Création collective et planification chez François Perroux : une relecture critique pour entrer dans le XXIe siècle Philippe BERAUD1 et Franck CORMERAIS2 1 CIAPHS- Télécom Bretagne – 2MICA –Université Bordeaux 3 Colloque organisé par l’ISMÉA, le CIAPHS et l’IMEC en partenariat avec : 0 « La production de la chose contre l’homme a été une réalité historique : elle demeure une réalité contemporaine ; il faut le rappeler à ceux qui – en quelque régime que ce soit – croiraient que la production de l’homme par l’homme est un processus en voie de réalisation certaine, facile et rapide ». François Perroux, Industrialisation et création collective, 1964. Introduction L’entrée dans l’économie du XXIe siècle fait résonner avec une acuité particulière les propos de François Perroux cités en exergue, avec le recul du projet d’économie discutée, une économie politique au service « de tout l’homme et de tous les hommes », témoignant de l’écart grandissant entre les attentes déçues de la « production de l’homme par l’homme » et les fondements renouvelés d’une « production de la chose contre l’homme ». Les nouvelles conditions de l’accumulation contribuent à une remise en cause radicale des cadres de référence de l’activité [Bayard J.-F. (2004)]. En particulier, les mutations technologiques propres à l’économie numérique permettent aux entreprises de s’appuyer sur la diminution des coûts de traitement et de transport de l’information pour accélérer la décomposition des processus de production en opérations indépendantes inégalement valorisées, susceptibles d’être en partie externalisées et internationalisées dans des filiales délocalisées, des accords de joint-ventures ou chez les fournisseurs et les sous-traitants. Cette recomposition des chaînes de valeur à l’échelle mondiale s’accompagne d’une intensification des opérations financières liées à la gestion des risques et d’un renforcement des procédures de contrôle destinées à assurer la coordination des différents stades de la production et de la commercialisation des marchandises. La mondialisation contribue à un relâchement progressif de la contrainte spatiale, alors qu’elle accroît la tension sur le maintien dans le temps des avantages compétitifs [Laïdi Z. (2004)]. À travers cette contrainte de compétitivité, la mondialisation s’affirme comme une forme de globalisation primitive du capital [Béraud P. et Perrault J.L. (1995)]. En effet, elle érige les nouvelles conditions d’organisation industrielle en dispositifs 1 de déconstruction, de désappropriation et de déterritorialisation permanentes, qui participent à renforcer « la production de la chose contre l’homme », en remettant en cause les solidarités construites localement entre l’activité, le territoire et la communauté. Dans le même temps, la domination du temps mondial, à travers la réorganisation des processus de travail et la privatisation de la décision publique, oblige les sociétés à s’adapter aux conditions de la production marchande parvenue au stade hyperindustriel. Ce dernier peut être défini comme l’industrialisation de toutes les sources de connaissance par l’intégration des mnémotechnologies, comme l’exploitation et la détérioration des temps de conscience et, à ce titre, comme une extension infinie dans la profondeur des sociétés des conditions de la mise en valeur du capital [Stiegler B. (2001)]. L’intérêt de cette définition consiste également dans la rencontre et le prolongement qu’elle autorise avec une proposition de Perroux, quand celui-ci qualifie l’aliénation propre à la société industrielle comme « l’altérité imposée à l’homme, existant concret, lorsqu’il est privé de la conscience de soi et de la décision autonome » [Perroux F. (1970b), p. 76]. L’hyper industrialisation apparaît alors comme une autre façon de poser l’aliénation comme réification, comme « production de la chose contre l’homme ». La globalisation primitive du capital, adossée sur la déréglementation et la privatisation de la décision publique, a participé également à faire disparaître les dispositifs de prévision et de concertation qui soutenaient la prise de décision économique dans l’espace de l’État-nation. Le temps mondial n’est plus celui de la Nation, du Plan et de l’Industrie, que François Perroux identifiait comme les fondements du bien commun. Il s’affirme bien plutôt comme un coût d’opportunité permanent, comme une suite d’arbitrages instantanés qui contribuent à morceler l’activité des sociétés concrètes en les transformant en autant d’« économies d’archipel », pour reprendre ici l’expression de Pierre Veltz [(1996)]. 2 Cependant, des tentatives se font jour, en vue de renouer avec une économie concertée, une économie de programmes, fondée sur le dialogue et la prise en compte des coûts de l’homme. En témoigne la recherche de nouvelles grilles de lecture, qu’il s’agisse de l’élaboration des concepts d’une économie politique irriguée par les sciences humaines et sociales [Humbert M. et Caillé A. (2006)], de la mise en œuvre d’une prévision soucieuse des contraintes du développement durable [Galbraith J.K. (2008)], ou encore, de la construction d’indicateurs sociétaux [Gadrey J. et Jany-Catrice F. (2005)], permettant de dépasser le réductionnisme économique qui est à l’origine notamment de la confusion entre croissance et développement, dont Perroux avait pris soin à plusieurs reprises de distinguer les termes. À ce titre, nous souhaiterions montrer, dans cette contribution, de quelle manière les interprétations liées à la prospective et au plan peuvent être articulées aujourd’hui aux perspectives méthodologiques que cette économie politique tente d’ouvrir et de mettre en œuvre. L’introduction aux travaux de Perroux sur le plan permettra, dans une première partie, de faire émerger les relations fortes entre industrialisation, planification et création collective. L’objectif demeure bien de reprendre l’interprétation de Perroux sur ce que devrait être la participation du plan au processus de création collective. Cette approche contribuera à mieux appréhender, dans une deuxième partie, les implications d’une grille de lecture qui institue la valeur sociétale de l’activité comme principe d’évaluation et de délibération, portant aussi bien sur l’investissement et les conditions de production, l’échange et la répartition, que sur le travail et l’entreprise ; un principe qui transforme le développement durable en une économie politique de la durée, fondée sur la solidarité intergénérationnelle ; enfin, un principe qui contribue à redéfinir les méthodes et les instruments de mesure de la création collective. En jouant le rôle d’une prospective sociétale, la mise en œuvre de cette démarche délibérative ouvre sur une économie de programmes qui permet de retrouver le sens des propositions de François Perroux. 