Création collective et planification chez François Perroux

0
Création collective et planification chez François Perroux :
une relecture critique pour entrer dans le XXIe siècle
Philippe BERAUD1 et Franck CORMERAIS2
1CIAPHS- Télécom Bretagne 2MICA Université Bordeaux 3
Colloque organisé par l’ISMÉA, le CIAPHS et l’IMEC en partenariat avec :
1
« La production de la chose contre l’homme a été une réalité
historique : elle demeure une réalité contemporaine ; il faut le
rappeler à ceux qui en quelque régime que ce soit croiraient
que la production de l’homme par l’homme est un processus en
voie de réalisation certaine, facile et rapide ».
François Perroux, Industrialisation et création collective, 1964.
Introduction
L’entrée dans l’économie du XXIe siècle fait résonner avec une acuité particulière les propos
de François Perroux cités en exergue, avec le recul du projet d’économie discutée, une
économie politique au service « de tout l’homme et de tous les hommes », témoignant de
l’écart grandissant entre les attentes déçues de la « production de l’homme par l’homme » et
les fondements renouvelés d’une « production de la chose contre l’homme ». Les nouvelles
conditions de l’accumulation contribuent à une remise en cause radicale des cadres de
référence de l’activité [Bayard J.-F. (2004)]. En particulier, les mutations technologiques
propres à l’économie numérique permettent aux entreprises de s’appuyer sur la diminution
des coûts de traitement et de transport de l’information pour accélérer la décomposition des
processus de production en opérations indépendantes inégalement valorisées, susceptibles
d’être en partie externalisées et internationalisées dans des filiales délocalisées, des accords de
joint-ventures ou chez les fournisseurs et les sous-traitants. Cette recomposition des chaînes
de valeur à l’échelle mondiale s’accompagne d’une intensification des opérations financières
liées à la gestion des risques et d’un renforcement des procédures de contrôle destinées à
assurer la coordination des différents stades de la production et de la commercialisation des
marchandises. La mondialisation contribue à un relâchement progressif de la contrainte
spatiale, alors qu’elle accroît la tension sur le maintien dans le temps des avantages
compétitifs [Laïdi Z. (2004)]. À travers cette contrainte de compétitivité, la mondialisation
s’affirme comme une forme de globalisation primitive du capital [Béraud P. et Perrault J.L.
(1995)]. En effet, elle érige les nouvelles conditions d’organisation industrielle en dispositifs
2
de déconstruction, de désappropriation et de déterritorialisation permanentes, qui participent à
renforcer « la production de la chose contre l’homme », en remettant en cause les solidarités
construites localement entre l’activité, le territoire et la communauté.
Dans le même temps, la domination du temps mondial, à travers la réorganisation des
processus de travail et la privatisation de la décision publique, oblige les sociétés à s’adapter
aux conditions de la production marchande parvenue au stade hyperindustriel. Ce dernier peut
être fini comme l’industrialisation de toutes les sources de connaissance par l’intégration
des mnémotechnologies, comme l’exploitation et la détérioration des temps de conscience et,
à ce titre, comme une extension infinie dans la profondeur des sociétés des conditions de la
mise en valeur du capital [Stiegler B. (2001)]. L’intérêt de cette définition consiste également
dans la rencontre et le prolongement qu’elle autorise avec une proposition de Perroux, quand
celui-ci qualifie l’aliénation propre à la société industrielle comme « l’altérité imposée à
l’homme, existant concret, lorsqu’il est privé de la conscience de soi et de la décision
autonome » [Perroux F. (1970b), p. 76]. L’hyper industrialisation apparaît alors comme une
autre façon de poser l’aliénation comme réification, comme « production de la chose contre
l’homme ».
La globalisation primitive du capital, adossée sur la déréglementation et la privatisation de la
décision publique, a participé également à faire disparaître les dispositifs de prévision et de
concertation qui soutenaient la prise de décision économique dans l’espace de l’État-nation.
Le temps mondial n’est plus celui de la Nation, du Plan et de l’Industrie, que François
Perroux identifiait comme les fondements du bien commun. Il s’affirme bien plutôt comme un
coût d’opportunité permanent, comme une suite d’arbitrages instantanés qui contribuent à
morceler l’activité des sociétés concrètes en les transformant en autant d’« économies
d’archipel », pour reprendre ici l’expression de Pierre Veltz [(1996)].
