Peut-il y avoir une culture autre que générale ?

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Peut-il y avoir une culture autre que générale ?
Yvan Elissalde
Résumé
L’expression « culture générale » risquant
d’être pléonastique, il convient d’en cerner le
sens en précisant ce que serait une « culture
particulière ». On examine successivement
deux hypothèses : la première serait la spécialisation, ce qui conduit à distinguer la culture de
la science. La seconde serait la culture au sens
anthropologique, ce qui conduit à distinguer la
culture de la civilisation. Pensée à la manière
des sciences humaines, la « culture générale »
voit sa signification réduite à un instrument
idéologique méconnaissant sa propre particula­
rité, son origine et sa fonction sociale. Cette
réduction contredisant la liberté de la culture
(comme activité de l’esprit par et pour soi), la
critique utilitariste de la culture est elle-même
dépassée comme confondant culture et corruption de la culture dans une troisième hypothèse de définition, le soin de soi qui requiert
la connaissance de soi. Mais l’étrangeté, la
disparité et la superficialité des connaissances
constitutives de l’idée commune de « culture
générale » semblent faire obstacle à un tel idéal
humaniste, prêtant le flanc aux accusations de
pédantisme et d’éclectisme vains. La recherche
d’une solution à ces objections conduit à proposer de surmonter l’opposition généralité/spécialisation en dépassant l’opposition création/
réception. Ce dernier point suppose à son tour
de montrer comment le créateur est, pour les
besoins de son œuvre singulière, le premier à se
doter d’une culture universelle au sens le plus
exigeant et le plus authentique de l’expression,
qui n’est donc pas à réduire aux simples amateurs ou connaisseurs de culture.
Abstract
As the expression “general knowledge”
(“culture générale” in French) may be seen as
pleonastic, it is suitable to define its meaning
by specifying what a “particular culture” may
be. Two hypotheses are examined in turn: the
first one is specialisation, which leads to distinguishing culture from science. The second one
is culture in the anthropological sense, which
leads to distinguishing culture from civilisation.
Thought of in the manner of human sciences,
“general knowledge” is reduced in meaning to
an ideological instrument unaware of its own
particularity, its origin and its social function.
As this reduction contradicts the ­liberty of
­culture (as an activity of the mind by and for
itself), the utilitarian critique of culture is itself
overstepped as confusing culture and corruption of culture in a third defining hypothesis,
the cultivation of oneself which requires selfknowledge. But the strangeness, disparity and
superficiality of the knowledge which constitutes what is commonly recognized as “general
know­ledge” seem to hinder such a humanistic
ideal, inviting accusations of empty pedantry
and eclecticism. Searching for a solution to
these objections, we attempt to overcome the
opposition between general and specific know­
ledge by going beyond the opposition between
creation and reception. This last point supposes
in turn to show how creators are, for the needs of
their singular works, the first to arm themselves
with a universal culture in the most deman­ding
and authentic meaning of the expression, which
is therefore not to be applied only to simple
amateurs or connoisseurs of culture.
Mots-clefs : culture, général, spécialisé, civilisation, soi, esprit, création.
Keywords: culture, general knowledge, specific knowledge, civilisation, self, mind, creation.
ATALA Cultures et sciences humaines n° 14, « La culture générale», 2011
32La culture générale
Pléonasme et contradiction
Parler de « culture générale », c’est admettre implicitement l’existence
d’une culture qui ne l’est pas, culture qu’on dira donc « parti­culière » ou
« spécialisée ». Or ce présupposé n’est guère acceptable, car s’il s’avérait que
« culture générale » est un pléonasme, on pourrait en déduire que « culture
particulière » est une expression qui désigne une notion contradictoire.
La généralité des connaissances n’est-elle pas analytiquement incluse
dans l’idée de culture ? C’est en tout cas ce que donnent à penser les
usages communs du substantif et de son adjectif. Tout locuteur français
conviendra en effet qu’on reconnaît quelqu’un de cultivé à la variété de
ses connaissances, qui ne sauraient se limiter à un seul domaine, mais
doivent porter indifféremment sur les arts et les sciences, l’histoire et la
philosophie, la religion ou la littérature. D’un point de vue populaire,
l’esprit cultivé n’est-il pas celui qui est « fort à Trivial Pursuit », c’est-à-dire
« incollable » tant sur les questions de sport que d’actualité, de géographie que de chansons, d’astronomie que de télévision ?
À cet égard, la spécialisation interdirait précisément à celui qui la
développe de pouvoir être dit cultivé, mais seulement savant. Il se trouve
que l’opinion commune d’aujourd’hui semble corroborée par la distinction
qu’Aristote propose à l’entrée de ses Parties des animaux, quand il écrit :
En tout genre de spéculation et de recherche, la plus banale comme la plus
élevée, il semble qu’il y ait deux attitudes possibles : à l’une convient le nom
de science [épistèmè] de l’objet, à l’autre celui d’une espèce de culture [paidéia]. En effet, c’est bien le propre d’un esprit cultivé que de pouvoir porter
un jugement pertinent sur la forme bonne ou mauvaise d’un exposé. Car
c’est à cela précisément que nous reconnaissons l’homme cultivé, et nous
considérons que posséder à fond cette culture, c’est montrer l’aptitude dont
nous venons de parler. À cette restriction, toutefois, que nous regardons cette
personne cultivée comme capable de juger à elle seule pour ainsi dire de
tout, tandis qu’une autre n’est à même de le faire que dans un domaine déterminé. On pourrait, en effet, en concevoir une autre qui aurait les mêmes
dispositions que la première, mais à propos d’un objet restreint 1.
L’antique distinction entre savoir et juger rendrait ainsi raison de la distinction entre science et culture, même si celui qui sait, le savant, sait
aussi juger de ce qu’il sait.