3 1. Le plan et la création collective Le statut anthropologique de la création collective chez Perroux, à la fois création de nature anthropoïétique1, « de l’homme par l’homme », et création de sens et de significations, suppose une tentative d’interprétation qui constitue un préalable à l’analyse des rapports avec l’industrialisation et le plan. Nous tenterons cette interprétation à partir des arguments et des intuitions que Perroux a mis en avant dans ses travaux, en particulier dans les deux tomes de La création collective (1.1). Si l’on reprend ensuite les développements que Perroux consacre au plan, il semble que celuici participe de trois manières au moins à la création collective. Les deux premières dimensions incarnent des interprétations régulièrement avancées pour justifier la planification indicative à la française [Massé P. (1965)]. Mais elles sont réinterprétées ici à la lumière du processus de création collective (1.2). La troisième dimension est liée à l’identification des facteurs favorables à l’indépendance économique nationale (1.3). 1.1 La création collective chez François Perroux : un essai de définition Quel est le statut de la création collective ? Quelle définition peut-on donner à cette expression paradigmatique qui ordonne une partie des travaux de François Perroux et fait peut-être sens pour l’ensemble de l’œuvre, en partant des interprétations et des intuitions de l’auteur. Chez Perroux, la création ne se réduit pas à une simple production ou accumulation d’objets, de techniques, de valeurs d’usage ou de valeurs d’échange. Elle devient une création collective par son statut anthropoïétique : « La création humaine est une création de créatures ; scientifique, artistique, mais aussi sociale et économique, elle est la création de l’homme par l’homme, moyennant les médiations de l’ouvrage, de l’œuvre et de la parole » [Perroux F. (1964), p. 182]. La création collective engage donc une nouvelle conception des 1 Le qualificatif anthropoïétique fait référence ici aux conditions de reproduction matérielle et sociale des personnes. On en retrouvera notamment l’usage dans les travaux d’André Nicolaï [Nicolaï A. (1960)]. 4 sciences humaines et sociales qui déborde les champs disciplinaires, une anthropologie traversée autant par l’économie et la sociologie que par les sciences et l’art. De ce point de vue, l’approche anthropologique de Perroux témoigne d’une grande proximité avec l’éthique du fondateur du personnalisme [Mounier E. (1961-1962)] et, plus paradoxalement, avec la perspective défendue à la même époque par Henri Lefebvre, selon laquelle « la production de l’homme par lui-même implique une multiplicité d’actes et d’activités, et par conséquent d’œuvres », [Lefebvre H. (1965), p. 10], parmi lesquelles se distinguent l’art, la connaissance et les institutions. La création collective incarne donc un « fait social total », pour reprendre ici l’expression de Marcel Mauss. Elle ouvre sur la vision d’une « société du plein développement humain » dont Perroux fera l’un des questionnements de son dialogue avec Marcuse [Perroux F. (1969b)]. En tant que principe, condition et finalité de la reproduction anthropoéïétique, la création collective s’affirme dans l’interprétation de Perroux comme une dynamique commune de l’homme et de l’humanité, qui tend à un mouvement créateur incessant, dont participe le renouvellement des ouvrages et des œuvres2. L’ouvrage est défini comme un objet utile, mais dont l’utilité s’entend en référence à une situation déterminée des besoins et à un état donné de la technique, catégories évolutives qui imposent les transformations de l’ouvrage luimême. Il en est de même pour l’œuvre, dont le sens et les significations constituent le miroir et le creuset des interprétations et des oppositions, qui préparent à leur tour les probables dépassements vers une œuvre nouvelle. De ce fait, « l’ouvrage et l’œuvre nés de l’énergie créatrice transmettent l’énergie créatrice » ; d’un côté, pour l’ouvrage, « la capacité à créer des objets utiles » ; de l’autre, pour l’œuvre, « la capacité d’éveiller, l’art d’inventer un sens et des significations » [Perroux F. (1964), p. 181-182]. En faisant des ouvrages et des œuvres les 2 Sylvain Wickham souligne, à juste titre, que la définition du concept de création collective marquerait une certaine proximité entre la pensée de Perroux et celle de Bergson : « Dans la ligne du philosophe Henri Bergson (dont pourtant il ne se réclamait jamais), Perroux identifie le processus collectif du développement économique comme évolution créatrice » [Wickham S. (2006), p. 18]. 5 supports d’une médiation qui assure la communication avec autrui, la création collective devient la condition d’une désaliénation sociale où le dialogue permet de retrouver un sens de l’homme [Perroux F. (1970b)]. Perroux distingue trois moments fondateurs de la création collective, trois composantes, qu’il analyse sous les termes respectifs de « montée sociale », « œuvres collectives » et « projet de l’homme » [Perroux F. (1964), p. 192-199]. La « montée sociale » renvoie à la dynamique conjuguée des classes sociales et des constructions nationales, révélée par l’histoire de l’industrialisation en Europe et aux États-Unis, mais qu’il est possible de réinterpréter dans le cadre de l’évolution des jeunes nations issues des indépendances. Cette problématique sera reprise ultérieurement dans Masse et classe [Perroux F. (1972)]. Les « œuvres collectives » font référence aux grands travaux, aux infrastructures, à la mise en œuvre de projets d’aménagement combinant complexes industriels et grands réseaux, avec « un besoin de calculs collectifs à la mesure de ces œuvres collectives », où l’on reconnaît sans peine l’influence du saint-simonisme [Perroux F. (1964), p. 197]. Cette perspective avait déjà fait l’objet d’un traitement particulier dans L’économie du XXe siècle, où Perroux montre son intérêt pour les approches du développement mettant en relief les effets d’induction liés aux investissements conjoints dans les infrastructures et les activités productives [Perroux F. (1961, 1991), p. 294 sq.]. Le « projet de l’homme », quant à lui, s’inscrit au cœur de la création collective, en tant que création de l’homme par l’homme, dans un mouvement anthropoïétique guidé par des valeurs, donc non pas une simple production d’utilités mais une « reconnaissance de l’homme par l’homme », « un dialogue sans terme de créateurs » [Perroux F. (1964), p. 199]. La création collective chez Perroux est donc étroitement liée à l’industrialisation et à une économie de programmes. Ce double phénomène s’accompagne de formes d’appropriation et d’évaluation qui dépassent le calcul économique privé et intègrent les dimensions collectives 6 des coûts de l’homme. Cette réévaluation des rapports entre les hommes et leur économie réelle et symbolique fait l’objet d’un plan, qui s’affirme comme « un ordre conscient des choses comptabilisables dans lequel les hommes s’entre-produisent » [Perroux F. (1964), p. 191]. 