La Tribu de François Barcelo. Entre un roman historique et une histoire romanesque Krzysztof Jarosz Université de Silésie Katowice, Pologne La Tribu de François Barcelo. Entre un roman historique et une histoire romanesque Dans le paysage littéraire du Québec actuel, François Barcelo occupe une position difficile à définir, mais relativement visible. « Né à Montréal, trois jours avant Pearl Harbour »1, Barcelo se lance d’abord dans la carrière de rédacteur publicitaire qu’il poursuivra de 1963 à 1980, année de publication d’Agénor, Agénor, Agénor et Agénor, son premier roman, suivi depuis d’une vingtaine d’autres, ainsi que de plusieurs dizaines de nouvelles. Au cours du dernier quart de siècle, Barcelo s’est fait un public limité, mais fidèle et varié, car à côté des « romans romans », comme il appelle lui-même ses ouvrages en prose mêlant toutes les conventions romanesques2, il publie à Montréal et à Paris des « romans policiers », ainsi que des « romans jeunesse » destinés à un public enfantin. L’originalité des écrits de Barcelo, qui ne s’inscrivent pas facilement dans une catégorie romanesque définie, a fait que les critiques avaient du mal à les définir au fur et à mesure de leur publication et ceci d’autant plus que, dans le cas de Barcelo, il s’agit d’une oeuvre qui évolue et se ramifie avec le temps3. Michel Bélil, en parlant de La Tribu, qualifie ce roman de « fable 1 2 3 Selon la note de couverture de son premier roman publié (Agénor, Agénor, Agénor et Agénor). Vu l’humour qui est un ingrédient constant de tous les ouvrages de Barcelo, ce sont d’habtitude des romans lus par un public varié, comme en témoignent les lettres qu’il reçoit et publie sur son site internet. Cependant, Barcelo y parsème parfois des scènes érotiques osées mais qui sous sa plume prennent un aspect tout à fait naturel, voire il a de temps en temps recours à l’humour noir ou bien il fait de ses personnages principaux, avec lesquels le lecteur a la tendance de s’identifier, des meurtriers (comp. les « polars » de Barcelo) ou des obsédés sexuels (p. ex. Barcelo 1997). Lorsque dans un de ses romans le côté grivois dépasse un certain degré, Barcelo décide de publier une telle oeuvre pour lecteurs avertis sous un pseudonyme (comp. Erty). Ainsi Michel Lord leur consacre-t-il plusieurs de ses articles dans sa colonne de science-fiction et de littérature fantastique des Lettres québécoises (comp. p. ex. $' Place and Memory in Canada: Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales ou [...] allégorie réussie »4, tandis que Pierre Hébert conclut ses réflexions sur l’oeuvre de Barcelo par un oxymore de « sérieux humoristique »5. Comme le constate Barcelo lui-même dans une interview accordée à Claude Grégoire, les critiques se concentrent surtout sur la forme génériquement mixte et sur le côté divertissant de ses ouvrages sans tenir compte de leur contenu idéologique : « [...] je crois que tous mes romans sont des critiques sociales [...]. Il me semble facile de reconnaître dans Agénor... une oeuvre pacifiste. La Tribu est un roman indépendantiste. Ville-Dieu serait plutôt socialiste » (Barcelo 1990, 64). Marie Vautier 6 voit dans La Tribu un roman historiographique postmoderne et postcolonial s’inscrivant dans la convention du réalisme magique, une réécriture de l’histoire nationale et celle de toute l’Amérique du Nord à cette « ère du soupçon » que sont les dernières décennies du XXe siècle, époque de la remise en question des métarécits idéologiques dominant jusqu’aux 4 5 6 Lord 1983, 22-23; Lord 1987, 32-33 ou bien Lord 1989, 22-23). Ceci ne saurait étonner vu que certains éléments des premiers romans de Barcelo n’obéissent pas à la convention réaliste, comme la présence d’un extra-terrestre dans Agénor, Agénor, Agénor et Agénor, l’immortalité de