Andromaque_notice pedagogique

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NOTICE PÉDAGOGIQUE
Andromaque
DE
JEAN RACINE
MISE EN SCÈNE
DU
DECLAN DONNELLAN
18 A U 23 F É V R I E R 2008
lund i, m a rd i, vend redi, sam edi 20h
m e rc r ed i, jeu d i 1 9h
d im anche 17h
CONTACT
Arielle Meyer MacLeod
+ 41 / (0)22 320 52 22
[email protected]
www.comedie.ch
Andromaque
DE JEAN RACINE
MISE EN SCÈNE : DECLAN DONNELLAN
scénographie et costumes
lumière
chorégraphie
assistant à la mise en scène
Nick Ormerod
Judith Greenwood
Jane Gibson
Michelangelo Marchese
Xavier Boiffier
Vincent de Bouard
Camille Cayol
Dominique Charpentier
Romain Cottard
Christophe Grégoire
Camille Japy
Sylvain Levitte
Anne Rotger
Oreste
Phoenix
Andromaque
Cephise
Pylade
Pyrrhus
Hermione
Astyanax
Cleone
Production : C.I.C.T / Théâtre des Bouffes du Nord
en coproduction avec le Théâtre du Nord (Lille)
avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
A propos d’Andromaque
La guerre de Troie a fini dans la honte. Après ce massacre horrible, même le retour des héros
tourne au désastre. La guerre finie, la nouvelle génération – fils et filles de pères et mères
légendaires – tous morts – est hantée par leur présence qui ne cesse d’envahir leur imagination.
Comment se mesurer à des figures aussi imposantes que celles d’Achille, de Clytemnestre,
d’Hector ou d’Hélène ?
Obsédés par eux-mêmes et par leurs parents, ils oublient complètement le petit Astyanax, fils
d’Hector et d’Andromaque.
Avec cette analyse aiguë, moderne, de la psyché humaine, Racine illustre parfaitement le vieil
adage : « Le cœur est le foyer de la trahison ».
Subversif, surprenant, Racine met à nu, avec une logique implacable, le répertoire de nos
déceptions de nous-mêmes. Avec son humour au fil du rasoir, il démontre que la vengeance n’est
que nostalgie et que la culpabilité fait de nous des irresponsables.
Declan Donnellan
Entretien avec Declan Donnellan
Propos recueillis par Jean-François Perrier
Jean-François Perrier. en 1700, trente ans après la première représentation d’Andromaque,
Charles Perrault écrit :
« Andromaque fit le même bruit à peu près que Le Cid lorsqu’il fut représenté pour la première
fois » 1 . Est-ce parce qu’il y a quelque chose de révolutionnaire dans ces pièces que vous les avez
montées successivement en anglais d’abord puis en français ?
Declan Donnellan. Je n’avais pas connaissance de cette pensée de Perrault, mais je la conçois
très bien puisque j’ai eu envie de les travailler parce que je les adore. Je suis même très fier
parce que quand je les ai présentées au public anglais c’était la première fois qu’elles ét aient
jouées en Angleterre, près de 350 ans après leur création en France. La raison essentielle de
cette absence de Corneille et de Racine sur les scènes britanniques tient sans doute à la
versification en alexandrin qui crée des problèm es de traduction quasi insolubles que nous avons
cependant essayé de résoudre lorsque j’ai monté Andromaque en 1985 et Le Cid en 1986.
J-F.P. Votre première découverte de Racine fut en langue anglaise ?
D.D. J’ai eu la chance découvrir Andromaque en français lorsque j’avais 16 ans. J’étais assez
précoce et ce fut une révélation quand le professeur nous a fait apprendre ce texte. J’ai
découvert que ce théâtre n’était pas un théâtre « intellectuel » mais qu’il fallait seulement
comprendre que l’alexandrin n’est qu’une enveloppe rigide à l’int érieur de laquelle tout est
possible. Derrière la perfection de la forme il y a le possible chaos du sens. La sensualité se
cache derrière cette forme, il faut la chercher. C’est un peu comme un maquillage derrière lequel
se trouve la vérité du visage. De même que l’on pourrait dire que l’architecture anglaise du XVIII°
siècle dans son rigorisme cache un grand désordre artistique on peut aussi penser que l’être
humain cache souvent derrière l’obsession d’un ordre rigoureux la profondeur de ses désordres.
