CANADA : 15.00 $ CAN ’:HIKTSJ=YVV]UW:?a@k@g@l@a" 0) E5' N° 61-62 Mai-août 2013 Questions internationales Questions SPÉCIAL ANNIVERSAIRE 10 ANS La Biélorussie Le Monténégro L’Iran et les sanctions La Thaïlande La France dans le monde Questions internationales fête son dixième anniversaire ! Questions internationales Conseil scientifique Gilles Andréani Christian de Boissieu Yves Boyer Frédéric Bozo Frédéric Charillon Jean-Claude Chouraqui Georges Couffignal Alain Dieckhoff Julian Fernandez Robert Frank Stella Ghervas Nicole Gnesotto Pierre Grosser Pierre Jacquet Christian Lequesne Françoise Nicolas Marc-Antoine Pérouse de Montclos Fabrice Picod Jean-Luc Racine Frédéric Ramel Philippe Ryfman Ezra Suleiman Serge Sur Équipe de rédaction Serge Sur Rédacteur en chef Jérôme Gallois Rédacteur en chef adjoint Céline Bayou Ninon Bruguière Rédactrices-analystes Anne-Marie Barbey-Beresi Secrétaire de rédaction Marie-France Raffiani Secrétaire Clara Dallay Sarah Franko Stagiaires Cartographie Thomas Ansart Benoît Martin Patrice Mitrano (Atelier de cartographie de Sciences Po) Conception graphique Studio des éditions de la DILA Mise en page et impression DILA, CORLET Contacter la rédaction : [email protected] Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des cartes et graphiques publiés. Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication contraire. Éditorial C ette livraison de Questions internationales est triplement exceptionnelle. D’abord, parce qu’il s’agit du premier dossier consacré à la France. Ensuite parce que ce numéro est un numéro double, substantiellement plus développé que les dossiers ordinaires. Enfin, et ceci explique ce qui précède, parce qu’il correspond au dixième anniversaire de la revue, un signe de son succès et de l’intérêt qu’elle est parvenue à éveiller puis à maintenir auprès de ses lecteurs. Nous les remercions de leur fidélité, en espérant que nous pourrons continuer à toujours améliorer la qualité de la publication. Elle reste fidèle à sa vocation : mettre à disposition d’un public intéressé et varié les analyses des meilleurs experts et chercheurs en relations internationales dans leurs diverses dimensions, de façon claire et aussi agréable que possible. La ligne claire est en effet son principe, la diversité des points de vue et l’ouverture intellectuelle son éthique éditoriale. Traiter de la France dans le monde est aborder un sujet multiple. Le dossier tente d’en explorer les principaux aspects. Il s’agit de la politique étrangère, de ses outils, de ses méthodes, de ses partenariats mais aussi du rayonnement international du pays, de ses atouts, de ses fragilités. Un entretien avec Thierry de Montbrial, fondateur et directeur général de l’Institut français des relations internationales (IFRI), permet le passage des dimensions extérieures vers les questions internes, ici traitées dans la mesure où elles peuvent influer sur la posture internationale de la France – économie et finance, place dans les nouvelles technologies, rôle des institutions notamment. Les « Portraits de Questions internationales » s’attachent à des acteurs internationaux de notre pays, avec un hommage spécial à Stéphane Hessel. L’imaginaire n’en est pas absent, avec la figure du marquis de Norpois, satire proustienne d’un certain type de diplomate. Imaginaire encore avec le cinéma de la Nouvelle Vague, mais aussi retour au réel avec le film de Raymond Depardon sur la campagne giscardienne de 1974. On ne trouvera pas dans ce numéro exceptionnel de « Chroniques d’actualité », parce que le dossier se propose une analyse en profondeur, et non pas conjoncturelle, de son sujet. En revanche, avec les rubriques traditionnelles que sont les « Questions européennes » et les « Regards sur le monde », la continuité est assurée. Biélorussie et Monténégro sont l’objet de la première rubrique, deux pays bien différents, l’un de plus en plus éloigné des valeurs et perspectives de l’Union européenne, l’autre qui aspire à y entrer. Dans les deux cas cependant, héritage de partitions étatiques, sortie du collectivisme, transition difficile et inachevée vers la démocratie, poids du passé toujours, obèrent l’avenir de ces vieux pays et nouveaux États. Quant aux « Regards sur le monde », ils s’attachent d’abord sur les questions nucléaires, avec la position française relative aux sanctions contre l’Iran, et les difficultés structurelles du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. C’est ensuite l’évolution de la Thaïlande contemporaine qui est analysée, avec un complément cinématographique sur une image qu’un cinéaste thaïlandais donne de son pays. Questions internationales Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 1 os N 61-62 SOMMAIRE DOSSIER… La France dans le monde – Poids de l’Histoire, 4 Ouverture peur du changement : la France demeure Serge Sur politique étrangère : 10 La changements de siècle Frédéric Charillon rapport singulier 24 Un avec le multilatéralisme Delphine Placidi-Frot diplomatique français, 33 L’outil le temps des concurrences Marie-Christine Kessler dissuasion nucléaire : 49 La indépendance et responsabilités Bruno Tertrais Francophonie : 55 La survivance du passé, outil diplomatique d’avenir Bruno Maurer l’Union européenne, 68 Avec un tournant majeur Olivier Rozenberg les États-Unis, 77 Avec apaisement et réalisme Ezra Suleiman © RMN – Grand Palais / Agence Bulloz 83 La francophobie AVEC 90 ENTRETIEN THIERRY DE MONTBRIAL Gilles Andréani Déclin relatif, décadence possible déclin économique 102 Le en question Jean-Charles Asselain 2 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 PORTRAITS de Questions internationales nécessité de prendre rang Hommage 115 La 166 dans la révolution de l’Internet à Stéphane Hessel Laurent Bloch institutions françaises : 122 Les un modèle spécifique, une attractivité ambiguë Armel Le Divellec Et les contributions de Yves Boyer (p. 18), François Chaubet (p. 44), Markus Gabel (p. 98), Amaury Lorin (p. 63) et Jean-Pierre Lozato-Giotart (p. 110) Questions EUROPÉENNES Biélorussie : 128 un régime autoritaire aux horizons restreints Anaïs Marin Monténégro en route 137 Le vers l’intégration européenne Florent Marciacq Questions internationales Berthelot, 167 Philippe éminence grise du Quai d’Orsay Frédéric Le Moal marquis de Norpois, 173 Le satire du diplomate Guillaume Berlat Les questions internationales à L’ÉCRAN Vague, 180 Nouvelle derniers soupirs André La Meauffe une partie de campagne 186 1974, Filmer l’homme politique Aurore Lasserre Hotel 191 Mekong d’Apichatpong Weerasethakul : une certaine Thaïlande Regards sur le MONDE Frédéric Seigneur 145 La France, les sanctions, l’Iran Liste des CARTES et ENCADRÉS 152 45 après, le traité de non-prolifération 199 nucléaire dans l’impasse François Nicoullaud Georges Le Guelte La Thaïlande : 159 un pays en attente Sophie Boisseau du Rocher Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 3 Dossier La France dans le monde Poids de l’Histoire, peur du changement : la France demeure Jusque il y a peu, la France cultivait et projetait d’elle-même l’image d’un pays équilibré et tourné vers le progrès. Équilibre géographique, douceur des paysages – rivages, montagnes, plaines et vallées –, climat tempéré ; équilibre intellectuel et moral, un rationalisme humanisé par la raison ; équilibre social, classe moyenne dominante, opinions politiques globalement mesurées, modération chez les riches et contentement chez les pauvres ; équilibre international, la France n’aspirant plus à la domination, satisfaite de ses frontières et de son rayonnement. Progrès, dans l’esprit des Lumières ou d’Auguste Comte ; progrès de l’éducation et par l’éducation, matrice de l’ascenseur social, de la démocratie et d’une égalité croissante des conditions favorisée par une solidarité collectivement organisée ; progrès dans la construction d’ensembles internationaux tournés vers la paix. C’étaient les bases du pacte républicain. Il semblait s’enraciner en dépit d’une instabilité politique et institutionnelle qui ne l’affectait pas en profondeur. Mais la réalité a toujours été plus tourmentée. Les vicissitudes du pays, internes ou internationales, ont depuis longtemps nourri une mélancolie française que l’on semble perpétuellement redécouvrir, d’autant plus qu’elle s’accompagne d’une nostalgie qui tend à idéaliser le passé proche ou lointain. Une vue cavalière de l’Histoire de France, si importante pour la construction idéologique et l’esprit public de la nation, la montre partagée entre catastrophes et progrès. Elle n’offre apparemment rien de linéaire, aucune rente morale qui pourrait lui servir de gyroscope intellectuel, aucune garantie 4 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 matérielle qui la mettrait à l’abri des périls. Le couple État-société civile, à la relation particulièrement forte en France, a été en permanence agité et rarement stabilisé. La grandeur du pays, l’un des éléments de son identité, de sa posture face au monde, est à dimensions variables et toujours menacée de rétrécissement. Et pourtant, la France survit et demeure, demeure même parmi les nations principales en dépit de ses multiples tribulations. L’Histoire de France entre catastrophes et progrès Le récit national, même si on ne l’enseigne plus guère, demeure présent jusque dans les clivages d’aujourd’hui. La Révolution française est-elle terminée, comme le pensaient à cent quatrevingts ans de distance Bonaparte et François Furet ? Rien n’est moins certain, et nombre de débats, cent ans après la séparation des Églises et de l’État, réveillent les fantômes des guerres de religion. Plus largement, cette histoire nationale est marquée par des guerres civiles récurrentes, depuis au moins la guerre de Cent Ans jusqu’à la Commune de Paris, sans oublier les affrontements civils du xxe siècle, de moins en moins violents il est vrai – la période de l’Occupation puis de la Libération, la guerre d’Algérie, Mai 68 comme parodie… La France a toujours été un pays de guerre civile, guerres idéologiques et sociales ont pris le relais des guerres de religion, et sous la paix électorale actuelle couvent encore les cendres de haines immémoriales. Guerres civiles particulièrement cruelles, mais aussi guerres internationales, tant la France a durablement été un pays guerrier. Chacune des premières décennies des quatre siècles précédents a connu des conflits à l’échelle de l’Europe ou du monde : guerre de Trente Ans au début du xviie, puis de succession d’Espagne à l’orée du xviiie, guerres de la Révolution et de l’Empire au tournant du xixe, Première et Seconde Guerres mondiales durant le premier xxe siècle… La France en est sortie avec des succès divers, mais elle y a toujours été impliquée et souvent au premier rang. Globalement, l’ensemble de ces guerres a permis à la France de construire et de maintenir son espace national, mais lui a fait perdre sa domination européenne voire une suprématie universelle. Une deuxième guerre de Cent Ans, entre 1715 et 1815, avec l’abandon d’un premier empire ultramarin puis Waterloo, a conféré cette suprématie au Royaume-Uni, puis une deuxième guerre de Trente Ans, entre 1914 et 1945, l’a transférée aux États-Unis. Depuis Waterloo au fond, la France n’a mené que des conflits défensifs. Ainsi l’Histoire de France apparaît comme une succession de catastrophes, dont le pays est sorti étrillé et globalement diminué, dans sa puissance et dans ses ambitions. Et pourtant il a survécu, et même brillamment surmonté au cours des temps épreuves internes et internationales. Au-delà des secousses, surgit une ligne générale, intellectuelle, politique et sociale, celle du progrès. Cette ligne est devenue visible à partir de la philosophie des Lumières, elle a accompagné l’idée républicaine et l’enracinement précisément progressif de ses institutions. La Révolution apportait l’affirmation d’un changement radical, la Déclaration des droits de l’homme comme point de départ absolu, genèse d’un nouveau contrat social. En réalité, sa concrétisation a demandé un processus prolongé sur deux siècles et encore inachevé. Les grandes lois sur les libertés publiques de la iiie République sont un socle renforcé par leur constitutionnalisation, mais qui demande toujours développements et consolidations. Quant aux institutions, elles ont résorbé une instabilité chronique depuis la Révolution mais sont toujours l’objet de réformes, de sorte qu’elles ne semblent jamais achevées. Progrès encore sur le plan international. Longtemps guerrière, la France s’est convertie à une culture de la paix, à la fois par affaiblissement de ses moyens et par conviction idéologique. Les errements des deux Empires ont servi de leçon. Attaché à l’équilibre et au Concert européen, le pays a été après 1918 l’un des principaux instigateurs de la Société des Nations, qui correspondait à ses intérêts de sécurité et à son idéal pacifiste de l’époque. Il a également été la grande victime de son échec. Peu impliquée dans la genèse de l’ONU lors de la Seconde Guerre mondiale, moins à l’aise dans son cadre à dominante angloaméricaine, la France s’y est progressivement incorporée. Elle en tire aujourd’hui, avec le statut de membre permanent du Conseil de sécurité, l’un des principaux ressorts de son influence internationale. Progrès surtout sur le plan européen, avec la construction européenne, à partir des conceptions et initiatives de Jean Monnet, dès le milieu du xxe siècle. L’Europe, grâce à elle en grande partie, est ainsi sortie d’un cycle séculaire de guerres intestines et suicidaires pour entrer dans une ère de paix structurelle – et il faut espérer que personne n’aura la folie de la remettre en cause. Un couple agité : État et société civile Voici près de cinq siècles, Joachim Du Bellay louait la France, « mère des arts, des armes et des lois ». Cette vision harmonieuse peut-elle survivre aujourd’hui ? Le sentiment prévaut d’une relation bien davantage conflictuelle entre État et société civile, même s’ils constituent un couple indissociable, unis autant par leurs frustrations réciproques que par une solidarité ontologique. Ontologique en effet puisque la société française et la nation sont largement un produit de l’État et que l’État s’en nourrit par de multiples canaux, autant qu’il les corsette et les protège. L’État, l’un des plus anciens du monde, a survécu à toutes les vicissitudes historiques, à tous les changements de régime ou de formes de gouvernement, à toutes les révolutions et à toutes les défaites extérieures, à toutes les métamorphoses. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 5 DOSSIER La France dans le monde Il traîne avec lui traits et contradictions, vices et vertus qui sont ceux du pays tout entier. Dans l’interface acrimonieuse et parfois conflictuelle entre État et société civile s’exprime l’identité française, agglomération et différences, intérêt général et lobbies, égalité et inégalités. De l’emprise au relâchement Certaines idéologies opposent le pays légal et le pays réel, ou font de l’État un simple instrument de domination et de coercition au profit de catégories privilégiées. C’est beaucoup simplifier et même déformer – mais simplification et déformation sont les deux mamelles de l’idéologie. Les relations sont beaucoup plus ambiguës et complexes. Elles sont en outre mobiles. L’État, au sens de l’ensemble des institutions et administrations publiques, nationales, régionales ou locales, voire des secteurs mixtes où société civile et lui s’interpénètrent, a connu une croissance formidable au long du xxe siècle. Cette croissance a trois sources convergentes : les deux guerres mondiales qui ont conduit l’État à exercer son emprise sur l’ensemble des activités nationales ; le socialisme gouvernant, qui en a fait l’outil et le garant de la redistribution économique et sociale vers une plus grande égalité des conditions ; la nécessité d’impulser le développement économique par une politique volontariste, qui seule a permis à la France de rattraper son retard de développement et de moderniser le pays lors des Trente Glorieuses. Apporteur de démocratie, d’égalité, de modernité, de solidarité, guidant la société civile au nom du progrès : voici l’État vertueux. Dans la période contemporaine marquée par la mondialisation et l’ouverture généralisée des frontières aux échanges de toute nature, l’État, endetté, appauvri et boursoufflé, aux moyens anachroniques et à l’efficacité problématique, en proie à une corruption rampante, est de plus en plus ressenti comme un boulet, alors même qu’il a renoncé à son emprise sur l’économie nationale et, avec l’euro, à sa compétence monétaire. N’est-il pas dans sa partie dirigeante soumis à une caste de privilégiés en passe de devenir héréditaire, dans sa partie administrative à une classe de fonctionnaires et agents publics pléthorique 6 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 et dévoreuse de crédits ? N’est-il pas au surplus otage de multiples intérêts et lobbies particuliers qui le rendent impuissant tout en fragmentant l’intérêt général ? Voici les vices. Ce sont aussi ceux de la société civile, qui a toujours aimé les rentes de situation plus que les initiatives individuelles, la sauvegarde des droits et avantages acquis plus que le changement et le risque. Ceux mêmes qui critiquent la pression de l’État et veulent la relâcher n’ont de cesse de lui demander de nouveaux secours, moyens et crédits. État et société civile en miroir Ainsi l’État tend à devenir le miroir des tribulations de la société civile plus que leur remède. Question existentielle pour la Ve République, qui aspirait à restaurer l’autorité de l’État et la confiance de la société en elle-même. Le régime semble éprouver des difficultés croissantes autant à gouverner qu’à réformer, toutes majorités confondues. Les cohabitations, le discrédit dans l’opinion traduisent ce malaise. Des réformes et une communication en trompel’œil ont vainement cherché voici peu à le dissimuler. Quant à la société civile, certes en profondeur beaucoup plus apaisée qu’au cours d’une histoire tourmentée, mais aussi structurellement conservatrice, elle paraît se rétrécir, se replier, se racornir. Au fond, l’idéal du progrès qui a animé la République depuis sa fondation n’a plus guère cours. Il alimentait l’ascenseur social, avec la promotion individuelle par l’éducation et le mérite, il aplanissait le chemin vers une égalité croissante des modes de vie, il rassemblait et apaisait, et l’État était son éclaireur. Aujourd’hui, l’innovation a remplacé le progrès. Or elle est ressentie comme génératrice d’inégalités, d’instabilité, d’insécurité voire de régression économique et sociale, elle est souvent vécue comme une menace. Faut-il en rester à ce pessimisme et conclure que la France est un pays en déclin, peut-être en décadence ? Un pays que les riches fuient et que sa jeunesse quitte ? On sait que le déclinisme est une analyse répandue et les Cassandre bénéficient d’une présomption de lucidité. On peut aussi voir en eux des Oies du Capitole, qui attirent justement l’attention sur les risques et périls de l’inertie. Mais les signes positifs ne manquent pas. La démographie est l’une des meilleures d’Europe. De grands groupes industriels occupent une place de choix dans l’économie mondialisée. L’attractivité économique et touristique du pays ne se dément pas. L’État est toujours le garant des libertés comme des équilibres sociaux et sociétaux. La promotion des femmes, leur présence croissante dans l’ensemble des activités indiquent que la marche vers l’égalité se poursuit. Irritant sociétal et ferment des extrémismes, l’immigration n’en conduit pas moins à une intégration progressive au fil des générations malgré les difficultés et quelques échecs spectaculaires qui l’accompagnent. Le modèle républicain, opposé au communautarisme, reste consensuel. Les religions demeurent ce qu’elles ont toujours été, des forces conservatrices, mais la laïcité reste puissante. Une grandeur à géométrie variable Le thème de la grandeur est récurrent en France. Après le Grand Roi, la Grande Nation des révolutionnaires, le message universel que porte le pays, l’universalité de la langue française, les droits de l’homme proclamés pour l’humanité tout entière, sa mission sacrée de civilisation vers l’outre-mer, sa vocation à guider l’Europe vers l’unification, le rang qu’il faut rétablir ou maintenir. Si la conquête et la domination sont hors d’atteinte après 1815, la puissance sur les esprits les remplace, rayonnement intellectuel, esthétique, art de vivre et civilisation… Il est vrai qu’aujourd’hui cette thématique est souvent perçue à l’extérieur comme arrogance hors de saison, et à l’intérieur comme vaine nostalgie. Car si la France a longtemps été un colosse en Europe et dans le monde, elle a vu ses dimensions politique, économique, culturelle restreintes, parfois de façon brutale, parfois par des glissements insidieux. C’est le cas par exemple pour l’usage international du français, auquel ses élites semblent renoncer pour plonger dans un océan anglophone. Plus largement, on mesure le recul des ambitions : hier championne de l’universel, aujourd’hui protectrice de l’exception culturelle, demain peut-être enchaînée par un réseau de contraintes extérieures, parler de grandeur n’est-il pas anachronique ? Les vents contraires Politiquement, mais aussi militairement et moralement, le poids de la défaite de 1940 et de l’Occupation qui l’a suivie reste pour beaucoup une tache indissoluble. Certains à l’étranger soulignent qu’elle représente le troisième stade de l’abaissement de la puissance française, après Waterloo et Sedan, et anticipent sans déplaisir les suivants. Économiquement, la France, dont la révolution industrielle a tardé, a toujours mal vécu le libre-échange. La construction européenne lui a permis d’accélérer sa modernisation dans le cadre d’un marché commun qui comportait une protection face au marché mondial. Mais la mondialisation tend à transformer le projet européen en simple zone de libreéchange. Plus encore, l’idée américaine, soutenue par l’Allemagne, d’une zone de libreéchange transatlantique risque de soumettre l’ensemble de l’économie européenne à une tutelle américaine déjà sous-jacente, rendant la construction européenne insignifiante. Le désamour de l’opinion à son égard répond largement à cette perception que le projet francoallemand initial est remplacé par une entreprise de domination anglo-saxonne dont l’Union ne serait plus que le relais, ce qu’illustrent les difficultés actuelles de l’euro. Ajoutons la convergence d’une double contrainte contemporaine, l’une idéologique, l’autre pratique. D’un côté, l’idée que les États sont dépassés, qu’il convient de promouvoir acteurs non étatiques, sociétés civiles, médias, agents économiques, forces transnationales multiples pour une gouvernance civile attachée à la solution de problèmes globaux qui transcendent les politiques nationales et les subordonnent à des exigences universelles. Rejeter ainsi l’État est aussi rejeter la politique au profit de l’éthique, de l’économie et de la technologie – nouveau contre-pied pour la France dont la politique a toujours été l’âme. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 7 DOSSIER La France dans le monde On peut y voir une transposition des analyses de Schumpeter sur la destruction créatrice, mais jusqu’à présent ce sont les innovations technologiques qui semblent la force motrice principale. Elles bénéficient avant tout aux États-Unis, de sorte que derrière la thématique de la gouvernance globale surgit une variante de la domination américaine, qui n’a plus besoin d’institutions internationales pour prospérer. Le monopole du dollar, monnaie nationale et monnaie internationale d’échange et de réserve, en est une traduction et un instrument. D’un autre côté, la recomposition en cours des équilibres internationaux et de leurs lignes de force met en réalité l’accent, non sur des forces transnationales, mais sur de grands États, notamment les puissances émergentes, bénéficiaires de la mondialisation. La perspective d’un duopole économique et politique américano-chinois aux ambitions universelles est peut-être excessive. Sa perception n’en est pas moins une réalité qui oriente déjà anticipations et comportements. L’Union européenne risque ainsi de se voir intégrée, volens nolens, dans une Otanie sécuritaire et dans une zone de libre-échange commerciale dont les deux mâchoires parachèveraient sa soumission. L’Union n’est pas un État et semble sans identité et sans projet, tandis que ses membres n’ont pas la dimension suffisante pour agir de façon solitaire. Ils ne peuvent peser que s’ils défendent et promeuvent solidairement des intérêts communs. Or, divisés et affaiblis par les crises de l’euro, ils ne paraissent pas en mesure de le faire. La grandeur, une qualité Si donc l’on considère la grandeur d’un point de vue statistique, quantitatif et mécanique, tout incite à considérer que la France n’est plus qu’un pays en voie de rétrécissement, au mieux une puissance moyenne et à en tirer les conséquences. Il conviendrait donc d’accepter de se subordonner à ces grands mouvements extérieurs, de développer une culture de la soumission en 8 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 tâchant simplement de la rendre plus douce. Certaines élites françaises s’y emploient déjà. La raison paraît de leur côté. À quoi bon s’obstiner ? Défendre le français comme langue de travail aux Nations Unies est obsolète. Commençons dans les universités, voire dans les écoles primaires, à enseigner en anglais. Expatrions les grands groupes industriels et financiers, délocalisons les entreprises, exportons les capitaux, rejetons la pression fiscale, jouons le jeu de la spéculation financière plutôt que d’investir localement. Il y aurait ainsi deux France, l’une moderne, nomade, élitiste, tournée vers le grand large et participant à la nouvelle société mondiale, l’autre vernaculaire, arriérée, provinciale, vouée à l’appauvrissement, à l’amertume, au populisme et au déclin. Nouvelle dialectique, pas si nouvelle au demeurant puisque remontant à plusieurs décennies mais en cours d’accélération rapide. Dialectique également, et il faut y revenir pour terminer, entre État et société civile. Car il reste un État, qui dispose d’un appareil diplomatique de premier ordre, de forces armées opérationnelles, d’une place enviable dans les institutions internationales. Un État doté d’institutions solides, garant de la démocratie, des libertés publiques, collectives et individuelles. Il reste en son sein des décisions politiques. La grandeur est une qualité, pas une quantité, une exigence à son propre égard, une morale, pas un nombre. La grandeur, c’est la liberté, la maîtrise que l’on conserve sur soi-même. À cet égard la France Libre fut grande, alors que sa puissance était dérisoire. La grandeur, c’est aussi proportionner ses ambitions et ses actions à ses moyens. Ce n’est pas prétendre détenir ou exercer une supériorité quelconque sur autrui, mais tirer le meilleur de soi-même, forger son propre modèle et en cultiver l’influence, maintenir le message le plus constant de la France depuis la Révolution, celui de la liberté individuelle et collective, plus que jamais une idée neuve. ■ Serge Sur Thierry Garcin et Eric Laurent 6h45/7h du lundi au vendredi franceculture.fr Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 9 DREAM ON - Philippe Ramette. Exploration rationnelle des fonds sous-marins : la pause, 2006. Photo : Marc Domage © Philippe Ramette. Courtesy galerie Xippas Les Enjeux internationaux DOSSIER La France dans le monde La politique étrangère : changements de siècle Frédéric Charillon * * Frédéric Charillon est professeur des Universités en science politique et directeur de l’Institut de En 1914, à la tête d’un empire colonial représentant plus de 10 % des territoires émergés, la France comptait (IRSEM). Il a notamment publié La Politique étrangère de la France. 10 ambassades et 32 légations. Un siècle plus tard, dotée de De la fin de la guerre froide aux l’arme atomique et membre permanent du Conseil de sécurité révolutions arabes (La Documentation des Nations Unies, elle en compte 163, pour une puissance française, 2011). que le débat public relègue pourtant à une gloire passée. Entre deux mythes – celui d’une France éternelle et celui d’un déclin inexorable –, il n’est jamais aisé de tirer le bilan d’un siècle de politique étrangère. recherches stratégiques de l’École militaire Permettons-nous un constat simple : sans jamais plus aspirer à retrouver les fastes ni la fureur d’un Louis XIV ou d’un Napoléon, et en dépit d’épisodes qui auraient pu lui être fatals, la France s’est maintenue dans le rang des grands acteurs politiques mondiaux. Son instrument d’action extérieure, en dépit d’importantes critiques internes, reste reconnu par ses principaux alliés, qu’ils soient admiratifs ou agacés. En ce début de xxie siècle pourtant, l’impression domine que la France, une fois de plus mais plus que jamais, doit faire preuve d’imagination et savoir se réinventer pour maintenir son rang. Son « rang », justement : un objectif de politique étrangère tellement français… La France dans un monde post-européen Le « long » xixe siècle (1815-1914) fut déchirant. Commencé avec la défaite napoléonienne de 1815, il finit par la déclaration de guerre de 1914. Entre-temps, après la défaite de 10 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Sedan en 1870, la France amputée de l’AlsaceLorraine a rêvé secrètement de revanche face à l’Allemagne tout en s’adonnant à de nouvelles conquêtes coloniales, diversion habilement encouragée par Bismarck. Plusieurs fois sauvée par d’adroits diplomates, dont Talleyrand, elle connut tour à tour, entre plusieurs changements de régime et quelques révolutions, la conquête puis la chute (avec Napoléon Ier), la remontée en puissance puis l’humiliation (avec Napoléon III). Toujours, les armes et une certaine culture stratégique, parfois foudroyantes et parfois malheureuses, jouèrent un rôle important. Le « court xxe » (1914-1989) a pour sa part été tragique. Par deux fois, l’Europe s’est suicidée. Et les puissances du Vieux Continent qui avaient dominé le monde ont dû y repenser (à la baisse) leur place, leur rôle, leur marge de manœuvre 1. 1 Sur ces événements, voir le dossier spécial de Questions internationales, « Un bilan du xxe siècle », n° 52, novembredécembre 2011. © AFP / Philippe Wojazer L’ombre du gaullisme plane sur la politique étrangère de la Ve République, quelle que soit la couleur politique des gouvernements successifs. Le double suicide européen et le retour d’une France universaliste La saignée de la Première Guerre mondiale, commencée la fleur au fusil pour une « Der’ des Der’ », a laissé l’Europe exsangue. Finalement victorieuse mais à quel prix 2, ayant retrouvé ses provinces perdues mais pas sa lucidité politique, la France a, dans sa politique étrangère, connu le déclin puis « l’abîme » 3. De revanchisme brut en contorsions diplomatiques aussi vaines que complexes, la IIIe République a perdu la paix, malgré les avertissements américains qui lui enjoignaient de ménager son voisin d’outre2 1,4 million de soldats tués, soit plus d’un quart de la population des 18-25 ans, plus 300 000 civils et 4,3 millions de militaires blessés, sans compter le coût économique et moral de cette guerre. 3 Jean-Baptiste Duroselle, Politique extérieure de la France. La décadence. 1932-1939, Imprimerie nationale, Paris, 1979. Et Politique extérieure de la France. L’abîme. 1939-1945, Imprimerie nationale, Paris, 1982. Rhin. Deux décennies après une Grande Guerre pour laquelle elle voulait faire « payer l’Allemagne » plutôt que d’œuvrer à la réintégration de la démocratie de Weimar dans le concert des nations, la France s’effondra face aux troupes hitlériennes avec une rapidité qui stupéfia le monde. Le printemps 1940 devait hanter longtemps la mémoire collective et politique, sans doute jusqu’à nos jours. La Première Guerre mondiale a sacrifié une génération. La Seconde, avec les fascismes, la barbarie industrielle nazie, la Shoah, la collaboration et une guerre menée aux extrêmes contre les populations mêmes a fait sortir l’Europe de l’Histoire. Le deuxième xxe siècle a été américano-soviétique, les États-Unis et l’URSS se partageant le continent. Pansant leurs plaies, les grandes nations ouest-européennes ont dû leur relèvement au plan Marshall, tandis que le rideau de fer communiste tombait sur leurs voisins de l’Est. Pris entre le libéralisme américain et l’antiimpérialisme socialiste, les Empires coloniaux Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 11 DOSSIER La France dans le monde n’avaient plus de place dans ce nouveau monde. Dans des régions devenues trop lointaines, les populations avaient vu le colonisateur si défait face aux puissances de l’Axe qu’elles n’en accepteraient plus l’autorité. Comme le démontra une dernière fois la crise de Suez en 1956, les nouveaux maîtres du monde étaient à Washington et à Moscou, non plus à Paris ni à Londres. Dans cette tourmente, la IVe République pourtant si instable (21 gouvernements en douze ans) sut prendre trois orientations salutaires, qui ne furent pas remises en cause : le choix de l’Alliance atlantique, celui de la construction européenne, celui enfin de la décolonisation 4. Avec l’entrée dans l’Alliance en 1949 auprès d’une Amérique qui l’avait sauvée deux fois en 1917 et en 1944, avec les traités de Rome de 1957 eux-mêmes inscrits dans les pas de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) de 1951, avec la loi-cadre de Gaston Deferre en 1956 préparant la suite de la décolonisation africaine après les indépendances de la Tunisie et du Maroc, la France tentait de réinventer l’Europe et de se réconcilier enfin avec l’Allemagne, de s’ancrer à l’Amérique afin qu’elle ne reparte plus, comme elle l’avait fait après 1918, et surtout de prendre acte du nouveau monde qui naissait au Sud, retrouvant ses accents universalistes. Ce dernier point, sans doute le plus affectif, généra des tensions qui, après la défaite de Diên Biên Phu en 1954 et l’escalade de la situation algérienne à partir de la même année, eurent raison du régime et ramenèrent le général de Gaulle au pouvoir. De la puissance à la grandeur : la théorisation gaullienne d’un nouveau rôle mondial Conscient des limites françaises face aux deux nouvelles superpuissances, conscient également d’un nouveau monde à venir où la Chine allait « s’éveiller », où l’Asie, l’Amérique du Sud, le monde arabe n’accepteraient plus l’autorité occidentale, le général de Gaulle entre- prit de refonder le socle d’une politique étrangère française qui serait universaliste ou ne serait pas. Refusant la logique des blocs, voyant des nations là où d’autres voyaient des régimes, tournant la page de la colonisation – après les indépendances africaines de 1960 et le douloureux épisode algérien qui prit fin en 1962 – pour redécouvrir une « politique arabe » ou imaginer la « coopération » en Afrique, il développa la rhétorique de la grandeur. Plus qu’une figure de style, celle-ci était une stratégie de compensation : la grandeur conservée devait prendre le relais de la puissance relativisée 5. Par l’ambition et la justesse du discours, par la hauteur des propositions, la France devait pouvoir encore compter. Cette orientation supposait un minimum de moyens, pour garder un seuil de suffisance certes loin des deux superpuissances, mais incontournable. D’où un effort militaire et industriel intense, et l’incarnation charismatique d’une puissance nucléaire déjà décidée par la IVe République. Celui qui, par son action dans la guerre, avait déjà sauvé une chaise pour la France à la table des Grands 6, persistait donc dans son idée que le « rang » n’était pas négociable. Cette obsession du rang permettait de parler haut sur tous les continents – au prix toutefois de crispations fréquentes avec les voisins européens et de frictions sévères avec l’allié américain, dont la sortie du commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1966 reste l’un des points d’orgue. La France dans un monde post-guerre froide Les successeurs du général de Gaulle n’ont pas remis en cause les grandes lignes de cette approche, soit parce que celle-ci était juste dans l’analyse et optimale pour les intérêts français, soit parce qu’elle leur fournissait une posture présidentielle prestigieuse, soit faute d’imagination ou de marge de manœuvre pour en proposer 5 4 Alfred Grosser, La IVe République et sa politique extérieure, Armand Colin, Paris, 1961. 12 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Maurice Vaïsse, La Grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle. 1958-1969, Fayard, Paris, 1998. 6 Essentiellement, un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Les opérations militaires extérieures de la France (février 2013) Cadre d’intervention : multinational Nombre de militaires français déployés ONU OTAN Union européenne 1 10 200 1 000 4 000 bilatéral Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 autres FINUL (Liban) Tamour (Jordanie) unilatéral KFOR (Kosovo) ISAF (Afghanistan) MINUSTAH (Haïti) MINURSO (Sahara occ.) Serval (Mali) OEF (Nord océan Indien) Épervier (Tchad) Atalante (Somalie) MINUL (Liberia) Boali (Rép. centrafricaine) Licorne (Côte d’Ivoire) ONUCI (Côte d’Ivoire) Corymbre (golfe de Guinée) MONUSCO (Rép. démocratique du Congo) MICOPAX (Mission de consolidation de la paix en Rép. centrafricaine) Surcoût des opérations extérieures (en millions d’euros courants) 1 246 (dont opération Harmattan en Libye) 1 200 Sources : ministère de la Défense, www.defense.gouv.fr/operations et Projet de loi de finances 2013, septembre 2012, www.defense.gouv.fr 1 000 Surcoûts une autre. Le gaulliste Georges Pompidou (19691974) décrispa le dossier européen en ouvrant les portes du Marché commun aux Britanniques. Le peu gaulliste Valéry Giscard d’Estaing (19741981) inquiéta les alliés par sa rhétorique 7 sans pour autant revenir sur l’essentiel. Après la 7 Notamment, son idée que la France n’avait pas d’ennemi, ou que l’invasion soviétique de l’Afghanistan pourrait être défensive. 8 Valéry Giscard d’Estaing avec Helmut Schmidt, François Mitterrand avec Helmut Kohl, formèrent deux tandems porteurs d’importantes initiatives européennes, du Système monétaire européen (SME) dans les années 1970 jusqu’au traité de Maastricht en 1992. 9 François Mitterrand soutint l’installation de missiles américains en Allemagne en 1983, participa à la guerre du Golfe de 1991 contre l’Irak, tout en lançant au Tchad deux opérations (Manta en 1983-1984 et Épervier en 1986) contre les forces armées libyennes du colonel Kadhafi, alors allié des Soviétiques. 10 Les positions du ministre des Affaires étrangères Michel Jobert dans la guerre du Kippour de 1973, l’ouverture d’un bureau de représentation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Paris en 1975, jusqu’à la proximité de François Mitterrand avec le président égyptien Hosni Moubarak, furent autant de postures appréciées dans le monde arabe. La France a également continué à lancer de nombreuses opérations militaires sur le continent africain, dont les affaires restaient gérées en marge du circuit diplomatique normal, par les « conseillers Afrique » de l’Élysée. 870 800 629 630 600 528 400 200 24 Prévisions initiales de la loi de finances 0 2003 2013 victoire en 1981 de François Mitterrand (19811995), la France confirma son statut de moteur européen avec l’Allemagne 8, d’allié complexe mais fiable pour les États-Unis 9, d’interlocuteur privilégié, bien que peu novateur, pour l’Afrique subsaharienne et le monde arabe 10. Mais la fin de la guerre froide en 1989, entraînant la disparition de l’ennemi soviétique et la réunification de l’Allemagne, ouvrit la voie à un nouveau système international. La France dut repenser sa relation avec ses cercles Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 13 DOSSIER La France dans le monde d’appartenance qu’étaient l’Europe et l’OTAN. Son instrument diplomatique dut s’adapter aux pratiques nouvelles d’une politique étrangère de plus en plus sectorielle. La France, élément d’un double ensemble Union européenne-OTAN Dans un monde où des puissances non occidentales allaient bientôt affirmer un poids politique à la mesure de leur démographie et de leur économie – immenses pour la Chine ou l’Inde, importantes pour le Brésil, le Mexique, la Turquie, l’Afrique du Sud et d’autres –, la structuration d’un acteur politique européen cohérent devenait indispensable. Dans un monde marqué néanmoins par une suprématie militaire américaine écrasante, donnant à l’Alliance atlantique une capacité d’intervention inégalée, l’appartenance à l’OTAN restait indépassable. Or, l’articulation entre ces deux cadres ne prit pas le chemin de la complémentarité tant espérée par la France. Le manque d’ambition et de moyens des Européens, l’affirmation de la puissance américaine devenue paroxystique dans les années 2000 sous l’administration néoconservatrice gênèrent Paris. Jacques Chirac, le premier (1995-2007), s’efforça de repenser ce rapport au monde postguerre froide en imaginant un retour français dans les instances intégrées de l’OTAN dès 1996, tout en donnant à la diplomatie française un prisme extra-occidental plus fort que d’ordinaire, à la fois tourné vers l’Asie – partenariat stratégique avec l’Inde en 1998, rapprochement avec la Chine et le Japon –, l’Afrique et le monde arabe, à partir de thèmes comme la diversité culturelle, l’environnement ou le dialogue entre civilisations 11. Mais sa tentative de lier le retour français dans l’OTAN à l’obtention d’un commandement pour l’Europe se heurta au refus américain. Quelques mois plus tard, Paris réactiva l’option d’une défense européenne « atlanticocompatible » en obtenant le soutien de Tony Blair lors du sommet franco-britannique de Saint11 Christian Lequesne et Maurice Vaïsse (dir.), La Politique étrangère de Jacques Chirac, Riveneuve éditions, Paris, 2013. 14 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Malo en 1998. Celle-ci ne donna pas davantage satisfaction, annihilée bientôt par le divorce transatlantique et trans-Manche que constitua la crise irakienne de 2002-2003, dans laquelle Paris s’opposa frontalement à la guerre américanobritannique au Proche-Orient. Son successeur Nicolas Sarkozy (20072012) porta cette option politique plus loin. Il surprit d’abord, lors de la conférence des Ambassadeurs d’août 2008 à Paris, en affirmant vouloir « situer, franchement et nettement, la France au sein de sa famille occidentale », rhétorique qui parut en rupture totale avec la vocation universaliste de la France. Quelques mois plus tard, lors du sommet otanien de Strasbourg-Kehl d’avril 2009, il annonça le retour, sans condition cette fois, de la France dans les instances intégrées de l’OTAN – à l’exception du groupe des plans nucléaires. La démarche devait à la fois prendre acte d’une réalité militaire – la France intervient presque toujours en interaction avec ses alliés –, et lever l’ambiguïté sur ses ambitions européennes, suspectées d’être anti-otaniennes. Un rapprochement stratégique francobritannique en novembre 2010 – accords de Lancaster House – et l’opération menée par Paris et Londres avec le soutien américain en Libye en 2011 apparurent comme les premiers dividendes de ce retour otanien. Mais l’impression domina rapidement que l’Europe politique, vieille ambition française, avait été sacrifiée sur l’autel de cette évolution. Arrivé au pouvoir en 2012, François Hollande ne revint pas sur ce choix. Plus encore, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin, Hubert Védrine, naguère très critique sur cette option, l’entérina au nom de la raison, dans un rapport remis au Président le 14 novembre 2012. Après un Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale paru en 2008 12, et un autre remis au président de la République en avril 2013, la France a semblé prendre acte de ses propres contraintes budgétaires, et surtout d’un 12 Qui réduisait à la fois le format des armées et la zone d’intervention potentielle de la France autour d’un « arc de crise » allant de l’océan Atlantique à l’océan Indien. (Défense et Sécurité nationale. Le Livre blanc, Odile Jacob/La Documentation française, Paris, juin 2008.) Après l’opération Harmattan en Libye en 2011, les forces militaires françaises (ici à Bamako) interviennent depuis janvier 2013 au Mali dans le cadre de l’opération Serval. Plus de 4 000 Français ont été engagés sur le terrain au sein d’une coalition multilatérale regroupant près de 27 000 hommes. Nouveaux acteurs, nouvelles diplomaties Débarrassées du carcan bipolaire, les relations internationales ont vu émerger des médias globaux diffusant une information internationale en temps réel, d’autres acteurs économiques, humanitaires, associatifs ou religieux imposant progressivement leur agenda politique – des droits de l’homme jusqu’au climat –, et surtout une société mondiale ayant accès à l’information comme à l’expression, grâce à l’essor de nouvelles technologies numériques. Il en résulte, pour la France comme pour d’autres pays, une nécessité d’adapter son outil d’action extérieure à des registres d’action de plus en plus fragmentés. Le développement de la diplomatie numérique impose une réflexion aussi bien sur la communication entre agents de l’action extérieure que sur l’accès du public aux services et messages de l’État en ligne. À cet égard, des progrès substantiels ont été accomplis par le Quai d’Orsay et par le ministère de la Défense, y compris sur les réseaux sociaux. Le développement des médias globaux impose de repenser un audiovisuel extérieur français dont la confusion a été soulignée par de nombreux rapports parlementaires, écartelé entre plusieurs chaînes de télévision (France 24 en trois langues, TV5Monde) ou de radio (Radio France Internationale, RMC Moyen-Orient). Même obligation de rationalisation, plus largement, pour l’ensemble d’une politique culturelle extérieure qui souffre du trop grand nombre d’opérateurs, d’une cotutelle Affaires étrangères-Culture complexe, le tout avec des moyens en baisse. À l’heure où certains partenaires de la France – comme l’Allemagne – affichent délibérément une politique étrangère fondée sur une force de frappe économique et commerciale, © AFP / Eric Feferberg monde dans lequel l’action unilatérale n’est plus permise. Cette obligation de concertation dans l’action extérieure s’appliquait aux alliés, mais également – et c’était là une nouveauté plus grande encore – à d’autres acteurs, non étatiques, devenus partenaires d’une politique étrangère. les instruments liés à ces domaines doivent aussi être repensés, pour aboutir à une meilleure complémentarité avec les objectifs politiques. La remarque vaut également pour le secteur de l’aide au développement, dont le modèle des pays du Nord est remis en cause, et dont la dimension bilatérale se révèle insuffisante. Certains secteurs, comme la diplomatie environnementale, la diplomatie juridique, universitaire, agricole ou humanitaire, imposent une prise de conscience de l’enjeu que représente dorénavant l’expertise internationale. Les nouveaux questionnements stratégiques Dans un monde aussi mouvant, auquel il faudrait ajouter le poids des acteurs illégaux, des milices ou des mouvements armés, toute diplomatie est confrontée à la succession de Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 15 DOSSIER La France dans le monde ➜ FOCUS L’outre-mer, un outil de puissance L’étendue de ses frontières littorales fait de la France la deuxième puissance maritime mondiale derrière les États-Unis. Elle bénéficie en tant que telle d’une position avantageuse en matière de contrôle des mers et de leurs ressources. Les départements et régions d’outremer (DROM), territoires d’outre-mer (TOM), collectivités d’outre-mer (COM) et pays d’outre-mer (POM) assurent à la France une présence dans tous les océans. Ces «pied-à-terre » stratégiques, prolongés par une mer territoriale, une zone contiguë puis une zone économique exclusive (ZEE), cette dernière consacrée par la convention des Nations Unies dite de Montego Bay de 1982, génèrent la moitié des 11 millions de kilomètres carrés des espaces maritimes sous souveraineté ou juridiction française. Sur son territoire maritime – eaux intérieures et mer territoriale –, l’État côtier exerce sa souveraineté de la même façon que sur la terre ferme, l’unique limite à ses prérogatives résultant du « droit de passage inoffensif». Dans la ZEE, qui s’étend jusqu’à 200 milles marins au large des lignes de base de la mer territoriale, l’État côtier dispose de droits souverains pour l’exploitation, l’exploration, la conservation et la gestion de toutes les ressources naturelles des eaux, des fonds marins et de leurs soussols. Il exerce aussi sa juridiction sur les activités de recherche scientifique et en matière de protection du milieu marin. La délimitation des ZEE peut faire l’objet de litiges : c’est le cas de celle de Saint-Pierre-et-Miquelon qui a entraîné un contentieux avec chocs exogènes en cascade : chute du mur de Berlin (1989), guerres américaines en Orient (1991 et 2003-2011 en Irak, depuis 2001 en Afghanistan), démembrement de la Yougoslavie dans les années 1990, attentats du 11 septembre 2001, recompositions africaines, asiatiques et sud-américaines, montée en puissance de la Chine, prolifération nucléaire, printemps arabes après 2011… Que peut faire une puissance du niveau de la France dans ce contexte, compte tenu des atouts et des ressources dont elle dispose ? Sans bénéficier du potentiel des plus grands – comme les ÉtatsUnis ou la Chine –, une puissance européenne majeure comme la France, non dominante mais de portée globale, conserve des atouts à condition de trouver des réponses adéquates aux nouveaux dilemmes de la puissance. Valoriser les atouts stratégiques À l’heure du triomphe de la langue anglaise, de la mise en concurrence de l’État par 16 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 le Canada et potentiellement de la récente ZEE française créée en Méditerranée, qui recouvre une partie de la zone de pêche espagnole. Enfin, la France rencontre des difficultés liées à la mise en valeur, la protection et l’adaptation de ses capacités maritimes. Ainsi, elle entrevoit la possibilité de céder une part de ses prérogatives sur l’île de Tromelin à Maurice, avec laquelle elle a conclu un accord de cogestion en 2010. Ce geste instituerait un mode de gouvernance partagée répondant aux contraintes budgétaires actuelles, la France n’ayant jamais fait de ses intérêts maritimes une priorité clairement définie. Questions internationales les acteurs privés, de la dynamique de régions où elle demeure peu implantée (Asie, Amérique latine…), et du chaos transformateur qui touche d’autres zones où elle l’était davantage (Afrique de l’Ouest et sahélienne, monde arabe), la France est confrontée à un contexte en apparence défavorable, avec de surcroît des moyens budgétaires réduits. Elle conserve néanmoins plusieurs atouts qui peuvent être exploités. ● En premier lieu, elle dispose, comme on l’a déjà dit, d’un statut de puissance dans les instances internationales – siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies et pondération du vote dans les grandes agences –, comme au sein de l’Union européenne. ● Elle peut ensuite compter sur des forces politiques, économiques et culturelles réelles. Sa diplomatie est globale et compétente, son économie reste parmi les premières au monde en dépit des difficultés actuelles, la francophonie, certes moins attractive que jadis, compte toujours plus de 220 millions de locuteurs et a opéré depuis 1997 (sommet de Hanoï) une mue vers une conception plus politique qui se veut porteuse d’une vision. ● Son armée, au-delà d’une force de dissuasion qui reste un atout vital, a témoigné récemment de sa capacité à mener des opérations limitées mais déterminantes – en Côte d’Ivoire au printemps 2011, en Libye la même année, au Mali depuis janvier 2013 avec l’opération Serval. Avec plus de 10 000 hommes engagés en opérations extérieures début 2013, elle demeure loin des capacités de projection américaines, mais nettement en pointe à l’échelle européenne. ● Enfin, ses départements et communautés d’outre-mer demeurent un élément insuffisamment valorisé, qui lui confèrent pourtant une présence dans des zones stratégiques (Caraïbes, océan Indien, Pacifique-Sud notamment), ouvrant la voie à de possibles coopérations avec d’autres puissances (Brésil, Inde, Australie). Les nouveaux dilemmes de la puissance La politique étrangère de la France a tablé, depuis plusieurs décennies, sur des atouts longtemps indéniables mais désormais remis en cause. Même avec 163 ambassades dans le monde, la présence ne garantit plus l’influence et cette dernière doit être repensée à l’heure de la diplomatie publique et de ses relais (think tanks, entrepreneurs de normes, vecteurs culturels…). L’arme nucléaire, toujours garantie de sanctuarisation et porteuse de statut, n’est pas un instrument de projection à l’heure où la projection est une condition de la puissance. La « grandeur » du verbe et du discours reste précieuse, mais doit compter avec une démocratisation effrénée de la prise de parole, dans un monde où la parole de l’État est remise en cause par des récits privés, religieux et contestataires souvent plus efficaces. Ces dilemmes doivent être pensés comme autant d’évolutions à accepter pour mieux les surmonter. Ils doivent être résolus sans remise à plat excessive, mais également sans nostalgie passéiste ni hantise du déclin. Surtout, ils ne peuvent se limiter à la seule échelle nationale. Il importe, bien évidemment, que la politique étrangère de la France, tout comme sa doctrine militaire ou sa pensée stratégique, conserve l’ambition de l’autonomie. Mais à condition de penser son articulation avec d’autres, qui partagent les même cercles d’appartenance. Des défaites passées, on retient que le salut est venu des alliés. De la paix enfin acquise, on retient qu’elle émane d’une Europe pensée collectivement. On se souvient enfin que les reconnaissances et les rayonnements récents provinrent d’une capacité à penser l’universalisme, au-delà de la seule dimension régionale. Ces leçons de l’Histoire sont parfois contradictoires. Elles correspondent à plusieurs cercles de priorité de la politique étrangère française, parfois européens, parfois atlantiques, parfois méditerranéens, africains ou plus lointains. C’est la capacité diplomatique à enchevêtrer et à harmoniser ces cercles qui préfigurera la solution des dilemmes. À la fin du xixe siècle, la France repartait à la conquête de nouveaux mondes pour oublier ses défaites européennes. Au xx e siècle, elle relançait une ambition européenne après avoir perdu son empire et assisté à la transformation du monde. Au xxie siècle, elle n’aura d’autre choix que celui de contribuer à réinscrire l’Europe dans le monde, pour ne pas y sombrer avec elle. ■ Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 17 DOSSIER La France dans le monde ´ POUR ALLER PLUS LOIN L’outil militaire : une adaptation nécessaire mais sous contrainte Instrument « ultime » dont le pouvoir politique use pour imposer sa volonté à l’extérieur, une armée moderne est une structure complexe. Depuis plus de vingt ans, les armées françaises (terre, air et mer) sont soumises à un rythme qui alterne opérations, phase de reconstitution et entraînement sans lequel elles seraient vite déclassées par rapport à leurs homologues étrangères les plus performantes. Une armée comprend un ensemble de structures de commandement qui permet de traduire les orientations politiques en action militaire appropriée. Ces structures de prises de décision et d’action, outils technologiques et industriels au service de la défense, dessinent en France un paysage spécifique. Un appareil de commandement politico-militaire spécifique Dans le domaine militaire, la Constitution de la Ve République confère au président de la République un rôle qui n’a pas d’équivalent dans les autres démocraties européennes. Le chef de l’État est, aux termes de l’article 15 de la Constitution de 1958, « chef des armées ». Il fixe les grands traits de la stratégie et de la politique militaires. L’organisation militaire française a donc pour caractéristique d’être extrêmement réactive. En Allemagne, l’armée est qualifiée d’« armée parlementaire » : tout engagement de la Bundeswehr doit être préalablement autorisé par le Bundestag, qui définit dans le détail les règles d’engagement des forces envoyées en opération. En France, la place prééminente du président de la République lui confère une marge de manœuvre étendue. Il peut ainsi décider de l’engagement de forces sans accord préalable du Parlement, même si ce dernier est appelé à se prononcer ultérieurement. Dans l’exercice de ses fonctions, le chef de l’État dispose d’un état-major particulier qui est en relation permanente avec l’état-major des armées (EMA). Le chef d’état-major des armées (CEMA) assure 18 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 le commandement de l’ensemble des opérations militaires, il est le conseiller militaire du gouvernement. Pour l’exercice de ses prérogatives, le CEMA dispose de l’EMA où agissent sous ses ordres des adjoints, dont le sous-chef d’état-major « opérations », qui commande le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), la division « forces nucléaires » et la division « emploi » 1. L’EMA garantit, en toutes circonstances, que les armées agiront sous le contrôle de la nation pour défendre ses intérêts, y compris dans le cadre d’une coalition. Force est aujourd’hui de constater que la notion même d’état-major s’est dissipée dans la plupart des États membres de l’Union européenne, à l’exception de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de l’Italie. Cette évolution est le reflet du renoncement à la puissance militaire. Or, de nombreux exemples historiques montrent quelles destinées néfastes attendent les États qui ont dédaigné la chose militaire. Venise, jadis une des grandes puissances européennes, a vu progressivement sa population et ses dirigeants négliger toute ambition, préférer défendre qu’il était juste de « jouir des doux fruits de la paix qui est le véritable but vers lequel doivent tendre les institutions et les opérations militaires » 2. Quelques décennies plus tard, la Sérénissime tombait comme un fruit mûr entre les mains de Bonaparte sans s’être le moins du monde défendue. Les grandes entités du ministère de la Défense À côté de l’EMA, la direction générale de l’Armement (DGA) est chargée de définir et de procurer aux forces les équipements nécessaires à l’exécution de leurs missions. L’industrie de défense reste en France 1 Les autres adjoints du CEMA sont le sous-chef « plans », le souschef « ressources humaines », le sous-chef « relations internationales » et le sous-chef « soutien ». 2 Paolo Paruta, historiographe de Venise, cité par Frédéric Lane dans Venise, une République maritime, Flammarion, Paris, 1985. © AFP / Anne-Christine Poujoulat / 2011 Un Rafale, flanqué de trois Mirage 2000, survole Paris lors de la parade militaire du 14 Juillet. 115 exemplaires (sur les 180 commandés) de l’avion de chasse construit par Dassault ont déjà été livrés aux forces armées françaises depuis sa mise en service en 2001. Le Rafale n’a pour l’heure reçu aucune commande ferme à l’exportation. un pôle d’excellence technologique. Elle emploie environ 250 000 personnes. Le dialogue entre l’EMA et la DGA doit permettre de garantir à la France que les moyens de sa défense demeurent cohérents avec ses objectifs stratégiques, comme le principe d’autonomie de décision. forces dans le cadre d’opérations interarmées nationales, alliées ou au sein d’alliances de circonstance. Cette architecture fait l’objet d’un consensus au sein des partis de gouvernement. Ce système reste également à l’abri d’ingérences extérieures directes, notamment de la part de l’OTAN et de l’Union européenne, même s’il autorise bien évidemment de nombreuses coopérations. Les missions de la France dans le cadre de l’Alliance atlantique restent l’une des composantes de la politique de défense, mais l’OTAN n’en est ni l’inspiratrice directe ni le commanditaire immédiat. La maîtrise de moyens de renseignement est en outre indispensable pour garantir à la France la crédibilité de l’outil de défense, et notamment de l’outil nucléaire. Ces moyens offrent des avantages stratégiques et politiques considérables. L’utilisation de l’espace extra-atmosphérique contribue de manière importante à renforcer l’autonomie d’appréciation des situations, la crédibilité de la dissuasion, mais aussi la coopération avec certains alliés. C’est ainsi que la France dispose d’une panoplie de satellites d’observation (Hélios II A, Hélios II B, Pléiades IA et Pléiades IB) et de renseignement électromagnétique, avec la constellation Elisa. En outre, le démonstrateur satellitaire Spirale lui a accordé une place dans le domaine de la détection et du suivi de missiles balistiques. Chaque armée (terre, air et mer) a mis sur pied des structures de commandement qui ont reçu l’agrément de l’OTAN. Elles sont destinées à engager les Combinés à d’autres (aériens, terrestres et maritimes), ces outils placent la France dans un club très restreint de pays (États-Unis, Russie, Chine). Ils Cette organisation très centralisée, lourde parfois, renforce l’immunité de la politique militaire aux changements intempestifs et aux décisions hâtives. C’est ainsi que, depuis des décennies, les plus hauts dirigeants politiques, quelle que soit leur couleur politique, ont maintenu, peu ou prou, le même cap. