l`accompagnement psychologique du sujet migrant alcoolique

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L’ACCOMPAGNEMENT PSYCHOLOGIQUE DU SUJET MIGRANT
ALCOOLIQUE : COMMENT TRAITER ENCORE ET ENCORE LA
QUESTION DE LA HONTE ?
John Libbey Eurotext | « L'information psychiatrique »
2017/3 Volume 93 | pages 209 à 216
ISSN 0020-0204
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2017-3-page-209.htm
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Laurent Valot, « L’accompagnement psychologique du sujet migrant alcoolique :
comment traiter encore et encore la question de la honte ? », L'information
psychiatrique 2017/3 (Volume 93), p. 209-216.
DOI 10.1684/ipe.2017.1612
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Laurent Valot
Psychiatrie au futur
L’Information psychiatrique 2017 ; 93 (3) : 209-16
L’accompagnement psychologique
du sujet migrant alcoolique :
comment traiter encore
et encore la question de la honte ?
Centre d’alcoologie et unité d’hospitalisation
complète Sesame (Centre hospitalier Pinel),
464, rue Saint-Fuscien, Amiens, 80000
Centre de recherche en psychologie
(EA 7223), Université Picardie Jules Verne,
Chemin du Thil, 80025 Amiens
Résumé. À partir d’une revue non exhaustive de la littérature, et en nous appuyant sur
notre expérience clinique, notre réflexion porte sur l’abord de la honte chez les patients
migrants alcooliques, vus en cure de sevrage et après. Le développement de notre
communication se compose de quatre parties. Nous présentons tout d’abord de brèves
considérations psychopathologiques sur les problèmes d’alcoolisation chez les sujets
immigrés en France. Nous retraçons ensuite les caractéristiques de la honte et celles
de la relation entre l’alcoolisme et la honte. Dans un troisième temps, nous exposons
quelques données sur l’accueil des sujets migrants dans le service d’alcoologie dans
lequel nous travaillons. Enfin, à partir d’exemples cliniques, nous avançons quelques
réflexions sur la honte et sur l’intérêt de reconnaître cet affect lors de l’accompagnement
psychologique.
Mots clés : migrant, alcool dépendant, alcoolisme, accompagnement, honte, entretien,
cas clinique
Abstract. Psychological monitoring of the alcoholic migrant: how to deal again and
again with the question of shame ?. From a non-exhaustive review of the literature
and based on clinical experience our analysis focuses on the scope of shame among
alcoholic migrant patients during and after withdrawal treatment. The development of
our communication consists of four parts. We first discuss about short psychopathological considerations that refer to alcohol problems among the immigrant population in
France. We describe the characteristics of shame and its link with alcoholism. In a third
part we present some information about the way migrants are welcome in our alcoholic
care department. Finally, we put forward some thoughts about shame based on clinical examples as well as the importance to acknowledge its impact during psychological
support.
Key words: migrant, alcohol, alcoholism, monitoring, shame, interview, clinical case
Resumen. El acompañamiento psicológico del sujeto migrante alcohólico: ¿cómo
tratar una vez más la cuestión de la vergüenza ?. Partiendo de un repaso no exhaustivo
de la literatura, y apoyándonos en nuestra experiencia clínica, nuestra reflexión se centra
en el enfoque de la vergüenza en los pacientes migrantes alcohólicos, atendidos durante
un período de desadicción y después. El desarrollo de nuestra comunicación consta de
cuatro partes. Presentamos de entrada unas rápidas consideraciones psicopatológicas
sobre los problemas de alcoholización entre los sujetos inmigrados en Francia. Recordamos luego las características de la vergüenza y las de la relación entre alcoholismo y
vergüenza. Como tercer punto, exponemos algunos datos sobre la acogida de los sujetos migrantes en el servicio de alcohología en el cual trabajamos. Por fin, partiendo de
ejemplos clínicos, adelantamos algunas consideraciones sobre la vergüenza y sobre el
interés que supone reconocer este afecto durante el acompañamiento psicológico.
Palabras claves: migrante, alcoholodependiente, alcoholismo, acompañamiento,
vergüenza, entrevista, caso clínico
Introduction
Notre article1 met l’accent sur la honte chez les patients
migrants2 alcooliques, vus en cure de sevrage et après.
S’exprimer sur cette thématique nécessiterait comme préadoi:10.1684/ipe.2017.1612
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Laurent Valot
Correspondance : L. Valot
<[email protected] >
lable d’exposer les diverses informations permettant de
comprendre la situation de migrant dans son ensemble :
point de vue culturel, social et psychologique. Il n’est
pas dans notre intention de reprendre ces données à travers cet écrit. Dans notre article, nous présentons tout
1
Cet article a fait l’objet d’une communication dans l’atelier intitulé « Psychiatrie et politique/ Psychiatrie
et société » aux 35es Journées de la Société de l’Information Psychiatrique, le vendredi 30 septembre 2016,
à Bruxelles.