1
Ch. Perrault – « Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle ». Tome II
J-F.P. C’est ce que vous cherchez à faire apparaître dans votre travail ?
D.D. Bien sûr car de même qu’il n’y a pas de nuit sans jour, de bonheur sans doute, de vie sans
mort, chaque personnage de la pièce a ces deux faces, cette ambivalence, ce dualisme, ces
possibilités d’être double. Avec Racine tout cela est ludique et c’est ce qui m’attire profondément
dans son œuvre où l’on est toujours au bord de l’explosion. Les personnages ont une animalité
extraordinaire, ils sont toujours proche de la vérité mais ils ne peuvent jamais dire « toute » la
vérité. La rage est contenue mais la rage est toujours présente.
J-F.P. Andromaque n’est-elle pas aussi une pièce où les héros sont les enfants de héros
historiques, presque mythologiques, dont l’ombre pl ane sur eux et sur leurs destins, des enfants
empêtrés dans une histoire qui les dépasse ?
D.D. Certainement car il y a deux générations qui s’affrontent. Je dis deux générations car
Astyanax le fils d’Hector, même très jeune, est de la génération d’Hermione ou de Pyrrhus. Ces
enfants de héros qui veulent se croire libres ne le sont pas. Quand Hermione en rage se compare
à sa mère, Hélène, qui a pu faire déclencher une guerre terrible qui a mobilisé tous les Grecs
alors qu’elle ne peut rien obtenir d’Oreste, elle se situe dans cette lignée, dans cet héritage qui
sert de référence absolue. Ils sont rattachés au passé et ils en mourront tous ou presque, sauf
Andromaque qui se projette dans le présent à cause de son fils qu’elle doit protéger.
J-F.P. Dans la pièce de Racine Hector et Astyanax sont des spectres, même si l’un est mort et
l’autre vivant. Avez-vous le désir de les faire apparaître sur le plateau ?
D.D. Pour moi le personnage le plus important, autour duquel tourne toute la pièce c’est
Astyanax. Donc je voudrais qu’il soit présent. Cet enf ant est vivant, très vivant dans la vie et la
tête des autres personnages de la tragédie, il est l’objet des marchandages, c’est un pion dont on
se sert, une sorte d’otage. Hector lui est dans le passé et il n’est qu’une référence historique.
J-F.P. Il y a un personnage qui pourrait apparaître comique c’est celui d’Oreste qui a chaque fois
qu’il pense les problèmes résolus doit déchanter. Cette dimension vous intéresse-t-elle ?
D.D. Oui à condition de ne jamais chercher le comique. Quand je monte Shakespeare où il y a
beaucoup d’humour noir je ne cherche jamais à provoquer le rire. Je préfère être honnête et
laisser le public rire s’il en a envie, ne pas rire s’il n’en a pas envie. C’est la vérité des
personnages qui importe et si le rire doit venir il vient mais je ne le recherche pas. Il faut mettre
le public dans une situation d’inconfort qui permette toutes les réactions possibles. Quand je dis
« inconfort » je pense aux surprises possibles que mon travail avec les acteurs peut proposer aux
spectateurs. Qu’ils soient surpris eux-mêmes de rire à un moment où ils ne s’y attendaient pas
parce que la vérité d’un personnage à ce moment précis devient comique. Dans toute tragédie il y
a de la comédie, de même que dans Feydeau il y a de la tragédie car l’adultère n’est pas qu’une
farce. La « Passion » du Christ est une tragédie mais lorsqu’elle s’est déroulée c’était pour faire
rire la foule qu’on a mis en scène cette parodie, avec accessoire comique comme la couronne
d’épines pour faire du Christ un roi de pacotille. Pour en revenir à Oreste je crois que dans la
jalousie on devient très vite obsédé d’abord par l’être aimé, bien sur, mais aussi très vite par le
rival potentiel qui se présente. Il y a toujours un double objet à la jalousie et Oreste se retrouve
tout à fait dans cette problématique.
J-F.P. Mais qu’est ce qui, d’après vous, rend un texte comme celui de Andromaque encore
nécessaire à faire entendre aujourd’hui ?
D.D.
