La Tribu de François Barcelo. Entre un roman historique et une

publicité
La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
Krzysztof Jarosz
Université de Silésie
Katowice, Pologne
La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
Dans le paysage littéraire du Québec actuel, François Barcelo occupe une
position difficile à définir, mais relativement visible. « Né à Montréal, trois
jours avant Pearl Harbour »1, Barcelo se lance d’abord dans la carrière de
rédacteur publicitaire qu’il poursuivra de 1963 à 1980, année de publication
d’Agénor, Agénor, Agénor et Agénor, son premier roman, suivi depuis d’une
vingtaine d’autres, ainsi que de plusieurs dizaines de nouvelles. Au cours du
dernier quart de siècle, Barcelo s’est fait un public limité, mais fidèle et
varié, car à côté des « romans romans », comme il appelle lui-même ses
ouvrages en prose mêlant toutes les conventions romanesques2, il publie
à Montréal et à Paris des « romans policiers », ainsi que des « romans
jeunesse » destinés à un public enfantin.
L’originalité des écrits de Barcelo, qui ne s’inscrivent pas facilement dans
une catégorie romanesque définie, a fait que les critiques avaient du mal à
les définir au fur et à mesure de leur publication et ceci d’autant plus que,
dans le cas de Barcelo, il s’agit d’une oeuvre qui évolue et se ramifie avec
le temps3. Michel Bélil, en parlant de La Tribu, qualifie ce roman de « fable
1
2
3
Selon la note de couverture de son premier roman publié (Agénor, Agénor, Agénor
et Agénor).
Vu l’humour qui est un ingrédient constant de tous les ouvrages de Barcelo, ce
sont d’habtitude des romans lus par un public varié, comme en témoignent les
lettres qu’il reçoit et publie sur son site internet. Cependant, Barcelo y parsème
parfois des scènes érotiques osées mais qui sous sa plume prennent un aspect tout
à fait naturel, voire il a de temps en temps recours à l’humour noir ou bien il fait
de ses personnages principaux, avec lesquels le lecteur a la tendance de s’identifier,
des meurtriers (comp. les « polars » de Barcelo) ou des obsédés sexuels
(p. ex. Barcelo 1997). Lorsque dans un de ses romans le côté grivois dépasse un
certain degré, Barcelo décide de publier une telle oeuvre pour lecteurs avertis sous
un pseudonyme (comp. Erty).
Ainsi Michel Lord leur consacre-t-il plusieurs de ses articles dans sa colonne de
science-fiction et de littérature fantastique des Lettres québécoises (comp. p. ex.
$'
Place and Memory in Canada: Global Perspectives
Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales
ou [...] allégorie réussie »4, tandis que Pierre Hébert conclut ses réflexions
sur l’oeuvre de Barcelo par un oxymore de « sérieux humoristique »5.
Comme le constate Barcelo lui-même dans une interview accordée à Claude
Grégoire, les critiques se concentrent surtout sur la forme génériquement
mixte et sur le côté divertissant de ses ouvrages sans tenir compte de leur
contenu idéologique : « [...] je crois que tous mes romans sont des critiques
sociales [...]. Il me semble facile de reconnaître dans Agénor... une oeuvre
pacifiste. La Tribu est un roman indépendantiste. Ville-Dieu serait plutôt
socialiste » (Barcelo 1990, 64).
Marie Vautier 6 voit dans La Tribu un roman historiographique postmoderne
et postcolonial s’inscrivant dans la convention du réalisme magique, une
réécriture de l’histoire nationale et celle de toute l’Amérique du Nord à cette
« ère du soupçon » que sont les dernières décennies du XXe siècle, époque
de la remise en question des métarécits idéologiques dominant jusqu’aux
4
5
6
Lord 1983, 22-23; Lord 1987, 32-33 ou bien Lord 1989, 22-23). Ceci ne saurait
étonner vu que certains éléments des premiers romans de Barcelo n’obéissent pas
à la convention réaliste, comme la présence d’un extra-terrestre dans Agénor,
Agénor, Agénor et Agénor, l’immortalité de Grand-Nez dans La Tribu ou les
consciences migrant d’un corps à l’autre dans Ville-Dieu (Barcelo 1982), ces trois
premiers romans de Barcelo, publiés au début des années 1980, constituant une
sorte de trilogie. Les éléments fantastiques apparaissent aussi dans Aaa, Aâh, Ha
ou les amours malaisés (Barcelo 1986).
