Culture des soins Soins centrés sur la famille Les experts, ce sont les proches Une bonne connaissance de la situation familiale des patients permet de mettre en place plus rapidement des soins efficaces, satisfaisants pour tous les acteurs impliqués. Avec le projet «soins centrés sur la famille», l’Hôpital et l’Ecole du Lindenhof à Berne ont posé les bases pour faire le lien entre théorie et pratique. URS LÜTHI L A mère de plusieurs enfants – jeunes et adultes – n’a plus qu’une à deux semaines à vivre. Les soignants et les médecins estiment que le moment est venu de planifier la phase des adieux. Mais lorsque le conjoint vient rendre visite à la patiente, un seul sujet de discussion surgit: les parents sont terriblement déçus de leurs enfants parce que ceux-ci ne s’occupent pas du ménage. Ce sujet domine à tel point qu’il est impossible de discuter de la phase palliative, imminente. Les soignants relèvent que les enfants rendent rarement visite à leur mère. Le père n’accepte manifestement pas que sa femme va mourir et ne voit pas la nécessité d’informer les enfants de l’état de leur mère. L’hôpital organise alors un entretien avec toute la famille, au cours duquel les choses deviennent rapidement très claires. Le fils aîné déclare qu’il se chargera de l’entretien du ménage. Et la famille commence à s’occuper de la mort, qui approche. Pour l’équipe, c’est un soulagement. Le véritable sujet de préoccupation, l’organisation de la dernière phase de vie de la mère, devient prioritaire. Pour Susanne Eckert-Dreyer, responsable des soins au service d’oncologie de l’Hôpital du Lindenhof à Berne, il s’agit là d’un exemple édifiant de ce que peut déclencher un entretien basé sur le concept des soins centrés sur la famille. Souvent, de petites interventions de la part des soignants suffisent et agissent de manière efficace et durable. Le concept de soins centrés sur la famille a été mis sur pied dans le service d’oncologie 6A au cours d’une phase pilote de 40 K r a n k e n p f l e g e 4/2004 Soins infirmiers deux ans. La phase d’implémentation est en cours depuis une année. Commencer par la formation L’idée d’accorder davantage d’importance aux rapports entre soignants et système familial dans la formation et dans la pratique est née suite à une session de formation continue de cinq jours en 2002. Cette formation, animée par Catherine A. Chesla, professeur en sciences infirmières à l’Université de Californie à San Francisco, a déclenché un élan d’enthousiasme pour les soins centrés sur la famille, se souvient l’actuelle responsable de projet Barbara Preusse-Bleuler. Sur la base de cette formation, les soignants ont décidé d’introduire différentes mesures visant la famille. Ils se sont fixé comme but de transmettre et d’utiliser les éléments principaux de cette formation. Cependant, on a constaté rapidement que les soins centrés sur la famille étaient perçus et appliqués différemment selon les services. Il s’est avéré que la transmission de connaissances théoriques ne suffit pas pour implémenter ce type de soins. Au niveau de la formation également, les soins centrés sur la famille n’étaient abordés que sous l’angle théorique. Une collaboration plus intense entre l’école et l’hôpital ainsi qu’une interaction théorie-pratique ne suffisaient pas. Du côté des enseignants comme des soignants, on ne savait pas vraiment à quels contenus théoriques les étudiants étaient confrontés dans l’exercice professionnel et de quelle manière ces contenus étaient vécus dans la pratique. Lancement du projet En automne 2001, l’Ecole et l’Hôpital du Lindenhof ont lancé un projet dont l’objectif était d’élargir l’offre en soins et en formation dans le domaine des soins centrés sur la famille et de promouvoir Bases théoriques Le Calgary Family Assessment Le «Calgary Family Assessment Model» et le «Calgary Family Intervention Model» (Wright & Leahey, 2000) constituent une référence importante pour la pratique des soins centrés sur la famille. Les deux spécialistes en sciences infirmières de Calgary, Canada, ont commencé à développer ces modèles il y a 25 ans. Elles ont mis au point un document de base permettant de procéder au relevé systématique des situations familiales – en fonction de leur structure, de leur développement et de leur fonction. Elles attachent une grande importance à mettre en lien les soins, l’enseignement, la formation et la recherche. Wright et Leahey insistent sur les interventions spécifiques suivantes, particulièrement importantes dans les soins centrés sur la personne: • montrer et reconnaître les forces des familles • offrir informations