Médoune GUEYE Le fait qu`Aminata Sow Fall poursuive

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Langues & Littératures, Université G. B. de Saint-Louis, Sénégal, n° 6, janvier 2002
TRADITION ORALE ET PHILOSOPHIE
WOLOF CHEZ AMINATA SOW FALL :
UNE ESTHÉTIQUE TRANSGÉNÉRIQUE ET
TRANSCULTURELLE DANS LE REVENANT
Médoune GUEYE
*
Le fait qu’Aminata Sow Fall poursuive dans son œuvre son désir de
créer une forme d’écriture plus spécifiquement africaine répond
indirectement à la question posée par Roland Barthes, à savoir, « la
littérature possède-t-elle une forme, sinon éternelle, du moins
transhistorique1 ? » Une histoire de l’idée de littérature n’est pas
nécessaire, comme le pense Semujanga2, pour répondre correctement
à cette question, car selon Lukàcs il y a diverses formes littéraires et
celles-ci se modifient en réponse aux changements des circonstances
sociohistoriques3. L’écriture littéraire est un processus de
transformation continuelle des genres existants et le roman, le seul
genre en devenir selon Mikhail Bakhtine, se prête adéquatement à la
représentation des transformations sociales qui caractérisent l’époque
postcoloniale dans laquelle ASF4 a produit six romans. Dans son
article intitulé, « Constructive Criticism : The Roman de Mœurs in the
West African Francophone Novel of the Eighties », Susan Gasster
souligne que « the ‘roman de mœurs’ (rdm) shows that post-colonial
social order has been established5 » et considère dans son analyse
quatre romans de ASF, Le revenant (1976), La grève des bàttu
*
Département de langues et littératures étrangères, Virginia
Tech (Virginia Polytechnic Institute and State University),
Blacksburg, Virginie, États-Unis d’Amérique.
1
Roland Barthes. Essais critiques. Paris : Seuil, 1964, p. 265.
2
Josias Semujanga. « Et Présence Africaine inventa une
littérature ». Présence Africaine. 156, 1997, p. 17-34.
3
Cité par J.M. Berstein. The Philosophy of the Novel.
Minneapolis : UMP, 1984, p.46.
4
Nous utiliserons cette abréviation (ASF) du nom d’Aminata
Sow Fall tout le long de ce texte.
5
Susan Gasster. CLA Journal. 35.3, 1992, p. 275-287, p. 275.
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(1979), L’appel des arènes (1982) et L’ex-père de la nation (1987)6.
L’auteur souligne que le roman de mœurs représente un monde
complexe, cependant « It is a world in which conflict can be resolved,
in which virtue means reasonable, measured human conduct7. » C’est
là une recherche de valeurs authentiques dans un monde
inauthentique.
La société du roman de mœurs est par essence problématique
et aliénée. Elle correspond à cet égard à celle des romans de ASF dans
la recherche de nouvelles valeurs, de nouvelles expériences et de
nouvelles pratiques ; car l’œuvre de ASF représente plusieurs formes
d’aliénation de la société sénégalaise après l’indépendance.
Cependant l’esthétique romanesque de ASF se distingue
particulièrement par la survivance dans son écriture romanesque de
formes d’expression caractéristiques de la littérature traditionnelle
orale d’une part, et d’autre part, par la revalorisation de la philosophie
wolof8 dans l’action de ses romans. Notre étude démontre cette
influence de la tradition orale dans la configuration narrative et
sémantique des récits d’ASF. Au niveau de la forme, elle adapte dans
ses romans des genres, des motifs et des procédés narratifs qui sont
calqués sur la littérature traditionnelle. Au niveau de la fonction, ASF
revalorise la pensée wolof par la production d’un ethnotexte qui
introduit de multiples références à l’oralité sous la forme de
6
Il faut ajouter aux quatre romans cités Le jujubier du
patriarche (1993) et Douceurs du bercail (1998) pour une
liste complète de la production romanesque de l’auteur.
7
Gaster, ibid., p. 275.
8
L’ethnie wolof constitue la majorité de la population
sénégalaise et le wolof est une sorte de linga franca au
Sénégal.
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
proverbes, de dictons et de syntaxes wolof9 qui émaillent son texte
français.
Emprunt du schéma structural des contes
Alain Ricard10 et Eileen Julien11 ont cherché à démontrer que
le discours africain sur l’oralité est motivé surtout par l’emprise du
mythe d’authenticité qui anime la plupart des critiques africanistes. Ce
discours, selon les deux critiques, ne tient pas en considération
l’impossibilité d’inscrire l’oral dans l’écrit. De même Sémujanga
exhorte les critiques africanistes à se méfier « d’une certaine
valorisation des seules formes esthétiques de l’Afrique
traditionnelle12 » puisque le roman est un genre transculturel et
intergénérique et que le roman africain tel qu’il nous apparaît à nos
jours, emprunte des motifs du roman occidental et adapte également
ceux de la tradition orale africaine. Amadou Koné insiste quant à lui
sur la nature de ces influences africaines en analysant le contexte de la
naissance du roman africain. L’auteur montre qu’après la Traite et la
colonisation, et l’éclatement des structures communautaires qui en
9
Nous sommes bien conscients du fait que le langage
romanesque tel que l’a défini Bakhtine est transculturel :
Bakhtine pose d’abord que « le roman pris comme un tout,
c’est un phénomène pluristylistique, plurilingual,
plurivocal » (Esthétique et théorie du roman : 87). C’est une
grave erreur pour la stylistique de considérer l’œuvre
romanesque dans son entier comme un « monologue
d’auteur clos, se suffisant à lui-même et n’envisageant audelà de ses bornes qu’un auteur passif ‘ »(97). La spécificité
du discours romanesque, c’est qu’il est traversé de “discours
étrangers” à l’intérieur d’un même langage (dialogisation
traditionnelle), parmi d’autres “langages sociaux”, au sein
d’un même langage national, enfin au sein d’autres
« langages nationaux, à l’intérieur d’une même culture,
d’un même horizon socio-idéologique » (99). Voir Koné,
Amadou. Des textes au roman moderne. Frankfurt : Verlag
für Interkulturelle Kommunikation, 1993, p. 61.