J’oserai
dire
son
imperfection,
cette
imperfection
qui
consiste,
sous
un
dehors
d’homogénéité et de fluidité, à faire non seulement de chaque scène un moment d’improvisation,
d’interrogation et d’incertitude. Je suis fasciné par cette construction. Chaque vers change
quelque chose dans l’ordonnancement prévisible. On pénètre dans la pièce, dans ses tréfonds,
par à coups, par bifurcations permanentes. Pour les comédiens c’est un travail fantastique à
faire. Quand je monte Cymbeline de Shakespeare mon travail dramaturgique consiste à tenter de
rendre claire une succession incessante de scènes qui se jouent dans des lieux et avec des
personnages différents qui se mêlent, s’entrecroisent sans cesse. Ici avec Racine tout est
« clair », trop « clair » et donc il s’agit de faire surgir l’obscur. A la première lecture on pense
que tout est simple…mais plus on travaille plus on s’aperçoit que c’était une illusion de clarté. A
la première lecture la pièce semble nous dire : « regarde comme je suis facile à lire et à jouer…je
suis comme un étang à l’eau transparente ou l’on peut nager facilement… » mais c’est un terrible
mensonge car il y a de la vase au fond et si on la touche elle assombrit la transparence de l’eau.
Nous devons aller « au fond » pour trouver la vérité de la pièce et ne pas en rester à la
superficie. La pièce n’est pas ce qu’elle semble dire qu’elle est. Ce danger que nous ressentons
avec les comédiens en ce moment de répétitions , lorsque nous voulons aller au fond des choses,
il faut que le public le ressente à son tour. Je ne veux pas que chaque scène soit jouée et
prévisible dès son début, je ne veux pas que chaque personnage soit trop malin et sache déjà ce
qui va lui arriver dès le premier vers. Il faut travailler sans cesse pour découvrir au fur et à
mesure où va la scène.
J-F.P. Vous travaillez très régulièrement en Angleterre, en Russie et en France avec des
comédiens de cultures théâtrales très différentes. Est-ce que cela change votre travail ?
D.D. Le fait de travailler dans des pays différents avec des comédiens différents me permet de
dire avec certitude qu’il n’y a pas de pays à bons comédiens et de pays à mauvais
comédiens….Ma façon de travailler ne change pas en fonction des pays même si je suis conscient
que les systèmes de productions sont très différents. Ainsi en Angleterre on travaille sur une
durée de temps plus courte qu’en France donc les rapports sont plus brefs mais plus intenses. En
Russie les comédiens étaient considérés, dans l’ancien système soviétique comme des
privilégiés, de véritables stars, à l’égal des gr ands ingénieurs de l’industrie, alors qu’aujourd’hui
ce statut a changé et donc les façons de travailler. Mais moi, quel que soit le pays, je ne cherche
qu’à faire entendre ces textes superbes que j’ai la possibilité de travailler, à les creuser avec les
acteurs pour les mettre en valeur, pour les partager avec les spectateurs.
L’irrévérence tragique
Vu par un metteur en scène anglais, Racine nous parvient dépoussiéré des poncifs qui le rendent
parfois intouchable à force de révérence. P a r A r i e l l e M e y e r M a c L e o d
Tout en étant respectueux de la langue et de la sobriété classique, Declan Donnellan entaille une
certaine conception monolithique de la tragédie. «Derrière la perfection de la forme, il y a le possible
chaos du sens », dit-il. Et sous les contraintes du théâtre classique apparaissent alors des variétés de
ton insoupçonnées, portées par des acteurs d’une densité impressionnante qui, libérés de toute posture
tragique, semblent galvanisés par la richesse de la langue.
Andromaque, troisième pièce du jeune Racine après La Thébaïde et Alexandre le Grand, marque le
début de sa gloire. Présentée en novembre 1667 à l'Hôtel de Bourgogne, elle connaît un succès presque
comparable à celui du Cid de Corneille trente ans plus tôt.
Avec cette pièce, Racine inaugure un genre nouveau: tout en gardant les ingrédients du drame galant –
la passion amoureuse en est toujours le moteur principal – il ouvre des horizons tragiques. Les héros
ploient sous la douleur de leurs amours, empêchées autant par la raison d'État que par les rejets qu'ils
endurent.
Sur le mode de la pastorale dramatique alors très en vogue, la pièce met en place une chaîne
amoureuse dont les protagonistes ne sont plus des bergers vaquant dans une Arcadie imaginaire mais
bien les descendants des héros de la guerre de Troie : Oreste aime Hermione, fille d’Hélène, qui aime
Pyrrhus, fils d’Achille, qui aime Andromaque, la veuve d’Hector tué par Achille, qui elle aime la mémoire
d’Hector sous les traits de son jeune fils Astyanax, véritable réincarnation de son père. Par un effet
proche de celui des jeux de dominos qui s’entraînent les uns les autres dans leur chute, les personnages
de Racine vont se précipiter vers leurs destins et laisser derrière eux une scène dévastée.
