La Tribu de François Barcelo. Entre un roman historique et une

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La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
Krzysztof Jarosz
Université de Silésie
Katowice, Pologne
La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
Dans le paysage littéraire du Québec actuel, François Barcelo occupe une
position difficile à définir, mais relativement visible. « Né à Montréal, trois
jours avant Pearl Harbour »1, Barcelo se lance d’abord dans la carrière de
rédacteur publicitaire qu’il poursuivra de 1963 à 1980, année de publication
d’Agénor, Agénor, Agénor et Agénor, son premier roman, suivi depuis d’une
vingtaine d’autres, ainsi que de plusieurs dizaines de nouvelles. Au cours du
dernier quart de siècle, Barcelo s’est fait un public limité, mais fidèle et
varié, car à côté des « romans romans », comme il appelle lui-même ses
ouvrages en prose mêlant toutes les conventions romanesques2, il publie
à Montréal et à Paris des « romans policiers », ainsi que des « romans
jeunesse » destinés à un public enfantin.
L’originalité des écrits de Barcelo, qui ne s’inscrivent pas facilement dans
une catégorie romanesque définie, a fait que les critiques avaient du mal à
les définir au fur et à mesure de leur publication et ceci d’autant plus que,
dans le cas de Barcelo, il s’agit d’une oeuvre qui évolue et se ramifie avec
le temps3. Michel Bélil, en parlant de La Tribu, qualifie ce roman de « fable
1Selon la note de couverture de son premier roman publié (Agénor, Agénor, Agénor
et Agénor).
2Vu l’humour qui est un ingrédient constant de tous les ouvrages de Barcelo, ce
sont d’habtitude des romans lus par un public varié, comme en témoignent les
lettres qu’il reçoit et publie sur son site internet. Cependant, Barcelo y parsème
parfois des scènes érotiques osées mais qui sous sa plume prennent un aspect tout
à fait naturel, voire il a de temps en temps recours à l’humour noir ou bien il fait
de ses personnages principaux, avec lesquels le lecteur a la tendance de s’identifier,
des meurtriers (comp. les « polars » de Barcelo) ou des obsédés sexuels
(p. ex. Barcelo 1997). Lorsque dans un de ses romans le côté grivois dépasse un
certain degré, Barcelo décide de publier une telle oeuvre pour lecteurs avertis sous
un pseudonyme (comp. Erty).
3Ainsi Michel Lord leur consacre-t-il plusieurs de ses articles dans sa colonne de
science-fiction et de littérature fantastique des Lettres québécoises (comp. p. ex.
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Place and Memory in Canada: Global Perspectives
Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales
ou [...] allégorie réussie »4, tandis que Pierre Hébert conclut ses réflexions
sur l’oeuvre de Barcelo par un oxymore de « sérieux humoristique »5.
Comme le constate Barcelo lui-même dans une interview accordée à Claude
Grégoire, les critiques se concentrent surtout sur la forme génériquement
mixte et sur le côté divertissant de ses ouvrages sans tenir compte de leur
contenu idéologique: « [...] je crois que tous mes romans sont des critiques
sociales [...]. Il me semble facile de reconnaître dans Agénor... une oeuvre
pacifiste. La Tribu est un roman indépendantiste. Ville-Dieu serait plutôt
socialiste » (Barcelo 1990, 64).
Marie Vautier6 voit dans La Tribu un roman historiographique postmoderne
et postcolonial s’inscrivant dans la convention du réalisme magique, une
réécriture de l’histoire nationale et celle de toute l’Amérique du Nord à cette
« ère du soupçon » que sont les dernières décennies du XXe siècle, époque
de la remise en question des métarécits idéologiques dominant jusqu’aux
Lord 1983, 22-23; Lord 1987, 32-33 ou bien Lord 1989, 22-23). Ceci ne saurait
étonner vu que certains éléments des premiers romans de Barcelo n’obéissent pas
à la convention réaliste, comme la présence d’un extra-terrestre dans Agénor,
Agénor, Agénor et Agénor, l’immortalité de Grand-Nez dans La Tribu ou les
consciences migrant d’un corps à l’autre dans Ville-Dieu (Barcelo 1982), ces trois
premiers romans de Barcelo, publiés au début des années 1980, constituant une
sorte de trilogie. Les éléments fantastiques apparaissent aussi dans Aaa, Aâh, Ha
ou les amours malaisés (Barcelo 1986).
4Bélil (1982, 56) cité d’après Vautier 1998, 208.