10
Littératures d’Afrique noire. Paris : Karthala 1995.
11
African Novels and the Question of Orality. Bloomington :
Indiana UP, 1992.
12
Josias Semujanga. Dynamique des genres dans le roman
africain. Paris : L’Harmattan, 1999, p. 20.
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suivit, la référence à la culture africaine13 devient un élément de
l’esthétique romanesque et un moyen de lutte indispensable à la
survie de l’individu :
Le roman ouest-africain actuel correspond, dans sa forme
et dans son contenu, aux structures mentales de l’Africain
de transition qui affectivement reste attaché à la culture
traditionnelle et dans la pratique tente de créer – il y est
obligé – une nouvelle culture14..
Cette référence à la culture africaine prouve qu’écrire en français ne
veut pas dire abandonner les valeurs culturelles africaines. Fernando
Lambert a examiné ce processus de la création littéraire et le décrit
comme une anthropophagie culturelle ou une décolonisation du texte
littéraire africain15.
En considérant l’adaptation de l’esthétique de la littérature
traditionnelle dans l’œuvre de ASF, nous ne cherchons pas à
envenimer le débat concernant l’influence de la tradition orale sur le
13
Il ne faut pas perdre de vue le fait que nous vivons toujours
dans une période de transition dans toute l’Afrique noire. Et
si la culture officielle et dominante, c’est bien la culture
moderne inspirée de la culture occidentale, dans la
conscience des écrivains et même d’une grande majorité de
la population, c’est la culture traditionnelle qui est
socialement et psychologiquement la plus importante. Voir
Koné, Ibid., p. 26.
14
Ibid., p. 20.
15
C’est donc à partir de leur point de vue d’Africains qu’ils ont
dévoré l’autre, i.e. le blanc et les valeurs nouvelles que celui-ci
leur apportait. Ce processus de dévoration est identifiable dans
la production littéraire négro-africaine. Le premier degré de
l’anthropophagie, dans cet ordre, se manifeste par le
phénomène de la friction des textes. La rencontre se fait bien
entendu entre deux pratiques du texte, le texte oral africain et
le texte français écrit. Ces deux modèles de récit se trouvent
dans un rapport dynamique. Le texte littéraire africain en
langue française qui est produit dans ces conditions
particulières, possède ainsi des caractéristiques que les critères
de la critique européenne n’ont pas réussi à décrire de façon
satisfaisante, parce que le modèle européen n’est pas le seul
modèle de référence. Cf. « Anthropologie culturelle et
décolonisation du texte littéraire africain ». Canadian Journal
of African Studies. 22, 2, 1988, p. 292-300.
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
roman africain, nous nous intéressons uniquement à la démonstration
et à l’explication d’une influence artistique africaine – et nous
reconnaissons qu’il y en a plusieurs – sur la poétique romanesque de
cet auteur. ASF comme les autres écrivains du continent s’exprimant
dans des langues européennes révèle une dualité esthétique dans son
expression romanesque. Nous sommes convaincus que la critique qui
s’attarde sur le postulat essentialiste de l’africanité des œuvres,
comme celle qui s’attarde sur celui de son européanité, réduit leurs
lois génériques et altère leur système de signification en les enfermant
dans des canons rigides et fixés d’avance. Cependant, comme le
souligne si bien Sémujanga, « transculture et transgénérique ne
signifient nullement absence de cultures nationales ni de genres
littéraires » (1999 : 192). Il faut, à la suite de Thomas Melone,
privilégier la réinsertion du texte dans le contexte16 pour mieux
valider le caractère transnational et transethnique de la littérature
comme production artistique symbolique.
Janheinz Jahn, qui a étudié les sources traditionnelles de la
littérature africaine moderne, estime qu’ « il faut chercher quels topoi,
quelles idées et quelles caractéristiques de style ont ou n’ont pas leur
origine dans des traditions et des civilisations strictement africaines17.
» Voilà pourquoi, en soulignant que le passage de l’oralité à l’écriture
marque une rupture, Koné18 se demande si cette rupture évacue toutes
les traces de l’oralité dans le roman africain. La réponse à cette
question est un non retentissant dans la mesure où les avatars de la
tradition orale se reflètent dans le roman africain moderne au niveau
de sa forme - et aussi de sa fonction - comme nous allons le voir chez
ASF.
Dans la plupart des romans de ASF l’énonciation s’appuie sur
l’extravagance, le comportement excessif, ou les défauts d’un ou de
16
Il faut penser avec Thomas Melone que le moment est venu
de s’associer dans nos travaux au mouvement profond de
réinsertion du texte dans le contexte, de l’artiste dans le
milieu dont il est le produit, de l’œuvre en tant que vision du
monde dans un système général de valeurs de civilisations
qui fondent le monde. Voir Mouhamadou Kane. « Sur les
‘formes traditionnelles’ du roman africain ». Revue de
littérature comparée. XLVIII, 3 et 4, 1974, pp 536-568.
17
Manuel de littérature néo-africaine, du 16ème siècle à nos
jours, de l’Afrique à l’Amérique. Paris : Éditions Resma,
1969.
18
Ibid., p. 16.