Plus qu’une autre peut-être, la tragédie d’Andromaque s’épuise entre les pôles irréconciliables de
l’amour et de la haine. Les mots « aimer » et « haïr » reviennent à une cadence affolante ponctuer cet
oratorio de la passion contrariée. Et ce couple antinomique est sans alternative : dans l’univers tragique
tel que l’invente Racine, il faut ou aimer ou haïr.
Pour Donnellan il n’y a pas de héros. Les héros, les vrais, sont morts. C’était Achille, Hector et tous les
combattants de la guerre de Troie. L’histoire montre les enfants perdus d’une génération décimée,
accompagnés dans leurs errances par des confidents dont les rôles n’ont rien ici de secondaire tant les
lignes de tension entre les acteurs sont fortes.
Sur une scène presque vide, Donnellan fait d’Andromaque une tragédie de la présence où tout se voit.
Constamment sur le plateau, les personnages sont spectateurs de l’ensemble de la pièce ; plus encore,
les personnages dont on parle sont acteurs de scènes muettes. Mimant ainsi ce que l’on dit d’eux, ils
paraissent être les pantins les uns des autres dans un rituel où tout serait déjà joué.
Le jeune Astyanax, auquel Racine ne donne ni parole ni présence, est là presque tout le temps, sujet
des discours, objet entre les mains de ces adultes immatures et indécis, jouet de la violence de leurs
passions. Cet enfant trop vite grandi sait le texte, qu’il profère parfois à la place des autres, comme s’il
connaissait la pièce et son immuable dénouement. Nourri de Shakespeare, Donnellan parvient à
restituer le souffle de folie qui emporte les êtres tout en n’ayant pas peur de frôler parfois le vaudeville.
Un mélange des genres déroutant qui souligne encore la beauté sombre du texte de Racine.
Ce qui transpire à chaque instant dans ce spectacle, c'est le bonheur des acteurs. Christophe Grégoire,
magnifique Pyrrhus, dit de Donnellan qu'il dynamite tous les clichés sur le jeu du comédien en les
prenant à rebrousse poil: il ne demande pas d'exprimer des sentiments contenus dans le dialogue mais
au contraire d'aller contre le texte en trouvant ce léger point de décalage qui le rend particulier.
Donnellan aime l'acteur en état de créativité : un travail qui suppose une perpétuelle réinvention, au
point que les enjeux et les relations peuvent se modifier d'un soir à l'autre. Car c'est au présent, celui du
théâtre et de la représentation, que s’intéresse Donnellan. Pour notre plus grand bonheur.
L’acteur et la cible
Declan Donnellan est l’auteur d’un livre sur le jeu de l’acteur ( L ’ E n t r e t e m p s é d i t i o n s – S a u s s a n – 2 0 0 4 ) ,
L’acteur et la cible
Règles et outils pour le jeu
en
avec
19 chapitres…
6 principes fondamentaux,
7 choix difficiles
et
4 digressions incontournables.
en voici quelques courts extraits…
Introduction
Le jeu est un mystère, le théâtre aussi. Nous nous rassemblons dans un lieu, pour nous y répartir
en deux groupes, l’un jouant des histoires pour l’autre. Il n’y a aucune société dans laquelle ces
rituels n’existent pas, et dans de nombreuses cultures ces événements en constituent d’ailleurs le
cœur même. Du soap opera à la tragédie grecque, persiste toujours le besoin d’assister à des
représentations.
Un théâtre n’est pas simplement un lieu physique, c’est aussi un lieu où nous rêvons ensemble ;
au-delà du bâtiment, il y a un espace à la fois imaginaire et collectif. Le théâtre propose un cadre
protégé à l’intérieur duquel nous pouvons explorer des extrémités périlleuses dans le confort de
l’imagination et le soutien du groupe. Si toutes les salles de théâtre étaient rasées, le théâtre
survivrait, parce que la soif de jouer et d’être joué coule dans nos veines.
Nous sommes tout à la fois metteur en scène, acteur et spectateur du spectacle que nous créons
pour communiquer avec nous-mêmes au cours de notre sommeil ; le théâtre restera vivant tant
que le dernier rêve n’aura pas été rêvé.