5Hébert (1987, 194). Pour ce qui est de Jacques Allard, dans l’« Avant-propos » à
son Roman mauve, il classe l’oeuvre de Barcelo dans la catégorie du roman « de
l’humour » (Allard 1997, 18). L’opinion d’Allard qui met l’accent sur l’humour
au détriment du sérieux qui lui est consubstantiel dans les romans de Barcelo vient
probablement du fait que dans l’ouvrage évoqué le critique se concentre sur
Longues histoires courtes (Barcelo 1992a) et sur Pas tout à fait en Californie
(Barcelo 1992b), histoires de voyage où en effet prédomine l’humour. Le troisième
roman de Barcelo cité par Allard dans ce recueil de critiques de presse, La Vie de
Rosa (Barcelo 1996) s’inscrit mal dans cette catégorie ce que le critique remarque
dans le texte qu’il lui consacre sans cependant rectifier la classification de l’ « Avant-
propos ».
6Vautier (1998) consacre à l’analyse de La Tribu les pages suivantes: 202, 208-
231, 238, 258-266, 268-269, 272-277. Comp. aussi Vautier 1994 et Vautier 1991.
Dans: Vautier 1998, 208-209, comp. la revue d’opinions critiques sur l’oeuvre de
Barcelo concernant surtout les années 1980.
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La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
années 1960. En effet, cette grille de lecture de La Tribu semble la mieux
appropriée à la perception de la forme et du message de ce roman.
Si l’ironie de Barcelo n’épargne pratiquement personne ni aucun groupe
ethnique, professionnel ou social, il est possible de distinguer dans La Tribu
une gradation de persiflage qu’on pourrait comparer à celle qui existait en
France dans la littérature bourgeoise du Moyen Âge, comme dans les fabliaux,
Le Roman de Renard ou La Farce de maître Pathelin: plus haut on est situé
dans la hiérarchie sociale, plus on est tourné en ridicule. Chez Barcelo, les
plus visés sont en outre les représentants non seulement du pouvoir, mais
également les tenants de discours autoritaires.
La première règle aboutit à une division sous-jacente, mais bien visible,
selon l’ordre décroissant de la teneur parodique, en anglophones, Français,
Québécois et autochtones, alors que la seconde fait des boucs émissaires
de toutes sortes de religions, ainsi que de leurs représentants terrestres.
Cette dernière attitude apparaît dans le fragment concernant la fondation de
l’Hôtel-Dieu de Québec7,
[...] conçu par des dames du Vieux-Pays [...] où les soeurs du Bon
Côté soigneraient les indigènes malades. Et leur projet fonctionna à
merveille, l’hôpital étant en général rempli d’indigènes blessés par les
soldats qui avaient pour tâche de protéger l’hôpital (Barcelo 1998,
95)8.
7La ville de Québec s’appelle dans le texte du roman « Balbuk ». Pour les
pseudonymes des toponymes dans La Tribu, comp. plus loin.
8La pagination des citations de La Tribu est ici celle de l’édition dans la
« Bibliothèque québécoise » (Montréal, 1998). La critique de Barcelo concerne
également les représentants d’autres religions, comme c’est le cas, entre autres, du
révérend Nelson Golden qui, « n’étant doué pour rien [...] décida de devenir
pasteur » (Barcelo 1998, 184). Envoyé en mission dans le Grand Nord, il ne
s’aperçoit même pas que les Inuit à qui il prêchait la bonne nouvelle, morts à cause
des maladies infectieuses qu’il leur avait involontairement transmises, ont été
remplacés pendant son absence de quelques jours par une tribu amérindienne. Ce
fantoche ne mérite qu’une mort tragi-comique, les deux mains coincées dans
l’interstice entre l’écorce et le bois d’un arbre, sans que deux bûcherons québécois
de passage lui aient osé porter secours, obéissant à la lettre et non sans une
méchanceté certaine à l’ordre du gouverneur Mainland défendant à quiconque de
toucher à un cheveu d’un Anglais sous peine de passer par les armes (Barcelo
1998, 193-195).
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Place and Memory in Canada: Global Perspectives
Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales
Pour citer quelques exemples de la première règle que nous avons énoncée
plus haut, Barcelo qui va consacrer en 1989 un autre roman, Les Plaines à
l’envers9, à une inversion en même temps vindicative et ludique du
déroulement de la célèbre bataille des plaines d’Abraham, ne se fait pas
faute de soumettre à sa démarche parodique dans La Tribu aussi bien les
Anglais que les Français en faisant au marquis-général de Trompart (sous
lequel se cache évidemment Montcalm) et à l’amiral Blackburn (représentant
bien sûr Wolfe) prononcer les mots « historiques » que l’on sait non sans
ajouter malicieusement à la conclusion de ce paragraphe: « Il est surtout
heureux que les historiens écrivent mieux que les militaires ne parlent. »
(Barcelo 1998, 238), ce qui met en doute la véracité de ces « mots de
Cambronne ».