Grand-Nez dans La Tribu ou les consciences migrant d’un corps à l’autre dans Ville-Dieu (Barcelo 1982), ces trois premiers romans de Barcelo, publiés au début des années 1980, constituant une sorte de trilogie. Les éléments fantastiques apparaissent aussi dans Aaa, Aâh, Ha ou les amours malaisés (Barcelo 1986). Bélil (1982, 56) cité d’après Vautier 1998, 208. Hébert (1987, 194). Pour ce qui est de Jacques Allard, dans l’« Avant-propos » à son Roman mauve, il classe l’oeuvre de Barcelo dans la catégorie du roman « de l’humour » (Allard 1997, 18). L’opinion d’Allard qui met l’accent sur l’humour au détriment du sérieux qui lui est consubstantiel dans les romans de Barcelo vient probablement du fait que dans l’ouvrage évoqué le critique se concentre sur Longues histoires courtes (Barcelo 1992a) et sur Pas tout à fait en Californie (Barcelo 1992b), histoires de voyage où en effet prédomine l’humour. Le troisième roman de Barcelo cité par Allard dans ce recueil de critiques de presse, La Vie de Rosa (Barcelo 1996) s’inscrit mal dans cette catégorie ce que le critique remarque dans le texte qu’il lui consacre sans cependant rectifier la classification de l’ « Avantpropos ». Vautier (1998) consacre à l’analyse de La Tribu les pages suivantes: 202, 208231, 238, 258-266, 268-269, 272-277. Comp. aussi Vautier 1994 et Vautier 1991. Dans: Vautier 1998, 208-209, comp. la revue d’opinions critiques sur l’oeuvre de Barcelo concernant surtout les années 1980. % La Tribu de François Barcelo. Entre un roman historique et une histoire romanesque années 1960. En effet, cette grille de lecture de La Tribu semble la mieux appropriée à la perception de la forme et du message de ce roman. Si l’ironie de Barcelo n’épargne pratiquement personne ni aucun groupe ethnique, professionnel ou social, il est possible de distinguer dans La Tribu une gradation de persiflage qu’on pourrait comparer à celle qui existait en France dans la littérature bourgeoise du Moyen Âge, comme dans les fabliaux, Le Roman de Renard ou La Farce de maître Pathelin : plus haut on est situé dans la hiérarchie sociale, plus on est tourné en ridicule. Chez Barcelo, les plus visés sont en outre les représentants non seulement du pouvoir, mais également les tenants de discours autoritaires. La première règle aboutit à une division sous-jacente, mais bien visible, selon l’ordre décroissant de la teneur parodique, en anglophones, Français, Québécois et autochtones, alors que la seconde fait des boucs émissaires de toutes sortes de religions, ainsi que de leurs représentants terrestres. Cette dernière attitude apparaît dans le fragment concernant la fondation de l’Hôtel-Dieu de Québec7, [...] conçu par des dames du Vieux-Pays [...] où les soeurs du Bon Côté soigneraient les indigènes malades. Et leur projet fonctionna à merveille, l’hôpital étant en général rempli d’indigènes blessés par les soldats qui avaient pour tâche de protéger l’hôpital (Barcelo 1998, 95) 8. 7 8 La ville de Québec s’appelle dans le texte du roman « Balbuk ». Pour les pseudonymes des toponymes dans La Tribu, comp. plus loin. La pagination des citations de La Tribu est ici celle de l’édition dans la « Bibliothèque québécoise » (Montréal, 1998). La critique de Barcelo concerne également les représentants d’autres religions, comme c’est le cas, entre autres, du révérend Nelson Golden qui, « n’étant doué pour rien [...] décida de devenir pasteur » (Barcelo 1998, 184). Envoyé en mission dans le Grand Nord, il ne s’aperçoit même pas que les Inuit à qui il prêchait la bonne nouvelle, morts à cause des maladies infectieuses qu’il leur avait involontairement transmises, ont été remplacés pendant son absence de quelques jours par une tribu amérindienne. Ce fantoche ne mérite qu’une mort tragi-comique, les deux mains coincées dans