
Journal Identification = IPE Article Identification = 1612 Date: March 24, 2017 Time: 3:19 pm
L. Valot
d’abord de brèves considérations cliniques sur les pro-
blèmes d’alcoolisation chez les sujets immigrés en France.
Dans un deuxième temps, nous exposons les caractéris-
tiques de la honte et ses liens avec l’alcoolisme. Nous
exposons ensuite quelques données sur le nombre de
patients migrants admis dans l’unité d’alcoologie Sesame.
Enfin, à partir d’exemples cliniques, nous avanc¸ons quelques
éléments de compréhension sur la place de la honte chez
ces sujets, et l’intérêt d’un travail d’expression et de recon-
naissance de cet affect.
Brèves considérations
psychopathologiques sur les problèmes
d’alcoolisation chez les sujets
immigrés en France
Les immigrés résidants en France présentent parfois des
troubles psychiques [1-6]. Leur souffrance diffuse recouvre
des plaintes persistantes et invalidantes centrées sur le
corps (fatigue, insomnie, maux de dos, de tête...) [6-8]
en lien à des complications anxio-dépressives [5, 6], des
syndromes psychotraumatiques [8-10], des troubles psycho-
tiques [11-13] et des conduites addictives [4, 9, 14, 15].
Les facteurs qui conduisent à ces troubles sont en majorité
des facteurs environnementaux peu étayants (conditions de
départ et d’accueil, discriminations, isolement social, éloi-
gnement des modèles culturels, problèmes de logement,
de travail, situations de précarité...) et des facteurs psycho-
pathologiques (angoisse de perte, épreuve de la solitude,
nostalgie du pays d’origine, vulnérabilité psychique...).
Dans le champ des addictions, l’alcoolisme de l’immigré
résidant en France est un phénomène indiscutable [6],
mais peu documenté [15]. Cette conduite varie selon les
ethnies [6, 16]. Pour les sujets originaires du Maghreb,
l’alcoolisation est un comportement acquis au cours du
séjour en France [1, 4, 6], de manière plus ou moins précoce.
La durée de séjour et le déracinement sont des facteurs
de risques majeurs d’alcoolisation chronique. Pour les Afri-
cains, la rupture avec les traditions du pays d’origine est
source de tensions, d’un vécu dépressif lié au déracine-
ment et d’alcoolisme chronique [6]. Parmi les Européens,
les immigrés italiens, polonais, espagnols ou portugais ren-
contrent en France une société proche de leurs modèles
socioculturels [17]. L’alcoolisation tient une place dans leur
vie quotidienne (repas) et lors des célébrations festives.
Dans la communauté des Polonais, la présence de perturba-
tions alcooliques, dont des psychoses alcooliques [18] chez
les hommes, est plus souvent retrouvée.
En s’alcoolisant, le sujet migrant tente d’oublier ses diffi-
cultés en tout genre : les situations traumatisantes, la perte
d’appartenance à une communauté et l’éloignement des
siens deviennent plus supportables. L’alcoolisme paroxys-
tique et l’alcoolisation continue sont les pratiques addictives
les plus répandues. La première conduite se retrouve chez
les sujets étrangers récemment arrivés et isolés ; témoin
d’un échec socioprofessionnel ou de difficultés d’adaptation.
Cette addiction entraîne des dommages sociaux [15].
L’alcoolisation chronique concerne les personnes immi-
grées installées en France depuis plus de dix ans. Elle
relève d’un entraînement, surtout dans le milieu profession-
nel, avec une consommation sur les lieux de travail. Elle
relève également d’un processus de socialisation, témoin
d’une insertion progressive et critère de sociabilité dans une
société franc¸aise où l’alcool est valorisé : au café, chez les
amis. Cette alcoolisation, avec sa face conviviale franc¸aise
[17, 19], entraîne des perturbations somatiques et des dom-
mages familiaux et sociaux [9]. Dans les deux cas, l’addiction
chez ces personnes s’accompagne de découragement, de
culpabilité, de honte [17] et de rejet de l’entourage. En outre,
elles ont des difficultés à accéder aux soins.
La honte et ses liens avec l’alcoolisme
Sur le plan psychopathologique [20-26], la honte est défi-
nie comme le sentiment négatif et douloureux de se croire
une personne indigne, manquant de valeur et préoccupée
par la crainte d’être perc¸ue comme telle. La honte a trait à
l’image de soi, donc au narcissisme et surgit dans la rela-
tion : le sujet est honteux en présence d’autrui. Cet affect
frontière entre le narcissique et l’objectal se manifeste par
de la gêne, du malaise, en fonction du regard de l’autre, de
son jugement. Il est associé à des émotions connexes telles
que l’angoisse, la colère, l’humiliation, la peur et la tristesse.
Il se présente avec des manifestations physiologiques (par
exemple, le rougissement) et des comportements typiques
d’évitement, de retrait, reconnus dans la plupart des cultu-
res. La honte, difficile à vivre, engendre un sentiment
d’infériorité et des affects dépressifs. Elle sidère le sujet ;
elle tend à inhiber toute élaboration psychique et entrave ses
moyens de vivre en société. Elle bloque la communication,
elle isole, elle enferme, elle impose de se cacher [20, 25, 27]
de disparaître ou de mourir [20, 21, 23, 25].
La honte se différencie de la culpabilité. Elle est plus
douloureuse et problématique que la culpabilité. La honte
répond à une défaillance vis-à-vis des valeurs idéales et,
au niveau inconscient, renvoie à l’idéal du moi groupal. La
culpabilité correspond à une transgression des interdits et,
au niveau inconscient, se réfère à l’instance du surmoi.
La honte est parfois difficile à reconnaître parce que le
sujet se la cache à lui-même et aux autres, à son entourage, à
sa communauté. Chez le sujet étranger, elle peut faire partie
des «sentiments congelés »en lien à l’impact du trauma de
la migration [28].
Pour Tisseron [25], la honte est une forme de «dés-
intégration ». Le risque principal est de perdre toute qualité
d’être humain, de se sentir réduit à n’être pas grand-chose,
voire détruit. La honte peut s’exprimer dans des manifesta-
tions psychopathologiques variées : pathologies physiques
et psychiques, suicides, toxicomanie, appartenances au
groupe des exclus d’une société, comportements de sou-
mission [29]. Les expériences traumatisantes génèrent la
honte et une dévalorisation narcissique.
210 L’Information psychiatrique •vol. 93, n ◦3, mars 2017
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CHU Bordeaux - - 194.167.179.10 - 14/04/2017 11h17. © John Libbey Eurotext
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