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plusieurs personnages qui s’opposent à un comportement raisonnable,
présenté comme modèle de « reasonable, measured human conduct
». Elle construit ainsi une structure dualiste où le héros négatif
s’oppose à un héros positif en s’inspirant de la structure du conte
africain de type I, ascendant et/ou de type II, descendant. Cette
structure se présente comme une syntaxe minimale qui formalise le
discours du récit traditionnel et décrit ce que Denise Paulme appelle la
progression d’une situation initiale de manque à la négation de ce
manque19 ou vice-versa. Chez ASF l’adaptation du schéma narratif
des récits traditionnels suit un modèle d’emprunt qui mélange
aisément les formes et les structures du conte traditionnel. En effet, au
lieu de présenter un récit qui reproduit exactement les structures
traditionnelles d’un seul type de conte, dans les romans d’ASF, nous
constatons un mélange de procédés narratifs imitant plusieurs types de
contes. Cette parodisation dans les récits de ASF s’explique par la
19
Un grand nombre de contes africains peuvent être
considérés comme la progression d’un récit qui part d’une
situation initiale de manque (causé par la pauvreté, la
famine, la solitude ou une calamité quelconque) pour
aboutir à la négation de ce manque en passant par des
améliorations successives. La démarche inverse est moins
fréquente [ce qui implique qu’elle existe] où le conte débute
par une situation stable qu’un événement quelconque (le
plus souvent une faute du héros) vient troubler ; d’où une
rupture d’équilibre qui se traduira par la punition, […] Nous
distinguons ainsi déjà deux types de contes, ascendant et
descendant. Mais rien n’empêche que le cycle soit parcouru
en entier, l’équilibre rétabli après que le coupable a reconnu
son erreur et subi sa punition. Il arrive encore que le
manque initial, comblé dans un premier temps, soit suivi
d’une catastrophe. Dans un cas comme dans l’autre, l’état
final, qu’il se traduise par une récompense ou un châtiment,
ressemble à l’état initial mais sans se confondre avec lui :
dans un sens ou dans l’autre, il y a eu progression. Il y a
donc deux sortes d’épisodes dans un récit : ceux décrivant
un état (d’équilibre ou de déséquilibre) et ceux décrivant la
transition de l’un à l’autre. (135) Cf. Denise Paulme.
« Morphologie du conte africain ».
Cahiers d’études
africaines . XII,1, 1972, p. 131-163.
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
caractéristique protéiforme20 de la narration. D’aucuns, comme
Laurent Jenny, pensent qu’il serait maladroit de mêler des structures
qui relèvent du code avec celles qui relèvent de sa réalisation21, mais
comme le précise Amadou koné, « il s’agit pour le romancier
d’imiter un modèle ou un aspect d’un modèle de compétence
générique. Nous nous trouvons dans l’opération que Genette a
appelée hypertextualité.22 » Cette notion d’hypertextualité23 telle que
soulignée par Koné permet donc de parler de rapport intertextuel entre
les textes romanesques de ASF et le conte24 africain.
Le Revenant25 illustre parfaitement l’emprunt de la structure
du conte de type I, ascendant et du type II, descendant. Dans ce
roman, Yama et Bakar cèdent au pouvoir de l'argent et à la
dépravation des cérémonies traditionnelles et adoptent par conséquent
une conduite déraisonnable et immodérée, contraire à l’attitude
vertueuse que la morale prescrit. Ils sont frère et sœur et vivent dans
20
« Comme la narration, tant dans l’Histoire que dans le
roman ou le conte, est protéiforme, il s’agit de souligner les
interférences, les ressemblances et les divergences entre ces
trois types de récits comme autant de techniques que le
roman utilise » (Sémujanga 1999 : 55).
21
Jenny, Laurent. « La stratégie de la forme ». Poétique. 27,
1976, 257-280, p. 264.
22
Koné, ibid., p. 125.
23
« Comme l’explique Genette dans le cas de l’hypertextualité,
la dérivation du texte B (hypertexte) d’un autre texte
préexistant A (hypotexte) peut être de “l’ordre descriptif et
intellectuel, où un métatexte “parle” d’un autre texte” (12).
Dans ce cas, B évoque plus ou moins manifestement A, sans
nécessairement parler de lui et le citer. B peut même
simplement imiter tel des caractères de A qui peut être un
code de genre et négliger les autres aspects du texte
source. » Voir Koné, ibid., p. 125.
24 Les contes représentent un genre privilégié, riche d’une
charge significative intense, si l’on considère qu’ils sont
comme l’avatar populaire – et pédagogique – des mythes.
Voir, Christiane Seydou, « Recherche en littérature orale
africaine », Cahiers d’études africaines, XII.1, 1972, pp. 5-11,
p. 7.
25
Aminata Sow Fall. Le revenant 3ème édition. Dakar :
NEAS, 1982. Toutes nos références sont tirées de cette
édition.
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une famille très pauvre qui a immigré dans la capitale du pays en
espérant mener une vie meilleure comme la plupart des gens que
l’exode rurale a amenés en ville. Le cadre de vie restreint de Yama et
Bakar, dans l'espace et dans leurs possibilités, reflète le dénuement
extrême dans lequel toute la famille évolue et reproduit un motif du
conte ascendant, une situation initiale de manque causé dans ce cas-ci
par la pauvreté :
Il est vrai que Tante Ngoné était brave, mais elle avait du
mal à tout ranger dans cette pièce, et pourtant il le fallait
bien. […] C'est pourquoi, à la tombée de la nuit, même les
fourneaux, les "baignoires", les mortiers et les pilons
trouvaient une place dans un coin de la baraque. Il en était
ainsi depuis plus d'une dizaine d'années que, quittant leur
Ndiambour natal, le père Oussèye, tante Ngoné, Yama et
Bakar âgé d'un peu plus de quatre ans, avaient débarqué à
Ndakaarou Dial Diop [Dakar]. (24)
Cette misère constitue la toile de fond sur laquelle le narrateur
présente Yama et Bakar décidés à rehausser le statut social de leur
famille qui « arrivait péniblement à subsister » (20). Yama se sert de
sa beauté comme d’un adjuvant pour gravir les échelons de sa société,
et Bakar utilise la ruse du malhonnête en détournant beaucoup
d’argent de la poste où il travaille26. Yama « aimait le faste et la
renommée. C'était sa seule revanche sur le passé ; c'est pourquoi elle
entretenait cette foule innombrable qui assiégeait sa demeure du
matin au soir » (40). En effet, Yama était devenue une diriyanké, une
courtisane, une femme du monde :
Yama Diop était une grande ‘diriyanké’ connue pour sa
grande beauté qui lui avait valu de devenir l'épouse d'El
Hadji Amar Ndiaye, le richissime commerçant à qui il lui
arrivait de distribuer en une nuit jusqu'à cinquante mille
francs à des flagorneurs (36).