Mais, contrairement à l’homme cultivé qui se risque à juger de toute
question quant à sa forme (c’est-à-dire la solidité de sa logique), il ne sait
juger que de ce qui constitue son domaine particulier de recherche.
1. Aristote, Les Parties des animaux, trad. par Pierre Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1990, I, 639 a.
Revue ATALA Cultures et sciences humaines
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Le savoir de l’érudit (par exemple de l’esprit féru de botanique, du spécialiste de philologie grecque ou de géométrie arithmétique) ne serait
pas culture mais science, alors même que l’homme de culture se doit de
ne pas rester ignare en sciences naturelles, ni en langues mortes ni en
mathématiques. Cependant, suivant ainsi les conseils de Pascal, il aurait
judicieusement choisi de savoir un peu de tout plutôt que tout de peu 2.
Le philosophe — ce prototype classique de l’esprit cultivé, puisque la
« culture de l’âme » n’est autre, d’après l’inventeur de son nom, Cicéron,
que la philosophie — devrait donc de toute nécessité refuser de se laisser enfermer dans « l’esprit scientifique » au détriment de « ­l’esprit littéraire » et réciproquement, mettant tous ses efforts à donner à son esprit
une aptitude toute cartésienne à juger universellement et non pas en
spécialiste 3, aptitude ou attitude nommée « culture ».
Dans ces conditions, on comprend qu’il ne saurait être question, en
toute rigueur, de parler de culture spécialisée, ni donc de « culture générale », expression trompeuse par redondance, mais seulement de culture
tout court. Alors, pourquoi continue-t-on d’y mettre un sens ? Et ne faudrait-il pas plutôt abandonner ces expressions fautives ainsi que les idées
qu’elles véhiculent fallacieusement ?
Dissolution, instrumentalisation, idéologie
L’irréflexion qui nous fait parler de « culture générale » a peut-être
pour secret la vogue de l’autre sens du mot « culture », celui qui a triomphé à notre époque, à savoir les connaissances individuelles d’origine
sociale que tout membre d’un groupe acquiert par éducation, du simple
fait de son appartenance à sa communauté de vie ; savoir qui, partant,
lui sert de marqueur d’identité.
De même que les bêtes de ranch étaient marquées au fer rouge par les
cow-boys, de même, l’esprit de chacun reçoit, dit-on, l’empreinte indélébile de sa civilisation, de son peuple, de sa région, de sa classe sociale, etc.
On est « de culture » basque ou européenne, hindoue ou bourgeoise,
2. « Puisqu’on ne peut être universel et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de
tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose ; cette
universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux, encore mieux, mais s’il faut choisir, il faut
choisir celle-là, et le monde le sent et le fait, car le monde est un bon juge souvent. », Pascal (Blaise),
« Pensées sur l’esprit et sur le style », dans Pensées, éd. Léon Brunschvicg, Paris, Flammarion, « GF »,
1976, « Article premier », p. 37-195.
3. Le Descartes des Règles pour la direction de l’esprit rejette lui aussi la spécialisation, au motif que
la science est une et que ce qui vaut dans les domaines techniques n’est pas valable en science, où
toutes les vérités se tiennent et où la méthode permet à l’esprit bien conduit de les enchaîner selon
l’ordre des raisons. Voir Règle I.
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34La culture générale
catalane ou musulmane, etc. Les sciences humaines nous ont en effet
habitués à considérer qu’il n’y a de culture que particulière, au point que
la particularité est même devenue le critère de la distinction entre
culture et nature, si l’on en croit les dires de Claude Lévi-Strauss :
Posons donc en principe que tout ce qui est universel chez l’homme relève
de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui
est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du
relatif et du particulier 4.
La culture, entendue au sens anthropologique, ne tranche alors plus sur
une attitude d’esprit généraliste par opposition à une spécialisation intellectuelle, mais sur les aptitudes naturelles de l’individu (mécanismes
biologiques, instincts, adaptabilité spontanée au milieu). Celles-ci peuvent concerner le même objet que la culture (par exemple l’alimentation), mais sont dépourvues de la particularité et de la normativité des
aptitudes culturelles (on ne mange pas les mêmes choses ni de la même
manière en Chine ancienne qu’en France moderne).
Ainsi, l’expression « culture générale » pourrait avoir pour sens de
différencier la culture liée à l’acquisition d’un jugement généraliste, apte
à porter son examen sur toutes choses, de la culture liée à la transmission sociale des savoirs et savoir-faire qui humanisent l’individu en lui
conférant des attitudes et aptitudes non naturelles propres à une société
particulière.
Or le sens classique de la culture (qui recoupe ce que l’on a nommé
les Humanités) est mis à mal par les apports des sciences humaines qui
tendent à le dissoudre dans une notion beaucoup plus vaste, en faisant
de « culture » l’équivalent de « civilisation ». « Avoir une bonne culture
générale » — ce qui, paraît-il, est indispensable au passage avec succès
des concours des grandes écoles françaises — ne consiste évidemment
pas à savoir parler breton ou sibérien, à avoir des goûts de prolétaire ou
d’aristocrate, des mœurs de nomade ou de citadin. Plus exactement,
l’anthropologie ferait apparaître la culture auto-proclamée « générale »
d’abord comme un élément, parmi d’autres, d’aptitudes socialement
acquises dans une société donnée (ainsi que le suggère Margaret Mead
dans la liste malicieuse qui illustre sa définition de la culture comme
4. Lévi-Strauss (Claude), Les Structures élémentaires de la parenté, Paris/La Haye, Mouton et Co, 1967,
p. 10. Malgré les correctifs ultérieurs de son auteur, ce critère reste valable à ses yeux car, s’il y a des
règles culturelles universelles (la prohibition de l’inceste) et si la culture est partout et toujours une
capacité symbolique caractérisant l’humanité en général, le symbolisme en question se réalise par
différenciation réciproque : les différents systèmes symboliques composant une culture donnée (arts,
langage, parenté, économie, religion, mariage, science, etc.) se définissent par opposition aux systèmes
composant les autres.