(…)
La cible
Si vous demandez à une amie ce qu’elle a fait hier, il y a des chances qu’elle vous réponde : « Je
me suis levée, je me suis lavé les dents, j’ai fait du café… » etc. Si vous faites attention à ses
yeux, vous remarquerez qu’ils regardent droit dans les vôtres. Petit à petit, ils vont s’écarter de
votre visage, cherchant à visualiser les événement s de la veille. Mais ils ne sont jamais perdus
dans le vague. Le regard de votre amie se fixe soit sur vous, soit sur une autre chose, réelle ou
imaginaire. L’esprit conscient est toujours présent avec cette autre chose.
Si vous continuez et demandez à votre amie ce qu’elle a fait avant-hier, vous verrez ses yeux
changer de mise au point : « Je suis allée au travail, j’ai écrit une lettre ». Elle essaye de se
rappeler. Son attention vous quitte, vous, sa première « cible ». Vous êtes évidemment concret et
en dehors de son cerveau. Cependant, alors qu’elle fouille dans sa mémoire les souvenirs de la
veille, ses yeux ne se révulsent pas pour scanner son cervelet. Ils ne cessent de se concentrer
sur des points extérieurs. Bien que la logique, la science et le sens commun insistent à l’unisson
sur le fait que les souvenirs de votre amie sont tous contenus dans son cerveau, tant sur le plan
physique que neurologique, elle doit quand même regarder vers l’extérieur pour se les rappeler.
Ses yeux n’errent pas dans le vague, mais ils se fixent sur un point précis, puis sur un autre où
les événements de la veille peuvent être remémorés et revisionnés :
« J’ai lu le journal »,
« J’ai pris un café »,
Chacun trouve sa cible spécifique, avant même qu’elle n’abandonne et dise :
« Je ne m’en souviens pas ».
Ses yeux cherchent dans une multitude de cachettes le souvenir évanescent, avant de se reposer
sur vous. Absorbés par leur chasse, ils peuvent varier leur mise au point plusieurs fois en une
seule seconde, mais ils ne balaient jamais totalement l’espace. Ce qui peut parfois passer pour
un regard d’ensemble est en fait une découverte, un tri et à nouveau le choix d’une multitude
d’autres points.
Ce qui nous amène à la première des six règles de la cible :
Premier règle : Il y a toujours une cible
Vous ne pouvez pas savoir ce que vous faites tant que vous ne savez pas d’abord ce pourquoi
vous le faites. L’acteur ne fait rien sans objectif. L’acteur ne peut rien faire sans cible.
La cible peut être réelle ou imaginaire, concrète ou abstraite, mais la première règle inébranlable
c’est que dans toutes les occasions et sans aucune exception, il doit y avoir une cible.
« J’impressionne Juliette. »
« Je préviens Roméo. »
«
«
«
«
«
«
Je trompe Lady Capulet. »
Je taquine la Nourrice. »
J’ouvre la fenêtre. »
Je vais sur le balcon. »
Je cherche la lune. »
Je me souviens de ma famille. »
Il peut s’agir de vous-même, comme dans :
« Je me rassure. »
L’acteur ne peut rien faire sans cible. Ainsi, par exemple, un acteur ne peut jouer : « Je meurs »,
parce qu’il n’y a pas de cible. Cependant l’acteur peut jouer :
«
«
«
«
J’accueille la mort. »
Je combats la mort. »
Je me moque de la mort. »
Je me bats pour vivre. »
Vivre, bien que ce soit un verbe, n’en reste pas moins une cible. Le soldat blessé qui se bat pour
vivre aura une image très précise des moments de vie à venir dont il a besoin. Il n’y a rien de
vague dans le fait d’essayer ou de lutter. L’impulsion, l’effort, la toux sont propulsés par les
images des prochains moments de vie qu’il peut voir.
Il y a des choses impossibles à jouer. L’acteur ne peut jouer un verbe sans objet. Autre exemple
crucial : être, l’acteur ne peut pas simplement être. Lorsqu’il joue un rôle, l’acteur ne peut pas
être heureux, triste ou en colère.
Tout ce qu’un acteur peut jouer ce sont des verbes, et pour être encore plus précis, chacun de
ces verbes doit être suivi d’une cible. Cette cible est une sorte d’objet, direct ou indirect, une
chose spécifique vue ou ressentie, qui répond en quelque sorte à un besoin.