Bélil (1982, 56) cité d’après Vautier 1998, 208.
Hébert (1987, 194). Pour ce qui est de Jacques Allard, dans l’« Avant-propos » à
son Roman mauve, il classe l’oeuvre de Barcelo dans la catégorie du roman « de
l’humour » (Allard 1997, 18). L’opinion d’Allard qui met l’accent sur l’humour
au détriment du sérieux qui lui est consubstantiel dans les romans de Barcelo vient
probablement du fait que dans l’ouvrage évoqué le critique se concentre sur
Longues histoires courtes (Barcelo 1992a) et sur Pas tout à fait en Californie
(Barcelo 1992b), histoires de voyage où en effet prédomine l’humour. Le troisième
roman de Barcelo cité par Allard dans ce recueil de critiques de presse, La Vie de
Rosa (Barcelo 1996) s’inscrit mal dans cette catégorie ce que le critique remarque
dans le texte qu’il lui consacre sans cependant rectifier la classification de l’ « Avantpropos ».
Vautier (1998) consacre à l’analyse de La Tribu les pages suivantes: 202, 208231, 238, 258-266, 268-269, 272-277. Comp. aussi Vautier 1994 et Vautier 1991.
Dans: Vautier 1998, 208-209, comp. la revue d’opinions critiques sur l’oeuvre de
Barcelo concernant surtout les années 1980.
%
La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
années 1960. En effet, cette grille de lecture de La Tribu semble la mieux
appropriée à la perception de la forme et du message de ce roman.
Si l’ironie de Barcelo n’épargne pratiquement personne ni aucun groupe
ethnique, professionnel ou social, il est possible de distinguer dans La Tribu
une gradation de persiflage qu’on pourrait comparer à celle qui existait en
France dans la littérature bourgeoise du Moyen Âge, comme dans les fabliaux,
Le Roman de Renard ou La Farce de maître Pathelin : plus haut on est situé
dans la hiérarchie sociale, plus on est tourné en ridicule. Chez Barcelo, les
plus visés sont en outre les représentants non seulement du pouvoir, mais
également les tenants de discours autoritaires.
La première règle aboutit à une division sous-jacente, mais bien visible,
selon l’ordre décroissant de la teneur parodique, en anglophones, Français,
Québécois et autochtones, alors que la seconde fait des boucs émissaires
de toutes sortes de religions, ainsi que de leurs représentants terrestres.
Cette dernière attitude apparaît dans le fragment concernant la fondation de
l’Hôtel-Dieu de Québec7,
[...] conçu par des dames du Vieux-Pays [...] où les soeurs du Bon
Côté soigneraient les indigènes malades. Et leur projet fonctionna à
merveille, l’hôpital étant en général rempli d’indigènes blessés par les
soldats qui avaient pour tâche de protéger l’hôpital (Barcelo 1998,
95) 8.
7
8
La ville de Québec s’appelle dans le texte du roman « Balbuk ». Pour les
pseudonymes des toponymes dans La Tribu, comp. plus loin.
La pagination des citations de La Tribu est ici celle de l’édition dans la
« Bibliothèque québécoise » (Montréal, 1998). La critique de Barcelo concerne
également les représentants d’autres religions, comme c’est le cas, entre autres, du
révérend Nelson Golden qui, « n’étant doué pour rien [...] décida de devenir
pasteur » (Barcelo 1998, 184). Envoyé en mission dans le Grand Nord, il ne
s’aperçoit même pas que les Inuit à qui il prêchait la bonne nouvelle, morts à cause
des maladies infectieuses qu’il leur avait involontairement transmises, ont été
remplacés pendant son absence de quelques jours par une tribu amérindienne. Ce
fantoche ne mérite qu’une mort tragi-comique, les deux mains coincées dans
l’interstice entre l’écorce et le bois d’un arbre, sans que deux bûcherons québécois
de passage lui aient osé porter secours, obéissant à la lettre et non sans une
méchanceté certaine à l’ordre du gouverneur Mainland défendant à quiconque de
toucher à un cheveu d’un Anglais sous peine de passer par les armes (Barcelo
1998, 193-195).