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« l’ensemble des formes acquises de comportements qu’un groupe d’indi­
vidus, unis par une tradition commune, transmettent à leurs enfants […],
ce mot désigne donc non seulement les traditions artistiques, scientifiques, religieuses et philosophiques d’une société, mais encore ses techniques propres, ses coutumes politiques et les mille usages qui
caractérisent sa vie quotidienne : mode de préparation et de consommation
des aliments, manière d’endormir les petits enfants, mode de désignation
du président du Conseil, procédure de révision de la Constitution, etc. 5 »).
Ensuite, la sociologie ou l’histoire la qualifieraient de particularité qui
se méconnaît elle-même comme telle en prétendant à l’universalité.
Puisqu’il n’y a de culture que particulière, la « culture générale » sera le
nom d’une illusion, c’est-à-dire d’une culture particulière qui se prend
pour non particulière, alors qu’elle est propre à une société, à une
époque, éventuellement à une classe sociale donnée (celle des élites et
du système scolaire de leur renouvellement). D’où vient parfois l’idée
de ne voir dans la « culture générale » qu’une idéologie, en entendant par
là une croyance qui sert à légitimer son pouvoir au prix de son aveuglement (et de l’aveuglement de tous ceux qui la cautionnent) sur son origine comme sur sa finalité. Au lieu de la belle formation généraliste du
jugement personnel grâce à la fréquentation assidue des chefs-d’œuvre
artistiques ou littéraires, des théories géniales de la science ou de la
philosophie, bref, du patrimoine intellectuel et sensible de l’humanité,
la culture générale ne représente plus qu’un signe de distinction socioprofessionnelle par lequel un corps dominant (économiquement et politiquement) se conserve en se reproduisant lui-même.
Le philistinisme cultivé
Or cette suspicion venimeuse, de type matérialiste, prête elle-même
le flanc à la critique. D’une part, son postulat de base (qu’il n’y a de
culture que particulière) est dépourvu de démonstration. C’est le principe d’une recherche attentive par définition comme par méthode à la
singularité du réel plutôt que cela n’en est la conclusion. D’autre part,
elle reprend à son compte, sans l’interroger, la définition anthropologique
de la culture, feignant d’ignorer que l’équivalence entre culture et civilisation ne va nullement de soi, et que d’autres concepts de culture (non
pas empiriques et descriptifs, comme ceux des anthropologues, mais
rationnels et prescriptifs, comme le sont toujours ceux des philosophes,
5. Mead (Margaret), Société, tradition et technique, Paris, Unesco, 1953, p. 13.
ATALA Cultures et sciences humaines n° 14, « La culture générale», 2011
36La culture générale
de Platon à Nietzsche en passant par Descartes) autorisent à récuser la
dissolution de la culture dans la civilisation. Enfin, l’accusation d’idéologie portée à l’encontre de la culture générale implique un présupposé
utilitariste qui contrevient à l’un des principaux traits du concept de
culture, à savoir son désintéressement. Une idéologie est une arme, un
instrument d’aliénation ou de domination des esprits, mais la culture,
si elle est possible, exige que le jugement que l’individu qui se cultive
cherche à perfectionner soit affranchi de l’obsession d’une quelconque
utilité — soit-elle de réussir des concours. Car la culture dite générale se
trouve dans la situation apparemment contradictoire, d’une part de servir
de critère de recrutement des élites intellectuelles de la nation, d’autre
part de signifier néanmoins le souci de porter son esprit à un optimum
de développement sans aucune finalité transcendante. Cela revient à
dire que, par définition, l’on s’adonne à l’acte de se cultiver par soi-même
et pour soi-même — autre manière de nommer la liberté de penser.
La solution de cette contradiction réside, selon nous, dans la distinction à savoir fermement maintenir entre ce qu’est la culture générale par
essence et vocation et ce que la société en fait quand elle la récupère
à titre d’instrument social. Le « philistinisme », comme le diagnostique et
le nomme Hannah Arendt, désigne précisément « l’état d’esprit qui juge
de tout en termes d’utilité immédiate et de “valeurs matérielles” 6 », philistinisme qui, dans un premier temps, se désintéresse des œuvres culturelles parce qu’elles sont à ses yeux dépourvues d’utilité, mais qui, dans
un second temps (quand il se transforme en « philistinisme cultivé »), ne
s’y intéresse que trop, « comme d’une monnaie avec laquelle il achète une
position supérieure dans la société 7 ». De même que la vocation de l’art
n’est pas de produire des marchandises, alors même qu’il y a bien un
marché de l’art, ni de se borner à fournir un divertissement de masse,
alors même qu’il y a une industrie de l’art de masse réduit à produire en
série des spectacles médiatiques objets de consommation, de même,
la culture générale sert indéniablement à sélectionner les étudiants les
plus adaptés au système qui veut en faire ses « créatures » ; mais elle ne
présente cet aspect que par effet de dénaturation de son sens profond.
L’analogie qui présente notre argument est plus qu’une analogie, car
la connaissance (et la création) des œuvres d’art fait évidemment partie
de la culture. La même démonstration doit donc être élargie aux sciences
(dénaturées, par la société qui n’a d’égard que pour leurs « applications »,
6. Arendt (Hannah), « La crise de la culture », dans La Crise de la culture, Paris, Gallimard, « Idées »,
1972, p. 258.