1.2 Le plan comme instrument et comme moment de la création collective En sa qualité d’outil de prévision et de programmation, formalisé à l’aide de modèles, le plan constitue tout d’abord un instrument dédié à la mise en œuvre des supports économiques de la création collective. François Perroux le définit notamment comme une « vaste étude de marché, réducteur de risque et coordinateur des activités économiques », comme « un plan actif », c’est-à-dire un dispositif « qui met en œuvre un ensemble d’incitations combiné à l’économie des programmes, encadre les moyens contractuels (contrats de programme, accords sociaux) et organise les prospections, prospections groupées et prévisions qui permettent une certaine réduction des aléas et une harmonisation de la croissance » [Perroux F. (1969a), p. 220-221]. Instrument de la création collective, c’est donc la première fonction assignée au plan. Désigné dans ce cadre comme une « magistrature économique », comme « un organisme qui juge au nom de la collectivité », le plan s’accompagne d’une forme de régulation des décisions privées, propre cependant à renforcer l’efficacité économique des entreprises, mais « par des procédés étrangers au fonctionnement traditionnel du marché » [Perroux F. (1970a), p. 210]. Perroux cite également Massé qui souligne que « le plan est un substitut du marché dans tous les cas où celui-ci est irréalisable, défaillant ou dépassé » [Perroux F. (1962), p. 24]. Dans le même sens, le plan est identifié comme une alternative au champ d’investigation de l’économie marchande, limitée à une définition trop étroite de l’objet économique, dans la mesure où « il admet les calculs collectifs portant sur les rendements humains et les coûts humains » [Perroux F. (1963), p. 25]. 7 Mais le plan s’affirme également comme un moment particulier de la création collective ellemême, celui qui substitue à l’antagonisme des intérêts et à la cristallisation des rapports de forces un processus de négociation et de recherche du consensus. L’aptitude à dépasser les clivages politiques et sociaux explicites et à encourager les débats d’idées conditionne le déroulement du processus : « Le Plan fait prendre conscience aux groupes du concours et du conflit de leurs intérêts ; il introduit des discussions au moment de sa préparation, du choix de ses options, de sa mise en forme définitive, de son exécution, et change déjà les poids relatifs des pouvoirs sociaux » [Perroux F. (1970a), p. 210]. En tant que processus délibératif, le plan représente une véritable « expérience sociale », contribuant ainsi à consolider le ciment de l’unité nationale et le pacte entre l’État et la société civile. Moment fondateur de la création collective, c’est donc sa deuxième fonction. Pour autant, dans l’interprétation de François Perroux, ces deux dimensions de la création collective ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. Ainsi l’outil ne peut être considéré comme un ensemble de techniques ou comme un objet abstrait, détachés des institutions, communautés d’intérêts et circonstances historiques qui le font advenir en tant que révélateur des préférences collectives et du changement économique. L’auteur met en garde contre une démarche d’auto-justification qui oublierait, au profit d’un repli exclusif sur l’outil, que les formalisations sur lesquelles celui-ci s’appuie sont déterminées à l’origine par des construits et des choix sociaux en mouvement : « Car le danger est très grand que l’analyse quantitative, poursuivie pour elle-même, dispense de réviser les hypothèses de base et les options sociales à partir desquelles elle construit ses architectures » [Perroux F. (1963), p. 298]. D’autre part, l’aptitude à faire converger sur un certain nombre d’objectifs les communautés d’intérêts au sein du plan dépend d’un dialogue permanent dont l’une des propriétés devrait être de parvenir à se dégager des implications matérielles et symboliques des rapports de forces, y compris au sein de l’État, pour se préoccuper des conditions mêmes du processus 8 d’élaboration : « La collecte des documents statistiques, le choix des méthodes d’analyse, les procédures d’élaboration et de contrôle, la communication des résultats sont commandés par les hiérarchies actuelles des pouvoirs économiques. La logique du Plan voudrait qu’ils fussent eux-mêmes discutés et jugés du point de vue de l’intérêt général » [Perroux F. (1963), p. 296]. En ce sens, les attentes de l’économie discutée ne peuvent se satisfaire d’une exclusion des parties prenantes des dispositifs d’investigation et d’exposition, qui constituent les supports de la prise de décision. Que la dépossession soit la contrepartie de la formation d’asymétries d’informations ou de savoir faire liée aux positions de surplomb occupées par une technostructure dont les origines relèvent plutôt de l’appareil d’État ou des milieux d’affaires, ou encore, d’une coalition entre des deux, ne change rien à la nature du processus de désappropriation3. La création collective doit s’accompagner fondamentalement d’un partage des connaissances et des compétences. 1.3 Le plan comme garant du cadre national de la création collective La troisième dimension qui lie le plan et la création collective doit être recherchée dans les travaux de Perroux sur les conditions favorables à la conciliation des intérêts économiques nationaux avec les contraintes de l’ouverture internationale. En témoigne notamment l’ouvrage publié en 1969 et dont le titre, Indépendance de la nation, contribue à situer explicitement les intentions et le contenu. On y trouve réaffirmé le principe selon lequel le plan, comme instrument et moment de la création collective, trouve sa légitimité, sa cohérence et son champ d’application dans la figure historique de la nation, définie ailleurs comme « un agencement de pouvoirs dont l’objectif est le maintien de la cohésion sociale et l’accroissement de l’avantage collectif de ses membres » [Perroux F. (1981), p. 262]. En ce 3 François Perroux analyse avec lucidité les dispositions et les comportements des parties prenantes du plan : « Les conseillers sont principalement les techniciens du Commissariat au Plan et ceux qui opèrent dans sa mouvance. Les payeurs sont principalement les hauts responsables du ministère des Finances et de tout ce qui s’y rattache […] Enfin le pouvoir technicien et le pouvoir financier sont – chacun – en symbiose hostile ou pacifique avec les pouvoirs économiques privés ; ces derniers connaissent les concours et les luttes qui ont toujours marqué les rapports entre les Grands » [Perroux F. (1962), p. 106]. 9 sens, le plan doit contribuer à renforcer les avantages dynamiques de l’économie nationale. La protection du cadre de la création collective, voici sa troisième fonction. Mais l’interprétation dépasse la simple pétition de principe et retrouve ici le caractère structurant de l’industrialisation comme vecteur de la création collective. En effet, François Perroux met à nouveau en relief les propriétés émancipatrices du processus industriel : « L’industrialisation est le fondement de toute politique d’indépendance, c’est-à-dire de la cohésion d’une structure organisée rendue capable d’offensive économique à l’extérieur » [Perroux F. (1969a), p. 213-214]. L’industrialisation s’inscrit dans le cadre national de la création collective, dont elle renforce les propriétés. Celles-ci permettent de définir la nation comme une réalité économique originale, à la fois « réservoir d’externalités économiques et sociales » et « forme d’économie mixte par construction », mais aussi « identité culturelle et patrimoine culturel qui, par les motivations qu’ils suscitent, contribuent à l’épanouissement personnel et peuvent augmenter les rendements économiques » [Perroux F. (1981), p. 261262]. François Perroux soulignera néanmoins que le cadre de la