Peut-il y avoir une culture autre que générale ?

Peut-il y avoir une culture autre que générale ?
Yvan ELISSALDE
Résumé
L’expression « culture générale » risquant
d’être pléonastique, il convient d’en cerner le
sens en précisant ce que serait une « culture
particulière ». On examine successivement
deux hypothèses : la première serait la spéciali-
sation, ce qui conduit à distinguer la culture de
la science. La seconde serait la culture au sens
anthropologique, ce qui conduit à distinguer la
culture de la civilisation. Pensée à la manière
des sciences humaines, la « culture générale »
voit sa signication réduite à un instrument
idéologique connaissant sa propre particula-
rité, son origine et sa fonction sociale. Cette
réduction contredisant la liberté de la culture
(comme activité de l’esprit par et pour soi), la
critique utilitariste de la culture est elle-même
dépassée comme confondant culture et cor-
ruption de la culture dans une troisième hypo-
thèse de dénition, le soin de soi qui requiert
la connaissance de soi. Mais l’étrangeté, la
disparité et la supercialité des connaissances
constitutives de l’idée commune de « culture
générale » semblent faire obstacle à un tel idéal
humaniste, prêtant le anc aux accusations de
pédantisme et d’éclectisme vains. La recherche
d’une solution à ces objections conduit à pro-
poser de surmonter l’opposition généralité/spé-
cialisation en dépassant l’opposition création/
réception. Ce dernier point suppose à son tour
de montrer comment le créateur est, pour les
besoins de son œuvre singulière, le premier à se
doter d’une culture universelle au sens le plus
exigeant et le plus authentique de l’expression,
qui n’est donc pas à réduire aux simples ama-
teurs ou connaisseurs de culture.
Mots-clefs : culture, général, spécialisé, civi-
lisation, soi, esprit, création.
Abstract
As the expression “general knowledge”
(“culture générale” in French) may be seen as
pleonastic, it is suitable to dene its meaning
by specifying what a “particular culture” may
be. Two hypotheses are examined in turn: the
rst one is specialisation, which leads to distin-
guishing culture from science. The second one
is culture in the anthropological sense, which
leads to distinguishing culture from civilisation.
Thought of in the manner of human sciences,
“general knowledge” is reduced in meaning to
an ideological instrument unaware of its own
particularity, its origin and its social function.
As this reduction contradicts the liberty of
culture (as an activity of the mind by and for
itself), the utilitarian critique of culture is itself
overstepped as confusing culture and corrup-
tion of culture in a third dening hypothesis,
the cultivation of oneself which requires self-
knowledge. But the strangeness, disparity and
superciality of the knowledge which consti-
tutes what is commonly recognized as “general
know ledge” seem to hinder such a humanistic
ideal, inviting accusations of empty pedantry
and eclecticism. Searching for a solution to
these objections, we attempt to overcome the
opposition between general and specic know-
ledge by going beyond the opposition between
creation and reception. This last point supposes
in turn to show how creators are, for the needs of
their singular works, the rst to arm themselves
with a universal culture in the most deman ding
and authentic meaning of the expression, which
is therefore not to be applied only to simple
amateurs or connoisseurs of culture.
Keywords: culture, general knowledge, speci-
fic knowledge, civilisation, self, mind, creation.
ATALA Cultures et sciences humaines n° 14, « La culture générale», 2011
32 LA CULTURE GÉNÉRALE
Pléonasme et contradiction
Parler de « culture rale », c’est admettre implicitement l’existence
d’une culture qui ne l’est pas, culture qu’on dira donc « parti culière » ou
« spécialie ». Or ce psupposé n’est gre acceptable, car s’il s’avérait que
« culture nérale » est un pléonasme, on pourrait en duire que « culture
particulière » est une expression qui désigne une notion contradictoire.
La néralité des connaissances n’est-elle pas analytiquement incluse
dans l’idée de culture ? C’est en tout cas ce que donnent à penser les
usages communs du substantif et de son adjectif. Tout locuteur français
conviendra en effet qu’on reconnaît quelqu’un de cultivé à la variété de
ses connaissances, qui ne sauraient se limiter à un seul domaine, mais
doivent porter indifféremment sur les arts et les sciences, l’histoire et la
philosophie, la religion ou la littérature. D’un point de vue populaire,
l’esprit cultivé n’est-il pas celui qui est « fort à Trivial Pursuit », c’est-à-dire
« incollable » tant sur les questions de sport que d’actualité, de géogra-
phie que de chansons, d’astronomie que de télévision ?