2
Le migrant correspond ici à une personne étrangère qui a quitté son pays pour des raisons diverses
(par exemple, économiques ou politiques).
Pour citer cet article : Valot L. L’accompagnement psychologique du sujet migrant alcoolique : comment traiter encore et encore la question de la honte ?
L’Information psychiatrique 2017 ; 93 (3) : 209-16 doi:10.1684/ipe.2017.1612
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L. Valot
d’abord de brèves considérations cliniques sur les problèmes d’alcoolisation chez les sujets immigrés en France.
Dans un deuxième temps, nous exposons les caractéristiques de la honte et ses liens avec l’alcoolisme. Nous
exposons ensuite quelques données sur le nombre de
patients migrants admis dans l’unité d’alcoologie Sesame.
Enfin, à partir d’exemples cliniques, nous avançons quelques
éléments de compréhension sur la place de la honte chez
ces sujets, et l’intérêt d’un travail d’expression et de reconnaissance de cet affect.
Brèves considérations
psychopathologiques sur les problèmes
d’alcoolisation chez les sujets
immigrés en France
Cette addiction entraîne des dommages sociaux [15].
L’alcoolisation chronique concerne les personnes immigrées installées en France depuis plus de dix ans. Elle
relève d’un entraînement, surtout dans le milieu professionnel, avec une consommation sur les lieux de travail. Elle
relève également d’un processus de socialisation, témoin
d’une insertion progressive et critère de sociabilité dans une
société française où l’alcool est valorisé : au café, chez les
amis. Cette alcoolisation, avec sa face conviviale française
[17, 19], entraîne des perturbations somatiques et des dommages familiaux et sociaux [9]. Dans les deux cas, l’addiction
chez ces personnes s’accompagne de découragement, de
culpabilité, de honte [17] et de rejet de l’entourage. En outre,
elles ont des difficultés à accéder aux soins.
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Sur le plan psychopathologique [20-26], la honte est définie comme le sentiment négatif et douloureux de se croire
une personne indigne, manquant de valeur et préoccupée
par la crainte d’être perçue comme telle. La honte a trait à
l’image de soi, donc au narcissisme et surgit dans la relation : le sujet est honteux en présence d’autrui. Cet affect
frontière entre le narcissique et l’objectal se manifeste par
de la gêne, du malaise, en fonction du regard de l’autre, de
son jugement. Il est associé à des émotions connexes telles
que l’angoisse, la colère, l’humiliation, la peur et la tristesse.
Il se présente avec des manifestations physiologiques (par
exemple, le rougissement) et des comportements typiques
d’évitement, de retrait, reconnus dans la plupart des cultures. La honte, difficile à vivre, engendre un sentiment
d’infériorité et des affects dépressifs. Elle sidère le sujet ;
elle tend à inhiber toute élaboration psychique et entrave ses
moyens de vivre en société. Elle bloque la communication,
elle isole, elle enferme, elle impose de se cacher [20, 25, 27]
de disparaître ou de mourir [20, 21, 23, 25].
La honte se différencie de la culpabilité. Elle est plus
douloureuse et problématique que la culpabilité. La honte
répond à une défaillance vis-à-vis des valeurs idéales et,
au niveau inconscient, renvoie à l’idéal du moi groupal. La
culpabilité correspond à une transgression des interdits et,
au niveau inconscient, se réfère à l’instance du surmoi.
La honte est parfois difficile à reconnaître parce que le
sujet se la cache à lui-même et aux autres, à son entourage, à
sa communauté. Chez le sujet étranger, elle peut faire partie
des « sentiments congelés » en lien à l’impact du trauma de
la migration [28].
Pour Tisseron [25], la honte est une forme de « désintégration ». Le risque principal est de perdre toute qualité
d’être humain, de se sentir réduit à n’être pas grand-chose,
voire détruit. La honte peut s’exprimer dans des manifestations psychopathologiques variées : pathologies physiques
et psychiques, suicides, toxicomanie, appartenances au
groupe des exclus d’une société, comportements de soumission [29]. Les expériences traumatisantes génèrent la
honte et une dévalorisation narcissique.
L’Information psychiatrique • vol. 93, n ◦ 3, mars 2017
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La honte et ses liens avec l’alcoolisme
Les immigrés résidants en France présentent parfois des
troubles psychiques [1-6]. Leur souffrance diffuse recouvre
des plaintes persistantes et invalidantes centrées sur le
corps (fatigue, insomnie, maux de dos, de tête. . .) [6-8]
en lien à des complications anxio-dépressives [5, 6], des
syndromes psychotraumatiques [8-10], des troubles psychotiques [11-13] et des conduites addictives [4, 9, 14, 15].
