LES VERTIGES DE LA FINANCE INTERNATIONALE Henri BOURGUINAT Dans la longue introduction de son ouvrage (Economica, 1987, 296 p.), l'auteur rappelle les principaux déséquilibres de l'économie mondiale : le chômage, la saturation des marchés, l'internationalisation qui rétrécit la marge d'autonomie des États-Nations, le développement des activités financières et la baisse de la profitabilité dans l'économie réelle. Une « révolution financière » naît de la combinaison synergique de la mondialisation, des innovations financières et de la déspécialisation bancaire ; elle déstabilise les taux de change. Les ÉtatsUnis en sont les principaux bénéficiaires et leur responsabilité est engagée dans la dégénérescence du Système monétaire international. Un autre déséquilibre est représenté par les flux de capitaux issus du tiers monde au profit du Nord. Une réforme du SMI est donc indispensable. L'ensemble de l'ouvrage approfondit l'analyse de ces déséquilibres. 1. LE DOLLAR EXERCE UN POUVOIR HÉGÉMONIQUE A - LE DOLLAR DISPOSE DES ATTRIBUTS D'UNE MONNAIE INTERNATIONALE MAIS IL EN EXERCE MAL TOUTES LES FONCTIONS • • Le dollar de 1944 est « le soleil autour duquel s'organisent les autre monnaies satellites. » Une monnaie nationale est une bonne monnaie internationale à condition d'associer les qualités d'« acceptabilité-liquidité », définies par l'aptitude à s'imposer dans les échanges en dehors du pays émetteur et à satisfaire les besoins en monnaie de l'économie mondiale, aux qualités de «stabilité-prédictibilité » des taux de change afin d'inspirer confiance. En plus des fonctions traditionnelles (étalon de valeur, instrument de transaction et de réserve), l'auteur lui accorde un rôle essentiel dans le « bouclage du circuit international », ce qui attribue au pays émetteur une lourde responsabilité dans la fonction d'intermédiation. Le dollar exerce ces fonctions après 1944 mais bientôt sa position se dégrade et avec lui le système monétaire international de Bretton Woods. Le dollar n'exerce plus les fonctions d'une bonne monnaie internationale depuis les années soixante-dix. Il n'est plus un « étalon monétaire intangible » puisque son cours, très bas à la fin des années soixante-dix (3,85 francs ou 1,74 DM) s'est fortement apprécié jusqu'en 1985 (10,65 francs ou 3,45 DM) avant d'amorcer un net repli. Sa fonction d'instrument de réserve lui est disputée par le DM, par le yen ou par le franc suisse. Enfin, et c'est plus grave, les flux de capitaux entrant aux Etats-Unis excèdent le flux des sorties. « Le pays émetteur de la monnaie véhiculaire ponctionne le marché international au lieu de l'alimenter. » Le dollar reste la monnaie internationale mais les États-Unis n'exercent plus leur fonction de « prêteur en dernier ressort ». Ils n'assument plus les responsabilités liées à leur suprématie économique. Bretton Woods a laissé la place à un « nonsystème ». B - LA GESTION DES FLUCTUATIONS DU DOLLAR ECHAPPE PARTIELLEMENT AUX ETATS-UNIS • L'appréciation du dollar n'est pas due à la consolidation des « fondamentaux » aux États-Unis. L'auteur réfute l'explication du secrétaire au Trésor de l'époque suivant laquelle « la force persistante du dollar reflète une amélioration fondamentale de la politique économique américaine avec des performances et des perspectives qu'on ne trouve nulle part ailleurs ». Cette analyse ne tient pas compte du déficit commercial croissant des États-Unis. L'auteur rejette également l'explication de la hausse du dollar par la hausse des taux d'intérêt car ces derniers ont manifesté une forte tendance à converger partout dans le monde après 1983. Enfin, il relativise l'influence de la confiance inspirée par les États-Unis, présentés comme un « havre de sécurité » lors de la crise mondiale de l'économie d'endettement qui s'estompe vers 1983. • L'appréciation du dollar est due aux besoins du Trésor américain et à la spéculation. Le déficit budgétaire est lié à la faiblesse insigne de l'épargne