l’action de ses romans. Notre étude démontre cette
influence de la tradition orale dans la configuration narrative et
sémantique des récits d’ASF. Au niveau de la forme, elle adapte dans
ses romans des genres, des motifs et des procédés narratifs qui sont
calqués sur la littérature traditionnelle. Au niveau de la fonction, ASF
revalorise la pensée wolof par la production d’un ethnotexte qui
introduit de multiples références à l’oralité sous la forme de
6 Il faut ajouter aux quatre romans cités Le jujubier du
patriarche (1993) et Douceurs du bercail (1998) pour une
liste complète de la production romanesque de l’auteur.
7 Gaster, ibid., p. 275.
8 L’ethnie wolof constitue la majorité de la population
sénégalaise et le wolof est une sorte de linga franca au
Sénégal.
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
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proverbes, de dictons et de syntaxes wolof9 qui émaillent son texte
français.
Emprunt du schéma structural des contes
Alain Ricard10 et Eileen Julien11 ont cherché àmontrer que
le discours africain sur l’oralité est motivé surtout par l’emprise du
mythe d’authenticité qui anime la plupart des critiques africanistes. Ce
discours, selon les deux critiques, ne tient pas en considération
l’impossibilité d’inscrire l’oral dans l’écrit. De même Sémujanga
exhorte les critiques africanistes à se méfier « d’une certaine
valorisation des seules formes esthétiques de l’Afrique
traditionnelle12 » puisque le roman est un genre transculturel et
intergénérique et que le roman africain tel qu’il nous apparaît à nos
jours, emprunte des motifs du roman occidental et adapte également
ceux de la tradition orale africaine. Amadou Koné insiste quant à lui
sur la nature de ces influences africaines en analysant le contexte de la
naissance du roman africain. L’auteur montre qu’après la Traite et la
colonisation, et l’éclatement des structures communautaires qui en
9 Nous sommes bien conscients du fait que le langage
romanesque tel que l’a défini Bakhtine est transculturel :
Bakhtine pose d’abord que « le roman pris comme un tout,
c’est un phénomène pluristylistique, plurilingual,
plurivocal » (Esthétique et théorie du roman : 87). C’est une
grave erreur pour la stylistique de considérer l’œuvre
romanesque dans son entier comme un « monologue
d’auteur clos, se suffisant à lui-même et n’envisageant au-
delà de ses bornes qu’un auteur passif »(97). La spécificité
du discours romanesque, c’est qu’il est traversé de “discours
étrangers à l’intérieur d’un même langage (dialogisation
traditionnelle), parmi d’autres “langages sociaux”, au sein
d’un même langage national, enfin au sein d’autres
« langages nationaux, à l’intérieur d’une même culture,
d’un même horizon socio-idéologique » (99). Voir Koné,
Amadou. Des textes au roman moderne. Frankfurt : Verlag
für Interkulturelle Kommunikation, 1993, p. 61.
10 Littératures d’Afrique noire. Paris : Karthala 1995.
11 African Novels and the Question of Orality. Bloomington :
Indiana UP, 1992.
12 Josias Semujanga. Dynamique des genres dans le roman
africain. Paris : L’Harmattan, 1999, p. 20.
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suivit, la référence à la culture africaine13 devient un élément de
l’esthétique romanesque et un moyen de lutte indispensable à la
survie de l’individu :
Le roman ouest-africain actuel correspond, dans sa forme
et dans son contenu, aux structures mentales de l’Africain
de transition qui affectivement reste attaché à la culture
traditionnelle et dans la pratique tente de créer – il y est
obligé – une nouvelle culture14..
Cette référence à la culture africaine prouve qu’écrire en français ne
veut pas dire abandonner les valeurs culturelles africaines. Fernando
Lambert a examiné ce processus de la création littéraire et le décrit
comme une anthropophagie culturelle ou une décolonisation du texte
littéraire africain15.