La nature de la cible est en perpétuelle transformation. Le choix est infini. Mais sans la cible,
l’acteur ne peut absolument rien faire, car elle est la source de toute la vie de l’acteur. Lorsque
nous sommes conscients, nous sommes toujours présents à quelque chose, à la cible. C’est au
moment précis où l’esprit conscient n’est plus présent à rien, qu’il n’est alors plus conscient.
Et l’acteur ne peut pas jouer l’inconscience.
(…)
L’exercice du texte imaginaire
Tout texte est une réaction. Tout tête doit être une réaction à une action en naissance, que la
cible est déjà en train de réaliser. Ainsi, pour chaque fragment de texte, existent en amont des
mots imaginaires, auxquels le texte est une réaction. Cet exemple l’illustre parfaitement :
« Oh, sois quelque autre nom.
Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que l’on appelle une rose
Avec tout autre nom serait aussi suave,
Et Roméo dit autrement que Roméo,
conserverait cette perfection qui m’est chère
malgré la perte de ces syllabes. Roméo,
défais-toi de ton nom, qui n’est rien de ton être,
et en échange, oh, prends-moi tout entière ! »
[l’actrice] Irina imagine ce que Roméo a du dire ou a été sur le point de dire qui la ferait le
contredire. Irina peut imaginer les mots de Roméo qu’elle aurait à contrecarrer. Elle peut lui
donner un script imaginaire. Comme par exemple :
ROMÉO. – Je suis désespéré, j’ai un nom illustre, Juliette, je suis
coincé avec ce nom…
JULIETTE. – Oh ! sois quelque autre nom !
ROMÉO. – Mais les noms sont importants, Juliette…
JULIETTE. – Qu’y a-t-il en un nom ?
ROMÉO. – Un nom, c’est tout, Juliette…
JULIETTE. – Ce que l’on appelle une rose
ROMÉO. – Mais…
JULIETTE. – Avec tout autre nom serait aussi suave ;
ROMÉO. – Je ne suis pas d’accord… !
JULIETTE. – Et Roméo dit autrement que Roméo
ROMÉO. – Non Juliette ! Dans des temps…
JULIETTE. – conserverait cette perfection qui m’est chère
Malgré la perte
ROMÉO. – Mais Juliette, j’ai besoin…
JULIETTE. – de ses syllabes. Roméo, défais-toi de ton nom…
ROMÉO. –
JULIETTE.
ROMÉO. –
JULIETTE.
Sans mon nom, qu’est-ce qu’il me resterait ?
– qui n’est rien de ton être, et en échange,
Juliette, je n’aurais plus rien du tout…
– Oh, prends-moi tout entière !
Les points de suspension à la fin de chaque réplique, font référence à la capacité d’interruption
qui est une caractéristique essentielle de la pensée. Lorsque Irina invente un texte imaginaire
pour Roméo, il devrait entraîner la réplique suivante de Juliette. Irina ne devrait pas inventer un
texte pour Roméo à cause d’une réplique antérieure de Juliette. Le texte imaginaire de Roméo
devrait précisément être renversé par la réplique suivante de Juliette. En d’autres termes, tout le
texte de Juliette est une réaction au texte de Roméo. Le texte de Roméo est l’action.
Ce texte imaginaire n’est qu’un point de départ provisoire. Irina peut réécrire le texte imaginaire
de Roméo autant de fois qu’elle le veut. Ces mots changeront au fur et à mesure qu’elle évolue
dans le rôle. Comme toujours elle doit fournir une action à Roméo, avant de pouvoir y réagir.
Mais que se passe-t-il, lorsqu’il semble y avoir un accord parfait entre Irina et sa cible ?
ROMÉO. – Que je voudrais être ton oiseau !
JULIETTE. – Moi aussi je le veux, mon bien-aimé.
Juliette semble être d’accord avec Roméo. Il ne semble y avoir aucune trace de conflit. Et
pourtant, il doit y en avoir, sinon il n’y aurait pas de vie.