Les facteurs qui conduisent à ces troubles sont en majorité
des facteurs environnementaux peu étayants (conditions de
départ et d’accueil, discriminations, isolement social, éloignement des modèles culturels, problèmes de logement,
de travail, situations de précarité. . .) et des facteurs psychopathologiques (angoisse de perte, épreuve de la solitude,
nostalgie du pays d’origine, vulnérabilité psychique. . .).
Dans le champ des addictions, l’alcoolisme de l’immigré
résidant en France est un phénomène indiscutable [6],
mais peu documenté [15]. Cette conduite varie selon les
ethnies [6, 16]. Pour les sujets originaires du Maghreb,
l’alcoolisation est un comportement acquis au cours du
séjour en France [1, 4, 6], de manière plus ou moins précoce.
La durée de séjour et le déracinement sont des facteurs
de risques majeurs d’alcoolisation chronique. Pour les Africains, la rupture avec les traditions du pays d’origine est
source de tensions, d’un vécu dépressif lié au déracinement et d’alcoolisme chronique [6]. Parmi les Européens,
les immigrés italiens, polonais, espagnols ou portugais rencontrent en France une société proche de leurs modèles
socioculturels [17]. L’alcoolisation tient une place dans leur
vie quotidienne (repas) et lors des célébrations festives.
Dans la communauté des Polonais, la présence de perturbations alcooliques, dont des psychoses alcooliques [18] chez
les hommes, est plus souvent retrouvée.
En s’alcoolisant, le sujet migrant tente d’oublier ses difficultés en tout genre : les situations traumatisantes, la perte
d’appartenance à une communauté et l’éloignement des
siens deviennent plus supportables. L’alcoolisme paroxystique et l’alcoolisation continue sont les pratiques addictives
les plus répandues. La première conduite se retrouve chez
les sujets étrangers récemment arrivés et isolés ; témoin
d’un échec socioprofessionnel ou de difficultés d’adaptation.
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En résumé, la honte est le signe d’une blessure narcissique difficilement partageable. Elle est « une atteinte dont
la personne ne peut se relever seul » [30]. Sur le plan psychothérapique, l’abord de cet affect est difficile, car il est
extrêmement ubiquitaire, contagieux, mobile [26]. Nommer
la honte est ce qui permet de la circonscrire, de commencer
à la dépasser et à reconstruire sa personnalité sur d’autres
bases. La nomination permet au patient de se confronter à
ce qui provoque la honte en soi, et de s’en dégager progressivement. La mise en mots de cet affect peut être comparée
à « un apprivoisement de la honte » [24]. Et elle constitue un
point d’appui essentiel dans l’affirmation et la reconstruction
de l’identité du patient.
Pour ce qui concerne l’alcoolisme, de nombreux travaux
internationaux ont étudié le lien entre le sentiment de honte,
celui de la culpabilité, et l’abus d’alcool. Tangney [22, 31],
Dearing et al. [32], et Stuewig et al. [33] estiment que les
sentiments de honte éprouvés dans l’enfance constituent
un facteur de vulnérabilité dans le développement ultérieur
de la dépression, des troubles anxieux, de la prise d’alcool
et d’abus de drogues. À partir d’une étude réalisée auprès
d’étudiants inscrits à l’université et de sujets présentant des
problèmes judiciaires, Dearing et al. [32] se sont intéressées
à la corrélation entre la culpabilité, la honte et le mésusage
d’alcool et de drogues. Ils ont établi l’existence d’un lien
positif entre les éprouvés de honte durant l’enfance et une
consommation problématique de toxiques (alcool, drogues)
au début de l’âge adulte. La population étudiée a tendance
à s’adonner aux produits pour faire face à la honte intériorisée passée. Toutefois, les auteurs n’ont pas relevé de
liens significatifs avec la culpabilité. La honte et la culpabilité doivent être considérées séparément dans la prévention
et le traitement de l’alcoolisme. Dans une étude différente,
Stuewig et al. [33] considèrent que la baisse de l’estime de
soi, avec sa part de honte intériorisée, chez l’adolescent,
représente un facteur de risque d’intoxication à l’alcool et de
troubles du comportement, à l’âge adulte. La consommation
d’alcool et de drogues atténue les pensées négatives ressenties à l’adolescence. D’autres auteurs [34-37] rapportent
que le recours aux toxiques est régulièrement recherché
pour traiter les émotions déplaisantes (la culpabilité et la
honte) présentes dans l’enfance. Ils montrent le lien positif
entre « le pardon » et la honte pour éviter de développer
une alcoolisation pathologique. En conséquence, d’après
Dearing et al. [32] et Wiechelt [36], il importe de prendre
en compte les éprouvés de honte lors des soins proposés
aux patients alcooliques, dans les centres de traitement des
addictions.
Dans les travaux français, la problématique de la honte
de boire est évoquée par différents praticiens [17, 38-40].