et soutien • reconnaître les réactions émotionnelles • encourager les «récits de la maladie» • encourager et soutenir la famille à s’occuper elle-même des soins • suggérer des temps de repos. Wright L., & Leahey M. (2000). Nurses and Families: A guide to family assessment and intervention, Philadelphia: F.A. Davis. Les liens familiaux se trouvent généralement renforcés en cas de maladie. une collaboration plus intense entre les deux institutions. Le service d’oncologie 6A s’est mis à disposition pour ce projet pilote. Une première analyse a montré que les soignants considèrent que l’amélioration des compétences d’entretien et l’institutionnalisation de colloques interdisciplinaires sont primordiaux. Soignants et enseignants estiment que la supervision et l’intervision sont indispensables dans le cadre des soins centrés sur la famille. Le développement d’une attitude et d’une philosophie communes concernant les soins sont également importants. Les objectifs Le groupe de projet mis en place, formé d’infirmières en oncologie et d’enseignants, a défini les thèmes suivants: • développement d’un instrument de planification et de relevé interdisciplinaire pour les soins centrés sur la famille pour le service d’oncologie 6A • élaboration de savoir et de compétences en rapport avec le conseil aux familles • développement d’offres de formation (matériel et organisation). Pour collaborer à ce projet pilote, chaque participant devait étudier au préalable la littérature spécialisée et faire une présentation auprès du groupe. Une sélection de contributions théoriques concernant les soins centrés sur la famille a ainsi pu être faite. Ce savoir théorique devait ensuite être approfondi, puisqu’il allait servir à résoudre certaines tâches du projet. Le «Skills Training», accompagné par Rebecca Spirig, de l’Institut des sciences infirmières de l’Université de Bâle, comportait une première formation pratique inspirée du Calgary Family Assessment and Intervention Model selon Wright et Leahey (lire encadré). Les compétences et habiletés en matière de planification, exécution et réflexion ont été développées. Au cours de deux ou trois entretiens avec les familles, les soignants ont pu s’exercer à l’évaluation, à un mode de communication systémique et aux interventions centrées sur la famille. Le «Skills Training» introduit également la méthode du «Reflecting Team», qui permet une intervision des entretiens avec la famille et garantit ainsi la qualité des soins. Instruments de travail L’instrument interdisciplinaire de planification et de relevé comporte les documents suivants, que le groupe de projet a mis à disposition du service: un docu- Photo: Corinne Simon/CIRIC ment de base, qui sert à orienter les collaborateurs de l’équipe interdisciplinaire, décrit les principes, le sens et l’attitude qui caractérisent les soins centrés sur la famille. Un document a été créé à l’intention des patients et de leurs familles, qui décrit brièvement et de manière compréhensible l’utilisation des soins centrés sur la famille. Un autre document décrit les conditions cadres et les indications possibles pour des entretiens avec la famille ainsi que les questions d’organisation dans le système actuel. Le guide pour le relevé de l’anamnèse a été complété par des aspects spécifiques aux familles. De plus, un guide pour la conduite d’entretiens avec les familles ainsi qu’une liste comportant des thèmes spécifiques à l’oncologie ont été développés. Offre de formation et... Entre-temps, le projet est cofinancé par la Fondation humanitaire de la Croix-Rouge suisse (CRS). Selon Barbara Preusse, responsable du projet, la prochaine étape consistera à évaluer le projet afin de pouvoir ensuite le proposer comme un tout à d’autres services et institutions. En mai prochain, l’Ecole de soins infirmiers du Lindenhof mettra en place un premier module de formation continue de soins centrés sur la famille. K r a n k e n p f l e g e 4/2004 Soins infirmiers 41 Culture des soins Des soignants venus des horizons les plus divers y participeront. «Ce sera passionnant d’appliquer à d’autres secteurs le système testé en oncologie», relève Barbara Preusse. Elle attire l’attention sur le fait que l’Institut des sciences infirmières de l’Université de Bâle travaille également sur le thème des soins centrés sur la famille. Un projet du Fonds national autour de cette thématique vient d’être approuvé, concernant le management des symptômes chez les patients atteints du VIH/sida et de leurs proches. La formation de bénévoles et d’aidants naturels constitue une autre voie de développement. Des discussions