Tous les textes disent « NON ! »
Pour commencer, Roméo ne veut pas dire : « Que je voudrais être un oiseau. » C’est absolument
essentiel. Ce que Roméo veut vraiment dire, c’est « Je veux que toi, Juliette, tu saches que : je
voudrais être ton oiseau. »
Peut-être que « Moi aussi je le veux, mon bien-aimé. » signifie :
« Non, Roméo ! Tu crois être seul avec tes sentiments, mais tu ne l’es
pas : je ressens la même chose. »
Ou :
« Non, Roméo ! Tu crois être le seul à être métamorphosé par
l’amour, mais tu ne l’es pas. »
Ou :
«Non, Roméo ! Tu m’aimes, mais ce que tu ne sais pas et que tu dois
commencer à croire, c’est que je t’aime moi aussi. »
En d’autres termes, tout ce que Juliette dit à Roméo doit avoir une forme similaire à la suivante :
« Non ! Ne crois pas cela, crois ceci ! »
Tous les textes disent : « Change ! »
Dans chacun des exemples précédents, Juliette ne dit pas simplement « Non ! » à Roméo, elle
essaye aussi de le changer. Juliette essaye peut-être de transformer Roméo ; d’un Roméo qui ne
sait pas que Juliette l’aime en un Roméo qui croit que Juliette l’aime. Quoi que nous disions à
quelqu’un, nous essayons de le changer, par exemple pour le rendre plus heureux ou plus triste.
Même si nous disons à quelqu’un « S’il te plaît ne change jamais ! », cela peut vouloir signifier :
« Non ! C’est dans la nature humaine de changer. Mais du dois être différent ; et tu dois changer
cette tendance au changement qui est en toi ». « Je suis d’accord avec toi » signifie « Non ! Ne
crois pas que je ne suis pas d’accord avec toi. »
Confirmer une personne, revient à la changer, même subtilement : « Tu veux un verre ? » « Oui ».
Bien sûr, ce simple échange peut être incroyablement facile à jouer. Mais si pour une raison
quelconque, l’acteur se sent bloqué, il peut être utile de trouver ce qui résiste. Par conséquent, le
« Oui » peut être joué comme « Ne crois pas que je veuille dire « Non » ou « Ne crois pas que je
ne sois pas sûr » ou « Ne crois pas que ce soit important pour moi. » Même le « Merci » le plus
sincère, recèle une parcelle de « Non ». Ce « Non » est fondamental à la vie de toute
communication.
Comme tous les exercices, celui du texte imaginaire fait partie du travail invisible. Il peut
débloquer des répétitions, mais il devra finalement être oublié. Tous les exercices ne servent qu’à
libérer l’imagination. Et si un exercice commence à l’étrangler, il doit alors être abandonné.
Repères biographiques
Declan Donnellan
Né en Angleterre de parents irlandais en 1953, il grandit à Londres et suit des études de lettres
et de droit au Queen’s College de Cambridge. Il est inscrit au barreau en 1978, puis forme avec
Nick Ormerod la compagnie Cheek by Jowl en 1981. Dans ce cadre, il a mis en scène plus de 25
spectacles qui ont été représentés sur les scènes du monde entier.
En 1989, il est nommé metteur en scène associé au Royal National Theatre de Londres. Il y dirige
Fuenteo venjuna de Lope de Vega, Sweeney Todd de Stephen Sondheim, Le Mandat de Nikolai
Erdman et les deux parties d’Angels in America de Tony Kushner. Pour la Royal Shakespeare
Company il met en scène L’École de la médisance, Le Roi Lear et Les Grandes espérances. Il
monte également Le Cid au festival d’Avignon, Falstaff à Salzbourg, le ballet Roméo et Juliette au
Bolchoï de Moscou et Le Conte d’hiver au Théâtre Maly de Saint-Pétersbourg. En 2000, il
rassemble une troupe de comédiens à Moscou sous l’égide du festival Tchekhov. Cette troupe a
interprété Boris Godounov, La Nuit des rois et Les Trois sœurs.
Il est l’auteur d’une pièce, Lady Betty, qui a été montée par Cheek by Jowl en 1989. Il a
également traduit, entre autres textes, On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset et
Antigone de Sophocle.
Declan Donnellan a reçu de nombreuses distinctions à Londres, Moscou, Paris ou New York, dont
trois Laurence Olivier Awards : Metteur en scène de l’année (1987), Meilleur metteur en scène
(1995) et un Olivier pour l’ensemble de son travail (1990). En 1992, il est nommé docteur honoris
causa par l’université de Warwick et est fait Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres, en 2004
en France.
D’abord publié en russe (2001), son livre L’Acteur et la Cible est ensuite paru en anglais, en
français, en espagnol et en italien. La deuxième édition anglaise est sortie en 2005.