Maisondieu [38] est l’un des premiers à mettre la honte en
relation avec la question de l’addiction à l’alcool. Il écrit : « au
début de l’alcoolisme, il y a la honte, ce sentiment pénible de
son infériorité, de son indignité ou de son humiliation devant
autrui, de son abaissement dans l’opinion des autres. Je ne
connais pas un alcoolique chez lequel manque cet affect douloureux ». L’image négative que le patient a de lui-même,
L’Information psychiatrique • vol. 93, n ◦ 3, mars 2017
marquée notamment par la honte, renforce sa conduite
addictive. Par ailleurs, l’alcoolisme féminin, décrit par différents auteurs [41-43], est caractérisé par sa consommation
solitaire et dissimulée d’alcool, vécue dans la culpabilité et
la honte.
Pour Descombey [17] et Monjauze [39, 40], l’alcoolisme
est une pathologie de la honte et non de la culpabilité.
Selon Monjauze [40], ce qui fait honte, vraisemblablement,
« c’est l’animalité du processus régressif alcoolique et
l’impuissance du sujet à l’endiguer ». La honte de boire
enferme le buveur dans les mensonges et le silence.
En outre, elle dissimule une honte plus profonde d’une
souffrance subjective faite d’angoisse, de culpabilité et de
dévalorisation. Descombey [17] et Monjauze [39, 40] rapportent cette honte, très marquée chez certains malades, à
une relation précoce perturbée par l’environnement familial
chaotique. Dans certains cas, cette honte primaire se trouve
réactivée par les sévices subis dans l’enfance. Une enfance
marquée par la sévérité, le mépris ou la violence de son
entourage peut créer la honte d’exister [40]. La honte exige
en tout premier lieu la restauration narcissique du patient.
Nous retenons ici que le recours à l’alcool est recherché
par certains patients pour dissimuler de nombreuses difficultés, dont « une honte initiale » qu’ils éprouvaient avant
même de boire ce produit. C’est à travers le récit de leur
histoire personnelle et familiale que le psychologue clinicien peut entendre cette honte et accompagner le patient
à la dépasser et à reconstruire sa personnalité sur d’autres
bases.
Ces considérations cliniques énoncées, que dire sur la
problématique de honte chez les sujets migrants alcooliques ? Cette problématique ne semble pas avoir été
abordée chez ces sujets. L’objectif de notre communication n’est pas d’exposer les composantes de la honte chez
ces patients. À l’aide d’exemples cliniques, nous souhaitons
seulement souligner quelques réflexions psychopathologiques sur l’intérêt du travail d’expression et de reconnaissance de la honte pour accompagner au mieux ces sujets.
Caractéristiques de la population
migrante hospitalisée au Sesame
À partir des données recueillies par l’intermédiaire du
département d’information et de recherche médicale (DIRM)
du centre hospitalier psychiatrique Ph. Pinel de la ville
d’Amiens, nous présentons ici le nombre de patients
migrants hospitalisés dans l’unité d’alcoologie Sesame, au
cours des trois dernières années. Ils représentent environ
4 % du nombre de patients hospitalisés. Ce sont en majorité
des hommes originaires d’Europe et d’Afrique. L’importance
numérique du sexe masculin semble plus le reflet de la
migration célibataire ou menacée de séparation. Les patients
sont généralement en arrêt de travail. Certains sujets ont
été admis plusieurs fois à l’hôpital psychiatrique, pour
une courte période de sevrage, avant d’arriver au Sesame
(tableau 1).
211
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L’accompagnement psychologique du sujet migrant alcoolique : comment traiter la question de la honte ?
L. Valot
Nombre de patients
hospitalisés au service
d’alcoologie Sesame
Nombre de patients
migrants hospitalisés
au service d’alcoologie
Sesame
Nombre de patients
migrants suivis en
ambulatoire au service
d’alcoologie Sesame
2012
213
10 soit 4,69 %
49
2013
200
8 soit 4 %
37
2014
210
9 soit 4,29 %
39
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Dans le détail des données d’hospitalisation des personnes migrantes au Sesame, les patients ont été
majoritairement adressés par un médecin ou des travailleurs
sociaux. Ils ont pour la plupart de grandes difficultés pour des
raisons complexes, en rapport avec un contexte familial, économique et social qui les fragilise. Ces malades déclarent
une ancienneté de leur consommation d’alcool supérieure
à dix ans. Leur alcoolisme concerne une dépendance à la
bière et au vin. L’absorption d’alcools forts est le plus souvent citée par des consommateurs plus jeunes. Les sujets
d’origine étrangère remontent leur début d’alcoolisation
pathologique à la période de l’âge adulte en lien à leur
séjour en France. Les périodes d’abstinence sont de courte
durée, un an, après plusieurs sevrages. Dans le témoignage
des patients, on note la méconnaissance des dangers de
l’alcool, la tendance à s’isoler progressivement et les difficultés d’accéder aux soins. L’alcoolisation des femmes
immigrées est solitaire et clandestine.
