Article dans Soins infirmiers 4/2004

publicité
Culture des soins
Soins centrés sur la famille
Les experts, ce sont les proches
Une bonne connaissance de la situation familiale des patients
permet de mettre en place plus rapidement des soins efficaces,
satisfaisants pour tous les acteurs impliqués. Avec le projet «soins
centrés sur la famille», l’Hôpital et l’Ecole du Lindenhof à Berne
ont posé les bases pour faire le lien entre théorie et pratique.
URS LÜTHI
L A mère de plusieurs enfants – jeunes
et adultes – n’a plus qu’une à deux
semaines à vivre. Les soignants et les
médecins estiment que le moment est
venu de planifier la phase des adieux.
Mais lorsque le conjoint vient rendre visite à la patiente, un seul sujet de discussion surgit: les parents sont terriblement déçus de leurs enfants parce
que ceux-ci ne s’occupent pas du ménage. Ce sujet domine à tel point qu’il
est impossible de discuter de la phase
palliative, imminente. Les soignants
relèvent que les enfants rendent rarement visite à leur mère. Le père n’accepte manifestement pas que sa femme
va mourir et ne voit pas la nécessité
d’informer les enfants de l’état de leur
mère. L’hôpital organise alors un entretien avec toute la famille, au cours
duquel les choses deviennent rapidement très claires. Le fils aîné déclare
qu’il se chargera de l’entretien du
ménage. Et la famille commence à s’occuper de la mort, qui approche. Pour
l’équipe, c’est un soulagement. Le véritable sujet de préoccupation, l’organisation de la dernière phase de vie de la
mère, devient prioritaire.
Pour Susanne Eckert-Dreyer, responsable des soins au service d’oncologie de
l’Hôpital du Lindenhof à Berne, il s’agit
là d’un exemple édifiant de ce que peut
déclencher un entretien basé sur le
concept des soins centrés sur la famille.
Souvent, de petites interventions de la
part des soignants suffisent et agissent
de manière efficace et durable. Le
concept de soins centrés sur la famille a
été mis sur pied dans le service d’oncologie 6A au cours d’une phase pilote de
40
K r a n k e n p f l e g e 4/2004
Soins infirmiers
deux ans. La phase d’implémentation
est en cours depuis une année.
Commencer par la formation
L’idée d’accorder davantage d’importance aux rapports entre soignants et
système familial dans la formation et
dans la pratique est née suite à une session de formation continue de cinq jours
en 2002. Cette formation, animée par Catherine A. Chesla, professeur en sciences
infirmières à l’Université de Californie à
San Francisco, a déclenché un élan d’enthousiasme pour les soins centrés sur la
famille, se souvient l’actuelle responsable
de projet Barbara Preusse-Bleuler. Sur la
base de cette formation, les soignants ont
décidé d’introduire différentes mesures
visant la famille. Ils se sont fixé comme
but de transmettre et d’utiliser les éléments principaux de cette formation.
Cependant, on a constaté rapidement
que les soins centrés sur la famille étaient
perçus et appliqués différemment selon
les services. Il s’est avéré que la transmission de connaissances théoriques ne
suffit pas pour implémenter ce type de
soins. Au niveau de la formation également, les soins centrés sur la famille
n’étaient abordés que sous l’angle théorique. Une collaboration plus intense
entre l’école et l’hôpital ainsi qu’une interaction théorie-pratique ne suffisaient
pas. Du côté des enseignants comme des
soignants, on ne savait pas vraiment à
quels contenus théoriques les étudiants
étaient confrontés dans l’exercice professionnel et de quelle manière ces contenus
étaient vécus dans la pratique.
Lancement du projet
En automne 2001, l’Ecole et l’Hôpital
du Lindenhof ont lancé un projet dont
l’objectif était d’élargir l’offre en soins et
en formation dans le domaine des soins
centrés sur la famille et de promouvoir
Bases théoriques
Le Calgary Family Assessment
Le «Calgary Family Assessment Model» et le «Calgary Family Intervention Model» (Wright & Leahey, 2000)
constituent une référence importante
pour la pratique des soins centrés sur
la famille. Les deux spécialistes en
sciences infirmières de Calgary, Canada, ont commencé à développer ces
modèles il y a 25 ans. Elles ont mis au
point un document de base permettant de procéder au relevé systématique des situations familiales – en
fonction de leur structure, de leur développement et de leur fonction. Elles
attachent une grande importance à
mettre en lien les soins, l’enseignement, la formation et la recherche.