création collective peut s’accommoder de politiques d’aménagement du territoire qui contribuent à faire apparaître à leur tour les régions ou les territoires aménagés, « dont la substance est une réalité et une expérience sociales » [Perroux (1970a), p. 213], comme des créations collectives en harmonie avec la communauté nationale et ses projets. À l’industrialisation, condition de l’indépendance économique de l’État-nation en tant que cadre de la création collective, répond donc le plan comme garant de la mise en œuvre et du renforcement du processus industriel. François Perroux le souligne sans ambiguïté, en montrant l’inadéquation des qualités régulatrices prêtées à l’économie de marché face aux conditions réelles de l’organisation industrielle contemporaine : « Pour augmenter la part du « voulu » et diminuer celle du « subi » dans la politique d’industrialisation en vue de l’indépendance, un plan est nécessaire. Ce ne sont pas les spontanéités du marché ni la 10 formation libre du prix qui réaliseront la structure souhaitée, ce ne sont pas ces facteurs qui suffiront à empêcher la pénétration par l’étranger des secteurs dont le contrôle doit rester national, ni qui règleront la meilleure distribution des ressources en régimes d’oligopoles combinés avec de nombreux régimes de concurrence monopolistiques » [Perroux F. (1969a), p. 220-221]. L’exigence d’une complémentarité entre le plan et la concurrence comme fondement des politiques d’indépendance est néanmoins rappelée par l’auteur dans la suite de l’exposé, et représente à ce titre l’originalité de la planification indicative à la française. Les articulations qui conjuguent chez Perroux le plan, l’industrialisation et le renforcement du cadre national font référence à une formation sociale historique dominée par la figure de l’État-nation. De ce point de vue, l’économie du XXe siècle est l’héritière accomplie de celle du siècle précédent, avec une volonté de puissance qui s’appuie sur la souveraineté nationale comme creuset des intérêts économiques, politiques et militaires. Les politiques industrielles au Nord, les stratégies d’industrialisation au Sud, les modèles industriels du « socialisme réellement existant » à l’Est, s’inscrivent pleinement à l’intérieur de cette référence nationale. Cependant, l’auteur de L’Europe sans rivages et de L’économie du XXe siècle ne limite pas la raison économique au fait national. Ses travaux montrent au contraire qu’il est tout à fait sensible à l’influence exercée par le jeu des interdépendances, des asymétries et des effets de domination qui caractérisent les niveaux successifs des rapports économiques internationaux, depuis la dynamique de la firme inter-territoriale jusqu’aux coalitions inter-étatiques et aux alternatives posées par le choix de la construction européenne. Il en est de même, d’une certaine façon, pour le modèle de l’économie concertée, dont la réalisation, aussi difficile et lointaine soit-elle, « consacrerait une nouveauté sans précédent dans l’histoire de l’Europe et du monde » [Perroux F. (1962), p.17]. D’autre part, la vision du plan comme instrument, moment et garant du cadre de la création collective n’empêche pas Perroux d’identifier les obstacles qui s’opposent à la constitution 11 d’une économie de l’homme et à la mise en œuvre de ses supports matériels et symboliques. Nulle naïveté donc chez cet auteur. Il évalue bien non seulement le poids des asymétries dans les rapports de forces économiques, avec la concentration du capital et la centralisation des pouvoirs de décision, mais également les répercussions de ces déséquilibres sur les procédures et les négociations du plan français. La meilleure illustration de cette position lucide reste la conclusion nuancée qu’il apporte à l’analyse du IVe Plan : « Ce serait dire beaucoup trop aujourd’hui que d’avancer que le Plan est une institution de dialogue social et de création collective. Mais ce serait le priver de son énergie la plus puissante et refuser son plus bel essor que d’affirmer qu’il ne peut pas le devenir » [Perroux F. (1962), p 126]. Cependant, le repli progressif en termes d’influence, puis la suppression du plan en France n’ont pas permis de continuer à parier sur les possibilités offertes par une telle expérience. Et la remise en cause de la planification indicative laisse ouverte la question du cadre méthodologique d’une nouvelle économie de programmes, susceptible de prendre en compte ce que Perroux appelait « les calculs collectifs portant sur les rendements humains et les coûts humains », et de contribuer ainsi au processus de création collective. 2. La valeur sociétale, instrument et mesure de la création collective Peut-on encore parler d’une économie de programmes, lorsque le recul de la décision publique, le repli sur des champs d’investigation spécifiques et localisés, la moindre préoccupation pour l’intérêt collectif contribuent à faire des projections économiques une boite à outils dont Perroux redoutait tant que la technicité soit la principale justification, entre exercice de prévision à court terme (forecast) et exercice de prospective finalisée (foresight)4 ? Loin de se constituer comme une réflexion prospective ouverte sur le plan 4 Pour éclairer le repli des ambitions de la prévision publique, il peut être utile de reprendre ici les propos d’un groupe de travail du défunt Commissariat du Plan, qui souligne que, désormais, « les projections produites ou utilisées par le secteur public prennent une forme plus éclatée, les résultats des études sont moins affirmatifs, les scénarios sont plus ouverts et contrastés. Quant à leurs débouchés stratégiques, ils sont contingents, partiels, limités dans l’espace et dans le temps » [Aleph (2004), p. 25]. 12 méthodologique, destinée notamment à articuler les grilles de lecture des représentants de l’État, du secteur privé et des institutions de la société civile au sein d’un processus délibératif, le choix des méthodes de travail fait plutôt apparaître des regroupements d’experts autour du primat de l’analyse stratégique. L’État-plan, comme le désignait Negri [(1979)], est devenu un État-stratège, qu’il convient de rendre plus « agile » par des réformes de l’action publique, afin de l’adapter aux contraintes et aux opportunités de la mondialisation [Camdessus M. (2004)]. Cependant, dans le même temps, de nouvelles exigences d’évaluation se manifestent à différents niveaux : les collectivités territoriales, la société civile, les institutions internationales et certains gouvernements souhaitent se doter de tableaux de bord moins strictement déterminés par l’économique et plus qualitatifs. Cette demande d’indicateurs alternatifs converge vers la constitution d’une véritable prospective sociétale. Plus généralement, l'encastrement de l'économie dans les sociétés concrètes, au sens de Polanyi ou de Granovetter, implique un dépassement des constructions déterministes et l’approfondissement d'un programme de recherche, déjà partiellement engagé [Humbert M. et Caillé A. (2006)], dont la vocation consiste à définir les concepts opératoires d'une théorie de la valeur sociétale. En tenant compte des orientations de ce programme de recherche, la prospective n’est plus un simple exercice