D’un espace de soins à un espace
psychique : exemples cliniques
L’unité de soins Sesame correspond à une unité
fonctionnelle d’alcoologie rattachée au centre hospitalier
Ph. Pinel. La capacité d’hospitalisation est de vingt lits
pour un mois de soins. En pratique, suite à un entretien médical, l’hospitalisation se décide en dehors de tout
contexte d’urgence. L’objectif principal de la cure consiste
à l’amélioration de la qualité de vie des personnes en
ciblant la santé physique et psychologique, les relations
sociales et les comportements addictifs. Cela demande
des interventions thérapeutiques (médicales et soignantes)
en accompagnant le malade alcoolique vers un changement de consommation (que cela soit l’abstinence ou une
réduction de consommation). En lien à ces interventions,
nous proposons un accompagnement psychologique selon
un regard psychodynamique3 sur la personnalité du sujet
« addicté » à l’alcool. Cet accompagnement consiste en
une série d’entretiens basés sur la compréhension globale
3
À l’aide de l’orientation psychodynamique, nous cherchons à tenir compte
de l’extrême complexité de l’organisation de la vie psychique et de la grande
diversité des histoires et de situations de chacune des personnes rencontrées, sans exclure les apports d’autres approches psychopathologiques
(thérapie comportementale et cognitive ou thérapie systémique).
212
du patient, à travers toutes ses dimensions culturelles. Il
requiert d’instaurer une alliance thérapeutique avec « la partie saine » [39] de sa personnalité alcoolique. Cette stratégie
permet de contenir les affects qui conduisent le sujet à
s’alcooliser massivement. Dans le cas de situations interculturelles, en référence aux écrits de Surena [44] et de
Guérraoui et Pirlot [45], nos entretiens sont axés sur la souffrance addictive articulée à l’histoire personnelle et familiale
du patient, en fonction de son tissu socioculturel présent et
passé. Le travail sur les représentations culturelles se fait
dans le dialogue, nous accompagnons le patient dans une
réflexion sur ses affiliations. La langue maternelle est privilégiée dans le suivi. Elle permet de sortir de l’irreprésentable
en utilisant les ressources de la culture quand les mots de
l’intériorité manquent [45, 46]. Notre écoute est attentive
aux troubles et traumatismes passés qui peuvent être réactivés (retour du refoulé ou du clivé). Elle tient compte de
notre contre-transfert culturel [45]. En prenant en considération la personnalité du patient, nous cherchons à substituer
au silence de la honte la remémoration pour aider le patient
à réacquérir des potentialités de la vie psychique.
Nous présentons maintenant plusieurs exemples cliniques. Les sujets rencontrés s’exprimaient en langue
française.
Madame A : honte et abus sexuels
dans l’enfance
Madame A., d’origine allemande, sans profession, est
âgée de 49 ans. Elle a gardé sa nationalité d’origine. Cette
patiente vient au Sesame suite à des alcoolisations aiguës
répétées depuis plus de dix ans. Elle a déjà bénéficié de
plusieurs sevrages à l’hôpital. À son entrée, Madame A
présente un tableau dépressif (avec tristesse, culpabilité
et pensées suicidaires) et se plaint de violents maux
de tête et d’une crainte de l’avenir. Durant le séjour, le
traitement prescrit, à base de valium, de réducteurs
d’appétence, d’antidépresseurs, d’anxiolytiques et de vitamines, montre son efficacité au bout de deux semaines, en
parallèle aux activités thérapeutiques proposées. Dans les
groupes, elle parle de sa souffrance dépressive et progressivement de sa honte de boire de l’alcool.
En entretien individuel, nous sommes face à une patiente
qui est empêtrée dans des souvenirs traumatiques. De son
histoire de vie, Madame A. se réfère souvent à son enfance
allemande fortement idéalisée. Elle regrette son pays avec
L’Information psychiatrique • vol. 93, n ◦ 3, mars 2017
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CHU Bordeaux - - 194.167.179.10 - 14/04/2017 11h17. © John Libbey Eurotext
Tableau 1. Nombre de patients migrants suivis au CHPP en alcoologie selon l’année.
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ses amies. Elle ne s’est jamais adaptée à la culture française.
Madame A. est arrivée en France avec ses parents sans
entrain, dans une perspective de réussite professionnelle
du père. Au cours de nos échanges, elle fait constamment
des allers et retours entre les deux cultures. L’enfance est
vécue comme heureuse auprès de ses parents, mais traumatique avec l’un de ses oncles, en raison des abus sexuels
subis. Madame A. n’a jamais eu la force de s’opposer à son
emprise, elle s’est sentie inférieure, diminuée. Et elle n’a
jamais rien dit à sa famille, de peur d’être jugée. Madame A.
s’est installée dans le silence, pour ne pas dire sa honte,
pour se protéger elle-même en préservant son image. À
l’âge adulte, la mort brutale de sa mère a été mal vécue.
Cette perte reste « un deuil impossible », selon ses termes.