l’interstice entre l’écorce et le bois d’un arbre, sans que deux bûcherons québécois de passage lui aient osé porter secours, obéissant à la lettre et non sans une méchanceté certaine à l’ordre du gouverneur Mainland défendant à quiconque de toucher à un cheveu d’un Anglais sous peine de passer par les armes (Barcelo 1998, 193-195). % Place and Memory in Canada: Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales Pour citer quelques exemples de la première règle que nous avons énoncée plus haut, Barcelo qui va consacrer en 1989 un autre roman, Les Plaines à l’envers 9, à une inversion en même temps vindicative et ludique du déroulement de la célèbre bataille des plaines d’Abraham, ne se fait pas faute de soumettre à sa démarche parodique dans La Tribu aussi bien les Anglais que les Français en faisant au marquis-général de Trompart (sous lequel se cache évidemment Montcalm) et à l’amiral Blackburn (représentant bien sûr Wolfe) prononcer les mots « historiques » que l’on sait non sans ajouter malicieusement à la conclusion de ce paragraphe: « Il est surtout heureux que les historiens écrivent mieux que les militaires ne parlent. » (Barcelo 1998, 238), ce qui met en doute la véracité de ces « mots de Cambronne ». Comme le remarque Marie Vautier, encouragé par la désinvolture des histoirens à qui il arrive de présenter une vision subjective et quelque peu embellie du passé, « [l]e narrateur de La Tribu [...] réclame le droit [...] de refaire une version non-européenne de sa propre Histoire et de se moquer de cette glorification d’Européens colonisateurs sur le sol du Nouveau Monde » (Vautier 1991, 47-48). C’est que, dans le chapitre en question, les Européens, qu’ils soient Anglais ou Français, fonctionnent en opposition avec les habitants canadiens et si les premiers s’adonnent à un jeu inutilement sanglant en se livrant des batailles rangées selon une stratégie en vigueur sur le Vieux Continent, ridiculisées déjà par Voltaire dans son Candide et désastreuses pour les Français, les fils des habitants qui forment la milice canadienne, agissant spontanément et contre toutes les règles de la tactique militaire de l’époque, parviennent à prendre d’assaut les positions ennemies dans une bousculade anarchique qui fait penser aux exploits des protagonistes rabelaisiens lors de la guerre picrocholine. Ce traitement ironique effleure cependant à peine les représentants des Premières Nations, invariablement appelés par le narrateur « les indigènes » pour souligner le fait qu’ils sont les habitants originaires du continent. Ceci ne veut point dire qu’ils soient idéalisés sur les pages de cette « chronique clipocoise », comme on pourrait appeler ce roman en s’inspirant du nom de la petite nation amérindienne inventée par Barcelo, ou « la saga fantaisiste 9 François Barcelo, Les plaines à l’envers. Montréal : Libre Expression, 1989, repris dans la « Bibliothèque Québécoise » en 2002. % La Tribu de François Barcelo. Entre un roman historique et une histoire romanesque et désopilante d’une tribu imaginaire », comme le veut Jacques Michon (Michon, 337)10. Cependant, en tant que les plus opprimés, les indigènes jouissent dans l’univers du roman en question d’un traitement bien plus favorable que les représentants des nations d’origine européenne. C’est au nom de ces déshérités que Barcelo prend la parole chaque fois qu’il les compare aux colonisateurs. Ainsi, Cheval Rétif, chef de la tribu des Siffleux qui semble évoquer les Sioux ou autres nations amérindiennes des Grandes Plaines, s’étonne que ses compatriotes ne soient pas considérés comme égaux par les États-uniens qui passent pourtant pour les champions de la liberté et de la démocratie : « Lorsque les colonies eurent enfin gagné leur indépendance, Cheval Rétif fut étonné qu’on n’accordât point