26
Il semble bien que Yama et Bakar reproduisent exactement
l’itinéraire du héros dans le conte traditionnel car comme le
précise Paulme : « Il y a deux sortes d’épisode dans un récit
: ceux d’écrivant un état (d’équilibre ou de déséquilibre) et
ceux décrivant la transition de l’un à l’autre […] Ainsi
l’amélioration de la situation initiale résultera aussi bien de
l’ingéniosité du héros que d’une épreuve qu’il surmonte seul,
soit par son courage, soit par une ruse. » Cf., Paulme, ibid.,
p. 135-136.
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
Elle avait compris que les qualités humaines ou « le passé glorieux
et le rôle historique des ancêtres » (35) ne comptaient plus dans une
société où l'argent ouvrait toutes les portes. Il s'agit alors de miser
sur la maîtrise de la dynamique sociale et de l'utiliser à fond : « avec
le bouleversement des structures sociales, une puissance nouvelle
avait été créée et faisait concurrence à celle qui, jusque-là, s'était
considérée comme seule digne d'égard » (34). Consciente de la
valeur de l'argent dans la société, Yama l'utilise avec tact à
l'occasion des cérémonies de mariage, de baptême ou de
réjouissance pour impressionner les membres de son entourage, de
son quartier et même le tout Dakar qui est toujours à l'écoute
d'extravagances de cette sorte pour applaudir. C'est d'ailleurs cette
nouvelle fortune qui permet le mariage de Bakar à Mame Aïssa dont
la famille ne savait de Bakar qu'une chose, qu'il était le frère de
Yama. Pour fêter la naissance du premier enfant de son frère, Yama
organise une grande cérémonie et distribue des billets de banque à
gauche et à droite sans compter. « On n'avait jamais vu cela.
Décidément, Yama avait battu tous les records » (41). Ce
commentaire du narrateur est significatif car il fait ressortir l'idée de
compétition qui va avec la cérémonie. Alors que traditionnellement
la cérémonie du baptême de l'enfant était liée à la pratique religieuse
et culturelle, dans le Sénégal de Yama, l'idée est de battre tous les
records durant ces cérémonies : il faut donner avec générosité aux
yeux de tout le monde, il faut s'habiller mieux que tout le monde, il
faut paraître.
Bakar est la copie conforme de sa sœur dans ce besoin de se
hisser au plus haut sommet de cette hiérarchie sociale basée sur
l’argent. Il réussit à gravir rapidement les échelons dans le cadre de
son travail.
À force de lectures et d’examens professionnels, il avait
gravi plusieurs échelons. L’ancien facteur était devenu
l’un des facteurs les plus compétents et c’est lui qui
s’occupait de toutes les opérations relatives aux chèques
postaux (29).
Son statut de fonctionnaire à la poste et son salaire ne lui permettent
pas cependant de mener le train de vie qu'exige l'image que sa sœur
veut projeter de sa famille à travers la ville. Bakar se sent obligé de
mener un train de vie à la hauteur du nouveau statut social de Yama.
Il cède à la tentation de la richesse facile et fait un détournement de
fonds aux chèques postaux où il travaille. « Il habitait maintenant à
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la Gueule-Tapée, non loin de soumbédioune, dans une grande
maison en dur, propriété de Amar qui en avait cédé un
compartiment de trois chambres à ses beaux-parents » (28).
L’ascension sociale de Yama et Bakar a mené la famille de leur
petite maison du quartier pauvre de Colobane à la Gueule-Tapée, le
quartier des grandes familles dakaroises. En un temps record, Yama
et son frère ont réussi à tourner la page sur la pauvreté qui était la
marque de leur famille :
Elle se mit à faire l’inventaire de sa famille. Le père
Oussèye n’était plus menuisier, il exploite un magasin de
tissus. La mère Ngoné, brave femme qui a dignement élevé
ses enfants dans le silence et le respect de son mari,
jouissait maintenant des fruits de sa peine. […] Fanta
avait obtenu son certificat d’études primaires, […] était
mariée à un inspecteur des douanes et le moins qu’on
pouvait dire est que sa situation matérielle était aisée.
Bigué, la plus jeune, venait tout juste d’avoir son B.E.P.C.
et allait entrer à l’école des sages-femmes. (35)
La réussite matérielle de la famille ne tarde pas à être ternie par la
conséquence des actes qui l’avaient haussée si haut si vite. En effet,
Bakar entraîne toute sa famille dans sa chute à cause de son crime :
« Bakar fut condamné pour faux et usage de faux, et pour
détournement d'une somme de douze millions de francs » (45). Cette
condamnation lui ôte l'estime de sa sœur qui ne tient pas à voir sa
bonne réputation ternie. « Partout on ouvrira le ‘dossier’ Bakar
Diop qui deviendra inéluctablement au fil des discussions, le
‘dossier Yama Diop’ » (48). À sa sortie de prison, au bout de cinq
ans, il se voit rejeté par presque tous ses amis et plus
particulièrement par Yama. Elle profite de la présence non désirée
de Bakar à une fête qu'elle organise pour l'humilier devant tous ses
invités. En décidant de se venger de sa sœur et de la société qui le
rejette depuis qu'il a tout perdu, Bakar choisit de disparaître en se
faisant passer pour mort. Le soi-disant décès de son frère est une
autre occasion pour Yama d'occuper encore le devant de la scène en
faisant lire un long communiqué à la radio. « Ce matin-là, il n'y eut
point d'autre information. La nouvelle du décès de Bakar occupa à
elle seule les trente minutes consacrées à l'émission quotidienne du
matin » (116). Yama que toute la ville connaît organise les
funérailles de son frère qu'elle méprise pourtant. Bakar survient au
milieu de la cérémonie et prend tout l'argent collecté à l'occasion de
ses propres funérailles, causant une confusion générale. Les actions
de Bakar et de Yama mènent finalement à la ruine totale. Yama
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
devient folle en revoyant son frère qu'elle croyait mort. Ce dernier
ne s'en sort pas non plus parce qu’il est obligé de se séparer de sa
communauté et de sa famille. Cette conclusion reproduit la structure
du conte traditionnel dans la mesure où Paulme souligne que :
Il arrive encore que le manque initial, comblé dans un
premier temps, soit suivi d’une catastrophe. Dans un cas
comme dans l’autre, l’état final, qu’il se traduise par une
récompense ou un châtiment, ressemble à l’état initial
mais sans se confondre avec lui27.