Le deuil ravive chez la patiente le regret d’avoir quitté son
pays. Son projet est de « revenir en Allemagne ».
À propos de sa trajectoire addictive, à l’adolescence,
Madame A. a commencé à s’alcooliser en France pour tenter
d’oublier son mal-être. À l’âge adulte, elle s’est orientée vers
des alcoolisations sporadiques et massives dans des contextes amicaux et familiaux. Sa manière de boire correspondait
à une manière de vouloir « se fondre » dans l’environnement
familial, de rester dépendante à ses parents. Le comportement alcoolique s’est aggravé avec la perte de sa mère, le
départ de ses enfants et les problèmes de santé de son mari.
Elle s’est enfermée dans une auto-soumission à l’alcool pour
lutter contre des affects dépressifs et la perte objectale de sa
mère. Dans la combinaison alcoolisme et deuil, l’ingestion
addictive d’alcool l’empêchait d’accomplir le travail de deuil
de son parent.
Dans le dispositif thérapeutique proposé par des rencontres avec le médecin psychiatre et un suivi psychologique
régulier, Madame A. a maintenu son abstinence et a pu traiter son mal-être dépressif rempli de colère, de tristesse et
de honte. Au cours de l’accompagnement psychologique, en
nommant plusieurs fois sa honte liée aux abus sexuels de
son oncle, sa souffrance psychique s’est progressivement
apaisée. Elle a digéré son histoire et repris confiance en elle.
Ses maux de tête se sont atténués. Elle a trouvé un équilibre
psychique satisfaisant pour prendre soin d’elle-même et de
son mari.
Monsieur D : la honte d’exister
Monsieur D., d’origine togolaise, est âgé de 30 ans. Ce
patient alcoolique et dépressif est orienté par les travailleurs
sociaux du foyer d’accueil, après plusieurs tentatives de suicide. Monsieur D. arrive au Sesame dans un état critique
sur le plan somatique (début de cirrhose, tremblements des
membres supérieurs et perte d’appétit) et une symptomatologie anxio-dépressive (avec une tristesse de l’humeur, une
insomnie et des passages à l’acte autoaggressifs). Dans
les entretiens et les groupes thérapeutiques, Monsieur D.
Ce patient adopte une attitude de repli et paraît absent
quand il s’exprime. Il présente des traits de phobie sociale
et des troubles cognitifs. Il attend les questions pour parler
lui.
L’Information psychiatrique • vol. 93, n ◦ 3, mars 2017
L’histoire de ce patient migrant tourne autour de sa
situation de dépendance à son entourage proche, de traumatismes et de honte. Dans son récit biographique, la faille
narcissique est au premier plan. Monsieur D, fils unique,
témoigne d’une rencontre manquée avec ses parents. Ses
parents lui ont souvent répété que sa naissance n’était pas
désirée, « juste un accident ». Monsieur D. n’a jamais reçu
d’affection de la part de son père et de sa mère, juste des
injonctions et des « coups ». Ils le traitaient de « raté ». Son
éducation a été confiée à ses oncles, selon la tradition musulmane. Son départ du Togo avec sa mère pour rejoindre son
père, installé à Paris, a été mal vécu. Il dit avoir perdu ses
amis de sa ville natale, « ses attaches ». En France, il s’est
senti inutile : « je ne vaux rien depuis que je suis arrivé en
France ».
À propos de son addiction, le recours aux toxiques (alcool
et cannabis) a débuté à Paris. Monsieur D. a recherché « une
fraternité » à l’extérieur de chez lui. Les copains ont pris une
place importante dans son existence. Dès l’âge de 17 ans,
il a commencé à boire quelques bières « pour se casser la
tête avec les copains, une manière de ne plus penser ». Avec
ses amis, Monsieur D., reconnu comme « l’étranger », a été
entrainé à boire et à faire des bêtises avec des voitures, à
rouler vite sans permis. Lors d’une consommation massive,
il a pris une voiture et a provoqué un accident. Son alcoolémie était élevée, il a été mis en garde à vue. Son alcoolisme
a engendré de sérieux troubles et a été un facteur de désinsertion. Il a erré de ville en ville, jusqu’en Picardie, et n’avait
aucune ressource autre que le vol. Il est très gêné de raconter cette période où tout le monde se moquait de lui. Il se
sentait très seul, « abandonné ». Il buvait « pour ne plus
exister », dit-il.
En parallèle à la prise en charge médicale, pour le suivi
du traitement à base d’antidépresseurs et d’anxiolytiques,
nous avons proposé un accompagnement psychologique
régulier. Celui-ci lui a permis de dérouler progressivement
son histoire traumatique marquée par l’emprise familiale,
d’exprimer sa perte du lien culturel avec son pays et ses
affects douloureux : sa colère, sa gêne, sa honte et sa tristesse. En lien à une attitude soutenante et au transfert, nous
avons constaté, chez Monsieur D., une ouverture visible
sur le plan physique et psychologique. Dans le remaniement de la représentation de soi, il a retrouvé « une dignité
d’homme », selon ses dires. En lien au suivi socio-éducatif,
l’accompagnement psychologique, attentif, constructif et
empathique, lui a servi d’étayage pour élaborer avec le
temps son éprouvé de honte et sa dépression.