de prévision, elle s’appuie sur une approche de la valeur qui permet d’élaborer des choix collectifs à partir d’un processus délibératif. Et elle contribue à éclairer ce processus délibératif, en appréciant les perspectives d’évolution et leurs conséquences, à l’image des attentes que Perroux avait placées dans la planification. L’identification des fondements de la valeur sur laquelle s’appuient les orientations de la prospective sociétale amène à s’interroger, dans une première partie, sur les termes du processus délibératif qui accompagne la démocratie économique dans le temps concret des 13 sociétés (2.1). À cette occasion, la mise en perspective d’une économie politique de la durée contribuera, dans une deuxième partie, à réinterpréter le contenu dynamique des principes du développement durable dont la prospective sociétale est porteuse (2.2). Elle permettra également d’introduire, dans une troisième partie, l’analyse de l’innovation comme vecteur de la création collective au sens de Perroux, et de s’appuyer sur cette analyse pour préciser encore les enjeux de la prospective sociétale (2.3). Il s’agit de retrouver, avec des définitions des concepts de rareté, de valeur et d’innovation qui s’inscrivent dans le prolongement de la pensée de Perroux, les contenus des processus de création collective que l'économie axiomatique a figés sous les normes du marché. 2.1 Valeur sociétale et délibération De multiples échanges ont lieu dans les sociétés concrètes, recouvrant différentes sortes de marchés ou de transactions, y compris les modalités plurielles du don et de la contribution [Godelier M. (1996) ; Godbout J. T. (2007) ; Chanial P. (2008)]. A ce titre, la concurrence ne peut être invoquée, à titre exclusif, comme principe et raison de l’échange. Il faut y ajouter les alternatives constituées par les manifestations de l’intérêt collectif, qui s’incarnent dans la délibération et la coopération [Humbert M. et alii (2011)]. Le concept de rareté sociétale, proche de l'interprétation de Sen sur les capacités ou capabilities [Sen A. (2000a)], est donc préféré à celui de rareté économique. Contrairement au principe de rareté défini par les économistes et à sa traduction dans le coût d’opportunité, la rareté sociétale exprime un contenu progressif. Elle s’affirme à la fois comme une évolution déterminée des capacités individuelles et collectives, qui contribuent à améliorer le bien-être des personnes et qui leur offrent la liberté de s’engager dans le mode de vie de leur choix, pour reprendre ici le sens de l’interprétation de Sen [(2000b)], et comme les obstacles et les limites à cette évolution. Dans ces conditions, la prospective sociétale doit s’appuyer sur de nouveaux moyens de mesure et de comparaison du bien-être, afin de 14 constituer des représentations approchées de la rareté sociétale et de proposer des orientations qui tiennent compte de la nature de cette dernière et de ses implications. L’interprétation de la rareté comme un état des capacités disponibles dans les sociétés concrètes s’accompagne, dans ce programme de recherche, d’une redéfinition d’autres catégories économiques. En témoigne notamment la réévaluation du travail et de l’entreprise. Dans une perspective de création collective, le travail n'est plus assimilé à un simple facteur de production ou à une dépense de force de travail vendue sur un marché et rémunérée par un salaire. Il doit être identifié comme une capacité à contribuer à l'amélioration du bien-être d'une société concrète. Cette interprétation retrouve une proposition importante d’Industrie et création collective : « Le travail, longtemps orienté vers l’objet utile, d’une utilité neutre (ophélimité), commence à être orienté vers l’objet bénéfique, c’est-à-dire soumis à quelque contrôle impartial de la science des besoins humains. Cet objet bénéfique lui-même tend à devenir un objet humanisé parce que le contrôle de la science ne peut être séparé d’un principe de civilisation » [Perroux F. (1964), p. 187]. De même, en termes de création collective, les entreprises deviennent des communautés entreprenantes et innovantes, où le travail effectué en coopération sert à produire des ressources qui ont une valeur réelle pour des communautés plus larges [Humbert M. et Caillé A. (2006)]. Cette conception de l’entreprise va bien au-delà des approches dites de la responsabilité sociale de l’entreprise, dans la mesure où elle transforme les exigences de la démocratie économique en fondements de l’activité entrepreneuriale. A cet égard, le rapport entre les conditions d’organisation de la production dans les entreprises et les modalités de répartition des revenus avait déjà fait l’objet d’une attention particulière de la part de Perroux, avec l’expression des principes de la démocratie économique : « Il est impossible de « démocratiser » continûment la répartition des revenus sans « démocratiser » les objectifs et 15 les procédures de la gestion des entreprises, de toutes les entreprises économiques et bancaires » [Perroux F. (1962), p. 23]. Ces réécritures traduisent une interprétation particulière de la rareté, qui se trouve également à l’origine d’une nouvelle approche de la valeur. Pour la définir simplement, la valeur sociétale constitue un étalon de mesure de la « vraie richesse » instituée par les capacités et le moyen d'évaluer comment l'activité productive peut contribuer à la création de cette ressource collective. Il est possible d’avancer ici deux interprétations qui permettent de faire le lien entre rareté, prospective et choix collectifs. D’une part, la valeur sociétale peut être caractérisée comme un processus délibératif impliquant un espace démocratique à l’intérieur duquel peuvent être discutés les choix économiques. D’autre part, la valeur sociétale s’affirme également comme un processus dynamique à l’œuvre dans le développement durable. Dans le champ de la démocratie économique, la valeur sociétale peut être définie à la fois comme les conditions et les implications d'un processus d'arbitrage permanent qui privilégie l'espace de la délibération collective et de la coopération pour créer de la valeur à partir des objectifs définis en commun selon des principes éthiques [Béraud P. et Cormerais F. (2006)]. La valeur sociétale s’inscrit donc dans une forme de rationalité procédurale, dont la délibération constitue le principe d’organisation. Avec le concept de valeur sociétale, le propos consiste à rechercher une adéquation la plus cohérente possible entre, d'un côté, la nature, l'ampleur et la variété des besoins à satisfaire et, de l'autre, la mobilisation des moyens de travail associés aux activités. En ce sens, la valeur sociétale articule différents leviers dont la convergence peut contribuer à faire reculer les limites de la rareté sociétale, c'est-à-dire les limites imposées aux capacités individuelles et collectives dans une société concrète. Cette proposition se présente fondamentalement comme une condition de la création collective au sens de Perroux et pas seulement comme un principe de justice sociale. La délibération entre les membres d’une société s’affirme comme un précepte fondateur du 16 dispositif de choix collectif, et partant, comme un principe organisateur