7. Ibid., p. 261.
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peut-il y avoir une culture autre que générale ?
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en simples pourvoyeuses de technologies), dont la vocation est pourtant
d’être « fondamentales », c’est-à-dire affranchies de l’obsession de leur
dimension utilitaire. On en dira autant, mutatis mutandis, de la littérature (qui n’est pas par nature un organe d’engagement moraliste pour
ou contre l’ordre social, mais l’amour des mots et de l’écriture pour euxmêmes) ; de la philosophie (à ne pas confondre avec le traitement des
questions de société dont se repaît l’intellectuel invité à délaisser l’universel pour interpréter l’actualité) ; de la sagesse (qui ne sert pas à être
heureux au sens vulgaire, mais à inventer un bonheur par la révolution
morale des pensées) ; de la religion (qui n’est pas le garde-chiourme des
peuples à l’usage des puissants, mais la quête d’une relation intime de
l’homme avec Dieu) ; la spiritualité (qui ne consiste pas à se donner du
bien-être ni à épanouir les penchants, mais à purifier l’âme pour la libérer
de l’emprise de la sensualité), les études rationnelles de l’homme (dont,
ironie de l’énumération, l’anthropologie et la sociologie elles-mêmes,
dont l’objet n’est pas de fournir des rapports au gouvernement afin qu’il
régule au mieux le corps social, mais d’interpréter les systèmes de
signes) : toutes disciplines assez passionnantes en soi pour ne pas être
réductibles à des « idéologies », des instruments de domination, des institutions sociales masquées.
Il faut toutefois prendre garde à ce que le désintéressement dont il
est ici question, et qui caractérise selon nous toutes les espèces qui
forment le genre « culture générale », n’exclut pas l’intérêt le plus haut,
celui que l’esprit prend à soi, au « soin de soi », comme l’appelait Platon 8,
ou au « souci de soi », comme le nomme encore Michel Foucault 9.
La « culture générale » ne peut donc pas prétendre avoir un sens par
rapport à une « culture spécialisée », qui est plutôt science que culture, ni
par rapport à la « culture particulière » des anthropologues, qui est plutôt
civilisation que culture, ni par rapport à sa fonction sociale de distinction
qui, au lieu d’en exprimer l’essence, en manifeste la dénaturation la plus
nette : car ce qui arrive à la culture soumise aux conditions de la société,
c’est que les valeurs culturelles qui valent par elles-mêmes se corrompent
en devenant valeurs d’échange ou d’usage. Notre question revient donc
une troisième fois : que peut bien signifier la « culture générale » ?
8. L’Alcibiade fait de la « connaissance de soi par soi » la condition sine qua non du « soin de soi ». Voir
Platon, Alcibiade, trad. par C. Marbœuf, Paris, Flammarion, « GF », 1999, 129 a.
9. Foucault (Michel), Le Souci de soi, Paris, Gallimard, « Tel », 1984.
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38La culture générale
La grande bouffe
Puisque notre résistance aux trois hypothèses d’élucidation successivement énoncées puis réfutées nous y conduit, tentons de donner à la
­généralité de la culture du même nom le sens d’un soin de soi en esprit,
qui passe par une connaissance réflexive requérant la médiation d’une
connaissance non spécialisée du milieu naturel et humain, connaissance de soi et du monde qui vaut pour elle-même et non pour adapter
l’individu à la vie sociale, ni pour en faire le représentant d’une civilisation. Générale par son contenu, une telle culture serait on ne peut plus
singulière par sa fin, puisqu’il s’agit pour l’esprit qui se cultive de se
connaître et de prendre soin de soi, autrement dit de se perfectionner.
De même que le cultivateur prend soin des plantations de son champ
pour en récolter les fruits, de même l’esprit qui veut se porter à maturité
pour jouir de sa propre fécondité doit prendre soin de soi en « labourant », « semant », « désherbant » et « récoltant » le « champ » de son intelligence et de sa sensibilité.
L’enjeu d’une telle culture est en effet de donner à sa propre humanité un optimum que l’inculture correspondante lui refuse en le maintenant dans un état insupportable (sauf inconscience consternante) de
sous-développement. Être inapte à juger, que ce soit au sens intellectuel
(discerner le vrai du faux, le logique de l’incohérent, le bien du mal,
l’utile du nuisible) ou au sens sensible (discerner le beau du laid, le pieux
de l’impie, la sagesse de la folie, le spirituel du sensuel), inaptitude à
quoi se trahit l’inculture, qu’est-ce donc sinon avoir l’esprit borné — qu’il
s’agisse de l’esprit de géométrie ou de l’esprit de finesse ? La grossièreté
du goût, la crédulité, la confusion des idées, l’absurdité des discours,
la bassesse des plaisirs, la bêtise, la lourdeur de la compagnie, l’insensibilité à toute forme d’élévation, le défaut général de justesse dans les
propos comme dans les pensées chez un être dont la vocation est pourtant l’accomplissement de sa perfectibilité pensante et parlante, voilà
ce dont la culture générale se présente comme le remède absolument
nécessaire.
À ce titre, il faudrait la comprendre comme une véritable éthique,
un art d’exister en étant le plus intelligent et le plus sensible possible
grâce à la pratique vigilante de disciplines affranchies de tout utilitarisme réducteur, puisque destinées à donner à l’esprit personnel toute
l’ampleur à laquelle il est destiné par sa nature.
Mais ce bel idéal se heurte à plusieurs difficultés dès qu’on a regard
à ses moyens. Car la généralité des connaissances présidant au soin de
soi n’est guère conforme à la connaissance de soi qui est supposée
Revue ATALA Cultures et sciences humaines
peut-il y avoir une culture autre que générale ?