Autres exemples cliniques
Madame B., d’origine polonaise
À ces deux situations cliniques, il nous faudrait ajouter le
cas de Madame B., d’origine polonaise, arrivée en France, il
y a plus de vingt ans, pour des raisons économiques. Cette
patiente présente un alcoolisme chronique, une consommation abusive de médicaments, un tableau dépressif sévère
et des maux de ventre. Lors des premiers temps de son
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L’accompagnement psychologique du sujet migrant alcoolique : comment traiter la question de la honte ?
hospitalisation, elle raconte au médecin qu’elle buvait pour
s’assommer. Dans l’accompagnement psychologique proposé, son discours se focalise sur la honte de s’être engagée
dans la même voie addictive que sa mère. « Je me voyais
en elle en fait, la même alcoolique, j’étais en colère après
moi. » Ce n’est qu’après plusieurs entretiens qu’elle énonce
par bribes son histoire de vie remplie d’une autre souffrance
associée à une honte intérieure. Elle évoque les violences
subies par sa mère alcoolique et le fait d’avoir été témoin
de son infidélité à domicile. Madame B. n’a jamais rien dit
sur les conduites maternelles, ni rien montré de son désarroi. Elle énonce : « j’ai honte de ce que j’ai vécu avec ma
mère. Son attitude, son regard, son jugement m’ont salie
et je n’arrivais pas à me relever pour m’opposer ». Au fur
et à mesure de notre accompagnement, en parallèle à une
aide médicamenteuse et des interventions de l’équipe soignante, en nommant sa honte en lien au comportement
passé de sa mère malveillante, nous avons vu Madame B.,
reprendre confiance en elle et adopter un comportement
féminin adapté.
Monsieur E., patient espagnol
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Autre observation clinique : Monsieur E., patient espagnol, ne supporte pas ses alcoolisations intermittentes. Il a
honte de sa situation addictive, il se qualifie d’« épave alcoolique ». Il est arrivé en France, il y dix ans, pour travailler dans
le bâtiment. Il a toujours vécu chez des amis, puis dans des
foyers de jeunes travailleurs. Lors de ses consommations
paroxystiques, il se dénigrait dans sa langue maternelle,
répétant inconsciemment ses relations passées avec son
père alcoolique et maltraitant. L’accompagnement psychologique, associé à des séances de photo-langage, lui permet
de revenir sur les traces douloureuses de son passé, et tout
particulièrement son obéissance, durant son enfance, à son
père humiliant et rigide qui lui faisait honte. Il a supporté son
attitude au prix d’angoisses importantes. Il a commencé à
boire, à l’adolescence, pour surmonter sa timidité maladive,
devenue une véritable gêne dans ses relations sociales. La
prise en charge alcoologique et psychothérapique lui a donné
progressivement une certaine force pour prendre des décisions, pour se transformer.
Ces deux observations illustrent la honte d’avoir vécu
avec un parent alcoolique humiliant.
Quelques éléments de discussion
Faisons d’emblée une remarque, si, au cours du suivi
proposé, les patients venus d’ailleurs évoquent progressivement leur alcoolisme et les affects douloureux associés,
dont la honte, cela n’est pas toujours le cas. Aborder la problématique de la honte fonctionne lorsqu’il y a rencontre
entre le malade étranger et le thérapeute. Mais cette rencontre est rare. Certains sujets, s’inscrivant dans une relation
de transfert négatif, n’expriment que des faits et se ferment
à tout échange prolongé, notamment sur leur souffrance
passée et leurs émotions. Leurs difficultés de (se) penser,
214
d’évoquer leurs traumas, leurs affects « congelés » [28] dont
la honte non surmontée avec ses aménagements catastrophiques [25] : la résignation ou le masochisme, témoignent
de cette fermeture. La honte non abordée, inscrite dans un
gel psychique, est ici « sans issue ». La honte est une source
importante d’échec thérapeutique [20, 24, 25, 32, 36].
En dehors de ces situations, les patients étrangers rencontrés expriment une grande souffrance. Leur alcoolisme
traduit une fragilité ancienne articulée à une insatisfaction
des conditions de vie post-migratoires. Par l’expérience de
la migration, ces sujets se sont sentis désemparés de leur
trame culturelle [6, 45], c’est-à-dire leur environnent social,
relationnel et langagier, qui sous-tendait leurs identifications
nécessaires à l’adolescence pour se constituer comme individu [46]. En quittant leur pays dans lequel ils avaient leurs
références (réelles, symboliques et imaginaires) liées à leur
histoire et à leur famille, ils ont éprouvé un sentiment de
perte et de révolte intérieure les rendant vulnérables.