sont en cours sur la possibilité d’intégrer des cours portant sur les soins centrés sur la famille au programme des sections de la CRS, qui sont directement concernées par cette question. ... nouvelles perspectives Au cours de cette seconde phase du projet, il s’agit également de trouver de meilleurs moyens de collaboration avec les structures extra-hospitalières et de faire en sorte que cette collaboration ne soit pas le fruit du hasard. Des accords devraient être conclus avec les services d’aide et de soins à domicile et d’autres organisations telles que le centre de soins palliatifs ambulatoires, un service d’accompagnement principalement constitué de bénévoles. Seule l’implication de ce type d’institutions permettra de garantir une qualité globale et durable. Un système d’avenir Barbara Preusse est convaincue que l’implication de la famille dans la prise en charge et le soutien apporté au système familial est une stratégie qui permettra de mieux faire face aux changements constants du système de santé. Les développements démographiques et du système de santé en Suisse ont des conséquences sur l’évolution des soins, tant dans le domaine de la formation que dans la pratique. L’augmentation massive du nombre de personnes âgées et souffrant de maladies chroniques nécessitera à long terme un accompagnement dans le sens des soins centrés sur la famille. 42 K r a n k e n p f l e g e 4/2004 Soins infirmiers Interview avec Barbara Preusse et Susanne Eckert-Dreyer «Empowerment pour les Les soins centrés sur la famille valorisent le rôle des soignants et leur permettent d’intervenir de manière plus ciblée, affirment Barbara Preusse-Bleuler et Susanne Eckert-Dreyer, qui accompagnent et mettent en pratique un tel projet à l’Hôpital du Lindenhof à Berne. Madame Eckert, lorsqu’on parle de nous prenons en considération des sisoins centrés sur la famille, cela signifie-t-il tuations individuelles, nous constatons que le patient qui entre dans le service que cet investissement supplémentaire d’oncologie vient en quelque sorte avec s’avère très rapidement utile. Nous sa famille? avons par exemple beaucoup moins de patients qui reviennent. Le patient Susanne Eckert-Dreyer: Oui, il vient rentre chez lui lorsque le moment est avec elle. En cas de maladie chronique approprié et que le soutien des proches surtout, les proches ont également vécu est assuré. La question la maladie et ont fait de nombreuses expériences. Ils sont L’investissement concernant le rapport coût/ efficacité est une question poles experts de leur situation en temps est im- litique. Si nous prenons en et nous les prenons au séconsidération la facture glorieux. Mais nous nous occu- portant, mais il bale, les soins centrés sur pons aussi des aspects diffiporte ses fruits la famille sont certainement ciles, nous conseillons la farentables. Cela permet à la mille et planifions les inter- à long terme. Susanne Eckert-Dreyer famille de garder sa marge ventions avec elle. de manœuvre, elle se trouve renforcée dans sa capacité à se prendre Concrètement, que faites-vous autrement en charge, et pourra se passer de nos que dans un service habituel? interventions. Barbara Preusse-Bleuler: Nous ne Eckert: L’efficience peut également voulons pas simplement proposer au être démontrée à l’aide d’exemples patient l’ensemble des prestations méconcrets. En organisant avec professiondicales et soignantes. Si nous écoutons nalisme un entretien avec la famille, vraiment lors de l’entretien d’anamnèse on arrive souvent à une décision qui et impliquons la famille, nous sommes s’avère judicieuse sur le plan financier. conscients de faire des choix qui sont Cela permet par exemple d’éviter d’injustes pour cette famille. Les interventerminables thérapies destinées à protions sont plus efficaces. longer la vie, que nous autres soignants ne cautionnons pas et qui n’apportent Les soins centrés sur la personne demanrien aux proches non plus. dent certainement un investissement supplémentaire. Peut-on assumer cela du point de vue coût/efficacité? Les soins centrés sur la famille ont-ils modifié le rôle des soignants? Eckert: Comme nous sommes parallèlement en situation d’apprentissage et Eckert: Oui, par exemple au niveau de que nous réfléchissons constamment à la communication avec la famille, mais la situation – avec les médecins aussi – également avec d’autres services. Notre l’investissement est certainement consirôle est plus actif, notamment lorsqu’il dérable. Mais je suis persuadée que cet s’agit de trouver une solution dans des investissement en temps porte ses fruits situations complexes. à long