%
Place and Memory in Canada: Global Perspectives
Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales
Pour citer quelques exemples de la première règle que nous avons énoncée
plus haut, Barcelo qui va consacrer en 1989 un autre roman, Les Plaines à
l’envers 9, à une inversion en même temps vindicative et ludique du
déroulement de la célèbre bataille des plaines d’Abraham, ne se fait pas
faute de soumettre à sa démarche parodique dans La Tribu aussi bien les
Anglais que les Français en faisant au marquis-général de Trompart (sous
lequel se cache évidemment Montcalm) et à l’amiral Blackburn (représentant
bien sûr Wolfe) prononcer les mots « historiques » que l’on sait non sans
ajouter malicieusement à la conclusion de ce paragraphe: « Il est surtout
heureux que les historiens écrivent mieux que les militaires ne parlent. »
(Barcelo 1998, 238), ce qui met en doute la véracité de ces « mots de
Cambronne ».
Comme le remarque Marie Vautier, encouragé par la désinvolture des
histoirens à qui il arrive de présenter une vision subjective et quelque peu
embellie du passé, « [l]e narrateur de La Tribu [...] réclame le droit [...] de
refaire une version non-européenne de sa propre Histoire et de se moquer de
cette glorification d’Européens colonisateurs sur le sol du Nouveau Monde »
(Vautier 1991, 47-48).
C’est que, dans le chapitre en question, les Européens, qu’ils soient Anglais
ou Français, fonctionnent en opposition avec les habitants canadiens et si
les premiers s’adonnent à un jeu inutilement sanglant en se livrant des
batailles rangées selon une stratégie en vigueur sur le Vieux Continent,
ridiculisées déjà par Voltaire dans son Candide et désastreuses pour les
Français, les fils des habitants qui forment la milice canadienne, agissant
spontanément et contre toutes les règles de la tactique militaire de l’époque,
parviennent à prendre d’assaut les positions ennemies dans une bousculade
anarchique qui fait penser aux exploits des protagonistes rabelaisiens lors
de la guerre picrocholine.
Ce traitement ironique effleure cependant à peine les représentants des
Premières Nations, invariablement appelés par le narrateur « les indigènes »
pour souligner le fait qu’ils sont les habitants originaires du continent. Ceci
ne veut point dire qu’ils soient idéalisés sur les pages de cette « chronique
clipocoise », comme on pourrait appeler ce roman en s’inspirant du nom de
la petite nation amérindienne inventée par Barcelo, ou « la saga fantaisiste
9
François Barcelo, Les plaines à l’envers. Montréal : Libre Expression, 1989,
repris dans la « Bibliothèque Québécoise » en 2002.
%
La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
et désopilante d’une tribu imaginaire », comme le veut Jacques Michon
(Michon, 337)10.
Cependant, en tant que les plus opprimés, les indigènes jouissent dans
l’univers du roman en question d’un traitement bien plus favorable que
les représentants des nations d’origine européenne. C’est au nom de ces
déshérités que Barcelo prend la parole chaque fois qu’il les compare aux
colonisateurs. Ainsi, Cheval Rétif, chef de la tribu des Siffleux qui semble
évoquer les Sioux ou autres nations amérindiennes des Grandes Plaines,
s’étonne que ses compatriotes ne soient pas considérés comme égaux par les
États-uniens qui passent pourtant pour les champions de la liberté et de la
démocratie : « Lorsque les colonies eurent enfin gagné leur indépendance,
Cheval Rétif fut étonné qu’on n’accordât point la leur aux indigènes. Mais
il comprit qu’il y avait une grande différence entre l’indépendance qu’on
prend et celle qu’on pourrait donner » (Barcelo 1998, 328).
Dans le fragment cité ci-dessus, la critique concerne le traitement des
Amérindiens par les États-uniens d’origine européenne, mais lorsqu’il est
question des Premières Nations du Québec, elle ne devient nullement
édulcorée :
10
Cité d’après Marie Vautier 1998, 208. Faute de preuves, nous ne voulons pas
engager ici la discussion concernant la date de rédaction de La Tribu. À en juger
par la date de sa publication (1981), on serait tenté de situer la date de sa rédaction
dans la période post-référendaire, à quoi invite Marie Vautier (1991) qui écrit que
« toute la production romanesque [de Barcelo, K. J.] est post-référendaire » (Vautier
1991, 43). Cette constatation semble d’ailleurs corroborée par le climat de révision
de certains mythes québécois et nord-américains. Cependant, comme le soutient
Fanny Godbout 2003, 947-948), bien que publié après Agénor..., La Tribu a été
écrit avant ce premier roman publié de Barcelo. On peut donc supposer la rédaction
de La Tribu antérieure au référendum de 1980, ce qui n’enlève évidemment rien
à l’acuité de la critique à laquelle Barcelo y soumet l’histoire du Québec, mais fait
lire ce roman non pas comme résultat littéraire de la réaction d’un partisan de la
séparation après le vote, mais comme une réflexion pré-référendaire. Or,
l’ « élection spéciale » dont il est question à la page 325 du roman dans laquelle
les Indiens Siffleux sont « appelés à trancher la question: voulez-vous que les
territoires des Siffleux soient régis uniquement par les Siffleux? » (Godbout
2003, 947-948) et surtout son résultat décevant du vote, défavorable à la cause
indépendantiste des « Siffleux », font envisager que, même si l’information de
Fanny Godbout est juste, ce fragment et peut-être quelques autres auraient été
ajoutés après le référendum.