des institutions qui mettent en œuvre le contrat social. De ce point de vue, la théorie de la valeur sociétale partage avec la conception rawlsienne une même priorité accordée à la règle délibérative [Rawls J. (1987) et (2003)]. Cependant, celle-ci conduit chez Rawls à un processus de compensation qui s’emploie à corriger les déséquilibres induits par les clés de répartition des deux catégories de biens premiers. La « théorie de la justice comme équité » s’intéresse donc aux fonctions distributives, alors que la théorie de la valeur sociétale cherche à qualifier les différentes combinaisons sociales de production qui concourent à la création collective. La première approche considère l’activité comme une donnée dont il faut infléchir les effets, la seconde comme un processus sur le déroulement duquel elle veut intervenir et dont elle cherche à déterminer la nature et les finalités. De même, du point de vue de la valeur sociétale, l’approche critique de Sen tend à repousser les limites du champ d’investigation des fonctions distributives en élargissant la base informationnelle, sans pour autant parvenir à s’émanciper fondamentalement du cadre d’analyse posé par Théorie de la justice. Les fonctionnements (functionnings) et les capacités (capabilities) contribuent à faire émerger une théorie de l’individuation qui fait de la liberté un bien public ouvrant sur les possibilités réelles offertes aux individus de réaliser leurs fins. Mais ce processus d’individuation ne s’érige pas en fondement d’une médiation sociale susceptible d’orienter les choix collectifs en matière d’investissement, de production, d’organisation du travail, de diffusion de l’innovation, etc. À l’inverse, la théorie de la valeur sociétale permet d’interpréter le sens de la création collective, parce qu’elle formalise les relations entre les différents moments de l’activité comme un ensemble articulé de médiations sociales issues du processus délibératif. Le processus délibératif et coopératif qui ouvre sur l’expression de la valeur sociétale met également en relief la proximité avec la représentation du dialogue, dans la distinction forte 17 opérée par Perroux entre dialogue et compromis à l’intérieur du premier tome de La création collective : « Il apparaîtra peut-être moins rapidement que le dialogue, en un sens, exclut le compromis. Le compromis est de l’ordre des intérêts matériels. Le dialogue, même lorsqu’il porte sur des intérêts, ouvre le domaine de la vérité et de la justice. Une discussion d’intérêts est une lutte où l’on compromet aisément sur des questions d’intérêts. Le dialogue engage des valeurs sur lesquelles on ne « compromet » pas, mais dont les êtres individués, en situation et en fonction, cherchent à découvrir ensemble des approximations réciproquement acceptables » [Perroux F. (1964), p. 108]. Ainsi, des médiations comme le dialogue chez Perroux, la délibération chez Rawls et Sen, la transaction chez Dewey et Commons [Renault M. (2006)], les systèmes de valeur partagés dans l’approche des conventions [Perrin J. (2004)], la reconnaissance chez Ricœur [Ricœur P. (2004)], ou encore, la fonction communicationnelle de la raison chez Habermas [Habermas J. (1981, trad. 1987)], traduisent chacune à leur manière une dynamique des échanges qui fonde la communauté éthique et légitime les conditions dans lesquelles se réalise la prise de décision. Mais la tentative de construction d’une théorie de la valeur sociétale ne renvoie pas seulement à l’expression éthique d’un processus délibératif. La seconde condition est qu’elle puisse s’affirmer dans le temps concret des sociétés, dans le cadre d’une économie politique de la durée qui soutient le principe de responsabilité intergénérationnelle contre les implications directes et indirectes des formes prédatrices de mise en exploitation des ressources et des capacités. 2.2 Économie politique de la durée et développement durable L’alignement contraint de l’activité sur le temps mondial du capitalisme contemporain se réalise sans que les théories économiques parviennent à rendre compte de la complexité de la durée réelle, concrète, à l’intérieur de laquelle se déploie l’économie plurielle des sociétés. Le libéralisme propose une représentation de la valeur figée dans une statique ou une statique 18 comparative, qui représente le temps instantané des transactions sur les marchés. Si les libéraux n’ont pas besoin d’une théorie de la valeur, c’est qu’ils n’ont pas besoin de la durée : « In the market economy, no one speaks for those who will follow » [Galbraith J. K. (2008), p. 166]. Le temps de la théorie économique orthodoxe ne constitue qu’un opérateur mathématique qui permet d’effectuer des calculs d’actualisation. De son côté, l’économie de Marx, après celle des classiques, propose une représentation de la valeur qui s’appuie sur un principe de substance, le travail, et le fige à l’intérieur d’une catégorie historique déterminée, le travail des producteurs directs de la société industrielle du XIXe siècle [Lefebvre H. (1971) ; Negri A. (1979) ; Gorz A. (1989)]. Le temps de la théorie marxiste est un historicisme. Il n’exprime pas non plus une durée. Il s’affirme comme le temps d’une histoire indéfinie et peut-être infinie, dont rendent compte notamment la loi de la baisse tendancielle du taux de profit et la théorie des crises. En assimilant le temps à un opérateur mathématique ou historique, les théories de la valeur héritées des courants économiques orthodoxes ou hétérodoxes ne peuvent pas satisfaire aux exigences d’une représentation qui permette de mesurer à la fois les implications de la globalisation primitive du capital et les conditions alternatives de conservation des ressources, de création et de distribution des richesses. Ce constat justifie la construction d’une nouvelle approche qui puisse traduire les maîtrises souhaitables des évolutions sociétales possibles. Une théorie de la valeur qui prenne en compte ce que le temps concret des sociétés fait émerger et que Perroux appelle la création collective. La nouvelle approche de la valeur doit rendre compte de la dégradation des ressources naturelles qui constituent également des ressources sociétales. Elle doit évaluer la détérioration des capacités sociétales qui ne se réduisent pas à des possibilités économiques. Elle doit traduire les impératifs du développement durable et les principes d’une écologie politique [Latour B. (1999)]. La conservation des ressources naturelles, la mise à disposition 19 de capacités sociétales s’affirment comme des préoccupations intergénérationnelles qui donnent de l’épaisseur au temps concret, à l’émergence des possibles dans le devenir des sociétés. La valeur sociétale s’inscrit dans une économie politique de la durée. Elle traduit l’aptitude des sociétés à préserver et à créer des richesses plurielles, pour s’émanciper des contraintes économiques et financières de court terme, facteurs d’atrophie et d’anomie, liées à l’alignement sur le temps mondial du capitalisme contemporain. De ce point de vue, la valeur sociétale est une approche qui forme le projet de faire progresser les capacités, dans des conditions qui permettent de soulager les sociétés concrètes du temps hypothéqué issu des