La construction de l’histoire de Yama et Bakar suit un schéma qui
reproduit la structure du conte traditionnel dont la fonction sociale est
didactique. Le message de ce roman de mœurs est clair :
Quand je suis revenue de Paris, j’ai trouvé que cela avait
changé. Vous savez qu’entre temps, il y avait eu les
indépendances, il y avait eu l’émergence d’une certaine
bourgeoisie bureaucratique et le sens même de l’argent
avait changé. Et le sens-là, c’était qu’on se paradait. Il y
avait pas mal de voyez-moi. C’est moi qui suis puissant. Si
j’ai de l’argent, je suis quelqu’un ; celui qui n’a rien, il
n’est rien. Je me suis dit que cette perception par rapport à
l’argent déshumanise et j’étais très choquée par la
déshumanisation de la société28.
Ce message est d’autant plus clair que le roman oppose la conduite
de Yama et Bakar à celle de Sada, l'ami, dont la conduite
impeccable permet de juger le haut degré d'aliénation de ces deux
personnages :
Il [Sada] observait souvent ses connaissances et ne
pouvait pas s'expliquer cet esprit de concurrence qui les
animait. Tel s'endettait jusqu'au cou pour meubler sa
maison au-dessus de ses moyens, acheter des bijoux et
engager des sommes inouïes pour les toilettes de sa
femme, non par amour, ni même par désir sincère de
faire le bien, mais parce qu'il croyait par là se faire
27
28
Paulme, ibid., 135.
Ces propos de ASF sont tirés d’une interview qu’elle nous a
accordée le 30 juin 2000 au Centre Africain d’Animation et
d’Échange Culturels à Dakar. Cette interview sera publiée
dans le numéro d’automne 2001 du Literary Griot.
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respecter en montrant qu'il n'était pas de moindre mérite
par rapport à d'autres qui avaient fait la même chose.
(38)
Sada est resté l'ami fidèle de Bakar quand tous les autres lui
ont tourné le dos. C'est lui qui allait le voir en prison, c'est lui qui le
réconfortait quand sa femme l'a délaissé à cause de son
incarcération, c'est lui seul qui continuait à le fréquenter à sa sortie
de prison. Sa constance, sa sincérité, sa lucidité et son honnêteté,
toutes ces caractéristiques qui manquent à Bakar et à Yama, en font
la conscience morale du roman. Il se présente comme le seul
personnage crédible et réaliste dans Le revenant. La présence
constante de Sada auprès de Bakar confère ainsi à l’œuvre une
structure dualiste en faisant du personnage l’exemple de «
reasonable, measured human conduct » en opposition à Yama et
Bakar qui sont des héros négatifs.
REVALORISATION DE LA PENSÉE WOLOF
Le débat sur la philosophie africaine29 ne date pas
d’aujourd’hui puisque la juxtaposition de la raison discursive de
l’Européen à la soi-disant raison intuitive de l’Africain a déjà ouvert
un débat épistémologique où se sont fait remarquer d’éminents
africanistes comme Alexis kagamé et R.P. Tempels. Les détracteurs
de la validité d’une philosophie ou pensée africaine s’appuient sur des
préjugés raciaux et sur l’oralité des cultures africaines pour défendre
leur thèse sur l’absence d’une épistémè africaine. Mais comme le
souligne Assane Sylla, qui soutient que la philosophie n’est qu’un
produit de la pensée et non la condition de la pensée, « l’absence
d’écriture ne signifie pas absence de réflexion30. » Sylla rappelle
d’ailleurs que Socrate, le père de la philosophie occidentale, n’a écrit
aucun ouvrage et que nous connaissons sa31pensée grâce aux œuvres
de ses disciples : Platon, Xénophon, etc . Il démontre ainsi que
l’écriture est un moyen de diffusion et de conservation de la pensée et
non la condition sine qua non d’existence de la pensée. Assane Sylla
cite à ce propos la pertinente remarque de Jaspers :
29
Sur la question de l’homogénéité culturelle de l’Afrique
noire, voir Cheich Anta Diop. L’unité culturelle de l’Afrique
noire. Paris : Présence Africaine, 1960.
30
Assane, Sylla. La philosophie morale des wolof. Dakar :
IFAN, 1994, p. 19.
31
Sylla, ibid., p. 19.
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
L’homme ne peut se passer de philosophie. Aussi est-elle
présente, partout et toujours, sous forme publique, dans
les proverbes traditionnels, dans les formules de la
sagesse courante, dans les opinions admises, comme par
exemple dans le langage des encyclopédistes, dans les
conceptions politiques et surtout, dès le début de
l’histoire, dans les mythes. On n’échappe pas à la
philosophie32.