À cet égard, la spécialisation interdirait précisément à celui qui la
développe de pouvoir être dit cultivé, mais seulement savant. Il se trouve
que l’opinion commune d’aujourd’hui semble corroborée par la distinction
qu’Aristote propose à l’entrée de ses Parties des animaux, quand il écrit :
En tout genre de spéculation et de recherche, la plus banale comme la plus
élevée, il semble qu’il y ait deux attitudes possibles : à l’une convient le nom
de science [épistèmè] de l’objet, à l’autre celui d’une espèce de culture [pai-
déia]. En effet, c’est bien le propre d’un esprit cultivé que de pouvoir porter
un jugement pertinent sur la forme bonne ou mauvaise d’un exposé. Car
c’est à cela précisément que nous reconnaissons l’homme cultivé, et nous
considérons que posséder à fond cette culture, c’est montrer l’aptitude dont
nous venons de parler. À cette restriction, toutefois, que nous regardons cette
personne cultivée comme capable de juger à elle seule pour ainsi dire de
tout, tandis qu’une autre n’est à même de le faire que dans un domaine déter-
miné. On pourrait, en effet, en concevoir une autre qui aurait les mêmes
dispositions que la première, mais à propos d’un objet restreint 1.
L’antique distinction entre savoir et juger rendrait ainsi raison de la dis-
tinction entre science et culture, même si celui qui sait, le savant, sait
aussi juger de ce qu’il sait.
Mais, contrairement à l’homme cultivé qui se risque à juger de toute
question quant à sa forme (c’est-à-dire la solidité de sa logique), il ne sait
juger que de ce qui constitue son domaine particulier de recherche.
1. ARISTOTE, Les Parties des animaux, trad. par Pierre Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1990, I, 639a.
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PEUTIL Y AVOIR UNE CULTURE AUTRE QUE GÉNÉRALE ? 33
Lesavoir de l’érudit (par exemple de l’esprit féru de botanique, du spé-
cialiste de philologie grecque ou de géométrie arithmétique) ne serait
pas culture mais science, alors me que l’homme de culture se doit de
ne pas rester ignare en sciences naturelles, ni en langues mortes ni en
mathématiques. Cependant, suivant ainsi les conseils de Pascal, il aurait
judicieusement choisi de savoir un peu de tout plutôt que tout de peu 2.
Le philosophe —ce prototype classique de l’esprit cultivé, puisque la
« culture de l’âme » n’est autre, d’après l’inventeur de son nom, Cicéron,
que la philosophiedevrait donc de toute nécessité refuser de se lais-
ser enfermer dans « l’esprit scientifique » au détriment de « l’esprit litté-
raire » et réciproquement, mettant tous ses efforts à donner à son esprit
une aptitude toute cartésienne à juger universellement et non pas en
spécialiste 3, aptitude ou attitude nommée « culture ».
Dans ces conditions, on comprend qu’il ne saurait être question, en
toute rigueur, de parler de culture spécialisée, ni donc de « culture géné-
rale », expression trompeuse par redondance, mais seulement de culture
tout court. Alors, pourquoi continue-t-on d’y mettre un sens ? Et ne fau-
drait-il pas plutôt abandonner ces expressions fautives ainsi que les idées
qu’elles véhiculent fallacieusement ?
Dissolution, instrumentalisation, idéologie
L’irréflexion qui nous fait parler de « culture générale » a peut-être
pour secret la vogue de l’autre sens du mot « culture », celui qui a triom-
phé à notre époque, à savoir les connaissances individuelles d’origine
sociale que tout membre d’un groupe acquiert par éducation, du simple
fait de son appartenance à sa communauté de vie ; savoir qui, partant,
lui sert de marqueur d’identité.
De même que les tes de ranch étaient marquées au fer rouge par les
cow-boys, de me, l’esprit de chacun reçoit, dit-on, l’empreinte indélé-
bile de sa civilisation, de son peuple, de sa région, de sa classe sociale, etc.
On est « de culture » basque ou européenne, hindoue ou bourgeoise,
2. « Puisqu’on ne peut être universel et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de
tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose ; cette
universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux, encore mieux, mais s’il faut choisir, il faut
choisir celle-là, et le monde le sent et le fait, car le monde est un bon juge souvent. », PASCAL (Blaise),
« Pensées sur l’esprit et sur le style », dans Pensées, éd. Léon Brunschvicg, Paris, Flammarion, « GF »,
1976, « Article premier », p.37-195.
3. Le Descartes des Règles pour la direction de l’esprit rejette lui aussi la spécialisation, au motif que
la science est une et que ce qui vaut dans les domaines techniques n’est pas valable en science,
toutes les vérités se tiennent et où la méthode permet à l’esprit bien conduit de les enchaîner selon
l’ordre des raisons. Voir Règle I.
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34 LA CULTURE GÉNÉRALE
catalane ou musulmane, etc. Les sciences humaines nous ont en effet
habitués à considérer qu’il n’y a de culture que particulière, au point que
la particularité est même devenue le critère de la distinction entre
culture et nature, si l’on en croit les dires de Claude Lévi-Strauss :
Posons donc en principe que tout ce qui est universel chez l’homme relève
de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui
est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du
relatif et du particulier 4.