%!
Place and Memory in Canada: Global Perspectives
Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales
[...] Cheval Rétif demanda si la situation des indigènes des Régions
du Haut [c’est-à-dire du Québec, K. J.], dont on lui avait décrit les
conditions de vie pénibles, n’était pas, par rapport aux Vieux-Paysans
[i. e. les Québécois, K. J.], semblable à la situation des Vieux-Paysans
par rapport à l’occupant zanglais. On lui répondit sèchement qu’il n’y
avait aucune commune mesure entre le sort de ces indigènes dispersés
et peu nombreux et celui des Vieux-Paysans qui avaient, eux, bâti ce
pays tel qu’il était. Cheval Rétif et Dernier Quartier comprirent alors
qu’il n’y a en effet aucune commune mesure entre les libertés qu’on
veut obtenir et celles qu’on refuse d’accorder à plus faible que soi
(Barcelo 1998, 333) 11.
Or, il suffit qu’un tiers élément (le discours anglophone) apparaisse pour
que l’auteur prenne la défense des Québécois qui retrouvent ainsi, l’espace
d’un paragraphe, leur position de colonisés et, en tant que tels, deviennent
temporairement soustraits à la démarche parodique de l’auteur:
Par un Zanglais à qui il tentait de faire comprendre qu’il y avait peutêtre un parallèle à tracer entre la situation des Siffleux dans le NordSud [c’est-à-dire aux États-Unis, K. J.] et celle des Vieux-Paysans dans
les Régions du Haut [c’est-à-dire les Québécois au Québec, K. J.],
Cheval Rétif se fit répondre qu’il n’y avait aucun rapport entre les
Vieux-Paysans sournois mais traités avec bienveillance et les Siffleux
nobles et victimes de presque toutes les formes de discrimination
(Barcelo 1998, 333).
La dédicace du roman, adressée aux neuf nations amérindiennes, ainsi
qu’aux Québécois, énumérés comme la dixième d’entre elles, et dédiée
11
Si Cheval Rétif et son fils, Dernier Quartier, sont accueillis avec des égards au
Canada et au Québec, c’est que leurs hôtes entendent par ce comportement prendre
des distances par rapport aux États-uniens. Cependant, une fois que se dessine une
analogie entre la situation de ces héros de la lutte pour l’indépendance nationale
et les revendications possibles des Amérindiens des « Régions du Haut », les
nationalistes québécois qui les accueillent refusent d’entendre de tels arguments
qui saperaient leur position d’uniques « maîtres chez eux »: « Cheval Rétif et
Dernier Quartier – nourris par un parti clandestin mais accueillis à bras ouverts par
les milieux officiels – finirent par se rendre compte de l’ambiguïté de leur situation.
Ils essayaient simplement de parler de la situation de leur peuple, mais on donnait
d’un côté et de l’autre des interprétations très différentes à leurs propos » (Barcelo
1998, 333).
%"
La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
« à toutes les tribus du monde qui tardent à succomber aux tentations de
la liberté » (Barcelo 1998, 7), fonctionne, à l’orée de l’oeuvre, comme une
allégorèse qui permet d’interpréter l’histoire de la petite tribu des Clipocs
soit comme telle, soit comme une allégorie de l’histoire des Québécois
depuis la découverte du Canada jusqu’à l’époque moderne.