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le conditionner. Comment comprendre que se remplir à l’excès de
connaissances sur le monde ne rende pas étranger à soi-même plutôt
que familier ? Le premier problème est donc celui du statut de médiation censé être joué par la variété indéfinie des domaines du savoir offert
à celui qui entreprend de se cultiver en vue de se parfaire en esprit.
Considérons de ce point de vue le programme vertigineux de culture
générale qui est actuellement celui des premières années de classes préparatoires aux concours d’écoles de commerce en France. On demande
aux jeunes gens de ruminer sur l’héritage de la pensée grecque et latine,
de goûter les apports du judaïsme, du christianisme et de l’islam à la pensée
occidentale, d’absorber les étapes de la constitution des sciences exactes et
des sciences de l’homme, d’ingurgiter l’essor technologique et de l’idée de
progrès, de digérer la société, le droit et l’État modernes, puis les figures
du moi et de la question du sujet depuis la Renaissance, puis l’esprit des
Lumières et de leur destin, sans oublier quelques grands courants artistiques et esthétiques depuis la Renaissance ni les principaux courants idéologiques contemporains. Ce menu ne doit-il pas effrayer toute intelligence
bien faite qui connaît les limites de son estomac et la disproportion inévitable qu’il y a entre ses capacités digestives et ce qu’on lui propose
d’assimiler ? Comment cette « grande bouffe » ne serait-elle pas de l’ordre
d’un gavage répugnant propre à méduser l’esprit, tel que le décrit le jeune
Nietzsche quand, dans sa Seconde considération intempestive, il dénonce
le faux-semblant de culture qu’est la culture historique de son temps (car
le programme officiel que nous venons de rappeler est, à n’en pas douter,
un programme d’histoire des idées) ?
Le savoir, absorbé immodérément et sans qu’on y soit poussé par la faim,
absorbé même à l’encontre du besoin, n’agit plus dès lors comme transformateur, poussant à l’extérieur, mais demeure caché dans une sorte de
monde intérieur, chaotique, qu’avec une singulière fierté, l’homme moderne
appelle l’« intimité » qui lui est particulière […]. L’être intime éprouve peutêtre alors cette sensation du serpent qui a dévoré des lapins entiers et qui,
s’étalant au soleil avec tranquillité, évite tous les mouvements qui ne sont
pas d’une nécessité absolue. Le processus intérieur devient dès lors la chose
elle-même, la « culture » proprement dite. Tous ceux qui passent à côté ne
souhaitent qu’une seule chose, c’est qu’une pareille culture ne périsse pas
d’une indigestion 10.
Dans sa protestation fougueuse contre l’éducation historique que les
hommes modernes donnent à la jeunesse, Nietzsche a raison, selon nous,
10. Nietzsche (Friedrich), Seconde considération intempestive, trad. par Henri Albert, Paris, Flammarion, « GF », 1998, p. 104-105.
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40La culture générale
de craindre que les moyens (la sursaturation de l’esprit par des connaissances étrangères à soi, à sa vie, à son expérience réelle) soient tout sauf
conformes à la fin (l’excellence d’un esprit supérieurement humanisé) et
ne produisent un effet tout à fait pervers, la dépersonnalisation intellectuelle, l’affaiblissement d’une personnalité trop aveuglée par un savoir
qui, aussi profond soit-il, lui vient de l’extérieur, puisque « le jeune
homme est promené, à grands coups de fouet, à travers les siècles ».
Au lieu d’une culture véritable, il acquiert un « sens historique » qui, loin
de l’amener à se connaître lui-même, le conduit à se désintéresser de
soi-même et à s’ignorer 11.
Méthode extravagante, donc, qui risque d’aboutir au résultat contraire
à celui escompté ! On lui opposera aisément l’attitude toute insouciante
à l’égard de l’histoire qu’était celle des Grecs, et qui faisait dire au champion du « connais-toi toi-même » qu’il donnait congé aux spéculations
rationalistes concernant les légendes de la mythologie 12.
Cette absence de tout « sens historique » caractéristique des anciens
Grecs, cette manière tout anhistorique ou supra-historique avec laquelle
ils avaient coutume d’aborder toute question, ne les a pourtant pas
empêchés de porter la culture humaine aux sommets que l’on sait :
preuve que la culture générale n’est pas égale à la culture historique,
n’en déplaise à l’historicisme contemporain en la matière.
Que faisons-nous donc des jeunes gens qui nous sont confiés, nous
autres les professeurs de culture générale, sinon des « philistins cultivés »
ou « philistins esthético-historiques », au sens cette fois nietzschéen, « le
grand bavard vieux jeune et jeune vieux qui vaticine au sujet de l’État,
11. « La masse des matières de connaissance qui nous arrivent de toute part est si formidable, tant
d’éléments inassimilables, exotiques, se poussent si violemment, irrésistiblement, “tassés en hideux
monceaux”, pour trouver accès dans une jeune âme, que celle-ci n’a d’autre ressource, pour se
défendre de cette invasion, qu’une hébétude volontaire. Chez des natures douées à l’origine d’une
conscience plus subtile et plus forte, un autre sentiment ne tarde pas à se faire jour : le dégoût.
Le jeune homme est devenu un sans-patrie, il doute de toutes les coutumes et de toutes les idées.
Il le sait bien à présent : autre temps, autre mœurs ; peu importe donc qui tu es. Dans une mélancolique atonie, il laisse défiler devant lui une opinion après l’autre » (ibid., p. 137-138).