seules déterminations économiques et des fétichismes à caractère productiviste ou consumériste qui les traduisent, et partant, d’étendre l’espace des libertés individuelles et collectives. Il importe de souligner que cette extension des libertés dont la valeur sociétale est porteuse conduit non seulement à des résultats proches de ceux mis en relief par Sen dans ses interprétations [Sen A. (2000b)], mais que cette conception de la liberté s’inscrit également au cœur des réflexions de Perroux, comme le montrent les propositions fortes avancées à l’intérieur des développements qu’il consacre au IVème Plan français : « On voit alors que le plein emploi des ressources matérielles et humaines n’a d’autres destinations que nous acheminer à concevoir et à mettre en œuvre leur plein développement ; qu’une croissance n’est jamais automatiquement entretenue mais toujours fonction du développement mental et social de ceux qui y contribuent ; que cette croissance n’a pour finalité économique ni d’accroître la consommation ni d’augmenter le loisir, mais de créer pour tous, et d’abord pour les plus défavorisés, les conditions matérielles où s’épanouirait leur liberté » [Perroux F. (1962), p. 18]. En tant que mode d’évaluation des moyens et des objectifs du développement durable, la valeur sociétale s’affirme comme un processus dynamique qui permet de mesurer les conséquences possibles des choix effectués par les sociétés. L’économie politique de la durée, 20 dont la valeur sociétale est porteuse, ouvre sur une véritable prospective sociétale, c’est-à-dire un dispositif de prévision responsable qui s’applique à la préservation, au partage et à l’extension des ressources et des capacités. 2.3 Innovation et prospective sociétale La théorie de la valeur sociétale combine donc une approche éthique de la délibération collective et une économie politique de la durée qui, toutes deux, impriment un principe de responsabilité aux orientations discutées démocratiquement. Et l’innovation sociétale, en rétablissant un continuum entre technologie, société et nature, contribue à faire de ce principe de responsabilité un élément fondateur du « projet de l’homme », tel que Perroux l’a inscrit à l’intérieur du processus de création collective. En tenant compte de cette exigence qui renoue également avec certains des fondements de l’écologie politique, l’innovation peut désormais s’appuyer sur une véritable prospective sociétale pour se donner les moyens de réaliser les promesses que Perroux avait placées dans la planification. L’innovation peut être perçue comme l’un des leviers de la valeur sociétale, le principal peutêtre, dans la mesure où elle institue l’espace propre à l’organisation et au développement des capacités. En tant qu’expression de la valeur sociétale dans la création, la diffusion et l’appropriation de capacités, l’innovation sociétale s’extrait du déterminisme économique et s’inscrit dans l’économie politique de la durée. En reprenant le sens de l’interprétation de Perroux, l’innovation sociétale apparaît effectivement comme la source de la création collective, par sa faculté de concevoir des ouvrages et des œuvres qui font reculer la rareté sociétale et par son aptitude à les constituer comme des médiations propres à conforter les processus de communication et de délibération. Si la création collective s’accompagne d’un processus anthropoïétique de « création de l’homme par l’homme », comme le montre Perroux, il est possible d’en déduire que l’innovation sociétale constitue également un « fait social total », dont les dimensions 21 multiples mobilisent une conception des sciences humaines et sociales débordant les champs disciplinaires. L’innovation conduit bien à un ensemble de changements mentaux, au sens de Perroux, ou à un processus d’individuation psychique et collective, au sens de Simondon [(1989)], qui s’écartent autant de l’économisme que du déterminisme technologique. Cette grammaire de l’innovation sociétale trouve une traduction précise dans les développements d’Industrie et création collective: « Quant à l’innovation, elle n’est plus seulement la technique ou le procédé qui abaisse les coûts d’un objet ou qui procure un produit nouveau ; elle s’applique à transformer le sujet, l’être psychologique pour lui donner un équilibre vital et pour le situer dans un bon équilibre social » [Perroux F. (1964), p. 187]. Avec cette formulation du « bon équilibre social », qui articule de fait le processus d’individuation et le processus délibératif, Perroux ouvre la voie à la reconnaissance possible du rôle de l’innovation et de la technique en dehors du modèle standard de la croissance. La théorie de la valeur sociétale contribue à restituer la dimension anthropologique de l’innovation comme fondement de la création collective. Dans cette perspective, il convient désormais de considérer la technologie comme une science humaine, une « science humaine des forces productives » [Haudricourt A.-G. (1987)]. En tant que telle, la technologie réintroduit la société au cœur même du régime de production et transforme les choix techniques en conditions d’une prospective sociétale destinée à améliorer l’usage des ressources et à favoriser l’extension des capacités. L’intégration du continuum technologie, société, nature dans la dynamique de l’innovation sociétale justifie alors de reconsidérer la dimension anthropoïétique mise en avant par Perroux, en soulignant que « la production de l’homme par l’homme » ne consiste pas seulement à recentrer l’activité sur le développement humain, mais à lui adjoindre d’autres indicateurs, en particulier ceux qui traduisent les effets de l’empreinte écologique et qui témoignent du degré de solidarité entre les générations. Cette extension permet de compléter 22 la conception de l’homme par une inscription dans son milieu et son agir, avec pour corollaire la création de valeurs entendues comme des capacités. Dans cette perspective, les dimensions de la prospective sociétale ne doivent pas seulement rendre compte des conditions de création de valeur, elles doivent contribuer à les infléchir ou, le cas échéant, à les faire émerger, en construisant des représentations qui puissent nourrir le processus délibératif. À cet égard, les tentatives en vue de faire reconnaître de nouveaux instruments de mesure et de comparaison, au-delà des indicateurs économiques standards comme le PIB et à d’autres niveaux que l’état-nation, contribuent à enrichir les contenus de la prospective sociétale [Meda D. (2000) ; Perret B. (2002) ; Viveret P. (2003) ; Gadrey J. et Jany-Catrice F. (2005)]. En témoignent, d’une part, les indicateurs synthétiques qui se posent en alternatives ou en compléments des indicateurs économiques agrégés de la comptabilité nationale. Les indicateurs élaborés par le Programme des Nations Unies pour le Développement [PNUD (2007)] permettent d’illustrer cette première dimension, avec l’IDH (Indice de Développement Humain), l’IPH (Indice de Pauvreté Humaine), ou encore, l’IPF (Indice de Participation des Femmes). La deuxième orientation est infranationale et regroupe des tentatives destinées à opérer un redéploiement des indicateurs sur des agencements locaux [Conseil de l’Europe (2005)]. Le