Au long de la lecture de La Tribu, le récepteur doit décider à quel niveau
d’interprétation il convient de situer le fragment de l’histoire qu’il est en
train d’appréhender: au niveau littéral sur lequel les Amérindiens ne sont
que des Amérindiens, qu’il s’agisse des Clipocs ou des Siffleux, ou bien au
niveau figuré auquel cas la tribu ou tel de ses membres représente les
francophones de la vallée du Saint-Laurent. L’analogie est renforcée par le
fait que les Clipocs adoptent le français pour être compris de Jafafoua, un
petit mousse incapable d’apprendre leur langue, qu’ils acceptent comme
membre de leur tribu. Dans un autre fragment du roman, les Siffleux sont
appelés par les anglophones soit les « sauvages », ce qui renvoie aux
Amérindiens, soit les « crapauds » (Barcelo 1998, 321), ce dernier terme
évoquant l’appellation péjorative de « frog » utilisée par les anglophones
pour désigner les francophones12.
Cependant, le premier pas vers l’allégorisation de l’univers représenté du
roman, c’est la mise en oeuvre de toute une nomenclature, déjà évoquée
dans les fragments cités plus haut, qui remplace les noms propres
communément admis. Retrouver le vrai nom qui se cache sous son
pseudonyme romanesque est dans la plupart des cas un jeu d’enfant et il ne
semble pas que Barcelo les ait introduits pour rendre particulièrement ardue
la tâche de son lecteur. Tout porte à croire qu’il s’agit justement d’un jeu qui
s’inscrit dans l’ensemble des procédés allégorisants. L’emploi conséquent
de ce procédé a cependant l’effet d’un voile qui est certes à demi transparent,
mais qui recouvre néanmoins la réalité de référence en constituant ainsi un
indice d’opacité sémantique du texte, comme pour rappeler au lecteur qu’il
ne s’agit pas là d’un ouvrage réaliste13.
12
Bien qu’à sa place dans le texte, le terme de « crapaud » reçoive une motivation
détournée « [...] surnom qu’on donnait aux Siffleux parce qu’ils marchaient avec
les genoux très écartés, ayant passé toute leur jeunesse à cheval ». Cette signification
contextuelle n’exclue pourtant point la signification figurée que nous lui assignons
(Barcelo 1998, 321).
13
Thomas Pavel (1982, 35) remarque que « les romans de Barcelo ne sont pas
solidement ancrés dans un réseau de référence bien défini. L’auteur emploie en
abondance des techniques de « détachement » par rapport à la réalité historique ».
%#
Place and Memory in Canada: Global Perspectives
Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales
Évidemment, le décodage de ces appellations fantaisistes, qui se superposent
dans l’esprit du récepteur à celles d’usage commun, nécessite une certaine
connaissance de leurs prototypes, car le jeu consiste à créer un réseau
onomastique et toponomastique nouveau (idiolectal), mais en même temps
fonctionnant en référence directe aux équivalents sociolectaux. Ces
transformations concernent avant tout ce qui a trait au Québec et au Canada.
D’une manière significative, si celui-là, baptisé les Régions du Haut, est
nommé à plusieurs reprises, le Canada en tant qu’organisme fédéral englobant
le Québec n’est jamais évoqué sauf dans quelques allusions implicites au
« gouvernement central ».
Dans La Tribu, si le Canada en tant que tel n’existe pas, les anglophones,
eux, sont bien présents sous la dénomination des Zanglais dont la mèrepatrie s’appelle la Zanglemanie, déformation ludique du lexique qui fait
penser à celle pratiquée avec assiduité par un Victor-Lévy Beaulieu. Pour en
revenir aux inventions onomastiques de Barcelo, les Québécois, ainsi que
tous leurs avatars antérieurs, à commencer par les anciens Canadiens et en
passant par les Canadiens-français, sont désignés comme les Vieux-paysans,
ce qui est la dérivation naturelle de leur Vieux-Pays d’origine directe ou
indirecte. Malgré une certaine rancune envers l’administration coloniale de
la Nouvelle France, « vieux-paysan » fonctionne donc ici comme synonyme
à la fois de « français » que de « québécois ».
Parfois d’autres informations, ingénieusement disposées dans le contexte
d’un néologisme onomastique, permettent de deviner aisément de quoi ou
de qui il s’agit. C’est le cas des « Rahélites » qui, à cause de leurs toques de
fourrure et des persécutions dont ils sont l’objet, représentent les Juifs,
tandis que les « christians », « crucifistes » et « chapelistes » s’avèrent être
respectivement les chrétiens, protestants et catholiques.