La pensée africaine est orientée sur l’être et la vie ; c’est
pourquoi elle ne s’est pas déployée sur le mode philosophique33. Ce
qui revient à dire que « la pensée africaine n’est pas une philosophie
au sens occidental, mais une manière de penser, une vision
complète
de l’individu au sein de sa société et dans le monde34. » La même
conception de la pensée africaine est reprise par Makouta Mboukou :
Les proverbes, les dictons, les chansons constituent le
fondement de la pensée africaine. Et les écrivains les
retrouvent spontanément, soit en les recréant, soit en les
transcrivant d’après le fond traditionnel35.
Voilà pourquoi nous jugeons utile d’engager une réflexion sur la
pensée et l’éthique de la tradition wolof telles qu’elles se présentent
dans l’œuvre de ASF.
Abordant la question de l’influence occidentale sur le roman
africain, et notamment sur Un nègre à Paris de Bernard Dadié, Koné
souligne que le fait de s’inspirer du modèle générique occidental n’a
pas empêché Dadié de créer un narrateur qui rappelle le conteur
32
Sylla, ibid., p. 19.
Le discours de type philosophique suppose une rupture, un
certain recul, une distinction vis-à-vis de son objet, c’est
pourquoi Ndaw soutient que la pensée africaine « adhère si
complètement à son objet qu’elle n’éprouve guère le besoin
de se critiquer et de se fonder. Elle évite, par là, de tomber
dans un subjectivisme qui conduirait irrémédiablement à
l’idéalisme, ou dans un objectivisme aboutissant au
matérialisme. » Voir Alassane, Ndaw. La pensée africaine.
Dakar : NEAS, 1997, p. 248.
34
Ndaw, ibid., p. 54.
35
Makouta Mboukou, J.P.. Introduction à l’étude du roman
négro-africain de langue française. Dakar : NEA, 1980, p.
154.
33
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Médoune GUEYE
traditionnel africain avec ses tics, ses proverbes, ses devinettes36.
L’œuvre de ASF témoigne aussi de cette influence traditionnelle car
les proverbes wolof participent du contenu sémantique et idéologique
du récit
et constituent, avec l’introduction, dans le texte, de mots
wolof37, les éléments constitutifs de la production de l’oralité feinte,
l’ethnotexte, qui est un effet de l’interférence linguistique, voire
culturelle. Selon Mohamadou Kane, l’efficacité du discours africain
se mesure par sa référence à l’expérience des anciens, au passé du
groupe social, à un ensemble de valeurs morales dont les
proverbes
constituent l’expression la plus belle, la plus profonde38. Une telle
description de la fonction discursive du proverbe explique l’usage
qu’en fait ASF dans son œuvre romanesque.
Dans Le revenant trois proverbes, cités à différents endroits du
texte, commentent indirectement l’orientation morale du récit39 : Bañ
gàcce nangu dee, pas la honte, plutôt la mort (31) ; Àddina neexul, la
vie réserve des surprises (32) ; et Nit nit ay garabam, l’homme est le
remède de l’homme (109).
Le premier proverbe, Bañ gàcce nangu dee, joue le même
rôle que la finale initiale du récit40 traditionnel puisqu’il explique la
morale de l’honneur chez les wolof. Ainsi le récit de ASF est une
dramatisation de son discours sur l’honneur à travers les actes et les
36
Koné, ibid., p. 36.
La traduction de type interlingual, est celle qui se manifeste
dans le texte chaque fois que l’auteur introduit un mot
étranger wolof dans le texte, et qu’il est obligé de traduire
pour le public non wolof. Voir Alioune Tine. « Pour une
théorie de la littérature africaine écrite ». Présence
Africaine. 33-134, 1985, pp. 99-121, p. 120.
38
Kane, ibid., p. 564.
39
Lorsqu’on écrit un roman de mœurs qui prétend donner
une image tant soit peu fidèle d’un milieu, on est obligé de
s’appuyer sur quelques unes des caractéristiques
fondamentales de la conscience collective de ce milieu. Voir
Sylla, ibid., p. 182.
40
La finale initiale ou la dialectique du conte est un procédé
largement répandu en Afrique Noire qui consiste à énoncer,
dans la partie initiale ou plus souvent à titre de conclusion,
des remarques qui, sous une forme abrégée et d’allure
proverbiale, disent ce dont le récit a été (ou sera) la forme
développée, l’explication. Voir Mamoussé Diagne.
« Civilisation de l’oralité et dramatisation de l’idée ».
Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de
Dakar. 11, 1991, pp. 7-31, p.15.
37
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
paroles de plusieurs personnages. Dès le début de l’histoire Tante
Ngoné dit à Bakar qui est sur le point de commencer son emploi aux
chèques postaux : « Bakar, que le bon Dieu te vienne en aide.
Occupe-toi bien
de ton travail. Fais ce qu’on te dit, ne fais pas ce qui
t’est interdit41. N’aie aucun commerce avec ceux qui ne te conseillent
pas le bien » (21). Il semble que les propos de la mère de Bakar
portent une valeur prémonitoire étant donné le comportement de
Bakar dans le récit. Tange Ngoné rappelle ainsi à son fils les vertus
cardinales de la bonne conduite morale. La conséquence d’une
conduite irrespectueuse des convenances sociales est la honte ou
gàcce en wolof. La honte ne va pas avec le sens de l’honneur, une
valeur fondamentale de la société wolof :
Le sens de l’honneur, le jom, qui, chez lui [le citoyen
wolof], constitue la qualité première et fondamentale sur
laquelle toutes les autres qualités morales viennent se
greffer, lui dicte en toute circonstance le refus de la honte
et la pratique du bien qui l’honore42.
Eviter le déshonneur coûte que coûte semble être la devise de la
société wolof. Dans Le revenant, les nombreuses références à
l’honneur et/ou au déshonneur participent du discours métatextuel sur
l’honneur.
Yama ne pense qu’à sauvegarder l’honneur de sa famille
quand elle convoque la réunion familiale après l’arrestation de Bakar :
« Tout, sauf la prison. Ce serait un grand déshonneur pour nous tous.