En considérant l’adaptation de l’esthétique de la littérature
traditionnelle dans l’œuvre de ASF, nous ne cherchons pas à
envenimer le débat concernant l’influence de la tradition orale sur le
13 Il ne faut pas perdre de vue le fait que nous vivons toujours
dans une période de transition dans toute l’Afrique noire. Et
si la culture officielle et dominante, c’est bien la culture
moderne inspirée de la culture occidentale, dans la
conscience des écrivains et même d’une grande majorité de
la population, c’est la culture traditionnelle qui est
socialement et psychologiquement la plus importante. Voir
Koné, Ibid., p. 26.
14 Ibid., p. 20.
15 C’est donc à partir de leur point de vue d’Africains qu’ils ont
dévoré l’autre, i.e. le blanc et les valeurs nouvelles que celui-ci
leur apportait. Ce processus de dévoration est identifiable dans
la production littéraire négro-africaine. Le premier degré de
l’anthropophagie, dans cet ordre, se manifeste par le
phénomène de la friction des textes. La rencontre se fait bien
entendu entre deux pratiques du texte, le texte oral africain et
le texte français écrit. Ces deux modèles de récit se trouvent
dans un rapport dynamique. Le texte littéraire africain en
langue fraaise qui est produit dans ces conditions
particulières, possède ainsi des caractéristiques que les critères
de la critique européenne n’ont pas réussi à décrire de façon
satisfaisante, parce que le modèle européen n’est pas le seul
modèle de référence. Cf. « Anthropologie culturelle et
décolonisation du texte littéraire africain ». Canadian Journal
of African Studies. 22, 2, 1988, p. 292-300.
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
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roman africain, nous nous intéressons uniquement à la démonstration
et à l’explication d’une influence artistique africaine – et nous
reconnaissons qu’il y en a plusieurs – sur la poétique romanesque de
cet auteur. ASF comme les autres écrivains du continent s’exprimant
dans des langues européennes révèle une dualité esthétique dans son
expression romanesque. Nous sommes convaincus que la critique qui
s’attarde sur le postulat essentialiste de l’africanité des œuvres,
comme celle qui s’attarde sur celui de son européanité, réduit leurs
lois génériques et altère leur système de signification en les enfermant
dans des canons rigides et fixés d’avance. Cependant, comme le
souligne si bien Sémujanga, « transculture et transgénérique ne
signifient nullement absence de cultures nationales ni de genres
littéraires » (1999 : 192). Il faut, à la suite de Thomas Melone,
privilégier la réinsertion du texte dans le contexte16 pour mieux
valider le caractère transnational et transethnique de la littérature
comme production artistique symbolique.
Janheinz Jahn, qui a étudié les sources traditionnelles de la
littérature africaine moderne, estime qu« il faut chercher quels topoi,
quelles idées et quelles caractéristiques de style ont ou n’ont pas leur
origine dans des traditions et des civilisations strictement africaines17.
» Voilà pourquoi, en soulignant que le passage de l’oralité à l’écriture
marque une rupture, Koné18 se demande si cette rupture évacue toutes
les traces de l’oralité dans le roman africain. La réponse à cette
question est un non retentissant dans la mesure où les avatars de la
tradition orale se reflètent dans le roman africain moderne au niveau
de sa forme - et aussi de sa fonction - comme nous allons le voir chez
ASF.
Dans la plupart des romans de ASF l’énonciation s’appuie sur
l’extravagance, le comportement excessif, ou les défauts d’un ou de
16 Il faut penser avec Thomas Melone que le moment est venu
de s’associer dans nos travaux au mouvement profond de
réinsertion du texte dans le contexte, de l’artiste dans le
milieu dont il est le produit, de l’œuvre en tant que vision du
monde dans un système général de valeurs de civilisations
qui fondent le monde. Voir Mouhamadou Kane. « Sur les
‘formes traditionnelles’ du roman africain ». Revue de
littérature comparée. XLVIII, 3 et 4, 1974, pp 536-568.
17 Manuel de littérature néo-africaine, du 16ème siècle à nos
jours, de l’Afrique à l’Amérique. Paris : Éditions Resma,
1969.
18 Ibid., p. 16.
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