Il y a des noms facilement déchiffrables sous leurs déformations ludiques,
comme « la Pégasie » qui renvoie évidemment à la Gaspésie, de même que
certains termes historiques comme les « filles de la reine » pour les « filles
du roi » ou bien les « Jacques d’or » pour les « louis d’or ».
Certaines inventions verbales de Barcelo semblent avoir été choisies exprès
pour mettre l’accent sur un aspect de toponymes de référence, comme c’est
le cas des États-Unis, appelés ici « le Nord-Sud », probablement en souvenir
de la Guerre de Secession qui était l’un des épisodes marquants d’Agénor...
%$
La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
et qui, sous son aspect de guerre civile, paraît incarner pour Barcelo le
comble d’absurdité de tout conflit armé.
Outre ces indices ponctuels et somme toute facilement déchiffrables de
défamiliarisation, annonciateurs du procédé global d’allégorisation, plusieurs
fragments de La Tribu constituent de véritables noeuds de polysémie où se
superposent plusieurs événements historiques de référence. C’est le cas du
chapitre relatif à l’ « Histoire de Cheval Rétif et de Dernier Quartier » qui
condense en un raccourci spatio-temporel extravagant le référendum de
1980, les guerres indiennes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles,
le procès de Louis Riel et la bataille de Little Big Horn. Le référendum est
présenté comme une initiative de Cheval Rétif, « une élection spéciale »
dans laquelle « les Siffleux seraient appelés à trancher la question: voulezvous que les territoires des Siffleux soient régis uniquement par les
Siffleux ? » (Barcelo 1998, 325) et perdu parce que « la moitié environ des
Siffleux avaient rejetés son projet » (325). La résistance armée des jeunes
Siffleux au moment où « les colonies eurent enfin gagné leur indépendance »
(328) semble renvoyer à la révolte de Tecumseh, tandis que pendant le
procès de Cheval Rétif et de Dernier Quartier « l’avocat débile nommé
d’office [...] insiste [...] que les accusés [sont] atteints de folie » (329), ce
qui fait penser aux circonstances de la condamnation de Louis Riel. Pour en
finir avec cette exégèse de plus en plus douteuse, car une fois le principe de
polysémie allégorique détecté, le nombre d’allusions décryptées est
finalement directement proportionnel à l’érudition du chercheur qui peut
facilement apercevoir les traces d’un fait historique derrière un événement
purement imaginaire, la bataille de « Sault-de-corne » pendant laquelle les
guerriers amérindiens commandés par Cheval Rétif ont battu « les troupes
zanglaises » (Barcelo 1998, 337) pourrait renvoyer à celle de Little Big
Horn14.
14
Un autre exemple de polysémie allégorique se trouve au début du chapitre XVIII
où, dans l’espace d’une page et demi, on présente comme simultanées: la période
qui suit la Cession du Canada à l’Angleterre, la discussion autour de la proposition
de « rapatrier le traité de Lugdune » qui se rapporte visiblement aux polémiques
concernant le rapatriement de la Constitution (comp. Barcelo 1998, 300). « Le
traité de Lugdune » semble cumuler à la fois le Traité de Cession du Canada à
l’Angleterre, i. e. le traité de Paris, et la Constitution déposée à Londres. Ces deux
événements sont suivis, dans la diégèse, du récit d’une insurrection « vieuxpaysanne », vite écrasée par l’armée (z)anglaise, qui ne peut renvoyer qu’aux
Rébellions de 1837-38.
%%
Place and Memory in Canada: Global Perspectives
Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales
La chronique clipocoise est également pour Barcelo un support commode
pour représenter, en un raccourci cavalier, synthétique et ludique, le
développement de la civilisation depuis les temps préhistoriques jusqu’à
l’époque contemporaine et, plus particulièrement, le passage du Québec de
l’époque préindustrielle à l’étape de la société de consommation.
Ce premier thème est symbolisé par l’invention de l’écriture par Ksoâr, le
sage de la tribu des Clipocs, et celle de l’art par Mahii, tandis que le second
par une accélération, présentée presque ouvertement comme invraisemblable,
du progrès scientifique qui, en une vingtaine d’années, contribue à transformer
la petite tribu primitive en une société post-industrielle. Dans son récit
parodique, Barcelo n’épargne pas non plus les tendances féministes, comme
c’est le cas d’Anna qui « réclamait l’égalité pour [l]es femmes et le droit [...]
d’avoir plusieurs hommes. On lui avait accordé ce droit, mais cela n’avait
rien changé, car la tribu avait continué d’avoir moins d’hommes que de
femmes » (Barcelo 1998, 91).