Faisons tout ce qui est de notre pouvoir pour rembourser l’argent »
(46). Mais comme Bakar n’échappe pas à la prison, la colère de Yama
et sa décision de rompre avec ce frère encombrant sont motivées
surtout par son souci de l’honneur familiale : « Voilà le pétrin où il
nous met ! Sa honte, il l’essuiera tout seul. Oser « salir notre peau »,
ternir notre réputation… » (48). De même, en donnant la main de sa
fille à Bakar, la famille de Mame Aïssa voulait sauver son honneur en
face du traitement respectable que Bakar et sa sœur Yama ont
témoigné à toute la famille à travers tous les cadeaux qu’ils ont
donnés. C’est pourquoi Adja Dabo, la mère de Mame Aïssa dit
qu’ « il s’agit de sauver notre honneur , Bakar est bien élevé, et chez
lui, je suis sûre que Mame Aïssa ne manquerait de rien » (36). Notons
aussi que le fait de donner leur fille, qui est encore jeune, en mariage
leur évite le risque d’avoir à faire face à une grossesse non souhaitée,
car, comme le précise Adja Dabo à son mari, le père Oussèye, « si
demain un malheur arrivait à propos de Mame Aïssa, songe à quelle
41
42
Nous soulignons.
Sylla, ibid., p. 177.
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Médoune GUEYE
honte, à quel scandale nous serions confrontés » (36). Ironiquement,
c’est le fait de vouloir sauvegarder son honneur qui entraîne la famille
de Mame Aïssa dans le déshonneur où elle se retrouve avec
l’arrestation de Bakar. Ce qui fait dire à père Oussèye : « Tu as
compté sur l’argent et maintenant tu nous fais récolter le
déshonneur » (56). D’autre part, si Bakar le détenu, accorde le divorce
à sa femme que sa famille exhorte à couper son lien matrimonial
déshonorant, c’est justement pour sauvegarder une certaine idée de
l’honneur, du jom, car comme le commente Sada, « tout homme a sa
dignité, son “jom” à sauvegarder. Au fond, il a raison. Pourquoi
jouer les maris indésirables et ridicules ? » (69). Il semble donc que
les actions de plusieurs personnages dans ce roman soient guidées par
l’idée qu’ils se font de leur honneur. Ils évitent tous la honte, gàcce, à
laquelle ils préféreraient la mort. Mais la véritable portée du proverbe
réside dans la critique sévère que le roman fait sur les mœurs
perverties de leur signification et fonction sociales et qui poussent
toute cette population du roman à vouloir sauver l’honneur coûte que
coûte au point de tomber dans des pratiques déshonorantes. Yama et
Bakar ont commis des erreurs à cause de leur avidité et de leur foi en
l’argent qu’ils croyaient capable de les couvrir de dignité et de
respect. De même, la famille de Mame Aïssa misait sur l’argent en
acceptant de marier leur fille à Bakar. L’image qui se dégage de ces
personnages qui ont cédé à la facilité et au conformisme, en croyant
ainsi sauvegarder leur honneur, est celle de personnages plutôt
irresponsables. Cette irresponsabilité nie
toute valeur morale dans
leurs actions selon l’éthique wolof43. En effet les excès qui
caractérisent le comportement de la plupart des personnages dans Le
revenant est véritablement l’object de la critique de l’œuvre de ASF.
C’est pourquoi le surnom de Mbeur [lutteur] que Bakar donne à son
ami Sada est significatif. Ce terme connote l’esprit de résistance,
l’idée de jom, de courage qui caractérise le comportement de Sada
dans ce roman. La force physique est ainsi métaphoriquement liée à la
force morale. Il faut être fort et résister à toute action menant à la
honte, gàcce. La capacité de résister est nécessaire car comme le
souligne le second proverbe, Àddina neexul : La vie réserve des
43
Ceux qui se situent mal par rapport aux autres, qui
comprennent mal la vraie, la légitime dignité, ce sont ceux-là
qui croient qu’il suffit de dorer la façade et se laissent
entraîner dans des conduites irrationnelles sous prétexte
qu’il faut sauver l'honneur. Ce sont justement ceux-là qui
entraînent la corruption des mœurs et des bons principes,
soit parce qu’ils sont trop faibles pour résister aux
influences, soit parce qu’ils sont trop ambitieux et sont euxmêmes les promoteurs de ces déviations. Voir Sylla, ibid., p.
177.
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
surprises (32). Littéralement ce proverbe dit que le monde n’est pas
agréable. Il souligne de ce fait la difficulté immanente à l’existence :
Écouter les ‘nouvelles’ était son seul moyen de se mettre
en contact avec l’extérieur, avec le monde libre et
mouvementé. Les informations qui, dès le lever du jour,
plongeaient l’homme dans la triste réalité de son destin, ne
le gênaient plus (53).
Cette perception de la vie appartient à Bakar, le personnage support
de la réflexion existentielle dans l’œuvre. Son expérience douloureuse
de la vie lui a ouvert les yeux et le dispose à une critique amère de
cette « sale vie » (88). Son séjour en prison a déclenché une crise
existentielle que Bakar tente de gérer. L’imperfection de ce monde est
si vive en lui que les rares moments où les notes de « khalams et de
coras » l’emportent le plonge dans une réflexion platonicienne :
Si l’on m’avait dit que le paradis n’existe pas, je ne le
croirais pas, […] c’est parce qu’on peut trouver à coup
sûr, dans un monde qui nous est caché, ces mêmes plaisirs,
mais plus consistants, plus durables ; et ce monde, comme
Dieu l’a fait dire, ne peut être que le paradis. Bienheureux,
l’élu qui connaîtra ce bonheur éternel ! (52).