Comme le remarque Marie Vautier, encouragé par la désinvolture des
histoirens à qui il arrive de présenter une vision subjective et quelque peu
embellie du passé, « [l]e narrateur de La Tribu [...] réclame le droit [...] de
refaire une version non-européenne de sa propre Histoire et de se moquer de
cette glorification d’Européens colonisateurs sur le sol du Nouveau Monde »
(Vautier 1991, 47-48).
C’est que, dans le chapitre en question, les Européens, qu’ils soient Anglais
ou Français, fonctionnent en opposition avec les habitants canadiens et si
les premiers s’adonnent à un jeu inutilement sanglant en se livrant des
batailles rangées selon une stratégie en vigueur sur le Vieux Continent,
ridiculisées déjà par Voltaire dans son Candide et désastreuses pour les
Français, les fils des habitants qui forment la milice canadienne, agissant
spontanément et contre toutes les règles de la tactique militaire de l’époque,
parviennent à prendre d’assaut les positions ennemies dans une bousculade
anarchique qui fait penser aux exploits des protagonistes rabelaisiens lors
de la guerre picrocholine.
Ce traitement ironique effleure cependant à peine les représentants des
Premières Nations, invariablement appelés par le narrateur « les indigènes »
pour souligner le fait qu’ils sont les habitants originaires du continent. Ceci
ne veut point dire qu’ils soient idéalisés sur les pages de cette « chronique
clipocoise », comme on pourrait appeler ce roman en s’inspirant du nom de
la petite nation amérindienne inventée par Barcelo, ou « la saga fantaisiste
9François Barcelo, Les plaines à l’envers. Montréal: Libre Expression, 1989,
repris dans la « Bibliothèque Québécoise » en 2002.
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La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
et désopilante d’une tribu imaginaire », comme le veut Jacques Michon
(Michon, 337)10.
Cependant, en tant que les plus opprimés, les indigènes jouissent dans
l’univers du roman en question d’un traitement bien plus favorable que
les représentants des nations d’origine européenne. C’est au nom de ces
déshérités que Barcelo prend la parole chaque fois qu’il les compare aux
colonisateurs. Ainsi, Cheval Rétif, chef de la tribu des Siffleux qui semble
évoquer les Sioux ou autres nations amérindiennes des Grandes Plaines,
s’étonne que ses compatriotes ne soient pas considérés comme égaux par les
États-uniens qui passent pourtant pour les champions de la liberté et de la
démocratie: « Lorsque les colonies eurent enfin gagné leur indépendance,
Cheval Rétif fut étonné qu’on n’accordât point la leur aux indigènes. Mais
il comprit qu’il y avait une grande différence entre l’indépendance qu’on
prend et celle qu’on pourrait donner » (Barcelo 1998, 328).
Dans le fragment cité ci-dessus, la critique concerne le traitement des
Amérindiens par les États-uniens d’origine européenne, mais lorsqu’il est
question des Premières Nations du Québec, elle ne devient nullement
édulcorée:
10 Cité d’après Marie Vautier 1998, 208. Faute de preuves, nous ne voulons pas
engager ici la discussion concernant la date de rédaction de La Tribu. À en juger
par la date de sa publication (1981), on serait tenté de situer la date de sa rédaction
dans la période post-référendaire, à quoi invite Marie Vautier (1991) qui écrit que
« toute la production romanesque [de Barcelo, K. J.] est post-référendaire » (Vautier
1991, 43). Cette constatation semble d’ailleurs corroborée par le climat de révision
de certains mythes québécois et nord-américains. Cependant, comme le soutient
Fanny Godbout 2003, 947-948), bien que publié après Agénor..., La Tribu a été
écrit avant ce premier roman publié de Barcelo. On peut donc supposer la rédaction
de La Tribu antérieure au référendum de 1980, ce qui n’enlève évidemment rien
à l’acuité de la critique à laquelle Barcelo y soumet l’histoire du Québec, mais fait
lire ce roman non pas comme résultat littéraire de la réaction d’un partisan de la
séparation après le vote, mais comme une réflexion pré-référendaire. Or,
l’ « élection spéciale » dont il est question à la page 325 du roman dans laquelle
les Indiens Siffleux sont « appelés à trancher la question: voulez-vous que les
territoires des Siffleux soient régis uniquement par les Siffleux? » (Godbout
2003, 947-948) et surtout son résultat décevant du vote, défavorable à la cause
indépendantiste des « Siffleux », font envisager que, même si l’information de
Fanny Godbout est juste, ce fragment et peut-être quelques autres auraient été
ajoutés après le référendum.
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