Cependant, malgré son côté humoristique, ce récit dépasse une simple
parodie du discours historique. Le roman acquiert une dimension mythique
grâce à l’introduction de deux personnages: celui de Grand Nez, le premier
Asiate à avoir traversé le détroit de Béring, fondateur immortel de tous les
peuples amérindiens, et celui de Jean-François, rebaptisé par les Clipocs
Jafafoua, un petit mousse « vieux-paysan » adopté par la tribu et devenu par
la suite protoplaste de pratiquement tous les membres de ce petit peuple.
Ces deux protagonistes incarnent les nations fondatrices du Québec, ceux
qui l’ont peuplé il y a des milliers d’années en venant d’Asie et ceux, arrivés
il y a quatre cents ans de France. Malgré les critiques adressées aux Français
et aux Québécois, cette fusion symbolique de deux ethnies, à l’exclusion
des anglophones, traités implicitement d’intrus, La Tribu semble constituer
pour Barcelo un retour imaginaire aux origines de sa nation et une légitimation
de l’ « autochtonité » des francophones canadiens par le biais de leur
métissage allégorique avec les Clipocs.
Bibliographie
Allard, Jacques. Le Roman mauve. Microlectures de la fiction récente au
Québec. Montréal: Québec/Amérique, 1997.
Barcelo, François. Aaa, Aâh, Ha ou les amours malaisés. Montréal :
L’Hexagone, 1986.
%&
La Tribu de François Barcelo.
Entre un roman historique et une histoire romanesque
--------. Agénor, Agénor, Agénor et Agénor. Montréal: Quinze, 1980.
--------. « Je suis un écrivain, un point c’est tout », propos recueillis par
Claude Grégoire. Québec français numéro 78, été 1990, 63-64.
--------. La Tribu. Montréal : Bibliothèque Québécoise, 1998.
--------. La Vie de Rosa. Montréal: Libre Expression, 1996.
--------. Les Plaines à l’envers. Montréal : Bibliothèque Québécoise, 2002.
--------. Longues histoires courtes. Montréal : Libre Expression 1992a.
--------. Pas tout à fait en Californie. Montréal: Libre Expression, 1992b.
--------. Vie sans suite. Montréal : Libre Expression, 1997.
--------. Ville-Dieu. Montréal : Libre Expression, 1982.
Bélil, Michel. « Barcelo et Beauchemin : romanciers de la littérature
générale ». Imagine. Revue de science-fiction québécoise, 3.3.
Printemps 1982, 55-56.
Erty, Antoine Z. De Loulou à Rébecca (et vice versa, plus d’une fois).
Montréal: Libre Expression, 1993.
Godbout, Fanny. « La Tribu ». Dictionnaire des oeuvres littéraires du
Québec, Boivin, Aurélien, réd. tome VII, 1981-1985. Montréal : Fides,
2003.
Hébert, Pierre. « À l’impossible certains sont tenus ». Voix et images, 37,
Automne 1987, 192-193.
Lord, Michel. « I – Ville-Dieu. Le miracle littéraire de François Barcelo ».
Lettres québécoises. été 1983, 22-23.
--------. « Aaa ! Aâh ! Ha ! que de belles catastrophes narratives ! ». Lettres
québécoises. Printemps 1987, 32-33.
--------. « Un travail d’épuration ». Lettres québécoises. été 1989.
Michon, Jacques. « Romans » : Letters in Canada 1981. University of
Toronto Quarterly 51.4 (summer 1982), 334-343.
Pavel, Thomas. « Agénor, Agénor, Agénor et Agénor. La tribu ». Lettres
québécoises, été 1982, 34-36.
Vautier, Marie. New World Myth. Postmodernism & Postcolonialism in
Canadian Fiction. Montreal & Kingston, London, Buffalo: McGillQueen’s University Press, 1998.
--------. « Postmoderm Myth, Post-European History, and The Figure of the
Amerindian: François Barcelo, Georges Bowering, and Jacques
Poulin ». Canadian Literature/Littérature Canadienne issue 141
(summer / été 1994).
--------. « La révision postcoloniale de l’histoire et l’exemple réaliste magique
de François Barcelo ». Studies in Canadian Literature/Études en
littérature canadienne vol. 16, no. 2 (1991), 39-53.
%'
Téléchargement