la leur aux indigènes. Mais il comprit qu’il y avait une grande différence entre l’indépendance qu’on prend et celle qu’on pourrait donner » (Barcelo 1998, 328). Dans le fragment cité ci-dessus, la critique concerne le traitement des Amérindiens par les États-uniens d’origine européenne, mais lorsqu’il est question des Premières Nations du Québec, elle ne devient nullement édulcorée : 10 Cité d’après Marie Vautier 1998, 208. Faute de preuves, nous ne voulons pas engager ici la discussion concernant la date de rédaction de La Tribu. À en juger par la date de sa publication (1981), on serait tenté de situer la date de sa rédaction dans la période post-référendaire, à quoi invite Marie Vautier (1991) qui écrit que « toute la production romanesque [de Barcelo, K. J.] est post-référendaire » (Vautier 1991, 43). Cette constatation semble d’ailleurs corroborée par le climat de révision de certains mythes québécois et nord-américains. Cependant, comme le soutient Fanny Godbout 2003, 947-948), bien que publié après Agénor..., La Tribu a été écrit avant ce premier roman publié de Barcelo. On peut donc supposer la rédaction de La Tribu antérieure au référendum de 1980, ce qui n’enlève évidemment rien à l’acuité de la critique à laquelle Barcelo y soumet l’histoire du Québec, mais fait lire ce roman non pas comme résultat littéraire de la réaction d’un partisan de la séparation après le vote, mais comme une réflexion pré-référendaire. Or, l’ « élection spéciale » dont il est question à la page 325 du roman dans laquelle les Indiens Siffleux sont « appelés à trancher la question: voulez-vous que les territoires des Siffleux soient régis uniquement par les Siffleux? » (Godbout 2003, 947-948) et surtout son résultat décevant du vote, défavorable à la cause indépendantiste des « Siffleux », font envisager que, même si l’information de Fanny Godbout est juste, ce fragment et peut-être quelques autres auraient été ajoutés après le référendum. %! Place and Memory in Canada: Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales [...] Cheval Rétif demanda si la situation des indigènes des Régions du Haut [c’est-à-dire du Québec, K. J.], dont on lui avait décrit les conditions de vie pénibles, n’était pas, par rapport aux Vieux-Paysans [i. e. les Québécois, K. J.], semblable à la situation des Vieux-Paysans par rapport à l’occupant zanglais. On lui répondit sèchement qu’il n’y avait aucune commune mesure entre le sort de ces indigènes dispersés et peu nombreux et celui des Vieux-Paysans qui avaient, eux, bâti ce pays tel qu’il était. Cheval Rétif et Dernier Quartier comprirent alors qu’il n’y a en effet aucune commune mesure entre les libertés qu’on veut obtenir et celles qu’on refuse d’accorder à plus faible que soi (Barcelo 1998, 333) 11. Or, il suffit qu’un tiers élément (le discours anglophone) apparaisse pour que l’auteur prenne la défense des Québécois qui retrouvent ainsi, l’espace d’un paragraphe, leur position de colonisés et, en tant que tels, deviennent temporairement soustraits à la démarche parodique de l’auteur: Par un Zanglais à qui il tentait de faire comprendre qu’il y avait peutêtre un parallèle à tracer entre la situation des Siffleux dans le NordSud [c’est-à-dire aux États-Unis, K. J.] et celle des Vieux-Paysans dans les Régions du Haut [c’est-à-dire les Québécois au Québec, K. J.], Cheval Rétif se fit répondre qu’il n’y avait aucun rapport entre les Vieux-Paysans sournois mais traités avec bienveillance et les Siffleux nobles et victimes de presque toutes les formes de discrimination (Barcelo 1998, 333). La dédicace du roman, adressée aux neuf nations amérindiennes, ainsi qu’aux Québécois, énumérés comme la dixième d’entre elles, et dédiée 11 Si Cheval Rétif et son fils, Dernier Quartier, sont accueillis avec des égards au Canada