intérieure et à la réduction de la pression fiscale de l'administration républicaine. Il s'ensuit une entrée massive des capitaux aux États-Unis qui provoque mécaniquement un renforcement du dollar. De plus, une « bulle spéculative » se développe à cause des comportements moutonniers des spéculateurs, conformes aux observations de J.M. Keynes. Comme ils anticipent tous une hausse du dollar, ils adoptent tous la même position sur le marché et leurs anticipations deviennent autoréalisatrices. Les « fondamentaux » (écarts des taux d'intérêt, équilibre budgétaire, solde des comptes courants, endettement extérieur...) ne justifient pas plus l'envol du dollar que son atterrissage en douceur. • L'« atterrissage en catastrophe » du dollar surévalué ne s'est pas produit. En effet, la conférence des Cinq (le « G5 ») à l'hôtel Plaza, à New York, en septembre 1985, montre la détermination des pays les plus puissants à s'opposer aux forces du marché. Les spéculateurs sont impressionnés. Cette concertation internationale est à l'origine de l'« atterrissage en douceur » du dollar qui se déprécie de 40 à 60 % par rapport aux autres grandes monnaies entre 1985 et 1986. Les affirmations solennelles des autorités monétaires ont été également autoréalisatrices. L'auteur souhaite à l'avenir un renforcement du dialogue international afin que les États-Unis ne soient pas tentés, à l'avenir comme dans les années trente, par « les facilités des dévaluations compétitives du dollar ». Il déplore que tous les pays doivent s'aligner sur la politique monétaire restrictive des États-Unis car la désinflation compétitive fait courir le risque de la déflation dans toute l'économie occidentale. 2. LES DÉSÉQUILIBRES DE LA FINANCE INTERNATIONALE APPELLENT UN APUREMENT DE LA DETTE DES PAYS EN DÉVELOPPEMENT ET UNE RÉFORME DU SMI A - À L'ENDETTEMENT DES PVD S'AJOUTE L'ENDETTEMENT PARADOXAL DE L'ECONOMIE DOMINANTE • Le Nord doit restructurer ou annuler la dette du Sud. La dette des PVD avoisine 1 000 milliards de dollars (en 1986). Les emprunteurs ont été imprudents mais de leur côté, les banques commerciales se sont engagées comme si « la probabilité de choc majeur susceptible d'affecter leur portefeuille international était de zéro ». Cet endettement à taux variable est brutalement alourdi par la hausse des taux d'intérêt, à partir de 1979, et par le contre-choc pétrolier de 1985-1986 qui pénalise les exportateurs de pétrole. L'endettement s'inscrit dans un cercle sans fin. Les créanciers sont amenés à consentir de nouveaux prêts car « interrompre l'alimentation en crédits revient pour les prêteurs à condamner l'économie que l'on a financé et à se priver de la seule chance de récupérer sa mise » À la suite des politiques drastiques imposées par le FMI, le remboursement de la dette et la fuite des capitaux désertant les PVD représentent un flux financier positif en faveur du Nord. Les plus riches sont financés par les plus pauvres. Pour résorber ce déséquilibre, le Nord a intérêt à restructurer la dette, voire à l'annuler au profit des pays les plus pauvres de la planète. Il créera ainsi des débouchés pour sa propre production, comme les Etats-Unis avec le plan Marshall. • L'endettement des États-Unis est déstabilisant. Leur endettement équivaut à la dette cumulée du Mexique et du Brésil, les deux PVD les plus endettés de la planète. Cette situation a été facilitée par la déréglementation et par le décloisonnement des marchés financiers, par la déspécialisation des intermédiaires et par les progrès des technologies informatiques. La logique irrationnelle de la création de nouveaux produits financiers dus « à l'imagination débordante de nouveaux alchimistes de la finance aux techniques de plus en plus sophistiquées » pousse à l'endettement malsain de la première économie mondiale. Cette dernière bénéficie du privilège « seigneurial » d'emprunter dans sa propre monnaie. Si elle la laisse se déprécier, la charge de la dette se réduit