12. « Pour ma part, Phèdre, j’estime que des explications de ce genre ont du charme, mais il y faut trop
de génie, trop de labeur, et l’on n’y trouve pas le bonheur, ne fût-ce que pour cette raison : quand
on a commencé, on est obligé de rectifier l’image des Hippocentaures, puis celle des Chimères ;
et nous voilà submergés par une foule de créatures de ce genre, Gorgones ou Pégases, par une
multitude d’autres êtres prodigieux, autant que par l’étrangeté de créatures monstrueuses. Si on est
sceptique et si on veut ramener chacun de ces êtres à la vraisemblance, et cela en faisant usage de
je ne sais quelle science grossière, la chose demandera beaucoup de loisir. Or, je n’ai aucun loisir
à consacrer à cette sorte d’exercice, et en voici la raison, mon ami. Je ne suis pas encore capable,
comme le demande l’inscription de Delphes, de me connaître moi-même ; dès lors je trouve qu’il
serait ridicule de me lancer, moi, à qui fait encore défaut cette connaissance, dans l’examen de
ce qui m’est étranger » (Platon, Phèdre, trad. par Luc Brisson, édition revue et corrigée en 1995,
Paris, Flammarion, « GF », 1989, 229 c-e).
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peut-il y avoir une culture autre que générale ?
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de l’Église, de l’Art », « un sensorium de mille impressions de seconde
main », « un estomac repu qui ne sait pas encore ce que c’est que d’avoir
véritablement faim, véritablement soif 13 » ? Le problème est ici éducatif,
on le voit, puisqu’il concerne le canon des intentions générales de notre
éducation, l’idéal de l’homme cultivé considéré comme principe et fin
nécessaires de toute éducation. Or, ce canon peut s’énoncer en ces termes :
Cette science de la culture sera infusée au jeune homme sous forme de
science historique, c’est-à-dire que son cerveau sera rempli d’une quantité
énorme de notions tirées de la connaissance très indirecte des époques passées et des peuples évanouis et non pas de l’expérience directe de la vie.
Le désir du jeune homme d’apprendre quelque chose par lui-même et de
faire grandir en lui un système vivant et complet d’expériences personnelles,
un tel désir est assourdi et, en quelque sorte, grisé par la vision d’un mirage
opulent, comme s’il était possible de résumer en soi, en peu d’années, les
connaissances sublimes et les plus merveilleuses de tous les temps et en
particulier des plus grandes époques 14.
On défendra peut-être la culture générale comprise comme culture
historique en arguant du fait que l’étranger est la médiation nécessaire par
quoi l’on se construit un moi propre, conscient de sa dette à l’égard de
tout ce qui n’est pas moi et qui, pourtant, le constitue intimement.
Heureux qui comme Ulysse… L’Odyssée du programme de culture générale serait donc une ruse (une de celles dont le fils de Laërte a le génie),
qui consiste à s’excentrer de soi pour mieux se connaître, moyennant
l’appropriation de cet étranger qui nous est pourtant secrètement propre.
Nietzsche n’a-t-il pas la naïveté précisément toute juvénile de croire que
la culture, ou soin et connaissance de soi, se passe de médiation ? Que le
général historique est extérieur au singulier de la personne vivante, alors
qu’il pourrait bien en être la souche ? Que l’expérience de la vie suffit à la
culture de l’homme alors que, sans les lumières des « connaissances
sublimes et les plus merveilleuses de tous les temps », les leçons de cette
expérience ne peuvent pas être vraiment tirées ? Sans l’histoire des idées,
par conséquent, et pour reprendre un proverbe chinois, l’expérience est
un peigne pour chauve… Que saura notre jeune homme de l’amour et de
toutes les autres passions, s’il néglige de lire Du côté de chez Swann et
ignore l’existence des Fragments d’un discours amoureux ? Que comprendra-t-il de la politique et de l’économie s’il n’entend jamais parler du
Capital ni de La République ? Qu’aura-t-il à dire de la vie elle‑même s’il
ne sait rien du darwinisme ni des textes flamboyants de… Nietzsche ?
13. Nietzsche (Friedrich), op. cit., p. 170.
14. Ibid., p. 171.
ATALA Cultures et sciences humaines n° 14, « La culture générale», 2011
42La culture générale
De quelle lucidité sur sa propre civilisation pourra-t-il se prévaloir si
L’Iliade et L’Odyssée d’une part, l’Ancien et le Nouveau Testament d’autre
part, se contentent d’orner sa bibliothèque sans jamais avoir été ouverts
et annotés plus d’une fois à titre de livres-piliers de toute la culture
occidentale ? Qui ne connaît rien de la pensée des autres ne connaît
rien de ses propres pensées.
Quant aux estomacs timorés qui redoutent l’indigestion, peut-être
faut-il les rassurer en précisant que la culture générale n’est pas à
l’adresse exclusive des jeunes gens, ni n’a à être l’impossible programme
de quelques années d’étude, mais est la vie entière pour des esprits
moins cultivés que se cultivant indéfiniment (comme en témoignent nos
« universités du temps libre » qui sont surtout des universités du troisième âge), si bien qu’il n’y a pas lieu de redouter le dégoût consécutif au
gavage relativiste des connaissances, mais à espérer plutôt que la culture
se fasse sous le signe du plaisir, comme chez les gourmets — à ne pas
confondre avec les gloutons — qui, quoiqu’amateurs de tous les mets les
plus raffinés, n’en font pas pour autant l’orgie d’un jour.
Mais cette vaillante apologie du « sens historique » qui est dorénavant
pour nous l’alpha et l’oméga de la culture générale omet de préciser
comment la « bibliothèque ambulante » qu’elle appelle de ses vœux dans
son idéal de l’homme cultivé réalise l’unité requise par l’idée même de
culture intellectuelle et sensible. La culture n’est pas, en effet, une collection de connaissances hétéroclites nous permettant de faire bonne
figure dans les conversations, mais une formation du jugement lui donnant une puissance de discernement, quelle que que soit la diversité des
questions abordées. On voit mal comment la quantité se transformerait
d’elle-même en qualité, comme s’il en allait de la culture comme de l’eau
qui bout à cent degrés, la variation de la chaleur suffisant à créer la
sublimation de l’eau en gaz.