et au Québec, c’est que leurs hôtes entendent par ce comportement prendre des distances par rapport aux États-uniens. Cependant, une fois que se dessine une analogie entre la situation de ces héros de la lutte pour l’indépendance nationale et les revendications possibles des Amérindiens des « Régions du Haut », les nationalistes québécois qui les accueillent refusent d’entendre de tels arguments qui saperaient leur position d’uniques « maîtres chez eux »: « Cheval Rétif et Dernier Quartier – nourris par un parti clandestin mais accueillis à bras ouverts par les milieux officiels – finirent par se rendre compte de l’ambiguïté de leur situation. Ils essayaient simplement de parler de la situation de leur peuple, mais on donnait d’un côté et de l’autre des interprétations très différentes à leurs propos » (Barcelo 1998, 333). %" La Tribu de François Barcelo. Entre un roman historique et une histoire romanesque « à toutes les tribus du monde qui tardent à succomber aux tentations de la liberté » (Barcelo 1998, 7), fonctionne, à l’orée de l’oeuvre, comme une allégorèse qui permet d’interpréter l’histoire de la petite tribu des Clipocs soit comme telle, soit comme une allégorie de l’histoire des Québécois depuis la découverte du Canada jusqu’à l’époque moderne. Au long de la lecture de La Tribu, le récepteur doit décider à quel niveau d’interprétation il convient de situer le fragment de l’histoire qu’il est en train d’appréhender: au niveau littéral sur lequel les Amérindiens ne sont que des Amérindiens, qu’il s’agisse des Clipocs ou des Siffleux, ou bien au niveau figuré auquel cas la tribu ou tel de ses membres représente les francophones de la vallée du Saint-Laurent. L’analogie est renforcée par le fait que les Clipocs adoptent le français pour être compris de Jafafoua, un petit mousse incapable d’apprendre leur langue, qu’ils acceptent comme membre de leur tribu. Dans un autre fragment du roman, les Siffleux sont appelés par les anglophones soit les « sauvages », ce qui renvoie aux Amérindiens, soit les « crapauds » (Barcelo 1998, 321), ce dernier terme évoquant l’appellation péjorative de « frog » utilisée par les anglophones pour désigner les francophones12. Cependant, le premier pas vers l’allégorisation de l’univers représenté du roman, c’est la mise en oeuvre de toute une nomenclature, déjà évoquée dans les fragments cités plus haut, qui remplace les noms propres communément admis. Retrouver le vrai nom qui se cache sous son pseudonyme romanesque est dans la plupart des cas un jeu d’enfant et il ne semble pas que Barcelo les ait introduits pour rendre particulièrement ardue la tâche de son lecteur. Tout porte à croire qu’il s’agit justement d’un jeu qui s’inscrit dans l’ensemble des procédés allégorisants. L’emploi conséquent de ce procédé a cependant l’effet d’un voile qui est certes à demi transparent, mais qui recouvre néanmoins la réalité de référence en constituant ainsi un indice d’opacité sémantique du texte, comme pour rappeler au lecteur qu’il ne s’agit pas là d’un ouvrage réaliste13. 12 Bien qu’à sa place dans le texte, le terme de « crapaud » reçoive une motivation détournée « [...] surnom qu’on donnait aux Siffleux parce qu’ils marchaient avec les genoux très écartés, ayant passé toute leur jeunesse à cheval ». Cette signification contextuelle n’exclue pourtant point la signification figurée que nous lui assignons (Barcelo 1998, 321). 