Wright et Leahey insistent sur les
interventions spécifiques suivantes,
particulièrement importantes dans les
soins centrés sur la personne:
• montrer et reconnaître les forces des
familles
• offrir informations et soutien
• reconnaître les réactions émotionnelles
• encourager les «récits de la maladie»
• encourager et soutenir la famille à
s’occuper elle-même des soins
• suggérer des temps de repos.
Wright L., & Leahey M. (2000). Nurses and Families: A guide to family assessment and intervention, Philadelphia: F.A. Davis.
Les liens familiaux se trouvent généralement renforcés en cas de maladie.
une collaboration plus intense entre les
deux institutions. Le service d’oncologie
6A s’est mis à disposition pour ce projet
pilote. Une première analyse a montré
que les soignants considèrent que
l’amélioration des compétences d’entretien et l’institutionnalisation de colloques interdisciplinaires sont primordiaux. Soignants et enseignants estiment que la supervision et l’intervision
sont indispensables dans le cadre des
soins centrés sur la famille. Le développement d’une attitude et d’une philosophie communes concernant les soins
sont également importants.
Les objectifs
Le groupe de projet mis en place, formé d’infirmières en oncologie et d’enseignants, a défini les thèmes suivants:
• développement d’un instrument de
planification et de relevé interdisciplinaire pour les soins centrés sur la
famille pour le service d’oncologie 6A
• élaboration de savoir et de compétences en rapport avec le conseil aux
familles
• développement d’offres de formation
(matériel et organisation).
Pour collaborer à ce projet pilote,
chaque participant devait étudier au
préalable la littérature spécialisée et
faire une présentation auprès du groupe.
Une sélection de contributions théoriques concernant les soins centrés sur
la famille a ainsi pu être faite. Ce savoir
théorique devait ensuite être approfondi, puisqu’il allait servir à résoudre
certaines tâches du projet.
Le «Skills Training», accompagné par
Rebecca Spirig, de l’Institut des sciences
infirmières de l’Université de Bâle,
comportait une première formation pratique inspirée du Calgary Family Assessment and Intervention Model selon
Wright et Leahey (lire encadré). Les
compétences et habiletés en matière de
planification, exécution et réflexion ont
été développées. Au cours de deux ou
trois entretiens avec les familles, les soignants ont pu s’exercer à l’évaluation, à
un mode de communication systémique
et aux interventions centrées sur la
famille. Le «Skills Training» introduit
également la méthode du «Reflecting
Team», qui permet une intervision des
entretiens avec la famille et garantit
ainsi la qualité des soins.
Instruments de travail
L’instrument interdisciplinaire de planification et de relevé comporte les documents suivants, que le groupe de projet
a mis à disposition du service: un docu-
Photo: Corinne Simon/CIRIC
ment de base, qui sert à orienter les collaborateurs de l’équipe interdisciplinaire, décrit les principes, le sens et l’attitude qui caractérisent les soins centrés sur
la famille. Un document a été créé à l’intention des patients et de leurs familles,
qui décrit brièvement et de manière compréhensible l’utilisation des soins centrés
sur la famille. Un autre document décrit
les conditions cadres et les indications
possibles pour des entretiens avec la famille ainsi que les questions d’organisation dans le système actuel. Le guide pour
le relevé de l’anamnèse a été complété
par des aspects spécifiques aux familles.
De plus, un guide pour la conduite d’entretiens avec les familles ainsi qu’une
liste comportant des thèmes spécifiques
à l’oncologie ont été développés.
Offre de formation et...
Entre-temps, le projet est cofinancé
par la Fondation humanitaire de la
Croix-Rouge suisse (CRS). Selon Barbara Preusse, responsable du projet, la
prochaine étape consistera à évaluer le
projet afin de pouvoir ensuite le proposer comme un tout à d’autres services et
institutions. En mai prochain, l’Ecole de
soins infirmiers du Lindenhof mettra en
place un premier module de formation
continue de soins centrés sur la famille.
K r a n k e n p f l e g e 4/2004
Soins infirmiers
41
Culture des soins
Des soignants venus des horizons les
plus divers y participeront. «Ce sera
passionnant d’appliquer à d’autres secteurs le système testé en oncologie», relève Barbara Preusse. Elle attire l’attention sur le fait que l’Institut des sciences
infirmières de l’Université de Bâle travaille également sur le thème des soins
centrés sur la famille. Un projet du
Fonds national autour de cette thématique vient d’être approuvé, concernant
le management des symptômes chez les
patients atteints du VIH/sida et de leurs
proches.
La formation de bénévoles et d’aidants naturels constitue une autre voie
de développement. Des discussions sont
en cours sur la possibilité d’intégrer des
cours portant sur les soins centrés sur la
famille au programme des sections de la
CRS, qui sont directement concernées
par cette question.