terme. Preusse: Je suis convaincue que les Preusse: Il faudra naturellement en soins centrés sur la famille contribuent apporter la preuve scientifique. Mais si à l’empowerment des soignants. Les « » soignants» soignants qui entourent le patient en permanence et sont constamment en contact avec la famille perçoivent énormément de choses – tristesse, stress ou joie. Les soins centrés sur la famille leur donnent les moyens de formuler ces perceptions et de mettre en place les interventions appropriées. C’est ainsi que disparaît cette peur, encore très répandue chez les soignants, d’être capables de reconnaître un problème brûlant mais de ne pas oser en parler, par crainte des conséquences. Cette prise de conscience augmente considérablement la satisfaction au travail. Ce concept est-il vraiment soutenu par d’autres groupes professionnels, en particulier par les médecins? Eckert: Oui, ils le soutiennent, bien que cela pose parfois des problèmes de temps. La collaboration avec les autres services, avec les assistantes sociales, les diététiciennes, les physiothérapeutes ou encore les aumôniers fonctionne bien. Preusse: Les travailleurs sociaux participent aux formations de soins centrés sur la famille. Quant aux médecins, ils seraient intéressés à des formations complémentaires dans ce domaine. Le projet a-t-il révélé des faiblesses qu’il s’agirait de corriger? Eckert: Nous avons fait des corrections au niveau de la documentation. Car dans une équipe aussi importante que la nôtre, il est fondamental que la documentation soit précise, brève et explicite. Comme la personne de référence n’est pas toujours en mesure de faire tous les entretiens, elle doit pouvoir s’appuyer sur une bonne documentation. Que se passe-t-il lorsqu’un patient est seul et ne peut pas compter sur le système familial? Preusse: Même dans ces cas-là, les instruments d’évaluation et d’intervention des soins centrés sur la famille ont leur sens. Une étude consacrée aux femmes atteintes d’un cancer révèle que celles qui ne peuvent pas compter sur un Barbara Preusse-Bleuler (à gauche) et Susanne Eckert-Dreyer sont à l’origine du projet Photo: Gudrun Mariani de soins centrés sur la famille. de décharger tout le monde. Par le réseau familial ou social présentent un passé, il m’arrivait souvent de m’énerrisque accru d’être victimes de dépresver dans de telles situations. sion. La reconnaissance précoce de Preusse: Les luttes de poutelles situations permet de mettre en place des mesures Les soins centrés voir peuvent être des signes appropriées. En fonction des sur la famille visent d’une sollicitation trop importante ou d’une collaboradésirs et des besoins, des tion insatisfaisante au sein contacts peuvent être établis à établir une relade l’équipe ou avec les paavec des groupes d’entraide tion respectueuse tients et leurs familles. Les ou des accompagnants bénéavec le patient et soins centrés sur la famille voles. visent à établir une relation Eckert: Mais il existe aussi les siens. respectueuse avec le patient des cas où les personnes Barbara Preusse-Bleuler et les siens, basée sur une concernées refusent d’être neutralité engagée. Ceci de façon à trouentourées d’une quelconque façon. ver la meilleure solution possible, en Nous avons eu affaire à un couple qui vicollaboration avec toutes les personnes vait totalement isolé et ne laissait entrer impliquées. ■ personne à la maison. L’épouse était Susanne Eckert-Dreyer est infirmière clinicienne et d’ailleurs soulagée que son mari puisse directrice adjointe des soins au service d’oncologie mourir à l’hôpital et non au domicile. de l’Hôpital du Lindenhof à Berne. Elle est responPreusse: Voilà un bon exemple, qui sable de l’application du projet «soins centrés sur la montre que nous devons accepter les vafamille» dans ce service. leurs des autres, même si nous ne les Barbara Preusse-Bleuler est responsable de l’ensemble du projet «soins centrés sur la famille». Elle partageons pas. Il aurait été totalement enseigne à l’Ecole de soins infirmiers du Lindenhof inutile que les soignants cherchent à et étudie les sciences infirmières à l’Université de changer quelque chose dans cette situaBâle. E-mail: [email protected] tion. Eckert: Pour nous, soignants, c’est là le principal bénéfice des soins centrés sur la famille. Nous apprenons à prendre de la distance par rapport à Famille nos émotions et à éviter des luttes de pouvoir en utilisant les instruments Approche systémique d’analyse à disposition. Cela diminue Empowerment considérablement la pression et permet « » www.sbk-asi.ch K r a n k e n p f l e g e 4/2004 Soins infirmiers 43