13 Thomas Pavel (1982, 35) remarque que « les romans de Barcelo ne sont pas solidement ancrés dans un réseau de référence bien défini. L’auteur emploie en abondance des techniques de « détachement » par rapport à la réalité historique ». %# Place and Memory in Canada: Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales Évidemment, le décodage de ces appellations fantaisistes, qui se superposent dans l’esprit du récepteur à celles d’usage commun, nécessite une certaine connaissance de leurs prototypes, car le jeu consiste à créer un réseau onomastique et toponomastique nouveau (idiolectal), mais en même temps fonctionnant en référence directe aux équivalents sociolectaux. Ces transformations concernent avant tout ce qui a trait au Québec et au Canada. D’une manière significative, si celui-là, baptisé les Régions du Haut, est nommé à plusieurs reprises, le Canada en tant qu’organisme fédéral englobant le Québec n’est jamais évoqué sauf dans quelques allusions implicites au « gouvernement central ». Dans La Tribu, si le Canada en tant que tel n’existe pas, les anglophones, eux, sont bien présents sous la dénomination des Zanglais dont la mèrepatrie s’appelle la Zanglemanie, déformation ludique du lexique qui fait penser à celle pratiquée avec assiduité par un Victor-Lévy Beaulieu. Pour en revenir aux inventions onomastiques de Barcelo, les Québécois, ainsi que tous leurs avatars antérieurs, à commencer par les anciens Canadiens et en passant par les Canadiens-français, sont désignés comme les Vieux-paysans, ce qui est la dérivation naturelle de leur Vieux-Pays d’origine directe ou indirecte. Malgré une certaine rancune envers l’administration coloniale de la Nouvelle France, « vieux-paysan » fonctionne donc ici comme synonyme à la fois de « français » que de « québécois ». Parfois d’autres informations, ingénieusement disposées dans le contexte d’un néologisme onomastique, permettent de deviner aisément de quoi ou de qui il s’agit. C’est le cas des « Rahélites » qui, à cause de leurs toques de fourrure et des persécutions dont ils sont l’objet, représentent les Juifs, tandis que les « christians », « crucifistes » et « chapelistes » s’avèrent être respectivement les chrétiens, protestants et catholiques. Il y a des noms facilement déchiffrables sous leurs déformations ludiques, comme « la Pégasie » qui renvoie évidemment à la Gaspésie, de même que certains termes historiques comme les « filles de la reine » pour les « filles du roi » ou bien les « Jacques d’or » pour les « louis d’or ». Certaines inventions verbales de Barcelo semblent avoir été choisies exprès pour mettre l’accent sur un aspect de toponymes de référence, comme c’est le cas des États-Unis, appelés ici « le Nord-Sud », probablement en souvenir de la Guerre de Secession qui était l’un des épisodes marquants d’Agénor... %$ La Tribu de François Barcelo. Entre un roman historique et une histoire romanesque et qui, sous son aspect de guerre civile, paraît incarner pour Barcelo le comble d’absurdité de tout conflit armé. Outre ces indices ponctuels et somme toute facilement déchiffrables de défamiliarisation, annonciateurs du procédé global d’allégorisation, plusieurs fragments de La Tribu constituent de véritables noeuds de polysémie où se superposent plusieurs événements historiques de référence. C’est le cas du chapitre relatif à l’ « Histoire de Cheval Rétif et de Dernier Quartier » qui condense en un raccourci spatio-temporel extravagant le référendum de 1980, les guerres indiennes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles, le procès de Louis Riel et la bataille de Little Big Horn. Le référendum est présenté comme une initiative de Cheval Rétif, « une élection spéciale » dans laquelle « les Siffleux seraient appelés à trancher la question: voulezvous que les territoires des Siffleux soient régis uniquement par les Siffleux ? » (Barcelo 1998, 325) et perdu parce que « la moitié environ des Siffleux avaient rejetés son projet » (325). La résistance armée des jeunes Siffleux au moment où « les colonies eurent enfin gagné leur indépendance » (328) semble renvoyer à la révolte de Tecumseh, tandis que pendant le procès de Cheval Rétif