Document 1 : Exemple de texte philosophique parlant de la solitude existentielle à travers la question de
l’amitié.
CICÉRON
Lélius ou l'Amitié
- extraits -
L'origine de l'amitié
Le plus souvent, donc, en réfléchissant à l'amitié, j'ai l'habitude d'en revenir au point qui
me semble fondamental : est-ce par faiblesse et indigence qu'on recherche l'amitié,
chacun visant tour à tour, à travers une réciprocité des services, à recevoir d'un autre et à
lui rendre telle ou telle chose qu'il ne peut obtenir par ses propres moyens, ou cela ne
serait-il qu'une de ses manifestations, l'amitié ayant principalement une autre origine,
plus intéressante et plus belle, enfouie dans la nature elle-même ? L'amour en effet, d'où
provient le mot amitié, est au fondement premier de la sympathie réciproque. Quant aux
faveurs, il n'est pas rare qu'on en obtienne aussi de gens qu'on berce d'un semblant
d'amitié et d'un empressement de circonstance : or, dans l'amitié, rien n'est feint, rien
n'est simulé, tout est vrai et spontané.
27. Cela tendrait à prouver que l'amitié est issue de la nature, me semble-t-il, plutôt que
de l'indigence ; qu'elle est une inclination de l'âme associée à un certain sentiment
d'amour, plutôt qu'une spéculation sur l'ampleur des bénéfices qu'on en tirera.
On peut constater cet état de choses même chez certains animaux, qui aiment leurs
petits pour un temps donné et en sont également aimés : leur sentiment est évident.
Chez l'homme, il est plus évident encore : d'abord parce qu'il existe une tendresse
spéciale entre enfants et parents, impossible à détruire sauf par un crime exécrable ;
ensuite, lorsque le même sentiment d'amour surgit d'une rencontre fortuite avec une
personne dont les mœurs et le caractère coïncident avec les nôtres, parce qu'elle nous
semble intérieurement illuminée, pour ainsi dire, de probité et de vertu.
28. Rien, ma foi, n'est plus aimable que la vertu, rien n'engage davantage à s'attacher,
attendu que vertu et probité, d'une certaine façon, nous font éprouver de l'attachement
même pour des gens que nous n'avons jamais vus. Qui évoquerait sans quelque
bienveillante sympathie la mémoire de Caius Fabricius, Manus Curius, qu'il n'a pas
connus ? Qui, en revanche, ne haïrait Tarquin le Superbe, Spurius Cassius, Spurius
Mélius ? Deux chefs ont rivalisé avec nous par les armes pour la suprématie en Italie :
Pyrrhus et Hannibal. L'honnêteté du premier nous retient d'éprouver envers lui trop
d'animosité ; le second, sa cruauté le rendra à jamais odieux à notre cité.
29. S'il y a tant de force dans la valeur morale que nous l'aimons, soit chez des gens que
nous n'avons jamais vus, soit, ce qui est plus frappant, même chez un ennemi, faut-il
s'étonner que le cœur des hommes s'émeuve quand il lui semble, chez des gens avec
lesquels il envisage de nouer des relations intimes, apercevoir vertu et droiture ? Au
reste, le sentiment se confine par un bienfait reçu, par un penchant dévoilé, par une
fréquentation régulière. Choses qui, en nourrissant ce premier mouvement de l'âme et de
l'amour, font merveilleusement flamboyer l'intensité d'une affection.
Mais en prétendant qu'elle provient de la faiblesse, en s'appuyant sur le fait qu'il se
trouve, dans l'amitié, quelqu'un pour procurer à quelqu'un d'autre ce qu'il désire, ils
abandonnent l'origine de l'amitié à l'abjection et à la mesquinerie totale : ils en font une
chose née, pour ainsi dire, de la gêne et de l'indigence. S'il en était ainsi, quiconque
s'estimerait le plus intérieurement démuni serait le plus apte à l'amitié. La réalité est bien
différente.
30. Car celui qui a le plus confiance en soi, celui qui est si bien aimé en vertu et en
sagesse qu'il n'a besoin de personne et sait qu'il porte tout en lui, celui-là excelle toujours
dans l'art de se gagner des amitiés et de les conserver. Quoi ! L'Africain (2) ? besoin de
moi ? Seigneur ! Pas le moins du monde. Ni moi de lui non plus, mais j'admirais la force
de sa personnalité : lui de son côté n'avait peut- être pas une trop mauvaise opinion de
mon tempérament : il m'apprécia. L'habitude de nous voir accrut notre sympathie
réciproque. Mais même si quantité d'avantages importants en ont résulté, ce n'est certes
pas l'ambition de les obtenir qui a provoqué notre affection.
31. En effet, quand nous sommes généreux et bienfaisants, quand nous n'exigeons pas
de reconnaissance, - n'escomptant aucun bénéfice pour nous-mêmes, n'éprouvant
qu'une envie spontanée d'être généreux -, c'est alors qu'il est bon, je pense, non point
poussés par un espoir mercantile, mais convaincus que l'amour porte en soi son fruit,
d'essayer de nouer amitié.
Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-212 : “Solitude et condition humaine” - 20/10/2009 - page 5