La souffrance psychopathologique de ces patients est liée
à plusieurs raisons : l’absence d’épanouissement de leur
vie économique et sociale, une histoire familiale lourde faite
de carences narcissiques et de traumatismes psychiques,
mais aussi l’absence de valeur de soi, la nostalgie du pays
d’origine (de leurs « attaches »), et des difficultés à tolérer la
solitude. Les prémices de leur trouble alcoolique sont retrouvées le plus souvent au cours du temps de l’adolescence,
avec les phénomènes critiques et les mouvements dépressifs qui l’accompagnent. Si les éléments individuels sont
à prendre en compte, les éléments du contexte familial et
culturel jouent un rôle important dans le recours à l’alcool.
L’alcoolisation a représenté un processus qui a fonctionné
pour fournir une issue à des souffrances psychiques et des
conditions de vie difficiles.
Dans les récits, les problématiques de honte et de solitude sont fréquemment évoquées. Elles sont associées
à la conduite addictive qui les enferme dans les mensonges, le silence et le retrait social. En leur accordant
une écoute empathique et du temps, les patients rencontrés arrivent à mettre des mots et des sentiments sur
des éprouvés jusque-là innommables : notamment une
honte passée déstructurante [25]. Celle-ci se présente sous
différentes expressions : inhibition, timidité, passivité, sentiment d’infériorité, sentiment de dévalorisation, manque de
confiance en soi et angoisse d’abandon. La honte apparaît
comme une souffrance narcissique identitaire liée à des facteurs communs dans les situations cliniques. Les patients
témoignent d’une enfance marquée par la sévérité, le mépris
et la violence familiale (abus sexuels, coups). Leur enfance
blessée a engendré une mésestime de soi en fonction
du regard dévalorisant de leur entourage. L’empreinte de
l’autre semblait résider sur leur corps, à travers différents maux somatiques (maux de tête, maux de ventre,
insomnies) et psychiques. Les éprouvés de honte se sont
enracinés dans le sentiment d’être différent des autres avec
une perte de confiance en soi et une angoisse d’abandon.
Le sentiment d’être méprisé, rabaissé, rejeté, a empêché
l’expression de soi. La honte a subsisté parce qu’elle était
L’Information psychiatrique • vol. 93, n ◦ 3, mars 2017
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L. Valot
L’accompagnement psychologique du sujet migrant alcoolique : comment traiter la question de la honte ?
indicible, impartageable. Au cours de l’accompagnement
psychothérapeutique, en parlant de leur histoire personnelle et familiale, les sujets ont dit la honte. Nommer cet
affect douloureux, pour ces personnes, les a aidés à s’en
dégager.
L’accompagnement psychologique implique une relation singulière, une co-présence, un engagement de notre
personne de clinicien en faisant preuve de « tact » psychologique. Cet accompagnement demande une écoute
empathique et une action parlante4 . C’est en prenant la
parole que le patient étranger apprend à se voir, à se faire
voir comme à se faire valoir. L’accompagnement psychologique suppose également un regard clair, bienveillant, non
retranché derrière une neutralité et une réserve. Notre intervention, à visée psychothérapique, permet d’aider les sujets
à mentaliser leur fracas silencieux, à quitter leur positon
d’auto-accusation et d’identification à l’autre malveillant de
leur enfance, et d’exprimer une représentation de soi supportable.
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Au terme de ce travail, nous pensons qu’un effort particulier doit être réalisé afin de faciliter un travail de prévention
des conduites addictives auprès de ces sujets vivant en
France, pays où l’alcool est vénéré [19]. Au niveau de
l’accès aux soins, il paraît important d’offrir au sujet migrant
alcoolique un accompagnement pluridisciplinaire (médical,
psychologique et social), sous la forme notamment d’une
cure de sevrage et d’un suivi ambulatoire. Cette démarche
thérapeutique permet d’évaluer ses complications alcooliques et les troubles associés, ainsi que de proposer des
soins adaptés, dont un traitement médicamenteux, des
interventions soignantes et un accompagnement psychologique. L’accompagnement psychologique consiste à mettre
en récit son vécu, en lien à sa situation post-migratoire et
ses références culturelles passées. Il s’agit d’essayer avec
l’expression de son histoire de vie actuelle et passée, de
l’aider à reconnaître ses traumatismes, de les nommer et
d’élaborer les affects douloureux qui les composent afin
que son corps et son psychisme puisent s’apaiser. Au fil
des entretiens, la honte reconnue, nommée et accueillie
l’aide à s’en dégager et à restaurer son narcissisme. Si dans
certaines situations cliniques, cet accompagnement psychologique ne paraît pas efficient pour aborder la honte, les
méthodes thérapeutiques complémentaires, telles que le
psychodrame analytique [17] ou la relaxation psychosomatique [47], peuvent être envisagées.
Liens d’intérêts
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