Le problème concerne le passage de la mémoire à l’intelligence, car
si la culture générale est « ce qui demeure dans l’homme lorsqu’il a tout
oublié 15 » de ses études, de ses lectures, de ses concerts, de ses spectacles et de ses visites, elle n’est alors rien d’autre qu’une série éclectique
de souvenirs et non la force de pénétration du jugement d’une pensée
mûre. On voit mal qu’elle porte l’esprit à son optimum qualitatif, celui
d’une tête bien faite ; on voit bien, en revanche, qu’elle risque de former
d’insupportables « je-sais-tout », de ces cuistres comme en croisa Socrate
dans la personne des rhéteurs et des sophistes qui se faisaient fort de
15. Selon le décidément trop célèbre mot d’Édouard Herriot, tiré de ses Notes et maximes.
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peut-il y avoir une culture autre que générale ?
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pourvoir répondre à n’importe quelle question sans jamais être pris de
court 16. Une définition simplement quantitative de la culture générale
ne peut donc pas échapper au vice du pédantisme, à moins qu’on ne
puisse indiquer quel principe d’unité rend judicieux celui qui sait mobiliser ses connaissances sur toute question sans tomber dans le pédantisme et le vain éclectisme tels que Flaubert les a immortalisés dans son
terrible Bouvard et Pécuchet.
Car — seconde difficulté — comment ne pas accuser de superficialité
celui qui, ayant fait le choix d’apprendre un peu de tout, a renoncé de ce
fait à approfondir les sujets sur lesquels il se pique de pouvoir réfléchir et
discuter avec un minimum d’information ? Seule la spécialisation assure
en effet à l’esprit une profondeur, une précision, une maîtrise intellectuelle satisfaisante quoiqu’indéfinie, parce qu’indéfinie. Le niveau atteint
dans un domaine donné par l’homme simplement cultivé, comparé au
spécialiste du même domaine, est un peu ce que l’agriculture extensive
est à l’agriculture intensive : un rendement d’une piètre pauvreté.
Dans toute discussion, l’homme cultivé n’aura-t-il pas nécessairement le
dessous, et ne devra-t-il pas sagement se mettre à l’école du spécialiste,
sauf grotesque vanité ? Par exemple, les spécialistes de l’art pariétal du
Paléolithique Supérieur franco-cantabrique auront à dire des choses
incomparablement plus exactes, plus subtiles, plus passionnantes que
celui qui a feuilleté quelques ouvrages sur la question et visité quelques
sites de la région concernée. Sans être ignare, il n’aura pas l’intelligence
de cet art qui ne vient qu’après de longues années d’études et n’échoit en
toute justice qu’à celui qui a travaillé véritablement sur des sites. Il n’aura
pas fait avancer la recherche d’un pouce, parasite qu’il est des découvertes des autres. N’en déplaise à Pascal : entre l’amateur touche-à-tout
et le professionnel ayant consacré sa vie à la maîtrise de son art, la supériorité est si écrasante que l’on se demande à nouveau si le choix de la
culture générale contre celui de la spécialisation scientifique est sensé,
surtout s’il est définitif. En effet, on comprend que les études médicales
fassent passer l’étudiant par les études générales avant de l’orienter vers
une spécialité ; mais si, pouvant accéder à celle-ci, il se bornait à devenir
généraliste, on penserait immédiatement qu’il a gâché ses talents et raté
sa carrière. Toujours est-il que, même ceux des médecins qui affichent
une vocation de généralistes sont tenus de reconnaître leurs limites
devant les cas qui nécessitent le recours aux spécialistes vers lesquels
ils doivent, en toute lucidité, orienter leurs patients en souffrance.
16. Platon, Gorgias, trad. par Monique Canto, Paris, Flammarion, « GF », 1987 ; Protagoras, trad. par
Alfred Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1967.
ATALA Cultures et sciences humaines n° 14, « La culture générale», 2011
44La culture générale
En quoi l’homme à la solide culture générale peut-il échapper au
titre infamant de « journaliste de la culture » faisant se gausser de lui les
« experts », qui mesurent mieux que personne son ignorance, d’autant
plus spécieuse qu’elle est celle d’un esprit à demi cultivé pouvant avoir
la vanité de se croire apte à juger de tout et à écrire sur tout ?
Réception et création culturelles
Nous proposons de répondre d’un seul coup à ces deux ultimes difficultés. Pour sauver la culture générale de l’accusation d’éclectisme
pédantesque et superficiel, nous disons qu’il faut mettre fin à l’opposition du général et du spécial que notre discussion a jusqu’ici admise
imprudemment comme indépassable.
Mais la mise à bas de cet antagonisme présupposé doit elle-même
passer par le renversement d’une autre opposition éculée, celle qu’on
admet communément, dans le domaine culturel, séparer les créatifs et
les réceptifs. La « culture générale » serait en effet, croit-on, le lot de
consolation de ceux qui, en matière d’art ou de science, de philosophie
ou de littérature, de sciences humaines ou de spiritualité, s’avouent
d’autant plus admiratifs qu’ils se reconnaissent stériles. Faute de créer,
ils connaissent ; faute d’engendrer, ils interprètent ; faute de peindre,
d’écrire, d’édifier, ils contemplent, lisent, visitent.
Et si cette vue était grossièrement fausse, du fait que la culture générale,
prise dans sa maturité, compte elle-même au rang de requisit de la création ?