Nick Ormerod
Après son diplôme d’avocat, Nick Ormerod suit des études de design à la Wimbledon School of
Art. Pour son premier travail au théâtre, il est assistant pendant un an au Lyceum d’Edinbourg. Il
rejoint alors l’équipe de Declan Donnellan sur divers spectacles au Royal Court avant de fonder
avec lui la compagnie Cheek by Jowl en 1981. Son approche de la scénographie, toute de
simplicité et de limpidité, caractérise la signature visuelle de la troupe.
« Le théâtre, c’est très pragmatique, dit-il. On aboutit à peu de choses en arrivant sur le plateau
avec des idées toutes faites. C’est le travail en commun qui vous fait avancer. Et chez Cheek by
Jowl, le travail est toujours collectif. »
En Russie, il a conçu l’espace scénique pour Le Conte d’hiver (Théâtre Maly), Roméo et Juliette
(Ballet du Bolchoï), Boris Godounov, La Nuit des rois et Les Trois sœurs.
Autres collaborations : Falstaff (Festival de Salzbourg), Grandeur et Décadence de la ville de
Mahoganny (English National Opera), Le Retour de Martin Guerre (Prince Edward Theatre),
Antigone (Old Vic Theatre), Quelque chose dans l’air (Savoy Theatre) et L’Ecole de la médisance
(RSC).
En 1992, Nick Ormerod a été nominé à l’Olivier Award du décorateur de l’année.
Mises en scène de Declan Donnellan et scénographie de Nick Ormerod avec la compagnie
Cheek by Jowl :
2007
2006
2004
2002
1998
1997
1995
1994
1993
1991
1990
1989
1988
1988
1987
1986
1985
1985
1985
1984
1983
1982
1981
Cymbeline de William Shakespeare
The Changeling de Thomas Middleton et William Rowley
Othello de William Shakespeare
Homebody / Kabul de Tony Kushner
Beaucoup de bruit pour rien de William Shakespeare
Out Cry de Tennessee Williams
La Duchesse d’Amalfi de John Webster
Comme il vous plaira et Mesure pour Mesure de William Shakespeare
On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset et The Blind Men de M. de Ghelderode
Comme il vous plaira de William Shakespeare
Hamlet de William Shakespeare et Sara de Gotthold Ephraim Lessing
Lady Betty de Declan Donnellan et Le médecin de son Bonheur de Pedro Calderòn
La Tempête de William Shakespeare et Philoctète de Sophocle
Tableau de famille d’Alexandre Ostrovsky
Macbeth de William Shakespeare
La Nuit des rois de William Shakespeare et Le Cid de Pierre Corneille
L’Homme à la mode de George Etherege
Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare
Andromaque de Jean Racine
Pericles, prince de Tyr de William Shakespeare
Vanity Fair de William Makepeace Thackeray
Othello de William Shakespeare
La Provinciale de William Wycherley
Avec d’autres compagnies :
2005-07 Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov
2005 Les Grandes espérances d’après Charles Dickens
2004 Le Mandat de Nikolai Erdman
2003 Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare
2003 Roméo et Juliette de Sergei Prokoviev avec le ballet Bolchoï, chorégraphie de Radu Poklitaru
2002 Le Roi Lear de William Shakespeare, Royal Shakespeare Company Academy
2001 Falstaff de Giuseppe Verdi, direction musicale de Claudio Abbado
2000 Boris Godounov d’Alexandre Pouchkine
1999 Hay Fever de Noel Coward
1999 Antigone de Sophocle
1999 The School for Scandal de Richard Brinsley Sheridan
1998 Le Cid de Pierre Corneille
1997 Le Conte d’hiver de William Shakespeare
1997 Martin Guerre comédie musicale d’Alain Boublil et Claude-Michel Schonberg, musique de
Claude-Michel Schonberg, paroles d’Edward Hardy et Stephen Clark
1989 et 1994 Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill et Bertolt Brecht
1993 Sweeney Todd de Stephen Sondheim
1993 Angels in America: Part Two – Perestroika de Tony Kushner
1992 Angels in America: Part One - Millennium Approaches de Tony Kushner
1991 Big Fish de Declan Donnellan
1990 Peer Gynt d’Henrik Ibsen
1989 Fuente Ovejuna de Lope de Vega
1988 Philoctète de Sophocle
1987 Macbeth de William Shakespeare
1986 Roméo et Juliette de William Shakespeare
1985 Un Bal masqué de Giuseppe Verdi
1985 Bent de Martin Sherman
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