d'autant. Le pays le plus riche du monde n'exerce plus la fonction de « prêteur en dernier ressort » : il reçoit plus de capitaux qu'il n'en fournit à ses partenaires. Ce paradoxe impose une réforme du SMI. B - LA REFORME DU SMI EST IMPERATIVE MAIS DOIT ETRE PROGRESSIVE • Le monopole monétaire des États-Unis n'est plus justifié. Une réforme graduelle du SMI devrait permettre de cumuler l'avantage de la souplesse des changes flottants et celui de la fiabilité des parités fixes. Cette réforme devrait tenir compte que le monopole monétaire des Etats-Unis se délite au profit d'un oligopole monétaire exercé avec les autres grandes monnaies. Dans une économie multipolaire, « le dollar ne serait pas détrôné mais son rôle aura à être progressivement ajusté, compte-tenu de la montée d'autres centres de pouvoir économique ». À la suite de J. Willamson et de R. McKinnon, l'auteur préconise un SMI qui permette l'instauration d'un « taux de change d'équilibre réel susceptible de maintenir l'activité économique au plus haut niveau possible » à l'intérieur de « zones cibles ». Dans ces zones de référence, les parités monétaires évolueraient avec souplesse dans les limites d'un « champ balisé » par le autorités monétaires des pays participants. Il importe que les projets de réforme du SMI « passent tous par un niveau de coopération internationale renouvelée et approfondie que l'affaiblissement des variables de contrôle [des marchés] appelle impérieusement ». • L'expérience de l'Europe peut être mise à _profit. Les participants de la conférence de Séoul d'octobre 1985 ont envisagé de «faire un SME à l'échelle mondiale ». L'auteur y est favorable car, dans une large mesure, l'îlot de stabilité créé par le SME de 1979 répond à la définition d'une « zone cible » définie par J. Willamson. Il est en effet admis que le bilan du SME est positif en ce qui concerne la convergence des taux d'intérêt et des taux de change ainsi que dans la lutte contre l'inflation. Le « SME a exercé une fonction de rassemblement en tirant les pays les moins vertueux vers un palier inférieur de hausse des prix ». A contrario, le SME n'a pas nettement contribué à soutenir la croissance sur le Vieux Continent ni à réduire les déséquilibres commerciaux entre les Étatsmembres. Un des objectifs des promoteurs du SME de 1979 était de renforcer le processus d'intégration régionale par la monnaie unique. L'avenir leur a donné raison car l'Écu est de plus en plus utilisé comme instrument de facturation et d'émission d'obligations internationales. Si « la monnaie européenne est seulement en train de se faire », l'Écu sera « une monnaie européenne véritable », un des piliers d'un système monétaire tripolaire (« dollar-yen-Écu »), dès qu'une banque centrale européenne sera créée. En conclusion de l'ouvrage, l'auteur insiste sur l'urgence de réformer le SMI car « la reprise en main d'une économie mondiale de plus en plus à découvert passe sans qu'on puisse en douter par une maîtrise retrouvée des taux de change ». Henri Bourguinat réalise une synthèse magistrale de plus de cent vingt études économiques consacrées à la dégradation du système financier international pendant une époque clé de l'histoire de ce dernier demi-siècle. Le style de l'ouvrage est dense, la lecture parfois tendue, tant le discours est riche en concepts et les références nombreuses. Mais la récompense est grande pour le lecteur désireux de comprendre les mécanismes de la finance internationale. Même si toutes les inquiétudes de l'auteur n'ont pas été confirmées par la suite, les lignes de force de l'histoire monétaire des années postérieures ont été clairement perçues dès 1987. Les grilles d'analyse ont prouvé leur pertinence, notamment en ce qui concerne la nécessité d'une monnaie européenne et les craintes exprimées sur l'évolution erratique des marchés financiers irrationnels (du krach de 1987 au krach de 1997). SOURCE : 100 fiches de lectures, sous la dir. de M Montoussé, Bréal, 1998