... nouvelles perspectives
Au cours de cette seconde phase du
projet, il s’agit également de trouver de
meilleurs moyens de collaboration avec
les structures extra-hospitalières et de
faire en sorte que cette collaboration ne
soit pas le fruit du hasard. Des accords
devraient être conclus avec les services
d’aide et de soins à domicile et d’autres
organisations telles que le centre de
soins palliatifs ambulatoires, un service d’accompagnement principalement
constitué de bénévoles. Seule l’implication de ce type d’institutions permettra
de garantir une qualité globale et durable.
Un système d’avenir
Barbara Preusse est convaincue que
l’implication de la famille dans la prise
en charge et le soutien apporté au système familial est une stratégie qui permettra de mieux faire face aux changements constants du système de santé.
Les développements démographiques et
du système de santé en Suisse ont des
conséquences sur l’évolution des soins,
tant dans le domaine de la formation
que dans la pratique. L’augmentation
massive du nombre de personnes âgées
et souffrant de maladies chroniques nécessitera à long terme un accompagnement dans le sens des soins centrés sur
la famille.
42
K r a n k e n p f l e g e 4/2004
Soins infirmiers
Interview avec Barbara Preusse et Susanne Eckert-Dreyer
«Empowerment pour les
Les soins centrés sur la famille valorisent le rôle des
soignants et leur permettent d’intervenir de manière plus
ciblée, affirment Barbara Preusse-Bleuler et Susanne
Eckert-Dreyer, qui accompagnent et mettent en pratique
un tel projet à l’Hôpital du Lindenhof à Berne.
Madame Eckert, lorsqu’on parle de
nous prenons en considération des sisoins centrés sur la famille, cela signifie-t-il
tuations individuelles, nous constatons
que le patient qui entre dans le service
que cet investissement supplémentaire
d’oncologie vient en quelque sorte avec
s’avère très rapidement utile. Nous
sa famille?
avons par exemple beaucoup moins de
patients qui reviennent. Le patient
Susanne Eckert-Dreyer: Oui, il vient
rentre chez lui lorsque le moment est
avec elle. En cas de maladie chronique
approprié et que le soutien des proches
surtout, les proches ont également vécu
est assuré. La question
la maladie et ont fait de nombreuses expériences. Ils sont
L’investissement concernant le rapport coût/
efficacité est une question poles experts de leur situation
en temps est im- litique. Si nous prenons en
et nous les prenons au séconsidération la facture glorieux. Mais nous nous occu- portant, mais il
bale, les soins centrés sur
pons aussi des aspects diffiporte ses fruits
la famille sont certainement
ciles, nous conseillons la farentables. Cela permet à la
mille et planifions les inter- à long terme.
Susanne Eckert-Dreyer
famille de garder sa marge
ventions avec elle.
de manœuvre, elle se trouve
renforcée dans sa capacité à se prendre
Concrètement, que faites-vous autrement
en charge, et pourra se passer de nos
que dans un service habituel?
interventions.
Barbara Preusse-Bleuler: Nous ne
Eckert: L’efficience peut également
voulons pas simplement proposer au
être démontrée à l’aide d’exemples
patient l’ensemble des prestations méconcrets. En organisant avec professiondicales et soignantes. Si nous écoutons
nalisme un entretien avec la famille,
vraiment lors de l’entretien d’anamnèse
on arrive souvent à une décision qui
et impliquons la famille, nous sommes
s’avère judicieuse sur le plan financier.
conscients de faire des choix qui sont
Cela permet par exemple d’éviter d’injustes pour cette famille. Les interventerminables thérapies destinées à protions sont plus efficaces.
longer la vie, que nous autres soignants
ne cautionnons pas et qui n’apportent
Les soins centrés sur la personne demanrien aux proches non plus.
dent certainement un investissement
supplémentaire. Peut-on assumer cela
du point de vue coût/efficacité?
Les soins centrés sur la famille ont-ils
modifié le rôle des soignants?
Eckert: Comme nous sommes parallèlement en situation d’apprentissage et
Eckert: Oui, par exemple au niveau de
que nous réfléchissons constamment à
la communication avec la famille, mais
la situation – avec les médecins aussi –
également avec d’autres services. Notre
l’investissement est certainement consirôle est plus actif, notamment lorsqu’il
dérable. Mais je suis persuadée que cet
s’agit de trouver une solution dans des
investissement en temps porte ses fruits
situations complexes.
à long terme.