Assailli par la conscience d’un monde sans bonheur durable, Bakar
est obligé de recourir aux souvenirs de son enfance. Il oppose ainsi
son enfance idyllique dans les rues de Colobane, le quartier populaire
où sa famille s’était installée dès son arrivée dans la capitale, à
l’image « d’un monde bouleversé » (87) :
Nous étions donc une horde d’enfants. L’école, le
vagabondage, le sommeil… Notre caractéristique
commune était la pauvreté. Mais cette vie, nous l’aimions
et aujourd’hui que j’y pense, je ne suis pas loin de croire
que ce fut le moment le plus heureux de ma vie. (59)
Bakar réintègre mentalement et physiquement ce lieu paradisiaque car
à sa sortie de prison il recommence à fréquenter Colobane qui avait vu
tant de moments heureux de son enfance. Il retourne même dans la
maison de son enfance et se lie d’amitié avec Hélène qui habite dans
les mêmes lieux. Bakar fuit ainsi cet univers de la Gueule Tapée qui
fait partie intégrante d’un monde bouleversé, tant et si bien que le
protagoniste s’écrie : « non seulement bouleversé, mais pourri, c’est
pourquoi j’en ai marre, marre de marre de cette vie » (87). L’impact
de cette vie sur Bakar n’était pas seulement psychologique car « il
devint rapidement une loque. À quarante-cinq ans il était voûté
comme un vieillard ; (…) il avait effroyablement maigri. Il était
75
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Médoune GUEYE
devenu un fantôme » (98). La crise existentielle que vit Bakar est la
signification référentielle du proverbe Àddina neexul. Cependant, le
proverbe s’adresse discursivement au comportement irresponsable qui
consiste à prendre la vie à la légère, à manquer de jom et ne pas se
préparer aux surprises de la vie comme l’a prouvé Bakar par son
comportement délétère sur la morale. Au delà de Bakar, il s’adresse
au comportement de tout ce monde qui a rejeté Bakar à cause de son
crime. Tout ce monde qui n’a pas su aider une personne en crise. Mis
au ban de la société, Bakar n’est plus totalement responsable de ses
actes car comme il le sait bien « je n’existe plus pour mon père »
(109). L’amertume de l’abandon qu’il éprouve de la part de certains
proches comme Yama sa sœur aînée le pousse au fond du gouffre et
l’oblige à cracher son dépit à la face du monde dans un sursaut de
désespoir : « Méprisé, maudit, parce que je suis tombé dans une
faillite où ils m’ont poussé ! Mais je me vengerai ! » (89). La
vengeance que Bakar a dirigée contre sa famille, en se faisant passer
pour mort et en revenant lors de ses funérailles, est la conséquence de
cet abandon auquel s’adresse le troisième proverbe, Nit nit ay
garabam : L’homme est le remède de l’homme (109) . En effet la
morale de l’histoire consiste à éviter la punition extrême – ou la
double punition dans le cas de Bakar - qui n’est pas bénéfique à la
société. L’esprit communautaire de la société wolof n’autorise pas un
tel désengagement envers44l’autre ; il enseigne une morale sociale dont
la finalité est humaine . L’humanisme de cette perception est
essentiel car il constitue un rempart efficace contre la crise
existentielle telle que l’a vécue Bakar. La personne, le groupe et la
société sont liés puisque la culture
africaine en général a une
conception sociale de l’individu45. Cette caractéristique de la pensée
africaine correspond dans son unité à celle de la pensée
anthropocentriste wolof que décrit Assane Sylla :
44
Ainsi, durant toute sa vie, et depuis sa plus tendre enfance,
le citoyen wolof est éduqué, loué ou blâmé, non en tant
qu’unité isolée, mais en tant que membre d’une société qui
attend de lui compréhension et coopération dans la limite de
ses responsabilités. Société malgré tout indulgente, elle sait
aussi, dans une certaine mesure fermer les yeux sur les
faiblesses des uns et des autres comme l’exige la notion de
suturë. Sylla, ibid., p. 175.
45
Il est l’élément d’un ensemble dont il fait intégralement
partie, la société, en dehors de laquelle il ne saurait
conserver quelque consistance ontologique ou axiologique
que ce soit. Ndaw, ibid., 136.
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Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall :
une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant
L’homme, voilà le problème central de la pensée wolof : le
connaître, chercher à guérir son âme et son corps des
insuffisances dont ils peuvent souffrir, l’habituer dès son
enfance à une morale de l’honneur, du sacrifice, du don de
soi, tisser entre les hommes des relations sociales qui,
pour contraignantes qu’elles soient, n’en sont pas moins
salutaires pour tous46.
Selon Sylla les penseurs wolofs n’ont pas exposé leurs idées
dans des ouvrages mais l’œuvre de ASF par son adaptation de
l’esthétique du récit traditionnel oral rassemble les éléments de cette
pensée wolof et lui confère une existence scripturaire. Si, comme le
souligne Sylla, parmi les penseurs wolof, les uns se sont distingués
dans l’art de créer des proverbes et des sentences (comme Kothie
Barma), les autres
dans celui de la critique des mœurs (comme
Ndâmal Gossa)47, Le revenant constitue une œuvre révélatrice de la
pensée wolof par excellence.
L’esthétique romanesque de Aminata Sow Fall qui transpose
dans sa forme narrative et dans son contenu sémantique des traits
morphologiques et des éléments fonctionnels de la littérature
traditionnelle orale tente de répondre à des besoins que sa stratégie de
production cherche à combler. Ces besoins sont issus de l’interférence
culturelle, produit de la confrontation de deux ou plusieurs
consciences linguistiques et culturelles dans les textes littéraires
francophones. On peut alors dire qu’en incorporant dans sa technique
d’écriture des éléments de l’univers symbolique wolof, Aminata Sow
Fall révèle clairement l’ancrage référentiel de son œuvre tout en
créant une poétique transculturelle.
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46
47
Sylla, ibid., p. 26.
Sylla, ibid., p. 23.
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