C’est le créateur, quel qu’en soit le domaine de fécondité, qui doit se
cultiver en général pour être en état de faire œuvre spéciale. Par exemple,
un écrivain a tout intérêt a s’y connaître en art, en science, en philosophie, en histoire ou en religion pour être capable d’écrire un roman dont
la densité sera proportionnelle au génie de synthèse qui lui aura fait
fondre ensemble les connaissances non littéraires dont il se sera longuement nourri, à l’images des textes de Hugo ou de Balzac. Ce qui manque
à Bouvard et à Pécuchet, pris comme personnages, ce n’est pas la connaissance de la culture universelle dont ils arpentent sottement l’impos­sible
encyclopédie, mais c’est d’avoir à écrire un roman. Et Flaubert, l’infatigable lecteur gorgé de tout ce qu’il pouvait ramasser sur son sujet, Flaubert
n’échappe à la « bouvardisation » que parce qu’il a un roman à écrire.
L’œuvre fonctionne donc comme cette unité formelle, ce creuset où
la multiplicité des connaissances de toute sorte vient se fondre pour
donner une création très particulière, à l’intérieur d’une branche spéciale
de la culture. Enlevez le projet d’écrire, et les mêmes connaissances
Revue ATALA Cultures et sciences humaines
peut-il y avoir une culture autre que générale ?
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ressemblent ipso facto à ces chaluts qu’on déverse sur le pont comme
un trésor de vie qui bientôt va mourir. La même réflexion ne doit-elle
pas être faite à propos des artistes (cinéastes, musiciens, dessinateurs,
photographes, sculpteurs, etc.), des philosophes, des savants, des mystiques ou des anthropologues, des saints ou des mathématiciens qui ont
eu quelque grandeur ? Leur boulimie culturelle de « consommateurs »
n’eut rien de vain parce qu’elle était au service de leur création. La masse
prodigieuse de connaissances qu’on trouve dans Tristes tropiques ou dans
Le 18 Brumaire, dans la Correspondance avec Arnaud ou dans le Léviathan,
dans la Somme théologique ou dans les Pensées n’est ni pédante ni éclatée
justement parce qu’elle concourt à la finalité obsédante qu’ont su s’imposer un Lévi-Strauss et un Marx, un Leibniz et un Hobbes, un Thomas
d’Aquin et un Pascal. Qu’on songe à la culture générale prodigieuse
contenue dans le moindre texte de Nietzsche, qui en rend la lecture si
délicate, et l’on comprendra ce que nous voulons dire quand nous proposons d’abolir tout simplement le fossé censé séparer le général et le
spécial. On sait qu’un génie fait réellement feu de tout bois, mais on
oublie souvent la « collecte de bois » auquel il s’est astreint souvent
au-delà de toute mesure, tel un castor de la culture…
Mais il faut comprendre aussi que la réunion de la culture générale et
de la culture spéciale dont nous parlons ne se fait pas sans subordination
de l’une à l’autre : la généralité de la connaissance des œuvres déjà faites
est mise au service de la spécialité de la création de l’œuvre en gestation.
Si le feu d’artifice d’histoire et d’art auquel nous convie le récent auteur
des Onze n’est pas historique ni artistique mais proprement littéraire, c’est
que Pierre Michon n’est ni historien ni peintre mais écrivain 17. De même,
Nietzsche enrôle des disciplines entières au service de sa lutte grandiose
contre le christianisme, mais c’est en philosophe qu’il en fait usage, non
pas en psychologue, philologue, historien, sociologue sérieux. Du coup,
l’instrumentalisation effrontée des données (venues de tous les horizons
de la culture comme autant de troupes mercenaires) fait que celles-ci ne
sont pas respectées dans leur intégrité propre. La digestion dont s’inquié­
tait le pourfendeur de la culture historique à l’adresse de la jeunesse est
opérée par le génial auteur de Par-delà bien et mal au détriment des nutriments dont il alimente son corps. En ce sens, rien n’est moins respecté
dans son exactitude et son objectivité que la culture générale quand elle
est ainsi subordonnée à l’aventureuse et inventive culture spéciale.
On peut donc accuser de superficialité le créateur culturel qui la brasse
17.Michon (Pierre), Les Onze, Lagrasse, Verdier, 2009.
ATALA Cultures et sciences humaines n° 14, « La culture générale», 2011
46La culture générale
à son profit très personnel, mais sans que cette accusation lui enlève
quoi que ce soit, contrairement à ce qui se passe dans le cas de l’amateur infécond de culture générale. Seule la fécondité sauve donc l’érudition éclectique de vanité. Le génie, tel un tourbillon passant sur des
feuilles mortes, ramasse ainsi sur sa route une multitude extraordinaire
de données à laquelle il donne momentanément forme vivante, le temps
d’une œuvre.
Il faudrait donc, pour conclure, distinguer absolument deux significations de la culture générale. La première, qui ne résiste pas à la critique,
parce qu’elle renvoie à un impossible savoir universel ; parce qu’elle
fonctionne comme instrument idéologique et social de renouvellement
des élites économiques et politiques ; parce qu’elle affaiblit la personnalité intellectuelle et sensible en la condamnant à la dispersion et la
superficialité d’une « encyclopédie ambulante ». La seconde, que nous
conserverons comme seule à satisfaire l’idée d’un soin de soi pris par
l’esprit humain, grâce une connaissance de soi passant par la médiation
des connaissances sublimes et les plus merveilleuses de tous les temps,
sous l’impérieuse condition de s’en servir pour tenter de créer à son tour
une œuvre attestant, par la fécondité qu’elle manifeste, d’une maturité
d’esprit authentiquement atteinte.
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