Preusse: Je suis convaincue que les
Preusse: Il faudra naturellement en
soins centrés sur la famille contribuent
apporter la preuve scientifique. Mais si
à l’empowerment des soignants. Les
«
»
soignants»
soignants qui entourent le patient en
permanence et sont constamment en
contact avec la famille perçoivent énormément de choses – tristesse, stress ou
joie. Les soins centrés sur la famille leur
donnent les moyens de formuler ces
perceptions et de mettre en place les interventions appropriées. C’est ainsi que
disparaît cette peur, encore très répandue chez les soignants, d’être capables
de reconnaître un problème brûlant
mais de ne pas oser en parler, par crainte des conséquences. Cette prise de
conscience augmente considérablement
la satisfaction au travail.
Ce concept est-il vraiment soutenu par
d’autres groupes professionnels, en particulier par les médecins?
Eckert: Oui, ils le soutiennent, bien
que cela pose parfois des problèmes de
temps. La collaboration avec les autres
services, avec les assistantes sociales,
les diététiciennes, les physiothérapeutes
ou encore les aumôniers fonctionne
bien.
Preusse: Les travailleurs sociaux participent aux formations de soins centrés
sur la famille. Quant aux médecins, ils
seraient intéressés à des formations
complémentaires dans ce domaine.
Le projet a-t-il révélé des faiblesses
qu’il s’agirait de corriger?
Eckert: Nous avons fait des corrections au niveau de la documentation.
Car dans une équipe aussi importante
que la nôtre, il est fondamental que la
documentation soit précise, brève et explicite. Comme la personne de référence
n’est pas toujours en mesure de faire
tous les entretiens, elle doit pouvoir
s’appuyer sur une bonne documentation.
Que se passe-t-il lorsqu’un patient est
seul et ne peut pas compter sur le système
familial?
Preusse: Même dans ces cas-là, les
instruments d’évaluation et d’intervention des soins centrés sur la famille ont
leur sens. Une étude consacrée aux
femmes atteintes d’un cancer révèle que
celles qui ne peuvent pas compter sur un
Barbara Preusse-Bleuler (à gauche) et Susanne Eckert-Dreyer sont à l’origine du projet
Photo: Gudrun Mariani
de soins centrés sur la famille.
de décharger tout le monde. Par le
réseau familial ou social présentent un
passé, il m’arrivait souvent de m’énerrisque accru d’être victimes de dépresver dans de telles situations.
sion. La reconnaissance précoce de
Preusse: Les luttes de poutelles situations permet de
mettre en place des mesures
Les soins centrés voir peuvent être des signes
appropriées. En fonction des
sur la famille visent d’une sollicitation trop importante ou d’une collaboradésirs et des besoins, des
tion insatisfaisante au sein
contacts peuvent être établis à établir une relade l’équipe ou avec les paavec des groupes d’entraide tion respectueuse
tients et leurs familles. Les
ou des accompagnants bénéavec le patient et
soins centrés sur la famille
voles.
visent à établir une relation
Eckert: Mais il existe aussi les siens.
respectueuse avec le patient
des cas où les personnes Barbara Preusse-Bleuler
et les siens, basée sur une
concernées refusent d’être
neutralité engagée. Ceci de façon à trouentourées d’une quelconque façon.
ver la meilleure solution possible, en
Nous avons eu affaire à un couple qui vicollaboration avec toutes les personnes
vait totalement isolé et ne laissait entrer
impliquées.
■
personne à la maison. L’épouse était
Susanne Eckert-Dreyer est infirmière clinicienne et
d’ailleurs soulagée que son mari puisse
directrice adjointe des soins au service d’oncologie
mourir à l’hôpital et non au domicile.
de l’Hôpital du Lindenhof à Berne. Elle est responPreusse: Voilà un bon exemple, qui
sable de l’application du projet «soins centrés sur la
montre que nous devons accepter les vafamille» dans ce service.
leurs des autres, même si nous ne les
Barbara Preusse-Bleuler est responsable de l’ensemble du projet «soins centrés sur la famille». Elle
partageons pas. Il aurait été totalement
enseigne à l’Ecole de soins infirmiers du Lindenhof
inutile que les soignants cherchent à
et étudie les sciences infirmières à l’Université de
changer quelque chose dans cette situaBâle. E-mail: [email protected]
tion.
Eckert: Pour nous, soignants, c’est là
le principal bénéfice des soins centrés
sur la famille. Nous apprenons à
prendre de la distance par rapport à
 Famille
nos émotions et à éviter des luttes de
pouvoir en utilisant les instruments
 Approche systémique
d’analyse à disposition. Cela diminue
 Empowerment
considérablement la pression et permet
«
»
www.sbk-asi.ch
K r a n k e n p f l e g e 4/2004
Soins infirmiers
43
Téléchargement