et de Dernier Quartier « l’avocat débile nommé d’office [...] insiste [...] que les accusés [sont] atteints de folie » (329), ce qui fait penser aux circonstances de la condamnation de Louis Riel. Pour en finir avec cette exégèse de plus en plus douteuse, car une fois le principe de polysémie allégorique détecté, le nombre d’allusions décryptées est finalement directement proportionnel à l’érudition du chercheur qui peut facilement apercevoir les traces d’un fait historique derrière un événement purement imaginaire, la bataille de « Sault-de-corne » pendant laquelle les guerriers amérindiens commandés par Cheval Rétif ont battu « les troupes zanglaises » (Barcelo 1998, 337) pourrait renvoyer à celle de Little Big Horn14. 14 Un autre exemple de polysémie allégorique se trouve au début du chapitre XVIII où, dans l’espace d’une page et demi, on présente comme simultanées: la période qui suit la Cession du Canada à l’Angleterre, la discussion autour de la proposition de « rapatrier le traité de Lugdune » qui se rapporte visiblement aux polémiques concernant le rapatriement de la Constitution (comp. Barcelo 1998, 300). « Le traité de Lugdune » semble cumuler à la fois le Traité de Cession du Canada à l’Angleterre, i. e. le traité de Paris, et la Constitution déposée à Londres. Ces deux événements sont suivis, dans la diégèse, du récit d’une insurrection « vieuxpaysanne », vite écrasée par l’armée (z)anglaise, qui ne peut renvoyer qu’aux Rébellions de 1837-38. %% Place and Memory in Canada: Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada: Perspectives Globales La chronique clipocoise est également pour Barcelo un support commode pour représenter, en un raccourci cavalier, synthétique et ludique, le développement de la civilisation depuis les temps préhistoriques jusqu’à l’époque contemporaine et, plus particulièrement, le passage du Québec de l’époque préindustrielle à l’étape de la société de consommation. Ce premier thème est symbolisé par l’invention de l’écriture par Ksoâr, le sage de la tribu des Clipocs, et celle de l’art par Mahii, tandis que le second par une accélération, présentée presque ouvertement comme invraisemblable, du progrès scientifique qui, en une vingtaine d’années, contribue à transformer la petite tribu primitive en une société post-industrielle. Dans son récit parodique, Barcelo n’épargne pas non plus les tendances féministes, comme c’est le cas d’Anna qui « réclamait l’égalité pour [l]es femmes et le droit [...] d’avoir plusieurs hommes. On lui avait accordé ce droit, mais cela n’avait rien changé, car la tribu avait continué d’avoir moins d’hommes que de femmes » (Barcelo 1998, 91). Cependant, malgré son côté humoristique, ce récit dépasse une simple parodie du discours historique. Le roman acquiert une dimension mythique grâce à l’introduction de deux personnages: celui de Grand Nez, le premier Asiate à avoir traversé le détroit de Béring, fondateur immortel de tous les peuples amérindiens, et celui de Jean-François, rebaptisé par les Clipocs Jafafoua, un petit mousse « vieux-paysan » adopté par la tribu et devenu par la suite protoplaste de pratiquement tous les membres de ce petit peuple. Ces deux protagonistes incarnent les nations fondatrices du Québec, ceux qui l’ont peuplé il y a des milliers d’années en venant d’Asie et ceux, arrivés il y a quatre cents ans de France. Malgré les critiques adressées aux Français et aux Québécois, cette fusion symbolique de deux ethnies, à l’exclusion des anglophones, traités implicitement d’intrus, La Tribu semble constituer pour Barcelo un retour imaginaire aux origines de sa nation et une légitimation de l’ « autochtonité » des francophones canadiens par le biais de leur métissage allégorique avec les Clipocs. 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