redimensionnement territorial des indicateurs synthétiques favorise la déclinaison d’indicateurs du développement humain ou la construction d’indicateurs spécifiques comme l’ISS (Indicateur de Santé Sociale). S’y ajoutent les différentes typologies d’indicateurs locaux qui concernent les communautés, à l’image des expériences menées en Amérique du Nord, au Canada à l’intérieur du Canadian Policy Research Network et du Federation of Canadian Municipalities Quality of of Life Project [CPRN (2001) ; Kitchen P. & Muhajarine N. (2008)] et aux États-Unis dans le cadre du Community Indicators Consortium, où des villes élaborent des tableaux de bord constitués 23 d’indicateurs de bien-être pour l’évaluation et l’aide à la décision [Jacksonville Community Council Inc. (2007) ; Mid-America Regional Council (2007)]. Dans l’un et l’autre cas, les indicateurs constituent un ensemble d’évaluations approchées de la rareté sociétale et de ses implications. Ils contribuent également à faire de la prospective sociétale un enjeu de démocratie économique, en intégrant les arbitrages sur les méthodes d’évaluation et sur l’interprétation des résultats à l’intérieur du processus délibératif. Les débats sur le mode de construction des indicateurs retrouvent avec la même acuité et la même exigence les réflexions développées par Perroux pour le plan, en particulier le choix du cadre de référence et des méthodes d’évaluation, la question du nécessaire effacement des instruments de mesure face aux enjeux sociétaux qu’ils recouvrent, le problème des rapports de pouvoir dont la dynamique se cristallise dans l’élaboration des projets et la prise de décision, entre le poids de l’expertise et les exigences du dialogue sociétal. De ce point de vue, le redéploiement des indicateurs sur l’objet local, au sens des différentes formes nationales d’agencements régionaux, constitue vraisemblablement une avancée importante dans la voie de la création collective au sens de Perroux, qui prend ici la forme d’une prospective sociétale et de la construction en commun d’indicateurs sociétaux. Il s’agit bien de mesurer la création collective, c’est-à-dire le développement des capacités que recouvrent en partie les fonctions économiques et les externalités qu’elles contribuent à générer, mais aussi plus largement toutes les activités qui peuvent être associées aux « coûts de l’homme ». En faisant de la mesure un substitut du calcul économique, ces indicateurs sociétaux pourraient ainsi former l’architecture d’un compte de création collective, destiné précisément à restituer la dynamique des capacités. Celui-ci serait défini comme un espace d’évaluation dont les indicateurs de la rareté sociétale constituent les unités de compte. Si l’approche en termes de valeur sociétale s’inscrit dans un processus délibératif qui permet de fixer des orientations, le compte de création collective, formé à partir des indicateurs 24 sociétaux, constitue un tableau de bord qui permet à son tour d’informer et d’infléchir le processus délibératif. Cette circularité entre processus délibératif et compte de création collective contribue donc au perfectionnement du modèle démocratique issu de l’approche en termes de valeur sociétale. Conclusion Au terme de ces développements, il importe de reprendre les problématiques d’origine, qui consistaient, d’une part, à identifier les articulations entre la création collective et le plan chez Perroux et, d’autre part, à retrouver l’actualité de cette relation dans la construction d’une nouvelle théorie de la valeur qui permette de réinterpréter les questionnements sur la nature et la mesure de la richesse. En fondant la création collective sur une définition des ouvrages et des œuvres qui incarnent la « production de l’homme par l’homme », Perroux contribue à extirper le plan des visions réductrices nées du déterminisme économique et du primat de la mesure et du calcul. Cette vision émancipatrice permet alors de représenter le plan à la fois comme un instrument, un moment et un garant du processus de création collective, entendu lui-même comme principe, condition et finalité de la reproduction anthropoïétique, ouvrant sur une « société du plein développement humain ». Bien entendu, cette évolution s’affirme seulement en tendance dans le plan, et Perroux montre bien que de nombreux facteurs viennent en contrarier la réalisation. La disparition du plan et le recul des promesses de la création collective obligent à penser une autre économie du dialogue. Celle-ci peut être approchée par la réflexion sur de nouveaux concepts d’économie politique et par la construction d’indicateurs sociétaux, qui permettent de commencer à concevoir la matrice d’un monde commun. Au cœur du processus d’élaboration de cette nouvelle grille de lecture qui reprend les concepts de Perroux, la valeur sociétale apparaît comme le reflet et la mesure de la création 25 collective. Elle s’érige sur une double fondation : un processus délibératif qui lui confère un caractère fondamentalement démocratique, une économie politique de la durée qui l’inscrit dans le temps concret des sociétés. La valeur sociétale fait de l’extension des capacités le support de la création collective. Elle ouvre sur les perspectives d’un contrat sociétal qui incarne l’être ensemble, en conjuguant le processus délibératif des choix avec un cadre commun d’existence, en conciliant nature et humanité [Descola P. (2005)], et en unifiant de cette manière les principes du contrat social et du contrat naturel [Serres M. (1990)]. Les grilles de lecture proposées par Perroux, notamment pour ce qui concerne les articulations entre plan, industrie et création collective, supposaient de dépasser les déterminismes disciplinaires. Il en est de même pour la théorie de la valeur sociétale, qui oblige à une réflexion sur une nécessaire refondation du statut des sciences humaines. De ce point de vue, Michel Foucault a montré dans Les mots et les choses que l’émergence d’une figure de l’homme s’opère entre le XVIIe et le XIXe siècle à partir de l’entrelacement des savoirs qui se constituent autour du triptyque d’une grammaire générale, d’une histoire naturelle et d’une analyse de la richesse [Foucault M. (1966)]. La recomposition des savoirs pour entrer dans l’économie et la société du XXIe siècle et pour voir s’y affirmer une nouvelle figure de l’homme, celle de « la production de l’homme par l’homme », exige désormais une pluridisciplinarité assumée qui mette fin aux cloisonnements auto-référentiels et aux relations d’autorité entre les sciences, et qui sache rendre lisible le bien commun, comme le suggèrent les propos visionnaires de Perroux : « Une société progressive et une économie progressive supposent une propagation intelligible par tous et acceptée par tous des progrès économiques et de leurs fruits ; elles reposent sur le dialogue social organisé ; elles ne « rusent » plus avec la démocratie, elles la réalisent » [Perroux F. (1962), p. 110]. 26 Bibliographie Aleph [2004], Regards prospectifs sur l’État stratège, Rapport n° 2, Commissariat Général du Plan, Paris. Bayart J.-F. [2004], Le gouvernement du monde, Fayard, Paris. Béraud P. et Perrault J.-L. 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