L’ARTIFICE THÉÂTRAL
« On ne peut pas réduire la Tempête à l’une ou l’autre chose » disait à juste titre l’écrivain George Hugo
Tucker. En effet, c’est une pièce particulièrement complexe parce que multiple, tant sur le plan dramatique que thématique: on a
ici clairement affaire à trois pièces en une, autrement dit à trois “univers” différents: une tragédie politique, une comédie et une
pièce “romantique”. Et nous souhaitons aborder le texte dans son ensemble par ce qui est le dénominateur commun à tous les
aspects de cette multiplicité : l’artifice.
Ici, les artifices formels - références cosmiques et mythologiques, éléments et la nature, tous habile-
ment manipulés par Prospero -, ne sont pas présents uniquement pour théâtraliser les choses, mais bien pour dévoiler la vérité
cachée derrière la théâtralité. La féerie, le factice, le fantasme, l’illusion, tous sont les moyens indispensables pour percevoir le
réel. Et comme la magie, élément central de la pièce, est un moyen pour Prospéro d’accéder à la vérité et non une fin en soi, l’arti-
fice de théâtre pourra être celui d’approcher la vérité dramaturgique de la pièce.
Le grand organisateur (on pourrait dire manipulateur) de la fantasmagorie de La Tempête est bien sûr
Prospéro. Et que Prospéro puisse être Shakespeare n’échappe à personne. Cette idée donne à la parole de Prospéro une dimen-
sion supplémentaire, qui alimente aussi une réflexion sur le théâtre et sur la création. Prospéro n’utilise-t-il pas lui-même l’arti-
fice de la représentation théâtrale, et non pas la morale ou l’explication concrète, pour convaincre sa fille de défendre sa virginité
? Ici encore, le théâtre est plus fort que le réel...
LES PERSONNAGES
Les personnages de La Tempête sont ils alors tous la voix de Prospéro, comme le suggère Peter Gree-
naway dans son film Prospero’s Book ? Ou ce qu’il advient n’est-il finalement qu’un rêve dans la tête de cet homme? Nous ne
souhaitons pas explicitement répondre à ces questions, mais utiliser comme processus de création ce qui dans la pièce suscite
justement ces questions.
Cependant, il nous est apparu à cet égard qu’un personnage méritait un traitement particulier: Ariel.
Ariel, que Prospero rudoie autant qu’il flatte, mais surtout qu’il nomme “mon esprit”... C’est pourquoi nous voulons faire d’Ariel
véritablement l’”esprit»” du magicien, une émanation de sa raison, plutôt qu’un personnage purement féerique doté d’une indé-
pendance que de toute évidence il n’a pas. La libération de l’”esprit»” de Prospéro, tant attendue, devient du même coup l’un des
enjeux majeurs de la pièce.
Le thème du personnage “double”, ou du duo de personnages, est d’ailleurs omniprésent dans La Tem-
pête (souvent perturbé par un tiers qui change le rapport de force), et participe activement à l’évolution dramatique de l’œuvre: on
peut citer entre autres l’osmose Miranda/Ferdinand dérangée par Prospéro, la complicité Antonio/Sébastien gênée par Alonso,
la solidarité Stéphano/Trinculo contrariée par Caliban... C’est aussi dans cette direction que nous voulons travailler avec les
comédiens.
Nous avons sciemment choisi ceux-ci à l’opposé de la voie de l’évidence réaliste indiquée par leur statut
dans la distribution. Car il nous semble infiniment plus intéressant de montrer les personnages tels qu’ils se reflètent dans le
miroir des bouleversements qu’ils subissent sur l’île, plutôt que de nous fier à leur position sociale ou leur état avant le naufrage.
Et le texte indique de profonds bouleversements des êtres, le renversement même du statut de certains personnages, qui permet
de révéler (même symboliquement) leur nature profonde : On peut citer entre autres le texte des seigneurs Antonio, Alonso et
Sébastien, qui comporte de constantes élisions -alors qu’on pourrait attendre de ces personnages éduqués un langage raffiné-,
alors que celui du “monstre” Caliban est le seul écrit en vers... De prince, Ferdinand se retrouve esclave, alors que de naufragée
Miranda se découvre, elle, princesse... Stéphano, simple domestique avant le naufrage du bateau, profite de l’occasion pour se
proclamer Roi de l’île...
Concrètement, nous voulons nous éloigner des caricatures attendues des personnages, refusant un
Prospéro qui soit un archétype de magicien (à chapeau pointu, comme il se doit...), de jeunes premiers adoucis, des personnages
populaires grossièrement dessinés ou des seigneurs à l’allure noble et altière, pour au contraire mettre en avant le conflit inté-
rieur de Prospéro, la rudesse sauvage de Miranda, la violence de Ferdinand, les désirs de noblesse de Trinculo et Stéphano et la
bassesse mesquine des seigneurs.
Shakespeare semble en outre indiquer que la force de ces personnages apparemment archétypaux
n’est pas dans ce qu’ils sont, mais bien dans le lien qui les unit, fil élastique invisible tendu entre eux, chacun étant semble-t-il,
pris dans la tempête de l’autre. Et c’est ces rapports de pouvoir et la diversité des sentiments et actions qu’ils suscitent chez les
personnages que nous souhaitons donner à voir.