La culture, entendue au sens anthropologique, ne tranche alors plus sur
une attitude d’esprit généraliste par opposition à une spécialisation intel-
lectuelle, mais sur les aptitudes naturelles de l’individu (mécanismes
biologiques, instincts, adaptabilité spontanée au milieu). Celles-ci peu-
vent concerner le même objet que la culture (par exemple l’alimenta-
tion), mais sont dépourvues de la particularité et de la normativité des
aptitudes culturelles (on ne mange pas les mêmes choses ni de la me
manière en Chine ancienne qu’en France moderne).
Ainsi, l’expression « culture générale » pourrait avoir pour sens de
différencier la culture liée à l’acquisition d’un jugement généraliste, apte
à porter son examen sur toutes choses, de la culture liée à la transmis-
sion sociale des savoirs et savoir-faire qui humanisent l’individu en lui
conférant des attitudes et aptitudes non naturelles propres à une socié
particulière.
Or le sens classique de la culture (qui recoupe ce que l’on a nommé
les Humanités) est mis à mal par les apports des sciences humaines qui
tendent à le dissoudre dans une notion beaucoup plus vaste, en faisant
de « culture » l’équivalent de « civilisation ». « Avoir une bonne culture
générale » —ce qui, paraît-il, est indispensable au passage avec succès
des concours des grandes écoles françaisesne consiste évidemment
pas à savoir parler breton ou sibérien, à avoir des goûts de prolétaire ou
d’aristocrate, des mœurs de nomade ou de citadin. Plus exactement,
l’anthropologie ferait apparaître la culture auto-proclamée « générale »
d’abord comme un élément, parmi d’autres, d’aptitudes socialement
acquises dans une société donnée (ainsi que le suggère Margaret Mead
dans la liste malicieuse qui illustre sa définition de la culture comme
4. LÉVI-STRAUSS (Claude), Les Structures élémentaires de la parenté, Paris/La Haye, Mouton et Co, 1967,
p.10. Malgré les correctifs ultérieurs de son auteur, ce critère reste valable à ses yeux car, s’il y a des
règles culturelles universelles (la prohibition de l’inceste) et si la culture est partout et toujours une
capacité symbolique caractérisant l’humanité en général, le symbolisme en question se réalise par
différenciation réciproque : les différents systèmes symboliques composant une culture donnée (arts,
langage, parenté, économie, religion, mariage, science, etc.) se définissent par opposition aux systèmes
composant les autres.
Revue ATALA Cultures et sciences humaines
PEUTIL Y AVOIR UNE CULTURE AUTRE QUE GÉNÉRALE ? 35
« l’ensemble des formes acquises de comportements qu’un groupe d’indi-
vidus, unis par une tradition commune, transmettent à leurs enfants[…],
ce mot désigne donc non seulement les traditions artistiques, scienti-
fiques, religieuses et philosophiques d’une socié, mais encore ses tech-
niques propres, ses coutumes politiques et les mille usages qui
caracrisent sa vie quotidienne : mode de préparation et de consommation
des aliments, manière d’endormir les petits enfants, mode de signation
du président du Conseil, procédure de révision de la Constitution, etc. 5 »).
Ensuite, la sociologie ou l’histoire la qualifieraient de particularité qui
se méconnaît elle-même comme telle en prétendant à l’universalité.
Puisqu’il n’y a de culture que particulière, la « culture générale » sera le
nom d’une illusion, c’est-à-dire d’une culture particulière qui se prend
pour non particulière, alors qu’elle est propre à une société, à une
époque, éventuellement à une classe sociale donnée (celle des élites et
du système scolaire de leur renouvellement). D’où vient parfois l’idée
de ne voir dans la « culture générale » qu’une idéologie, en entendant par
une croyance qui sert à légitimer son pouvoir au prix de son aveugle-
ment (et de l’aveuglement de tous ceux qui la cautionnent) sur son ori-
gine comme sur sa finalité. Au lieu de la belle formation généraliste du
jugement personnel grâce à la fréquentation assidue des chefs-d’œuvre
artistiques ou littéraires, des théories géniales de la science ou de la
philosophie, bref, du patrimoine intellectuel et sensible de l’humanité,
la culture générale ne représente plus qu’un signe de distinction socio-
professionnelle par lequel un corps dominant conomiquement et poli-
tiquement) se conserve en se reproduisant lui-même.
Le philistinisme cultivé
Or cette suspicion venimeuse, de type matérialiste, prête elle-même
le flanc à la critique. D’une part, son postulat de base (qu’il n’y a de
culture que particulière) est dépourvu de démonstration. C’est le prin-
cipe d’une recherche attentive par définition comme par méthode à la
singularité du réel plutôt que cela n’en est la conclusion. D’autre part,
elle reprend à son compte, sans l’interroger, la définition anthropologique
de la culture, feignant d’ignorer que l’équivalence entre culture et civili-
sation ne va nullement de soi, et que d’autres concepts de culture (non
pas empiriques et descriptifs, comme ceux des anthropologues, mais
rationnels et prescriptifs, comme le sont toujours ceux des philosophes,
5. MEAD (Margaret), Société, tradition et technique, Paris, Unesco, 1953, p.13.
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