3
Cependant, des tentatives se font jour, en vue de renouer avec une économie concertée, une
économie de programmes, fondée sur le dialogue et la prise en compte des coûts de l’homme.
En témoigne la recherche de nouvelles grilles de lecture, qu’il s’agisse de l’élaboration des
concepts d’une économie politique irriguée par les sciences humaines et sociales [Humbert M.
et Caillé A. (2006)], de la mise en œuvre d’une prévision soucieuse des contraintes du
développement durable [Galbraith J.K. (2008)], ou encore, de la construction d’indicateurs
sociétaux [Gadrey J. et Jany-Catrice F. (2005)], permettant de dépasser le réductionnisme
économique qui est à l’origine notamment de la confusion entre croissance et développement,
dont Perroux avait pris soin à plusieurs reprises de distinguer les termes.
À ce titre, nous souhaiterions montrer, dans cette contribution, de quelle manière les
interprétations liées à la prospective et au plan peuvent être articulées aujourd’hui aux
perspectives méthodologiques que cette économie politique tente d’ouvrir et de mettre en
œuvre. L’introduction aux travaux de Perroux sur le plan permettra, dans une première partie,
de faire émerger les relations fortes entre industrialisation, planification et création collective.
L’objectif demeure bien de reprendre l’interprétation de Perroux sur ce que devrait être la
participation du plan au processus de création collective.
Cette approche contribuera à mieux appréhender, dans une deuxième partie, les implications
d’une grille de lecture qui institue la valeur sociétale de l’activité comme principe
d’évaluation et de délibération, portant aussi bien sur l’investissement et les conditions de
production, l’échange et la répartition, que sur le travail et l’entreprise ; un principe qui
transforme le développement durable en une économie politique de la durée, fondée sur la
solidarité intergénérationnelle ; enfin, un principe qui contribue à redéfinir les méthodes et les
instruments de mesure de la création collective. En jouant le rôle d’une prospective sociétale,
la mise en œuvre de cette démarche délibérative ouvre sur une économie de programmes qui
permet de retrouver le sens des propositions de François Perroux.
4
1. Le plan et la création collective
Le statut anthropologique de la création collective chez Perroux, à la fois création de nature
anthropoïétique1, « de l’homme par l’homme », et création de sens et de significations,
suppose une tentative d’interprétation qui constitue un préalable à l’analyse des rapports avec
l’industrialisation et le plan. Nous tenterons cette interprétation à partir des arguments et des
intuitions que Perroux a mis en avant dans ses travaux, en particulier dans les deux tomes de
La création collective (1.1).
Si l’on reprend ensuite les développements que Perroux consacre au plan, il semble que celui-
ci participe de trois manières au moins à la création collective. Les deux premières
dimensions incarnent des interprétations gulièrement avancées pour justifier la planification
indicative à la française [Massé P. (1965)]. Mais elles sont réinterprétées ici à la lumière du
processus de création collective (1.2). La troisième dimension est liée à l’identification des
facteurs favorables à l’indépendance économique nationale (1.3).
1.1 La création collective chez François Perroux : un essai de définition
Quel est le statut de la création collective ? Quelle définition peut-on donner à cette
expression paradigmatique qui ordonne une partie des travaux de François Perroux et fait
peut-être sens pour l’ensemble de l’œuvre, en partant des interprétations et des intuitions de
l’auteur. Chez Perroux, la création ne se réduit pas à une simple production ou accumulation
d’objets, de techniques, de valeurs d’usage ou de valeurs d’échange. Elle devient une création
collective par son statut anthropoïétique : « La création humaine est une création de
créatures ; scientifique, artistique, mais aussi sociale et économique, elle est la création de
l’homme par l’homme, moyennant les médiations de l’ouvrage, de l’œuvre et de la parole »
[Perroux F. (1964), p. 182]. La création collective engage donc une nouvelle conception des
1 Le qualificatif anthropoïétique fait référence ici aux conditions de reproduction matérielle et sociale des
personnes. On en retrouvera notamment l’usage dans les travaux d’André Nicolaï [Nicolaï A. (1960)].
1 / 31 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!