La TRAGÉDIE et le TRAGIQUE 1. Les origines de la tragédie La tragédie remonte à l'Antiquité grecque. Née à Athènes au VIe siècle avant J.-C., elle était liée au départ à des cérémonies religieuses en l'honneur du dieu Dionysos, au cours desquelles on sacrifiait un bouc [étymologie : tragédie [ tragos = le bouc + odê = le chant]. Elle est issue des "dithyrambes", sorte de choeurs tumultueux, de chants passionnés, enthousiastes. Devenue un genre littéraire à part entière, la tragédie faisait alterner le chant d'un chœur dans l'orchestra et des dialogues d'acteurs sur la skènè. Elle met en scène les malheurs de grands personnages dont l'histoire est empruntée aux mythes ou à l'épopée. Elle doit, d'après la Poétique du philosophe grec Aristote, libérer le spectateur de ses passions (c'est la catharsis ) en suscitant en lui la terreur et la pitié ; mais elle doit aussi être vraisemblable et imiter le réel (c'est la mimésis ). La tragédie grecque connaît son apogée au Vème siècle av. J.-C., avec ESCHYLE, SOPHOCLE et EURIPIDE ; elle est présente chez les Latins avec SÉNÈQUE. 2. La tragédie en France A la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, apparaît un genre nouveau, la tragi-comédie, qui présente une action riche en rebondissements, une intrigue tragique et un dénouement souvent heureux (cf. Le Cid de Corneille). C'est au cours du XVIIe siècle que se sont imposées les caractéristiques de la tragédie classique : dans sa forme régulière, elle est écrite en vers, comprend cinq actes, présente des personnages de rang élevé, s'exprimant dans un langage soutenu (le style "sublime") et menacés par un péril grave ; l'action est inspirée de l'histoire antique (Horace de Corneille,) ou biblique (Athalie de Racine) ou encore mythologique (Andromaque ou Phèdre de Racine). La règle des trois unités exige une action unique qui se déroule en une seule journée et en un seul lieu. La tragédie doit aussi respecter la vraisemblance (pour la psychologie des personnage) et la "bienséance" (ce qu'il est décent de représenter sur scène). Si le héros de la tragédie antique était soumis à la volonté des dieux, au destin, celui de la tragédie classique est plutôt déterminé par son sens du devoir et de l'honneur chez CORNEILLE, ou par la fatalité intérieure de sa "passion" (au sens large = ce qui "domine" le héros/l'héroïne) chez RACINE. Au XVIIIe siècle, la tragédie est en déclin (malgré celles de VOLTAIRE), et au début du XIXe siècle, elle ne correspond plus aux attentes d'une société nouvelle. Elle est remplacée par le drame romantique (HUGO, MUSSET), qui cherche à concilier la grandeur des passions et le réalisme de la comédie. Au XXe siècle, les dramaturges modernes ont repris les mythes antiques, qui sont pour eux porteurs d'une vérité générale et permettent de comprendre le monde contemporain. Ainsi Jean GIRAUDOUX écrit La guerre de Troie n'aura pas lieu, Amphitryon 38 et Électre ; Jean ANOUILH Eurydice et Antigone ; Jean COCTEAU compose une trilogie thébaine, Antigone , Œdipe roi , La Machine infernale , et reprend le mythe d' Orphée en poésie, puis au cinéma. Le retour du tragique après-guerre, dans ce qu'on a appelé le "théâtre de l'absurde", est le signe d'une angoisse universelle ou existentielle (= angoisse B.BERTEL sur le sens de l'existence) chez des auteurs comme Albert CAMUS ( Caligula ; Les Justes ) ; Samuel BECKET ( En attendant Godot , Fin de partie ) ; Eugène IONESCO ( Le Roi se meurt ). Il conduit à une nouvelle définition de la liberté chez Jean-Paul SARTRE, dans Les Mouches (reprise du mythe d'Œdipe). Le mélange du tragique et de l'ironie (qui, elle, relève du registre comique) est fréquent dans la tragédie contemporaine, qui veut souligner l'absurdité de la condition humaine. L'ironie tragique allie la lucidité au constat d'impuissance… 3. Les procédés du tragique Différents registres peuvent caractériser le genre de la tragédie : - le pathétique, qui offre le spectacle de la souffrance et des lamentations d'êtres frappés par le malheur ; - l'épique, dans certains récits de combat, de lutte, inspirés d'un mythe (cf. le récit de la mort d'Hippolyte, fait par Théramène dans Phèdre de Racine); - le lyrisme des tirades où s'expriment les sentiments personnels ; - le tragique proprement dit, lorsque les personnages prennent conscience d'un destin qui les condamne… Le registre tragique est marqué par l'expression de contradictions, de choix impossibles, qui ne trouvent souvent d'issue que dans le sacrifice ou la mort. Dès lors, le tragique peut s'exprimer par : - la pesée des termes d'un choix douloureux, ou dilemme : c'est la délibération tragique (cf. lorsque Phèdre hésite entre son amour pour Hippolyte, et ses devoirs d'épouse et de reine ; ou les stances de Rodrigue dans Le Cid ) - de fortes antithèses avec des oppositions systématiques (comme le ciel l'enfer ; le jour la nuit ; l'innocence la culpabilité etc…) ; - le lexique de la mort et/ou de la violence ; - de nombreuses images métaphores, comparaisons, personnifications... - l'évocation du destin, de la fatalité qui poursuit une famille ; l'intervention des dieux, ou de forces toutes-puissantes (en soi ou hors de soi); - le recours fréquent aux hyperboles, amplifications, exagérations dans le discours de la lamentation, de la culpabilité ou de la lutte ; - l'ironie tragique, lorsque le personnage constate avec une amère dérision et avec lucidité qu'il est le jouet du destin, que le "piège" s'est refermé sur lui. B.BERTEL