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 19 La France dans le monde Effectifs des forces armées en service actif et des forces paramilitaires (1989-2012) En millions 5 4 3 Chine Inde 2 États-Unis Russie 1 Brésil France 0 1989 1995 2000 2005 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 DOSSIER 2012 Source : Banque mondiale, http://donnees.banquemondiale.org, d’après l’IISS, The Military Balance. lui donnent l’autonomie nécessaire dans l’appréciation d’une situation de crise, d’identification des cibles prioritaires, de définition des axes d’attaques, notamment aériennes. Ces systèmes complexes viennent en appui du travail tant de la Direction du renseignement militaire (DRM) 3 que de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) 4, dont les effectifs pour 2013 étaient légèrement inférieurs à 5 000 personnes. La Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) est le service de renseignement dont dispose le ministre de la Défense pour assumer ses responsabilités en matière de sécurité – en particulier celle des installations sensibles. Ces structures centrales et les moyens qui leur sont affectés servent à maintenir en qualité et en efficacité la force nucléaire 5. Des forces classiques à la limite de la rupture ● La Marine nationale est désormais amenée à jouer un rôle prééminent. La France dispose du second domaine maritime mondial (11 millions de km2) après celui des États-Unis. Ce domaine recèle d’immenses richesses halieutiques et minérales. Or, pour sécuriser l’espace maritime français et les voies d’approvisionnement de la métropole, pour défendre ses intérêts dans le monde et peser sur le cours des événements, la France ne dispose plus des moyens nécessaires à la surveillance de ces vastes espaces. En attendant l’arrivée de nouveaux bâtiments de soutien et d’assistance hauturiers (BSAH) ou de présence outre-mer (bâtiments multi-missions), un vide préoccupant risque de se créer. En outre, la Marine nationale ne parvient pas à tenir totalement l’objectif de 100 jours de mer par an (91 jours en 2010 et 92 jours en 2011). Les heures de vol des pilotes de chasse de l’aéronavale sont conformes aux objectifs de la loi de programmation militaire 2009-2014, mais cette situation tient au très fort niveau d’activité lié aux opérations menées en Libye en 2011. Dissuasion, siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies et capacité crédible d’engager des forces dans les crises s’articulent pour permettre à la France d’exprimer son point de vue dans le En 2013, la Marine nationale occupait le 6e rang mondial en termes de tonnage 7. Si la Royal Navy devance « La Royale » (377 660 tonnes de bâtiments contre 304 280), cette dernière, avec 213 000 tonnes pour les seuls bâtiments de combat (y compris les sous-marins), dépasse la marine britannique (173 000 tonnes). Ensemble, les forces navales de combat françaises et britanniques représentent la quatrième flotte de guerre au monde en termes de tonnage, derrière les États-Unis (220 bâtiments, 2,14 Mt), la Russie (236 bâtiments, 770 000 tonnes) et la Chine (423 bâtiments, 3 6 Cette dernière avait un budget de 1,6 milliard d’euros en 2013. 644,5 millions d’euros d’autorisations d’engagement en 2013. 5 Sur l’arme nucléaire, on pourra lire la contribution de Bruno Tertrais dans le présent dossier. 4 20 concert des nations… Si, comme l’a rappelé encore récemment le président de la République François Hollande 6, les forces nucléaires sont assurées de garder la place centrale dans la stratégie française, qu’en est-il des forces classiques ? Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 En juillet 2012, lors de sa visite du sous-marin nucléaire Le Terrible. Derrière les États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon et le Royaume-Uni. 7 2010 2000 1990 1980 1970 1960 1950 Exportations d’armes françaises (1950-2012) Exportations totales (en millions de dollars constants de 1990) Taïwan 1 000 4 000 500 3 000 EAU Chine 2 000 100 50 10 1 000 Singapour 0 1950 1980 2012 Arabie saoudite Sur la période 2008-2012 (en millions de dollars constants de 1990) Inde Espagne Austtralie e 16 653 3 1 000 00 Irak Indonésie do 200 00 M ysie Malaysie s 5 50 Égypte 1à3 30 SSing ngapour ng p Chine ne e Brésil Ind Inde n États-Uniss Norv orvège vège Royaume Royaumeoyy m U Uni Mexique ex que Espagne p e Maroc r Finlande PPakistan ak ta EEAU U PPologne Po e Bulgarie Bul g ie P y PaysBas a G èce Grèce Ara A rabiee saoudite sao a t Grèce Pakistan Oman O m Maroc Algérie Libye Belgique Brésil Brési s Afrique du Sud Australie Chili h Source : Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), Sipri Arms Transfers Database, www.sipri.org Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 États-Unis Allemagne Israël Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 21 DOSSIER La France dans le monde 516 000 tonnes), et elles sont sans doute au second rang de la planète sur le plan qualitatif. fique », 2 autres se préparent à partir les relever, 4 brigades se préparent de manière générique. La France et le Royaume-Uni ont réalisé un exercice naval majeur – exercice Corsican Lion du 17 au 26 octobre 2012 – afin de tester le concept de Force d’intervention interarmées combinée (Combined Joint Expeditionary Force, CJEF) prévu dans le cadre de l’accord de Lancaster House (2010). Cette force doit être un outil de combat capable d’un engagement de haute intensité. Après Corsican Lion, l’Armée de l’air et la Royal Air Force doivent mener l’exercice Titanium Falcon en 2013 et, en 2014, les armées de terre conduiront l’exercice Rochambeau. Avec les différents engagements de ces dernières années, certaines unités ont acquis un réel savoirfaire opérationnel au détriment du savoir-faire générique. Les opérations extérieures (OPEX) ont mobilisé de l’ordre de 10 000 hommes en moyenne lors des dix dernières années. En 2011, les OPEX ont coûté 1,2 milliard d’euros 9. ● Depuis 2012, l’armée de terre dispose de moins de 100 000 hommes. Son format a été réduit de 50 % depuis qu’a été décrétée la fin de la conscription en 1996. Cette contraction a entraîné, d’une part, la suppression de nombreux régiments, y compris des régiments de combat, et, d’autre part, la réduction du nombre de matériels (254 chars lourds en 2013 contre 400 en 2003 ; 330 hélicoptères contre 600) 8. Au début de 2013, hormis les écoles et les unités de soutien, l’armée de terre était construite autour de 10 brigades (8 brigades interarmées, 1 brigade de renseignement, 1 brigade de forces spéciales et des unités de commandement et de soutien). L’objectif de 150 jours d’activité (hors casernes) par an dans l’armée de terre fixé dans le cadre de la loi de programmation militaire 2009-2014 n’a pas été atteint (117 jours en 2011 et 111 jours en 2012). La préparation des unités est fondée sur le concept de « préparation opérationnelle » qui établit une différence entre la préparation à « la guerre » de manière générique et la préparation à « une guerre » spécifique sur un théâtre d’opérations donné – par exemple, entre 2002 et 2013, en Afghanistan. Ce système établit une distinction entre les brigades qui sont en opération ou aptes au combat et celles dont l’état de préparation est loin d’atteindre les critères prévus pour un emploi opérationnel : 2 brigades peuvent être engagées dans une « guerre spéci- 8 Voir Jean-Marc Pastor, André Dulait (co-présidents) et alii, Rapport d’information […] sur le format et l’emploi des forces armées post 2014, n° 680, Sénat, 18 juillet 2012, p. 20. 22 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 ● La loi de programmation militaire 2009-2014 a conduit à une contraction du format de l’armée de l’air de 25 % avec une réduction de ses effectifs (de 66 000 à 50 000), une réduction du nombre de ses avions de combat de 30 % avec la disparition de 6 escadrons de chasse et la fermeture de bases aériennes. La crise économique et financière a conduit à un report de trois à quatre ans de la totalité des programmes en cours de définition, notamment pour les avions ravitailleurs en vol – les actuels KC 135 sont en service depuis une cinquantaine d’années. Or l’armée de l’air en a un urgent besoin comme d’ailleurs celui de renouveler sa flotte de transport, qui connaît un vieillissement accéléré. L’armée de l’air enregistre un déficit d’heures de vol particulièrement préoccupant pour les pilotes de transport, qui ont eu un niveau d’activité inférieur aux prévisions. Celui des pilotes de chasse reste en revanche satisfaisant. L’armée de l’air française reste l’une des très rares armées européennes à être capable de mener des raids à grande distance. C’est ainsi qu’au début de l’opération Serval au Mali, le 13 janvier 2013, 4 Rafale sont partis de leur base à Saint-Dizier pour exécuter un raid qui les a amenés à survoler l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie avant de pénétrer au Mali où ils ont attaqué une vingtaine d’objectifs. Après 9 h 30 de vol, 5 550 kilomètres parcourus et 5 ravitaillements en vol, ils se sont posés à N’Djamena au Tchad. Ce plus long raid mené par l’armée de l’air a confirmé le savoir-faire des pilotes, 9 Le coût moyen des opérations extérieures s’élevait à 511 millions d’euros par an en 2000-2001. Au cours des années 2002-2006, les dépenses annuelles des OPEX ont atteint 624 millions d’euros en moyenne – soit une hausse de 22 % par rapport à 2000-2001. Pour la période 2007-2011, le coût annuel moyen des OPEX s’est élevé à 902 millions d’euros, en hausse de 76 % par rapport aux années 2000 et 2001 (www.senat.fr/rap/l12-148-38/l12-148-381.pdf). le bien-fondé du choix du Rafale, avion polyvalent remarquable, mais il a mis aussi en évidence une déficience certaine qui existe en matière d’avions ravitailleurs en vol 10. Sur la période 2009-2013, les armées ont enregistré un manque à gagner de 4,1 milliards d’euros. Hors dissuasion nucléaire, les dépenses d’équipement ont été les principales cibles des réductions (- 3,9 milliards d’euros) 11. Le projet de loi de programmation des finances publiques pour la période 2012-2017 prévoit une stabilisation du budget de la défense à 30,15 milliards d’euros en 10 Ces avions ont été remotorisés par des réacteurs modernes il y a vingt-cinq ans. 11 www.senat.fr/rap/l12-148-38/l12-148-381.pdf. 12 Ce livre blanc prévoit aussi une nouvelle réduction des effectifs de près de 24 000 postes et il sanctuarise la dissuasion nucléaire. crédits de paiement annuels. Cet objectif se retrouve peu ou prou dans le Livre blanc sur la défense remis au président de la République en avril 201312. C’est un montant minimum pour que la France reste une puissance militaire de premier rang, objectif dont la réalisation a été difficile mais constante sous les différentes majorités politiques et auquel le président de la République s’est rallié lors de son entretien télévisé du 28 mars 2013. L’exemple de la période précédant la Seconde Guerre mondiale ne doit pas être balayé d’un revers de main : l’histoire est tragique ! Yves Boyer * * Professeur à l’École polytechnique, chargé du cours « Stratégie et relations internationales » ; directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Quelques indicateurs statistiques sur la France Superficie : 632 834 km2* Population : 65,281 millions d’habitants (2012)* Part de la population étrangère : 5,9 % (2010) Population française à l’étranger : 1 611 054 (2012) Densité : 114 habitants/km2 (2010) Taux d’accroissement naturel : 3,7 ‰ (2012) Taux de natalité : 12,1 ‰ (2013) Taux de mortalité infantile : 3,4 ‰ (2011) Taux de mortalité : 8,5 ‰ (2011) Indice de fécondité : 2,01 enfants par femme (2011) Espérance de vie moyenne : 81,5 ans (2011) Taux de scolarisation à 15 ans : 97,4 % (2010-2011) PIB total : 1 815 milliards d’euros** (2012) PIB par habitant : 27 700 euros** (2012) Part de l’agriculture dans le PIB : 2 % (2010) Part de l’industrie dans le PIB : 12,6 % (2010) Part du secteur tertiaire dans le PIB : près de 80 % (2010) Déficit budgétaire : 98,2 milliards d’euros soit 4,8 % du PIB (2012) Dette publique : 1 834 milliards d’euros soit 90,2 % du PIB (2012) Taux de chômage : 10,2 % (2012) Taux d’inflation : 2,1 % (2011) Coefficient de Gini*** : 0,327 (2008) [Allemagne : 0,27 (2006) ; Italie : 0,319 (2011) ; Royaume-Uni : 0,4 (2009)] Indice de développement humain (IDH) : 0,905 (20e rang sur 186) (2012) [Allemagne : 0,920 (5e rang) ; Italie : 0,881 (25e rang) ; Royaume-Uni : 0,875 (26e rang)] (2012) Taux d’épargne des ménages : 16,8 % (2011) Nombre d’utilisateurs d’Internet : 76,8 % (2011) * Ces données correspondent à la France métropolitaine (552 000 km2) et ses départements d’outre-mer (DOM). ** En parité de pouvoir d’achat. *** Il mesure l’écart de la répartition observée des revenus (ou de la consommation) entre les personnes ou les ménages. Une valeur de 0 représente une égalité absolue, une valeur de 1 une inégalité absolue. Sources : ministère des Affaires étrangères (www.diplomatie. gouv.fr) ; INED (www.ined.fr) ; INSEE (www.insee.fr) ; OCDE (www.oecd-ilibrary.org/economics/profil-statistique-par-paysfrance_2075227x-table-fra), (http ://stats.oecd.org) ; Banque mondiale (donnees.banquemondiale.org) ; Banque de France (www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_ de_france/Economie_et_Statistiques/base_de_donnees/ chiffres-cles-zone-euro/zef015.pdf) ; PNUD (http ://hdr.undp. org/en/) ; CIA (www.cia.gov/library/publications/the-worldfactbook/fields/2172.html). Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 23 DOSSIER La France dans le monde Un rapport singulier avec le multilatéralisme Delphine Placidi-Frot * * Delphine Placidi-Frot est professeur des Universités en science politique à l’université de Poitiers. Elle L’histoire de l’implication de la France dans le multilatéralisme met en lumière la portée, mais aussi les internationales avec Franck Petiteville (Presses de Sciences Po, 2013) et prépare limites, les ambiguïtés et les contradictions de l’engagement un ouvrage sur la France et l’ONU. français dans ce domaine. La France peine à dépasser une vision instrumentale, hiérarchisée et sectorielle pour en appréhender la dimension globale et les dynamiques transnationales. a récemment codirigé Négociations Depuis la fin de la guerre froide, la France est considérée comme acquise aux vertus du multilatéralisme global. Ses responsables politiques, ses diplomates et parfois ses journalistes louent son comportement jugé exemplaire au sein des différentes institutions des Nations Unies, du groupe de la Banque mondiale (dont la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, BIRD) ou au Fonds monétaire international (FMI), qu’il s’agisse de sa participation aux opérations de paix, de ses initiatives en faveur d’une mondialisation régulée, de sa promotion des droits de l’homme ou de la diversité culturelle, de sa contribution à la lutte contre le changement climatique ou le sida. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi. Les dirigeants français successifs se sont certes vantés dès l’origine et avec constance du fait que leur pays soit membre permanent du Conseil de sécurité ou qu’il bénéficie d’un siège au conseil d’administration de la Banque mondiale. Ils ont en revanche éprouvé durant plusieurs décennies une certaine méfiance à l’égard de toute organisation intergouvernementale jugée intrusive et potentiellement dangereuse pour les intérêts nationaux. 24 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Défendre son rang, contenir le multilatéralisme La Société des Nations (SDN) et l’Organisation internationale du travail (OIT), créées en 1919, étaient largement le fruit des conceptions franco-britanniques. L’ONU, fondée en 1945, et davantage encore les institutions de Bretton Woods (Banque mondiale et FMI) mises en place l’année précédente, sont en revanche le produit de la conception étatsunienne de l’ordre international, d’autant que Washington s’investit de manière importante dans l’élaboration et le fonctionnement de ces institutions multilatérales. La plupart des dirigeants français ont donc manifesté une certaine réserve à leur égard, ayant en outre été largement écartés des grandes conférences interalliées tout au long de la Seconde Guerre mondiale. En comparaison des idées internationalistes promues en 1919, la vision multilatérale de la France est alors moins ambitieuse et moins innovante pour l’époque. Elle défend des intérêts nationaux sectoriels : la souveraineté nationale, la stabilité monétaire internationale, la possibilité d’accords régionaux, l’exclusivité de ses relations avec ses possessions coloniales, la langue française. Jusqu’à la fin du système de Bretton Woods au début des années 1970, la France conteste ainsi la domination monétaire du dollar et l’hégémonie étatsunienne au sein des institutions de Bretton Woods. Elle propose en vain de réintroduire des taux de change fixes, puis de renforcer le rôle du FMI comme outil de surveillance monétaire internationale. Elle agit également en faveur d’une stabilité monétaire régionale en prenant activement part aux dispositifs de serpent monétaire européen (1972) puis de système monétaire européen (1979) mis en place afin de limiter les fluctuations de taux de change entre les pays membres de la Communauté économique européenne. À l’ONU, la France s’arc-boute rapidement sur son droit de veto, utilisé dès 1946, en arguant de l’intangibilité du principe de non-ingérence dans les affaires internes. C’est notamment le cas en matière de décolonisation, alors qu’elle est à l’époque mise en difficulté sur la question algérienne à l’Assemblée générale à la fin des années 1950. Humiliée par l’intervention des Nations Unies lors de la crise de Suez en 1956, elle suspend sa participation financière à l’intervention au Congo au début des années 1960 et refuse d’envoyer des Casques bleus sur le terrain. Elle boycotte en outre le Comité du désarmement, créé en 1962 pour accompagner les négociations sur le désarmement classique et nucléaire, et reste à l’écart du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) adopté en 1968. Au-delà de cette conjoncture particulièrement défavorable, l’hostilité française s’inscrit plus généralement dans une vision gaullienne des relations internationales largement incompatible avec le projet et surtout la réalité du multilatéralisme. Le général de Gaulle envisage en effet la Siège des principales organisations internationales en France (depuis 1945) Paris ESA - 1975 (Agence spatiale européenne) UNESCO - 1945 (Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture) OCDE - 1948 (Organisation de coopération et de développement économiques) OIF - 1970 (Organisation internationale de la Francophonie) Paris Strasbourg Lyon OTAN - 1952 à 1966 (Organisation du traité de l'Atlantique Nord) Strasbourg Parlement européen - 1952 CE - 1949 (Conseil de l'Europe) CEDH - 1959 (Cour européenne des droits de l'homme) Lyon O.I.P.C.-INTERPOL - 1923 (Organisation internationale de police criminelle) Source : sites Internet des organisations. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Le rejet des propositions française (plan Istel-Alphand) et britannique (plan Keynes) au profit du projet étatsunien (plan White) lors des négociations de Bretton Woods ne décourage pas pour autant les autorités françaises, qui continuent d’essayer d’imposer sans succès une instance de contrôle économique et de dénonciation des politiques non conformes à la stabilité monétaire internationale (projet de création d’un Office de stabilisation monétaire) 1. politique extérieure de manière classique et aristocratique. Elle doit rester intergouvernementale, hiérarchisée et strictement souverainiste, qu’elle soit bilatérale ou se décline éventuellement sur le modèle du concert des puissances. De Gaulle éprouve aussi une certaine irritation à l’encontre de la diplomatie multilatérale pratiquée dans les enceintes institutionnelles. Sa perception évolue toutefois à partir du moment où la France n’est plus mise en accusation à l’ONU au sujet de ses possessions coloniales. Il y voit désormais une institution potentiellement utile dans la remise en question des blocs et de l’hégémonie étatsunienne. Le multilatéralisme au service du rayonnement À partir du milieu des années 1960, la France se veut le porte-parole des petits pays au 1 Michael Bordo, Dominique Simard et Eugène White, « La France et le système monétaire de Bretton Woods », Revue d’économie financière, no 26, 3-1993, p. 249-286. La France et les institutions de Bretton Woods, 1944-1994. Colloque tenu à Bercy les 30 juin et 1er juillet 1994, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 25 DOSSIER La France dans le monde Contributions obligatoires de la France (2012) Au budget des organisations internationales (en millions d'euros) ONU OTAN CE OMS OAA (FAO) AIEA OCDE OIT UNESCO OSCE CPI OMC TPIY OTICE ONUDI 107 34 34 23 23 23 21 18 16 16 10 7 6 5 5 Organisation des Nations Unies Org. du traité de l'Atlantique Nord Conseil de l'Europe Org. mondiale de la santé ONU pour l'alimentation et l'agriculture Agence internationale de l'énergie atomique (1) Organisation internationale du travail (2) Org. pour la sécurité et la coop. en Europe Cour pénale internationale Org. mondiale du commerce Tribunal pénal int. pour l'ex-Yougoslavie (3) ONU pour le développement industriel 1 Org. de coopération et de développement économiques 2 Org. des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture 3 Commission préparatoire de l'Organisation pour le traité d'interdiction complète des essais nucléaires MINUAD MONUSCO 3 MINUSTAH 4 MINUSS 5 ONUCI 6 FINUL 7 MINUL 8 FISNUA 9 MINUT 10 ONUST 11 MINURSO 12 FNUCHYP 13 MINUK 14 FNUOD 15 UNMOGIP 1 2 98,8 82,0 51,7 51,3 35,1 32,0 23,1 15,7 9,5 4,1 3,4 3,3 2,9 2,8 1,2 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Au budget des opérations de maintien de la paix des Nations Unies (en millions d'euros) 1 Opération hybride Union africaine / Nations Unies au Darfour 2 Mission de l’ONU pour la stabilisation en RDC 3 Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti 4 Mission des Nations Unies au Soudan du Sud 5 Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire 6 Forces Intérimaires des Nations Unies au Liban 7 Mission d’assistance des Nations Unies au Liberia 8 Force intérimaire de sécurité des Nations Unies pour Abyei 9 Mission d’assistance des Nations Unies au Timor Leste 10 Organisme de l'ONU chargé de la surveillance de la trêve dans le Golan 11 Mission des Nations Unies chargée de l’organisation d’un référendum au Sahara occidental 12 Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre 13 Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo 14 Force des Nations Unies chargée d'observer le désengagement (Golan) 15 Groupe d’observateurs militaires des Nations Unies en Inde et au Pakistan Source : Projet de loi de finances 2013, Avis n°150 du Sénat, Tome 1 - action extérieure de l’État : action de la France en Europe et dans le monde, 22 nov. 2012. 26 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 sein des institutions internationales et bénéficie d’une certaine aura malgré son ambiguïté à l’égard de la décolonisation portugaise, son refus persistant de faire condamner l’Afrique du Sud ségrégationniste et ses atermoiements face à la crise financière que traverse l’ONU. Au début des années 1970, les représentants français mettent en avant le caractère mixte de l’économie nationale et l’expérience de la France dans l’organisation des marchés de matières premières. Dans les débats sur l’instauration d’un « nouvel ordre économique international » (NOEI), ils défendent des mesures dirigistes, la nécessité d’une lutte concertée contre la dégradation des termes de l’échange et le dialogue Nord-Sud. Valéry Giscard d’Estaing poursuit les mêmes objectifs que ses prédécesseurs mais inscrit de manière plus systématique et plus médiatique sa politique extérieure dans un cadre multilatéral, que ce soit à l’échelle européenne (CEE, CSCE), globale (ONU, Banque mondiale, FMI) ou via le G7, créé à la suite du premier choc pétrolier. La France intervient de nouveau dans des opérations de paix en pilotant l’intervention de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL) à partir de 1978, et rejoint cette même année le Comité du désarmement des Nations Unies. Dans le même temps, Paris augmente le volet multilatéral de son aide au développement, tout en conservant une part d’aide bilatérale significativement supérieure à celles accordées par ses partenaires occidentaux, ce qui lui permet de lier l’octroi de l’aide à la signature de contrats avec des sociétés françaises, notamment dans les secteurs du bâtiment et des travaux publics, de l’eau, de l’électricité, du cacao, du coton et de plus en plus du pétrole, des minerais rares et des télécommunications. Les deux septennats de François Mitterrand se caractérisent par une implication croissante et tous azimuts dans les instances multilatérales. La France tente tout d’abord de maintenir le dialogue Nord-Sud en organisant la conférence sur les pays les moins avancés (PMA) à Paris en septembre 1981 et en se mobilisant en faveur d’une réduction de la dette des pays en voie de développement (PVD). © AFP / Toru Yamanaka La directrice générale du FMI, Christine Lagarde, et le directeur de l’OMC, Pascal Lamy, entourant la ministre nigériane de l’Économie, Ngozi Okonjo Iweala, à Tokyo en octobre 2012. Bien représentés à la tête des institutions internationales, les Français ont en revanche vu leur présence reculer au sein de la fonction publique internationale. Cet activisme diplomatique améliore significativement son image au sein des Nations Unies. Les dirigeants français parviennent à faire adopter à l’Assemblée générale la notion de « droit d’ingérence humanitaire » en 1988 (résolution 43/131) et celle de « corridors humanitaires » en 1990 (résolution 45/100). La France devient à cette même période le premier contributeur en Casques bleus et participe activement à l’opération Tempête du désert en Irak en 1991, menée sous l’égide de Washington avec l’aval du Conseil de sécurité, ainsi qu’aux interventions onusiennes dans les Balkans, en Somalie ou au Rwanda. Elle accentue son engagement en faveur du désarmement en signant le TNP en 1992 et la Convention sur l’interdiction des armes chimiques en 1993. Elle décide en outre un moratoire sur les essais nucléaires en 1992. Dans le domaine économique 2 , une poignée de hauts fonctionnaires français en poste dans les instances multilatérales jouent un rôle international majeur à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il s’agit de « réguler » et de « maîtriser » la mondialisation, c’est-à-dire de l’orchestrer par des institutions multilatérales telles que l’Union européenne, l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), le FMI et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à partir de sa création en 1995 3. 2 Ce développement s’appuie sur les travaux de Rawi Abdelal et Sophie Meunier. Voir notamment Rawi Abdelal, Capital Rules. The Construction of Global Finance, Harvard University Press, Harvard, 2007 ; Sophie Meunier, « L’Union européenne et l’OMC : la “mondialisation maîtrisée” à l’épreuve », in Gérard Boismenu et Isabelle Petit (dir.), L’Europe qui se fait. Regards croisés sur un parcours inachevé, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2008, p. 211-222 ; Rawi Abdelal et Sophie Meunier, « Managed Globalization: Doctrine, Practice and Promise », Journal of European Public Policy, 17 (3), 2010, p. 350-367. 3 Ainsi Jacques Delors, ancien ministre des Finances (19811984), devenu président de la Commission européenne (19851994) ou Pascal Lamy, conseiller de Jacques Delors à Bercy (1981-1984) nommé commissaire européen au commerce (19992004), puis directeur général de l’OMC (depuis 2005). Henri Chavranski présida le Comité de l’OCDE pour les mouvements de capitaux et les transactions invisibles (1982-1994). Michel Camdessus fut successivement directeur au Trésor (1982-1984), gouverneur de la Banque de France (1984-1987) et directeur du FMI (1987-2000). Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 27 DOSSIER La France dans le monde “ Autrement dit, le choix Ces institutions ont activement porté une La France a dans une délibéré – à moins qu’il ne soit contraint faute de choix politique de libéralisation certaine mesure – et alternatif ? – du multilatéramarquée par la mobilité lisme permet d’assumer le accrue du capital mondial et de façon paradoxale – souhait d’un monde multil’essor du commerce inter- davantage contribué national. La France a dans à diffuser un libéralisme polaire en l’enchâssant dans un canevas d’institutions une certaine mesure – et de économique – pourtant façon paradoxale – davan- fort critiqué sur la scène multilatérales fédératrices. tage contribué à diffuser Selon certains de politique nationale – que un libéralisme économique ses thuriféraires du Quai – pourtant fort critiqué sur la les États-Unis d’Orsay, cette multiposcène politique nationale – larité fantasmée pourrait que les États-Unis. En effet, tant le Trésor que même contribuer à régénérer le multilatéralisme Wall Street dédaignent ou se méfient des instien accordant davantage de représentativité aux tutions multilatérales et préfèrent promouvoir puissances émergentes en échange d’une implicaune mondialisation ad hoc portée à la fois par tion croissante de celles-ci en matière d’opérations une régulation unilatérale via des mécanismes de de paix ou de financement du développement. marché et des agences de notation privées et par La crise irakienne de 2002-2003 vient des accords commerciaux bilatéraux. offrir une résonance médiatique forte à l’engagement chiraquien en faveur du multilatéralisme. La France a dès le lendemain des attentats Un choix, une contrainte, du 11 septembre 2001 affirmé son soutien aux une incantation ? États-Unis et participé à la coalition militaire en Afghanistan. Elle se démarque cependant L’engagement multilatéral de la présiprogressivement de la volonté de l’adminisdence Chirac est indissociable d’une velléité tration Bush de mener une « guerre globale tenace de se démarquer de Washington. En contre le terrorisme » et de traquer les armes de témoignent la ratification de la convention sur destruction massive, en particulier en Irak, alors l’interdiction des mines antipersonnel adoptée sous surveillance onusienne et étatsunienne à Ottawa en 1997, du statut de Rome instaurant depuis l’invasion du Koweït par le régime de la Cour pénale internationale l’année suivante Saddam Hussein en août 1990. Paris s’oppose – avec toutefois certaines ambiguïtés – ou de la à la doctrine Bush de « guerre préemptive », convention sur la protection et la promotion de la défend l’idée d’un régime d’inspections renfordiversité culturelle élaborée en 2005 à l’Unesco. cées consacrant la centralité des Nations Unies Ajoutons l’opposition au projet défendu par la dans le processus de désarmement de l’Irak et secrétaire d’État américaine Madeleine Albright n’envisage une intervention armée qu’en dernier en 2000 de constituer un club des démocraties recours et avec l’aval du Conseil de sécurité 4. pour contourner les États non démocratiques membres de l’ONU ou encore l’implication dans Le multilatéralisme « offensif » 5 incarné le financement du développement – conférence par Jacques Chirac se manifeste également dans de Monterrey en 2002. 4 La France reçoit sur ce point le soutien de la Chine, de la Russie Dans la mesure où la volonté chiraquienne et de l’ensemble des membres non permanents du Conseil de de s’émanciper des États-Unis s’inscrit dans une sécurité, dont l’Allemagne. Delphine Placidi-Frot, « [Résolution] 1441 (2002) : la situation entre l’Iraq et le Koweït », in Mélanie ambition multipolaire plus vaste, elle trouve dans Albaret, Emmanuel Decaux, Nicolas Lemay-Hébert et Delphine le multilatéralisme régional et surtout onusien Placidi-Frot (dir.), Les Grandes résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, Dalloz, Paris, 2012, p. 313-329. une contrepartie rassurante face au risque de 5 Pierre Grosser, « Le multilatéralisme et les questions globales », contestation ou de contournement des instituin Christian Lequesne et Maurice Vaïsse (dir.), La Politique tions existantes par les puissances émergentes. étrangère de Jacques Chirac, Riveneuve, Paris, 2013, p. 219. „ 28 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Aide publique au développement (APD) totale nette de la France (2006-2011) Moyenne annuelle de l’APD par bénéficiaire sur la période 2006-2011 (en millions de dollars constants de 2011) 502 100 1 -1 - 15 Chine Turquie Tunisie Maroc Algérie Les valeurs entre - 1 et 1 ne sont pas représentées Irak Vietnam Sénégal Wallis-et-Futuna Côte d’Ivoire Nigeria Cameroun Congo Mayotte Pays non aidés IDH des pays aidés, 2011 0,286 0,49 0,66 0,79 0,82 Absence de données Sources : OCDE, www.oecd.org ; PNUD, Human Development Report 2011, www.undp.org. l’attention portée aux enjeux globaux et dans leur dramatisation face à une gestion multilatérale de ces questions jugée trop technocratique. L’urgence environnementale est soulignée lors du sommet mondial sur le développement durable organisé sous l’égide des Nations Unies à Johannesburg en septembre 2002, durant lequel le président français déclare : « notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Les défis sanitaires et la pandémie du sida font l’objet d’initiatives nombreuses, notamment sur le plan institutionnel avec le soutien actif de la France à la création d’Onusida en 1995, du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme en 2002 et d’Unitaid en 2006. Les autorités françaises s’investissent aussi dans la lutte contre la pauvreté à travers l’adoption des Objectifs du Millénaire pour le développement en 2000, ainsi que dans la réflexion sur la taxation de la spéculation financière. Elles prônent plus généralement un regain d’attention à l’égard des pays du Sud et notamment des pays africains, dont l’intérêt stratégique a fortement décliné depuis la fin de la guerre froide. Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2013 50 Cette ardeur multilatérale doit toutefois être également interprétée à l’aune de la politique intérieure française, marquée par le séisme électoral du 21 avril 2002 qui a vu le leader du Front national se qualifier pour le second tour. L’activisme diplomatique du chef de l’État lui permet à la fois de quérir une popularité internationale à défaut d’un soutien national fort et de tenter de réparer le tissu social et républicain en louant les mérites d’un multilatéralisme vecteur de dialogue entre les peuples et les cultures. La rhétorique universaliste classique du discours diplomatique français se pare ainsi d’une vertu cathartique à vocation interne. La diplomatie de Nicolas Sarkozy s’inscrit dans une certaine continuité historique vis-àvis de celle de ses prédécesseurs, en dépit d’une revendication affichée de rupture. Ce changement s’incarne essentiellement dans le style, le rythme, la médiatisation et la personnalisation de la politique extérieure. Dès son élection, le chef de l’État entend placer la France au cœur du traitement des dossiers internationaux en recourant à un multilatéralisme fortement médiatisé, Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 29 DOSSIER La France dans le monde comme l’illustrent successivement le lancement de l’Union pour la Méditerranée (juillet 2008), la gestion de la guerre russo-géorgienne (août 2008), la relance du G20 dans un contexte de crise économique mondiale (novembre 2008), la conférence de Copenhague sur le climat (décembre 2009) ou la présidence française du G8 et du G20 en 2011. Ce multilatéralisme tribunitiel, destiné à servir les intérêts et le rayonnement français, se heurte cependant à une série de déconvenues. Les leçons n’ont visiblement guère été tirées des revers essuyés par plusieurs des propositions françaises de réformer la « gouvernance globale » à partir des années 1980 et surtout depuis la fin des années 1990. Ainsi, les projets successifs de revitalisation du Conseil économique et social (ECOSOC) de l’ONU, puis de création d’un Conseil de sécurité économique et social n’ont pas abouti, de même que la création d’une Organisation mondiale pour l’environnement destinée à prendre le relais d’un Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) moribond. La réforme de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), désarçonnée par le nouvel épisode de la crise alimentaire, a elle aussi échoué. L’ambition sarkozienne de repenser le système financier international afin d’en renforcer la régulation, la transparence et l’intégrité, notamment en réformant la gouvernance économique globale, en régulant les fonds spéculatifs, en luttant contre les paradis fiscaux et en plafonnant les bonus des traders, est à ce jour restée lettre morte. Entre instrumentalisation et identification Le rapport de la France au multilatéralisme se révèle complexe et fluctuant, d’autant qu’il faut distinguer les conceptions et les pratiques des responsables politiques, des diplomates en charge des dossiers, mais également des acteurs de la société civile présents au sein des organisations internationales ou qui gravitent autour – organisations non gouvernementales, syndicats, entre30 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 prises, chercheurs, médias, opinion publique, etc. – et dont le rôle est essentiel dans l’élaboration d’une politique extérieure, à défaut d’être souvent pris en compte par les autorités compétentes 6. Il oscille entre deux appréhensions du phénomène multilatéral a priori contradictoires et incompatibles mais qui s’avèrent ici étroitement imbriquées et qui expliquent en partie les atermoiements et les revirements de la politique multilatérale française : l’utilisation des institutions internationales au service de l’intérêt national – au demeurant fort délicat à identifier – d’un côté, l’identification à un projet politique collectif en construction permanente de l’autre. L’engagement multilatéral demeure largement instrumental en ce qu’il est censé améliorer l’efficacité – et donc la légitimité – des politiques menées au nom et au sein des institutions internationales, et par ricochet celle des États impliqués dans ces politiques. L’expression incontournable est désormais celle de « multilatéralisme effectif » (effective multilateralism), promu en particulier par l’Union européenne dans ses projets de réforme au cours des années 2000. Les concepts et les pratiques de l’aide publique au développement (APD) octroyée par la France aux pays du Sud suivent par exemple cette logique. Les nouveaux objectifs de l’APD (efficacité, sélectivité, transparence) sont directement inspirés des conditionnalités adossées aux plans d’ajustement structurel des institutions financières internationales et de l’Union européenne. La multilatéralisation de l’APD française sert de justification à la forte baisse du montant de l’aide totale qui s’opère tout au long des années 1990 7, suivie d’une stabilisation puis d’une augmentation en trompe-l’œil durant les années 2000. 6 Guillaume Devin, « Les diplomaties de la politique étrangère », in Frédéric Charillon (dir.), Politique étrangère, nouveaux regards, Presses de Sciences Po, Paris, 2002, p. 215-242. Pour une récente prise de conscience parlementaire, voir le rapport Boucheron & Myard, Les Vecteurs privés d’influence dans les relations internationales, Assemblée nationale, Rapport d’information, n° 3851, 2011. 7 L’effort d’aide est divisé par deux entre 1994 et 2000, passant de 0,63 % à 0,31 % du revenu national brut. Pierre Jacquemot, « Cinquante ans de coopération française avec l’Afrique subsaharienne : une mise en perspective », Afrique contemporaine, n° 238, 2011, p. 43-57. 2010 2000 1990 1980 1970 Aide publique au développement (APD) totale nette de la France (1960-2011) APD totale nette par bénéficiaire (en millions de dollars constants de 2011) 2 000 Seuls les pays dont le total sur toute la période est supérieur à 3 milliards de dollars sont représentés 1 000 500 APD totale nette par donneur (en millions de dollars constants de 2011) Algérie 100 Maroc 50 10 Nouvelle-Calédonie 30 000 États-Unis Polynésie française Sénégal 25 000 Cameroun 20 000 15 000 Japon France Égypte 10 000 5 000 Côte d'Ivoire Allemagne Royaume-Uni Norvège 0 1960 1970 1980 1990 2000 2010 Madagascar Tunisie Rép. centrafricaine Gabon Tchad Indonésie Burkina Faso Bénin Djibouti Niger Mali APD totale nette par donneur (en % du revenu national brut) Rép. démocratique du Congo 1,4 1,2 1,0 0,8 0,7 0,6 Norvège Nigeria Royaume-Uni 0,4 France Allemagne 0,2 États-Unis Japon 0 1960 1970 1980 1990 2000 2010 Source : OCDE - Direction de la coopération pour le développement, www.oecd.org Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Irak Congo Vietnam Chine Mayotte Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 31 DOSSIER La France dans le monde La France est devenue un prêteur résiduel pour les pays africains, intervenant après les institutions multilatérales globales et régionales – notamment la Banque africaine de développement et l’Union européenne 8 – et de plus en plus la Chine. Elle utilise de surcroît les institutions multilatérales pour défendre certains de ses secteurs économiques stratégiques, qu’il s’agisse de l’agriculture – défense des subventions agricoles au sein de l’Union européenne et à l’OMC –, de l’industrie pharmaceutique – face à la contestation des pays du Sud et des mobilisations sociales en faveur de l’accès pour tous aux médicaments et à l’essor des traitements génériques –, de l’industrie cinématographique – au nom de la diversité culturelle et au bénéfice des aides publiques destinées aux producteurs – ou des concessions privées dans la gestion de l’eau ou de l’énergie, pourtant reconnues comme « biens publics mondiaux ». La dynamique multilatérale est par ailleurs obérée par la faiblesse relative des moyens financiers et humains alloués au multilatéralisme 9. Si la France honore généralement de façon scrupuleuse ses contributions obligatoires auprès des institutions multilatérales, elle cible ses contributions volontaires selon ses priorités du moment. Elle a en outre longtemps délaissé la question du recrutement des fonctionnaires internationaux et s’est fréquemment concentrée sur l’obtention des postes les plus en vue au détriment de positions moins exposées mais tout aussi stratégiques au sein des organigrammes 10. Le multilatéralisme peut cependant être également envisagé comme l’un des critères nouveaux contribuant à définir l’identité nationale française, aux côtés des valeurs traditionnelles – liberté, démocratie, droits de l’homme –, de son rang international et plus récemment du respect du droit international 11. 8 La contribution de la France au budget de l’aide communautaire est d’environ 20 %, ce qui fait d’elle le deuxième contributeur européen derrière l’Allemagne (autour de 22 %). Voir le rapport Ameline, Aide au développement. Quel équilibre entre multilatéralisme et bilatéralisme ?, Assemblée nationale, Rapport d’information, n° 3074, 2010. 9 Sénat (Commission des finances), Les Contributions financières de la France aux organisations internationales, Rapport d’information, n° 390 rédigé par Adrien Gouteyron, 30 mars 2011. 32 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 La France a en effet pris conscience qu’elle ne peut plus désormais agir seule et que seul l’engagement multilatéral lui permet de réaliser pleinement les deux facettes de sa « diplomatie de proposition et de critique » 12. Cet engagement lui confère de surcroît une légitimité morale indispensable, par exemple en matière d’opérations de paix, que celles-ci soient menées par des institutions régionales ou globales. Aussi veille-t-elle dans ce domaine à systématiquement inscrire ses actions militaires dans un cadre multilatéral, du Kosovo (1999) à l’Irak (2002-2003) en passant par la Côte d’Ivoire (2003) ou le Mali (2013). Ses intérêts stratégiques sont dès lors systématiquement revêtus d’une justification morale au nom du multilatéralisme, qui vient légitimer une intervention réalisée au nom de la « communauté internationale ». Si la France entend s’incarner, voire se réaliser à travers un multilatéralisme qui viendrait en quelque sorte magnifier sa « mission universaliste », cette posture n’est néanmoins pas dépourvue d’ambiguïtés. La France se veut en effet le héraut d’un multilatéralisme égalitaire et inclusif tout en privilégiant le minilatéralisme – au Conseil de sécurité, au FMI et même au sein de l’Union européenne – et la diplomatie de club – à travers les G8 et G20 13. Elle en appelle à des opérations de paix onusiennes tout en s’en désengageant militairement au profit d’alliances ad hoc cooptées par l’ONU (coalitions of the willing). Elle choisit enfin les enceintes et les thématiques dans lesquelles elle décide de s’investir au détriment d’une vision globale de la coopération internationale, tout en décriant les conséquences de ce multilatéralisme sélectif lorsqu’il est pratiqué par d’autres. ■ 10 Jean-Marc Coicaud, « La fonction publique internationale en question », Carnets d’analyse du CAP, 2007, n° 5, p. 43-73. 11 Alex MacLeod et Catherine Voyer-Léger, « La France : d’une puissance moyenne à l’autre », Études internationales, 35(1), 2004, p. 73-96. 12 Frédéric Charillon, La Politique étrangère de la France. De la fin de la guerre froide au printemps arabe, La Documentation française, Paris, 2011, p. 11. 13 Bertrand Badie, La Diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système international, La Découverte, Paris, 2011. L’outil diplomatique français, le temps des concurrences Marie-Christine Kessler * * Marie-Christine Kessler est directeur de recherche émérite au CNRS, affectée au CERSA, unité de recherche CNRS Paris II. Elle a été chercheur à la Fondation nationale des sciences politiques et au CNRS, enseignante dans plusieurs L’outil diplomatique correspond à l’ensemble des instruments d’action publique grâce auxquels les autorités politiques françaises conduisent la diplomatie du pays. Ce terme générique rassemble institutions et universités et a travaillé au ministère des Affaires étrangères. donc des institutions, des personnels, des normes et des méthodes. Depuis quelques années, dans un cadre budgétaire de plus en plus contraint, on assiste à un dessaisissement progressif des pivots administratifs traditionnels au bénéfice de nouvelles structures beaucoup plus indépendantes, communément appelées agences, qui sont chargées de certains secteurs de l’activité diplomatique. La France pratique une diplomatie dont l’objectif est une présence généralisée et une visibilité de premier plan dans le monde. Telle a été la ligne d’action de l’État depuis le xixe siècle et le concert des nations. Le statut de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies, obtenu en 1945, et les nécessités de l’empire colonial ont ancré dans cette ligne la IVe République. Sous la Ve République, le général de Gaulle et ses successeurs ont également suivi le principe, jamais démenti, d’affirmation nationale. À l’heure de la mondialisation et alors que les affaires européennes interfèrent de plus en plus dans la politique étrangère de la France, le Quai d’Orsay est plus que jamais contraint de s’adapter. Un outil classique au service d’une politique d’influence Une présence étendue dans le monde La France possède le deuxième réseau diplomatique du monde juste après celui des États-Unis – cette place lui est actuellement disputée par la Chine. Elle est suivie par l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie. Fin 2012, la France disposait de 163 ambassades bilatérales, 16 représentations permanentes, 25 ambassadeurs en mission, 92 consulats et consulats généraux et 500 agences consulaires. Cet ensemble dépend d’une administration centrale traditionnellement influente dont les différentes structures s’efforcent de coordonner la gestion des nombreux enjeux de politique extérieure. Déjà solidement développé au xixe siècle, le ministère des Affaires étrangères a connu au début du xxe siècle des restructurations qui lui ont donné une assise supplémentaire. La création d’un poste de secrétaire général du Quai d’Orsay, le fait que cette fonction ait été confiée à deux personnages d’exception, Philippe Berthelot (1920-1921 puis 1925-1933) 1 puis Alexis Léger (1933-1940), ont notam1 On pourra lire le portrait de ce dernier à la fin de ce numéro de Questions internationales. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 33 DOSSIER La France dans le monde ment renforcé la place centrale du ministère des Affaires étrangères dans le dispositif diplomatique. À cette époque, la configuration interne du ministère était très simple. Il prenait en charge d’une part les affaires politiques, d’autre part les affaires économiques et consulaires, parfois même réunies en une seule direction. Le tout était compartimenté pour une gestion des dossiers spécifiques à chaque zone géographique. À partir de 1945, l’administration centrale a suivi une logique d’expansion et de spécialisation au fur à mesure que la politique étrangère de la France se diversifiait. L’organisation de l’outil diplomatique a ensuite périodiquement été remaniée dans une quête d’amélioration de son efficacité. Il a d’abord fallu lutter contre la contradiction chronique que connaissent toutes les diplomaties, celle de concilier les approches sectorielles par pays et zone géographique avec les approches thématiques par questions transversales. Parallèlement, il a fallu adapter l’outil diplomatique français à la construction européenne puis, après la fin de la guerre froide, à la mondialisation. L’organigramme du Quai d’Orsay a donc connu une profonde évolution depuis 1945. Les évolutions liées à la construction européenne ont notamment abouti à la valorisation croissante du rôle du Premier ministre qui, en tant que chef de gouvernement, coordonne l’action gouvernementale et prépare notamment la position officielle de la France sur les dossiers en cours de négociation à Bruxelles. À ce titre, le Secrétariat général des Affaires européennes (SGAE) – jusqu’en 2005 Secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne (SGCI) – effectue, sous son autorité, les synthèses interministérielles préalables aux négociations à Bruxelles 2. Tous les rapports d’évaluation portant sur l’organisation du système diplomatique français effectués ces dernières années, notamment le Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France 2008-2020 remis au 2 Christian Lequesne, Paris-Bruxelles : comment se fait la politique européenne de la France ? Presses de Science Po, Paris, 1993. 34 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 ministre des Affaires étrangères et européennes en 2008 par Alain Juppé et Louis Schweitzer, se sont accordés pour confirmer d’une part la nécessité d’une présence universelle de la France dans le monde et, d’autre part, les axes prioritaires que représentent l’Afrique et les anciennes colonies françaises. S’il n’est pas certain que la hiérarchisation des moyens soit toujours pertinente, elle n’a jamais fait l’objet d’une profonde remise en cause par les gouvernements successifs, de même que la répartition des crédits de l’État par pays 3. La francophonie et la culture L’autre référentiel français constant en matière de politique étrangère est la francophonie et l’importance accordée à la culture. La nécessité de la diffusion de sa culture par une diplomatie des idées et de la langue a été définie par la France dès le xixe siècle. Les premières opérations d’action éducative furent très précoces. Une aide fut ainsi apportée aux congrégations religieuses et aux établissements qui enseignaient le français aux élites du Proche et Moyen-Orient dès le xixe siècle. Un bureau des Écoles et des Œuvres françaises à l’étranger destiné à gérer ces questions est apparu dès le début du xxe siècle au sein de l’administration centrale. L’implantation d’instituts et de centres culturels et l’effort de diffusion de l’art et du spectacle français ont également constitué des axes prioritaires de la diplomatie française dans l’entre-deux-guerres. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’administration centrale du Quai d’Orsay s’est vue adjoindre une nouvelle direction culturelle et, à partir de 1949, des conseillers culturels ont été envoyés dans les ambassades. Intégrées à la Direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID) en 1997, les affaires culturelles ont ensuite été intégrée à la Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats (DGM). 3 Le tableau, publié fin 2012 dans un rapport parlementaire, de la répartition des crédits par ambassade illustre les liens existant entre les choix politiques et les instruments diplomatiques. Voir Assemblée nationale, document parlementaire, Rapport pour avis sur budget 2013, no 251, Jérôme Lambert, Action extérieure de l’État Annexe 1, p. 4 et suivantes. La diplomatie économique Dès la fin de la guerre de 1914-1918, la France a souhaité mettre en place une diplomatie économique en nommant des conseillers du commerce extérieur ainsi que des conseillers financiers. Cette diplomatie économique s’est encore renforcée après 1945 quand un système d’intervention plus dense s’est construit autour de la Direction des relations économiques extérieures (DREE) et de la direction du Trésor – devenues depuis Direction générale du Trésor (DGT). S’appuyant sur le corps des conseillers de l’expansion économique à l’étranger, la DREE a notamment conduit de multiples actions destinées à favoriser le développement des exportations françaises 4. Le Trésor a joué un rôle important dans ce système, en produisant des études et des évaluations dites de « risques pays ». L’administration des Finances était assistée par un réseau d’établissements voués à l’affectation de crédits à l’exportation. La direction du Trésor a en outre © AFP / Stan Honda La création en 2009 de la DGM, à l’initiative de Bernard Kouchner, avait comme objectif d’insérer l’action culturelle de la France dans les domaines économiques et sociétaux ainsi que dans l’activité des organisations internationales et des organisations intergouvernementales à vocation mondiale. La création de cette nouvelle direction, dont l’architecture interne manquait de clarté, a donné lieu à de vives critiques, notamment au Parlement. À son arrivée à la tête du Quai d’Orsay en 2012, Laurent Fabius a donc lancé une nouvelle réforme de la DGM. En 2012, le réseau français de coopération et d’action culturelle se composait de 161 services de coopération et d’action culturelle (SCAC), de 98 établissements à autonomie financière (EAF), de 27 EAF de recherche (Instituts français de recherche à l’étranger, IFRE), de 12 bureaux de l’EPIC « Institut français », de 445 Alliances françaises, recevant une dotation ou bénéficiant de personnel expatrié payé par l’État, et de 486 établissements scolaires. Après Paris et avant Chicago, l’exposition « L’impressionnisme et la mode » s’est installée au Metropolitan Museum of Art de New York, en février 2013. Les relations culturelles sont une composante importante de la diplomatie. pris part, après la guerre, aux grandes négociations financières internationales. Dysfonctionnements et évolutions ● Méfiance et confiance entre le pouvoir politique et l’administration 5. Souvent, les présidents de la République, voire plusieurs ministres des Affaires étrangères, ont exprimé de la méfiance à l’égard des fonctionnaires du 5 4 Laurence Badel, « Pour une histoire de la diplomatie économique », Vingtième Siècle, no 90, avril-juin 2006, p. 169, p. 185. Sur la méfiance du politique, voire sa défiance, à l’égard des diplomates, on pourra lire le portrait du marquis de Norpois qui figure à la fin de ce numéro. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 35 DOSSIER La France dans le monde Quai d’Orsay et des ambassadeurs, ne les tenant parfois pas informés de certaines décisions 6. Pourtant, l’histoire a montré que le personnel diplomatique avait toujours servi loyalement les gouvernements successifs, quand bien même il n’approuvait pas totalement certains choix politiques. Ainsi, lors du retrait de la France de la structure militaire intégrée de l’Alliance atlantique en 1966, les ambassadeurs s’appliquèrent à justifier à l’étranger cette décision qu’en général ils n’approuvaient pas. Depuis les premières années de la IIIe République, la diplomatie est devenue un métier, sa professionnalisation reposant sur le système de concours instauré par le décret du 10 juillet 1880, renforcé après 1945. Depuis, le recrutement des diplomates s’effectue de trois manières : le « Concours d’Orient », celui de secrétaires du cadre général et enfin par l’École nationale d’administration (ENA) 7. Si les gouvernements ont conservé le pouvoir discrétionnaire de nommer des ambassadeurs et de les choisir à l’extérieur de la Carrière, ils ont fait un usage modéré de cette possibilité. En France, les ambassadeurs sont, en très grande majorité, des fonctionnaires. Sous la Ve République, une ambivalence institutionnelle a parfois compliqué la conduite de la politique extérieure au sommet de l’État. En vertu de la Constitution de 1958 et des pratiques instaurées par le général de Gaulle et suivies par ses successeurs, le président de la République dirige la politique étrangère de la France. Selon l’article 14, il « accrédite les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires auprès des puissances étrangères ; les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires étrangers sont accrédités auprès de lui ». Toutefois, durant les périodes dites de « cohabitation » avec un Premier ministre appartenant à une majorité politique différente, des frictions ont pu intervenir au sommet de l’État concernant certaines nominations ou décisions de politique étrangère. 6 Hervé Alphand, L’Étonnement d’être. Journal 1939-1973, Fayard, Paris, 1977. Voir également Jacques Dumaine, Quai d’Orsay. 1945-1951, Julliard, Paris, 1955. 7 Sur le recrutement, voir Marie-Christine Kessler, Les Ambassadeurs, Presses de Sciences Po, Paris, 2012, p. 38-52. 36 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Depuis trois décennies, les présidents successifs se sont entourés à l’Élysée d’un nombre croissant de conseillers diplomatiques. La présence accrue de diplomates, tant dans l’état-major présidentiel que dans le cabinet du Premier ministre ou dans celui du ministre des Affaires étrangères, a certes généralement facilité les contacts politico-administratifs. Mais, cette organisation de plus en plus lourde tend aussi à nuire à la lisibilité et à l’efficacité du système 8. ● Les hiatus entre le ministère et les postes à l’étranger représentent une constante de l’histoire diplomatique française. Instructions inexistantes au moment du départ en poste des agents, silence à Paris en cas de crises majeures sur place, informations insuffisantes des ambassades sur les décisions et projets de l’exécutif, télégrammes des postes laissés sans réponse, difficultés des ambassadeurs à être reçus et écoutés par les pouvoirs parisiens… Depuis une vingtaine d’années, des initiatives venant notamment de deux ministres des Affaires étrangères, Alain Juppé (1993-1995) et Hubert Védrine (1997-2002), ont donc tenté d’améliorer les circuits de fonctionnement. Pour lutter contre une centralisation excessive et un encombrement de l’administration parisienne, une régulation du nombre et du contenu des télégrammes diplomatiques a notamment été décidée. De l’avis de l’administration centrale, le nombre journalier des télégrammes en provenance des postes est toutefois encore trop important pour qu’une suite systématique puisse leur être donnée. Au moment de leur départ en poste, des conférences d’information permettent aux ambassadeurs d’approfondir la connaissance de leur futur environnement. Chaque année, la conférence des ambassadeurs, tenue à la fin août, permet également au président de la République, au Premier ministre et au ministre des Affaires étrangères de fixer, à tous les ambassadeurs réunis à Paris, un schéma directeur et de grandes orientations dans lesquels ils devront inscrire 8 Selon le chercheur Samy Cohen, qui a analysé dans plusieurs de ses travaux la pratique décisionnelle de la diplomatie sous la Ve République. Effectifs des représentations diplomatiques de la France (2011) Effectifs tous agents confondus 417 300 50 10 1 Représentations permanentes : Belgique États-Unis Suisse Source : Projet de loi de finances 2013, Avis n°150 du Sénat, Tome 1 - action extérieure de l’État : action de la France en Europe et dans le monde, 22 nov. 2012. leur stratégie et leurs projets. Leurs impressions sont à la même occasion recueillies lors d’ateliers spécialisés. Alors que cela n’a pas toujours été le cas dans le passé, les relations entre le gouvernement et les principales représentations permanentes, notamment aux Nations Unies à New York ou auprès de l’Union européenne à Bruxelles, semblent dorénavant bien fonctionner. Les négociations laissent un pouvoir certain aux ambassadeurs qui interprètent et accommodent les instructions transmises par Paris 9. Une profonde coupure a pu encore récemment être dénoncée entre Paris et les postes, au moment de cataclysmes naturels ou de graves crises politiques – ainsi lors des massacres qui sont intervenus en ex-Yougoslavie ou au Rwanda. Tirant les conséquences des dysfonctionnements intervenus, un centre de crise a été 9 Le rapport Lanxade-Tenzer sur le Quai d’Orsay avait notamment qualifié d’« exemplaires » les modes de communication entre Paris et l’ONU. Jacques Lanxade et Nicolas Tenzer, Rapport pour le Commissariat au Plan, Organiser la politique européenne et internationale de la France, La Documentation française, Paris, 2002. Autriche Italie Canada Nouvelle-Calédonie Royaume-Uni Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 100 mis en place en 2008 au sein du ministère des Affaires étrangères afin d’assurer une meilleure coordination des opérations. De même, le ministère qui a été encore très critiqué au moment des printemps arabes de 2011 pour son manque d’anticipation dispose-t-il, depuis près de quatre décennies, d’un Centre d’analyse et de prévision (CAP) devenu, en 2013, Centre d’analyse, de prospective et de stratégie (CAPS) 10. ● L’évolution de la scène internationale a contraint à des modifications du périmètre d’action du ministère des Affaires étrangères et à la création d’autres ministères chargés d’affaires internationales, aux appellations et statuts variables – Affaires européennes, Francophonie, Développement... Sans compter qu’à partir de 1945, et surtout à partir des années 1960, tous les autres ministères ont conduit des politiques internationalisées. L’intégration communautaire a en outre donné une dimension extérieure à toutes les politiques sectorielles et il n’est pas 10 Créé en 1973 par Michel Jobert, le CAP a été notamment dirigé par Thierry de Montbrial, Jean-Louis Gergorin, Gilles Andréani et Michel Foucher. Le CAPS est dirigé par Justin Vaïsse. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 37 DOSSIER La France dans le monde un ministère qui ne se soit doté d’une direction internationale et/ou européenne. Bien que ces diverses structures incarnent toutes l’État, leur nombre et leurs particularismes ont introduit un risque supplémentaire d’incohérence ou de redondance dans l’action diplomatique du pays. C’est sur place, dans les postes, que les divergences sont apparues les plus sensibles. Afin de sauvegarder l’unité de l’action de l’État, les pouvoirs publics ont à plusieurs reprises rappelé la prééminence de l’ambassadeur en tant que seul garant d’une logique unitaire de l’action française à l’étranger. Un décret du 1er juin 1979 dispose en particulier que l’ambassadeur est chargé sous l’autorité du ministre des Affaires étrangères de la mise en œuvre dans son pays de résidence de l’ensemble de la politique extérieure de la France ; il représente le président de la République, le gouvernement et chacun des ministres. Pour ancrer dans les faits cette volonté de coordination et de centralisation, des prérogatives budgétaires lui ont également été reconnues. L’ambassadeur est depuis 1995 ordonnateur secondaire unique des administrations de l’État dans son pays de résidence. Malgré ces dispositions, la multiplicité des opérateurs sur le terrain conduit encore à des dysfonctionnements. Les « petits » ministères sont ceux qui suscitent le moins de problème, leurs représentants ayant tendance sur le terrain à travailler en étroite concertation avec l’ambassadeur. Il n’en va pas de même avec les ministères les plus importants, dont les actions empiètent fréquemment sur les missions du ministère des Affaires étrangères. En Côte d’Ivoire, les interventions du ministère de la Défense et des chefs d’états-majors militaires ont ainsi conduit à des tensions avec tous les ambassadeurs qui se sont succédé depuis une décennie. De même, les pratiques des services de renseignement réservent parfois de grandes surprises aux ambassadeurs avec lesquels ils ne marchent pas main dans la main – contrairement à leurs homologues britanniques avec l’Intelligence Service. Les représentants à l’étranger du ministère des Finances ont, quant à eux, fortement tendance à aller chercher leurs instructions auprès de Bercy plutôt que dans le bureau de l’ambassadeur. 38 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Les transformations du monde contemporain et la globalisation ont fait apparaître l’obsolescence de l’outil diplomatique français dans certains secteurs. À partir des années 1990, les mécanismes traditionnels d’aide à l’exportation sont devenus inefficaces, les petites et moyennes entreprises (PME) jugeant le dispositif inadapté à leurs besoins. Pouvant compter sur des réseaux directs, les multinationales ne s’en servaient pour leur part que marginalement. Une série de rapports d’étude a donc préconisé une modification du système, laquelle a été progressivement mise en place à partir de 2003. ● Présentée comme protéiforme et inefficace par plusieurs rapports administratifs et parlementaires, la politique culturelle extérieure a également été révisée. Afin d’enrayer le déclin de la présence intellectuelle et artistique française dans le monde, elle doit relever des défis sur plusieurs fronts : enseignement du français, programmation des instituts français à l’étranger, coordination entre les manifestations organisées par les différents responsables de la diplomatie culturelle dans une même ville étrangère (Alliances françaises, instituts culturels, etc.), changement de l’implantation géographique française à l’étranger pour tenir compte de nouvelles dynamiques géostratégiques, renouvellement de l’offre d’échanges artistiques et intellectuels 11. Vers un nouvel outil ? Depuis quelques années, l’État se recentre sur ses activités régaliennes et a tendance à déléguer une partie de ses prérogatives à des agences chargées de mettre en œuvre des actions publiques avec leurs propres budgets et personnels. Ce schéma a été renforcé par la révision générale des politiques publiques (RGPP) mise en œuvre à partir de 2008, elle-même remplacée par la modernisation de l’action publique en 2012 (MAP). 11 Yves Dauge, Assemblée nationale, Commission des affaires étrangères, Rapport d’information, 7 février 2001, sur les centres culturels français à l’étranger. ➜ FOCUS Le renforcement de la coopération décentralisée La coopération décentralisée désigne l’ensemble des actions de coopération internationale menées par les villes, les communautés urbaines, les départements ainsi que les régions françaises. Pionnière dans l’action internationale des collectivités territoriales, la France a fortement développé ce type de diplomatie infra-étatique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La coopération décentralisée a été inaugurée en France avec les jumelages interalliés puis francoallemands, avant de se poursuivre pendant la guerre froide en direction des collectivités des pays de l’Europe de l’Est. Elle s’est accélérée après la chute du Mur, notamment afin de rapprocher les peuples dans la construction d’une Europe réunifiée. Dans les années 1970, les grandes sécheresses du Sahel, sur fond de décolonisation, avaient aussi vu naître dans la société française un vaste élan de solidarité porté par le monde associatif, syndical ou confessionnel. Sollicitées par ces mouvements, de nombreuses communes, souvent rurales, avaient alors élaboré une nouvelle forme de coopération décentralisée axée sur la solidarité et le développement avec des communes des pays du tiers-monde. Important vecteur de la diplomatie économique, la coopération décentralisée revêt de nos jours diverses formes : les jumelages, la coopération transfrontalière ou encore l’aide au développement. Elle permet de relayer l’expertise de la France dans de nombreux domaines comme l’aménagement urbain, les services municipaux, les transports ou la mise en valeur de l’environnement. À ces champs d’intervention classiques s’en sont progressivement ajoutés de nouveaux, tels le tourisme durable, le développement rural et l’administration numérique. Trente ans après l’adoption des lois de décentralisation, près de 5 000 collectivités territoriales françaises mènent des projets de coopération à l’international avec plus de 10 000 collectivités partenaires selon le ministère des Affaires étrangères. En 2013, plus de 12 000 projets sont en cours dans 147 pays. Ainsi, pour la période 2013-2015, la région Aquitaine s’est-elle engagée à soutenir auprès de la région de Diourbel, au Sénégal, le développement de l’agriculture ou l’accès à l’eau potable. De même se poursuit en 2013 le « Rectangle d’or », l’un des dix projets transfrontaliers définis dans la Charte d’aménagement Entre délégation et sous-traitance Les agences ont pour objectif de conduire une nouvelle gestion publique, plus souple, échappant aux contraintes hiérarchiques et budgétaires classiques, et favorisant la collaboration entre secteur public et secteur privé. Elles disposent d’une autonomie administrative et financière. Un contrat triennal avec les autorités ministérielles fixe leur feuille de route. Ces de l’agglomération franco-valdogenevoise. Élaborés par le Comité régional franco-genevois entre 1992 et 1997, ces projets entendent promouvoir une meilleure répartition des activités et des emplois au sein de cette zone frontalière en y développant notamment de nouveaux pôles d’activité. Le rapport Laignel sur l’action extérieure des collectivités territoriales françaises Nouvelles approches… nouvelles ambitions, remis en janvier 2013 au ministre des Affaires étrangères, prévoit d’encourager le développement de la coopération décentralisée par le renforcement de ses principales ressources financières, parmi lesquelles : les fonds propres des collectivités territoriales et le cofinancement du ministère des Affaires étrangères auxquels s’ajoutent la participation financière du ou des partenaire(s) étranger(s) ainsi que les subventions européennes. La récente création de huit postes d’ambassadeurs pour les régions participe aussi à la promotion d’une diplomatie économique française et favorise l’intensification des réseaux de la coopération décentralisée. Questions internationales expériences s’inscrivent dans une logique correspondant à une conception nouvelle de l’État. L’outil diplomatique français est surtout affecté par ces nouvelles dispositions dans trois domaines : les activités économiques et commerciales, l’aide au développement, l’action culturelle extérieure. ● Dans le domaine de l’action économique extérieure, les équipes de la DREE et du Trésor Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 39 DOSSIER La France dans le monde à l’étranger – les attachés et conseillers financiers et les attachés et conseillers de l’expansion économique à l’étranger – ont fusionné en 2002. Un décret du 25 novembre 2004 a fixé le statut particulier des nouveaux corps, attachés économiques et conseillers économiques, destinés à rassembler ces personnels et à leur donner des fonctions « de direction, d’encadrement, d’expertise et de négociation au sein des services à l’étranger du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie ». Le processus de modernisation du dispositif d’aide au commerce extérieur de la France au ministère de l’Économie et des Finances a pour but officiel de resserrer le dispositif, à Paris comme dans les postes, dans un souci dit de clarté et d’efficacité. Dans les postes à l’étranger, les services économiques, comme les chancelleries des ambassades, sont confrontés à un dessaisissement au profit d’agences et d’établissements publics auxquels certaines tâches sont désormais sous-traitées. L’Agence française pour le développement international des entreprises (Ubifrance) est née en 2004 de la fusion de diverses institutions préexistantes. Elle agit pour soutenir les exportations des entreprises françaises. En sens inverse, l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), créée en 2001 et réorganisée en 2006, est chargée de la promotion, de la prospection et de l’accueil des entreprises étrangères en France. Le rapprochement de ces agences avec les régions, qui est l’un des aspects du dispositif, a pour objectif de faciliter les contacts avec les PME. Dans ce cadre nouveau, quelles sont les fonctions dites régaliennes qui restent à l’État et à ses représentants au niveau des administrations centrales et des ambassades ? Un Livre blanc rédigé dans le cadre de la Direction générale du Trésor (DGT) a tenté en 2007 de redéfinir le champ du « régalien » et le nouvel équilibre des pouvoirs qui en découle mais il n’est pas parvenu à une conclusion convaincante 12. Face au transfert des compétences et des personnels à Ubifrance, les conseillers économiques qui demeurent aux côtés de l’ambassadeur ont du mal à trouver leur place. 40 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Les déclarations des ministres des Affaires étrangères successifs sur la nécessité de développer une diplomatie économique apparaissent comme autant de vœux pieux tant la liberté des opérateurs économiques est devenue grande et tant l’appareil d’État semble de plus en plus démuni face à certaines décisions économiques et financières sur lesquelles il n’a pas de prise. ● Une nouvelle orientation s’est aussi dessinée dans les domaines de la coopération au développement. La coopération technique est passée, par vagues successives, des ministères des Affaires étrangères et de la Coopération à l’Agence française de développement (AFD), créée en 1998 à partir de structures préexistantes. Depuis la disparition du ministère de la Coopération, cette agence a en outre pris en charge une partie de ses attributions. Son domaine d’intervention a depuis été sans cesse étendu. Ainsi, jusqu’en 2004, les ambassades étaient chargées de certaines missions qualifiées de « régaliennes » concernant la coopération institutionnelle, l’appui aux organisations non gouvernementales ou la coopération décentralisée. L’AFD s’occupe désormais de ces domaines gérés précédemment par le Quai d’Orsay. Elle intervient aussi dans les domaines de l’agriculture et du développement rural, de l’entreprise privée, du développement urbain, de l’environnement, de l’éducation et de la formation professionnelle. Dans le cadre d’une évaluation des résultats de la RGPP, l’efficacité du système mis en place a été critiquée, la tutelle politique et stratégique exercée sur l’AFD étant notamment jugée insuffisante 13. À la suite de ces observations, un nouveau contrat d’objectifs et de moyens a donc été mis en place entre l’État et l’AFD sans que les dissensions qui existent entre ambassadeurs et représentants de l’Agence n’aient à ce jour complètement disparu. 12 Livre blanc sur la modernisation du réseau international du Minefe, dans la perspective du prochain contrat pluriannuel de performance, Budget/DGTPE et de la prochaine convention d’objectifs et de moyens, DGTPE/Ubifrance pour la période 2009-2011. 13 Marie-Christine Kessler, Les Ambassadeurs, op. cit, p. 332-333. Les Instituts français dans le monde (2013) Bosnie-Herzégovine Serbie Roumanie Bulgarie Grèce Mexique Espagne Maroc Algérie Tunisie Liban Égypte Japon Chine Syrie Israël Palestine Vietnam Cambodge Indonésie Madagascar Nombre d’instituts par pays : 1 point représente un institut 1 ou 2 plus de 2 Source : Institut français, www.institutfrancais.com D’autant que, à côté de l’AFD, de multiples acteurs publics ou parapublics opèrent toujours dans cette sphère. Le rapporteur du budget de la loi de finances pour 2011 a ainsi fait remarquer que le secteur de l’aide au développement comptait, dans le nouveau cadre budgétaire de la LOLF, 22 programmes différents issus de 12 missions interministérielles, gérées par 14 administrations différentes. Afin d’étayer sa politique culturelle, le ministère des Affaires étrangères n’a jamais craint de sous-traiter certaines de ses tâches à des organisations satellites ayant généralement un statut d’association relevant de la loi de 1901. C’est aussi dans ce but qu’avait été créée en 1883 l’Alliance française destinée à promouvoir l’apprentissage et l’usage de la langue française comme vecteur d’une influence internationale. Organisme privé, structuré autour d’un siège parisien et de comités locaux à l’étranger, cette association est soutenue par l’État qui lui accorde des financements. C’est ce même type d’association dont le statut est hybride entre secteur privé et secteur ● aucun 3 5 11 17 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Allemagne Italie public qui a inspiré, quelque trente ans plus tard, la création de l’Association française d’action artistique (AFAA, créée sous le nom d’Association française d’expansion et d’échanges artistiques en 1922) et celle de l’Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF). Les années 1990 ont ensuite vu la mise en place d’une série d’opérateurs, aux prérogatives très sectorisées et aux statuts hétérogènes, chargés d’assurer certaines missions de la politique culturelle de la France – l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) a été ainsi créée en 1990 pour gérer les établissements d’enseignement français à l’étranger. Cette prolifération d’organismes hétérogènes aux statuts hybrides (associations relevant de la loi de 1901, groupements d’intérêt public…) exerçant parfois des tâches identiques n’a pas manqué d’apparaître confuse et difficilement lisible. Une modification du cadre de la politique culturelle extérieure a donc été entreprise à partir de 2010. La création de l’établissement public à vocation commerciale Campus France Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 41 DOSSIER La France dans le monde a ainsi permis le regroupement de trois structures : le groupement d’intérêt public Campus France, l’association Égide et les activités de la sous-direction des affaires internationales du Centre national des œuvres universitaires (CNOUS). Le pivot du nouveau système est l’Institut français qui est censé intégrer en son sein dans les années à venir tous les personnels et établissements culturels dépendant des ambassades. Toutefois, « dans la mesure où le réseau serait rattaché à la nouvelle Agence, établissement public, se posera la question du pouvoir de l’ambassadeur sur les implantations à l’étranger. Quelle forme pourra prendre la tutelle d’un fonctionnaire de l’État sur une structure dont la personnalité morale sera différente de celle de l’État, sachant qu’en vertu de l’article 3 du décret du 1 er juin 1979, l’ambassadeur coordonne les services de l’État à l’étranger mais pas les services dotés d’une personne morale distincte de l’État 14 . » Des résultats encore perfectibles Les instruments mis en œuvre depuis quelques années apparaissent bien souvent comme les recettes stéréotypées du nouveau management public, appliquées systématiquement dans de nombreux domaines, stratégiques ou non. La logique de rationalisation des politiques publiques qui les guide est loin d’être respectée dans les faits, puisque les nouvelles mesures aboutissent à un éclatement coûteux de l’action publique entre plusieurs agences concurrentes. Le nouveau système donne l’impression que l’action publique est devenue la juxtaposition de diplomaties techniques. Les pouvoirs publics, et notamment l’ambassadeur, ne disposent pas des instruments d’action leur permettant de synthétiser, coordonner, impulser, surveiller, garantir l’équilibre de l’action publique extérieure. En dépit des nouvelles prérogatives budgétaires prévues par la LOLF dont le but était de donner à l’ambassadeur un pouvoir d’arbitrage budgétaire et qui confirmait sa place d’ordonnateur, celui-ci continue dans la pratique de signer des délégations de pouvoir aux divers services présents sur place. Certes, depuis 2005, des services administratifs et financiers unifiés à vocation interministérielle (SAFUI) ont été mis en place, mais les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances. Quant au Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID), créé en 1998 pour organiser une cohérence de l’action extérieure de l’État, il n’a été convoqué que neuf fois en treize ans. ●●● La viabilité et la qualité de l’outil diplomatique français sont de nos jours confrontées à deux risques : son effritement d’abord, notamment au profit des agences, le manque de crédits, ensuite. Le recours aux agences a été sérieusement remis en cause par diverses missions d’évaluation : « Il existe [en 2010] 1 244 agences […]. Le phénomène s’est développé sans stratégie d’ensemble, a été inflationniste en termes de moyens humains et financiers et ne s’est pas accompagné d’un renforcement suffisant de la tutelle de l’État 15. » Les pouvoirs de direction et de contrôle exercés par les autorités étatiques traditionnelles sur des organismes qui ont leur propre budget et des personnels de droit privé, apparaissent de plus en plus comme un leurre. Plusieurs audits ont en outre démontré que le fonctionnement de ces agences était coûteux. La volonté de conserver une présence mondiale est en outre de plus en plus difficile à conjuguer avec des financements qui s’étiolent. Jamais la coupure n’a été aussi nette entre les déclarations politiques et la réalité. En 2013, le budget du ministère des Affaires étrangères, qui recouvre la mission « action extérieure de l’État » et une partie de la mission 14 Daniel Haize, L’Action culturelle et de coopération de la France à l’étranger : un réseau, des hommes, thèse d’État université de Montpellier 1, 2010, p. 160, et L’Action culturelle française à l’étranger, L’Harmattan, Paris, 2012. 42 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 15 Inspection générale des Finances, L’État et ses agences, rapport no 2011-M-044-01- mars 2012. « aide publique au développement », s’élève à 4,9 milliards d’euros, soit un recul de 2,7 % par rapport à 2012. Depuis vingt-cinq ans, le budget du ministère des Affaires étrangères a été amputé de plus de 20 % de ses crédits, alors que ses missions connaissaient dans le même temps, du fait de la mondialisation et de la construction européenne, un accroissement et une diversification importants 16. Enfin, la diplomatie française est confrontée, comme celle des autres pays européens, au défi de la montée en puissance de la diplomatie européenne, née en particulier du traité de Lisbonne. Près de 5 000 agents travaillent déjà au service du nouvel outil diplomatique européen, à Bruxelles et dans près de 140 délégations réparties à travers le monde. Le service européen d’action extérieure peut s’appuyer sur une enveloppe de près de 8 milliards d’euros pour les programmes d’aide extérieure. Or, sur de nombreux sujets, entre diplomatie européenne et diplomatie française, la concurrence l’emporte encore sur la complémentarité. ■ 16 Alain Juppé et Hubert Védrine, anciens ministres des Affaires étrangères, « Cessez d’affaiblir le Quai d’Orsay », Le Monde, 6 juillet 2010. Géopolitique, le débat une émission présentée par Marie-France Chatin samedi à 17h, dimanche à 18h (TU, antenne africaine) rfi.fr Aurélia Blanc samedi et dimanche à 20h (heure de Paris, antenne monde) Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 43 DOSSIER La France dans le monde ´ POUR ALLER PLUS LOIN Des atouts culturels et intellectuels à réinventer Dans une époque et un pays passablement fascinés par la vieille chanson du « déclinisme », il est devenu fréquent d’entendre la ritournelle du « déclin de la culture française » 1. Il en irait de sa culture comme de son économie ou de sa puissance militaire, la France ne disposerait plus que d’un outil culturel émoussé, davantage tourné vers l’exploitation du passé que vers la valorisation de la création. Traditionnellement, depuis la fin du XIXe siècle, l’Hexagone a pourtant régulièrement joué de l’arme du soft power culturel pour compenser ses lacunes politico-militaires. Par le caractère séducteur et le retentissement de ses messages idéologiques, par le brio de ses écrivains et artistes, par la patiente mise en place d’un vaste réseau extérieur (instituts et lycées français, Alliances françaises), la France a su influencer les préférences des élites mondiales des cinq continents au XXe siècle. Ce rôle historique est-il aujourd’hui révolu ? La Chine, ses instituts Confucius et sa politique volontariste de construction de grands acteurs médiatiques 2, la montée de l’Inde dans la culture de masse globalisée 3, la toute-puissance d’acteurs numériques américains tels que Google, Apple ou Facebook attestent de nouvelles formes d’excellence culturelle qui semblent très largement relativiser la prétention française à incarner en la matière une sorte d’hégémonie naturelle et éternelle. Tout en reconnaissant la part de vérité contenue dans ce pessimisme, il convient de tempérer ce discours inquiet en rappelant les atouts dont dispose encore la France en matière « d’offre » culturelle. Pour autant, il ne s’agit pas de négliger le fait que, de nos jours, la culture redéfinit ses modes d’accès et ses formes de circulation via le numérique. De même, économie et culture sont de plus en plus inextricablement mêlées. La dimension technique et intellectuelle s’impose 1 Donald Morrison, Que reste-t-il de la culture française ? suivi de Le Souci de la grandeur par Antoine Compagnon (Denoël, Paris, 2008). En 1995, Jean-Marie Domenach parlait lui aussi du Crépuscule de la culture française (Plon). 2 Barthélémy Courmont, La Grande séduction. Essai sur le soft power chinois, Choiseul Éditions, Paris, 2009. 3 Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Flammarion, Paris, 2011, chap. 10, p. 296 et suiv. 44 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 comme un nouveau ressort de la puissance culturelle et il est certainement nécessaire d’emprunter ces nouvelles pistes pour rendre crédible l’action culturelle française au XXIe siècle. Interrogations sur le déclin Il faut certes partir du nouveau contexte culturel global 4 pour prendre la mesure de la place occupée dorénavant par la France. Incontestablement, cette position est à relativiser. Ces trente dernières années, de nouveaux acteurs se sont imposés dans des domaines multiples, cinéma (Asie, Amérique latine, Iran…), littérature (Inde, Nigeria, Chine…), arts plastiques (triomphe des Américains et de quelques artistes allemands, rapide percée de l’art contemporain chinois et indien ces dix dernières années), musique (pop coréenne, expansion de la musique africaine). Deux domaines semblent tout particulièrement révéler les difficultés de la culture française et le faible rayonnement de ses acteurs : l’art contemporain et l’univers intellectuel. Alors que Paris était restée jusqu’en 1950 la capitale mondiale de l’art contemporain, le flambeau a été repris par New York à partir des années 1960 avant que Hong Kong ne soit en passe de s’en emparer dans les années à venir 5. La puissance financière des marchés de l’art américain et allemand dans les années 1960-1990 et la montée en force du marché asiatique ont permis la promotion d’artistes locaux – de Pollock et Rothko jusqu’à Jeff Koons pour les Américains, de Kieffer, Polke ou Baselitz pour les Allemands – qui sont devenus les nouvelles vedettes du marché mondial. En 2007, seuls quatre artistes français – Daniel Buren, Christian Boltanski, Sophie Calle et Pierre Huyghe – figuraient encore dans la liste des 100 artistes les plus connus, contre 30 Allemands, 11 Britanniques et 27 Américains. Un constat identique semble pouvoir être tiré sur la notoriété des intellectuels français dont la très 4 Nous nous permettons de renvoyer à notre synthèse, François Chaubet et Laurent Martin, Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain, Armand Colin, Paris, 2011. 5 Voir le dossier spécial de Questions internationales, « L’art dans la mondialisation », no 42, mars-avril 2010. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 45 © AFP / Claudio Santana Lors de l’ouverture des célébrations du bicentenaire de l’indépendance du Chili, en janvier 2010, la compagnie française de théâtre de rue Royal de luxe a attiré plusieurs millions de spectateurs sur son passage dans les rues de Santiago. DOSSIER La France dans le monde faible présence – quatre noms seulement aussi, Julia Kristeva, Jean Baudrillard, Gilles Kepel, Alain Finkielkraut – au classement de 100 personnalités intellectuelles vivantes les plus influentes, effectué par deux revues anglo-saxonnes en 2005 (Foreign Policy et Prospect), traduirait le recul d’audience de l’intelligentsia française. La France ne disposerait plus à l’évidence des équivalents d’un Jean-Paul Sartre ou d’un Eugène Ionesco, d’un Marcel Proust ou d’un Michel Foucault. Enfin, un dernier terrain suscite les plus graves interrogations, celui de la place de la langue française dans le monde. Le recul du français a été très marqué dans la plupart des systèmes scolaires depuis les années 1970, en Europe, mais aussi aux États-Unis ou en Amérique latine. L’anglais domine plus que jamais le monde scientifique et, dans certains pays d’Europe de l’Ouest, les doctorants rédigent directement leur thèse dans la langue de Shakespeare. Au grand dam de certains, la France, elle-même, propose désormais 500 programmes de master en anglais. L’activité de traduction suit le même parcours qui voit les traductions du français passer de 10,8 % en 1990 à 8 % en 2004 tandis que l’allemand progressait légèrement de 8,6 % en 2000 à 9,3 % en 2004. La diffusion du livre français est en constant recul dans les pays non francophones. Des atouts culturels préservés Pour plusieurs raisons, la France conserve toutefois une très forte capacité d’émettre des messages culturels séduisants à destination du reste du monde. En vertu d’un écosystème interne très dense qui favorise les acteurs culturels et leur éventuelle projection à l’étranger, d’une faculté ancienne à allier tradition et modernité dans bon nombre de domaines créatifs, d’une offre d’accueil non négligeable des talents étrangers et d’une capacité à projeter ces messages via un dense réseau d’institutions culturelles à l’étranger, le pays de Molière n’a rien d’un bastion de la frilosité et de la décadence culturelles. ● Tout d’abord, la France dispose de toute une série de dispositifs d’aide à la culture qui ont, dans l’ensemble, favorisé une bonne vitalité créatrice. Le prix unique du livre, qui a permis de maintenir un réseau de libraires de qualité, les aides au cinéma, celles aux intermittents du spectacle, sont les plus connus de ces mécanismes. Le cinéma français leur doit sa bonne résistance en France même (50 % des parts du marché), mais aussi en Europe (un peu 46 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 plus de 10 % des entrées dans l’Union européenne en 2011). Quant au système de l’intermittence, unique au monde, il permet de maintenir en place un nombre élevé de professionnels, quoique le prix financier du dispositif soit fort inquiétant – un milliard d’euros de déficit annuel, soit un tiers du déficit de l’assurance chômage. En 2001, 50 000 manifestations culturelles françaises ont pu être recensées dans le monde, mobilisant 8 000 artistes et professionnels de la culture. André Malraux évoquait un jour ces routes d’Europe où l’on peut admirer un peu partout d’antiques tombes de chevaliers français ou celles de soldats de la Révolution française et de l’Empire. Il n’est de nos jours guère de pays au monde où l’on ne puisse voir une compagnie de théâtre ou de danse, entendre des musiciens ou des conférenciers français. ● Le deuxième atout tient à cette faculté créatrice bien enracinée d’allier intelligemment tradition et modernité. La première a su se constituer en ressource plutôt qu’elle n’a cherché à incarner un refuge. En 2013, l’école de danse fondée par Louis XIV – aujourd’hui école du ballet de l’Opéra de Paris – fête son tricentenaire. Au XXe siècle, la danse française a profondément évolué sous la houlette de quelques chorégraphes comme Serge Lifar, Maurice Béjart ou Roland Petit et toute une génération d’artistes des années 1980. Les succès récents du design à la française – la « french touch » qui consiste à penser le produit dans un ensemble –, de la compagnie équestre de Bartabas, de la mode française sont quelques-uns des exemples du renouvellement artistique permanent à l’œuvre. Le succès, jamais démenti, voire toujours grandissant, de l’impressionnisme offre également un bon exemple de l’immense crédit accordé à un passé créatif français qui continue à rimer obstinément avec les goûts du présent 6. ● Le troisième élément de ce dynamisme maintenu concerne la puissance d’attraction de Paris et de la France. Cette ouverture sur Autrui se constate dans bien des domaines. Sur le plan universitaire, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) recrute de nos jours un tiers de ses membres au sein de la communauté scientifique internationale. Plus généralement, la France accueille près 6 Dix-sept expositions dans le monde en janvier 2013 dont, notamment, une au Brésil, une en Corée du Sud, une en Turquie et six aux États-Unis. Les étudiants étrangers en France (2010) 3,3 % Europe hors UE 6,5 % Origine inconnue 16,7 % Union européenne 2,3 % Russie, Caucase et Asie centrale Allemagne Belgique 1,9 % Amérique du Nord France Russie Roumanie Portugal 15,8 % Asie Tunisie Algérie Maroc 1,6 % Amérique centrale et Caraïbes Chine Italie Espagne Liban 5,1 % Moyen-Orient Sénégal Guinée Côte d'Ivoire Vietnam Cameroun Gabon Brésil 0,2 % Océanie 42,8 % Afrique Madagascar 27 46 20 7 00 10 0 00 0 50 00 30 00 4% Amérique du Sud Origine des étudiants étrangers en France : Ventilation par zone (en %) Principaux pays d’origine (en nombre d’étudiants) Seuls les flux supérieurs à 3 000 étudiants sont représentés. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie © Dila, Paris, 2013 États-Unis Principaux pays d’accueil des étudiants (nombre d’étudiants) États-Unis Royaume-Uni Australie France Allemagne Japon Chine Italie Autriche Afrique du Sud Malaisie Corée du Sud Espagne 684 807 389 958 271 231 259 935 200 862 141 599 71 673 69 905 68 619 66 119 64 749 59 194 56 018 de 260 000 étudiants étrangers – soit le 4e rang mondial. Dans le domaine artistique, notamment à Paris, jamais l’accueil d’artistes étrangers n’a été aussi prononcé. Sur le plan théâtral, ni Londres – faute d’appétence – ni les grandes villes allemandes – parce que ces dernières ont souvent leur compagnie propre, obstacle à la venue de troupes étrangères – ne reçoivent autant de compagnies étrangères que Source : ISU, Institut de statistique de l’Unesco, http://stats.uis.unesco.org, janvier 2013. Paris – ou Avignon l’été. La création du Festival d’automne en 1972 par Michel Guy a puissamment instillé le virus de l’avant-gardisme cosmopolite en France ces quarante dernières années. Ensuite, Paris et l’Hexagone restent des valeurs sûres du tourisme mondial. Des 10 millions de visiteurs annuels du Louvre au succès récent rencontré par le Lubéron auprès des riches Chinois – un million Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 47 DOSSIER La France dans le monde désormais viennent jusqu’en Europe –, le pays possède une forte attractivité à l’heure où la mobilité touristique apparaît comme un phénomène anthropologique essentiel du début du XXIe siècle. Cette tendance fait même redouter à certains esprits chagrins le destin d’une France qui deviendrait un vaste « parc à touristes ». Enfin, avec ses mille Alliances françaises dans le monde et ses 101 Instituts français en janvier 2012, le réseau culturel extérieur reste imposant et se modernise de façon constante et souvent fructueuse 7. Il a été complété très utilement, ces trente dernières années, par le réseau hertzien des médias de masse (RFI, France 5 et France 24, la chaîne d’information en continu créée en 2006). Cependant, l’éclat de ces succès ne doit pas aveugler et il convient de compléter ces atouts culturels traditionnels par la prise en compte de facteurs encore trop peu valorisés. Enrichissements culturels et intellectuels nécessaires Prétendre assumer un statut de grande puissance culturelle nécessite de se revêtir en partie de nouveaux atours. L’un concerne le numérique, l’autre la dimension d’une politique culturelle d’expertise. Affirmer que le numérique est le front pionnier de la culture au XXIe siècle ne devrait pas surprendre. Bien que la France dispose d’excellents acteurs dans ce domaine – ingénieurs, créateurs de jeux vidéos –, les géants du secteur sont pour le moment américains. Comparer la capitalisation boursière de Google (280 milliards de dollars) ou d’Apple (500 milliards) à celle de Vivendi (21 milliards) revient à assister au combat du pot de terre – qui possède des « contenus » – contre le pot de fer – qui contrôle les « contenants ». La mise en œuvre d’une politique numérique nationale permettant de rivaliser avec Google et Facebook dans les décennies à venir constitue un défi majeur pour maintenir des activités éditoriales ou universitaires françaises indépendantes. Dans les ambassades, sur le modèle efficace des anciens attachés cinématographiques, on pourrait d’ailleurs imaginer la création de postes « d’attaché numérique ». 7 Sur l’Alliance française, voir notre texte, « L’Alliance française 1980-2006 : une réussite discrète », in François Chaubet (dir.), La Place de la culture française dans le monde, L’Harmattan, Paris, 2010, p. 53-67. 48 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 L’autre grande politique à suivre serait la recherche d’une action en faveur de l’influence intellectuelle. Il ne suffit plus, probablement, de posséder de bons penseurs qui s’exportent bien. Des efforts concertés doivent être engagés dans des domaines où il importe de négocier durement. Le vaste et difficile domaine de l’expertise technique et juridique mondiale est désormais l’un des terrains clés de la concurrence économico-intellectuelle 8. Contester l’hégémonie de la common law anglo-saxonne au nom du droit continental européen (germanoromain) représente bien un enjeu économique essentiel. Proposer également des capacités d’ingénierie dans le domaine de la santé ou de l’éducation à travers le monde représente aussi une nouvelle frontière intellectuelle et économique pour une puissance culturelle « classique » telle que la France. Le premier pas a d’ailleurs été franchi victorieusement avec le succès de l’expertise muséale que symbolise le Louvre Abou Dhabi. Si la France entend rester une puissance culturelle au XXIe siècle, il lui faudra continuer de se soucier de maintenir vivantes ses traditions culturelles tout en se préoccupant de ce qui reste à inventer. En son temps, Victor Hugo exprima sa crainte de voir le livre éclipser l’architecture – « ceci tuera cela », écrit-il dans NotreDame de Paris. Il ne semble pas que la culture dite de masse présente aujourd’hui le risque de tuer la culture littéraire et artistique. Le réseau immatériel ne devrait pas périmer le réseau des instituts ou des lycées français. Incarner une vraie puissance culturelle dans le monde qui s’annonce doit passer par le recours à cette diversité de ressources qui caractérise un vieux pays, souvent capable, heureusement, d’imagination créatrice renouvelée en matière d’action culturelle extérieure. François Chaubet * * Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nanterre-Paris-Ouest. Il est spécialiste de l’histoire des relations culturelles internationales. Il a publié, notamment, une Histoire de l’Alliance française 1883-1940 (L’Harmattan, 2006) et dirigé un ouvrage collectif, La Culture française dans le monde 1980-2000. Les défis de la mondialisation (L’Harmattan, 2010). 8 Nicolas Tenzer, Quand la France disparaît, Grasset, Paris, 2008. La dissuasion nucléaire : indépendance et responsabilités Bruno Tertrais * * Bruno Tertrais est maître de recherche, Fondation pour la recherche stratégique (FRS), Paris. Parfois mal connues, les conséquences de l’acquisition par la France de l’arme nucléaire en 1960 furent d’abord internes. Ce statut nucléaire n’a pas été sans implications pour la nature même du régime politique français, et il a eu un effet d’entraînement pour l’ensemble de l’appareil de défense, y compris dans ses aspects industriels. Sur le plan extérieur, il a contribué à donner à la France une voix originale sur la scène internationale. Il a aussi créé des responsabilités dans le domaine du désarmement et de la non-prolifération. Était-il prévisible que la France se doterait de l’arme nucléaire ? D’une certaine manière, oui. Car on peine à croire que Paris aurait laissé les trois autres vainqueurs de la guerre – les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique – posséder cette arme sans la mettre au point elle-même. Et on peine encore plus à croire que la France aurait été, à partir de 1964 – date du premier essai chinois –, le seul des cinq États membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies à ne pas être une puissance nucléaire. Autrement dit, même sans la crise de Suez en 1956 – déterminante pour la motivation des dirigeants français –, l’effort lancé dès 1945 par le Gouvernement provisoire – avec la création du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) –, et activement poursuivi par la IVe République aurait sans doute été mené à son terme. Au début de l’année 1958, la France a atteint le seuil nucléaire et l’un des derniers actes du gouverne- ment de Félix Gaillard a été d’ordonner un essai pour 1960. Mais ce qui demeurait sans doute imprévisible, c’est que la France se dote d’un arsenal nucléaire opérationnel et indépendant. Sans le changement de régime qui eut lieu en 1958, elle en serait peut-être restée là où en est restée l’Inde en 1974, une fois son premier essai réalisé et sa capacité nucléaire démontrée. Certes, la IVe République avait prévu la mise au point des vecteurs. Mais ses dirigeants n’auraient sans doute pas eu les moyens politiques de mobiliser les ressources nécessaires. En outre, pour eux, un arsenal nucléaire français se serait inséré dans l’ensemble transatlantique, même si la crise de Suez les avait incités à adopter une posture plus indépendante vis-à-vis de Washington. Comme on le sait, le général de Gaulle adopta une attitude différente, et la politique nucléaire a constitué le fondement de son action diplomatique et Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 49 DOSSIER La France dans le monde militaire. « Le feu nucléaire est consubstantiel au gaullisme d’État », a écrit Jean Lacouture 1. Plus de cinquante ans après, l’empreinte de ces choix est encore très forte. Une France plus fière d’elle-même ? Pour les responsables politiques français des années 1950, l’accès à la puissance nucléaire a représenté un effacement symbolique de la défaite de 1940. Tel fut le cas pour les hommes de la IVe République 2 et pour le général de Gaulle qui parla d’une « résurrection » 3. Pour une partie des élites et de l’opinion – environ 40 % tout au long des années 1960 –, la Bombe devint l’instrument d’un renouvellement de la puissance, au moment où l’empire colonial était en voie de se déliter. En revanche, la gauche, la droite atlantiste et les militaires ne furent pas favorables à une force de dissuasion indépendante. Cette opposition alla même grandissant dans les années 1960 4. Depuis, le consensus au sein des partis de gouvernement et de l’opinion publique – tel qu’il est régulièrement mesuré par les enquêtes d’opinion – sur l’intérêt du maintien de la dissuasion nucléaire est demeuré réel. Mais il repose semble-t-il davantage sur la perception d’un environnement international incertain, voire dangereux, que sur la fierté nationale – même si celle-ci est certainement de mise s’agissant de la performance technique de la dissuasion et du dévouement de ceux qui la servent. La Ve République a été en partie façonnée par l’accession de la France à l’arme nucléaire qui fut l’instrument de la domination du pouvoir politique sur le pouvoir militaire. L’armée n’était pas défavorable au nucléaire. Elle y voyait un 1 Jean Lacouture, De Gaulle. Tome 3. Le Souverain. 1959-1970, Le Seuil, Paris, 1986, p. 452. 2 Voir Dominique Mongin, La Bombe atomique française. 1945-1958, Bruylant, Bruxelles, 1997, p. 410 ; et André Bendjebbar, Histoire secrète de la bombe atomique française, Le Cherche Midi, Paris, 2000, p. 182, p. 290. 3 Voir Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Gallimard, Paris, 2002, p. 1352-1353, p. 1359. 4 Jean Planchais, « Les réactions de l’opinion à travers la presse et les sondages », in Université de Franche-Comté / Institut Charlesde-Gaulle, L’Aventure de la Bombe. De Gaulle et la dissuasion nucléaire. 1958-1969, Plon, Paris, 1985, p. 251. 50 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 moyen de disposer des outils les plus modernes permettant de compter au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Mais elle comprit aussi très vite que ce serait « l’Algérie ou la Bombe » 5. Ce n’est pas un hasard si deux des putschistes de 1961, les généraux Raoul Salan et Edmond Jouhaud, étaient au nombre des opposants les plus farouches au projet nucléaire du général de Gaulle. On sait moins que la réforme constitutionnelle de 1962 fut partiellement inspirée par le nouveau statut de la France 6. Dès lors que le chef de l’État détenait le pouvoir de vie ou de mort sur la nation, il était logique qu’il soit directement élu par le peuple 7. Des bénéfices pour la défense et l’industrie Durant la guerre froide, la dissuasion nucléaire représentait environ 33 % du budget d’équipement du ministère de la Défense et 0,4 % du produit intérieur brut (PIB). L’effort nucléaire pèse désormais un peu plus de 20 % du budget d’équipement et moins de 0,2 % du PIB. De l’ordre de 3,5 milliards d’euros en 2012, la dépense nucléaire militaire correspond à une charge annuelle de 170 euros par foyer fiscal. Mais l’on aurait tort de ne voir dans les dépenses nucléaires militaires qu’un poids. La constitution d’un arsenal indépendant a indirectement impliqué la hausse des crédits de la défense, car son corollaire, la sortie de l’organisation intégrée de l’OTAN en 1966, a rendu nécessaire le maintien de forces conventionnelles de premier rang. Le mécanisme des lois de programmation militaire, né du besoin d’assurer le financement de la dissuasion par le Parlement, a conféré au budget de la défense une certaine prévisibilité. Et la dissuasion a sanctuarisé des capacités conventionnelles qui sont également utiles pour les opérations traditionnelles : sous-marins nucléaires d’attaque, frégates anti-sous-marines, avions ravitailleurs, avions de patrouille maritime. 5 J. Lacouture, op. cit., p. 80. Voir A. Peyrefitte, op. cit., p. 1359 et Michel Debré, Le Monde, 12 août 1977, cité dans A. Bendjebbar, op. cit., p. 355. 7 Pierre Messmer, « Notre politique militaire », Revue Défense nationale, no 213, mai 1963. 6 En outre, et ce n’est pas le moindre de ses bénéfices, elle a eu un effet d’entraînement technologique et a tiré vers le haut le niveau des industries françaises 8. Les systèmes de combat, les chaufferies nucléaires, les moyens de ciblage, les sonars sont notamment largement issus de l’effort nucléaire. Les convergences qui existent entre les programmes conventionnels et nucléaires – sous-marins, missiles air-sol – sont précieuses pour le maintien des compétences. La Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) transfère environ 70 % de son budget aux entreprises, dont plus de 66 % à des industries de haute technologie pour des activités de recherche et développement et de fabrication 9. Cette convergence n’a pas profité qu’au seul domaine de la défense. L’effort spatial français a directement été lié à son effort nucléaire et il existe encore une forte imbrication entre les deux secteurs – maîtrise de la conception des lanceurs et des techniques de rentrée atmosphérique pour la société Astrium (filiale du groupe EADS), maîtrise de la propulsion solide pour la société Herakles. Le CEA est partenaire du pôle Aerospace Valley en Midi-Pyrénées. Les synergies existent dans les deux sens. Si le missile M51 a pu être qualifié après seulement quatre tirs, c’est parce que 53 tirs d’Ariane 5 l’avaient précédé. Le programme nucléaire civil français a aussi bénéficié, à son lancement, des ambitions françaises dans le domaine militaire. Les retombées touchent d’autres domaines encore. La dissuasion est par exemple hautement consommatrice de calculateurs de grande 8 Voir Didier Boulaud et Xavier Pintat (co-présidents) et alii, Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées par le groupe de travail sur l’avenir des forces nucléaires françaises, no 668, Sénat, 12 juillet 2012. 9 Ibid, p. 42. © AFP / Jean-Paul Barbier Lancé en 2008 à Cherbourg, Le Terrible est le quatrième et dernier sous-marin nucléaire lanceur d’engin de nouvelle génération (SNLE-NG) qui assure, au sein de la Force océanique stratégique, la permanence de la dissuasion nucléaire française. puissance. Le choix de dépendre de calculateurs généralistes a permis à Bull d’être un leader mondial dans le domaine du calcul à hautes performances. Partageant avec la recherche civile le Très Grand Centre de Calcul (TGCC), dont le supercalculateur Curie est l’un des dix plus puissants au monde, le CEA est à l’origine du pôle européen de simulation numérique Ter@tec. Au nombre des bénéfices techniques et industriels découlant de la dissuasion, on peut également citer les techniques de polissage de haute précision des optiques, la création en Aquitaine de la zone industrielle Laseris, la technologie DMILL (Durci Mixte Isolant Logico Linéaire) pour la réalisation de composants électroniques durcis, les savoir-faire dans le domaine de la sismologie, etc. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 51 DOSSIER La France dans le monde Un statut conforté de grande puissance Dans les années 1960, la France méritait sans doute le titre de « grande puissance » du fait de son statut aux Nations Unies, de l’importance de son économie et de celle de son appareil militaire, sans parler de son rayonnement international, et ce en dépit de la perte de son empire colonial. L’acquisition de la Bombe lui permit de garantir son égalité avec les États-Unis, l’Union soviétique et le Royaume-Uni. De Pierre Mendès France à Charles de Gaulle, les dirigeants français s’accordèrent sur le fait que, pour compter réellement dans les enceintes internationales, il fallait disposer de l’arme nucléaire 10. D’une certaine manière, l’acquisition d’une capacité nucléaire fut une revanche sur l’absence de la France des accords atomiques de Québec (1943), puis des conférences de Yalta et de Potsdam 11. Il était particulièrement important pour Paris d’avoir le même statut que Washington et Londres au sein de l’Alliance atlantique 12. Si l’ambition gaullienne d’une direction à trois de l’OTAN a finalement échoué, les Alliés ont reconnu à partir de 1974 la contribution française à la dissuasion globale de l’Alliance. De nos jours, le poids de la France au sein de l’ONU et de l’OTAN tient infiniment plus à son statut de membre permanent du Conseil de sécurité, à son poids économique et militaire et à son influence diplomatique et culturelle qu’à sa qualité d’État doté de l’arme nucléaire. Pour autant, cet atout est loin d’être négligeable. Le président de la République Nicolas Sarkozy déclarait en 2008 : « Ce n’est ni une affaire de prestige, ni une question de rang 13 ». Mais l’appartenance à ce club fermé n’est pas sans conséquences politiques sur les relations internationales de la France hors de l’Union européenne 10 Voir A. Peyrefitte, op. cit., p. 708. Ibid., p. 1408. 12 « Les nations de l’Alliance atlantique étaient ainsi classées en deux catégories : celles qui étaient seulement consultées et les puissances membres du club atomique qui prenaient les décisions » (Bertrand Goldschmidt, Les Rivalités atomiques 1939-1966, Fayard, Paris, 1967, p. 241-242). 13 « Présentation du SNLE Le Terrible. Discours du président de la République, M. Nicolas Sarkozy » (Cherbourg, 21 mars 2008). 11 52 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 – au sein de laquelle le statut nucléaire qu’elle partage avec le seul Royaume-Uni n’est pas particulièrement un atout. Elle lui donne « le poids politique nécessaire pour parler comme la France doit parler » 14. Un affermissement de la souveraineté nationale Se doter de la Bombe revenait pour la France à affirmer à la face du monde qu’elle ne dépendait pas d’autrui pour sa survie. Cette affirmation de souveraineté était en germe dès la crise de Suez, qui avait vu Washington exercer des pressions considérables sur ses deux alliés – et notamment sur Londres – pour qu’ils cessent leur entreprise militaire. Paris en avait tiré la conclusion qu’il ne pouvait y avoir de grande diplomatie indépendante des États-Unis et de liberté d’action militaire sans dissuasion nucléaire autonome. De ce fait, une fois encore, le retrait de l’organisation militaire intégrée, achevé en 1967, était sans doute inévitable. Cette décision n’est en outre jamais entrée en contradiction avec le principe d’un soutien systématique aux États-Unis dès lors que ces derniers étaient en danger. De la crise de Cuba en 1962 à l’attaque terroriste de New York et Washington en 2001 en passant par la crise des Euromissiles dans les années 1980, la solidarité française envers l’allié américain n’a jamais failli. La dissuasion a donc permis à la France d’exercer une diplomatie plus indépendante des États-Unis chaque fois que cela lui a semblé nécessaire. Pour le général de Gaulle, il s’agissait d’abord d’avoir les moyens de desserrer le carcan des blocs, d’affirmer que le sort de l’Europe ne devait pas être tributaire du bon vouloir de Washington et de Moscou, et de porter la voix de la France sans en référer à quiconque. D’où des initiatives particulièrement fortes dans les années 1964-1967 : reconnaissance de la République populaire de Chine (1964), périple en Amérique latine (1964), discours de Phnom Penh (1966) avec sa critique de l’engagement 14 Jean-Yves Le Drian, 28 juin 2012, cité dans D. Boulaud et X. Pintat, op. cit., p. 41. américain au Vietnam, visite au Québec (1967), reconnaissance de la frontière occidentale de la Pologne (1967)… Au cours de cette période, la France fut d’ailleurs le seul interlocuteur occidental de l’URSS. Lorsque la détente promue en 1966 par De Gaulle lors de sa visite à Moscou prit de la vigueur, le statut nucléaire de Paris fut encore un atout. Il lui permit en effet de refuser avec éclat de signer en 1968 le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) – au motif qu’il relevait d’une volonté de « condominium » des deux Grands –, de maintenir une politique indépendante d’exportations nucléaires et de promouvoir une coopération européenne dans le domaine du nucléaire civil… L’indépendance acquise alors grâce à la capacité nucléaire reste toujours pour Paris un gage de liberté d’action qui se manifeste notamment dans le domaine militaire et dans celui des grands contrats à l’exportation, mais aussi dans sa politique extérieure. Risquons une hypothèse : la France ne se serait peut-être pas placée en première ligne de l’opposition active à l’intervention américaine en Irak (2003) si elle n’avait pas été détentrice d’une force nucléaire indépendante. Mais, objectera-t-on, son retour dans l’organisation militaire intégrée de l’OTAN en 2008 n’a-t-il pas changé la donne ? En fait, c’est justement parce qu’elle continuait à disposer d’une force de dissuasion autonome que la France a pu se permettre de reprendre toute sa place dans les instances militaires de l’Alliance sans changer radicalement de posture diplomatique 15. De même, sa médiation dans le conflit russo-géorgien durant l’été 2008 aurait-elle eu autant de poids si elle avait été conduite par un autre pays européen ? Et la France aurait-elle pu faire le pari de l’exportation de navires de guerre à la Russie en 2009 tout en dépendant de Washington pour sa défense ? Bref, et quel que soit le jugement que l’on peut porter sur ces initiatives, il n’est pas illégitime de considérer l’arme nucléaire comme toujours aussi importante pour « l’autonomie de nos choix » 16. 15 Bruno Tertrais, « La France dans l’OTAN : le mauvais procès », Le Monde, 5 mars 2009. Un impact majeur sur les responsabilités internationales Le statut nucléaire crée aussi des responsabilités. La France a pris conscience, à partir du milieu des années 1970, des risques qui pourraient naître de la prolifération nucléaire et a ajusté sa politique d’exportations en conséquence. La fin de la guerre froide a frappé de caducité sa politique de non-participation formelle au TNP. Elle décide d’y adhérer en 1991 et souscrit à l’idée, émise par le Conseil de sécurité en 1992, selon laquelle la prolifération est une menace pour la paix et la sécurité internationale. Elle participe depuis beaucoup plus activement au renforcement du régime de non-prolifération. Ce choix implique des contributions techniques et financières, comme l’aide au désarmement de l’ex-URSS. Plus largement, la France estime qu’elle doit promouvoir le désarmement dans toutes ses dimensions. Et sa logique de « suffisance » nucléaire l’a amenée à prendre des décisions importantes dans le domaine du désarmement nucléaire, comme le démantèlement de ses centres d’essais et celui de ses installations de production de matières fissiles. À vrai dire, ses responsabilités dans le domaine de la non-prolifération tiennent sans doute autant à sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité qu’à son statut de puissance nucléaire. Certes, il n’existe aucun rapport de causalité directe entre les deux statuts, les cinq pays concernés ayant été membres permanents du Conseil de sécurité avant de devenir des puissances nucléaires. Mais prétendre qu’il n’y a absolument aucun lien entre ces deux statuts serait peut-être excessif. Par exemple, la France participe activement, depuis 1990, à la sécurité dans le golfe Persique. Son action est sans doute en partie liée aux responsabilités qu’elle estime avoir au titre du maintien de la paix et de la sécurité internationale, mais elle est également indissociable du risque de prolifération nucléaire dans la région (Iran). 16 François Hollande, discours sur la défense nationale, Paris, 11 mars 2012. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 53 DOSSIER La France dans le monde Un isolement français ? Au cours des cinquante dernières années, la France a pris à de multiples reprises le risque d’un isolement international dans la conduite de sa politique nucléaire. C’est contre l’avis de Washington qu’elle a édifié une force de dissuasion indépendante et refusé jusqu’en 1991 de se joindre formellement au TNP. La question des essais nucléaires est venue troubler plus d’une fois la diplomatie française. Les relations de la France avec certains pays d’Afrique, au temps des essais en Algérie, et avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, lors des essais dans le Pacifique, en ont pâti. La conduite d’une ultime série d’essais, en 1995-1996, a de même été perçue défavorablement par certains partenaires de l’Union européenne. La France s’est en outre toujours méfiée des contraintes que pouvaient faire peser sur sa dissuasion certains traités internationaux – compétence de la Cour internationale de justice, pertinence des protocoles additionnels aux conventions de Genève, etc. Pour autant, il serait excessif de parler d’isolement. La dissuasion n’a jamais été conçue dans un cadre solitaire. La contribution de Paris à la sécurité de l’Alliance atlantique a été reconnue dès 1974, et la France a fait des ouvertures vers l’Europe dès le début des années 1990. Elle reconnaît notamment, depuis 1996, une quasi-identité d’intérêts vitaux avec ceux du Royaume-Uni et a souscrit à l’essentiel des développements consacrés à la stratégie nucléaire dans le Concept stratégique de l’OTAN de 1999. Dans le domaine de la non-prolifération, elle a suivi le mouvement – renoncement aux essais souterrains en 1974, adoption de strictes normes d’exportation nucléaires en 1976, signature du TNP en 1991 – puis est devenue une véritable force d’entraînement. Quant à sa prétendue singularité sur le désarmement nucléaire, face à des alliés soi-disant plus enclins à envisager « l’abolition » des armes nucléaires, elle existe surtout dans le domaine rhétorique : Washington et Londres n’ont nullement l’intention de se priver de leurs atouts de puissance nucléaire. 54 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 ●●● Le statut nucléaire a donc pour la France des avantages et des inconvénients. Le bilan est une affaire de jugement, mais pour faire pencher la balance, il suffit de se demander ce qui se serait passé si la France ne s’était pas dotée de l’arme nucléaire. Le monde anglosaxon aurait dominé l’alliance occidentale. L’armée française aurait été moins bien équipée. L’Europe aurait été moins indépendante des États-Unis dans le domaine spatial et dans celui du nucléaire civil. On peine à imaginer que la diplomatie française n’en aurait pas été profondément bouleversée, et que les conséquences politiques, économiques et technologiques auraient été négligeables pour le pays. Et si la France abandonnait maintenant l’arme nucléaire ? Tous les acquis industriels ne seraient pas effacés, mais nombre de compétences et de savoir-faire s’éroderaient rapidement. Le coût financier – celui du démantèlement de l’outil dans toutes ses dimensions – se compterait à n’en pas douter en milliards d’euros. Les économies qui seraient à terme réalisées serviraient presque certainement à la réduction des déficits publics, et non à la recapitalisation de l’outil de défense conventionnelle. Sans compter qu’elles seraient compensées par des pertes industrielles notables… Le coût politique prévisible est plus difficile à évaluer, mais il ne serait pas négligeable, alors que les bénéfices se limiteraient, eux, à de chaleureuses félicitations de la part des pays non alignés. Le statut du Royaume-Uni au sein de l’Europe s’en trouverait grandi. Et, en l’absence d’une amélioration très significative des conditions de sécurité internationale, Paris se verrait contraint de se placer sous le « parapluie » nucléaire américain. Si la France ne disposait pas de l’arme nucléaire, il est improbable qu’elle prendrait la décision de se lancer dans l’aventure, en dépit de la persistance des dangers nucléaires. Mais ceux qui prônent l’abandon de la force nucléaire ne mesurent pas toujours toutes les conséquences qu’aurait cette décision, qui ne pourrait être qu’irréversible. ■ La Francophonie : survivance du passé, outil diplomatique d’avenir Bruno Maurer * * Bruno Maurer est professeur des Universités, laboratoire EA 739 Dipralang, Montpellier III. Les institutions de la Francophonie sont chargées de la gestion d’un héritage linguistique et culturel qu’elles s’emploient à faire perdurer et fructifier. En cherchant à imposer le respect d’un certain nombre de normes démocratiques aux États membres tout en pesant sur la scène internationale, la Francophonie s’immisce aussi dans une dimension plus politique des relations internationales. Cet activisme a toutefois ses limites, notamment en termes de moyens financiers. Pour le grand public, la francophonie est soit inconnue, soit l’objet de représentations stéréotypées faisant référence aux sujets décriés et polémiques de la « Françafrique » et du passé colonial de la France. Dans le meilleur des cas est évoquée la réalité linguistique d’un vague espace dans lequel l’on continuerait à parler le français avec des accents délicieux et en employant des mots bizarres, une réalité exotique faite d’odeur de papaye verte, de cousins d’Amérique et de sons de kora... Si l’on veut comprendre la francophonie, il faut avant tout commencer à déconstruire le lien qui ferait se superposer francophonie linguistique et Francophonie politique. La francophonie linguistique existe. Elle compte même près de 220 millions de locuteurs selon l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Rappelons que le français reste la langue officielle de nombreux pays africains, qu’il est l’une des six langues officielles et l’une des deux langues de travail des Nations Unies. Il est également l’une des deux langues officielles de la Cour internationale de justice de La Haye. Sa définition reste toutefois complexe. Sont ainsi qualifiés de francophones les pays utilisant le français comme langue officielle. Le terme permet également de désigner la communauté des locuteurs. On distingue alors ceux pour lesquels le français est la langue première – soit la France, une partie de la Belgique, du Canada, de la Suisse et du Luxembourg – de ceux pour lesquels il demeure une langue étrangère – nombre d’étudiants chinois en font désormais l’apprentissage. Enfin, un troisième groupe est constitué de ceux qui maîtrisent la langue française en raison du rôle privilégié qu’elle continue de jouer dans leur pays – en Afrique subsaharienne ou au Maghreb par exemple. La Francophonie politique est quant à elle plus facile à cerner. Depuis cinquante ans, elle se décline en plusieurs institutions dont le développement progressif a permis l’éclosion de multiples initiatives à la fortune néanmoins contrastée. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 55 DOSSIER La France dans le monde ➜ FOCUS Les institutions de la Francophonie Le terme de Francophonie désigne le dispositif institutionnel organisant des relations politiques et de coopération entre les 77 États et gouvernements actuellement membres de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). La démarche d’adhésion à cette organisation, qui a pris le nom d’OIF en 2005, repose sur la base du volontariat – ainsi l’Algérie n’est-elle pas membre de cet espace alors même que de nombreux Algériens parlent ou comprennent la langue française. Ce dispositif comprend des instances politiques décisionnelles : le sommet des chefs d’État et de gouvernement qui se réunit tous les deux ans et le secrétariat général de la Francophonie dont le titulaire est, depuis 2003, l’ancien président du Sénégal, Abdou Diouf. La coopération multilatérale est mise en œuvre par l’Organisation internationale de la Francophonie et quatre opérateurs spécialisés, l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), la chaîne multilatérale de télévision TV5, l’Association internationale des maires francophones (AIMF) et l’Université Senghor d’Alexandrie. La Francophonie dispose en outre d’un organe consultatif, l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF). Un héritage linguistique et culturel Les premiers pas de la Francophonie sont révélateurs de ses préoccupations initiales : faire fructifier un héritage linguistique, éducatif et culturel. L’émergence d’institutions à vocation culturelle Créée en 1960, la première institution intergouvernementale francophone a été la Conférence des ministres de l’Éducation (Confemen) qui regroupait à l’origine 15 États (44 en 2013) avec pour mission de tracer des orientations en matière d’éducation et de formation au service du développement. Puis, en 1961, 56 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 est née l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF), devenue en 1998 l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), actuel opérateur en matière de francophonie universitaire. L’AUF compte de nos jours plus de 780 membres – des universités essentiellement – répartis dans 98 pays. Le mouvement s’est ensuite élargi aux parlementaires. Ces derniers mettent en place en 1967 une association internationale, devenue l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF) en 1998 – qui compte 48 parlements membres et 13 observateurs en 2013. La Conférence des ministres de la Jeunesse et des Sports (Conféjes) a pour sa part été créée en 1969. La dimension culturelle et technique de cette coopération francophone est ensuite concrétisée à Niamey, le 20 mars 1970, par les représentants de 21 États et gouvernements qui décident de créer l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT). Première organisation intergouvernementale fondée autour du partage d’une langue commune, le français, sa mission est de promouvoir et de diffuser les cultures de ses membres ainsi que d’intensifier la coopération culturelle et technique entre eux. Parmi les réalisations de cette agence, il convient de mentionner le partenariat engagé, dès la fin des années 1970, avec le Festival panafricain du cinéma et de la télévision (Fespaco) de Ouagadougou (Burkina Faso). À partir de 1984, elle favorise la création de la chaîne de télévision francophone TV5 issue de l’alliance de cinq chaînes de télévision publiques – TF1, Antenne 2 et FR3 pour la France, la RTBF pour la Communauté française de Belgique et la Société suisse de radiodiffusion et télévision – rejointes en 1986 par le Consortium de Télévisions publiques Québec Canada. L’ACCT a notamment développé une politique en matière de lecture publique avec, en 1986, l’inauguration du premier Centre de lecture et d’animation culturelle (Clac). En 2012, on comptait 295 de ces structures présentes dans des zones rurales et urbaines défavorisées. En 1988, l’agence © AFP / Rogerio Barbosa Le secrétaire général de la Francophonie, Abdou Diouf, ouvrant le Forum mondial de la langue française, à Québec, en 2012. L’Organisation internationale de la Francophonie regroupe plus du tiers des États membres des Nations Unies. a institué un Fonds francophone de production audiovisuelle du Sud qui a contribué à la production de près de 1 500 œuvres de cinéma et de télévision en vingt-cinq ans d’activité et, dans le domaine du sport et de la jeunesse, elle a organisé les premiers Jeux de la francophonie en 1989. Langue française et appartenance à la Francophonie Qui est membre de la Francophonie ? Le document portant sur les « statuts et modalités d’adhésion à la conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant le français en partage » a été adopté lors du IXe sommet de la Francophonie à Beyrouth en 2002 et amendé par le XIe sommet de Bucarest en 2006. S’il souligne l’importance du critère linguistique, le fait que le français ne soit pas la langue officielle du pays requérant ne constitue pas un obstacle à son adhésion. C’est en effet au regard de la place qu’occupe la langue française dans le pays concerné que sont examinées les demandes d’adhésion. La qualité de membre associé nécessite de faire « la démonstration détaillée d’une situation satisfaisante au regard de l’usage du français ». Les adhésions les plus récentes, à partir de 1997, ont été le fait de pays dans lesquels la langue française a surtout une diffusion limitée au cercle des élites lettrées : ainsi, pour la Pologne (en 1997), la Lituanie ou la République tchèque (en 1999), l’Autriche (en 2004) – tous ces États en qualité d’observateurs. La Géorgie (en tant qu’observateur en 2004), les Émirats arabes unis (en 2010, observateur) ou le Qatar (en 2012, membre associé) ont aussi adhéré avec des motivations particulières. Pour la Géorgie, l’adhésion était liée à la volonté des dirigeants d’alors de s’éloigner de la sphère d’influence russe et d’affirmer par tous les moyens la dimension européenne du pays. Pour les pays du Golfe, il s’agissait de chercher à exploiter de nouveaux canaux d’influence. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 57 DOSSIER La France dans le monde La Francophonie (avril 2013) Organisation internationale de la Francophonie (OIF) États : membres associés observateurs suspendus Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF) Sections* : membres associées suspendues observatrices non reconstituées Benelux, Commission de la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC), Forum des francophones du Parlement européen, Union africaine (UA), Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) Source : sites web des différentes organisations, consultés en avril 2013 : www.francophonie.org, http://apf.francophonie.org, www.aimf.asso.fr, www.confemen.org, www.auf.org Ainsi se distend peu à peu le lien entre francophonie linguistique et Francophonie politique, cette dernière reposant davantage sur un désir d’appartenance à un même espace que sur la gestion d’un héritage linguistique et culturel commun. Le français dans les discours officiels Si l’on considère l’ensemble des discours tenus lors des sommets de la Francophonie depuis celui de Versailles en 1986, la question linguistique est relativement peu présente, l’universalité ou la supériorité présumée du français ne donnant lieu qu’à peu d’envolées lyriques 1. 58 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 * comprend des assemblées nationales et sous-nationales. En fait, les sommets sont davantage l’occasion d’évoquer des sujets concernant la solidarité entre États, la politique internationale ou l’aide au développement, même si l’ambition d’un soutien à la langue française est régulièrement affirmée. Ainsi le Premier ministre du Canada, Brian Mulroney, rappelait-il en 1986 : « Le Sud comme le Nord risqueraient de se détourner du français si celui-ci devait cesser de s’affirmer comme instrument de communi1 Le développement qui suit est largement inspiré de notre article « De la francophonie à la Francophonie, les discours des sommets » in Jacques Maurais, Pierre Dumont et alii, L’Avenir du français, Agence universitaire de la Francophonie, 2006. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Association internationale des maires francophones (AIMF) membres Conférence des ministres de l'Éducation des pays ayant le français en partage (Confemen) membres Agence universitaire de la Francophonie (AUF) Nombre d’universités, écoles ou instituts membres 1 cation scientifique et technique. » Si des résolutions ont régulièrement été adoptées concernant notamment l’usage du français dans les organisations internationales, les actions en faveur du français ne constituent pas, et de loin, l’essentiel des programmes des rencontres. À Hanoï (1997) par exemple, alors que trois volets étaient distingués – politique, économique et coopération –, un seul programme du volet coopération, « La Francophonie dans le monde », présentait des actions relatives à la langue française. L’évolution la plus notable des discours sur le français depuis deux décennies tient à l’affirmation progressive d’un espace franco- 5 10 52 175 phone reconnu comme résolument plurilingue. De François Mitterrand, qui a déclaré que le français n’est « plus une langue de domination, mais une langue de coexistence » (Maurice, 1993), à Abdou Diouf, qui a employé pour la première fois l’image de « langues partenaires » (Cotonou, 1995), cette idée s’est progressivement imposée. Elle a été consacrée par Jacques Chirac qui a reconnu en 1995 l’importance de la langue maternelle de l’enfant dans son éducation de base, et ce en rupture totale avec plus d’un siècle de règne exclusif du français dans les systèmes scolaires africains. Cette nouvelle orientation s’est traduite par des initiatives de Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 59 DOSSIER La France dans le monde l’OIF en faveur d’une utilisation croissante des langues africaines dans les systèmes éducatifs, reposant notamment sur l’étude Lascolaf 2 consacrée aux langues de scolarisation en Afrique. Ce discours sur la francophonie linguistique dite « plurielle » ou « diverse » est venu en appui de la construction d’une Francophonie politique, conçue comme un espace de solidarité. De la francophonie linguistique à la Francophonie politique De nombreuses déclarations officielles ont souligné le caractère non formel de la francophonie. François Mitterrand déclarait ainsi à Paris en 1986 : « Nous formons une communauté informelle, c’est-à-dire sans lien organique de caractère administratif. » Abdou Diouf a quant à lui utilisé dans ses discours les métaphores de la « cité francophone » ou de la « famille ». Par-delà ces déclarations, une structuration progressive de la francophonie comme espace politique a bel et bien été consacrée au fil du temps. Le terme de sommet de la Francophonie a été employé pour la première fois par Abdou Diouf à Dakar, en 1989. C’est également à Dakar que la majuscule a été ajoutée au mot « Francophonie », sous la plume de François Mitterrand. Autre indicateur, jusqu’en 1991 il était fait référence aux « pays ayant en commun l’usage du français ». Depuis le sommet de Maurice en 1993, le terme dorénavant en vigueur est celui de « pays ayant le français en partage ». Le changement de terminologie entérine l’évolution vers une cohérence linguistique réduite, destinée à favoriser l’adhésion de nouveaux États. Dès lors, l’écart tend à se creuser entre francophonie linguistique et Francophonie politique. Le sommet de Cotonou en 1995 a consacré le renforcement des institutions avec la création d’un poste de secrétaire général de la Francophonie, auquel fut nommé l’ancien 2 Voir le rapport général de 2011 rédigé par Bruno Maurer sur www.elan-afrique.net/wp-content/uploads/2011/06/ RapportDeSyntheseLight.pdf. 60 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 secrétaire général des Nations Unies Boutros Boutros Ghali. À la culture et à l’éducation, domaines de prédilection de la coopération francophone, se sont alors ajoutés au fil des sommets les sujets politiques (paix, démocratie et droits de l’homme), le développement durable, l’économie et les technologies numériques. Ces enjeux constituent dorénavant les principales orientations de l’action de l’OIF. Enfin, la Francophonie s’est dotée d’une Charte lors du sommet des chefs d’État et de gouvernement à Hanoï en 1997. Elle a été révisée en 2005 par la conférence ministérielle réunie à Antananarivo (Madagascar). La Charte a rationalisé les structures et les modes de fonctionnement et consacré l’appellation d’Organisation internationale de la Francophonie. Une double dynamique L’action diplomatique de la Francophonie obéit à une double dynamique. Elle entend d’une part structurer les relations entre pays membres de l’OIF par l’adhésion à des valeurs communes et, d’autre part, créer un dialogue avec d’autres organisations internationales. Un usage interne structurant La Francophonie s’est progressivement dotée de règles internes fondées sur le respect, par ses États membres, des droits de l’homme, des valeurs de la démocratie, de la paix et de la bonne gouvernance qu’elle promeut. Tout État qui enfreint ses propres règles constitutionnelles (coup d’État, non-respect d’échéances électorales) en est suspendu, et ce en vertu de la déclaration de Bamako de 2000. L’application de cette règle a déjà conduit à la mise à l’écart de quatre États, Madagascar (2009), la Guinée-Bissau (2012), le Mali (2012) et la République centrafricaine (2013). En 2006, l’adoption de la déclaration dite de Saint-Boniface relative à la prévention des conflits et à la sécurité humaine est venue compléter ce dispositif en mettant en avant la responsabilité des États membres dans la protection des populations civiles sur leurs territoires. © AFP / Issouf Sanogo Les membres d’une association de lutte contre la violence faite aux femmes manifestent en marge du XIVe sommet de la Francophonie, à Kinshasa en octobre 2012. Le sommet a été dominé par les crises en Afrique et les polémiques sur l’état de la démocratie en République démocratique du Congo. D’ici 2050, les Africains pourraient représenter 85 % des francophones dans le monde. Devenir acteur du multilatéralisme La Francophonie se pose également en acteur du multilatéralisme, notamment lorsqu’elle entend nouer le dialogue avec d’autres organisations et institutions internationales. Sur les questions linguistiques, un colloque de mars 2001 intitulé « Trois espaces linguistiques face aux défis de la mondialisation » a lancé le dialogue entre la Francophonie et les grandes aires linguistiques internationales, notamment hispanophone et lusophone. À partir de 2002, un plan de promotion du français a été déployé au sein de l’Union européenne. Sur le plan diplomatique, l’OIF possède un statut d’observateur aux Nations Unies. Elle peut participer aux sessions et aux travaux de l’Assemblée générale et aux commissions, de même qu’aux grandes conférences du système onusien. Les États et gouvernements de l’OIF ont notamment participé au sommet sur le développement durable organisé en 2002 à Johannesburg. L’Organisation internationale de la Francophonie a aussi joué en 2005 un rôle moteur dans l’élaboration, dans le cadre de l’Unesco, de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Dernier exemple en date, la signature d’un accord de coopération avec la Cour pénale internationale, en 2012, en vue de promouvoir « le droit international humanitaire, le partage et l’échange d’informations » et de synergies pour lutter contre l’impunité dans les États francophones, et ce tout en renforçant la diversité des cultures juridiques au sein de la Cour. Un instrument diplomatique désormais partagé Au profit de qui la Francophonie fonctionne-t-elle en tant qu’outil diplomatique ? Une réponse à cette question reposant sur une grille de lecture néocoloniale consisterait à ne voir en la Francophonie qu’une extension de la Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 61 DOSSIER La France dans le monde diplomatie française. La France n’est-elle pas, et de loin, le principal contributeur financier de l’organisation – prenant en charge près de 76 % de son budget ? Certes, il serait naïf de nier que la France trouve son compte dans un rassemblement politique qui lui permet de peser de plus d’une voix au sein de l’Assemblée générale des Nations Unies. Mais ce seul prisme est aussi extrêmement réducteur. La présence de la Fédération WallonieBruxelles depuis 1980, le fait qu’à côté du Canada fédéral, membre depuis 1970, le CanadaQuébec (1971) puis le Canada-Brunswick (1977) aient tenu à devenir des membres à part entière, reposent sur des motivations indépendantes des intérêts français. Pour ces régions, l’adhésion à la Francophonie constitue un appui aux luttes menées sur leur scène politique intérieure en même temps qu’elle leur offre un cadre d’action diplomatique différencié de la politique extérieure de leur État. Enfin, les adhésions des Émirats arabes unis puis du Qatar ne peuvent être comprises en se référant à une grille de lecture néocoloniale de la Francophonie. Ces États inscrivent leur appartenance à cet espace dans une stratégie d’influence en cours d’émergence depuis quelques années. ●●● En une cinquantaine d’années, la Francophonie a évolué d’un espace de gestion en 62 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 commun d’un patrimoine linguistique et culturel vers une organisation qui cherche à affirmer un rôle politique à part entière sur la scène internationale. L’entreprise n’est pas aisée et connaît un certain nombre de limites. La première est d’ordre financier. Le budget annuel de l’OIF n’a jamais dépassé les 89 millions d’euros, une somme certes respectable mais qui ne donne pas vraiment les moyens d’une politique internationale ambitieuse. Ensuite, la crise malienne de 2012-2013 montre qu’en cas de crise grave, son influence devient brusquement très secondaire au regard de celle d’autres acteurs multilatéraux. Jusqu’à ce jour, la Francophonie n’est intervenue sur le terrain du maintien de la paix que par la voie de recommandations, de formations ou de l’envoi d’observateurs. Au Mali, mis à part quelques communiqués du secrétaire général, l’organisation est restée inaudible. Enfin, l’augmentation régulière du nombre des États membres de cette institution accroît certes son audience mais elle ne contribue pas à la définition d’une ligne diplomatique claire. Alors que l’Union européenne, pourtant adossée à la puissance de ses États membres et à une intégration économique croissante, peine à définir une politique étrangère commune, on conçoit les difficultés que la Francophonie aura à dépasser le stade de développement qu’elle a atteint pendant l’exercice de l’actuel secrétaire général. ■ ´ POUR ALLER PLUS LOIN L’héritage colonial La question de l’héritage de la « République coloniale » reste largement débattue 1 et les postcolonial studies sont autant de sujets de polémiques et demeurent dans une position marginale au sein du champ académique en France 2. Il semble pourtant inenvisageable de pouvoir prétendre apprécier pleinement la place occupée par la France dans le monde au XXIe siècle sans intégrer son long passé impérial et l’héritage contracté vis-à-vis de son ancien empire colonial, dont la conquête a commencé dès le XVIe siècle. Pour dépasser les approches inévitablement réductrices en termes de bilan, positif ou négatif, sur les modes de la « repentance » 3 ou de la « guerre des mémoires » 4, expressions abondamment utilisées et désormais convenues, un rappel de ce que fut l’Empire colonial français à l’échelle mondiale s’impose. Le prix de l’empire « Puisque la politique d’expansion coloniale est le mouvement général des puissances européennes, nous devons en prendre notre part », justifiait Jules Ferry, alors député des Vosges siégeant à la Gauche républicaine, dans un célèbre discours prononcé le 28 juillet 1885 à la Chambre des députés. Le fait colonial est un « fait européen », devait à son tour rappeler près de cinquante ans plus tard Paul Reynaud, ministre des Colonies, en inaugurant le 6 mai 1931 l’Exposition coloniale internationale de Vincennes 5. « L’édifice européen », affirma encore 1 Claude Liauzu (dir.), Colonisation : droit d’inventaire, Armand Colin, Paris, 2004. Nicolas Bancel, « Que faire des postcolonial studies ? Vertus et déraisons de l’accueil critique des postcolonial studies en France », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 115, juillet-septembre 2012, p. 129-147. 3 Olivier Le Cour Grandmaison, « Usages et mésusages de la repentance », in Ismaël-Sélim Khaznadar (dir.), Aspects de la repentance, Éditions Barzach, Alger, 2012, p. 107-125. 4 Benjamin Stora, La Guerre des mémoires. La France face à son passé colonial. Entretiens avec Thierry Leclère, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2007. 5 Raoul Girardet, « L’apothéose de la “plus grande France” : l’idée coloniale devant l’opinion française (1930-1935) », Revue française de science politique, no 6, 1968, p. 1099. 2 Albert Sarraut dans son ouvrage Grandeur et servitude coloniales publié la même année, « repose sur des pilotis coloniaux » 6, « l’héritage colonial » étant, selon lui, le « bien commun de tous les Européens ». Dans ces écrits et discours de grands théoriciens et acteurs de l’expansion coloniale française outre-mer, la volonté d’intégrer le projet colonial à un idéal continental européen apparaît particulièrement marquante. Cette idée est, de facto, largement contestée par la prégnance de la concurrence entre nations en Europe même, mais aussi évidemment dans les espaces colonisés. Est-ce à dire que la France n’avait pas d’autre choix, dans ce contexte, que de s’engager elle aussi dans l’aventure coloniale ? L’ensemble des territoires ultramarins colonisés par la France, présents sur tous les continents, a couvert près de 13 millions de kilomètres carrés et a compté jusqu’à 60 millions d’habitants en 1931, année de l’Exposition coloniale internationale de Vincennes 7, considérée comme l’apogée de l’Empire colonial français. Autrement dit, il s’agit d’un élément essentiel de sa grandeur nationale. La domination française s’étend alors des « vieilles colonies » (Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion, vestiges des colonies d’Ancien Régime avec les comptoirs de l’Inde et les territoires de la côte du Sénégal) à l’Algérie, à la Calédonie, à la Tunisie, à Madagascar, au Maroc, en Indochine, etc. Des unions territoriales ont été créées : Indochine française (1887), Afrique-Occidentale (1895) puis Équatoriale (1908) françaises. Cet empire élargi, hésitant entre assimilation et association, devient un salutaire recours pour la France de l’entre-deux-guerres, certains Français prônant alors un opportun redressement par les colonies. Après bientôt un siècle d’effort colonial, la 6 Ibid. Amaury Lorin, « Paris se met à l’heure de ses colonies », Historia, n 775, juillet 2011, p. 48-53. 7 o Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 63 DOSSIER La France dans le monde L’Empire colonial français en 1931 : de multiples statuts Métropole « Vieille colonie » Protectorat Territoire sous mandat de la Société des Nations Tunisie Liban Maroc Syrie Algérie Antilles françaises Sénégal Guyane française Chandernagor Yanaon AOF Mahé AEF Djibouti Karikal Pondichéry Tonkin Algérie : colonie avec 3 départements au Nord (Alger, Constantine et Oran) et des Territoires du Sud sous administration militaire Laos Annam Cambodge Cochinchine Wallis-etFutuna Comores La Réunion NouvelleCalédonie Madagascar Source : Recensement général de la population, 8 mars 1931, vol. 1. France, confrontée à l’urgence des besoins d’aprèsguerre, ne cache pas son impatience, dans ces circonstances, à « récolter les moissons d’hier et multiplier celles de demain ». Savoir toutefois ce que son empire colonial a précisément rapporté et coûté à la France, en évaluant pertes et profits, pose une question aussi complexe qu’éminemment politique. En effet, tous les postes du bilan, à l’actif comme au passif, ne peuvent être chiffrés précisément et de manière exhaustive. Il apparaît donc plus que risqué et hasardeux de se livrer à une telle opération comptable. Après les conquêtes coloniales elles-mêmes, la pacification, l’occupation et la « mise en valeur » de l’empire entraînèrent les frais les plus importants. Les seules dépenses militaires ont atteint près de 70 % du total du budget colonial entre 1850 et 1913 à côté de dépenses civiles relativement faibles. Il est toutefois établi que l’Empire colonial français, de la conquête de l’Algérie (1830) à l’Exposition coloniale de 1931, n’a pas été ce « gouffre » financier voire ce « tonneau des Danaïdes » budgétaire notamment dénoncé par les adversaires de Jules Ferry, ainsi que 64 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Établissements français de l’Océanie Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Colonie Saint-Pierreet-Miquelon l’a démontré l’historien Jacques Marseille 8 et, plus récemment, l’économiste Élise Huillery, épluchant en détail les budgets coloniaux de l’Afrique de l’Ouest 9. Mais la plupart des économistes libéraux se sont, en leur temps, opposés au colonialisme, fruit, selon eux, d’un « socialisme d’État ». Le rôle exact des colonies dans la croissance et les transformations structurelles du capitalisme français – élément moteur ou élément frein ? – demeure tout aussi difficile à établir clairement. Cette question est à l’origine d’une procédure de « divorce », selon la thèse de Jacques Marseille, qui a amené certains milieux d’affaires à se demander très rapidement si la perte apparemment inéluctable des colonies n’avait pas été une condition préalable à l’expansion économique de la métropole 10. 8 Jacques Marseille, « Les colonies, une bonne affaire ? », dossier « Le temps des colonies », Les Collections de L’Histoire, no 11, avril-juin 2001, p. 64-67. 9 Élise Huillery, Histoire coloniale. Développement et inégalités dans l’ancienne Afrique-Occidentale française, thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris, 27 novembre 2008. 10 Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Albin Michel, Paris, 1984. Une décolonisation lourde à gérer Au fil du XXe siècle, la colonisation a peu à peu été perçue comme un héritage difficile, qualifié même par certains de « bombe à retardement ». Pour les États soumis à la domination coloniale, l’accès à la souveraineté est devenu une aspiration généralisée tout au long du xxe siècle qui s’est amplifiée après la Seconde Guerre mondiale 11. Dans le cas français – première puissance coloniale en Afrique, la France dispose en 1914 du deuxième empire colonial le plus vaste au monde après les Britanniques –, les complexes « affaires coloniales » héritées du XIXe siècle se présentent comme l’un des défis majeurs immédiatement posés aux gouvernements de l’après-guerre 12. S’ils sont tous quasi unanimement favorables à des réformes hardies dans les possessions outre-mer, les partis politiques français issus de la Libération s’opposent toutefois vivement sur le juste degré d’une décolonisation qui paraît inéluctable. Pour les communistes, elle doit être totale, immédiate et sans conditions. Pour les socialistes, il convient d’aller jusqu’à l’autonomie mais pas à l’indépendance. Le mouvement républicain populaire est, quant à lui, partisan de l’Union française, l’Indochine le préoccupant particulièrement du fait de la présence d’une importante population catholique. En s’ouvrant avec les insurrections du Vietnam et de Madagascar (1946-1948) et en s’achevant après le coup de force d’Alger et le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, la IVe République a été traversée par les questions coloniales, qui ont d’ailleurs précipité sa chute. 11 Amaury Lorin, « La décolonisation », dossier « Un bilan du xxe siècle », Questions internationales, no 52, novembredécembre 2011, p. 52-55. 12 Pascal Cauchy et alii (dir.), La Quatrième République et l’outremer français, Société française d’histoire d’outre-mer (SFHOM), Saint-Denis, 2009. Alors que l’opinion publique française se désintéresse passablement de l’empire, encore appréhendé dans une vision patrimoniale héritée des temps glorieux de la IIIe République, les conflits coloniaux, en prenant rapidement le pas sur tout autre événement, sont venus douloureusement lui rappeler le poids de cet héritage. Loin des affrontements paroxystiques et de la violence des deux guerres de libération menées en Indochine par le Viêt Minh (1946-1954) et en Algérie par le Front de libération nationale (19541962), une grande partie des colonisés ont toutefois choisi la négociation consensuelle avec l’ancienne métropole pour parvenir à l’indépendance. Ce fut notamment le cas de la grande majorité des pays de l’Afrique-Occidentale française et de l’AfriqueÉquatoriale française, tout particulièrement du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et du Gabon. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 65 DOSSIER La France dans le monde Ainsi la Ve République a-t-elle dû liquider les restes de l’empire. La persistance de liens, notamment économiques, entre la France et ses anciennes colonies constitue-t-elle encore toutefois un élément de sa puissance dans le monde au XXIe siècle ? Une présence mondiale L’héritage colonial de la France continue en 2013 de peser sensiblement tout à la fois sur ses intérêts et son rayonnement, tant à l’échelle européenne que mondiale. D’un point de vue territorial, d’abord, le vaste domaine maritime hérité de la colonisation, avec 11 millions de km2 de zone économique exclusive (ZEE) dans tous les océans, dont la moitié outre-mer, dote la France, deuxième puissance maritime mondiale après les États-Unis, d’une place stratégique dans le contrôle des mers et de leurs ressources. La ZEE de Polynésie, dans le Pacifique, représente ainsi à elle seule près de 40 % de la ZEE française. D’un point de vue linguistique et culturel, ensuite, la Francophonie, composante essentielle de la politique étrangère de la France, place cette dernière à la tête d’une communauté de plus de 220 millions de locuteurs réels du français répartis sur les cinq continents, selon les chiffres fournis en 2010 par l’Organisation internationale de la Francophonie. Cette position influente, bien que fragile, peut être interprétée comme la permanence d’un « empire informel », voire d’un « impérialisme culturel ». D’un point de vue migratoire, encore, la question sensible des flux conditionnés par les anciennes 66 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 possessions coloniales de la France, premier pays d’immigration en Europe au XXe siècle, témoigne de la prégnance de l’héritage colonial. La France avait accueilli, en 2010, 7,2 millions d’immigrés, selon la définition internationale des Nations Unies, dont près d’un tiers issus de ses anciennes colonies. Deux Africains sur trois ayant immigré en France provenaient ainsi d’anciennes colonies françaises (75 000 Ivoiriens par exemple). Enfin, la France postcoloniale continue d’exercer une certaine forme de responsabilité étendue dans le monde, exprimée notamment lors de ses récentes interventions militaires en Côte d’Ivoire (2010-2011) et au Mali (2013), deux de ses anciennes colonies africaines avec lesquelles l’ancienne métropole continue d’entretenir des liens très étroits, qualifiés par d’aucuns de « néocolonialistes ». Bien que diluée dans le cadre élargi et grandissant de la mondialisation, l’interdépendance entre la France postcoloniale et ses anciennes colonies, devenues des États partenaires privilégiés, reste, à de multiples égards, très active au XXIe siècle. Amaury Lorin * * Docteur en histoire de l’Institut d’études politiques de Paris (prix de thèse du Sénat 2012), ancien boursier de l’École française d’Extrême-Orient, enseignant-chercheur en Histoire contemporaine à l’université du Littoral Côte d’Opale et au Centre d’histoire de Sciences Po (Paris). Prochain ouvrage à paraître : Nouvelle histoire des colonisations européennes (XIXe-XXe siècles) : sociétés, cultures, politiques, PUF, Paris, septembre 2013. Origine des migrants vers la France (1891-2008) 1891 Maximum (en milliers) Belges 465,8 Italiens 286,0 Allemands 83,3 Suisses 83,1 Espagnols 77,7 Étrangers (en milliers) 800 500 150 50 10 1 Étrangers et naturalisés (en % de la population) 0 2,5 6,1 11,3 34,5 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 1931 Maximum (en milliers) Italiens 808,0 Polonais 507,8 Espagnols 351,8 Belges 253,7 Suisses 98,4 1975 Maximum (en milliers) Portugais 758,9 Algériens 710,7 Espagnols 497,5 Italiens 462,5 Marocains 260,0 Tunisiens 139,7 Source : Insee, Statistiques générales de France, Recensements de la population, 1891, 1931, 1975 et 2008. 2008 Maximum (en milliers) Portugais 490,7 Algériens 470,8 Marocains 443,5 Turcs 221,9 Italiens 174,0 D'après M-F Durand, T. Ansart, Ph. Copinschi, B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation, dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 67 DOSSIER La France dans le monde Avec l’Union européenne, un tournant majeur Olivier Rozenberg * * Olivier Rozenberg est chargé de recherche à Sciences Po (Paris), au Centre d’études européennes. En dépit du poids de la France en Europe, la dernière décennie a marqué un relatif déclin de l’influence française au sein de l’Union européenne. Cette évolution s’explique par la conjonction de quatre facteurs : l’affirmation d’un agenda économique à la faveur de la crise, la perte de la centralité du pays, la relative politisation de ses positions et, paradoxalement, le leadership du président de la République sur la conduite de la politique européenne de la France. Parallèlement à cette évolution, le statut des enjeux européens au sein de l’espace public français a changé. À l’européanisation silencieuse des politiques publiques fait place une politisation critique où se conjuguent une virulente contestation des extrêmes et l’ambiguïté du positionnement pro-européen de la droite comme de la gauche. La conjonction entre le relatif déclin français en Europe et la politisation critique des enjeux européens en France pourrait être l’esquisse d’un changement de modèle du rapport de la France à l’Europe. La relation entre différents pays européens et le projet d’intégration de l’Europe a pu, au prix d’une certaine simplification, être résumée d’un mot : la réhabilitation de l’Allemagne, l’europhilie belge, le scepticisme britannique, la modernisation espagnole… S’agissant de la France, l’exercice s’avère plus compliqué, et ce depuis l’origine. À l’actif de la France, on peut citer le lancement du projet initial de la Communauté européenne du charbon et de l’acier dans les années 1950, la politique gaullienne de réconciliation avec l’Allemagne, le rôle déterminant des présidents Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand dans la création de l’euro, la volonté 68 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 d’affirmer l’indépendance stratégique de l’Union européenne… Les éléments du passif sont tout aussi nombreux depuis le rejet du projet de Communauté européenne de défense en 1954 jusqu’à celui, par référendum, du Traité établissant une Constitution pour l’Europe en 2005, sans oublier la crise dite de la chaise vide en 1965 1. La notion d’ambivalence semble donc finalement résumer le mieux le rapport à l’Union européenne de la France dont les élites seraient 1 Suite à un différend sur le financement de la politique agricole commune, les représentants français n’avaient plus participé pendant plusieurs mois aux réunions communautaires. © AFP / Bertrand Langlois La chancelière allemande et le président français réunis, le 22 janvier 2013, à l’ambassade de France à Berlin en marge des commémorations du 50e anniversaire du traité de l’Élysée. enclines à jouer le jeu de l’intégration si, et seulement si, il sert les intérêts nationaux 2. Il serait tentant d’interpréter une fois encore à l’aune de cette ambivalence française les récents développements de la relation entre la France et l’Union européenne 3. Le tournant des années 2010 semble pourtant constituer davantage une nouvelle étape de cette relation. Au-delà des habituels soubresauts, ce moment signe une certaine rupture touchant tant à la place de la France en Europe qu’à celle de l’Europe en France. 2 Olivier Rozenberg, « France: Genuine Europeanisation or Monnet for Nothing? », in Simon Bulmer et Christian Lequesne (dir.), The Member States of the European Union, Oxford University Press, Oxford, 2e éd., 2013, p. 57-84. 3 Renaud Dehousse, « La France et l’Europe : continuité ou rupture ? », Annuaire français de relations internationales, no 9, 2008, p. 89-101. Le déclin relatif de l’influence française en Europe La scène a été rapportée par les grands journaux européens. Lors du Conseil européen des 7 et 8 février 2013 destiné à trouver un accord sur le budget communautaire, le président François Hollande a décidé de ne pas assister à une réunion nocturne de conciliation avec les chefs de gouvernement allemand et britannique, vraisemblablement pour montrer son désaccord à l’égard de la conduite des négociations sur une base trop proche des positions britanniques. En définitive, l’accord obtenu à l’arraché – et rejeté depuis par le Parlement européen – n’est pas totalement éloigné des lignes défendues par la France puisqu’il maintient des dépenses importantes en faveur de la politique agricole commune (PAC). Cependant, il ignore totalement le Pacte européen pour la croissance et l’emploi obtenu par le président Hollande en Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 69 DOSSIER La France dans le monde juin 2012 et présenté alors comme le gage de son ralliement au pacte budgétaire européen critiqué durant sa campagne électorale. Cette anecdote apparaît comme révélatrice de ce qui peut être perçu comme un déclin de l’influence française dans l’Union européenne depuis une dizaine d’années. Quatre éléments d’analyse peuvent en rendre compte. Certains tiennent à l’évolution propre du pays, d’autres à celle de ses partenaires. La France, numéro deux En premier lieu, et de la façon la plus évidente, la France est moins puissante politiquement dans l’Union européenne parce qu’elle est moins puissante économiquement en Europe. Au fil des années, ce qui avait pu être masqué par les timidités politiques de l’Allemagne, les ambitions géopolitiques du paradigme gaullomitterrandien, voire les succès relatifs de l’économie française au tournant des années 2000, est devenu une évidence : la France est nettement derrière l’Allemagne en termes de capacités comme de performances économiques. Or, la crise qui sévit depuis 2008 a placé les dossiers économiques au centre de l’agenda européen. C’est de la solvabilité de leur État et de leurs banques que traitent, dans l’urgence, les chefs d’État et de gouvernement, lors de réunions de crise de plus en plus fréquentes. Dans ce contexte, les atouts stratégiques de la France, sa place au Conseil de sécurité des Nations Unies, sa maîtrise de l’arme nucléaire, ses liens étroits avec différentes régions du monde, comptent moins que son déficit public, sa balance commerciale ou son taux d’emprunt sur les marchés financiers. La prépondérance allemande qui résulte de cette nouvelle donne a été gérée différemment par les deux derniers présidents français. Nicolas Sarkozy, qui appartient à la même famille politique que la chancelière allemande et avait fait de la mise en scène de son volontarisme une marque de fabrique, tendait à adapter sa position publique sur celle de l’Allemagne. Son successeur socialiste assume davantage les désaccords publics tout en s’efforçant 70 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 de poursuivre la stratégie de négociations bilatérales préalables qui est centrale au fonctionnement du couple franco-allemand 4. Pourtant, que l’exécutif français fasse des concessions à l’Allemagne en public ou en privé change peu leur caractère inéluctable et a davantage à voir avec la politique intérieure du pays. La perte du centre Si la faiblesse économique de la France comparativement à l’Allemagne explique dans une large mesure le déclin de son influence au sein de l’Union européenne, d’autres facteurs y contribuent également. La France a en effet perdu la centralité qui était sa caractéristique en Europe. La notion de centralité renvoie d’abord à la géographie. Les élargissements de 2004 et 2007 ont déplacé vers l’Est le centre de gravité de l’Europe au profit de l’Allemagne. Or, ce glissement a été accentué par le scepticisme des élites politiques françaises – y compris les plus europhiles – vis-à-vis du projet de grande Europe qui, selon l’analyse de Christian Lequesne, tient à leurs doutes quant aux bienfaits du marché commun, voire de l’économie de marché 5. Mais la centralité renvoie également au jeu d’alliances entre pays européens. Pendant longtemps, la France s’est attachée à se placer au centre des coalitions, comme l’illustre la consigne donnée à ses ministres de voter toujours favorablement au Conseil. À bien des égards, cette situation n’est pas totalement révolue : la France occupe toujours une position de pivot vis-à-vis des deux autres « grands ». Avec l’Allemagne, elle participe à l’Union économique et monétaire et a accepté de renforcer la coordination et la surveillance de ses comptes publics dans le cadre du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) entré en vigueur au 1er janvier 2013. Avec le Royaume-Uni, la proximité en matière stratégique a trouvé à s’illustrer ces dernières années tant par la signature d’un ambitieux accord 4 Sur le couple franco-allemand, voir Cécile Calla et Claire Demesmay, Que reste-t-il du couple franco-allemand ?, coll. « Réflexe Europe », La Documentation française, Paris, 2013. 5 Christian Lequesne, La France dans la nouvelle Europe, Presses de Sciences Po, Paris, 2008. bilatéral de défense, le traité de Lancaster House de 2010, que par l’intervention coordonnée des deux armées en Libye l’année suivante. sur le dossier, central, de la gouvernance économique de la zone euro. Nicolas Sarkozy a en effet assumé, tout du moins initialement, la politique menée au niveau européen en en Cependant, si du point faisant un élément de distinction de vue de la gamme de l’action Pour utiliser vis-à-vis de ses opposants. Il a publique la France reste au centre par exemple proposé la mise en du jeu européen, elle n’occupe la métaphore place d’une réforme constituplus de position pivot dans le sportive, tout se tionnelle visant à introduire une cadre des négociations commupasse comme si règle d’or budgétaire en poussant nautaires stricto sensu. Elle a les socialistes à s’y opposer. freiné les négociations d’adhé- la France, privée De son côté, François sion avec la Turquie après le de la position de Hollande a semblé relever le défi départ de Jacques Chirac. Elle meneur de jeu, de cette politisation des dossiers a défendu en matière environeuropéens, en affichant son intenn e m e n t a l e d e s p o s i t i o n s était contrainte de ambitieuses sous la présidence jouer en attaque ou tion de renégocier le pacte budgétaire. Une fois élu, il n’opta pas de Nicolas Sarkozy. Elle s’est en défense pour un véritable bras de fer avec opposée à une baisse du budget ses homologues sur la question. européen lors des négociations Le différend a néanmoins pu donner le sentiment du début 2013, laissant à l’Allemagne la position qu’une partie de la politique européenne de la d’intermédiaire vis-à-vis des Britanniques. France était soumise aux aléas électoraux. Cette Surtout, elle est apparue, au lendemain de évolution n’est sans doute pas une mauvaise l’élection de François Hollande comme le portenouvelle d’un point de vue démocratique, mais drapeau d’un certain nombre de pays du Sud elle ne contribue pas à la crédibilité de la France (dits du « Club Med ») ulcérés par les politiques dans les négociations européennes comme en d’austérité. Pour utiliser la métaphore sportive, témoigne l’évolution des positions du pays sur le tout se passe comme si la France, privée de la dossier budgétaire. position de meneur de jeu, était contrainte de jouer en attaque ou en défense. Le fardeau de la puissance “ „ La découverte de l’inconstance En troisième lieu, l’influence de la France a aussi souffert de l’érosion progressive de ce qui faisait sa marque depuis l’origine de l’intégration européenne : la constance de ses positions. Certes, les fondamentaux de l’intérêt national comme le poids de la haute fonction publique française en matière européenne garantissent toujours une certaine continuité. La préparation des négociations actuelles sur la libéralisation des échanges avec les États-Unis le confirme notamment. La plupart des priorités de la France sont restées les mêmes : défense de la PAC, de l’exception culturelle, des services publics, critique de l’euro fort… La campagne présidentielle de 2012 a toutefois marqué une rupture En dernier lieu, la France souffre paradoxalement de la puissance et de la stabilité de ses institutions politiques, à commencer par la présidence de la République. L’étude des relations internationales a très tôt perçu ce qui s’apparente à un « paradoxe de la faiblesse » 6 en matière de négociations diplomatiques. Les acteurs soumis à de fortes contraintes internes, touchant notamment à la ratification des accords en discussion, disposent d’atouts de poids pour obtenir des concessions lorsqu’ils négocient. De ce point de vue, les institutions gaulliennes ont doté la France d’un Président assez peu soumis à des contraintes internes, qu’elles soient de nature territoriale, partisane 6 Thomas Schelling, The Strategy of Conflict, Harvard University Press, Cambridge, 1960. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 71 DOSSIER La France dans le monde ou parlementaire. Le pouvoir du Président tend d’ailleurs plutôt à se renforcer puisque J. Chirac, N. Sarkozy et F. Hollande ont pu s’appuyer sur un groupe parlementaire majoritaire à lui seul à l’Assemblée. Comme cela a été montré dans le cas des négociations du traité de Nice et de la Convention réunie pour établir un traité constitutionnel 7, cette puissance préservée, et même renforcée, de la présidence a pu effectivement amener la France à accorder des concessions importantes faute de véritables « lignes rouges » à ne pas dépasser. Ce qui est nouveau, de ce point de vue, est que les principaux partenaires de la France font face, pour leur part, à des contraintes internes de plus en plus fortes : montée de l’euroscepticisme en Italie, affirmation des pouvoirs régionaux en Espagne, division du parti majoritaire sur l’Europe au Royaume-Uni et, dans le cas de l’Allemagne, conjonction de ces trois phénomènes. La France fait certes l’expérience de ces différentes tendances mais, outre qu’elles sont moins prononcées qu’ailleurs, elles ne parviennent pas à entamer véritablement le leadership présidentiel dans le cadre de la conduite de la politique européenne de la France. Le meilleur exemple en a été fourni par la ratification parlementaire du TSCG à l’automne 2012 que F. Hollande est parvenu à obtenir sans trop de heurts, en dépit de l’hostilité d’une bonne partie de ses troupes. La France subit donc une perte d’influence avérée en matière européenne. Elle n’est pas aussi frondeuse qu’en 1965, aussi isolée qu’en 1981 ou aussi atteinte qu’en 2005 après l’échec du référendum. Cependant, sa faiblesse actuelle semble plus durable dans la mesure où les facteurs explicatifs de sa perte d’influence sont nombreux et structurels. Le pays est cantonné à un rôle de numéro deux qui, pour être logique du point de vue de ses fondamentaux économiques, est difficile à accepter et à faire accepter sur le plan interne. La mystique nationale en vertu de laquelle, pour citer le général de 7 Nicolas Jabko, « Comment la France définit ses intérêts dans l’Union européenne », Revue française de science politique, no 2, 2005, p. 221-242. 72 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Gaulle, « la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang » reste en effet vivace. Amère consolation, Paris n’est pas tenu pour responsable des malheurs de l’Europe, à la différence de l’Allemagne qui, selon les mots de l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer « a rarement été aussi isolée qu’aujourd’hui » compte tenu de la cure d’austérité qu’elle cherche à imposer à ses voisins 8. L’Europe en France : du déni à la contestation L’étrange métaphore du « géant endormi » est utilisée dans les études européennes pour décrire le fait que les questions européennes sont faiblement discutées dans les débats publics nationaux et n’ont que peu de conséquences sur le plan électoral et partisan. Si cette tendance générale se retrouve également en France, il y a des raisons de penser que, là aussi, la situation est en train d’évoluer. Un si long déni « Les politiques publiques plutôt que l’espace public » : la formule résume l’impact différencié de l’Union européenne en France durant une période qui court à peu près de la signature du traité de Maastricht (1992) à celui de Lisbonne (2008). Pendant ces quinze années, les normes européennes se sont imposées comme références dans la conduite de l’action publique nationale. Juridiquement, leur primauté fut pleinement reconnue par les autorités nationales après de longs épisodes de contestation. Le revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel en 2004 est exemplaire à cet égard : le droit européen s’impose sur le plan national parce qu’il relève d’une obligation non pas conventionnelle (le respect des traités internationaux) mais bien constitutionnelle (le respect du constituant). Après des condamnations financières en 2005 et en 2006, les autorités nationales se sont égale8 Joschka Fischer, « L’Allemagne mène l’Europe à la ruine », Le Temps, 25 juin 2012. © AFP / Lionel Bonaventure Signature à Londres, le 2 novembre 2010, par le président français, Nicolas Sarkozy, et le Premier ministre britannique, David Cameron, des accords dits de Lancaster House, deux traités prévoyant le renforcement de la coopération militaire entre les deux pays. ment efforcées d’améliorer leurs pratiques en termes de transposition des normes européennes. Politiquement, la référence à l’Union européenne s’observe dans la plupart des secteurs d’action publique, au-delà du socle initial du marché intérieur. Des études ont certes battu en brèche la prédiction de Jacques Delors selon laquelle 80 % de la législation nationale serait d’origine européenne – le ratio se situant davantage autour de 20 % 9. Cependant l’Europe est souvent présente de façon indirecte comme boîte à outils, étalon, réservoir de « bonnes pratiques », ou invocation d’une contrainte externe de nature juridique ou financière 10. 9 Sylvain Brouard, Olivier Costa et Thomas König (dir.), The Europeanization of Domestic Legislatures, Springer, New York, 2012 ; Yves Bertoncini, « Les interventions de l’UE au niveau national : quel impact ? », Étude et Recherche, 73, Notre Europe, 2009. 10 Olivier Borraz et Virginie Guiraudon (dir.), Politiques publiques. 1, La France dans la gouvernance européenne, Presses de Sciences Po, Paris, 2008. Au cœur du droit et de l’action publique, les questions européennes sont restées largement en dehors du débat public, à l’exception des campagnes référendaires de 1992 et de 2005 – épisodes éruptifs qui survinrent dans un contexte de grande indifférence. Les débats européens, à la télévision comme au Parlement, sont rares et peu suivis. Le mode de scrutin des élections européennes fut revu en 2003 pour les rendre politiquement inoffensives par la création de grandes circonscriptions régionales venant atténuer l’affrontement entre leaders politiques nationaux. L’Europe fut longtemps victime d’une sorte d’indifférence mimétique conduisant au renforcement mutuel du manque d’intérêt et de connaissance des politiques, journalistes et intellectuels. La taille de la France ou le provincialisme de sa culture politique ne sauraient expliquer à eux seuls ce désintérêt. Trois éléments d’ordre plus politique peuvent être cités. ● D’abord, les partis de gouvernement sont, en France comme dans de nombreux pays européens, d’accord sur l’essentiel de la politique européenne, qu’il s’agisse du soutien Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 73 DOSSIER La France dans le monde aux traités ou de la définition des grandes lignes de la politique européenne du pays. Difficile dans ces conditions de s’opposer sur la question sans sembler gesticuler ou sans devoir trahir des promesses de campagne. ● Ensuite, les deux grandes formations politiques ont été fortement divisées en interne sur les questions européennes : le Rassemblement pour la République (RPR) dans les années 1990 avec la fronde des souverainistes anti-maastrichiens, et le Parti socialiste (PS) dans les années 2000 avec les « nonistes » antilibéraux 11. On observe à chaque fois que la contestation européenne fut exploitée par les challengers des chefs de parti (Philippe Séguin et Charles Pasqua à droite, Laurent Fabius à gauche) pour prétendre au leadership de leur camp. Dans ce contexte, les débats européens furent, en toute logique, évités par ces chefs. ● Enfin, s’agissant de la place des enjeux européens dans la politique des présidents de la République, on observe une réelle rupture avec la difficile ratification du traité de Maastricht. Jusqu’alors, le rêve européen pouvait tenir lieu de projet présidentiel. Ce fut le cas de Valéry Giscard d’Estaing par différenciation vis-à-vis du legs gaulliste comme de François Mitterrand à la recherche d’une utopie de substitution après le renoncement à une politique non orthodoxe en 1983. Après Maastricht, quelque chose s’est usé – plutôt que brisé – du rêve français de l’Europe et les Présidents durent en tirer les conséquences. Friands d’études d’opinion, ils prirent d’ailleurs la mesure de la montée aussi progressive que continue de l’euroscepticisme français. Alors qu’un Français sur vingt seulement considérait que l’appartenance de son pays à la Communauté européenne était une mauvaise chose en 1974, ils étaient en 2010 un sur quatre à émettre cette opinion 12. Une contestation croissante La montée de l’euroscepticisme français dans l’opinion ne doit certes pas être surestimée. Elle se situe exactement dans la moyenne européenne. Elle fait coexister deux groupes en partie distincts : les nationalistes et les critiques de l’absence d’Europe sociale 13. Elle ne doit pas masquer le fait que la plupart des citoyens sont indifférents à l’Union européenne et en jugent sur la base de leur situation économique personnelle. Pourtant, lorsque 38 % des Français voient une source d’espoir dans l’Union européenne contre 61 % dix ans auparavant 14, il est clair que l’opinion s’est renversée. Les dirigeants politiques sont amenés à en tirer les conséquences. La politisation récente des questions européennes au profit d’une contestation multiforme de « Bruxelles » en est à la fois l’expression et le moteur. On peut distinguer à cet égard la situation de la droite, de la gauche et des extrêmes. ● À droite, le positionnement pro-européen de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et la marginalisation des souverainistes constituèrent un fait majeur du second mandat de J. Chirac (2002-2007). Il tenait à la fois aux choix personnels des dirigeants de droite dans le cadre de l’exercice durable du pouvoir, à la volonté d’unir les gaullistes et le centre-droit dans une même formation et à l’évolution graduelle de l’opinion du peuple de droite. Sans marquer véritablement une rupture, le quinquennat de N. Sarkozy se prête à une lecture plus équivoque 15. D’un côté, il s’est inscrit dans la continuité du choix pro-européen de ses prédécesseurs : en débloquant le dossier institutionnel par la ratification parlementaire du traité de Lisbonne ; en menant une présidence active du Conseil en 2008 ; en participant à la recherche 13 11 Olivier Rozenberg, « La faute à Rousseau ? Les conditions d’activation de quatre idéologies critiques de la construction européenne en France », in Justine Lacroix et Ramona Coman (dir.), Résister à l’Europe. Figures des oppositions au modèle européen, Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2007, p. 129-153. 12 Enquêtes Eurobaromètre Standard, no 1 en 1973, et no 74 en 2010. 74 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Nicolas Sauger, Sylvain Brouard et Emiliano Grossman, Les Français contre l’Europe ? Les sens du référendum du 29 mai 2005, Presses de Sciences Po, Paris, 2007. 14 Sondage BVA réalisé en février 2013. 15 Renaud Dehousse, « Nicolas Sarkozy l’Européen », in Jacques de Maillard et Yves Surel (dir.), Politiques publiques sous Sarkozy, Presses de Sciences Po, Paris, 2012, p. 153-166 ; Helen Drake, « France and the European Union », in Alistair Cole, Sophie Meunier et Vincent Tiberj (dir.), Developments in French Politics 5, Palgrave Macmillan, New York, 2013, p. 218-232. de solutions face à la crise des dettes souveraines sans mégoter le soutien financier de la France ; et en acceptant enfin les nouveaux textes d’inspiration allemande visant à limiter les déficits. De l’autre, sa stratégie assumée de droitisation s’est heurtée à Bruxelles sur le respect des droits fondamentaux, notamment sur la question des Roms en 2010 – Nicolas Sarkozy n’hésitant pas alors à engager ouvertement un bras de fer avec la Commission. La campagne électorale de 2012 exprime parfaitement cette ambivalence. Ouverte en revendiquant le soutien de la chancelière allemande pour mieux montrer l’isolement de F. Hollande, elle se termina en adressant des ultimatums aux partenaires européens sur différents sujets, assortis de la menace de quitter l’espace Schengen. Quelques jours avant le premier tour, le candidat Sarkozy rompit également un tabou – et un engagement pris secrètement avec Angela Merkel – en appelant la Banque centrale européenne à soutenir davantage la croissance. S’il faut faire la part de ce qui relève des choix tactiques de N. Sarkozy ou de l’outrance des propos de campagne, il apparaît cependant que la « droitisation » de la droite parlementaire française, à l’œuvre depuis 2007, porte en germe une certaine critique de l’Union européenne. À gauche, une inflexion importante a été donnée durant la campagne de 2012 par le choix du PS d’attaquer le président sortant sur son bilan européen, et notamment sur la politique d’austérité économique cautionnée par une succession d’accords et de traités. Les parlementaires socialistes s’abstinrent, par exemple, lors de la transposition du mécanisme européen de stabilité en février 2012. Dans le contexte de la crise économique à l’œuvre depuis 2008, les négociations et accords européens prenaient une place telle dans la conduite du pays qu’il eut sans doute été difficile pour le candidat Hollande de sanctuariser les questions européennes. Ce positionnement critique permit en outre à l’ex-premier secrétaire du PS de rassembler les anciens partisans et adversaires du traité constitutionnel. ● Comme on l’a dit, ces prises de position furent ensuite assez peu suivies d’effets, compte tenu non seulement de la difficulté à imposer une nouvelle donne à l’Allemagne mais aussi de la vulnérabilité financière d’une France endettée. On observe cependant, là aussi, une certaine ambivalence de la présidence Hollande. D’un côté, la France continue de jouer les bons élèves de la classe européenne : elle ratifie le TSCG, elle s’engage à réduire les déficits publics et tient en partie son engagement... De l’autre, F. Hollande ne cherche pas à masquer ses différends avec A. Merkel, il soutient assez ouvertement le Parti social-démocrate d’Allemagne dans la perspective des élections fédérales allemandes de septembre 2013, il laisse certains proches contester les objectifs de réduction des déficits… La critique d’une politique d’austérité sous contrainte européenne, ouverte le temps d’une campagne, continue à être formulée en sourdine dans le cadre de l’exercice du pouvoir. ● En dernier lieu, le Front national (FN) et le Parti de gauche, voire le Front de gauche, jouent à plein la carte de la critique de l’Union européenne – selon des modalités différentes. Leurs prises de position en la matière sont anciennes, mais cet enjeu a gagné une place nouvelle à la faveur de la crise économique actuelle. Pour le FN, engagé dans une stratégie dite « de dédiabolisation », le thème européen permet de mettre en avant une différence forte à l’égard de la droite parlementaire qui ne soit pas assimilable à du racisme et permette de faire vibrer simultanément les cordes de l’intérêt national et des oubliés de la mondialisation. Pour la gauche du PS, la critique de l’austérité bruxelloise prend une dimension identitaire de premier ordre depuis le référendum de 2005. Avec l’élection de F. Hollande, elle permet de rejouer le vieux procès du réformisme du PS, accusé d’oublier ses valeurs et électeurs. Dans le cas du FN comme du Front de gauche, on notera cependant, en dépit de l’outrance formelle de certains propos 16, que l’espoir de former une alternative crédible au pouvoir en place les conduit à modérer certains aspects de la critique. L’un comme l’autre ont par exemple, 16 Le ministre de l’Économie et ses collègues de l’Eurogroupe ont ainsi été traités de « salopards » en mars 2013 par les responsables du Parti de gauche. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 75 DOSSIER La France dans le monde après avoir hésité, renoncé à réclamer la sortie de la France de la zone euro. Le FN a également mis en sourdine ses critiques de la PAC pour séduire les agriculteurs. ●●● Le diagnostic de l’évolution récente des rapports entre la France et l’Union européenne indique que les fondamentaux de cette relation, longtemps stable, sont en train d’évoluer. Du côté de la place de la France en Europe, la perte d’influence du pays est avérée, mais somme toute logique. Du côté du rôle de l’Europe en France, l’européanisation silencieuse des politiques publiques fait place, depuis quelque temps, à une politisation des questions européennes dans l’espace public. Cette politisation, aiguillée par la déception de l’opinion, est principalement contestataire selon des modalités différentes à droite, à gauche et aux extrêmes. Elle n’est pas dénuée d’ambiguïté dans la mesure où la conquête du pouvoir et sa gestion imposent des contraintes différentes aux formations politiques. Perte d’influence d’un côté, politisation critique de l’autre : cette double évolution pourrait dessiner un tournant eurosceptique de la société française et notamment de ses élites politiques. Pour les optimistes, elle pourrait marquer au contraire le début d’une appropriation démocratique de l’enjeu européen et un renoncement lucide au mythe d’une Europe française. Au-delà, il est frappant de constater qu’après des décennies de minoration du poids de l’Europe en France – ce que nous avons appelé un déni tant il était difficile pour les hommes politiques français d’assumer le partage de compétences étatiques – « Bruxelles » et « Berlin » tendent à être présentés comme les paramètres absolus de la politique du pays. Une telle évolution conduit à se demander si ce nouveau récit n’est pas aussi excessif que le précédent, la contrainte extérieure pesant sur la France tenant davantage à ses déficits et fragilités économiques qu’au contrôle des institutions et partenaires européens. Les responsables politiques français se seraient-ils mis à parler de la Commission européenne et de la chancelière allemande pour mieux faire oublier les agences de notation Mooddy’s et Standard & Poor’s ? ■ Retrouvez les analyses inédites de diplomates, universitaires et stratèges sur : diploweb.com un site exclusivement consacré aux questions géopolitiques diploweb.com la revue géopolitique online Site dirigé par Pierre VERLUISE 76 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Avec les États-Unis, apaisement et réalisme Ezra Suleiman * * Ezra Suleiman est professeur de sciences politiques à l’université de Princeton (États- Traditionnellement, les relations entre la France et les États-Unis sont épineuses. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les deux pays se sont querellés à de multiples reprises. S’agissant en particulier de la France, les différends ne relèvent pas uniquement d’une question de posture. Ils s’appuient régulièrement sur des divergences de fond en matière politico-diplomatique. Unis) et à Sciences Po Paris 1. Lorsque les États-Unis sont intervenus en 1956 pour mettre un terme à l’opération militaire menée en Égypte par la France, le Royaume-Uni et Israël au lendemain de la nationalisation du canal de Suez par Nasser, la France en a déduit que la solidarité atlantique avait ses limites. Par la suite, les États-Unis ont fait preuve de peu d’indulgence pour la politique coloniale française et la France s’est opposée à Washington durant la guerre du Vietnam. La décision du général de Gaulle de créer en pleine guerre froide une force de frappe nucléaire destinée à garantir l’indépendance du pays a également ravivé les tensions. Les désaccords ont repris dans les années 1970 avec les critiques véhémentes d’une partie de la presse française à l’encontre de la politique des États-Unis en Amérique latine. L’antiaméricanisme en France et dans le reste du monde a atteint son apogée au lendemain de l’arrivée à la Maison-Blanche de George W. Bush en 2000, puis au moment de l’intervention américaine en Irak en 2003. Dans l’affaire irakienne, l’antiaméricanisme tradi1 Cette contribution a été traduite de l’américain par la rédaction de Questions internationales. tionnel tant de la droite que de la gauche française s’est doublé d’une véritable opposition politique. L’antagonisme entre les deux nations n’est pas limité aux questions de politique étrangère. Il concerne aussi la conception différente qu’ont les Français du capitalisme, de l’hégémonie culturelle ou de l’impérialisme américain, de la religion, de la politique carcérale, de la peine de mort ou des valeurs américaines en général. Des philosophes influents, tels Jürgen Habermas et Jacques Derrida, sont allés jusqu’à déclarer que l’Europe ne partageait plus les valeurs démocratiques des États-Unis. Pourquoi la relation bilatérale franco-américaine connaît-elle régulièrement des phases de tensions aussi vives ? Après tout, concernant l’Irak, nombre de pays d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie n’étaient pas davantage enthousiasmés par la décision américaine. Pourtant, leurs réactions sont restées plus mesurées. Plusieurs facteurs peuvent expliquer le paradoxe et l’asymétrie de la relation francoaméricaine. D’une part, alliée de poids des États-Unis en Europe, la France jouit encore d’une influence certaine sur les autres continents, notamment du fait de son siège de membre Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 77 DOSSIER La France dans le monde permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. D’autre part, dans le nouveau monde globalisé, caractérisé en particulier par la montée en force des pays émergents, la puissance française est clairement en perte de vitesse. Pour enrayer cette évolution, ou tout au moins la retarder, il est donc devenu plus que jamais nécessaire pour Paris de se conformer à l’injonction du général de Gaulle : « Être grand, c’est soutenir une grande querelle. » 2 À de nombreuses reprises, la France a donc compensé avec succès le déséquilibre de sa relation avec les États-Unis en cherchant une cause à défendre. Cela ne signifie pas que la querelle, quand elle est intervenue, n’était pas fondée. Mais, à l’inverse de ses partenaires européens, la France a souvent instrumentalisé ses divergences avec les États-Unis pour mieux préserver sa « grandeur ». Du général de Gaulle à Jacques Chirac, il existe sur ce point une forme de continuité incontestable 3. Malgré les vicissitudes qui ont marqué ses douze années de présidence, Jacques Chirac semble rétrospectivement devoir sa popularité auprès des Français, attestée par tous les sondages d’opinion depuis dix ans, à une seule et unique décision : son opposition à l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Alors que l’Alliance atlantique n’avait pas vraiment été remise en question lors des querelles et discordes précédentes, les deux pays se sont fortement opposés lorsque la France a pris la tête du mouvement d’opposition à la guerre qui conduisit au renversement du régime de Saddam Hussein. En devenant le porte-drapeau d’un groupe hétéroclite de pays, dont certains étaient à la fois démocratiques et alliés des États-Unis et d’autres opposants de longue date, la France a pris une décision lourde de conséquences. Le remplacement de George W. Bush par Barack Obama a ensuite favorisé un rapproche2 « Être grand, c’est soutenir une grande querelle. » (William Shakespeare, Hamlet.) En épigraphe dans Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, Librairie Berger-Levrault, Paris, 1932. 3 Jacques Chirac aurait ainsi déclaré : « J’ai un principe simple en politique étrangère. Je regarde ce que font les Américains et je fais le contraire. Alors je suis sûr d’avoir raison. » cité in Christian Lequesne et Maurice Vaïsse (dir.), La politique étrangère de Jacques Chirac, Riveneuve, Paris, 2012. 78 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 ment significatif entre les deux pays. La personnalité des nouveaux dirigeants ne saurait néanmoins expliquer à elle seule les évolutions récentes. Un autre monde Un changement de perspective Le mouvement d’opposition à la guerre en Irak mené par la France est désormais terminé. Les critiques françaises à l’égard de la société américaine sont moins virulentes. À quoi est due cette nouvelle phase de coexistence pacifique et de coopération ? Comme par le passé, les deux pays continuent à partager des valeurs communes et conservent également bon nombre de désaccords politiques. Ce qui semble avoir changé est non seulement le caractère emblématique de ces désaccords mais aussi la position relative de chacun des protagonistes sur la scène internationale, qui a connu depuis 2003 des bouleversements économiques et politiques majeurs. Les deux pays ont changé de perspective tant sur eux-mêmes que sur le monde. Les analyses des conflits franco-américains passés en exagèrent en général la portée. Elles ont presque toujours recours au même cliché rebattu selon lequel les deux pays ayant l’ambition de délivrer au monde un message universel, la compétition entre eux serait inévitable. Selon cette interprétation, leur opposition serait vouée à persister à long terme, quelles que soient les circonstances. L’explication est peu convaincante pour plusieurs raisons. D’abord, la question de l’Irak qui a opposé la France aux États-Unis n’avait rien à voir avec la diffusion d’un message universaliste concurrent. Convaincus du caractère supérieur de leur régime politique, les États-Unis ont toujours estimé que les autres nations souhaitaient l’adopter. La France, de son côté, tout aussi persuadée de représenter une « exception » sur la scène internationale, a défendu un point de vue politique spécifique qui lui semblait plus favorable à la stabilité du Moyen-Orient. Il s’agissait donc d’un désaccord qui n’avait que peu à voir avec le choc de deux types de principes universels. Ensuite, cette théorie met sur le même plan les deux pays. Or, © AFP / Don Emmert 14 février 2003, le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, ici en compagnie du secrétaire d’État américain Colin Powell, quelques instants avant de prendre la parole devant le Conseil de sécurité des Nations Unies pour s’opposer à la guerre en Irak voulue par les États-Unis. pour les Américains la France demeure certes un allié européen de poids, mais qui passe derrière l’Allemagne. La fin du moment unipolaire Le monde a assisté en 1989 à l’effondrement des régimes communistes en Union soviétique et en Europe de l’Est. Une décennie pendant laquelle les États-Unis ont été la seule superpuissance s’est alors ouverte, un « moment unipolaire ». L’économie était florissante – même s’il s’est avéré par la suite que cette croissance reposait sur des ressorts spéculatifs qui ont conduit à la crise actuelle – et l’influence de la diplomatie américaine était sans rivale. Tout au long des années 1990, son leadership fut sollicité, comme lors de la réunification allemande – sur laquelle la France et le Royaume-Uni furent dans un premier temps plutôt réticentes –, au moment des conflits dans les Balkans, au Moyen-Orient ou au sein des institutions internationales. Ce moment n’a toutefois pas duré. La montée en force du terrorisme, dont le 11 Septembre marque le paroxysme, l’irruption de nouveaux centres de pouvoir, la mondialisation galopante ainsi que de nombreux conflits régionaux sont venus déstabiliser l’économie et la politique internationales. Ces changements ont modifié la nature des relations franco-américaines. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 79 DOSSIER La France dans le monde Les positions internationales respectives de la France et des États-Unis, comme celles de la plupart des autres pays, ont en effet été profondément transformées dans les années 2000, et les relations bilatérales qui avaient pu être à un moment utiles ont perdu de leur importance. De nouveaux acteurs internationaux ont progressivement sollicité toute l’attention des États-Unis. Il était dès lors difficile pour la France de continuer à « boxer au-dessus de sa catégorie ». La France demeure bien entendu un acteur important des relations internationales, même si sa place peut sembler quelque peu anachronique dans un monde qui a autant évolué. Malgré son engagement en faveur de la construction européenne aux côtés de l’Allemagne, la France n’hésite pas à agir seule lorsqu’elle le juge utile à ses intérêts, ce que ses partenaires européens admettent difficilement. Au moment de la guerre en Irak, le secrétaire à la Défense américain, Donald Rumsfeld, évoqua alors pour mieux rejeter la position française une « vieille Europe » – dans laquelle figurait aussi l’Allemagne – opposée à une « nouvelle Europe » soutenant les États-Unis. Il convient néanmoins de souligner que pendant tous les moments difficiles des relations franco-américaines, y compris celui du conflit irakien, les deux pays n’ont jamais cessé de coopérer dans tous les domaines, même dans ceux de la sécurité et du renseignement. Aujourd’hui, la France est un pilier de l’Union européenne et son influence internationale est loin d’avoir disparu. Elle demeure une puissance militaire qui compte, comme ses engagements récents en Libye et au Mali l’ont montré, et elle joue un rôle important au sein de l’Alliance atlantique. Elle a réussi depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à garder son rang parmi les grandes puissances mondiales, même si les contestations concernant la composition du Conseil de sécurité vont croissant. Sa position ne saurait donc être garantie indéfiniment. Une relation bilatérale en sourdine Si l’alliance franco-américaine demeure importante, elle ne constitue plus que l’un des 80 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 éléments parmi d’autres des alliances et obligations respectives des deux pays. Les États-Unis restent la « nation indispensable » selon la formule de l’ancienne secrétaire d’État Madeleine Albright, c’est-à-dire le seul pays capable de garantir la stabilité internationale. Cependant, leur capacité à influencer les événements et à peser sur les autres nations s’est considérablement amoindrie. L’assombrissement de la conjoncture économique y est pour beaucoup. Les États-Unis sont désormais un pays très lourdement endetté, qui doit faire face à de sévères contraintes budgétaires pouvant entraîner des coupes importantes dans le budget de la Défense. Ces difficultés conduisent le pays à se replier sur lui-même alors que les luttes internes concernant l’allocation des ressources font rage. Pour la France, la dette publique et le déficit budgétaire nécessitent aussi de prendre des décisions d’autant plus difficiles qu’il n’existe pas non plus de consensus national sur la répartition des sacrifices à faire. À court terme, le problème se pose néanmoins de façon plus aiguë pour la France. La crise économique a en effet considérablement restreint les marges de manœuvre du pays sur la scène européenne et internationale. Il est notamment devenu beaucoup plus difficile pour la France de s’opposer à ses partenaires européens en raison de sa situation économique. L’apaisement En quoi la relation franco-américaine est-elle dorénavant différente de l’époque de l’affaire des « freedom fries » où l’on jetait du vin français dans les égouts américains pour punir la France d’être « passée à l’ennemi » ? Les critiques concernant la culture des armes à feu et le « fanatisme religieux » supposé des Américains ne se sont pas tues dans les journaux français, mais elles n’ont plus le même retentissement politique. Une prise de conscience progressive semble être intervenue en France sur le fait que les États-Unis ne sont peut-être pas le pays conservateur si souvent vilipendé. Sur de nombreux sujets – droits des femmes, mariage pour tous, séparation des Églises et de l’État –, © AFP / Jaafar Ashtiyeh / 2004 Après le soutien qu’elle y a recueilli lors de son opposition à l’intervention américaine en Irak, la France a été critiquée dans le monde musulman en raison de l’adoption de sa loi sur la laïcité en 2004. Ici, des Cisjordaniennes brandissant une affiche indiquant : « La France n’est pas une démocratie ». les États-Unis conservent une attitude réellement plus libérale que celle de la France. Le changement majeur consiste en fait dans le faible impact qu’a désormais la représentation de l’autre dans la vie politique respective des deux pays. Le monde bipolaire dans lequel l’Occident dominait et pouvait encore exercer une influence considérable sur la plus grande partie de la planète, a vécu. Il n’y a plus de superpuissance dominante, le multilatéralisme est plus marqué et la compétition économique plus vive. Le monde est désormais tout à la fois moins contrôlable et plus dangereux. Chacun a dû s’adapter à ces changements. Après une grave crise économique, les États-Unis vivent désormais à crédit, et pansent les plaies des conflits afghan et irakien dont le succès reste à démontrer. Affaibli économiquement, le pays n’est plus capable d’assumer les responsabilités qu’il recherchait naguère sur la scène internationale. De son côté, la France est une puissance économique en recul. Sa compétitivité diminue, le poids de sa dette augmente et les déficits de son budget et de sa balance commerciale se creusent. Les rigidités du marché du travail français engendrent un taux de chômage élevé et une perte inquiétante de compétitivité. Les plus fidèles alliés des États-Unis sont européens, ce qui explique que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) soit restée une pierre angulaire de la politique étrangère américaine. Mais la montée en force de nouvelles menaces et de nouvelles puissances a élargi le spectre de leurs responsabilités. Les intérêts des États-Unis « pivotent » dans de nombreux domaines vers l’Asie. Paradoxalement, l’Union européenne et l’Alliance atlantique ont donc vocation à élargir leurs champs d’action et à relever de nouveaux défis dans un contexte de restriction budgétaire. Le réalisme s’impose Les nouveaux enjeux liés à la globalisation, au terrorisme et à la compétition économique ont rendu plus réalistes les deux rives de l’Atlantique. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 81 DOSSIER La France dans le monde Certes, la France n’a pas complètement abandonné l’idée d’une forme de grandeur, ce qui est souvent perçue comme de l’arrogance. S’interrogeant sur sa position tout en percevant son déclin relatif, le pays tente en fait d’éviter une confrontation trop brutale avec la réalité qui est celle d’une nation déclassée. S’agissant par exemple de l’Union européenne, les dirigeants français entretiennent une ambivalence profonde à son égard. Ils affirment leur adhésion à l’intégration européenne tout en s’assurant que les politiques communautaires aillent le plus possible dans le sens des intérêts français. Une telle posture n’a rien de choquant. Après tout, l’Union européenne est à l’image de n’importe quelle organisation internationale dans laquelle chaque État membre privilégie la défense de ses intérêts. Pourtant cette ambivalence a récemment manqué de provoquer à plusieurs reprises la rupture du couple franco-allemand. Le dernier exemple remonte au printemps 2013 quand François Hollande, qui avait eu des mots peu amènes à l’égard de l’Allemagne durant sa campagne présidentielle de 2012, a ensuite présenté comme une victoire – ce qui n’était pas le cas – le résultat des négociations sur la politique agricole commune. Le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN a donné lieu, dans un premier temps, aux mêmes tergiversations. Nicolas Sarkozy a pris cette décision parce qu’il l’estimait conforme aux intérêts français en dépit de la prévisible augmentation des dépenses militaires qu’elle entraînerait. Il a alors cherché à dépasser les réticences d’une partie du pays en démontrant que la France pourrait jouer un rôle influent au sein de l’Alliance atlantique. Comme le souligne le rapport remis en 2012 au président de la République sur ce sujet 4 : « Pour de nombreux pays dans le monde, à commencer par les BRICS, mais aussi d’autres émergents, les Arabes, les Africains, qui le croyaient ou jugeaient utile de le dire, la non-participation de la France au commande- 82 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 ment militaire intégré de l’OTAN était devenue le symbole de ce que la France était l’alliée des États-Unis, mais pas alignée sur eux selon la formule consacrée, et donc la promesse d’une ligne française potentiellement autonome par rapport aux États-Unis en politique étrangère. Alors, alignement ou pas ? » À cette question du bien-fondé de la décision, le rapport n’apporte qu’une réponse prudente : « […] l’appréciation est suspendue aux faits à venir. » ●●● La France n’a jamais été à aucun moment un ennemi des États-Unis. Elle s’est opposée avec vigueur à certaines de leurs interventions à l’étranger, comme l’ont fait de nombreux citoyens américains. L’antiaméricanisme français de gauche comme de droite a sans doute parfois exacerbé les passions, à tort et parfois même à raison. Ne pouvant désormais plus se plaindre de l’hégémonie et de l’unilatéralisme américains, la France a, en grande partie, obtenu ce qu’elle cherchait, c’est-à-dire le recours accru à la consultation avec Washington et au multilatéralisme. Ce qu’elle n’avait pas anticipé, c’est que la nouvelle situation sécuritaire internationale impliquerait un rôle renforcé tant pour elle que pour l’Europe (Libye, Mali…). Il lui faut dorénavant assumer de plus grandes responsabilités, qu’il s’agisse de combattre le terrorisme, le blanchiment d’argent, le trafic de drogue... Le temps de la coopération et du « partage du fardeau » notamment dans le cadre de l’Alliance atlantique est donc venu. Or, à l’heure actuelle, aucun pays n’a les moyens financiers ou le soutien de sa population nécessaires à cette nouvelle répartition des tâches. ■ 4 Hubert Védrine, Rapport pour le Président de la République française sur les conséquences du retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, sur l’avenir de la relation transatlantique et les perspectives de l’Europe de la défense, 14 novembre 2012, p. 9. La francophobie Gilles Andréani * * Gilles Andréani est professeur associé à l’université Panthéon-Assas (Paris II). Tout peuple suscite chez les autres son lot de stéréotypes et de préjugés. La France ne fait pas exception. Elle a ses contempteurs, ses détracteurs et ses ennemis. Mais les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et tant d’autres aussi. Y aurait-il, vis-à-vis de la France, une malveillance spécifique, une hostilité particulière, qui marquerait le regard que portent sur elle les autres peuples, et du coup affecterait ses relations avec eux ? La francophobie existe-t-elle ? L’on peut hésiter sur la réponse à apporter à cette question, et même sur la possibilité d’en apporter une. La chose relève de l’intuition, davantage que de l’investigation rationnelle. Au fil des sondages réalisés dans les pays étrangers, la cote de la France apparaît plutôt favorable : selon le Pew Center, 59 % des Américains font beaucoup ou tout à fait confiance à notre pays, ce qui le place entre le Japon et Israël, c’est-à-dire haut dans l’échelle des amitiés des États-Unis. Un sondage réalisé en 2012 par TNS Sofres dans onze pays montrait que de fortes majorités professaient de l’amitié pour lui. Plus de 80 % des Polonais, des Brésiliens et des Indiens, plus de 70 % des Marocains, des Allemands, des Égyptiens et des Japonais, et 65 % des Espagnols, des Américains et des Maliens. Les Britanniques sont les plus réservés envers la France : 54 % déclarent l’aimer et 36 % ne pas l’aimer. La francophobie ne ressort ainsi pas particulièrement des données chiffrées. Empiriquement, on peut dire l’avoir rencontrée, mais c’est une expérience plutôt rare. En vingt ans de vie professionnelle consacrée aux relations internationales, l’auteur de ces lignes a vu, lorsqu’il se disait français, la majorité des visages s’éclairer et une certaine bienveillance s’afficher spontanément, à de rares exceptions près. Ces souvenirs, quels sont-ils ? Une réunion à Londres où l’on discute en 1999 de l’Irak entre Britanniques, sans se douter de la présence d’un Français, et où l’on s’interroge sur la complaisance supposée de la France sur la question des armes de destruction massive de ce pays – dont l’existence à l’époque n’est remise en cause par personne. Et l’un des intervenants de déclarer : « Peut-être que dans ce pays catholique ils n’ont pas le même sens de la légalité que nous avons ici. » Un contrôle d’immigration aux États-Unis en 2003, où l’officier de la police aux frontières affirme : « Vous, Français, étiez nos alliés et vous êtes maintenant nos ennemis » et, dégoûté, abandonne à l’un de ses collègues le soin de contrôler le passeport du visiteur de ce pays honni. Un Arabe du Golfe rencontré en voyage, qui dit des Français : « Je hais ces gens-là », sans qu’on sache pourquoi. Ces occasions, rares, ne forment pas une trame cohérente. À leur image, la francophobie est intermittente. Elle n’est pas continue ou obsessionnelle comme peuvent l’être l’antisémitisme, l’antiaméricanisme ou l’islamophobie. Elle est, comme des bulles qui crèvent la surface, l’émanation d’un fonds normalement inactif, qui ne s’exprime qu’à l’occasion. Difficile à discerner dans les sondages, la francophobie est, d’expérience, une potentialité, qui ne se manifeste que Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 83 DOSSIER La France dans le monde rarement. Elle peut le faire, alors, sans retenue, voire avec violence. C’est un sentiment difficile à cerner, car il est composite et mêle des aspects contradictoires, à l’image même de la France et de son histoire. En dépit de tout cela, la francophobie nous semble bel et bien un sujet. Sa spécificité, qui la distingue des préjugés multiples dont tous les peuples sont l’objet, paraît tenir à trois caractéristiques : l’extrême diversité des courants qui alimentent le fonds d’hostilité qui constitue la francophobie ; la revanche que celle-ci peut être, pour les autres peuples, sur une supériorité qui a été et continue d’être revendiquée par les Français ; la relative impunité avec laquelle la francophobie peut s’exprimer, par contraste avec l’inhibition qui s’attache normalement à la manifestation ouverte de sentiments xénophobes. Des préventions multiples La France catholique et monarchique a été l’incarnation de l’ennemi pour l’Europe protestante : bigote, intolérante, courbant l’échine sous des rois d’apparence dévote, mais impies et avides. Ainsi la voit sans doute Guillaume d’Orange dans la médaille célèbre où les Pays-Bas sont représentés sous l’apparence de Josué arrêtant le soleil. L’étouffement de la liberté individuelle par l’absolutisme, un peuple français subjugué par ses rois et ses prêtres, ainsi l’Europe protestante se plaît-elle à voir la France. Pour elle, la Saint-Barthélemy et la révocation de l’édit de Nantes font de la France le pays de l’oppression religieuse catholique par excellence. Au-delà de l’opinion protestante, la France de l’Ancien Régime a provoqué l’hostilité de tous ceux qu’anime l’esprit de liberté. Que ceux-ci aient été au départ français pour la plupart ne change pas l’image, qui a survécu à l’Ancien Régime, d’une France des castes, du privilège de la naissance, des distinctions de l’esprit et du rang. Cette image survit, en particulier aux États-Unis, où l’on s’est toujours plu à opposer aux vanités sociales françaises la simplicité de mœurs et la droiture de cœur américaines, de Benjamin Franklin avec son bonnet de fourrure, à Henry James dont L’Américain du 84 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 roman éponyme résiste à la tentation du mariage avec une Française issue d’une aristocratie fausse et prétentieuse. Symbole de l’Ancien Régime pour les progressistes, la France a, symétriquement, été détestée par les partisans de la légitimité, parce qu’elle était le pays des idées nouvelles. Un partisan de l’esprit de tradition, de l’apprentissage graduel de la liberté, comme l’homme politique et écrivain britannique Edmund Burke (1729-1797), voit dans ces Français révolutionnaires qui font table rase du passé des expérimentateurs dangereux, chez qui le rationalisme abstrait l’emporte sur l’expérience. La critique politique, d’ailleurs lucide, rejoint chez lui le préjugé culturel que nourrissent le pragmatisme et le scepticisme anglo-saxons contre l’esprit de système français. Parmi les idées révolutionnaires, l’irréligion a été et reste un puissant motif d’hostilité sous-jacente à la France. Elle s’identifie à la figure de Voltaire, et aux violences antireligieuses de la Révolution qui ont révulsé l’Europe croyante, pour laquelle la France est devenue un pays sans Dieu, où l’on pourchassait les prêtres et vandalisait les églises. La laïcité continue d’alimenter aujourd’hui ce sentiment, dans un monde globalement beaucoup plus religieux que la France : laïcité mystérieuse pour l’étranger, car inconnue dans son vocabulaire (sauf en turc), distincte par sa ferveur du sécularisme britannique ou américain, et que beaucoup, en particulier dans le monde musulman, identifient à l’athéisme, voire à l’hostilité militante envers la religion et spécialement envers l’islam. L’horreur de l’Europe devant les violences de la Révolution a résonné bien au-delà de ce que ne soupçonnent les Français. Le roman de Dickens A Tale of two Cities (Un conte de deux villes) décrit une France révolutionnaire dans laquelle dominent, des deux côtés, la violence et l’injustice. Édité à 200 millions d’exemplaires dans le monde et quasiment inconnu en France, il brosse une vue sordide de la Révolution et de son principal acteur, le peuple parisien. C’est l’image inverse de celle qu’en livre l’historien Jules Michelet (1798-1874), et qu’en conservent, pour la plupart, les Français. © AFP / Radek Mica La perception d’une certaine arrogance française est sans doute liée, encore de nos jours, au souvenir des campagnes napoléoniennes qui ont profondément marqué l’Europe. Ici, reconstitution en 2012, à côté de la ville de Slavkov en République tchèque, de la bataille d’Austerlitz (1805). La méfiance persistante envers le pays de la Révolution n’est pas limitée à l’Angleterre. En Italie, l’un des rares ouvrages ouvertement francophobes, le Misogallo d’Alfieri (écrit entre 1790 et 1798), dénonce en vrac les excès révolutionnaires, la France et la langue française elle-même, qu’il qualifie de « langue morte, sourde et muette ». Aux États-Unis, en dépit de la filiation entre les révolutions de France et d’Amérique, l’on juge sévèrement sur le moment notre révolution et ses excès. Notons que, deux siècles plus tard, l’analyse comparée par Hannah Arendt des deux révolutions, fort critique pour la Révolution française, n’est guère plus lue en France que A Tale of two Cities. Excessive dans la défense de la tradition, comme dans la poursuite du progrès, dans le respect des hiérarchies sociales, comme dans leur destruction, polarisée à gauche et à droite et dépourvue de tradition modérée, la France a constitué un objet de méfiance pour les libéraux qui déplorent chez elle une soumission à l’autorité et un instinct de révolte combinés, et pareillement sans mesure – ainsi pense de nous un libéral anglais : « authoritarianism tempered by mob rule », l’autoritarisme tempéré par l’émeute. Au-total, ce que l’étranger peut retenir de l’histoire de la France permet d’unir sur elle des détestations de tous horizons. Elle est catholique pour les protestants, conservatrice pour les démocrates, irréligieuse pour les croyants, révolutionnaire pour la réaction, et hésitant entre la soumission à l’autorité et l’insurrection pour les libéraux. Puissance et supériorité Ces stéréotypes hérités de l’histoire de la France ne donnent pas à eux seuls la clé d’un ressentiment actif à son endroit. Ils sont en effet réversibles, et l’histoire des autres pays a fourni Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 85 DOSSIER La France dans le monde à l’imaginaire français des stéréotypes inverses de toutes sortes. C’est en particulier le cas de l’Angleterre, cet étranger proche contre lequel s’est largement formée la conscience nationale française – et réciproquement. Cependant, dans le cas de la France, l’on est frappé par la largeur du spectre des vues hostiles et la diversité des horizons politiques et sociaux d’où elles proviennent. Mais elles seraient restées de peu de conséquence si les autres peuples n’avaient fait l’expérience de la puissance et des ambitions françaises. Ce n’est pas que les Français soient singuliers à cet égard. Les peuples, pour la plupart, ont été conquérants ou dominateurs, au moins à un moment de leur histoire. Mais il y a peut-être, de la part de la France, une spécificité, qui est d’avoir revendiqué sa suprématie, non comme l’effet d’une force supérieure, mais comme l’expression d’une supériorité intrinsèque, de rang, de civilisation et d’idées. C’est le cas de la France de Louis XIV, dont le moment d’hégémonie, d’ailleurs court et fragile, n’est pas nourri par un projet d’extension territoriale indéfinie, mais par une aspiration de rang. La France d’alors ne veut pas subjuguer l’Europe, mais y être regardée comme la première, à la façon dont l’Athènes du Ve siècle avant notre ère l’était dans une Grèce qu’elle ne dominait pas. Voltaire a fait de cette analogie, qu’il approuve, la matière de son Siècle de Louis XIV. Au siècle suivant, où la France ne jouit en Europe que d’une hégémonie partagée et est définitivement surclassée sur mer par l’Angleterre, elle règne sur les arts, les idées et les mœurs. Elle se voit à la tête d’un mouvement de progrès historique, auquel elle donne un nom, celui de civilisation. Il s’incarne dans une Europe sous influence française, celle de la république des lettres, des souverains éclairés et des cours, de l’aristocratie et de la bourgeoisie cultivée. Enfin, avec la Révolution, la France se fait porteuse d’une double idée, celle de liberté et celle de nation : « Le Français est devenu le peuple le plus intéressant de la Terre », dit Isnard à la Convention. La France répand de fait cette double idée en Europe avec ses armées. 86 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Presque un quart de siècle de guerres, un ordre européen éphémère qui sombre dans la défaite, des minorités progressistes acquises aux idées nouvelles, et des nationalismes à l’image de la France, surgis le plus souvent dans l’affrontement avec elle. Cette triple revendication de supériorité – de rang, de civilisation et d’idées – forme la matrice de l’universalisme français. Les Français du Grand Siècle estiment que la raison leur fait penser l’universel, tout comme les Athéniens du siècle de Périclès ; la France des Lumières, que la civilisation qui progresse en France a vocation à se répandre en Europe et au-delà ; les révolutionnaires, que les droits de l’homme, la liberté et la nation, inventions françaises, sont l’avenir du monde ; pour tous, il est conforme à l’ordre des choses que la France soit au premier rang. En réaction, il était fatal que les nationalismes européens modernes se définissent largement dans l’opposition à la France. En particulier que se développent des nationalismes culturels, teintés de romantisme, qui revendiquent contre la soi-disant civilisation française, rationnelle et abstraite, une humanité plus authentique et plus profonde, enracinée dans une langue, une culture, une âme même, d’autant plus riches qu’elles sont singulières. Ainsi du nationalisme allemand qui exalte la « culture » contre la civilisation française ; des Russes, dont les romans font du Français un personnage superficiel, vaniteux, à la densité humaine moindre que celle des héros russes. Même les pays dont la France soutient les aspirations nationales éprouvent ces sentiments : « plus que l’impérialisme autrichien, plus que tout, je hais la condescendance française », devait déclarer Cavour. Certes, tout cela est ancien. Mais la France continue à se vouloir universaliste. Elle n’a pas perdu un certain air de supériorité aux yeux des autres. Ce qui stimule la francophobie de l’étranger dorénavant est moins le souvenir des humiliations que la supériorité française lui a infligées, que l’incrédulité qu’il éprouve à la voir se perpétuer. Ce que nous appelons universalisme est pour lui une prétention à la supériorité, © AFP / Marty Melville La restitution d’œuvres d’art envenime périodiquement les relations diplomatiques de la France en donnant lieu notamment, dans certains pays, à de virulentes campagnes de presse. En 2012, Paris a officiellement restitué à la Nouvelle-Zélande vingt têtes maories momifiées conservées jusqu’alors dans des musées français. que les faits ne justifient plus, en même temps qu’une autocélébration parfois hypocrite : dans le sondage précité de la Sofres, si la sympathie pour la France est majoritaire, beaucoup moins nombreux sont ceux qui souscrivent à l’idée que la France est « la patrie des droits de l’homme ». Enfin, il y a à la francophobie une explication plus décisive peut-être qui est que la France forme aux yeux des autres un système clos, une sorte d’entité holistique un peu à part de la communauté des nations, et sur laquelle elles n’ont guère de prise. Protégés par la plus hermétique des langues latines, dont la pratique intimide les étrangers, par un système politique sui generis – le régime semi-présidentiel inconnu ailleurs –, par une culture et des mœurs propres et indéchiffrables, les Français donnent le sentiment de n’avoir besoin de personne. Ils se dénigrent, sont pessimistes pour leur avenir, s’affolent de la dissolution de leur identité dans la mondialisation. Mais ils offrent en même temps aux autres l’image d’un pays autocentré et autosuffisant, imperméable à leur influence, mais qui n’a pas renoncé à exercer la sienne, au-delà même de sa juste place dans la hiérarchie des nations. Réelle ou illusoire, on comprend que cette sorte d’indépendance ne laisse pas indifférent et puisse exaspérer l’étranger. Qui est francophobe ? La francophobie ne trouve que dans un seul pays une expression permanente et quasiment institutionnalisée, le Royaume-Uni, où la presse tabloïd en a fait un véritable fonds de commerce. Il y a dans cette francophobie-là un élément ludique, et l’expression d’un chauvinisme populaire qui se fixe sur la France parce que l’histoire et la géographie en ont fait pour lui l’étranger par excellence. Lorsque le quotidien The Sun publie une photographie où l’on voit Jacques Chirac, en visite officielle, passer la main dans le dos de la reine, avec ce gros titre : « bas les pattes, sale mangeur de grenouilles ! » (au Royaume-Uni, Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 87 DOSSIER La France dans le monde l’on ne touche personne, et la reine moins que quiconque), l’on est plus près de l’humoriste Coluche que du leader fasciste de l’entre-deuxguerres Oswald Mosley. En même temps, la xénophobie est toujours un sentiment déplorable, et les tabloïds ne se livreraient pas au French bashing s’il n’y avait un public pour cela. de la France et la vanité de ses prétentions, s’en ajoutent deux autres : la détestation de la dimension féminine de la civilisation française, et la moquerie de son inaptitude supposée à la guerre. En 2003, l’on vit ainsi un groupe d’Américains défiler en uniformes français affublés de tutus de danse. L’autre grand foyer de francophobie est aux États-Unis. À la différence du Royaume-Uni, elle y est sous-jacente et normalement peu active. Cependant, lorsqu’elle se manifeste, comme à l’occasion du refus de la France de laisser survoler son territoire par les avions américains qui attaquèrent la Libye en 1986, ou lors de la crise irakienne de 2003, elle est comme un bois sec qui prend feu : une éruption intense, violente, qui se propage rapidement et largement. C’est un sujet ancien de dérision pour les francophobes, qui remonte aux modes vestimentaires de l’ancien régime – un chroniqueur italien se moque ainsi de ces Français qui mettent des plumes à leurs bottes plutôt qu’à leurs chapeaux ce qui les fait ressembler à des coqs – ainsi qu’à l’émigration où abondaient, y compris aux ÉtatsUnis, les aristocrates enseignant la danse pour subsister, faute d’un autre métier. Alfieri dit avoir détesté la France dès l’enfance à cause de son professeur de danse. La francophobie retient ainsi l’image du Français poudré, efféminé, danseur : objet d’abomination pour le populisme machiste américain ou anglais. Elle n’a pas le côté bon enfant de la francophobie britannique et peut prendre un tour fort sérieux, en même temps que déplaisant. Tel fut le cas en 2003, quand l’hostilité à la France, encouragée par l’administration Bush, prit le caractère d’une politique d’État. En cette occasion la francophobie américaine s’est révélée, tout bien considéré, plus profonde et plus intense que l’antiaméricanisme français. C’est que celui-ci est surtout le fait, en France, de la classe intellectuelle, alors qu’il est, en Amérique, comme d’ailleurs au Royaume-Uni, une affaire populaire, mais avec moins de distance et plus de ferveur. Il y a quelques années, la French-American Foundation avait fait une étude afin d’identifier qui, en France et aux États-Unis, était le plus susceptible d’être attiré par l’autre pays. C’était en France un ouvrier d’industrie électeur du Front national, en Amérique une femme de la côte Est ayant fait des études supérieures et votant pour le parti démocrate. Ces conclusions tendent à confirmer en creux que l’antiaméricanisme est plutôt le fait des élites, la francophobie celui du peuple. Aux États-Unis, comme d’ailleurs au Royaume-Uni, la culture populaire est virile et belliqueuse. Aux composants historiques du sentiment antifrançais, comme le préjugé anticatholique, la dénonciation de l’immoralité et du cynisme français, l’ironie sur « le déclin » 88 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 S’ajoute-t-il de nouvelles strates aux composantes traditionnelles de la francophobie ? La crise économique, le recul des performances françaises, combinés à la loi sur les 35 heures, au poids de l’impôt et des protections sociales, renforcent des préjugés anciens sur l’incompétence en économie des Français – Keynes disait qu’ils n’avaient produit qu’un seul vrai économiste, Montesquieu –, et en suscitent de nouveaux, comme leur faible ardeur au travail. Les débats sur la crise de l’euro ont récemment fait poindre à l’égard de la France une condescendance allemande qui est, elle aussi, nouvelle dans son expression ouverte. Car, si elle est réprimée par le politiquement correct, il existe bien une francophobie allemande, minoritaire assurément, mais dont la condescendance est l’expression le plus courante. On peut la trouver dans un journal comme le Spiegel, ou encore dans l’évocation courante de « la grande nation » (en français dans le texte), expression inconnue en France et qui n’a cours qu’en Allemagne, où elle désigne l’infatuation supposée du moi français. L’on ne peut que recommander, du côté français, de maîtriser les expressions de germanophobie telles celles qui se sont manifestées de façon irresponsable pendant la campagne présidentielle de 2012, si l’on ne veut pas que se montre en retour une francophobie allemande latente dont l’expression est heureusement rare et jusqu’ici à peu près maîtrisée chez nos voisins. Une passion sans risques Dans un monde davantage inhibé, et c’est heureux, dans l’expression de préjugés envers des groupes raciaux, religieux, ethniques ou nationaux, force est de constater que ces inhibitions ne s’appliquent pas également à tous, et que la France et les Français en sont relativement mal protégés. La francophobie peut se donner libre cours parce qu’elle est sans risques. Le sénateur américain John McCain a pu ainsi déclarer publiquement qu’il haïssait les Français sans encourir aucun dommage. Il n’aurait pu énoncer la même chose des Italiens, des Juifs ou des Polonais sans compromettre, peut-être irrémédiablement, son avenir politique. Sans doute les Français ne sont-ils pas aux ÉtatsUnis un groupe ethnique organisé. Ils n’ont pas de lobby et John McCain n’avait pas à craindre de représailles. Mais, au-delà de cette circonstance, la tolérance est sans doute plus grande s’agissant des Français que d’autres. Hasardons deux explications hypothétiques à cette situation. D’abord, les Français payent ainsi l’impression de supériorité qu’ils cherchent à projeter, ou qu’on leur prête. Ironiques, parfois arrogants, entre eux et envers les autres, sont-ils à plaindre lorsqu’ils sont, à leur tour, moqués ou insultés ? Ensuite, les Français ne s’attardent pas sur l’hostilité dont ils sont l’objet. Ils s’en émeuvent sur le moment, puis passent à autre chose. Après la crise de 2003, les appréciations positives de la France ont mis longtemps à remonter dans les sondages aux États-Unis. L’image des États-Unis en France s’est rapidement redressée, et elle a depuis atteint, la popularité de Barack Obama aidant, son plus haut niveau historique. Un journaliste américain, John Vinocur, éditorialiste notamment de l’International Herald Tribune, a article après article dénoncé L’une des nombreuses couvertures antifrançaises de l’hebdomadaire britannique The Economist. les échecs, le déclin irrémédiable de la France, avec une jubilation, un acharnement et un esprit de système qui pouvaient de bonne foi le faire qualifier de francophobe par ses lecteurs. Il a été décoré de la légion d’honneur, distinction rarement accordée à un journaliste étranger. Le Français est badin : peut-être de tous les stéréotypes qui s’attachent à notre pays, le plus propre à relativiser la francophobie. Celle-ci trouve ses ressources dans un fonds ancien et large, ce qui doit inciter les Français à la prudence et à une certaine vigilance. Mais ce sentiment est en général peu actif, et de peu de conséquences politiques, sauf, à l’occasion, dans nos relations avec les États-Unis. La France jouit au total plutôt d’une image positive et d’une considération solide dans la communauté des nations. La francophobie est bien un sujet. Elle est certes déplaisante, comme toutes les marques d’intolérance et d’ignorance. Mais on ne doit pas trop s’en alarmer et elle n’est, au bout du compte, pas un problème significatif pour la France et sa place dans le monde. ■ Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 89 DOSSIER La France dans le monde X Entretien avec... Thierry de Montbrial* Déclin relatif, décadence possible La France par rapport à elle-même Questions internationales – En France, on constate depuis quelques années une sorte de dépression nerveuse collective, de perte de confiance dans les capacités et l’avenir du pays. Comment expliquer ce phénomène subjectif qui semble atteindre toutes les catégories de la population ? Thierry de Montbrial – Pour les mathématiciens ou les physiciens, les objets complexes peuvent se caractériser par des éléments très simples au niveau macroscopique. Dans cette logique, l’élément qui fait l’unité et l’identité des États-Unis est sa Constitution. Concernant l’identité de la France, il me semble qu’elle tient à deux éléments : l’État et la langue française. Or, la France est malade, à la fois, de l’État et de la langue. Cela est lié à la mondialisation, dans l’acception la plus large du terme. L’État, parce que l’adaptation à la mondialisation suppose une très grande souplesse et un rôle beaucoup plus proactif de la part des acteurs non étatiques, et que la France fait partie des États – au sens des États-nations – les plus enkystés du point de vue de leur gouvernement. Quant à la langue, puisque naguère encore la langue française était une grande langue internationale, son recul est manifeste et visible d’année en année. Ainsi, la rapidité des changements est une caractéristique de notre époque. C’est ce qu’il y a de nouveau et de durable à mes yeux. QI – On a en particulier le sentiment que les élites du pays, administratives, politiques, intellectuelles, économiques, vivent une sorte d’exil intérieur, se démobilisent, voire sont tentées de quitter le pays ou passent à l’acte. Peut-on parler, 90 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 * Thierry de Montbrial est le fondateur et le directeur général de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques), il est également fondateur et président de la World Policy Conference. Il a notamment publié L’Action et le système du monde (PUF, 3e éd., 2011) et Journal de Russie.1977-2011 (Éditions du Rocher, 2012) 1. comme le font certains, d’une démission, d’une désertion voire d’une trahison des élites ? Th. de M. – J’hésiterais à employer ces termes de démission ou de trahison qui ont des connotations morales préjudiciables. Le service de l’État était encore naguère une notion quasi sacro-sainte. Les grands serviteurs de l’État avaient une manière d’être et de servir l’intérêt général qui n’avait d’égale que leur très grande intégrité morale. La mondialisation qui s’est imposée dans les années 1990 a véhiculé l’idée que l’État était complètement dépassé et que les acteurs privés étaient capables de résoudre tous les problèmes collectifs. Les méfaits des dérégulations excessives qui ont conduit à la crise financière de 2008 montrent désormais à quel point cette idée était fausse. En attendant, tout ce qui est du ressort de l’État a été battu en brèche, remis en cause par un libéralisme triomphant qui s’est exprimé notamment dans le domaine des rémunérations. En France, les grands corps de l’État, comme les inspecteurs des finances, qui se vouaient à la fonction publique ont préféré « pantoufler » le plus rapidement possible dans le privé. Les autres ont ressenti, pour leur part, une sorte de 1 Cet entretien est la retranscription d’une interview que Thierry de Montbrial a accordée à la rédaction de Questions internationales le 28 mars 2013. Les Français dans le monde Nombre d’inscrits dans les consulats au 31 décembre 2012 En milliers 159 RoyaumeUni 100 30 Allemagne 1 Belgique Suisse Liban inférieur à1 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Palestine Israël 1,6 1,4 1,2 1,0 0,8 Source : ministère des Affaires étrangères, Direction des Français à l’étranger et de l’administration consulaire, janvier 2013. Évolution de la population totale française à l’étranger (en millions) 1995 frustration et de désenchantement. Je ne dis pas qu’ils ont totalement disparu, on en rencontre encore, mais ils sont un peu isolés. Depuis quelques années, je crains que les mœurs ne se soient beaucoup transformées dans la haute fonction publique française. J’utiliserais même le terme de « corruption », bien sûr dans son acception la plus large, faisant référence aussi bien à la dissolution de l’esprit de service public qu’au mélange un peu systématique des genres. Il faut en outre reconnaître que la France a une difficulté fondamentale à s’adapter et qu’elle conduit les réformes beaucoup plus lentement que d’autres pays. Les rigidités sont liées à un ensemble de facteurs bien connus, comme l’absence de corps intermédiaires ou la difficulté à promouvoir un dialogue social constructif. Face à ces blocages, de plus en plus de Français, notamment les plus jeunes qui, à la différence de leurs aînés parlent souvent très 2000 2005 2012 bien plusieurs langues étrangères, ont tendance à se tourner vers d’autres espaces. C’est un fait relativement nouveau car, historiquement et par comparaison à d’autres pays, les ressortissants français n’ont que peu essaimé à l’étranger. C’est d’ailleurs le faible poids numérique de la minorité française vivant aux États-Unis qui y rend l’influence de notre pays si faible – alors que des millions d’Italiens ou de Polonais jadis, d’Indiens ou de Chinois désormais, contribuent à façonner la vie politique américaine tout en ayant conservé quelque chose de leur identité d’origine. Peut-on dire pour autant que les Français qui quittent pour une raison ou pour une autre leur pays le trahissent ? Je ne le crois pas. Je serais même enclin à penser que les plus condamnables sont ceux qui, en France, refusent de s’adapter, veulent absolument que rien ne change et continuent de raisonner en termes de défense des Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 91 DOSSIER La France dans le monde intérêts acquis et de corporatisme. On devrait plutôt se féliciter que les Français soient ouverts au monde. QI – La France est-elle en déclin, voire en décadence ? Th. de M. – Il convient de distinguer nettement la notion de déclin, qui est réversible, de celle de décadence, qui ne l’est pas. Pour un pays, le déclin consiste à s’enfoncer progressivement, même si son identité demeure. En revanche, pour prendre un exemple puisé dans le registre de la thermodynamique, la décadence correspond à l’image d’une carafe qui, une fois tombée, se brise et ne se reconstitue pas. Actuellement, la France est incontestablement dans une phase de déclin, elle n’est toutefois pas – pas encore – en décadence. Dans le passé, le pays a connu plusieurs périodes de déclin. Par exemple, au milieu du xixe siècle à l’époque du Zollverein et du début de l’unité allemande, la France était sur de nombreux points affaiblie et en particulier très en retard par rapport à l’Allemagne. Cela ne l’a pas empêchée de se rattraper par la suite, notamment sous le règne de Napoléon III. Il faut donc être extrêmement vigilant quant à la perception de ce que j’appelle les seuils critiques dont le franchissement signalerait pour la France l’entrée dans une phase irréversible de décadence. Ce basculement peut être très rapide. Dans l’Égypte ancienne, des dynasties séculaires se sont ainsi brusquement effondrées. La longévité d’un phénomène n’exclut en rien que la chute puisse être extrêmement brutale et soudaine. Prenons l’exemple concret des outils militaires ou diplomatiques. Grâce aux traditions solides et bien ancrées qu’elle a su préserver dans ces domaines, la France tient encore son rang dans le monde actuel. Cependant, sous le coup des coupes budgétaires successives, les moyens militaires et diplomatiques du pays risquent un jour de ne plus être opérationnels. La comparaison pourrait être faite avec une tapisserie mangée par les mites qui, en apparence intacte, finirait par tomber soudainement en lambeaux. À force de réduire les moyens alloués à son appareil diplomatique et militaire, la France risque de découvrir 92 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 du jour au lendemain qu’elle ne compte plus sur la scène internationale. Le seuil critique est proche. Il est donc plus que temps pour les pouvoirs publics français de définir des limites à ne pas franchir, faute de quoi l’efficacité des moyens de la défense et de la diplomatie ne sera plus garantie. QI – La désindustrialisation, d’un côté, la qualité et le dynamisme des entreprises du CAC 40, de l’autre, sont-ils les signes d’une mutation économique ou d’une mondialisation aliénante ? Th. de M. – La France a une incontestable capacité à développer et à faire vivre de grandes entreprises, ce qui est d’ailleurs en partie l’héritage du colbertisme. En revanche, elle a toujours eu des difficultés avec ses PME. Cette tendance est réversible, et l’on pourrait par exemple pour y remédier s’inspirer de l’Italie, à laquelle nous n’avons pourtant rien à envier sur d’autres sujets, mais qui possède une grande force à l’exportation grâce au dynamisme de ses PME. Il me semble que le maître mot face à la situation actuelle reste celui d’adaptation ou, pour employer un concept stratégique, de mobilité. Tout ce qui vit doit s’adapter et plus l’environnement se modifie rapidement, plus il convient d’être véloce. Or, la France comme d’ailleurs le Japon, pour des raisons comparables, ont en commun une faible mobilité. A contrario, des pays comme les États-Unis, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni font montre de capacités d’adaptation, notamment économiques, beaucoup plus fortes que les nôtres. QI – La République, depuis près d’un siècle et demi, a favorisé l’enseignement et l’éducation. La promotion par le mérite a été pour plusieurs générations le grand vecteur de l’ascension sociale, un facteur de cohésion et de paix sociales. Cette dynamique n’est-elle pas interrompue ? Th. de M. – Naguère encore, la République reposait sur trois institutions fondamentales – même si l’une des trois n’était pas particulièrement républicaine –, l’instituteur, le curé et le service militaire obligatoire qui, en faisant passer la majorité des citoyens sous l’uniforme, contribuait à homogénéiser la nation. Ces institutions de base se sont désormais effacées. Il © AFP / Thomas Samson y a soixante-dix ans, l’instituteur était un personnage, un notable. Il y a cinquante ans, un professeur d’université était un personnage respecté. Aujourd’hui, je pourrais presque dire, en forçant le trait, que les enseignants constituent une forme de sous-prolétariat. La méritocratie républicaine était symbolisée par les grandes Écoles qui formaient les élites. Au nom d’une évolution de l’interprétation de la notion d’égalité, on s’est mis à attaquer systématiquement ces élites, parce que l’on a remis en question le principe même de l’accès aux couches supérieures de la société par le mérite, par le travail, par l’école etc. On peut percevoir aujourd’hui, dans la société française, beaucoup de signes d’un rejet presque haineux des élites. Cette attitude me semble dangereuse, car ceux qui sont à la recherche d’une reconnaissance, qu’elle soit intellectuelle, artistique ou financière, ont dorénavant tendance à aller la chercher ailleurs. Ceux qui restent, aussi talentueux soient-ils, ne peuvent qu’amèrement constater l’étroitesse de leurs perspectives. Les ressortissants d’un grand pays ne devraient pas avoir besoin d’aller chercher la reconnaissance à l’extérieur. Ce que je décris n’est pas anecdotique. Il s’agit d’un système. La France est en train de se rétrécir, de se rétracter. Signe d’une culture spécifique des rapports de force dans le monde du travail, le nombre de jours de grève est reparti à la hausse en France depuis une douzaine d’années. Ici, manifestation à Paris, en mars 2013, contre l’accord sur la « sécurisation de l’emploi ». QI – Plus généralement, les institutions publiques de la V e République restent-elles adaptées aux défis actuels ? Th. de M. – Les institutions reflètent un pays plus qu’elles ne le font. Et, contrairement à une croyance fortement ancrée, aucun système institutionnel ne garantit la stabilité. À la différence de l’Allemagne où le système est parlementaire et la stabilité gouvernementale très forte, la France est confrontée à une très grande instabilité politique en dépit de la supposée stabilité institutionnelle de la Ve République. En 1958, le général de Gaulle n’avait pas imaginé la possibilité de la cohabitation, ni celle de la désacralisation de la fonction présidentielle. De même pour l’absorption de la fonction de Premier ministre par le président de la République qui est l’une des conséquences de la mise en place du quinquennat. Plus que les institutions de la Ve République, c’est la pratique institutionnelle française qui doit – là encore – s’adapter aux nouveaux défis du xxie siècle. QI – Il semble désormais bien difficile pour l’État d’entreprendre de véritables réformes ? Th. de M. – Le drame de la France par rapport à la notion de réforme, d’adaptation, c’est que notre État est obèse, ce qui veut dire qu’il est Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 93 DOSSIER La France dans le monde inadapté à toute mobilité. L’obésité, ce n’est pas la force. Là où il faudrait engager des réformes, l’État est bloqué à cause des relations sociales. Les gouvernements sacrifient donc seulement les lignes de moindre résistance, comme la défense, l’éducation et la recherche, les hôpitaux, la diplomatie. Pour prendre l’image du cholestérol, on sabre systématiquement dans le bon cholestérol et on laisse de côté le mauvais. QI – Par exemple, la décentralisation, substituée à l’aménagement du territoire qui était une politique centralisée, est-elle un succès ? Th. de M. – Le problème, me semblet-il, est que la décentralisation suppose d’abord que les espaces décentralisés soient dans une culture de responsabilité, une culture de gouvernement local. Si cette culture-là n’existe pas, on risque d’accroître la corruption. Pour créer de nouvelles structures, il faut avoir le courage d’en supprimer d’autres. Or, la France a l’habitude de l’empilage, c’est-à-dire qu’on crée de nouvelles structures sans supprimer celles qui existaient précédemment. La question n’est pas de savoir si l’on est pour ou contre la décentralisation, mais de se demander quelle est la meilleure forme de décentralisation. Le résultat actuel de trente ans de réformes est une grande confusion administrative et l’explosion du nombre des fonctionnaires des collectivités locales. La France dans l’Union européenne QI – La construction européenne depuis six décennies a d’abord été un projet français devenu collectif, et sa réussite historique est remarquable. Elle est en rupture avec les relations internationales traditionnelles, marquées par le destin solitaire des États et des peuples, la méfiance et la confrontation entre eux. Cependant, la France semble dorénavant marginalisée dans un ensemble distendu, à la gouvernance évanescente. A-t-elle encore un projet européen ? Th. de M. – La France n’a pour l’heure pas plus de projet européen que ses partenaires européens. Le débat européen est certes extrêmement pauvre en France, mais il l’est aussi 94 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 en Allemagne et ailleurs. Cependant, vous avez raison de le rappeler, l’idée européenne a été, et de loin, le plus grand projet politique du xxe siècle. Si l’on veut relancer le projet européen, il faut être réaliste et retourner au mécanisme de « l’engrenage » sur lequel je reviendrai. La question du déficit démocratique de l’Europe n’est qu’un faux problème. Ce n’est pas en généralisant le suffrage universel direct à l’échelon européen que les blocages actuels seront résolus. Imaginer qu’être démocratique c’est élire un président européen au suffrage universel dans les 27 États membres de l’Union européenne relève de l’erreur. Quelle serait la personnalité capable d’y mener une campagne électorale ? Aucune, car les langues et les cultures politiques sont trop différentes. Si l’on veut réactiver l’adhésion des citoyens à la construction européenne, il convient donc de trouver d’autres mécanismes, d’inventer à l’échelle européenne une nouvelle forme de démocratie représentative. L’enjeu que constitue l’euro est à cet égard déterminant. L’échec de la monnaie unique, c’està-dire l’effondrement de la zone euro, marquerait inévitablement le début de la déconstruction européenne, laquelle aurait un coût extrêmement élevé pour les États comme pour les citoyens. La crise actuelle doit donc conduire à un pas supplémentaire en matière institutionnelle. Les mesures qui ont déjà été prises depuis trois ans vont dans le bon sens mais elles ne sont pas suffisantes. Concernant la Banque centrale européenne (BCE), les aménagements politiques ont été très importants par rapport à la doctrine qui prévalait aux origines. La BCE n’est plus un simple organisme technique, voire technocratique, du fait des nouvelles mesures – d’ouverture de lignes de crédit par exemple – éminemment politiques qui ont été adoptées. En outre, globalement les déficits courants en Europe, et même en France, n’ont pas encore atteint un seuil aussi alarmant qu’aux ÉtatsUnis ou au Japon. Certaines solutions nouvelles pourraient voir le jour, comme faire sortir une partie du budget de la défense du calcul des déficits publics. Cette dépense constitue en effet une contribution collective à l’Union. Il est aussi plausible qu’un accord intervienne pour relâcher les contraintes en termes de gestion des déficits Les tendances démographiques de la France en comparaison avec l’Europe et le monde (1950-2050) Monde Europe France 10 000 8 000 6 000 Estimations des Nations Unies : haute moyenne basse 4 000 2 000 1 000 800 600 400 200 30 100 80 60 20 40 20 10 10 8 6 Échelle logarithmique 4 1950 2010 Échelle logarithmique 2050 1950 Population totale (en millions) 2010 0 1950 2050 Population de plus de 65 ans (en millions) 2010 2050 Population de plus de 65 ans (en %) 5 0,20 4 0,15 3 0,10 2 0,5 1 0,2 0 0 - 0,2 1950 1950 - 0,5 2010 2010 2050 2050 - 0,10 1950 2010 2050 Accroissement naturel (en %) Solde migratoire (en %) Source : Nations Unies, division Population, World Population Prospects: The 2010 Revision, www.un.org Taux de fécondité (nombre d'enfants par femme) Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 95 DOSSIER La France dans le monde publics en échange de réformes structurelles crédibles. Même s’il ne donne pas lieu à beaucoup de débats, un nouveau modèle commence à se dessiner pour la construction européenne : celui d’une Europe en « poupées gigognes » ou en cercles concentriques. Quelques États – ceux de l’actuelle zone euro à l’exception de certains pays qui n’auraient jamais dû y entrer… – en constitueraient le noyau dur. Autour de lui s’agrégeraient des périphéries successives dans lesquelles des pays comme la Turquie ou le Royaume-Uni pourraient trouver leur place. C’est un modèle invisible auquel beaucoup adhèrent silencieusement. Quel qu’il soit, l’avenir de l’Union européenne ne s’inscrit pas dans un schéma conceptuel prédéterminé (comme le fédéralisme). L’unification européenne est depuis les origines une construction sui generis. C’est une fois que le nouveau modèle aura été mis en œuvre qu’on pourra le définir. QI – Force est de constater que, depuis un demisiècle, les peuples européens ne se sont pas beaucoup rapprochés. Les étudiants français continuent de vouloir aller aux États-Unis plutôt qu’à Berlin, à Rome ou à Varsovie. L’Europe en tant que réalité humaine, brassage des populations, mélange des cultures, ne peine-t-elle pas à se concrétiser ? Th. de M. – Le brassage des peuples européens que vous évoquez est plus présent aujourd’hui qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et même qu’après la fin de la guerre froide. Et pourtant la construction européenne n’existe que depuis cinquante-six ans, soit à peine plus de deux générations. Ceci dit, elle est l’illustration la plus parfaite – ou imparfaite selon le point de vue que l’on adopte – de ce que les théoriciens des relations internationales appellent la « théorie de l’engrenage ». La construction européenne m’évoque la phrase de l’un des acteurs de l’unification italienne qui disait en substance : « Faisons d’abord l’Italie, on fera ensuite les Italiens. » J’adhère absolument à l’idée que « les Européens » naîtront naturellement et progressivement des réalisations concrètes de l’unification dont l’espace Schengen, le programme 96 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 d’échanges universitaires Erasmus ou la zone euro constituent des prémices. QI – Le projet de zone de libre-échange transatlantique est-il une manière de dissoudre l’Union dans un ensemble plus vaste ? Th. de M. – Ce projet fait partie d’un plan américain plus vaste, qui consiste à tourner le dos au multilatéralisme tel qu’il est mis en œuvre au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La clause de la nation la plus favorisée sur laquelle repose l’OMC est en effet devenue l’exception plutôt que la règle. En multipliant les accords bilatéraux, Washington souhaite avant tout renforcer sa posture dominante. Malheureusement, face à ces menées, l’Europe est divisée, les pays du Nord s’opposant à ceux du Sud. Alors que la France est plutôt réticente à l’égard de ce projet, l’Allemagne y est très favorable, parce qu’elle ne veut pas se laisser entraîner par ceux de ses partenaires européens qui ont du mal à s’adapter à la mondialisation. QI – L’Allemagne précisément a une politique européenne ambiguë et peu lisible. Reste-t-elle européenne ou conçoit-elle son destin comme mondial, la Russie et la Chine étant pour elle des portes de sortie de l’Union ? Th. de M. – L’Allemagne ne se pose pas ce genre de question. Elle pense aujourd’hui à relativement court terme. Avant tout, elle redoute fortement que l’Union européenne ne se désintègre. Sur un plan strictement économique, elle aurait beaucoup à y perdre puisque l’essentiel de ses échanges sont intracommunautaires. Autre constat, les Allemands se désintéressent des questions de défense. En la matière, ils ne veulent ni jouer collectivement ni partager le fardeau de l’identité européenne. Bien au contraire. S’ils cherchent à entretenir de bons rapports avec les États-Unis, la Russie ou la Chine, c’est avant tout par pragmatisme. La France et le monde QI – La France a t-elle encore une place dans la gouvernance mondiale ? Th. de M. – Prenons l’exemple concret du Conseil de sécurité des Nations Unies, dont la réforme est un serpent de mer qui agite la communauté internationale depuis fort longtemps. L’idée a un temps été avancée que la France partage avec l’Allemagne son siège de membre permanent disposant du droit de veto. Pour ce faire, il faudrait que les deux nations aient un dessein commun en matière de sécurité internationale et de défense. Or, cette idée est totalement prématurée. De surcroît, la France qui est dans une posture défensive – elle l’est d’ailleurs depuis 1815 – n’est pas prête de renoncer à ce fauteuil au Conseil de sécurité qu’elle considère, à tort ou à raison, comme l’un des symboles de sa puissance. De façon plus générale, l’un des grands problèmes actuels est l’incapacité qu’ont les États à définir une nouvelle gouvernance mondiale. Les institutions existantes sont impossibles à réformer. Ainsi, la composition de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a été mise en place au moment du plan Marshall, ne correspond plus aux réalités du monde contemporain. Son secrétariat pourrait pourtant être très utile notamment dans le cadre du G20. Dans le cas du Conseil de sécurité, les obstacles à toute réforme apparaissent encore plus insurmontables. QI – Vous voyagez dans le monde entier et rencontrez des responsables dans tous les pays et dans tous les domaines. À ce titre, vous êtes l’un de ceux qui peuvent le mieux mesurer et évaluer la manière dont la France est perçue à l’étranger. Quelles sont vos impressions dominantes à ce sujet ? Th. de M. – À vrai dire, j’ai des images un peu contrastées. D’un côté, force est de constater que nous avons largement disparu du champ visuel d’énormément de pays, en Inde, en Indonésie… C’est incontestable. La France y apparaît très peu dans les journaux. De l’autre, je suis très frappé de voir que, où que j’aille, je suis bien reçu par les élites et que l’on attend quelque chose de moi en tant que personnalité française. Pour reprendre l’alternative déclin versus décadence, le déclin de la visibilité française dans le monde est manifeste. Mais le jour où l’on n’attendra plus rien de nous signifiera que nous sommes en décadence. Une anecdote me revient à l’esprit. En Azerbaïdjan, je me suis retrouvé en un lieu où ils n’avaient pas vu de Français depuis Alexandre Dumas. J’ai été reçu comme un prince. Je me suis senti responsable de l’image de la France et ai donc essayé de me comporter en conséquence. Mes interlocuteurs, en m’accueillant, avaient en mémoire des images héritées d’Alexandre Dumas, dans toute une mythique plus ou moins formulée d’ailleurs, et attendaient vaguement quelque chose du Français qui leur rendait visite. QI – Dans le contexte de la mondialisation – dont on peut se demander si elle n’est pas déjà la postmondialisation –, quels vous semblent être les problèmes prioritaires de la France ? Th. de M. – La question prioritaire est de remettre en marche l’économie. Pour ce faire, il suffit que la France se dégage enfin d’un certain nombre d’idéologies qui continuent d’empoisonner sa vie politique et dont nous sommes les derniers héritiers en Europe. Si le pays arrive à mettre de l’ordre dans ses affaires économiques et budgétaires, tout le reste suivra. Pour mener à bien les réformes, les diagnostics ont été faits et refaits depuis vingt ans. Permettez-moi d’insister sur ce point : ce qui doit être fait est parfaitement identifié. Le pays dispose des moyens humains nécessaires pour rebondir. Seule lui manque pour le moment la volonté d’engager son adaptation à la mondialisation. ■ Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 97 DOSSIER La France dans le monde ´ POUR ALLER PLUS LOIN Une place à (re)conquérir dans la finance mondiale Développés avant la Première Guerre mondiale, les marchés financiers ont joué un rôle plus marginal dans l’économie française pendant près des deux tiers du xxe siècle. S’inscrivant dans un mouvement de fond touchant tous les pays développés, la renaissance du secteur financier français est toutefois manifeste depuis les années 1980 et la France occupe aujourd’hui une place importante dans le système financier international. Elle doit cependant travailler à y affermir sa position. Une économie financiarisée… ou presque Dans les années 1980, le marché financier français se développe rapidement et s’intègre dans le concert mondial avec le démantèlement du contrôle des changes, l’apparition des nouveaux marchés de produits dérivés (marchés à terme, marchés des options négociables), la fin progressive du monopole des agents de change, le décloisonnent des marchés et la loi bancaire de 1984. Dans la décennie suivante, l’intégration financière européenne et mondiale favorise le développement de champions nationaux dans le secteur de la banque et de l’assurance. Cette dérégulation touche aussi les bourses. En 2000, la Bourse de Paris participe à la constitution d’une plate-forme paneuropéenne de cinq places boursières, le groupe Euronext. En 2006, Euronext perd son indépendance en fusionnant avec le New York Stock Exchange (NYSE), opération qui sonne le glas d’une bourse européenne. Si les grandes banques françaises sont, comme leurs homologues étrangères, présentes dans les principaux centres financiers mondiaux – y compris les centres offshores où elles gèrent plusieurs centaines de milliards d’euros – certaines différences et spécificités perdurent. La première concerne une conception du marché financier qui n’est pas la même en France qu’aux États-Unis. L’approche américaine est d’abord économique et pragmatique : le droit est supposé être au service de l’efficacité du marché auquel est reconnue la capacité 98 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 intrinsèque de s’autoréguler. Les institutions censées le réguler bénéficient donc d’une très forte indépendance. L’objectif des pouvoirs publics français est en revanche de contrôler les marchés et les risques afférents aux activités financières. Une autre différence concerne la place accordée au marché dans le financement de l’économie française par rapport à la finance indirecte – dans laquelle il existe un intermédiaire entre le prêteur et l’emprunteur. Globalement, les deux formes sont relativement équilibrées en France, le financement intermédié représentant 53 % des encours bruts au 31 décembre 2010 contre 47 % pour le financement direct. Cependant, les besoins de financement des administrations publiques sont réalisés très largement par l’appel aux marchés, tandis que pour les seules sociétés non financières le crédit bancaire représente les deux tiers de leurs encours. Cette situation tranche avec celle des pays anglo-saxons dans lesquels le financement direct prend une place plus importante. Sur le plan statistique, la France fait dans ce domaine jeu égal avec l’Allemagne. Dans le cas allemand toutefois, avant d’être des champions nationaux ou européens, les banques, notamment régionales et locales, offrent des produits sur mesure aux petites et moyennes entreprises (PME). L’importance en France du crédit bancaire est également la conséquence de la faiblesse de l’autofinancement – son taux décline en France depuis vingt ans et n’atteint plus que 70 %, contre près de 110 % en Allemagne – et certaines insuffisances concernant l’apport en fonds propres. Les jeunes entreprises innovantes souffrent en particulier d’une sous-capitalisation qui freine leur croissance. En même temps, la France enregistre depuis 2000 une progression soutenue du capital-investissement (private equity), mais une de ses sous-catégories, le capital-risque, concerne à peine 10 % des sommes engagées. Ainsi, les business angels 1 sont 2,5 fois moins nombreux en France qu’au Royaume-Uni. 1 Personnes physiques qui investissent une partie de leur patrimoine financier dans des sociétés innovantes à fort potentiel. Les 25 premières firmes multinationales françaises (2012) Situation au 30 mars 2012 Classement selon le chiffre d'affaires des entreprises cotées en bourse, hors secteurs bancaire et financier (en milliards de dollars) Capitalisation boursière (en milliards de dollars) Chiffre d'affaires (en milliards de dollars) 96 120 Total 215,7 240 58 GDF Suez 117,4 412 16 Carrefour 105,3 152 42 EDF 84,6 215 6 Peugeot 77,6 133 34 EADS 63,6 166 39 France Telecom 58,6 128 16 Renault 55,2 193 24 54,6 183 30 Saint-Gobain Vinci 223 11 Casino G-P 44,5 114 104 Sanofi-Aventis 43,3 131 10 Bouygues 42,4 258 9 Veolia Environnement 37,9 58 23 Vivendi 37,3 101 28 Christian Dior 31,9 98 87 LVMH 30,6 85 12 Alstom 29,6 140 36 Schneider Electric 29,0 108 13,4 Michelin 26,8 69 74,0 L'Oréal 26,3 102 45 Danone 25,0 391 13 Sodexo 23,1 76 5 Alcatel-Lucent 19,9 68 14 Lafarge 19,8 48,8 Source : Financial Times, « FT Europe 500 », 2012, www.ft.com Certains éléments de l’imposition des très hauts revenus et du patrimoine peuvent expliquer le faible développement du financement direct que comble partiellement le rôle traditionnellement important des investissements publics (CDC Entreprises, le Fonds stratégique d’investissement ainsi que la nouvelle Banque publique d’investissement). La France se trouve in fine à mi-chemin entre les pays anglo-saxons qui laissent libre cours aux marchés financiers et d’autres nations, comme l’Allemagne, qui disposent d’un réseau très dense de banques – notamment publiques (Sparkassen) et mutualistes – au service de l’économie. * En France et dans le monde. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Employés* (en milliers) Une économie dépendante des capitaux étrangers La France est depuis 2005 en situation de besoin de financement externe, le volume de l’épargne intérieure étant insuffisant pour financer les dépenses et les investissements. Attirer des investisseurs étrangers est donc essentiel pour la croissance de l’économie française. Ce besoin de financement provient des entreprises et, surtout, des administrations publiques. Il n’est pas le fait des ménages dont le taux d’épargne est élevé et a atteint près de 17 % en 2011. Leur Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 99 DOSSIER La France dans le monde Capacité ou besoin de financement des secteurs institutionnels en France (en milliards d’euros) Secteurs institutionnels 1980 1990 2000 2005 2006 2007 2008 2009 (r) 2010 (r) 2011 Sociétés non financières - 27,9 - 29,2 - 21,8 - 31,3 - 39,0 - 37,7 - 58,0 - 15,8 - 17,1 - 64,9 6,1 18,7 6,2 16,7 10,9 4,6 22,9 31,2 27,6 28,7 Sociétés financières Administrations publiques - 1,2 - 25,6 - 21,9 - 51,0 - 42,7 - 51,9 - 64,6 - 142,6 - 137,4 - 103,9 Administrations centrales 0,7 - 19,3 - 34,8 - 48,2 - 41,6 - 48,8 - 68,7 - 121,7 - 112,7 - 90,2 - 0,3 - 21,2 - 34,1 - 51,5 - 48,4 - 39,9 - 63,6 - 117,1 - 121,8 - 87,5 1,0 1,9 - 0,7 3,3 6,7 - 8,9 - 5,1 - 4,6 9,1 - 2,7 - 5,0 - 5,2 1,4 - 3,0 - 3,5 - 7,7 - 9,4 - 5,9 - 1,4 - 0,9 3,1 - 1,0 11,5 0,3 2,4 4,6 13,5 - 15,0 - 23,3 - 12,7 Ménages (a) 14,5 16,2 56,1 54,6 56,4 61,1 62,7 93,8 89,7 89,8 ISBLSM (b) - 1,0 - 0,7 0,1 0,2 - 0,1 - 0,3 0,7 0,5 0,0 - 0,7 Nation - 9,5 - 20,6 18,7 - 10,8 - 14,4 - 24,1 - 36,4 - 32,9 - 37,1 - 51,0 État Organismes divers d’administration centrale Administrations locales Administrations de sécurité sociale (a) Y compris entrepreneurs individuels. (b) Institutions sans but lucratif au service des ménages. (r) Données révisées. Source : Insee, Comptes nationaux. Base 2005. niveau d’endettement demeure assez modeste et représente 55 % du PIB en 2011, ce qui est relativement peu comparé à d’autres pays. Contrairement à certains pays anglo-saxons ou à l’Espagne, il n’y a pas non plus un surinvestissement des ménages français en matière de logement en dépit d’une forte progression des prix de l’immobilier qui draine une part importante de l’épargne nationale. Si insuffisance de l’épargne il y a, elle est à chercher du côté des entreprises et encore plus des administrations publiques qui se retrouvent en situation de concurrence pour accéder aux financements. L’effet d’éviction potentiel qui résulte de cette concurrence est atténué par la possibilité d’accéder aux marchés financiers internationaux. Difficilement accessibles pour les très petites entreprises (TPE) et PME, ils sont l’apanage des grandes entreprises et du secteur public. L’organisme chargé de réaliser ce travail de financement pour le compte de l’État est l’Agence France Trésor (AFT). En 2012, elle a placé des titres pour un montant de 178 milliards d’euros. Plusieurs fois par mois, elle procède à des émissions de titres qui ne sont pas vendus directement aux clients finaux, mais à des banques appelées spécia- 100 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 listes en valeurs du trésor (SVT) qui remplissent une fonction de grossiste. L’AFT sert en priorité les offres bancaires les plus avantageuses pour elle, et les SVT les placent ensuite auprès de leurs clients. Ces derniers gardent rarement ces titres jusqu’à la fin de leur échéance, la plupart (environ 80 %) deviennent de la « dette d’occasion », c’est-à-dire négociable sur les marchés. Sur NYSE Euronext, ce marché secondaire concerne des dizaines de milliards d’euros de titres de dette française. Il est un indicateur important pour mesurer les tensions sur le marché de la dette souveraine, notamment le taux des obligations à dix ans, souvent pris comme référence – autour de 1,8 % en avril 2013, un niveau historiquement bas. En 2012, environ 64 % de la dette négociable de l’État français était détenue par des non-résidents (après 70 % en 2010). Beaucoup d’entre eux sont issus de la zone euro, de sorte que la dette serait détenue à parts quasi égales entre résidents français, ceux de la zone euro et les investisseurs extérieurs à cette zone. On sait que les banques centrales asiatiques ont, ces dernières années, augmenté leur présence dans la détention des titres français. En Europe, le stock français de titres de dette, avec un volume de 1 789 milliards d’euros à la fin du premier semestre 2012, arrive en troisième position derrière ceux de l’Italie et de l’Allemagne. Cette situation pourrait changer rapidement sous l’influence de la bonne trajectoire des finances publiques allemandes et de l’entrée en vigueur en 2017 outre-Rhin de la « règle d’or » qui doit conduire au respect de l’équilibre du budget annuel de l’État. À moyen terme, la France pourrait ainsi être à l’origine de la plus importante dette souveraine en Europe. Une place financière qui lutte pour sa survie La place financière de Paris, naguère l’une des plus importantes, ne figure plus parmi le top 10 des centres financiers mondiaux. En Europe, elle est devancée par Francfort, Genève, Zurich et, surtout, Londres. Cette marginalisation tient pour beaucoup à la perte de vitesse de la Bourse de Paris 2 qui compte de moins en moins de sociétés cotées et dont la capitalisation a reculé de 78 à 54 % du PIB en vingt ans. Paradoxalement, la fusion boursière avec le NYSE n’a pas pu renverser ces tendances. Première bourse mondiale en termes de chiffre d’affaires, NYSE Euronext réalise en effet plus de 80 % de son activité aux États-Unis et au Royaume-Uni. Londres est incontestablement devenue la première place financière européenne et près des deux tiers des transactions financières en euros y sont réalisés. Les activités financières contribuent à 15 % du PIB britannique, contre moins de 5 % en France. Londres profite de la vitalité d’un écosystème financier particulièrement actif, dont la pratique du common law et la législation fiscale et réglementaire qui en découle représentent le principal moteur. Des transferts d’emplois importants ont eu lieu des sièges parisiens des établissements financiers français vers la capitale britannique, et Londres attire également une partie des jeunes diplômés français. Pourtant, la France a des atouts à faire valoir. Outre son réservoir de capital humain formé par les écoles supérieures de commerce et d’ingénieurs et par les universités, Paris réunit un écosystème financier 2 Il n’existe désormais plus de bourse physique à Paris (notamment au sein de son lieu historique, le palais Brongniart). prometteur avec de nombreux sièges d’entreprises et une infrastructure financière très développée. La capitale française est en outre un centre très compétitif en gestion d’actifs (asset management) et en ingénierie d’assurance. À l’instar d’autres villes et en s’appuyant sur ses points forts, Paris pourrait donc poursuivre une stratégie de niche et devenir un centre financier complémentaire de Londres. Elle pourrait par exemple capitaliser sur l’excellence de son savoir théorique en finance. Le projet de l’association QuantValley, qui entend créer à l’horizon 2020 un pôle mondial de gestion quantitative en Île-deFrance, va dans ce sens. Pour ce faire, la place parisienne devrait aussi surmonter ses handicaps, comme sa faible internationalisation (seul 1 % de l’emploi dans la finance est occupé par des ressortissants étrangers) et sa législation fiscale très désavantageuse pour les hauts revenus, soutenir la qualité de sa régulation économique et financière – le Global Financial Centres Index (GFCI) attribue à la France une faible note en termes de libertés économiques – et améliorer les perspectives de croissance des PME les plus dynamiques. Compte tenu de la montée en puissance des places asiatiques et des pays émergents, le rapprochement à l’échelle européenne, notamment avec la Deutsche Börse, représente également une option possible. Markus Gabel * * Rédacteur-analyste à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) et chercheur associé au Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine CIRAC). Bibliographie ● Patrick Arnoux, « Le démantèlement de NYSE-Euronext sonne le glas de Paris Place financière », Le Nouvel Économiste, no 1645, 25 janvier 2013 ● Chambre de commerce et d’industrie de Paris, Le Secteur financier parisien. Quelle réalité aujourd’hui ?, Service études et enquêtes, février 2010 ● Alain Couret et alii, Droit financier, Dalloz, Paris, 2012 ● Pierre-Cyrille Hautecœur, « Les marchés financiers français : une perspective historique », dossier « Comprendre les marchés financiers », Cahiers français, no 361, mars-avril 2011 ● Guillaume Leroy, Qui détient la dette publique ?, « Étude », Fondapol, Paris, 5 avril 2011 ● Robin Rivaton, Libérer le financement de l’économie, « Étude », Fondapol, Paris, 20 avril 2012 ● http://europa.eu/ (site web officiel de l’Union européenne) ● www.insee.fr (Institut national de la statistique et des études économiques) Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 101 DOSSIER La France dans le monde Le déclin économique en question Jean-Charles Asselain * * Jean-Charles Asselain est correspondant de l’Institut, professeur émérite à l’université de Bordeaux-IV-Montesquieu. N’oublions pas que la France reste la cinquième puissance mondiale, soulignait en janvier 2013 le ministre de l’Économie et des Finances, Pierre Moscovici. Affirmation rassurante, en ces temps de tourmente économique. Lancé en 2003, le débat sur le « déclin » de la France 1 faisait déjà l’objet en 2006 d’un million de références sur le Net. Depuis 2009, les suppressions d’emplois viennent presque chaque jour accentuer le désarroi. Mais qu’en est-il réellement ? Le déclin économique global de la France est-il un mythe ou une réalité ? Le pays est-il face à une crise violente ou à un affaiblissement de long terme ? Préciser les enchaînements temporels et les interactions constitue un préalable à toute évaluation réaliste des enjeux et perspectives actuels. La puissance économique : indicateurs et trajectoires Le « verdict » du PIB La notion de puissance économique est souvent mal comprise – par exemple, lorsqu’on évoque, à propos du G8, une réunion des pays « les plus industrialisés » ou « les plus riches », ce qui reviendrait à écarter indûment toute référence à la dimension 2. En fait, dès les origines du G7 en 1975, c’est le montant global du produit intérieur brut (PIB) qui a été retenu – implicitement – comme critère. À juste titre, 1 Nicolas Baverez, La France qui tombe, Perrin, Paris, 2003, et le dossier « Le débat sur le déclin », Commentaire, no 104, hiver 2003-2004. 2 Le Danemark, par exemple, peut être qualifié de pays riche, mais non de puissance économique. 102 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 puisque le PIB prend en compte à la fois la dimension de l’économie nationale et sa productivité. Le montant du PIB peut s’analyser comme le produit du nombre d’habitants et du revenu par habitant, expression du niveau de développement économique – autrement dit, du poids économique de l’économie nationale. Mais le choix de cet indicateur ne résout pas le problème des comparaisons internationales entre pays qui n’ont pas la même monnaie. Une première possibilité consiste à opérer la conversion sur la base des taux de change en vigueur. C’est précisément selon ce critère que la France conserve – de justesse – sa cinquième place. Mais cette solution simple soulève deux objections. D’une part, les variations du change – le cours de l’euro, par exemple, a gagné 60 % vis-à-vis de celui du dollar entre 2000 et 2008 – provoquent parfois un bouleversement apparent des positions relatives, sans signification réelle en termes de volumes produits. D’autre part, les taux de change en vigueur sous-évaluent systématiquement le PIB des économies émergentes ou faiblement développées, à la fois pour des raisons structurelles – faible prix relatif des services, lié au bas coût du travail – et du fait de politiques délibérées de promotion des exportations. Ces biais peuvent être corrigés en recalculant un PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA), sur la base de prix internationaux théoriques unifiés. Ce calcul est certes inévitablement approximatif 3, mais il fait nettement glisser l’économie française du cinquième rang (PIB aux taux de change en vigueur) au huitième rang depuis 2004 (PIB en PPA), désormais devancée notamment par la Chine, l’Inde et la Russie. Faut-il opter pour l’un de ces deux indicateurs, en rejetant l’autre ? Non, car il s’agit en fait de deux approches complémentaires de la puissance économique. Le PIB en PPA mesure le potentiel économique 4 du point de vue du volume de biens et services produits. Le PIB aux taux de change courants exprime bien quant à lui les rapports d’échange qui prévalent effectivement au plan international à un moment donné. Mais, en tout état de cause, la position internationale de la nation – au sein des échanges de biens et services et des mouvements de capitaux – constitue en soi un facteur décisif de puissance. En revanche, le recours à toute une mosaïque de classements divers, souvent invoqués d’ailleurs à l’appui de diagnostics préconçus 5, peut certes contribuer à enrichir les débats, mais ne saurait tenir lieu d’un suivi systématique des indicateurs fondamentaux : PIB et parts de marché à l’exportation. à la puissance française. S’il y a véritablement déclin économique, une convergence entre les principaux indicateurs doit le montrer clairement. Reste alors à interpréter la signification historique d’un tel recul, en le replaçant dans une perspective comparative. L’économie française est-elle simplement englobée dans un bouleversement mondial provoqué par la montée en puissance des pays émergents au détriment de l’ensemble des « vieilles » nations industrialisées, qui perdent tour à tour leurs avantages comparatifs, subissent une forte pénétration de leur marché intérieur et deviennent en quelques décennies importateurs nets de biens manufacturés ? Faut-il plutôt insister sur la « divergence transatlantique », entre une économie américaine capable de retrouver un nouveau souffle grâce à sa capacité d’innovation et une Europe occidentale – Union européenne à 15, à 27 ou zone euro – incapable de se doter d’une politique commune de croissance et qui s’inflige à elle-même le handicap de « l’euro fort » ? Ou bien s’agit-il vraiment d’un déclin spécifique de la France, appelant d’urgence à un examen de conscience sur les vices propres au modèle français – charge insupportable de son modèle social, de la redistribution et des prélèvements obligatoires qui en résultent ; refus du travail, se traduisant par une durée effective du travail anormalement faible, que ce soit sur la semaine, l’année ou la vie entière ? Déclin économique français ou « déclassement » de l’Europe occidentale ? Une fois admise l’absence de critère unique, il faut renoncer à assigner tel ou tel rang Ces différentes approches, au demeurant, ne sont pas exclusives les unes des autres, la vision la plus pessimiste étant celle qui présente l’évolution française comme un cas extrême au sein d’une Europe globalement surclassée – et l’on invoquera dans ce sens l’alignement forcé de la France sur des politiques de désinflation compétitive, dont elle se révèle pourtant durablement incapable de tirer parti. 3 Comme en témoigne le réajustement périodique des séries : un écart de PIB ou de PIB par habitant de moins de 5 % doit être tenu pour non significatif. 4 D’autant que la sous-évaluation des monnaies des pays émergents paraît appelée à se résorber à long terme, y compris dans le cas de la Chine. 5 Les pessimistes insisteront par exemple sur le classement peu flatteur en matière de corruption de la France selon Transparency International, les optimistes au contraire sur le classement mondial des groupes industriels du CAC 40. Notre effort de clarification vise avant tout à dégager les interactions les plus significatives, en distinguant les évolutions de long terme – s’agit-il d’une dégradation progressive, imputable (ou non) à certains handicaps permanents de l’économie française ? – et les inquiétudes nouvelles apparues au seuil du xxie siècle. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 103 DOSSIER La France dans le monde Le poids de la France dans le monde Une part décroissante de la population mondiale Nation la plus peuplée d’Europe sous le Premier Empire, la France se singularise durant tout le xixe siècle et jusqu’aux années 1930 par son manque de dynamisme démographique. Du fait d’une baisse précoce de la natalité, le renouvellement des générations est à peine assuré, et le poids relatif de la population française ne cesse de diminuer, au sein de la population européenne et de la population mondiale. Ce fléchissement démographique contribue directement, durant toute cette période, au recul de la France dans la hiérarchie des puissances économiques. Elle est nettement dépassée dès la fin du xixe siècle par les États-Unis et l’Allemagne alors en pleine industrialisation. France : indicateurs démographiques (1870-2011) Part de la France dans... (en %) 20 ...la population de l'Europe occidentale 15 10 5 ...la population mondiale 3 1 0 1870 1890 1910 1930 1950 1970 1990 2010 Source : auteur. 104 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 25 La décroissance de la part de la population française dans la population mondiale s’est poursuivie jusqu’à nos jours – elle représente moins de 1 % depuis 1998. Mais c’est désormais l’Europe dans son ensemble qui apparaît en perte de vitesse par rapport aux pays en développement, et le rebond de la démographie française depuis 1945 se traduit même par un net relèvement de la part de la population de la France dans celle de l’Europe. Inférieure d’un quart à celle de l’Allemagne réunifiée, la population française dépasse de nouveau (légèrement) celle de l’Italie ou du Royaume-Uni. Son rythme de croissance actuel (0,4 % par an) est dû aux flux d’immigration, mais davantage encore à un excédent naturel assez soutenu. Si le problème de l’emploi des jeunes se pose avec acuité, la charge du vieillissement s’en trouve relativement allégée, en comparaison par exemple du Japon ou de l’Allemagne. Des performances proches de la moyenne européenne La part de l’Europe occidentale dans le PIB mondial accuse un net recul depuis plus d’un demi-siècle, un recul auquel n’échappent d’ailleurs ni le Royaume-Uni (5,8 % du PIB mondial en 1960, 2,8 % en 2012), ni l’Italie (3,8 % en 1960, 2,2 % en 2012), ni même l’Allemagne (7 % en 1960, 3,9 % en 2012). Il en est de même pour la France depuis les années 1970 : le parallélisme des deux courbes (graphique 2) est particulièrement frappant. Autrement dit, le poids relatif de l’économie française au sein de l’Union européenne apparaît plus ou moins stabilisé. Part de la France dans le PIB de l’Union européenne (en % du PIB de l’UE à 15) 1960 1970 1980 1990 2000 2007 2012 14,7 15,9 16,7 16,6 15,9 16,1 15,9 Source : CEPII, Panorama de l’économie mondiale, 2012. La trajectoire française est à première vue relativement sereine, tant en comparaison du passé que de celle du Royaume-Uni – recul impressionnant jusque vers 1980, suivi Part du PIB mondial (en %) 30 25 20 UE à 15 15 10 5 France 0 1960 70 80 90 2000 2010 2012 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Poids relatif au sein du PIB mondial de l’Union européenne à 15 et de la France (1960-2012) plus facile de céder à l’auto-flagellation, en se comparant au meilleur, que de se reconnaître simplement moyen ? En fait, l’évolution française se singularise bel et bien, dès avant la crise de 2008, non pas en termes d’indicateurs globaux, mais par la précocité et la brutalité du processus de désindustrialisation. Part de la valeur ajoutée industrielle, en pourcentage du PIB (2003) Canada 31,9 Japon 29,2 Espagne 29,1 Allemagne 28,8 Italie 26,6 Royaume-Uni 25,3 États-Unis 22,3 France 21,5 Source : CEPII, Panorama de l'économie mondiale, www.cepii.fr d’un redressement marqué, puis de nouveaux remous – ou de l’Italie – d’abord une phase brillante de convergence, qui rapproche l’Italie des grands pays les plus industrialisés, mais qui s’interrompt depuis un quart de siècle –, sans parler des vicissitudes de la réunification allemande. Compte tenu de l’évolution démographique, la performance de l’économie française apparaît un peu moins favorable en termes de revenu par habitant. Néanmoins, alors qu’un écart même minime (0,5 % par exemple) des taux de croissance annuels, cumulé sur un demisiècle, aurait conduit à des écarts considérables, tel n’est pas le cas. La hiérarchie des revenus réels par tête (Allemagne/Royaume-Uni/France/ Italie) reste en effet comprise en 2010 dans une fourchette étroite (moins de 15 % en PPA) ; et toutes les régions françaises dépassent le revenu moyen de l’Union européenne. Pourtant, le « modèle allemand », auréolé de ses succès à l’exportation, fascine de longue date les Français, tandis que les références à l’Italie ou au Royaume-Uni – redevenu une grande puissance financière – comme à la moyenne européenne demeurent trop rares 6. Serait-ce parce qu’il est Source : OCDE, Principaux indicateurs économiques, 2006. Ce recul industriel, en interaction directe avec celui de la position internationale de la France, explique la dégradation visible des perspectives de l’économie française qui caractérise la dernière décennie. La rupture des années 2000 La position internationale de l’économie française mérite de retenir l’attention à un double titre. Jouant le rôle de révélateur des forces et faiblesses de l’économie nationale, elle est aussi un facteur de plus en plus déterminant de l’activité économique globale, dans un monde où la hausse des taux d’ouverture persiste à travers l’alternance des phases d’essor ou de crise. 6 Voir notamment les dossiers spéciaux « Le Royaume-Uni, puissance du xxie siècle », Questions internationales, no 20, juillet-août 2006, « Allemagne, les défis de la puissance », Questions internationales, no 54, mars-avril 2012, et « L’Italie, un destin européen », Questions internationales, no 59, janvierfévrier 2013. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 105 La France dans le monde Balance des paiements de la France (1999-2012) Évolution des principaux soldes (en % du PIB) 3 2 Solde des services 1 0 Solde des paiements courants -1 -2 Solde des biens -3 -4 1999 2000 2005 2010 2012 Source : Banque de France, www.banque-france.fr 106 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Inversion des soldes, diminution des parts de marché Depuis une douzaine d’années, la France a subi une dégradation impressionnante de sa balance des paiements, passant d’un excédent du solde des paiements courants (+ 3,2 % du PIB en 1999) à un déficit qui se creuse à partir de 2005 (- 2,2 % du PIB en 2011) 7 et dont on peut s’étonner qu’il retienne actuellement bien moins l’attention que le déficit des finances publiques. Cette dégradation est imputable pour l’essentiel aux échanges commerciaux (biens et services). Les services apportent de longue date une contribution positive à l’équilibre extérieur de la France, mais leur poids relatif, remarquablement stable à long terme, oscille autour de 20 % du total. En outre, l’excédent tend à se tasser au cours des années 2000 et se réduit désormais quasiment à l’excédent du seul poste Tourisme. C’est donc le solde des biens qui exerce une influence décisive sur le solde global, comme l’illustre clairement le parallélisme des courbes. Plus précisément, au sein de ce commerce de marchandises, la prépondérance des produits manufacturés est devenue presque aussi marquée du côté des importations – du fait d’abord des progrès de l’intégration européenne, mais surtout de l’affirmation de nouvelles puissances industrielles émergentes – que du côté des exporta- Part de marché de la France (1999-2011) Évolution dans les exportations manufacturières mondiales et européennes (en %) 14 12 Dans l’UE à 27 10 8 6 Dans le monde 4 2 0 1999 2000 2005 2010 2011 Source : Organisation mondiale du commerce, www.wto.org Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 DOSSIER tions – comme c’était déjà le cas pour la France et l’ensemble des pays industrialisés depuis la fin du xixe siècle. Plus encore que la pénétration du marché intérieur, inhérente à la mondialisation, c’est l’érosion des parts de marché de la France à l’étranger qui apparaît préoccupante. Globalement, la France restait en 1993 le 4e exportateur mondial de marchandises – comme en 1983, en 1963 ou en 1948. En 2003, elle avait reculé au 5e rang et, en 2011, elle n’occupait plus que le 6e rang. Les exportations de biens industriels connaissent une évolution heurtée, ponctuée jusqu’en 1998-2001 de rebonds plus ou moins nets. En 2003, le glissement de long terme est déjà sensible en termes de part du marché mondial, alors que la France tient encore son rang au sein de l’Europe (12,3 % des exportations manufacturières européennes en 2003 comme en 1970). Vers 2003-2007 en revanche, donc dès avant la crise actuelle, le recul relatif des exportations françaises s’accélère nettement selon tous les critères. Les déficits commerciaux massifs qui se creusent à l’égard de la Chine et de l’Allemagne – respectivement - 22,6 et - 8,9 milliards d’euros en 2008 – illustrent symboliquement la double menace qui pèse tant au plan 7 Autrement dit, on passe d’une capacité de financement de 3,2 % du PIB en 1999 à un besoin de financement de 2,2 % du PIB en 2011 (aux erreurs et omissions près, d’un montant parfois considérable). France : commerce de marchandises (2011) Hors Union européenne Seules les valeurs supérieures à 3 milliards de dollars sont représentées EXPORTATIONS Austral alie l IMPORTATIONS En milliards de dollars Corée C rée é du Su Sud ud Singapour Si ap apo Hong Hon Ho on Kong Ko ong Japon o Malaisie M alaisie Hong ong g Kong Kong g SSingapour ap apo Coréee du u Sud u Japon a on Chinee Th Thaïlande haïlaa e 118 50 10 5 3 Ch Chine hine Inde de In nde de Russie Canad anada da États-Unis Ét Canad anada da États-Unis Ét EA EEAU A TTurquie uie Arab bi bie saoud udite e NCE FRA Azerba rbaïdjan ba d n TTurquie urquie u Arab bie b e saoud oudite te e NCE FRA Tunisie Maroc Maro ro oc Kazakhstan hstan n Russiee Tunisie Maroc aro oc Algérie Algérie Nigeria Brésil Brésil Afrique A Afr friqu u du SSud Intra Union européenne, Norvège et Suisse Norvèg Norv o vège è Suède RoyaumeRoyaum Uni Uni Suède Irlande nde Danemark Danem Pays-Bas yss as Allemagne Belg Belgiq B lgiq gique e Royaume RoyaumeUni U ni Dan mark Danem Pays-Bas s Bas Allemagne Belgiqu Be iq que qu Pologne Rép. ép. ttc tchèque SSlovaqu l qu q uie u Rép. ép. tchèque tc èque q NCE FRA NCE FRA Autrich che ch hee h Hong grie g Suisse ui Autriche icche he Suisse uii Roumanie R Rou ou Portug rtug tugal Pologne Hong grie g Rou Rou oumanie e Portug rtug tugal Italie lie Italie lie Espagne Espagne Grèce ècee Balance commerciale avec les 10 premiers partenaires, 2011 Allemagne Chine Source : UN Comtrade, http://comtrade.un.org Belgique Italie Espagne É.-U. Roy.-Uni Pays-Bas Russie Suisse Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 107 DOSSIER La France dans le monde France : commerce de marchandises (1962-2011) En milliards de dollars 2011 Importations Exportations 1985 7,5 7,4 108 97 700 579 20 0 - 20 - 40 Balance commerciale (en milliards de dollars) - 60 - 80 - 100 1962 1970 1980 1990 - 120 2000 2010 Source : UN Comtrade, http://comtrade.un.org Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 1962 mondial qu’européen sur la compétitivité de l’industrie française. Toute la question est de savoir si cette détérioration du commerce extérieur est irréversible. En fait, on ne saurait même exclure le risque d’un nouveau recul dans la mesure où les quelques excédents qui subsistent, d’ailleurs d’ampleur limitée 8, se concentrent sur un petit nombre de pays européens (Royaume-Uni, Grèce…) 9, africains (anciennes colonies ou protectorats, y compris l’Algérie et le Maroc) ou moyen-orientaux (Émirats arabes unis). La concentration est également sectorielle, ne concernant que quelques branches industrielles, comme celle du luxe, digne héritière d’une brillante tradition. On pense 8 L’excédent le plus élevé, vis-à-vis du Royaume-Uni, ne couvre en 2011 que un cinquième du déficit envers la Chine. 9 Illustration de cette vulnérabilité, l’excédent de la France vis-àvis de l’Espagne entre 2008 et 2011 a fait place à un déficit sous l’effet direct de la crise. 108 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 aussi immédiatement à l’industrie aéronautique et aux matériels de défense, dont le poids relatif au sein des exportations françaises conditionne directement les relations politiques de la France avec un certain nombre de ses partenaires – et du même coup, les ressorts de la puissance française. Le retournement récent du solde extérieur de l’industrie automobile, aussi brutal qu’imprévu – s’agissant d’un poste excédentaire depuis le début du xx e siècle –, illustre mieux encore la vulnérabilité actuelle des positions françaises. La désindustrialisation, enjeu crucial L’économie de services soutient actuellement l’activité économique interne. Mais, sans minimiser la contribution des services aux entreprises – en particulier du tertiaire supérieur, axé sur l’innovation –, il ne faut pas oublier que c’est l’industrie qui affronte en première ligne la concurrence internationale. Les inversions successives du solde des échanges extérieurs – le passage d’un excédent à un déficit intervient dès 1977 pour les industries de biens de consommation, au cours des années 1990 pour les industries de biens intermédiaires, en 2005 pour l’industrie manufacturière dans son ensemble – vont de pair avec une baisse absolue des effectifs industriels. Cette dernière, jalonnée par des phases d’accélération – vers 1993, puis à partir de 2002, donc bien avant l’éclatement de la crise – est finalement d’ampleur impressionnante. L’industrie française comptait 5,5 millions d’emplois salariés dans l’industrie fin 1977 contre 3,26 millions fin 2012. Il s’agit manifestement d’un processus d’interaction cumulative dans lequel s’entraînent réciproquement le recul de la position internationale de l’économie française et l’affaiblissement du potentiel industriel dans plusieurs branches – chômage de longue durée et préretraites, insuffisance de l’effort d’investissement et de recherchedéveloppement, alourdissement des charges sur les activités restées compétitives. L’urgence d’une action volontariste est difficilement contestable, mais l’échec de tous les efforts de sauvetage de la sidérurgie française depuis les années 1970 doit inciter à ne pas sous-estimer les obstacles. © AFP / Eric Cabanis À Lachapelle-Auzac, dans le Lot, la plus grande décharge de pneus de France, fermée en 2004, ne se vide qu’au comptegouttes en raison de la complexité du dispositif d’élimination des pneus usagés et de difficultés juridiques non résolues liées à la liquidation de l’entreprise qui la gérait. ●●● Plus que la mondialisation, le fait nouveau des années 2000 est l’intensification de la concurrence au sein de l’Union européenne, qui tend vers un jeu à somme nulle. La divergence allemande résulte d’une conjonction exceptionnelle d’avantages relativement nouveaux – conformité entre l’euro fort et les intérêts de l’industrie allemande, accentuation récente de la flexibilité et gains de compétitivité sur les coûts salariaux – et de points forts hérités du passé – croissance axée de très longue date sur la conquête de débouchés extérieurs, tissu d’entreprises moyennes tournées vers l’exportation, supériorité en matière de formation professionnelle… Sans avoir les yeux rivés sur le modèle allemand, la France gagnerait en tout cas à s’inspirer du succès relatif des « petites » nations d’Europe centrale ou d’Europe du Nord, à l’économie très ouverte sur l’extérieur et qui ont su faire preuve de la plus grande réactivité face à la crise. ■ Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 109 DOSSIER La France dans le monde ´ POUR ALLER PLUS LOIN Une grande puissance touristique mondiale La France bénéficie de nombreux atouts géographiques, culturels, patrimoniaux, techniques et humains qui lui ont permis de devenir une grande puissance touristique mondiale. Pour autant, il convient de s’interroger sur la durabilité d’une situation qui doit désormais s’adapter aux nouvelles tendances et aux enjeux touristiques mondiaux. La France saurat-elle conserver un rôle de leader dans ce domaine ? La première destination touristique mondiale Le premier pays récepteur international Au début des années 1990, la France s’est imposée comme la première destination touristique mondiale, dépassant ses concurrents directs comme les ÉtatsUnis, l’Italie, le Canada, l’Espagne ou la Chine. Depuis plus de vingt ans, la France est considérée comme la première destination touristique mondiale pour le nombre de visiteurs étrangers ayant séjourné aussi bien en métropole que dans les territoires ultramarins. Compte tenu d’une taille relativement modeste par comparaison aux États-Unis qui attirent plus de 60 millions de touristes étrangers pour une superficie seize fois supérieure, la position de la France comme premier pays touristique récepteur avec 78 millions de touristes étrangers (8 % du flux international) n’en est que plus remarquable. Seule la Chine – dont le développement touristique est récent – devrait pouvoir la dépasser en tant que premier pays récepteur international à l’horizon 2020. Des flux touristiques nombreux et très inégaux En 2011, plus de 80 % de la fréquentation internationale de la France provenaient de pays de l’Union européenne, suivis par ceux de l’Amérique du Nord (8 %). Ce score évolue toutefois rapidement, avec la montée en puissance des pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine…). Privilégiée par sa position de carrefour géographique européen, la France est aussi le premier pays récepteur d’excursionnistes étrangers 1. 110 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Les flux de proximité – émanant de Belges, de Luxembourgeois, d’Allemands, de Britanniques, de Néerlandais, de Suisses, d’Italiens et d’Espagnols – fournissent l’essentiel des arrivées et des excursionnistes, contribuant au plus grand nombre de nuitées (455 millions par an, soit 77 % du total). Cependant, les touristes originaires d’autres continents séjournent le plus longtemps (10 nuitées consécutives en moyenne contre 5 à 6 pour les ressortissants de la zone euro). Depuis 2008, la crise financière internationale a provoqué une chute des arrivées de touristes en provenance des États-Unis, du Canada, du Japon, d’Europe du Sud ou du Moyen-Orient, partiellement compensée toutefois par l’augmentation de celles en provenance d’autres pays européens, du Brésil, de la Russie ou de la Chine. Contribuant à renforcer le poids du secteur dans l’économie française, les Français représentent plus de 60 % des nuitées et des recettes. Le poids économique du tourisme En 2012, selon les données du bureau d’analyses statistiques d’Atout France, le tourisme était à l’origine de près de 7 % du PIB du pays, d’un million d’emplois directs – soit plus de 5 % des emplois salariés à temps plein – et de 33 milliards d’euros de recettes. Selon les statistiques fournies par le Compte satellite du tourisme, en 2010, l’ensemble des dépenses de consommation intérieure (voyages, hébergements, restaurations, shopping, musées, spectacles…) liées au tourisme s’élevait à plus de 137 milliards d’euros. Malgré les difficultés économiques actuelles, l’apport du tourisme à la création de richesses est d’une grande stabilité en France. Au-delà de ces apparences flatteuses, la compétitivité économique de la filière touristique connaît toute1 L’Organisation mondiale du tourisme distingue les touristes effectuant un séjour englobant au moins une nuit sur place – qui sont comptabilisés comme arrivées selon la nomenclature internationale en usage – des excursionnistes ou touristes à la journée sans nuitée sur le lieu d’excursion. © AFP / Goh Chai Hin Lors de l’Exposition universelle de Shanghai, en 2010, des dizaines de milliers de Chinois se sont rendus au pavillon français afin d’obtenir des informations sur le tourisme, goûter la cuisine française ou y organiser leur mariage. Le déficit de la balance commerciale avec la Chine ne cesse pourtant de s’accentuer. fois une lente dégradation depuis quelques années. En termes de recettes nettes et de chiffre d’affaires, la France occupait la troisième place mondiale en 2011-2012, devancée par les États-Unis et l’Espagne, talonnée par l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Les analyses récentes du Forum mondial du tourisme montrent que la France serait passée de la troisième à la septième place mondiale en matière d’offre de produits et d’activités touristiques – ce que conteste le secrétariat d’État chargé du tourisme – entre 2011 et 2013, au profit de la Suisse et de l’Allemagne qui sont désormais les deux pays touristiques les plus compétitifs. Cette contre-performance s’expliquerait, selon le même rapport du Forum mondial du tourisme, par le fait que le tourisme ne constituerait pas un secteur prioritaire pour les pouvoirs publics français. Les budgets promotionnels pour mener des campagnes publicitaires auprès du grand public seraient ainsi cinq à dix fois inférieurs à ceux des principaux concurrents de la France. Pourtant, le tourisme est générateur d’activités créatrices nettes d’emplois, et ce même en période de crise économique. On estime ainsi à près d’un million les emplois directs liés au tourisme et au même nombre les emplois à temps partiels ou saisonniers. En 2011-2012, environ 30 000 emplois directs ont été créés dans le secteur, ce qui le place devant tous les autres secteurs d’activité. En outre, la diversité des métiers touristiques multiplie les dynamiques entre filières – transports, agents de voyages, entreprises du BTP, services touristiques territoriaux… auxquels il faut ajouter tous les emplois induits industriels et agroalimentaires. La mise en valeur raisonnée d’atouts incontestables Bien que le tourisme ait des racines historiques relativement anciennes 2, une véritable « explosion » 2 Marc Boyer, Histoire générale du tourisme du XVI e au XXI e siècle, L’Harmattan, Paris, 2005. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 111 DOSSIER La France dans le monde touristique de masse a eu lieu au cours des trente dernières années. La France a su s’imposer comme destination touristique mondiale incontournable grâce à un ensemble d’atouts. ● Un potentiel attractif exceptionnellement riche et diversifié, capable de répondre tant à des activités de loisirs ou culturelles qu’à des manifestations professionnelles comme le tourisme d’affaires et de congrès. Le tourisme littoral – qui concentre plusieurs millions de vacanciers chaque été – s’appuie sur de vastes ouvertures maritimes en métropole et dans les territoires ultramarins. La montagne concilie aussi bien les sports d’hiver que les activités « vertes » en été. Les campagnes françaises sont autant d’espaces de découverte particulièrement accessibles pour les amateurs de cyclotourisme – 10 000 km de voies réservées – ou de randonnées pédestres et fluviales – 8 500 km de voies navigables dont certaines, comme le canal du Midi, ne survivent que grâce aux croisières touristiques. De même, la densité du patrimoine historique et architectural rend attractive une très large partie des territoires. Les quarante sites classés en France par l’Unesco comme faisant partie du Patrimoine mondial accueillent chaque année des visiteurs venus du monde entier. Paris domine ce palmarès, mais de nombreuses autres villes régionales ont fait preuve de créativité pour favoriser le développement du tourisme. On peut citer Avignon – festival de théâtre – ou Cannes – festival international du cinéma –, mais aussi les châteaux de la Loire – Chambord reçoit 500 000 visiteurs par an –, les grandes cathédrales gothiques – Chartres, Reims –, les terroirs œno-gastronomiques – les caves de Champagne reçoivent annuellement 4 à 5 millions de visiteurs, dont nombre d’étrangers – ou des stations thermales de renommée internationale – Vichy ou Quiberon pour la thalassothérapie. Des infrastructures importantes favorisent l’irrigation des flux touristiques et l’accueil des visiteurs. La densité des réseaux routier – 890 000 km –, autoroutier – 11 000 km –, ferroviaire – 35 000 km –, portuaire et aéroportuaire facilite l’accessibilité de l’ensemble du territoire métropolitain et ultramarin. ● 112 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 ● Une politique de mise en valeur a vu le jour après la guerre et s’est intensifiée au cours des années 1960. Rattachée à la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar), la mission interministérielle d’aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon (1963-1983) – dite aussi « mission Racine » du nom de son ingénieur en chef – marqua le départ d’une planification touristique régionale dont sont issues des stations balnéaires comme le cap d’Agde ou Saint-Cyprien. Aujourd’hui, sur un liseré sableux de plus de 200 km, ces unités concentrent plus de 500 000 lits à proximité des autoroutes et des voies ferrées qui les rendent accessibles aux hordes de touristes qui y séjournent chaque été. En 1964 a également été créée la Commission interministérielle de l’aménagement de la montagne (CIAM), devenue plus tard le Service d’étude et d’aménagement de la montagne (SEAM), dont est issu le Plan neige. Celui-ci désigne la politique de création ex nihilo de stations intégrées de sports d’hiver de haute altitude de troisième génération 3 comme La Plagne, Val-Thorens ou Isola 2000. Au total, plus de 150 000 lits nouveaux ont contribué à faire des montagnes françaises le plus important domaine skiable et touristique mondial – pour l’hiver 2012-2013, on estime à près de 10 millions le nombre de clients venus à la montagne, dont la moitié d’origine étrangère. Cette politique d’aménagement touristique « à la française », c’est-à-dire intégrée aux plans et confiée pour sa gouvernance à des sociétés d’économie mixte (SEM), peut être considérée comme la base de la puissance touristique internationale du pays. Depuis l’abandon de la planification, les grands projets d’aménagement ne concernent plus qu’indirectement le champ touristique. Toutefois, la réalisation de projets urbains ou de grands travaux publics engendre des visites touristiques induites. C’est le cas, pas exemple, de la Grande Arche de la Défense ou, plus inattendu, du viaduc de Millau. 3 Rémy Knafou, Les Stations intégrées de sports d’hiver des Alpes françaises, Masson, Paris, 1978. Le tourisme Nombre d’arrivées en 2011 par pays (en millions de touristes internationaux) Origine des touristes étrangers en France, 2009 (en millions) France États-Unis Chine* Espagne Italie Turquie Royaume-Uni Allemagne Malaisie Mexique Autres pays d’Amérique du Nord Autres pays d’Europe États-Unis Royaume-Uni et Irlande Belgique et Luxembourg Pays-Bas Allemagne Suisse Italie Espagne Asie Moyen-Orient 30 40 50 60 70 80 Afrique Amérique centrale et du Sud, Caraïbes Recettes du tourisme international en 2011 par pays (en milliards de dollars) États-Unis Espagne France Chine* Italie Allemagne Royaume-Uni Australie Macao Hong Kong 14 5 1 0,6 15 premiers sites touristiques de France (nombre de visiteurs en 2011, en millions) Sites récréatifs Sites culturels Di sn ey us lan ée d P du ar Ch Lo is 15,6 ât u T ea ou vre u 8,9 de r Ei C M ff en V us Cité tr ers el 7,0 eu e m des P ail Ga S M om les 6,7 n pi le atio cien us rie é ce e dou s n nal s d d’ 3,6 d O at e ’h rs i Pa ona isto la V ay 3,1 i rc ire l lle F es Ci t m utu du nat te 2,6 et ur G iè rosc ra e re op nd lle 2,0 am e P ér de alai ica s 1,8 P in oiti Ar e d c d ’O rs 1,8 m e Tr aha M io 1,6 us ée Par mph du c A e 1,6 qu sté ri ai B x 1,6 Pu ran y du ly 1,5 Fo u 1,5 120 Sources : World Tourism Organization (UNWTO), Yearbook of Tourism Statistics, 2011 et 2013, Madrid, www2.unwto.org ; ministère de l’Artisanat, du Commerce et du Tourisme, Mémento du tourisme, octobre 2012, Paris, www.dgcis.redressement-productif.gouv.fr M 20 30 40 50 60 70 * Hors Hong Kong et Macao. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie © Dila, Paris, 2013 20 * Hors Hong Kong et Macao. ● Enfin, si la commercialisation des produits touristiques demeure essentiellement le fait d’entreprises spécialisées, la promotion est la principale mission des comités régionaux et départementaux du tourisme (CRT et CDT) et des administrations communales (offices de tourisme). Le groupement d’intérêt économique (GIE) Atout France, créé en 2009, a quant à lui pour missions d’appliquer les directives de son ministère de tutelle, de servir d’observatoire et d’assistant technique auprès des professionnels et de promouvoir la destination France, notamment grâce à ses trente-cinq bureaux à travers le monde. Les nouveaux défis Depuis 2008, la France a connu un recul conjoncturel du nombre total des arrivées touristiques internationales. Fort opportunément, la baisse du nombre de touristes européens a été en partie compensée par l’augmentation de celui des touristes chinois, russes et latino-américains. La France a donc plus que jamais intérêt à favoriser une stratégie promotionnelle « tous azimuts ». Pour faire face à la concurrence étrangère, certaines infrastructures mériteraient d’être modernisées. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 113 DOSSIER La France dans le monde Selon l’International Congress and Convention Association (ICCA), Paris n’est plus, depuis quelques années, la première ville d’accueil de congrès. Le classement reste certes dominé par l’Europe mais, sur le Vieux Continent, l’Allemagne apparaît comme le principal concurrent de la France en matière d’accueil de congrès, de foires et de salons 4. Si les entreprises touristiques françaises peuvent certainement tenir la comparaison avec leurs homologues étrangères grâce à un savoir-faire reconnu au niveau mondial, la « révolution » de la distribution et de la commercialisation de l’offre par l’Internet nécessite néanmoins le redéploiement des moyens en faveur des techniques on line, au prix de la fermeture de nombreux points de vente. Enfin, la mise en valeur de l’ensemble des territoires laisse encore à désirer, en raison d’un positionnement favorisant Paris, la Côte d’Azur et les grandes stations alpines. Désormais identifiées, ces faiblesses pâtissent encore de l’absence d’une politique touristique globale dont l’État et les représentants du monde professionnel devraient pouvoir définir rapidement les priorités stratégiques et opérationnelles. ●●● avoir bénéficié d’un développement spectaculaire pendant plus d’un demi-siècle, la destination France ne pourra conserver une place de premier plan qu’en continuant à s’adapter aux nouvelles tendances et aux nouveaux enjeux qui caractérisent les marchés du tourisme à l’échelle planétaire. Cette adaptation du tourisme français passe notamment par les pistes suivantes : – la diversification des offres, notamment celles qui privilégient le bien-être et la qualité ; – la poursuite d’une politique de valorisation culturelle des patrimoines matériels et immatériels ; – l’amélioration de la qualité des hébergements et des infrastructures d’accueil touristique ainsi que la formation des personnels ; – le développement d’une politique de mise en valeur de territoires en dehors des grands foyers touristiques traditionnels. Jean-Pierre Lozato-Giotart * * Agrégé de géographie, docteur d’État (Paris Sorbonne), directeur de recherches Paris III-Sorbonne nouvelle (20012009), directeur du master « Ingénierie et management de projets touristiques » (ICP), vice-président de l’Association francophone des experts et des scientifiques du tourisme, membre du Comité national qualité tourisme. En France, le poids économique et social du tourisme en fait une véritable industrie de services dont les retombées sur l’ensemble des activités et des emplois est de première importance. Après Bibliographie 4 Sur ce thème, voir Hélène Pébarthe-Désiré, « Tourisme, salons, congrès, composantes incontournables des villes mondiales », Questions internationales, no 60, mars-avril 2013, p. 77-84. 114 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 ● Jean-Pierre Lozato-Giotart, Erick Leroux et Michel Balfet, Management du tourisme. Territoires, offres et stratégies, Pearson, Paris, 3e éd., 2012 La nécessité de prendre rang dans la révolution de l’Internet Laurent Bloch * * Laurent Bloch, après avoir dirigé les services d’informatique scientifique Après celle de la vapeur combinée à la mécanique et celle de l’électricité associée au moteur à explosion, démographiques (INED), du Conservatoire national des arts nous vivons une troisième révolution industrielle. et métiers (CNAM) et de l’Institut L’heure est à l’informatique. L’une de ses applications Pasteur, puis le service informatique les plus spectaculaires, l’Internet, réorganise l’économie de l’université Paris-Dauphine, il est à mondiale et remet en cause les modes de production, présent chercheur en cyberstratégie à l’Institut français d’analyse la culture, le système éducatif, le droit et les institutions. stratégique (IFAS ). Face à ces bouleversements, la France saura-t-elle dépasser l’attitude de défiance craintive qu’elle partage avec la Vieille Europe et saisir cette occasion de moderniser sa société ? de l’Institut national d’études 1 L’économie mondiale se réorganise autour de l’Internet, les modes de production sont révolutionnés par l’informatique et ces transformations ont de profondes répercussions sur la culture, le système éducatif, le droit, la politique, la guerre, les relations interpersonnelles. Des chiffres encourageants Selon une étude publiée dans L’Usine nouvelle, la France comptait en 2011 plus de 40 millions d’utilisateurs de l’Internet 2. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), 64 % des ménages étaient équipés à domicile contre 12 % en 2000, et l’essor de l’Internet mobile était spectaculaire : 38 % des internautes en 2010 contre 20 % 1 www.strato-analyse.org/fr « Infographie : l’industrie du numérique en France », L’Usine nouvelle, 4 avril 2012 (www.usinenouvelle.com/ article/infographie-l-industrie-du-numerique-en-france. N172068#xtor=EPR-169). 2 en 2008 3. En 2011, le marché de l’Internet et de l’informatique a généré un chiffre d’affaires de 148 milliards d’euros, soit 7,4 % du PIB 4, dont la moitié pour l’Internet au sens strict 5. Le secteur a mobilisé plus d’un million d’emplois, soit 3,7 % de la population active. Plus précisément, il représente 430 000 informaticiens en entreprise, 370 000 dans l’industrie du logiciel et des services, 300 000 dans les télécommunications, 5 000 dans les jeux vidéo. Les investissements en capital-risque du secteur Internet et informatique ont atteint cette 3 Vincent Gombault, « Deux ménages sur trois disposent d’internet chez eux », Insee Première, no 1340, mars 2011 (www. insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1340). 4 « Le produit intérieur brut et ses composantes à prix courants », site de l’Insee (www.insee.fr/fr/themes/comptes-nationaux/ tableau.asp?sous_theme=1&xml=t_1101). 5 Voir le rapport McKinsey publié sur le site du ministère de l’Économie, Impact d’Internet sur l’économie française. Comment Internet transforme notre pays, McKinsey & Company, Paris, mars 2011 (www.economie.gouv.fr/files/rapport-mckinseycompany.pdf). Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 115 DOSSIER La France dans le monde même année 350 millions d’euros, soit 42,5 % des levées de fonds du pays. De 2007 à 2011, le nombre de sites de commerce en ligne est passé de 35 500 à 100 000, et leur chiffre d’affaires de 16 à 37,7 milliards d’euros. À quelle place ces données permettentelles de situer la France dans une comparaison internationale ? On peut se reporter au Global Information Technology Report 2012 6 du Forum économique mondial, dont les auteurs ont conçu le Networked Readiness Index (NRI) qui combine, pour 142 pays, 53 indicateurs qualitatifs ou quantitatifs, notamment recueillis dans les statistiques nationales, celles de l’Union internationale des télécommunications (UIT) ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La Suède, Singapour, la Finlande, le Danemark, la Suisse et les Pays-Bas figurent en tête du classement. La France occupe le 23e rang, derrière Israël, le Luxembourg et la Belgique – elle était en 2011 au 28e rang. Elle se place au 21e rang pour les indicateurs d’usage par les entreprises, les administrations et les particuliers, et au 25e rang en termes d’environnement favorable à l’usage – indicateurs liés au marché, à la réglementation et aux infrastructures. Le classement est moins favorable (28e place) pour les indicateurs de formation et de compétences. Les États-Unis sont au 8e rang, le Royaume-Uni au 10e, l’Allemagne au 16e, le Japon au 18e. Il y a toujours dans un tel classement synthétique une part d’arbitraire, mais ce tour d’horizon des indicateurs est confirmé par d’autres publications, comme l’étude d’IBM et The Economist de 2010 7. Constatons à cette occasion que tant l’Insee qu’Eurostat, sans parler de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé, ne disposent que de peu de données qui permettraient d’apprécier les effets de l’informatique et de l’Internet sur la société française, et en particulier sur l’économie 6 Soumitra Dutta et Beñat Bilbao-Osorio (dir.), The Global Information Technology Report 2012. Living in a Hyperconnected World, INSEAD, World Economic Forum, Genève, 2012 (http:// www3.weforum.org/docs/Global_IT_Report_2012.pdf). 7 The Economist Intelligence Unit (EIU) et Institute for Business Value (IBM), Digital Economy Rankings 2010. Beyond e-readiness (http://www-935.ibm.com/services/us/gbs/bus/html/ ibv-digitaleconomy2010.html). 116 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 et sur l’emploi. Ce retard des appareils statistiques publics est un symptôme. Une posture ambivalente La France a adopté dès les années 19701980 et conserve encore à l’égard de l’Internet une posture ambivalente. En effet, alors que le citoyen lambda a facilement intégré l’Internet dont il use sans états d’âme, de nombreux dirigeants et les milieux gouvernementaux ont fait preuve à l’égard du réseau des réseaux, tout au moins dans un premier temps, d’un scepticisme certain, voire d’une tendance au dénigrement 8. Le rapport Nora-Minc de 1977 a certes témoigné d’une prise de conscience notable à l’égard de la révolution numérique à venir, mais il a eu deux conséquences fâcheuses. L’État a tourné le dos aux évolutions ultérieures, et la politique du champion national unique mise en place – DGT pour les réseaux, Bull pour l’informatique – a stérilisé la créativité et l’innovation. Quant au rapport consacré aux Autoroutes de l’information remis en 1994 par Gérard Théry, ingénieur général des Télécommunications à l’origine du Minitel et du réseau Transpac, au Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur 9, il préconisait de s’en tenir à une technologie plus centralisatrice, qui donne un contrôle total à l’opérateur, et qui pour cela même était vouée à l’échec. Il est certes facile rétrospectivement de relever les erreurs 10. D’ailleurs beaucoup des reproches qui sont formulés dans le rapport Théry à l’encontre de l’Internet étaient fondés et à l’origine de difficultés bien réelles qui se manifestent aujourd’hui, notamment quand il s’agit d’assurer la sécurité et l’intégrité des infrastructures et des communications. Il n’en reste pas moins que, vingt ans plus tard, la société, l’économie et la culture se sont réorganisées autour de l’Internet. 8 Réécouter, par exemple, le dialogue entre Alain Finkielkraut et Michel Serres, « L’école dans le monde qui vient », France Culture, 8 décembre 2012, 9 h 07 à 10 h (www.franceculture.fr/ emission-repliques-l-ecole-dans-le-monde-qui-vient-2012-12-08). 9 G. Théry, Les Autoroutes de l’information, rapport au Premier ministre, coll. « Rapports officiels, La Documentation française, Paris, 1994 (http://ladocumentationfrancaise.prod.ext.dila.fr/ rapports-publics/064000675-les-autoroutes-de-l-information). 10 Voir l’analyse de Philippe Silberzahn, « Les trois erreurs de la prédiction – à propos du rapport Théry de 1994 », 7 janvier 2013 (http://philippesilberzahn.com/2013/01/07/les-trois-erreursprediction-rapport-thery-autoroutes-information-1994/). L’Internet participe incontestablement d’une troisième révolution industrielle, après celle de la vapeur et de la chimie au tournant du xixe siècle et celle de l’électricité et du moteur à explosion au tournant du xxe. Les pays qui ne prendront pas ce nouveau virage risquent donc fort de subir le sort de ceux qui ont manqué les précédents : marginalisation, appauvrissement et domination subie. Un groupe de travail de l’Institut Xerfi 11, animé par l’économiste Michel Volle, a d’ailleurs jugé utile de créer un néologisme pour désigner ce nouveau régime économique : l’iconomie 12. Comment l’Internet a-t-il pu connaître un tel succès malgré ses lacunes apparentes ? Sa sobriété de conception et la simplicité de réalisation et d’usage qui en découle sont à l’origine de son succès extraordinaire. On peut distinguer en ingénierie deux approches : top-down et bottom-up. La première part d’une conception d’ensemble d’où se déduisent les détails, la seconde procède par assemblage de sousensembles relativement indépendants. Dans ce qui fut l’un de ses derniers textes 13, le physicien Richard Feynman présente l’accident catastrophique de la navette Challenger en 1986 comme étant en partie une conséquence d’un recours inopportun à la méthode top-down, qui avait rendu impossible tout infléchissement de l’orientation du projet en cours de réalisation. De ce point de vue, l’Internet est radicalement bottom-up, ce qui a permis son évolution spectaculaire. Il est aussi end-to-end, c’est-àdire que l’intelligence se situe davantage dans les équipements terminaux – un téléphone mobile par exemple – que dans le réseau, ce qui permet à des entrepreneurs indépendants de lancer de nouveaux services sans attendre le nihil obstat des grands opérateurs. Google, Wikipedia, Twitter, Apple n’auraient jamais existé s’ils avaient dû attendre le bon vouloir et surtout la coopération active des opérateurs historiques. Lorsque l’architecture actuelle du réseau a été conçue, en 1974 14, il s’agissait de mettre en relation quelques centaines d’universités et de centres de recherche. Désormais, ce sont 2,4 milliards d’internautes 15 qui communiquent ainsi, et peu d’artefacts techniques auraient pu résister à une telle expansion sans solution de continuité. Le système éducatif et l’environnement institutionnel Lever le scepticisme des milieux dirigeants français à l’égard de l’Internet, quelles que soient ses origines, est nécessaire si la France veut garder son rang de grande puissance économique mondiale. Quatre axes d’action apparaissent désormais prioritaires : introduire sérieusement l’informatique dans l’enseignement, au moins à partir du collège ; veiller à ce que l’environnement juridique et administratif soit favorable ; améliorer les dispositifs de formation professionnelle des adultes, qui sont aujourd’hui onéreux et inefficaces ; et surtout détecter et encourager les jeunes talents, qui existent mais restent souvent méconnus. L’adaptation du système éducatif est vitale dans la mesure où la France a pris du retard par rapport à d’autres pays développés, et même par rapport à certains pays en développement 16. De même, écrire et compter passent de nos jours par un logiciel de bureautique, dont la maîtrise doit faire partie des compétences délivrées par l’école primaire. Pour avoir un minimum de prise sur les processus en jeu dans les systèmes informatisés, des connaissances en programmation sont également déterminantes. Cet enseignement, une fois instauré un dispositif de formation des ensei14 11 www.institutxerfi.org/ M. Volle, « De l’économie à l’iconomie », 8 août 2012 (http:// michelvolle.blogspot.fr/2012/08/de-leconomie-liconomie.html). 13 R. P. Feynman, Report of the Presidential Commission on the Space Shuttle Challenger Accident, Volume 2: Appendix F - Personal Observations on Reliability of Shuttle (http://history. nasa.gov/rogersrep/v2appf.htm). 12 Network Working Group, Vinton Cerf, Yogen Dalal, Carl Sunshine, Specification of Internet Transmission Control Program. December 1974 Version (www.ietf.org/rfc/rfc0675. txt). Voir aussi le dossier « Internet à la conquête du monde », Questions internationales, no 47, janvier-février 2011. 15 Source : Internet World Stats, 30 juin 2012 (www.internetworldstats.com/stats.htm). 16 Il existe ainsi en Tunisie un certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) et une agrégation d’informatique, ce qui n’est pas le cas en France. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 117 DOSSIER La France dans le monde gnants avec création des spécialités correspondantes, pourrait être systématiquement introduit dans le cycle secondaire. Il existe en France une loi qui impose aux entreprises de plus de vingt salariés de consacrer au moins 1,6 % de leur masse salariale à la formation professionnelle continue. Cette disposition a permis de recueillir 31,5 milliards d’euros en 2010. Même une partie réduite de cette somme, employée judicieusement, pourrait permettre de réorienter vers des secteurs économiques dynamiques des travailleurs en difficulté dans des secteurs en déclin. Des formations en alternance et en apprentissage consacrées à ces nouveaux métiers pourraient aussi donner d’excellents résultats et permettre, aux employeurs comme aux employés, de vérifier qu’ils se conviennent mutuellement avant toute embauche. Dans un article publié dans Commentaire, Mathilde Lemoine, directrice des études économiques de HSBC France, envisageait la position des Français face à la mondialisation, en particulier sous l’angle de l’aptitude à s’adapter à des modifications du marché du travail 17. Elle soulignait l’importance, pour faire face à de telles situations, des formations diplômantes dispensées par de véritables organismes d’enseignement indépendants, tels que les universités et les autres institutions du ressort de l’Éducation nationale. Or, de ce point de vue, la France est très mal placée, au 25e rang de l’Union européenne, derrière la Grèce (source Eurostat). Même si une prise de conscience est intervenue ces dernières années et que des premières mesures ont été adoptées, la politique économique, industrielle et de formation n’encourage pas les activités novatrices et n’aide pas encore suffisamment les salariés à s’y engager. Pourtant, la France ne manque pas d’entreprises très dynamiques dans les secteurs de haute technologie, ainsi que d’ingénieurs et de chercheurs brillants. Des réussites à encourager Alors que les grandes écoles de la République continuent à drainer les étudiants 17 M. Lemoine, « Réconcilier les Français avec la mondialisation », Commentaire, vol. 35, no 139, automne 2012, p. 767-764. 118 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 les plus brillants, elles peinent à adapter leurs cursus aux évolutions, notamment technologiques, du monde. Dans leur ombre, on assiste donc à l’ascension de nouvelles structures qui forment les futures élites de l’informatique ou de l’Internet 18. Les grandes institutions, comme l’École nationale d’administration (ENA) et le corps des Ponts, sont-elles adaptées aux nouveaux ressorts de l’économie ? Mettentelles suffisamment l’accent sur l’innovation et la créativité ? La cybersécurité est par exemple un domaine qui requiert des compétences techniques très poussées associées à une bonne compréhension de l’environnement économique et social 19. Or, le secteur recrute de manière croissante dans d’autres pays ayant une forte tradition en matière de formation scientifique – les pays de l’exURSS ou l’Inde. Cette évolution est d’autant plus regrettable que dans la nouvelle économie, en plein essor, de la cybersécurité, la France dispose d’avantages comparatifs dans quatre domaines : – un pool d’une centaine de petites et moyennes entreprises spécialisées, avec des compétences aiguisées et des carnets de commandes bien remplis (HSC 20, Hapsis 21...) ; – des formations supérieures reconnues qui attirent un public international ; – plusieurs laboratoires de recherche (École normale supérieure, université de Bordeaux, Inria...), auxquels il convient d’ajouter l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI 22) et les laboratoires d’entreprises privées, tels que EADS (European Aeronautic Defence and Space Company), Thalès... ; – plusieurs conférences internationales reconnues, francophones (SSTIC 23, JSSI 24...) ou anglophones (NoSuchCon 25). 18 Comme les universités de technologie de Compiègne, Troyes et Montbéliard, l’EPITA, l’EPITECH, etc. 19 L. Bloch, « Hackito Ergo Sum 2012, colloque à l’Espace Oscar Niemeyer, place du Colonel-Fabien à Paris », mardi 24 avril 2012 (www.laurentbloch.org/MySpip3/spip.php?article236). 20 Hervé Schauer Consultants (http://hsc.fr/). 21 www.hapsis.fr/ 22 www.ssi.gouv.fr/ 23 Symposium sur la sécurité des technologies de l’information et des communications (https://www.sstic.org/). 24 Observatoire de la sécurité des systèmes d’information et des réseaux (www.ossir.org/jssi/index.shtml). 25 www.nosuchcon.org/ © AFP / Yoshikazu Tsuno La ministre française de l’Innovation et de l’Économie numérique, Fleur Pellerin (à droite), assiste à une démonstration d’un robot humanoïde dirigé par la pensée lors d’une visite à un laboratoire franco-japonais situé près de Tokyo, cogéré par le centre de recherche japonais, l’AIST, et le CNRS. Prendre sa place dans le cyberespace Désormais axe structurant de la nouvelle économie mondiale, l’Internet est aussi devenu un terrain de conflits. Les nœuds du réseau – Internet Exchange Points (IXP), qui assurent le routage des données – et les serveurs racine du Système 26 L’ensemble de règles et de conventions qui commandent l’acheminement des paquets de données à travers l’Internet constituent un protocole nommé Internet Protocol, en abrégé IP. Ce protocole comporte l’attribution à chaque ordinateur connecté au réseau d’une adresse IP, qui est un numéro qui joue le même rôle que le numéro de téléphone pour le réseau téléphonique. La version 4 du protocole IP, IPv4, comporte des numéros à 32 chiffres binaires, et nous approchons de la pénurie de numéros. De même que le réseau téléphonique français a eu des numéros à 6, 7, 8 et maintenant 10 chiffres, il faudrait passer à IPv6, avec des numéros à 128 chiffres binaires. Le DNS (Domain Name System) est l’annuaire de l’Internet, comme celui du téléphone il fait correspondre un numéro IP à un nom tel que www.dauphine.fr. Cet annuaire est réparti sur des milliers d’ordinateurs de par le monde et il est bien sûr mis à jour de façon permanente. de noms de domaine (DNS) ont acquis la même importance stratégique que les Dardanelles et le canal de Suez aux xixe et xxe siècles 26. Les États-Unis exercent, par le biais de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), une hégémonie sur le DNS qu’ils n’entendent pas partager, mais qui est tempérée par le caractère décentralisé du réseau. Il existe en effet treize copies du serveur racine, chacune d’entre elles recopiée par dizaines d’exemplaires, jusqu’au fin fond du Kazakhstan 27. Cette hégémonie n’est cependant pas sans poser des problèmes à long terme. Comme l’a souligné le professeur Kavé Salamatian de l’université de Savoie 28, « le rôle 27 www.root-servers.org/ 28 « Le routage, enjeu de la cyberstratégie », entretien avec K. Salamatian en octobre 2012, propos recueillis par Dominique Lacroix et publiés sur son blog le 4 novembre 2012 (http://reseaux. blog.lemonde.fr/2012/11/04/routage-enjeu-cyberstrategie/). Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 119 DOSSIER La France dans le monde du routage inter-domaine est de permettre une connectivité entre des ordinateurs connectés à des opérateurs réseaux différents. […] La question du nommage n’est pas stratégique. Mais ce serait une erreur stratégique de ne pas s’en préoccuper. Néanmoins c’est moins important que le routage. À quoi servirait d’avoir un nommage quand on n’a pas de connectivité ? » D’ailleurs de nombreux usages de l’Internet, comme les échanges de fichiers pair-à-pair ou Facebook, négligent le DNS. L’hégémonie américaine sur le routage s’exerce de façon moins formelle que pour le nommage, mais demeure réelle, ne serait-ce que parce que, pour de simples raisons tarifaires, beaucoup de connexions entre des opérateurs non-américains passent physiquement par le territoire américain. Face à cette domination américaine, les Chinois ont entrepris, sous le beau nom de Bouclier doré, de permettre à leurs internautes de naviguer avec des noms de domaines en idéogrammes dans un système fermé, dont les passages vers l’Internet global sont restreints et réservés à des utilisateurs autorisés et surveillés. La réalisation de cet Internet restreint a demandé des investissements considérables et la mobilisation de milliers d’ingénieurs, sans compter les milliers de surveillants et d’animateurs du réseau. Curieusement, le Japon est arrivé pratiquement au même résultat sans rien faire, uniquement par habitus culturel, puisque 90 % des communications des internautes japonais ont lieu avec d’autres Japonais. Les Européens, et plus particulièrement les Français, militent pour une gouvernance pluraliste de l’Internet placée sous l’égide des Nations Unies, et notamment de leur agence spécialisée l’UIT. L’idée serait plus séduisante si l’UIT n’était pas irrémédiablement ancrée dans la culture des opérateurs historiques de télécommunication qui se sont battus pied à pied contre les progrès de l’Internet, et si elle n’était pas de surcroît dépourvue des compétences qui lui permettraient d’exercer une telle gouvernance. En fait, un réseau ne peut exister sans coopération. Définir le modèle économique du réseau revient à poser la question du mode de 120 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 coopération sur lequel il doit reposer et celle de la valeur de l’information. Le nouveau modèle de l’Internet est incontestablement plus complexe que le modèle des télécommunications, qui impliquait une simple communication point à point entre un émetteur et un récepteur. Dans l’épisode récent de l’escarmouche entre Free et YouTube, si Free n’accepte pas les connexions de ses clients vers YouTube il perdra des clients, si YouTube bloque les accès des clients de Free il perdra des recettes publicitaires. Free et YouTube sont donc plus ou moins condamnés à coopérer. Mais le modèle économique de cette coopération n’a rien d’évident et il n’est pas facile de savoir à l’avance qui va l’emporter. Peut-être les deux ? ●●● Les rangs de la France selon le classement mondial des PIB d’une part, selon le classement de l’adaptation à l’économie informatisée d’autre part, sont destinés à converger. Si l’on veut que la convergence aille en direction de la cinquième place mondiale plutôt que vers la vingt-cinquième – actuellement occupée par la Pologne, en pleine ascension –, les pouvoirs publics doivent agir au plus vite, en mettant en particulier l’accent sur une adaptation du système éducatif et du dispositif de la formation continue. Les effets de telles actions ne se manifesteront qu’à moyen terme. Augmenter la pression fiscale sur les start-up des secteurs de pointe pour financer le maintien en activité de hautsfourneaux dont la production n’a plus de clients, ou mener campagne au Parlement européen pour détourner les crédits de la recherche scientifique vers la politique agricole commune, semble alors, à l’aune de ce qui vient d’être dit, des idées peu prometteuses. Le fait que le site du Centre national d’enseignement à distance (CNED) continue d’offrir plus de cours de latin ou de grec que de cours d’informatique apparaît tout aussi anachronique. Alors que la France dispose, en abondance, de toutes les ressources nécessaires à son succès pour prendre le virage de cette nouvelle révolution industrielle, elle doit avant tout adopter une attitude ouverte et positive face aux évolutions en cours, qui doivent être autant d’aiguillons pour son adaptation au xxie siècle. ■ Questions internationales Rendez-vous avec le monde… internationales Questions Questions internationales Japon : une crise sans fin ? Obama et l’Afrique La réforme de la PAC Un portrait de André François-Poncet CANADA : 14.50 $ CAN 3:HIKTSJ=YU^]U^:?k@k@f@f@a; N° 55 Mai-juin 2012 0) E5' Questions Questions internationales internationales La L’humanitaire 9,80 € dF Abonnement à 6 numéros : 48 € Tarif spécial étudiants et enseignants : 40 € Tarif spécial bibliothèques et CDI : 43,20 € En vente chez votre libraire, en kiosque, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance : DILA - CS 10733 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 121 07 23 rue d’Estrées - 75345 Paris cedex DOSSIER La France dans le monde Les institutions françaises : un modèle spécifique, une attractivité ambiguë Armel Le Divellec * * Armel Le Divellec est professeur de droit public à l’université de Paris II (Panthéon-Assas). Spécialiste Il existe bien un modèle institutionnel français en ce que le système de gouvernement de la Ve République, sorte de co-directeur de la revue Jus Politicum consacrée au droit, à l’histoire et à la gouvernement parlementaire présidentialisé, est très spécifique. pensée constitutionnels. Il se distingue nettement des autres principaux modèles institutionnels reconnus, qu’ils soient britannique, allemand ou états-unien. Ce modèle a exercé une notable attraction, encore que souvent ambiguë, sur de nombreux pays en Afrique et en Europe centrale et orientale. Son originalité tient principalement à la façon dont sont pratiquées les institutions, de sorte qu’il se prête difficilement à une transposition fidèle. Compte tenu des inconvénients qui lui sont propres, il semble désormais en sensible recul dans le monde. de droit constitutionnel comparé, il est De manière récurrente, sinon continue, au cours de son histoire, la France – ou du moins ses élites – a prétendu « parler au monde », lui délivrer un message particulier et, presque toujours, se poser sinon en exemple, du moins en modèle spécifique. La part d’orgueil ou d’arrogance qui, sans doute, entre dans cet état d’esprit n’explique pas tout. En raison de sa position longtemps éminente dans le monde, la France a régulièrement été, à tort ou à raison, perçue comme un modèle et ce tant sur un plan culturel que politique. Qu’elle soit entretenue par les Français eux-mêmes ou par ceux qui regardent la France, l’idée de l’« exception française » apparaît de 122 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 nos jours comme un avatar de cette ancienne question. Elle peut être culturelle mais aussi économique, sociale ou encore politique au sens large. Dans ce cas, elle renvoie alors à des éléments fort divers tels que les droits et libertés, le rôle de l’État, la conception du service public, de l’égalité ou encore du pouvoir et de la légitimité. Elle mérite aussi d’être examinée, de façon plus restreinte, sous l’angle de la question spécifique du système de gouvernement, c’est-à-dire la façon dont le pouvoir politique suprême est agencé par le droit et s’exerce effectivement. Une première difficulté surgit toutefois. L’histoire constitutionnelle de la France, même récente, est frappée du sceau de la discontinuité © AFP / Dominique Faget et de l’instabilité – alors, qu’au contraire, une histoire moins discontinue autorise plus aisément de parler de modèle britannique ou états-unien. L’objection peut, en réalité, être écartée dès lors que l’on assume ouvertement le fait que les modèles institutionnels français successifs ont tous, plus ou moins, influencé certains États à différentes époques. Concernant la Ve République, le général de Gaulle, soucieux du rayonnement de la France dans le monde, a accordé une place décisive à la question des institutions politiques, dont il a fait le préalable à son retour au pouvoir. À ses yeux, les institutions devaient non pas tant assurer un équilibre démocratique libéral et pluraliste que permettre de doter le pays d’une « tête » stable et forte. On sait qu’il réussit au-delà de toutes ses espérances et comme l’a écrit Philippe Lauvaux, « le régime politique de la Ve République apparaît dès ses débuts comme l’une des manifestations les plus éclatantes de l’exception française » 1. La nature ambiguë de « l’exception française » Un système de gouvernement est déterminé par l’interaction entre, d’une part, un cadre structurel principalement – mais non uniquement – défini dans ses lignes générales par le droit et, d’autre part, les comportements et pratiques des acteurs qui l’investissent. Sous ce rapport, il existe bien un modèle institutionnel français, mais sa singularité tient moins au cadre juridique, qui autorise plusieurs configurations, qu’à la façon dont il est pratiqué. Un cadre constitutionnel parlementaire relativement indéterminé Soucieux de remédier aux faiblesses des régimes précédents, les rédacteurs de la Constitution de 1958, tout en maintenant à divers égards des solutions très classiques et répandues dans les démocraties occidentales s’agissant de la configuration des institutions, ont introduit plusieurs solutions techniques nouvelles. 1 Philippe Lauvaux, Destins du présidentialisme, coll. « Béhémoth », PUF, Paris, 2002, p. 1. Les emprunts au modèle français ont aussi pu concerner, avec des fortunes diverses, les attributs ou les symboles du pouvoir. Lorsque Jean-Bedel Bokassa s’autoproclame empereur de Centrafrique sous le nom de Bokassa Ier, le 4 décembre 1977, la cérémonie est fortement inspirée de celle du sacre de Napoléon Ier. Les organes constitutionnels institués en 1958 sont, en tant que tels, d’un grand classicisme par rapport aux deux républiques précédentes et à la majeure partie des pays voisins : un exécutif républicain bicéphale – un président de la République distinct du Premier ministre et du gouvernement –, un Parlement bicaméral (inégalitaire), tandis que les deux ordres de juridiction (judiciaire et administratif) demeurent en tant que tels. Seule originalité, la création du Conseil constitutionnel, appelé à exercer certaines des fonctions d’une cour constitutionnelle comme il en existait déjà quelques exemples ailleurs (Autriche, Italie, République fédérale d’Allemagne). Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 123 DOSSIER La France dans le monde La répartition générale des fonctions étatiques demeure elle aussi sans surprise avec la fonction de gouvernement lato sensu attribuée aux organes exécutifs, la fonction législative partagée entre les assemblées et l’exécutif, la fonction juridictionnelle étant essentiellement confiée aux tribunaux. Le maintien de la responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement constitue, enfin, un principe potentiellement structurant pour l’articulation dynamique du système. Trois points majeurs signalaient en revanche une orientation spécifique : – d’abord élu par un collège de grands électeurs, plutôt que par le Parlement, aux fins de renforcer sa légitimité, le Président fut après la révision constitutionnelle de 1962 élu directement au suffrage universel. Outre les États-Unis, cette dernière solution existait déjà également en Finlande, en Irlande, en Islande et en Autriche. Elle n’était donc pas en soi originale, mais néanmoins riche de potentialités favorables à la présidence ; – le Président est placé au centre du pouvoir gouvernemental par la présidence du Conseil des ministres. Partagées avec le cabinet, la plupart de ses compétences demeurent celles d’un chef d’État parlementaire classique. Néanmoins, la dispense de contreseing ministériel pour certains actes – nomination du Premier ministre, dissolution de la chambre basse, pouvoirs en temps de crise, etc. – a donné d’emblée à ce cadre parlementaire une dimension dualiste renouvelée marquée. Le chef de l’État dispose d’une latitude nouvelle pour mener une politique personnelle ; – plus original encore, l’encadrement juridique assez strict, par la Constitution, du statut et des fonctions de législation comme de contrôle du Parlement est conçu dans le but de maintenir celui-ci dans un rôle essentiellement négatif, tandis qu’au contraire le gouvernement détient des instruments juridiques pour conduire la législation. Ce pan de la Constitution, appelé « rationalisation du parlementarisme », a depuis été assoupli, notamment en 2008. En apparence, ce cadre formel dessine les contours d’un système parlementaire de gouvernement simplement assaini. Le gouvernement y 124 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 « détermine et conduit la politique de la nation » (art. 20) tandis que le Président est investi d’un rôle de régulateur mal défini (art. 5). Le compromis dilatoire qui avait présidé à la rédaction du projet de Constitution n’allait pas tarder à faire place à une dynamique bien spécifique, favorisée par la conjonction de facteurs essentiellement extra-juridiques. L’originalité de la pratique institutionnelle Le système de gouvernement de la V e République a rapidement trouvé son équilibre et il l’a conservé par-delà les changements formels et informels de la Constitution. Cette « résilience de la Constitution » (selon Pierre Avril), c’est-àdire sa capacité à préserver ses caractères essentiels à travers les péripéties, est incontestable, mais elle ne doit pas masquer la nature originale de la construction ainsi trouvée, qui est une sorte de défi à l’esprit constitutionnaliste. Le trait dominant de ce système est, en principe, ce que l’on a appelé, faute de mieux, le présidentialisme, c’est-à-dire un mode de gouvernement dans lequel la Présidence de la République joue un rôle central de direction de la politique nationale. Il se distingue en droit et en fait tant du régime maladroitement appelé « présidentiel » des États-Unis que de la grande majorité des régimes dits parlementaires monistes dans lesquels le Premier ministre est le gouvernant suprême – ainsi au Royaume-Uni, en Allemagne et dans bien d’autres pays encore. Le leadership du Président français, qui confine à l’hégémonie, a été inauguré par le général de Gaulle, personnage charismatique exceptionnel qui ne voulait pas que le gouvernement du pays fût excessivement dépendant des turbulences partisanes et parlementaires. Il présente la particularité de reposer essentiellement sur un ensemble de pratiques convergentes, depuis longtemps consciemment intériorisées par les acteurs, sans pour autant découler nécessairement d’une logique institutionnelle univoque de la Constitution. La force du Président ne repose donc pas uniquement sur un cadre juridique mais sur le fait qu’il est parvenu à capter les ressorts du parlementarisme majoritaire – lorsqu’il dispose au Parlement d’une majorité qui le reconnaît en tant que véritable chef politique. On parle ainsi de « présidentialisme majoritaire ». A contrario, cette construction laisse subsister des hypothèses dans lesquelles le présidentialisme est enrayé. Si, comme il est arrivé par trois fois entre 1986 et 2002, les partis opposés au Président emportent la majorité à l’Assemblée nationale, celui-ci, à défaut de vouloir se démettre, est obligé de se soumettre. Il doit nommer un Premier ministre d’un bord politique opposé au sien et lui abandonner l’essentiel de la conduite de la politique de la nation. Sans doute le Président peut-il alors conserver un droit de regard – surtout en matière diplomatique, la bonne grâce des Premiers ministres aidant –, et parfois de contrôle sur certains secteurs ponctuels – politique de défense, nominations, révision de la Constitution –, mais il n’est plus le gouvernant suprême. Cette expérience dite de « cohabitation » rappelle que le gouvernement de la Ve République demeure parlementaire, même si l’idéologie gaullienne avait tenté d’occulter cette donnée structurelle imposée par le texte de la Constitution. Le présidentialisme à la française, qui n’est, en définitive, qu’un parlementarisme généralement à captation présidentielle est donc à géométrie variable, selon la convergence ou non des élections présidentielle et parlementaire. Il n’offre pas une cohérence institutionnelle de même ampleur que les systèmes concurrents. Pour autant, il est bien, par sa pratique plus que par son cadre juridique, singulier, puisque aucun pays n’avait avant lui établi durablement une telle formule. En cela, il s’agit d’un modèle institutionnel spécifique, différent dans ses résultats et sa culture des modèles états-unien, britannique, allemand, nordique ou suisse. Une influence ambiguë dans le monde Certains pays ont été érigés en véritables modèles du point de vue institutionnel. C’est le cas en particulier du Royaume-Uni, dont le gouvernement parlementaire a été transposé, souvent avec succès, dans les anciens dominions et dans nombre de monarchies européennes. Il a trouvé dans la République fédérale d’Allemagne (RFA) après 1945 un épigone-modèle qui réalise la synthèse libérale-démocratique du parlementarisme et de l’État de droit. Les États-Unis ont été également imités, mais la transposition en Amérique latine de leur régime présidentiel s’est souvent effectuée en dévoyant le modèle. À plusieurs reprises dans l’histoire, la France a servi de modèle institutionnel à d’autres pays. Le système de la Ve République a notamment exercé une certaine influence, tantôt pour des raisons historiques – et un peu paradoxalement affectives, comme pour le cas des anciennes colonies françaises en Afrique –, tantôt, pour des raisons en apparence rationnelles, c’est-à-dire au terme d’une appréciation de ses qualités supposées – c’est le cas pour certains pays d’Europe. Cette influence reste cependant ambiguë. D’une part, l’importation d’une partie de ses techniques constitutionnelles n’a pas suffi à réussir la transposition. D’autre part, le modèle français demeure sans doute trop complexe pour se prêter à une exportation satisfaisante et tend plutôt, à l’inverse, à favoriser des déséquilibres difficiles à corriger, comme la concentration et la personnalisation du pouvoir. Une influence technique avérée mais instrumentalisée en Afrique La forte attractivité du modèle de la V e République sur la quasi-totalité des États d’Afrique qui ont appartenu à l’empire colonial français s’est imposée d’elle-même pour des raisons culturelles et de commodité – s’inspirer de ce que l’on connaît –, bien que de façon ambiguë. Si de très nombreux articles de la Constitution française ont été copiés, parfois littéralement, par la plupart des constitutions africaines, les emprunts ont dans l’ensemble été effectués dans le sens d’une déformation délibérée du modèle. Le système de gouvernement privilégié a connu deux avatars : présidentiel au sens, théoriquement, états-unien mais nettement déséquilibré au profit du Président – cas le plus fréquent dans les années 1960, à l’instar de la Constitution de la Côte d’Ivoire de 1960, alors Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 125 DOSSIER La France dans le monde prototype des premières Constitutions africaines. Présidentialiste au sens français après le tournant démocratique de 1990, mais en accusant ses traits juridiques formels. Élu au suffrage universel direct, le Président y est toujours investi d’un pouvoir officiel de direction ainsi que des moyens juridiques adéquats. Il est doté des mêmes compétences qu’en France, comme la nomination et la révocation du Premier ministre, le droit de dissolution du Parlement, l’attribution de pouvoirs de crise, etc. Les restrictions au travail parlementaire – limitation du domaine de la loi, ordonnances, engagement de responsabilité du gouvernement sur le vote d’un texte – sont également fréquemment transposées. En fait, c’est plutôt la Constitution française telle qu’appliquée effectivement depuis de Gaulle que l’on a prétendu imiter, comme le révèle la réécriture des formules – presque toujours insérées dans les textes africains – consacrées aux rôles respectifs du Président et du gouvernement. Ainsi la Constitution du Cameroun dans sa version de 1996 reprendelle mot à mot l’article 5 du texte français en y ajoutant : « Il définit la politique de la nation », tandis que l’article relatif au gouvernement énonce : « Le Gouvernement est chargé de la mise en œuvre de la politique de la Nation telle que définie par le président de la République. » (art. 11, al. 1er). Dans leurs versions révisées au cours des années 1990 et 2000, les textes tentent d’institutionnaliser le parlementarisme dualiste renouvelé, notamment en instaurant explicitement la double responsabilité du gouvernement devant le Président et le Parlement : ainsi du Gabon (1991), du Burkina Faso (1991), du Cameroun (1996), du Tchad (1996), du Sénégal (1998 puis 2001) de la République centrafricaine (2004). Sur le plan de la justice constitutionnelle, l’exemple français a parfois, essentiellement à partir des années 1990, inspiré les solutions retenues par certaines constitutions africaines. Les emprunts ne sont jamais que partiels si bien que l’on ne saurait parler ici d’un mimétisme pur et simple. 126 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Quoi qu’il en soit, il y a lieu de relever que l’influence du modèle institutionnel français se situe essentiellement sur le plan des textes et non sur celui de la pratique. La plupart des États africains francophones ne sont en réalité pas des démocraties libérales pluralistes effectives mais, en dépit d’un multipartisme, des régimes plus ou moins autoritaires – à l’exception notable du Sénégal. Les emprunts au modèle français sont essentiellement d’ordre technique. Et souvent, la référence au système français a été instrumentalisée par des dirigeants avides de pouvoir. Le bilan de cette influence est donc loin d’être positif et les élites africaines ont très progressivement commencé à s’en rendre compte. On peut toutefois s’attendre à ce que, le jour où la démocratie constitutionnelle s’implantera effectivement dans ces pays, le recours à certaines solutions du modèle français perdure. Une influence diffuse mais déclinante en Europe Le modèle institutionnel français a également exercé une certaine attraction dans plusieurs pays d’Europe au sortir de périodes autoritaires ou dictatoriales. C’est le cas de la Grèce et du Portugal dans les années 1970 et, plus encore, des pays de l’ancien bloc de l’Est dans les années 1990. Il est toutefois entré en concurrence avec le modèle allemand, qui représente une synthèse initialement adaptée du modèle britannique 2. Une fois encore, c’est le système de gouvernement parlementaire doté d’un Président fort qui, en raison de sa plasticité, a pu retenir l’intérêt. Les éléments de dualisme sont nets dans la Constitution grecque de 1975 – bien que, par une certaine inconséquence, on n’y ait pas adopté l’élection populaire du chef de l’État –, mais ils ont été démantelés en 1986 alors que le régime fonctionnait déjà sur le mode moniste. L’influence française est finalement faible au Portugal bien que l’élection populaire du Président et certaines compétences propres eussent pu permettre un scénario présidentialiste. Mais la logique purement parlementaire y a rapidement prévalu. 2 Ph. Lauvaux, op. cit., p. 2. L’attirance pour le modèle français fut initialement assez forte dans nombre de pays d’Europe centrale et orientale après la chute du rideau de fer 3. Elle s’accompagnait, là encore, de nombreuses équivoques. L’élection du Président par le peuple fut introduite dans une nette majorité de pays 4. Les moyens d’intervention directe du chef de l’État au sein du pouvoir exécutif – pouvoir de nomination, présidence du Conseil des ministres, compétence en matière diplomatique et militaire – ou de régulation – dissolution, référendum, pouvoirs de crise – furent multipliés, bien que le principe de la responsabilité parlementaire du gouvernement fût partout officiellement consacré. Pourtant, la pratique présidentialiste majoritaire à la française n’est parvenue à s’imposer durablement dans aucun de ces pays. Bien plus, sa structure dualiste renouvelée a davantage contribué à exacerber les conflits politiques qu’à tempérer l’instabilité gouvernementale. Progressivement, des révisions constitutionnelles ont donc réduit l’influence des présidents. L’option en faveur d’un gouvernement nettement parlementaire moniste, sur le modèle allemand, en particulier à travers l’investiture ou même l’élection du Premier ministre par le Parlement 5, l’a peu à peu emporté. Ce fut le cas en Pologne (1997), en Croatie (2000), en Roumanie (2003) 6. Le rôle du Président n’a pas été réduit à néant mais sa nature est devenue davantage arbitrale ou modératrice que gouvernante. L’instabilité gouvernementale chronique et les difficultés à trouver des remèdes au sein de la même logique moniste, et partitocratique, ont conduit une partie des élites italiennes à porter depuis une vingtaine d’années un intérêt particulier au système de la Ve République. Une commission dite « bicamérale » a même, après de longs débats, opté en 1997 en faveur de l’élection du Président italien au suffrage universel direct, de l’octroi au chef de l’État de compétences d’orientation de la politique étrangère et de défense et surtout en faveur de l’affranchissement de contreseing ministériel pour nommer le président du Conseil et dissoudre la Chambre des députés. Mais ces évidents emprunts n’ont pas été poussés jusqu’au bout. Si la réforme a été abandonnée, le système français semble conserver ses partisans, du moins dans les partis de droite, au prix d’ailleurs des habituels malentendus et illusions à propos des ressorts du présidentialisme français. ●●● La force d’attraction relative du modèle institutionnel français tient sans doute à son caractère insaisissable et multifonctionnel. On croit pouvoir se réclamer de lui pour différents objectifs : soit positivement – mais par un double contresens – en vue d’établir un système présidentiel, soit négativement, par crainte du parlementarisme moniste pur supposé rendre plus difficile la stabilité et l’efficacité du gouvernement, que favoriserait au contraire le correctif présidentiel dont l’image reste la marque propre du modèle français. « On nous aimait tant alors qu’on eût copié jusqu’à nos verrues », a pu écrire plaisamment le juriste Georges Burdeau (1905-1988) naguère, constatant le prestige, rencontré auprès de certaines jeunes démocraties, du « parlementarisme à la française » de la iiie République, pourtant grevé de notables défauts en termes d’efficacité et de clarté. La formule pourrait être reprise en ce qui concerne le « modèle » de la Ve République, tant il est permis de douter qu’il était et est encore judicieux de s’en inspirer. Mais les esprits n’étant pas encore mûrs pour des révisions déchirantes dans le pays érigé en « modèle » lui-même, on sent bien ce qu’il faut de clairvoyance aux autres pour se détourner du modèle ou des représentations, souvent erronées, que l’on s’en fait. ■ 3 Que l’on peut étendre au Caucase, avec l’Arménie et la Géorgie. Arménie, Bulgarie, Croatie, Géorgie, Lituanie, Macédoine, Moldavie, Monténégro, Pologne, Roumanie, République tchèque (depuis 2012), Slovaquie (depuis 1999), Slovénie, Serbie et Ukraine. 5 Également, parfois, par la formule de la motion de censure constructive (ainsi en Slovénie et en Pologne). 6 Auxquels on peut ajouter la Moldavie (2000), l’Arménie (2005) et la Géorgie (2010-2013). 4 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 127 Questions EUROPÉENNES Biélorussie : un régime autoritaire aux horizons restreints Anaïs Marin* * Anaïs Marin est docteur en science politique et analyste Biélorussie au Finnish Institute Qualifié en Occident de « dernière dictature d’Europe », le régime d’Alexandre Loukachenko s’est consolidé en combinant Elle est aussi membre de l’équipe éditoriale de la revue en ligne Regard mesures autoritaires, simulacres démocratiques – avec la tenue sur l’Est. régulière d’« élections », comme celles du 23 septembre 2012 – et chantage diplomatique. Isolée de l’Union européenne, qui a rétabli en 2011 des sanctions à l’encontre du régime, la Biélorussie retombe dans l’orbite russe. Au risque de mettre son indépendance en péril. of International Affairs (FIIA, Helsinki). État tampon par excellence, la Biélorussie post-soviétique n’a jamais vraiment quitté la sphère d’influence russe. La politique étrangère prétendument « multivectorielle » d’Alexandre Loukachenko n’est pas parvenue à contrebalancer cette dépendance. Refusant de coopérer avec l’Union européenne aux conditions fixées par celle-ci, à savoir le respect de normes démocratiques, le régime biélorusse a adopté une stratégie d’équilibrage que l’on peut qualifier de « dictaplomatique » et qui consiste à faire, tantôt à Moscou, tantôt à Bruxelles, des promesses – jamais tenues – de réformes. Ce double jeu lui permet de laisser le « modèle biélorusse » de développement inchangé. En exacerbant la compétition géopolitique entre la Russie et l’Union européenne dans leur voisinage partagé, il hausse aussi les enchères de son apparente et volatile allégeance. Confronté à la nécessité de moderniser ne serait-ce que le pan économique de son système de gouvernance, A. Loukachenko se trouve 128 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 cependant devant un dilemme. Alors qu’il ne peut normaliser ses relations avec Bruxelles sans saper les assises autoritaires de son régime, le soutien de la Russie semble aussi avoir un coût : en échange, le Kremlin exige désormais d’A. Loukachenko qu’il ouvre le capital des grandes entreprises du pays aux investisseurs russes à des conditions préférentielles. La dictaplomatie s’essouffle et la « modernisation autoritaire », sur le modèle de Singapour, ne convainc plus les Biélorusses. Or le régime ne fléchit pas. Quels sont les ressorts géopolitiques de cette résilience, et où cette stratégie mène-t-elle le pays ? L’exception biélorusse À l’aube des années 1990, les républiques d’ex-URSS furent confrontées au défi de devoir consolider l’indépendance de nouveaux Étatsnations. Les experts aiment à rappeler que, de tous les Soviétiques, les Biélorusses étaient parmi les derniers à vouloir la disparition de l’URSS. B iélor us s ie : un ré g i m e a u t o ri t a i re a u x h o ri z o n s re s t re i n t s La Biélorussie DANEMARK A Copenhague R ROYAUMEU UNI Union européenne ESTONIE SUÈDE Kaliningrad d 100 km LETTONIE Moscou c LITUANIE RUSSIE PAYS-BAS Minsk Bruxelles Berlin ELGIQ Q BELGIQUE ALLEMAGNE M LUXEMBOURG FRANCE SUISSE i Varsovie RÉP. TCHÈQUE HÈQUE È Q SLOVAQUIE Kiev KAZAKHSTAN KH UKRAINE AUTRICHE À partir de 1994, sous la houlette d’Alexandre Loukachenko, la consolidation de l’identité nationale, d’institutions politiques modernes et d’un statut international ont emprunté une troisième voie… qui s’avère sans issue. Dé-soviétisation impossible… L’héritage sur lequel bâtir une identité nationale propre en Biélorussie est bien maigre : il n’y a jamais eu de proto-État biélorusse, peu de héros et de poètes nationaux, pas de berceau identitaire – à l’instar de la Galicie pour l’Ukraine –, et Minsk n’est même pas la capitale historique de la nation biélorusse. La ville, qui compte près de 2 millions d’habitants, ne peut pas, en outre, s’appuyer sur une unité linguistique, l’écrasante majorité de la population préférant parler russe au quotidien. La réécriture de l’histoire opérée depuis près de vingt ans a abouti à nier le socle européen de l’héritage identitaire biélorusse 1. Le modèle de développement voulu par A. Loukachenko consiste à sauver ce qui, des institutions soviétiques, mérite selon lui de l’être. 1 Gomel POLOGNE G Prague Vienne Moguilev BIÉLORUSSIE S L’historiographie officielle valorise en effet, comme son ancêtre soviétique, le prisme « grand-russien » de lecture du passé national. La Russie blanche (traduction littérale du mot « Biélorussie ») est vue comme une simple périphérie de l’empire orthodoxe des Slaves de l’Est. Au détriment de l’autre composante identitaire, européenne celle-là, nourrie par trois siècles d’appartenance de territoires aujourd’hui biélorusses au grandduché de Lituanie, alors uni à la Pologne dans la République des deux Nations, jusqu’au dépeçage de celle-ci à la fin du xviiie siècle. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 La démocratie « dirigée » qui en résulte s’appuie sur un attirail typiquement autoritaire : les mensonges – propagande, fraudes électorales –, la peur – des répressions – et la prospérité économique – pour acheter la paix sociale. Celle-ci est garantie par un prétendu « contrat social » selon lequel les Biélorusses auraient volontairement renoncé à leurs libertés fondamentales en échange du paternalisme social de l’État, incarné par le Président lui-même. Or les largesses de ce dernier, si elles lui garantissent un indéniable soutien populaire, sont tributaires de la générosité de la Russie. Le « miracle biélorusse » – une croissance du produit intérieur brut (PIB) de l’ordre de 7 % par an en moyenne, certes remis en cause par la crise financière internationale depuis 2009 – résulte en effet d’une rente accumulée en exportant aux tarifs mondiaux des produits pétroliers issus d’hydrocarbures achetés à la Russie à des tarifs préférentiels. À cette manne s’ajoutent diverses « ristournes » de Moscou pour subventionner l’insolvable modèle social biélorusse 2, les entreprises déficitaires du pays et son système de défense aérienne. Depuis le 1er juillet 2011, l’abolition des frontières douanières entre la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie permet également à cette dernière de s’assurer un 2 Ces subventions sont estimées à 15-20 % du PIB biélorusse. Durant la « guerre médiatique » lancée par la chaîne de télévision russe NTV contre A. Loukachenko à l’été 2010, le chiffre de 50 milliards de dollars d’aides directes et indirectes versées à Minsk depuis 1992 a été avancé par les médias russes. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 129 Questions EUROPÉENNES Biélorussie : quelques données statistiques Superficie : 207 600 km2 Capitale : Minsk Population : 9,46 millions (2012) Espérance de vie à la naissance : 70,6 ans (2012) Indice de développement humain : 0,793 (50e rang sur 187 pays, 2012) Monnaie : le rouble biélorusse (1 BYL = 0,0088 euro, avril 2013) PIB par habitant (en parité de pouvoir d’achat) : 14 938 dollars (2011) Croissance du PIB : 1,5 % (2012) Taux de chômage : 0,6 % (2011) Dette publique : 50,6 % du PIB (2011) Sources : réalisé par la rédaction de Questions internationales à partir des données de l’ONU, du PNUD, de la Banque mondiale et du FMI. débouché stable, notamment pour ses exportations de produits agricoles 3. Ce schéma est suspendu aux aléas des relations entre Alexandre Loukachenko et l’hôte du Kremlin, tendues depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 1999. À l’aube de chaque hiver depuis la première « guerre du gaz » en 2006, la Biélorussie doit renégocier les tarifs du gaz importé de Russie et la part du pétrole qu’elle peut réexporter vers l’Union européenne. C’est pour s’affranchir des désagréments de ce marchandage que le président biélorusse a entamé un chantage en direction de ses voisins européens. Le but en est de leur faire accepter le pays tel qu’il est, économiquement ouvert mais politiquement verrouillé. … européanisation improbable Contrairement à tous ses voisins européens, la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko a rejeté la démocratie de marché et l’idéal d’un retour à l’Europe. Ces options étant considérées comme également subversives aux yeux du régime, 3 Sergey Mazol, « Trade policy of Belarus in the CIS region: Specific model or country specific trade policy for a small open economy? », Working Papers on Money, Finance, Trade and Development, no 01/201, Berlin, 2012. 130 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 celui-ci qualifie systématiquement l’opposition – qui inclut les activistes des droits de l’homme – de « cinquième colonne » à la solde d’ennemis extérieurs historiques (l’Occident, l’Union européenne, la Pologne). Tous, lorsqu’ils critiquent A. Loukachenko ou soutiennent les sanctions à son encontre, sont accusés de s’en prendre à l’État biélorusse lui-même et punis à ce titre 4. En 1996, pour protester contre la dérive autocratique du régime, l’Union européenne et les États-Unis ont mis en œuvre une politique d’isolement de la Biélorussie. Traité en paria, A. Loukachenko s’est comporté comme tel, durcissant la répression contre ses détracteurs et haussant le ton face aux Occidentaux, jusqu’à expulser leurs ambassadeurs de Minsk en 1997. Un référendum douteux en 2004 – par lequel le Président obtint le droit de se représenter indéfiniment – et la répression qui suivit l’élection présidentielle de mars 2006 ont valu au régime une escalade des sanctions : A. Loukachenko, ses proches fidèles et les responsables des répressions ont été frappés d’une interdiction de visa et leurs avoirs en Occident ont été gelés. Levées entre 2008 et 2010, les sanctions ont été réintroduites en 2011. Bien que limitées, les sanctions ont un impact négatif en termes d’image aux yeux d’investisseurs et de créditeurs tels que le Fonds monétaire international (FMI). Pour la diplomatie biélorusse, leur levée est donc une priorité, préalable à une normalisation des relations avec Bruxelles et Washington. Pour autant, le régime ne peut satisfaire aux conditions exigées – libérer les prisonniers politiques, organiser des élections libres et s’engager sur la voie des réformes démocratiques – sans se saborder ou perdre la face. L’art du chantage Poker menteur Depuis le lancement du projet d’État uni russo-biélorusse en 1996, A. Loukachenko a pris 4 En 2012, en représailles pour leur soutien au durcissement des sanctions occidentales, des dizaines d’opposants biélorusses ont été frappés d’une interdiction de sortie du territoire. Le KGB biélorusse a été habilité par une loi à constituer cette liste noire hors de tout contrôle judiciaire. © AFP / Juan Barreto B iélor us s ie : un ré g i m e a u t o ri t a i re a u x h o ri z o n s re s t re i n t s Le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, et son fils lors des funérailles du président vénézuélien Hugo Chávez à Caracas, le 8 mars 2013. À l’arrièreplan, à gauche, le président bolivien Evo Morales. des engagements dont il s’est détourné à chaque fois que leur mise en œuvre aurait dû le conduire à faire des concessions, en matière de politique économique et monétaire notamment. Lorsque Moscou hausse le ton, Minsk feint un virage stratégique ou idéologique vers l’Ouest, afin de marchander au meilleur prix son retour à une attitude plus loyale ensuite. La perspective d’élections et la promesse de libérer les prisonniers politiques servent à faire patienter les Occidentaux. Des parodies d’élections ont été régulièrement organisées – à sept reprises au cours des douze dernières années – et les observateurs électoraux de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) solennellement invités à les évaluer 5. Alexandre Loukachenko décide seul quand abattre ses atouts, ne libérant des prisonniers politiques – véritables otages de ce sinistre jeu de dupes – que lorsqu’il peut escompter 5 Aucun de ces scrutins n’a été reconnu par l’OSCE comme satisfaisant les engagements internationaux de la Biélorussie en termes de transparence et de démocratie. Voir www.osce.org/ odihr/elections/belarus Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 131 Questions EUROPÉENNES le bâton pour la carotte, le ministre polonais des Affaires étrangères Radosław Sikorski promit, au nom de l’Union européenne, une enveloppe de 3 milliards d’euros en échange de la tenue d’élections démocratiques. Toutefois, le soir du scrutin, une grande manifestation contre les fraudes électorales fut violemment réprimée et plus de 700 manifestants arrêtés pour « troubles à l’ordre public ». Ces événements et le tour de vis répressif qui suivit refermèrent la parenthèse de « l’engagement critique » : les sanctions, réintroduites en mars 2011, ont été régulièrement étendues depuis 7. Le blocage du vecteur européen de la politique étrangère biélorusse persiste donc, à la différence près que la stratégie « dictaplomatique » ne semble Un modèle qui s’essouffle Les Biélorusses, plus fonctionner. Lors de la « crise des ambassadeurs » de N’étant pas candidate conscients que février-mars 2012 8 , l’Union à l’adhésion, la Biélorussie européenne a démontré sa e s t i m e q u ’ u n r a p p r o c h e - la troisième voie cohésion et sa fermeté, prouvant ment avec l’Union européenne est une impasse, que Minsk ne peut plus exploiter devrait conduire à un partes’inquiètent de les dissensions entre États nariat pragmatique, basé sur membres qu’à la marge. la non-ingérence et limité aux voir la Russie domaines d’intérêt partagé – le comme unique Si le pays peut compter commerce, le développement sur l’augmentation de son rempart contre la des infrastructures de transport et commerce extérieur avec l’Union de transit, la lutte contre l’immi- catastrophe européenne (+ 76 % en 2011, gration clandestine, l’efficace qui est dû à une hausse des cité énergétique, la coopération exportations de produits raffinés scientifique, etc. Aborder d’autres thèmes, telle à destination de certains pays membres), sans la transition démocratique, est dès lors considéré accords bilatéraux avec l’Union européenne par les autorités comme une politisation inaccepil se prive d’investissements et de savoir-faire table du dialogue. essentiels à la modernisation de son économie. Faute de compétition face au capital russe, le Minsk ne s’est résolu à des concessions prix de vente des avoirs industriels à privatiser que lorsque ses relations avec Moscou étaient au plus bas. En août-septembre 2008, des prison7 niers politiques furent libérés et la législation La demande de libération et de réhabilitation de tous les prisonniers politiques restant insatisfaite, en juin 2011 trois sociétés électorale amendée. Six candidats d’opposition considérées comme pourvoyeuses de fonds pour le régime ont furent même autorisés à concourir à l’élection été ajoutées à la liste noire de l’Union européenne, qui comprend désormais 242 individus et 32 personnes morales. présidentielle du 19 décembre 2010. Troquant 8 quelque concession en retour. Il bluffe le reste du temps, agitant le risque d’une absorption de la Biélorussie par son voisin russe. La guerre russo-géorgienne d’août 2008, en rendant cette dernière menace plus crédible, a incité Bruxelles à adopter une politique d’« engagement critique » destinée à convaincre Minsk des bienfaits d’un rapprochement avec l’Union européenne. À l’initiative de la Pologne, la Biélorussie fut ainsi invitée à participer au Partenariat oriental dès le lancement officiel, en mai 2009, de ce pan de la politique européenne de voisinage. D’abord enthousiastes, les autorités biélorusses ont déchanté en constatant que l’invitation était, elle aussi, assortie de conditions démocratiques 6. “ „ 6 Le Parlement européen ne reconnaissant pas les députés issus des élections législatives biélorusses, ceux-ci ne peuvent siéger à l’assemblée du Partenariat oriental (Euronest) par exemple. Lors du sommet du Partenariat oriental de septembre 2011, la délégation biélorusse a théâtralement quitté les lieux pour protester contre ce que Minsk considère comme des « doubles standards ». 132 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 En représailles contre la préparation de nouvelles sanctions par Bruxelles, la Biélorussie a expulsé en février 2012 la déléguée de l’Union européenne et l’ambassadeur polonais à Minsk. Par solidarité, tous les ambassadeurs européens ont alors été momentanément rappelés pour consultations. Cet épisode a été suivi de la fermeture de l’ambassade de Suède, en août 2012, après le largage d’ours en peluche porteurs de messages pro-démocratiques au-dessus de Minsk par un avion piloté par des activistes suédois. Minsk, août 2012, manifestation de soutien aux membres de l’opposition accusés de complicité à la suite du largage d’ours en peluche porteurs de messages pro-démocratiques au-dessus de la capitale biélorusse par un avion piloté par des activistes suédois. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 133 © AFP / Viktor Drachev B iélor us s ie : un ré g i m e a u t o ri t a i re a u x h o ri z o n s re s t re i n t s Questions EUROPÉENNES devrait finir par décliner. Le déficit de la balance commerciale et les tensions monétaires persistantes assombrissent des perspectives économiques déjà inquiétantes depuis 2011. Or, le régime doit impérativement trouver des liquidités – 3 milliards d’euros pour 2013 – afin de financer le service de sa dette extérieure, qui a doublé en trois ans et atteint désormais plus de 60 % du PIB. En cause, une crise des fondamentaux économiques que le gouvernement, hostile aux réformes structurelles du fait de leur coût social, ne parvient qu’à colmater, à grand renfort de nouveaux crédits russes. Les Biélorusses, conscients que la troisième voie est une impasse, s’inquiètent de voir la Russie comme unique rempart contre la catastrophe. À l’Est toute ? Engagé dans une fuite en avant autoritaire qui l’a durablement isolé du reste de l’Europe, A. Loukachenko voit sa marge de manœuvre géopolitique se réduire également le long du vecteur oriental. Si la Russie veut bien aider ses « frères » biélorusses en détresse, elle escompte désormais des concessions en retour. Minsk en quête d’alternatives Pour tenter de s’affranchir de sa dépendance vis-à-vis de la Russie, la Biélorussie a mené ces dernières années une diplomatie tous azimuts. Officiellement neutre, elle utilise la tribune du mouvement des non-alignés pour défendre le principe d’une diversité des voies de développement. Cela l’a rapprochée à un moment ou à un autre d’États peu respectueux de démocratie et qui se sont fournis auprès d’elle en matériel militaire – l’Angola, le Soudan, la Côte d’Ivoire, la Libye et la Syrie notamment. Dans l’espoir de diversifier ses importations d’hydrocarbures, A. Loukachenko s’était tourné vers son ami Hugo Chávez, passant commande en 2010-2011 de pétrole brut vénézuélien importé à grands frais via le terminal ukrainien d’Odessa. Ce schéma de transit non rentable fut néanmoins abandonné à l’été 2012. La Biélorussie a aussi entamé la construction de 134 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 sa première centrale nucléaire mais, là encore, c’est de Russie que proviennent les crédits à la construction (10 milliards d’euros), les technologies et que viendra le combustible 9. La coopération avec la Chine suscite les plus grands espoirs, alimentés de part et d’autre par quelques fantasmes quant à une supposée proximité idéologique entre Minsk et Pékin. Si la Chine n’a aucun état d’âme à traiter avec une dictature, le schéma d’investissements proposé s’affranchit en revanche du diktat personnel d’A. Loukachenko. L’afflux de capitaux chinois dans le très médiatisé – et très controversé – Technopark industriel sinobiélorusse en projet à Minsk n’aurait en fait guère d’impact sur l’emploi en Biélorussie. Les produits qui en sortiront seront destinés au marché chinois et les bénéfices réalisés également rapatriés en Chine. Les gains de tels projets en termes de compétitivité pour l’économie biélorusse demeureront limités. L’accroissement de la pression russe Reste donc le vecteur traditionnel, pour ne pas dire naturel, de coopération avec le grand voisin russe. Pour prix de son soutien financier, Moscou attend de son plus proche allié dans la région une certaine loyauté géopolitique. La Biélorussie est en effet un pilier dans diverses organisations régionales établies sous l’égide de Moscou : la Communauté des États indépendants (CEI, qui réunit onze des quinze anciennes républiques soviétiques), l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) 10, la Communauté économique eurasiatique (EurAsEc, qui rassemble les mêmes pays que l’OTSC moins l’Arménie) et, depuis 2011, l’Union douanière entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan 11. 9 Horia-Victor Lefter et Anaïs Marin, « L’option nucléaire en régime autoritaire. La centrale d’Astravets au Bélarus », Regard sur l’Est, 1er avril 2012 (www.regard-est.com). 10 Outre ces deux pays, on y trouve l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. 11 La Biélorussie n’étant pas membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), que la Russie a rejointe pour sa part en août 2012, l’intégration de leurs économies dans le cadre de l’Union douanière laisse penser que la Biélorussie pourrait devenir un paradis offshore pour des entreprises russes désireuses de contourner certaines contraintes induites par les règles commerciales de l’OMC. B iélor us s ie : un ré g i m e a u t o ri t a i re a u x h o ri z o n s re s t re i n t s Préférences géopolitiques des Biélorusses (en %) Évolution, depuis 2005, des réponses à la question « Si vous deviez choisir entre une union avec la Russie et une adhésion à l’Union européenne, que choisiriez-vous ? » Septembre Décembre Septembre Septembre Septembre Septembre Mars Septembre Mars 2005 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2012 2013 Adhésion à l’Union européenne 28,6 33,3 26,2 42,7 41,7 42,0 37,3 44,1 42,1 Union avec la Russie 59,2 47,5 54,0 38,3 34,9 41,5 47,0 36,2 37,2 Indécis ou indifférent 12,2 19,2 19,8 19,0 23,4 16,5 15.7 19,7 20,7 Sondages réalisés auprès d’un échantillon représentatif de Biélorusses de plus de 18 ans (> 1 500 personnes) avec une marge d’erreur de 0,03 point. Source : NISEPI (Institut indépendant d’études socio-économiques et politiques), Vilnius, www.iiseps.org/analitica/543 (dernière consultation : 15 avril 2013). Cet enchevêtrement complexe est voué à évoluer, du moins selon V. Poutine qui en est le principal architecte, vers une Union eurasiatique unique intégrant certains pays de l’ex-URSS, voire des républiques autoproclamées comme la Transnistrie, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie 12. L’offre d’intégration régionale de Moscou est, elle aussi, guidée par des considérations pragmatiques. Si la perspective d’une annexion pure et simple de la Biélorussie ne semble pas réaliste, il est fort probable en revanche que les appétits russes aboutiront à un réel transfert de souveraineté en matière économique. Déjà, fin 2011, le monopole d’État qui gère le réseau biélorusse de gazoducs, Beltransgaz, est passé à 100 % sous le contrôle de Gazprom. La fusion du constructeur automobile MAZ avec le Russe KamAZ est, quant à elle, presque achevée. D’autres consortiums publics importants qui garantissent au pays ses recettes d’exportation pourraient attiser les convoitises de Moscou : la raffinerie pétrolière de Mozyr, l’usine de construction de châssis MZKT 13, l’entreprise d’optoélectronique Peleng, le géant mondial des engrais potassiques Belaruskali et bien d’autres encore. Signe des temps, Moscou ne cède plus au chantage de Minsk dans les litiges commerciaux qui les opposent fréquemment. Le dernier en date a tourné au scandale diplomatique au cours de l’été 2012. En effet, depuis 2011, la Biélorussie a dissimulé sous la nomenclature de « solvants » et de « biocarburants » des réexportations de pétrole russe pour lesquelles elle aurait dû, en vertu des accords en vigueur, reverser au budget russe une partie de ses recettes douanières. La Russie, dénonçant ce schéma comme de la contrebande organisée, lui a donc réclamé 1,5 milliard de dollars d’impayés et, en représailles, a réduit le volume de ses exportations d’hydrocarbures. ●●● Lors de leur rencontre à Sotchi en septembre 2012, V. Poutine a été clair avec son homologue biélorusse : la Russie n’ayant pas intérêt à une exacerbation du conflit de Minsk avec Bruxelles, le Kremlin ne volera plus au secours d’A. Loukachenko. Lassées des incartades de leur encombrant allié, les autorités russes traiteraient plus volontiers avec un technocrate qu’elles auraient elles-mêmes 13 12 Malgré les pressions russes, la Biélorussie s’abstient toujours de reconnaître l’indépendance des deux républiques sécessionnistes de Géorgie. Minsk conserve probablement la carte de la reconnaissance comme un atout à utiliser lors d’un moment plus difficile dans ses relations avec Moscou. Cette usine de tracteurs est aussi le principal fournisseur de châssis pour les lance-missiles de facture soviétique et russe. Les négociations en vue de l’intégration de MZKT dans le complexe militaro-industriel russe se sont accélérées ces derniers mois. Anaïs Marin, « Trading off sovereignty. The outcome of Belarus’s integration with Russia in the security and defence field », OSW Commentary, Varsovie, 29 avril 2013 (www.osw.waw.pl). Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 135 Questions EUROPÉENNES désigné, quitte en échange à proposer au satrape de Minsk une retraite dorée, à la direction de l’Union eurasiatique par exemple. Jusqu’auboutiste, « Batka » – le « petit père », surnom de Loukachenko en russe – demeure prêt à tout pour conserver le pouvoir, quoi qu’il lui en coûte aux yeux de ses administrés, qui ont visiblement perdu confiance en lui 14. De leur côté, les Vingt-Sept n’ont pas succombé à la dernière manœuvre du régime. Lors de la révision de l’éventail des sanctions de l’Union européenne en octobre 2012, ils ont laissé sur la liste noire Vladimir Makeï, un fidèle du président biélorusse et coresponsable des exactions du régime, dont la nomination au poste de ministre des Affaires étrangères en août se voulait pourtant un geste de bonne volonté en direction de Bruxelles. Incomparablement moins alléchante que celle de Moscou, l’offre de coopération que Bruxelles a mise sur la table – ou plutôt dans les couloirs – des négociations avec Minsk – le « Dialogue européen pour la modernisation » 15 – ouvre cependant à la Biélorussie des perspectives d’intégration plus respectueuses des intérêts et surtout de l’indépendance du pays sur le long terme. Cette stratégie pourrait peser alors que, d’après les sondages du NISEPI (voir tableau), 14 Selon l’Institut indépendant d’études socio-économiques et politiques NISEPI en exil à Vilnius, sa popularité est passée de 53,6 % en décembre 2010 à 31,6 % en décembre 2012. 136 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 les Biélorusses qui souhaiteraient que leur pays soit membre de l’Union européenne sont désormais plus nombreux que ceux qui aimeraient le voir dans une union avec la Russie. Compte tenu de la situation géographique du pays qui en fait un État de l’entre-deux, la diplomatie biélorusse de l’hypothétique après-Loukachenko nécessitera toujours un subtil jeu d’équilibriste entre l’Est et l’Ouest. Seul le vecteur européen d’intégration pourra alors laisser espérer aux Biélorusses que ce ne soit plus le jeu diplomatique d’un dictateur. ■ Bibliographie ● Belarusian Institute for Strategic Studies, Belarusian Yearbook 2011, BISS & Nashe Mnenie, Minsk, 2012 (www. belinstitute.eu) ● Jean-Charles Lallemand et Virginie Symaniec, Biélorussie : mécanique d’une dictature, Les Petits matins, Paris, 2007 Alexandra Goujon, Révolutions politiques et identitaires en Ukraine et Biélorussie (1988-2008), Belin, Paris, 2009 ● Andrew Wilson, Belarus. The Last European Dictatorship, Yale University Press, 2011 ● 15 L’initiative, d’origine polonaise, a été présentée fin mars 2012. Dans ce nouveau non-paper sur la Biélorussie, l’Union européenne rompt avec la tradition de la double-track diplomacy – limitation des relations avec les autorités politiques et engagement accru auprès de la société civile – en proposant que, sous certaines conditions (la libération préalable des onze derniers prisonniers politiques), des représentants de la bureaucratie soient associés au dialogue avec l’Union européenne. Questions EUROPÉENNES Le Monténégro en route vers l’intégration européenne Florent Marciacq * * Florent Marciacq est chercheur associé à l’université du Luxembourg, à l’université de Contrairement à la plupart de ses voisins balkaniques dont les perspectives européennes tardent à se études parlementaires de la Chambre des députés du Luxembourg. matérialiser, le Monténégro progresse à grands pas vers l’Union européenne. Sept ans après son accession à l’indépendance, le jeune État monténégrin aborde la dernière ligne droite de son processus de rapprochement : les négociations d’adhésion. Quels sont les éléments favorisant le succès de ce rapprochement ? Et quels en sont les écueils ? Vienne et à la chaire de recherche en Le 7 avril 2013, 515 000 citoyens monténégrins ont été appelés aux urnes afin d’élire leur Président. Le scrutin, contesté par l’opposition, n’a pas gratifié le candidat sortant, Filip Vujanovic, de l’éclatante victoire annoncée lors de sa campagne. Un peu plus de 5 000 voix seulement le départageraient de son concurrent malheureux, Miodrag Lekic. À l’énoncé des résultats, l’opposition a déclaré sa volonté de boycotter sa participation aux processus parlementaires et d’organiser des manifestations. L’Union européenne, préoccupée par la situation, espère une issue rapide, tout en admettant que cette crise a des racines plus profondes, qui révèlent un manque de confiance institutionnelle. La réélection contestée de Filip Vujanovic pour un troisième mandat consécutif est d’autant moins bien acceptée par l’opposition monténégrine qu’elle fait suite au retour en politique de l’homme fort du Monténégro, Milo Djukanovic. Au pouvoir durant plus de vingt ans, celui-ci a de nouveau été adoubé Premier ministre en décembre 2012. Le parti qu’il dirige – et auquel appartient également Filip Vujanovic – domine le Parlement et la vie politique monténégrine depuis de longues années. Cette situation illustre l’ambiguïté dans laquelle se trouve le pays. État jeune et relativement méconnu, le Monténégro a distancé en quelques années la plupart de ses voisins balkaniques sur la voie de l’Union européenne. En juin 2012, il a entamé la dernière ligne droite avant l’adhésion en lançant le processus final de négociations. Son parcours, remarquable, a bénéficié d’un engagement résolu de la part de la classe politique monténégrine et a su s’appuyer sur un soutien populaire massif. Le pays a en outre fait montre d’un certain volontarisme en matière de coopération internationale dans le domaine de la sécurité. Ces succès sont aussi ceux du tandem Djukanovic-Vujanovic. Mais le Monténégro n’a pas relevé tous les défis de la transition et de la démocratisation. Certes, ce qui lui reste à accomplir Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 137 Questions EUROPÉENNES Monténégro : quelques données statistiques Superficie : 13 812 km2 (soit la moitié de la Belgique) Population : 620 029 habitants (2011) Capitale : Podgorica (appelée Titograd entre 1946 et 1992) Composition ethnique : Monténégrins : 45 % ; Serbes : 29 % ; Bosniaques : 9 % ; Albanais : 5 % ; autres : 12 % (2011) Indice de développement humain : 0,791 (52e rang sur 187 pays, 2012) Monnaie : usage unilatéral de l’euro PIB par habitant : 10 500 euros, soit 43 % de la moyenne de l’UE-27 (en parité de pouvoir d’achat, 2011) Croissance du PIB : 3,2 % (2011) Taux de chômage : 19,7 % (2011) Dette publique : 45,9 % du PIB (2011) Sources : Wiener Institut für internationale Wirtschaftsvergleiche (WIIW) ; Office statistique du Monténégro (Monstat). avant d’accéder à l’Union européenne semble modeste en comparaison des défis auxquels sont confrontés la plupart de ses voisins balkaniques. Ils n’en sont pas moins essentiels. Car, en l’absence d’alternance politique et compte tenu de la faiblesse de l’État de droit, le Monténégro demeure un pays en construction. L’intégration européenne : per aspera ad astra Succès d’une trajectoire Le Monténégro s’est élancé de manière autonome sur la voie de l’intégration européenne avant même son indépendance, proclamée en 2006. Son engagement précoce, dès 2004, lui a permis d’anticiper les premières phases de ce processus, en particulier en matière d’harmonisation économique. La république du Monténégro faisait alors partie de la Communauté d’États de Serbie-et-Monténégro, mais ses compétences étaient telles, néanmoins, qu’elles amenèrent l’Union européenne à mettre en place une approche différenciée (« twin-track approach ») lui permettant de traiter distinctement avec Belgrade et Podgorica. 138 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Quand la Communauté d’États de Serbieet-Monténégro a été dissoute par référendum et le Monténégro proclamé indépendant le 3 juin 2006, d’importants champs politiques échappaient encore à cette approche 1 . Immédiatement reconnu comme État souverain par l’Union européenne et ses États membres, le Monténégro a établi alors au plus vite des relations avec Bruxelles et la plupart des capitales européennes, y compris dans les domaines qui figuraient jusqu’alors dans les prérogatives de Belgrade. Alors que la Serbie voyait sa progression vers l’Union européenne entravée par son manque de coopération avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), le Monténégro est ainsi parvenu dès 2007 à signer un accord de stabilisation et d’association avec l’Union européenne – une étape essentielle sur la voie de l’intégration. Après ratification par tous les États membres, cet accord est entré en vigueur en janvier 2010. Il précise le cadre des relations entre l’Union européenne et le Monténégro, notamment en matière de justice. Dans le même temps, le Monténégro réalisait les réformes requises par l’Union européenne en vue de la libéralisation de son régime de circulation des personnes. Il modernisa la gestion de ses frontières, harmonisa les normes de sécurité de ses documents de voyage et multiplia les efforts visant à combattre le crime organisé transnational. Ces mesures furent suivies d’une avancée à la fois concrète et très symbolique pour les Monténégrins. Depuis janvier 2010, ils n’ont plus besoin de visa pour rejoindre l’espace Schengen et peuvent, par conséquent, plus facilement rendre visite aux membres de leur famille expatriés depuis les guerres des années 1990. La dynamique européenne au Monténégro a connu un nouvel élan en décembre 2010, le Conseil européen ayant déclaré le pays candidat à l’Union européenne. Le fait que cette autorisation conditionne l’ouverture des négociations à la réalisation de réformes prioritaires dans les 1 Par exemple les affaires étrangères, la défense, les droits de l’homme et la protection des minorités. © AFP / Savo Prevelic L e M on t én ég ro e n ro u t e v e r s l ’ i n t é g ra t i o n e u ro p é e n n e Lors de sa première visite au Monténégro, le 15 avril 2013, la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Catherine Ashton, a rencontré le Premier ministre monténégrin, Milo Djukanovic. Elle a notamment souligné « l’importance de la lutte contre la corruption et le crime organisé » pour l’intégration européenne du pays. domaines de l’État de droit, de la justice et de la protection des droits fondamentaux n’a pas entamé cet enthousiasme. Après quelques hésitations, jugeant que les progrès accomplis étaient notables, le Conseil européen de décembre 2011 a entériné finalement l’ouverture des négociations d’adhésion, qui a pris effet en juin 2012. Un rapprochement rapide et continu Deux ans et demi se sont écoulés entre la signature et l’entrée en vigueur de l’accord de stabilisation et d’association qui lie le Monténégro à l’Union européenne, contre plus de quatre ans pour la Serbie. Trois ans et demi se sont écoulés entre la transmission de la candidature monténégrine à l’Union européenne et l’ouverture des négociations d’adhésion. La Serbie, elle, attend encore (depuis 2009), tout comme la Macédoine (depuis 2004). Quant à l’Albanie, à la Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, ils peinent à se raccrocher au train de l’intégration européenne. Après la Croatie qui devrait rejoindre l’Union européenne le 1er juillet 2013 2, ce sera donc au tour du Monténégro de reprendre le flambeau de la dynamique européenne dans les Balkans occidentaux. Cette progression est d’autant plus remarquable que la région connaît depuis quelques années des crises à répétition. Contrairement à la Serbie – dont le rapprochement avec l’Union européenne a souffert du manque de coopération avec le TPIY et, plus récemment, du différend avec le Kosovo –, à la Macédoine – dont le processus d’adhésion reste bloqué par la Grèce qui conteste la dénomination de ce pays – mais aussi à la Bosnie-Herzégovine et au Kosovo – qui font face à de graves problèmes internes –, 2 Florent Marciacq, « La Croatie, 28e État membre de l’Union européenne », P@ges Europe, 25 février 2013 (www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000658-la-croatie-28eme-etatmembre-de-l-union-europeenne-par-florent-marciacq). Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 139 Questions EUROPÉENNES le Monténégro a évité depuis son indépendance les écueils de la déstabilisation. Il s’est prémuni de la montée des nationalismes et s’est efforcé de conserver de bonnes relations de voisinage. Ainsi, le Monténégro a su nouer de bons rapports avec le Kosovo, qu’il a reconnu en 2008, tout en préservant ses liens avec la Serbie. Ce geste a certes provoqué le mécontentement de la Serbie. Par exemple, l’ambassadeur du Monténégro à Belgrade fut déclaré persona non grata en octobre 2008 et des négociations concernant un contentieux territorial serbo-monténégrin furent gelées. Mais les relations politiques et économiques entre les deux voisins se sont depuis normalisées. La bonne entente entre le Monténégro et la Serbie s’illustre notamment dans le fait que Belgrade représente Podgorica dans les pays où il n’existe pas d’ambassade monténégrine, comme c’est le cas en Macédoine. Les tenants politiques du rapprochement L’intégration européenne comme priorité nationale La promotion de l’intégration européenne est portée par tous les partis politiques siégeant au Parlement, y compris par les formations serbes les plus nationalistes 3. Dans leurs programmes respectifs, les partis politiques du Monténégro désignent unanimement l’adhésion à l’Union européenne comme priorité nationale et promettent à l’envi d’accélérer le processus d’intégration. L’adoption des normes européennes y est associée à un élan de modernité, à un progrès démocratique et à la promesse d’une prospérité à venir. Le consensus de la classe politique se traduit lors d’élections générales par l’absence de clivage en la matière. Les campagnes électorales qui ont précédé les scrutins législatifs et prési3 Même les partis nationalistes serbes prônant l’idée d’unir tous les Serbes au sein d’une Grande Serbie (incluant le Monténégro) soutiennent l’intégration européenne. C’est le cas de Nouvelle Démocratie serbe (NOVA), du Parti démocratique serbe (DSS) et du Parti radical serbe du Monténégro (SRS). 140 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 dentiel d’octobre 2012 et d’avril 2013 n’ont pas dérogé à cette règle. Seules les questions liées à l’identité nationale, à l’économie, aux relations avec les pays voisins ou à la personnalité des leaders politiques ont permis aux partis de se distinguer les uns des autres, sans que soit mise en cause la place du Monténégro dans l’Union européenne. Une européanisation précoce L’adhésion à l’Union européenne revêt l’importance d’une priorité stratégique au niveau gouvernemental et institutionnel. Elle figure comme objectif transversal de premier ordre dans les documents officiels monténégrins, qu’il s’agisse de la stratégie nationale de sécurité (2008) ou des plans nationaux visant à accélérer les processus de réforme 4. Elle a également entraîné un certain nombre d’adaptations légales et institutionnelles. En 2009, elle a ainsi donné lieu à la création d’un ministère pour l’Intégration européenne, chargé de la coordination interministérielle du processus d’association avec l’Union européenne et de la gestion de l’aide européenne. Afin de diffuser les normes européennes dans tous les services de l’État, Podgorica a également établi des directions consacrées aux affaires européennes au sein des ministères les plus importants – Affaires étrangères, Défense, Finances, Justice ou Santé. Le Parlement dispose d’un Comité aux affaires internationales et à l’intégration européenne, très engagé dans l’alignement des lois monténégrines sur l’acquis communautaire. Ces acteurs institutionnels servent de trait d’union entre Podgorica et Bruxelles et confortent les institutions monténégrines dans leur orientation européenne. Depuis juin 2006, date d’ouverture des négociations officielles avec l’Union européenne, le Monténégro a déjà progressé vers l’adhésion. Il a débuté l’examen analytique de la plupart des champs de l’acquis de l’Union européenne, afin de détecter d’éventuelles discordances. Certains 4 Voir Government of Montenegro, National Program for Integration of Montenegro into the EU (NPI) for the Period 2008-2012, Podgorica, avril 2008. L e M on t én ég ro e n ro u t e v e r s l ’ i n t é g ra t i o n e u ro p é e n n e domaines, comme la science et la recherche, ne poseront pas de problème majeur. D’autres, en revanche, comme la justice, les droits fondamentaux et la politique sociale requerront d’intenses efforts d’harmonisation. Le Monténégro 100 km HONGRIE ROUMANIE CROATIE* L’engagement sécuritaire euro-atlantique Afin d’accélérer la dynamique, le Monténégro s’est efforcé de persuader ses partenaires européens de son engagement sur la scène internationale. Il a fait preuve à cet égard d’un certain volontarisme politique, se présentant comme un atout régional en termes de sécurité. Au cours des dernières années, le pays a ainsi approfondi ses liens avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), malgré une opinion publique très divisée quant à l’opportunité d’une adhésion. Ainsi, en 2012, 37 % des Monténégrins soutenaient une potentielle adhésion à l’OTAN 7. En revanche, 38 % la rejetaient, par solidarité avec leur voisin 5 Rapports annuels du Centre pour la démocratie et les droits de l’homme au Monténégro (CEDEM). 6 Gallup Balkan Monitor 2011. 7 CEDEM, 2012. Belgrade BOSNIE-HERZÉGOVINE SERBIE Sarajevo MONTÉNÉGRO Pristina Kosovo Podgorica Skopje Mer Adriatique MACÉDOINE Tirana Bari ALBANIE ITALIE GRÈCE Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Un soutien populaire en régression L’intégration européenne jouit du soutien de la population, même s’il est un peu tempéré depuis 2008 par la crise financière et économique. En juin 2006, l’euphorie de l’indépendance aidant, 82 % des Monténégrins se prononçaient en faveur de l’adhésion de leur pays à l’Union européenne. Cette part s’est stabilisée par la suite aux alentours de 70-75 %, avant de chuter en octobre 2009 et d’atteindre son point le plus bas, 59,9 %, en septembre 2012 5. À l’échelle régionale, le soutien accordé à l’Union européenne par les Monténégrins reste néanmoins élevé : 41 % de la population estime que le pays suivra la Croatie en devenant le 29e État membre de l’Union. Cette perspective n’empêche pas près de 60 % des Monténégrins de juger ne pas être informés de manière satisfaisante au sujet de l’Union européenne et de ses institutions 6. Statut au regard de l’Union européenne (avril 2013) Membres En cours d’adhésion Candidats Candidats potentiels * Sous réserve de sa ratification par tous les États membres et par la Croatie, le pays deviendra le 28e État membre de l'Union le 1er juillet 2013. Source : Union européenne, http://europa.eu/ serbe, qui fut la cible en 1999 des bombardements de l’Alliance atlantique. Du point de vue institutionnel, le Monténégro participe depuis 2006 au Partenariat pour la paix et a rejoint en 2009 le Plan d’action pour l’adhésion. Du point de vue opérationnel, le pays participe aussi depuis 2010 à la mission dirigée par l’OTAN en Afghanistan, la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS, ou International Security Assistance Force, ISAF) avec une quarantaine d’hommes. Soucieux de démontrer sa capacité à contribuer à la sécurité internationale, il prend également part à l’opération de l’Union européenne Atalante destinée à lutter contre la piraterie dans la Corne de l’Afrique. Son engagement aux côtés de l’Union européenne est ancré : il a ainsi conclu en 2012 des accords-cadres lui permettant de participer Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 141 Questions EUROPÉENNES vingt ans par un seul parti. Plébiscité à chaque aux opérations européennes de gestion de crise. De manière plus générale, le Monténégro élection par les Monténégrins, le Parti démocrasoutient le renforcement de la politique tique socialiste (DPS) forme des coalitions européenne de sécurité et de défense commune, qui jouissent généralement d’une majorité ainsi que l’approfondissement des relations absolue au Parlement. Également victorieuse en institutionnelles et opérationnelles entre l’Union octobre 2012 avec 46 % des voix, la coalition européenne et l’OTAN. menée par le DPS a été privée cette fois-ci d’une nouvelle majorité absolue, mais elle continue de Le Monténégro tire divers avantages de son dominer la scène politique de manière écrasante. engagement international aux côtés de l’Union Depuis 2006, ses compétiteurs les plus sérieux européenne et de l’OTAN. Outre l’image d’acteur atteignent péniblement des scores de 20 %. Ce responsable qu’il acquiert, il anticipe son statut succès répété a permis à des membres du DPS d’État membre en adoptant avant l’heure les d’occuper sans interruption depuis 1991 les règles encadrant les opérations européennes fonctions de président de la République, de et euro-atlantiques à l’étranger. Compte tenu Premier ministre et de présides complémentarités et des dent de l’Assemblée, ainsi interactions entre les deux que les postes clés au sein des organisations en matière de La prééminence entreprises et des administrapolitique de défense et de du Parti démocratique tions publiques. La réélection sécurité, il espère tirer profit contestée en avril 2013 de d’une dynamique liant les socialiste tend Filip Vujanovic pour un deux processus d’intégration. à favoriser un troisième mandat à la tête du Le Monténégro entre- clientélisme d’État, Monténégro confirme la règle. tient enfin de bonnes relations La prééminence du DPS avec les États-Unis, qui dont pâtit la dans la vie politique monténésoutiennent son adhésion stabilité politique grine s’explique par plusieurs à l’OTAN et participent à du Monténégro facteurs. Ils vont du rôle joué la réforme de son armée, et par ce parti dans l’indépenavec la Russie, qui investit dance du Monténégro au massivement sur son littoral. Il crédit qu’il s’attribue pour les progrès réalisés n’est pas rare de croiser sur la côte monténégrine dans le cadre de l’intégration européenne, en à la fois des navires de guerre américains, se passant par la fragmentation de l’opposition ravitaillant à Bar, et des yachts de luxe russes et la tendance de cette dernière à s’organiser amarrés à Tivat. suivant des lignes ethniques plutôt que civiques. La confusion est en outre volontiers entretenue Deux talons d’Achille pour les aides versées aux nécessiteux entre le parti au pouvoir et l’État. Enfin, la carrière d’une Les progrès accomplis par le Monténégro figure clé du DPS, Milo Djukanovic, est intimeces dix dernières années sont remarquables, ment liée à l’histoire moderne du Monténégro. certes, mais ils ne sauraient faire du pays un Premier ministre de 1991 à 1998, Président parangon de démocratisation. Des écueils de 1998 à 2002, puis à nouveau Premier ministre persistent, bien réels, dans la vie politique montéde 2003 à 2006, de 2008 à 2010 et depuis négrine et témoignent de fragilités structurelles, décembre 2012, Milo Djukanovic occupe les que le pays peine à conjurer. plus hautes fonctions au Monténégro depuis près de vingt ans. Une démocratie sans alternance La prééminence du Parti démocratique Le Monténégro est une démocratie parlesocialiste tend à favoriser un clientélisme d’État, mentaire monocamérale attachée au multipardont pâtit la stabilité politique du Monténégro. tisme. Or, le pays est gouverné depuis plus de “ „ 142 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 L e M on t én ég ro e n ro u t e v e r s l ’ i n t é g ra t i o n e u ro p é e n n e Car l’exercice de la démocratie, pour l’assainir et pour en stimuler la vitalité, requiert l’alternance. Or celle-ci se décrète d’autant moins que le parti au pouvoir et ses dirigeants tirent leur légitimité d’élections libres et multipartites. L’Union européenne ne peut se substituer à ces scrutins. À défaut, elle peut continuer à souligner la nécessité de mener à terme des réformes palliatives pour la démocratie monténégrine. Sont en cause la politisation excessive des structures d’État – en particulier de la police et de la justice –, les atteintes régulières à la liberté de la presse – qui relèguent le Monténégro au 107e rang mondial sur 179 d’après Reporters sans frontières – et les systèmes occultes de financement des partis politiques – notamment du DPS – qui verrouillent toute perspective d’alternance. Un État de droit qui doit s’affirmer Le Monténégro pâtit d’une image peu respectable en matière de trafic, de blanchiment d’argent, de corruption et de crime organisé. Cette réputation est liée au rôle obscur joué par Podgorica dans les années 1990, alors que le régime serbe de Slobodan Milosevic faisait l’objet de sanctions internationales. Elle fut ensuite alimentée par des poursuites, avortées pour cause d’immunité, à l’encontre de hauts dignitaires monténégrins, dont Milo Djukanovic. Dans les années 2000, celui-ci fut en effet soupçonné par la justice italienne d’avoir dirigé un vaste réseau de trafic international de cigarettes entre 1994 et 2002, alors même qu’il occupait les plus hautes fonctions de l’État. Aujourd’hui encore, le rôle du clan Djukanovic et d’autres hauts responsables politiques est évoqué dans diverses affaires criminelles – privatisations frauduleuses, blanchiment d’argent sale et financement illicite de campagnes électorales 8. Leurs agisse8 Des scandales touchent notamment l’usine d’aluminium de Podgorica (KAP), la presqu’île de Zavala, l’entreprise nationale des télécommunications et la banque monténégrine Prva Banka. Ils impliqueraient le frère de l’ancien président du Monténégro, Svetozar Marovic, ainsi que la sœur et le frère de Milo Djukanovic. Voir Jean-Arnault Dérens, « Monténégro. Investissements étrangers et féodalisation du pouvoir », Grande Europe, no 29, février 2011 (www.ladocumentationfrancaise.fr/ pages-europe/d000475-montenegro.-investissements-etrangerset-feodalisation-du-pouvoir-par-jean-arnault). ments sont régulièrement dénoncés par des journaux d’opposition – comme Vijesti (Les nouvelles) – et des organisations non gouvernementales luttant contre la corruption, sans pour autant ébranler l’impunité ou la complaisance dont semble bénéficier une partie des élites. La lutte contre la corruption n’a eu à ce jour qu’un impact limité dans les hautes sphères de l’État, et le Monténégro continue d’occuper la 66e place mondiale (sur 183) en matière de perception de la corruption, selon le rapport 2011 de Transparency International. Situé sur l’une des voies d’acheminement de la drogue en Europe, le Monténégro peine en fait à convaincre l’Union européenne de sa détermination à lutter contre la criminalité organisée au plus haut niveau. Cette réticence communautaire à peine voilée s’est traduite par la mise en place d’un régime de conditionnalité qui lie les avancées du Monténégro en matière d’intégration européenne à l’accomplissement de réformes spécifiques en matière d’État de droit. Freiné en 2011 dans sa progression en raison de manquements à ce régime de conditionnalité, le Monténégro, sous la pression de l’Allemagne et des Pays-Bas, a adopté au cours des derniers mois un certain nombre de normes européennes et de lois visant à prouver sa bonne foi. Leur mise en application demeure toutefois problématique et l’absence d’alternance politique favorise à cet égard une inertie bien malvenue. Depuis l’été 2012, l’Union européenne a donc profité de l’ouverture des négociations d’adhésion pour renforcer son régime de conditionnalité. Elle a annoncé que le premier chapitre à être négocié porterait sur la justice et les droits fondamentaux, et que le suivi des progrès en la matière s’appuierait sur les rapports d’évaluation de l’Agence européenne de police criminelle (Europol). ●●● Le Monténégro progresse à grands pas vers l’Union européenne. La recette de son succès allie un engagement des élites en faveur de l’adhésion, une européanisation précoce des institutions monténégrines, un soutien populaire important et un volontarisme politique qui s’exprime notam- Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 143 Questions EUROPÉENNES ment en matière de sécurité internationale. Mais l’absence d’alternance politique est un mal que l’intégration européenne ne saurait seule guérir. Même légitimées par des élections, la longévité au pouvoir du Parti démocratique socialiste et celle de son leader Milo Djukanovic ne sont pas des gages de stabilité. Bien au contraire, l’assainissement de la vie politique monténégrine, déjà minée par la corruption et la criminalité organisée, n’en apparaît que plus difficile. D’autres écueils jalonnent le chemin du Monténégro. Sur le plan socio-économique, le pays se trouve dans une situation fragilisée par la crise, avec un déficit budgétaire grandissant et des perspectives de croissance peu encourageantes. Alors que gronde la contestation sociale, le Monténégro peut de moins en moins faire l’économie d’une opposition politique efficace sachant négocier avec le gouvernement en place. L’euro-isation unilatérale du pays, qui bien que ne faisant pas partie de la zone euro utilise la devise européenne comme monnaie nationale, constitue une difficulté supplémentaire, car elle limite en temps de crise la flexibilité de sa gouvernance économique et monétaire. Sur le plan de la cohésion nationale et tout en évitant l’écueil du nationalisme, le pays doit également traiter avec justesse les revendications des Serbes – ils représentent près d’un tiers de la population et ont des exigences en matière linguistique et de droit à la double nationalité. Ces défis, parmi d’autres, illustrent que, même pour un pays disposant d’un bilan relativement positif en matière de développement, la démocratisation demeure un processus fort complexe. Si l’intégration européenne, assurément, favorise cette démocratisation, elle ne peut s’y substituer. ■ Entrez dans le vif des débats européens ! 9 € - Format poche 144 ´En vente en librairie et sur www.ladocumentationfrancaise.fr Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 La documentation Française Regards sur le MONDE La France, les sanctions, l’Iran François Nicoullaud * * François Nicoullaud est analyste de politique internationale, ancien ambassadeur de France en Iran. La France a souvent eu une attitude critique à l’égard des sanctions internationales. Mais ceci ne l’a pas empêchée d’avoir recours à ce type de mesures. Dans la période récente, elle a joué un rôle moteur dans l’un des dossiers majeurs de la lutte contre la prolifération nucléaire : la mise en place des sanctions internationales de l’ONU et de l’Union européenne à l’encontre de l’Iran. Au terme de dix ans de crise, il est permis de tenter une évaluation provisoire du coût et de l’efficacité du dispositif déployé. Les sanctions internationales n’ont pas bonne presse en France. Une littérature, souvent de circonstance, leur reproche d’être inefficaces, de punir les peuples plutôt que leurs dirigeants, et de priver leurs propres auteurs de marchés bientôt conquis par d’autres. Elle leur reproche aussi de s’attaquer plus souvent à des cibles faciles qu’à des puissants. L’exaspération française a atteint un pic à l’époque où les mesures coercitives des Nations Unies contre l’Irak frappaient durement la population, sans faire fléchir Saddam Hussein. Le président Jacques Chirac affirmait alors : « Nous voulons, nous, convaincre et non pas contraindre. Je n’ai jamais vraiment observé que la politique de sanctions ait eu des effets positifs. » Points faibles et succès des sanctions Les études menées dans la durée démontrent néanmoins que les sanctions ont plus d’effet que les simples prises de position, et entraînent moins de risques et de frais que l’emploi de la force. Aux sanctions les moins convaincantes, l’on reconnaît l’effet de « mise au pilori ». Certes, les sanctions se révèlent d’autant plus efficaces qu’elles s’appliquent à des pays d’un poids modeste, et proches politiquement, économiquement, culturellement, des « sanctionneurs ». Elles ne dispensent pas toujours du recours à la force pour dénouer une crise, comme on l’a vu au Panama (1989) pour mettre la main sur le général Noriega, dans le conflit entre la Serbie et le Kosovo (1999), en Afghanistan (2001), en Irak (2003), ou encore en Côte d’Ivoire (2010). Et elles poussent parfois l’adversaire à la faute : ainsi des sanctions d’une dureté croissante prises par les États-Unis à l’égard du Japon à compter de l’été 1940, qui conduisirent à l’attaque de Pearl Harbor. Il y a néanmoins des succès. Outre les embargos des Nations Unies sur l’Afrique du Sud et sur la Rhodésie, qui ont contribué à en faire tomber les régimes racistes, il convient de citer parmi les sanctions unilatérales efficaces la mise en difficulté de la livre sterling par les États-Unis pour arrêter l’expédition de Suez en 1956, les pressions américaines sur la Pologne, au début des années 1980, pour Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 145 Regards sur le MONDE mettre fin à la loi martiale, la politique du président Jimmy Carter de punitions et de concessions modulées qui, à la fin des années 1970, a démocratisé en quelques années l’Amérique latine, les sanctions appliquées notamment par le Portugal, les Pays-Bas et les États-Unis à compter des années 1990 pour arracher à l’Indonésie l’indépendance du Timor oriental. De même, le long embargo technologique et stratégique pratiqué par l’Occident à l’égard du bloc soviétique, grâce à un comité de coordination passé à l’Histoire sous l’acronyme de CoCom 1, l’a fragilisé et a donc participé à sa chute. Derniers succès : les sanctions américaines, européennes et les mesures des Nations Unies appliquées à la Libye dans les années 1980 et 1990, qui ont permis l’indemnisation des victimes des attentats aériens perpétrés par ce pays, et le démantèlement de son début de programme nucléaire clandestin ; les sanctions déployées par l’Union européenne et les ÉtatsUnis à compter des années 1990 pour pousser à l’ouverture le régime birman. Sans oublier les embargos concertés entre grands fournisseurs de matériels nucléaires à double usage, déterminants dans le succès de la non-prolifération : dans les années 1960, l’on prédisait pour la fin du siècle l’avènement de dizaines de puissances nucléaires militaires. On n’en compte aujourd’hui que neuf. Une forme de sanctions a néanmoins toujours fait l’objet de vives critiques, en France et ailleurs, comme représentant une forme suprême d’unilatéralisme : il s’agit de la pratique américaine imposant à toute personne ou entreprise étrangère de se plier aux sanctions votées par le Congrès américain sous peine d’amendes et autres punitions. Ces extensions extraterritoriales prennent parfois le nom de « sanctions secondaires ». On se souvient, dans ce registre, de la crise transatlantique générée par la tentative de l’administration Reagan, au début des années 1980, d’empêcher les Européens de participer à la construction du gazoduc soviétique destiné à acheminer vers l’Ouest la production du champ 1 146 Coordinating Committee for Multilateral Export Controls. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 sibérien d’Ourengoï. Même le gouvernement britannique s’était alors rebellé contre les prétentions américaines. Le Premier ministre Pierre Mauroy avait déclaré : « Entrer dans une logique de blocus économique, c’est entrer dans une logique de guerre. Historiquement, les deux notions ont toujours été liées. » Et avant lui, Jean-François Poncet, ministre des Affaires étrangères, avait en 1980 posé la doctrine française : « La France a pour principe de ne pas utiliser les relations commerciales qu’elle entretient avec les États à des fins politiques. » L’administration américaine avait fait, en cette affaire, machine arrière. Mais elle est revenue dans les années 1990 à la pratique des sanctions secondaires dans le traitement des dossiers cubain, libyen et iranien. La France, auteur et victime de sanctions La France, elle aussi, a eu recours à des sanctions unilatérales. En ne retenant que les mesures prises et poursuivies par elle seule, l’on repère, des années 1960 aux années 1990, une quinzaine de cas significatifs : embargos sur des matériels militaires ou stratégiques, parfois nucléaires, à l’égard d’Israël (1961, 1967), du Pakistan (1978), du Chili (1981), de la Libye (1981), de l’Inde (1992), rupture des relations diplomatiques et interruption de l’aide à l’égard de la Guinée (1958) et de la Tunisie (1964) ; blocage de fonds appartenant à l’Iran (1980) ; expulsion de 47 diplomates soviétiques en 1983 à la suite d’une affaire d’espionnage ; rupture des relations diplomatiques et blocage de l’ambassade d’Iran en 1987 dans le cadre de l’affaire Gorji ; sanctions commerciales en 1986 à l’égard de la Nouvelle-Zélande pour obtenir la libération des faux époux Turenge impliqués dans l’affaire du Rainbow Warrior ; rétablissement en 1995 de contrôles à la frontière belge pour punir les Pays-Bas de leur laxisme en matière de stupéfiants. L’on peut aussi citer la politique de la « chaise vide » pratiquée de juin 1965 à janvier 1966 à l’égard de la Communauté économique européenne (CEE), au nom des intérêts © AFP / Behrouz Mehri L a Fra n c e , l e s s a n c t i o n s , l ’ I ra n 34e anniversaire de la Révolution islamique, le 10 février 2013 à Téhéran. En dépit de ce que proclament les pancartes de ces jeunes Iraniennes, la population civile serait durement affectée par le durcissement des sanctions internationales visant l’Iran. agricoles français et d’une certaine conception de « l’Europe des patries ». Et dans les trois derniers cas cités, un ou plusieurs partenaires ont été pris en otages pour parvenir à nos fins : dans le conflit avec Wellington, en menaçant de bloquer à Bruxelles les importations de beurre néo-zélandais vers la CEE ; dans la querelle avec les Pays-Bas, en imposant des contrôles aux Belges et autres étrangers tiers se présentant à la frontière française ; dans la vieille affaire de « la chaise vide », en bloquant toute la mécanique communautaire pour faire plier la Commission. La France a aussi été victime de sanctions. Elle a été privée de pétrole par les pays arabes lors de l’expédition de Suez en 1956, et à nouveau fait l’objet de sanctions sporadiques du monde arabe durant la guerre d’Algérie. Elle a été boycottée par le Pérou et l’Australie pour ses essais nucléaires atmosphériques en Polynésie jusqu’au passage en 1974 aux essais souterrains, et à nouveau par l’Australie de 1984 à 1996, pour obtenir l’arrêt de tout essai dans le Pacifique. Tout récemment, elle a subi des mesures punitives de la Turquie pour son soutien à la reconnaissance du génocide arménien. Elle a connu enfin, à différentes reprises, des campagnes populaires de boycott de ses produits et de son offre touristique : aux ÉtatsUnis à l’époque de la politique arabe du général de Gaulle, dans de nombreux pays au moment de la reprise en 1995 de ses essais nucléaires, et à nouveau aux États-Unis, en 2003, pour son refus de participer à la guerre en Irak. Montée en puissance du Conseil de sécurité et de l’Union européenne Les années 1990 marquent néanmoins un tournant dans l’histoire tourmentée des sanctions. La disparition du bloc soviétique met fin à l’usage systématique par l’URSS de son droit de veto au Conseil de sécurité et libère donc le recours aux mesures collectives prévues par le chapitre VII de la Charte des Nations Unies en cas de « menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression ». Le dispositif mis en Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 147 Regards sur le MONDE place à l’égard de l’Irak à la suite de l’invasion du Koweït est le premier exemple de cette nouvelle donne, et le plus emblématique. Vient ensuite la montée en puissance de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) européenne instituée par le traité de Maastricht, en 1992, comme l’un des trois piliers de l’Union. Ce dispositif est conforté par le traité de Lisbonne. Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne contient aujourd’hui, dans la partie consacrée à son action extérieure, un titre IV intitulé « Mesures restrictives », qui couvre l’usage des sanctions. La France, comme membre permanent du Conseil de sécurité, et comme pays influent de l’Union, dispose donc désormais de deux leviers puissants pour faire passer sa politique et ses idées. C’est dans ce contexte favorable que s’est mis récemment en place un dispositif exceptionnellement développé de mesures contre l’Iran, et la France, dans ce mouvement, a joué un rôle de premier plan. L’ensemble combine à ce jour des mesures arrêtées par le Conseil de sécurité, des sanctions américaines et des sanctions européennes, sans parler des sanctions prises par des pays tels que le Japon, l’Australie, le Canada et la Corée du Sud. L’on n’abordera pas ici le fond de l’affaire, à savoir la vraie nature du programme nucléaire iranien, ni d’ailleurs les sanctions spécifiques visant un certain nombre de responsables iraniens au nom des droits de l’homme. Mais le dispositif né de la crise nucléaire mérite une description et une analyse. Les premières sanctions à l’égard de la République islamique sont américaines. Elles datent de la prise en otages de 52 de leurs diplomates à l’automne 1979. Des embargos américain et européen sur les matériels militaires ont ensuite été instaurés au fil de la guerre Irak-Iran qui se déclenche l’été suivant. Au nom de la lutte contre le terrorisme, les administrations Reagan puis Clinton étendent cet embargo à tous les échanges de biens et de services, et le Congrès américain, en 1996, adopte des sanctions à effets secondaires sur toutes les sociétés étrangères qui voudraient investir en Iran dans le domaine de l’industrie pétrolière. L’Union européenne, qui s’efforce à cette époque de maintenir des relations à peu près normales avec l’Iran, parle de 148 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 recourir à l’arbitrage de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). C’est alors que la France obtient de la présidence américaine une exemption (« waiver ») en faveur de Total, pour la mise en valeur du gisement gazier sous-marin iranien de South Pars. L’inquiétude quant aux ambitions nucléaires de l’Iran se maintient au long de cette période, et les États-Unis, en particulier, veillent à empêcher la livraison par qui que ce soit de matières et d’équipements sensibles à Téhéran. La France marque son refus de relancer la coopération nucléaire amorcée du temps du chah, l’Allemagne se dérobe de même à l’idée d’achever la construction de la centrale électronucléaire de Bouchehr, initialement confiée à Siemens. C’est la Russie qui reprend le chantier. L’affaire de l’enrichissement et le rôle de la France Un nouveau cycle de crise et de sanctions s’ouvre à compter de 2002, avec la découverte de l’usine de Natanz, appelée à mettre en œuvre une technologie à double usage, civil et militaire : l’enrichissement de l’uranium par centrifugation. Encore inachevée, elle est certes aussitôt placée par l’Iran sous contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), chargée d’en vérifier l’usage pacifique. Mais les ÉtatsUnis veulent contraindre les Iraniens à renoncer à cette technologie hautement sensible et songent à de nouvelles sanctions. Les Européens, sous l’impulsion de la France, préfèrent explorer d’abord la voie de la persuasion. Après deux ans de négociations, de 2003 à 2005, force est de constater l’échec de cette tentative. Les Occidentaux se mettent d’accord pour obtenir du conseil des gouverneurs de l’AIEA l’envoi du dossier au Conseil de sécurité, ouvrant ainsi la voie à des mesures collectives obligatoires. L’Iran, qui avait consenti à suspendre le temps de la négociation ses activités d’enrichissement, les relance début 2006. Entre 2006 et 2010, le Conseil adopte six résolutions visant l’Iran, qui lui demandent L a Fra n c e , l e s s a n c t i o n s , l ’ I ra n notamment de suspendre ses activités d’enrichissement « en vue de favoriser une solution diplomatique négociée garantissant que le programme nucléaire de l’Iran sert des fins exclusivement pacifiques ». En appui à cette exigence, le Conseil décide d’un embargo généralisé sur tous biens et services pouvant contribuer au développement des capacités nucléaires, balistiques et militaires de l’Iran. Mais Téhéran ne montre aucune disposition à plier. Américains et membres de l’Union européenne mettent donc en place un vaste arsenal de sanctions complémentaires aux mesures, jugées insuffisantes, des Nations Unies. Ces sanctions touchent en premier lieu le secteur pétrolier, interdisant d’abord de vendre à l’Iran l’essence raffinée dont il est déficitaire, puis interdisant de lui acheter son pétrole, son gaz et tous produits dérivés. Elles s’étendent peu à peu à l’ensemble des activités qui pourraient, de près ou de loin, contribuer au développement des activités énergétiques et stratégiques de l’Iran, y compris les activités de transport, les dispositifs de courtage et d’assurance, les mouvements de devises et les mouvements d’or, de diamants, de métaux précieux. En tarissant progressivement tous les flux financiers, ou presque, entre l’Iran et le monde extérieur, elles débouchent sur une sorte de blocus, dont seuls sont en principe épargnés les produits alimentaires et à caractère humanitaire. Et cette fois-ci les Européens ne s’opposent plus aux pressions américaines sur les partenaires de l’Iran à travers le monde, notamment en Asie, pour mettre fin à leurs transactions bancaires, pour interrompre, ou du moins réduire autant que possible, leurs achats de pétrole. En cette affaire, la France a d’abord joué, on l’a vu, la carte de la négociation, et Jacques Chirac, pour en augmenter les chances, a même brièvement obtenu de George W. Bush, début 2005, l’autorisation de livraison de pièces américaines pour l’aviation civile iranienne et la levée de l’opposition de Washington à l’accession de l’Iran à l’Organisation mondiale du commerce. Mais les Iraniens refusent le « zéro centrifuge » voulu par les Occidentaux. Avec l’arrivée à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, mi-2005, le ton s’aigrit entre Téhéran et le monde extérieur. En septembre 2006, Jacques Chirac tente encore, sans succès, d’obtenir que le dossier iranien soit retiré de l’ordre du jour du Conseil avant le vote de mesures obligatoires, en échange d’une nouvelle suspension par l’Iran de ses activités d’enrichissement. Mais dès mai 2007, le nouveau président Nicolas Sarkozy s’installe dans une politique de fermeté : « La France doit continuer d’agir pour maintenir la pression sur l’Iran […]. Téhéran doit choisir entre la coopération avec la communauté internationale et des sanctions accrues. Pour ma part, je considère qu’il ne faut pas hésiter à renforcer le régime des sanctions, car je crois qu’elles peuvent être efficaces. » Dès lors, la France ne changera plus de ligne. Celle-ci est théorisée sous le nom de « double approche » : pressions croissantes pour convaincre l’Iran de négocier, disponibilité à entrer dans le vif des négociations dès lors que Téhéran aura suspendu de façon complète et vérifiable toutes ses activités sensibles et répondu aux attentes de l’AIEA. Dès septembre 2007, Paris évoque l’opportunité de sanctions additionnelles, notamment européennes, en vue de renforcer les mesures des Nations Unies. Gardiens scrupuleux des décisions du Conseil de sécurité, les négociateurs français n’hésitent pas à les rappeler à ceux qui seraient tentés de s’en écarter, y compris aux Américains lorsque ceux-ci, après l’arrivée au pouvoir de Barack Obama, cherchent en 2009 à renouer le dialogue avec Téhéran. En novembre 2011, à la suite d’un rapport de l’AIEA apportant de nouveaux détails sur des activités suspectes conduites, pour l’essentiel, dans les années 1990 et jusqu’en 2003, Nicolas Sarkozy écrit officiellement à ses principaux partenaires ainsi qu’aux présidents du Conseil européen et de la Commission européenne pour préconiser « de nouvelles sanctions d’une ampleur sans précédent, pour convaincre l’Iran qu’il doit négocier ». Ces sanctions européennes entrent en vigueur au fil de l’année 2012, sans que le changement de majorité présidentielle en Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 149 Regards sur le MONDE France ne modifie le cours des événements. Dès juin 2012, Laurent Fabius, nouveau ministre des Affaires étrangères, annonce : « Les sanctions internationales seront durcies contre l’Iran aussi longtemps que ce pays refusera de négocier sérieusement. » Ce langage est répété en chaque occasion. François Hollande déclare lui-même en septembre 2012 à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies : « Nous sommes prêts à prendre de nouvelles sanctions, non pas pour punir le grand peuple iranien, mais pour dire à ses dirigeants qu’il convient de reprendre la négociation avant qu’il ne soit trop tard. » Une crise ouverte, un bilan provisoire Mi 2013, dix ans après son éclosion, la crise suit toujours son cours. Une évaluation du dispositif mis en place ne peut donc être que provisoire. A-t-il atteint ses deux buts primaires : mettre en difficulté l’économie iranienne, empêcher le développement des programmes nucléaire et balistique de Téhéran ? Oui, sans conteste, pour le premier. L’Iran a vu ses exportations pétrolières diminuer de près de moitié, sa production industrielle lourdement chuter. Il a vu son inflation s’accélérer, son taux de chômage grimper et sa monnaie perdre les deux tiers de sa valeur de change. Sur le second objectif, le résultat est plus nuancé. Les programmes nucléaire et balistique de l’Iran ont été ralentis, mais se poursuivent. L’Iran est parvenu, non sans mal, à maîtriser la technique cruciale de l’enrichissement de l’uranium. Le régime pourrait, s’il le décidait, se doter en quelques mois de l’uranium hautement enrichi nécessaire à la fabrication d’un engin nucléaire, étant entendu qu’il ferait ainsi, presque à coup sûr, un choix suicidaire. Le dispositif se rapproche-t-il de son but ultime et principal, à savoir faire plier le régime, et peut-être le faire chuter ? À ce jour, rien n’est joué. L’on a cru en plusieurs occasions la République islamique mûre pour céder, comme en 2009, lorsqu’elle s’est trouvée ébranlée par les grandes manifestations ayant suivi une élection présidentielle trop clairement manipulée, ou en 2010 lorsque des Iraniens en colère ont mis 150 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 le feu à des stations-service à la suite d’une augmentation du prix de l’essence. Ou encore en 2012 lorsque la glissade de la monnaie nationale a poussé dans la rue un certain nombre de changeurs et de commerçants du bazar. Mais tout a fini par rentrer dans l’ordre, en tout cas dans l’ordre du régime. L’on calcule, début 2013, que les privations croissantes subies par le pays devraient, dans un délai de l’ordre d’une année, conduire à un point de rupture, mais rien n’est certain en la matière. Le régime déploie une grande ingéniosité pour mettre en place une sorte d’économie de guerre, et reste prêt à mater toute possible révolte. En attendant, les sanctions, comme naguère en Irak, font durement souffrir la population et rétrogradent en particulier la classe moyenne. Mais elles ouvrent aussi un eldorado à ceux qui, dans le pays et ailleurs, sont en position de s’insérer dans le vaste réseau de détournement de l’embargo qui s’est mis en place. Une question se pose alors : comme dans le cas irakien, ces sanctions pourraient-elles conduire à la guerre ? C’est un scénario vraisemblable, si le régime continuait à refuser de négocier aux conditions avancées par l’Occident, qu’il perçoit comme une humiliation et, à terme, comme une menace pour sa survie. Le sort de Saddam Hussein et celui du colonel Kadhafi, qui s’étaient tous deux pliés aux demandes de la communauté internationale, le confortent dans cette conviction. S’il apparaissait un jour que Téhéran maîtrisait tous les paramètres nécessaires à la fabrication d’une bombe, la tentation du recours à la force pourrait devenir irrésistible. Mais la voie diplomatique n’est pas fermée. Les éléments d’un compromis acceptable par les deux parties sont déjà connus de tous, il n’y manque que la volonté politique. Dernière interrogation : ces sanctions ont-elles un coût pour leurs auteurs ? Oui, forcément, comme toutes les sanctions économiques. Elles privent les États-Unis et l’Europe d’un marché naturel de 75 millions d’habitants, générant une absence dont les fournisseurs asiatiques, en particulier, tirent de mieux en mieux parti. L’effacement partiel de la France du marché automobile iranien, auquel elle L a Fra n c e , l e s s a n c t i o n s , l ’ I ra n fournissait naguère les éléments de presque 600 000 véhicules par an, a ajouté sans bruit des milliers de suppressions de postes à un secteur en grave difficulté. Total n’a récolté aucun nouveau contrat depuis la mise en place de l’exploitation du gisement de South Pars, ni Alstom, ni Thales, ni Eurocopter… depuis plus de dix ans. Airbus, depuis longtemps, ne vend plus d’avions à l’Iran. Toute coopération dans le secteur nucléaire et dans les autres secteurs sensibles tels que le spatial est, bien entendu, interdite dans la durée. En outre, à l’initiative de la France, toute coopération universitaire et de recherche est pratiquement interrompue, et l’Institut français de Téhéran, qui formait à la langue française des milliers d’Iraniens, est fermé. La France, parmi d’autres, paye donc en cette affaire un prix élevé, même s’il n’est pas question d’en tirer argument pour nous dérober à nos obligations. Les Bibliographie ● Gary Clyde Hufbauer, Jeffrey J. Schott, Kimberly Ann Elliott et Barbara Oegg, Economic Sanctions Reconsidered, Peterson Institute for International Economics, Washington, 3e éd., 2009 ● Direction générale du Trésor, « Sanctions financières internationales », ministère de l’Économie et des Finances, 2012 (www.tresor.economie. gouv.fr/sanctions-financieresinternationales) Marie-Hélène Labbé, L’Arme économique dans les relations internationales, coll. « Que sais-je ? », PUF, Paris, 1994 ● European External Action Service, « Sanctions or Restrictive Measures » (http :// eeas.europa.eu/cfsp/sanctions/ index_en.htm) ● ● AIEA and Iran (www.iaea. org/newscenter/focus/iaeairan/ index.shtml) Charlotte Beaucillon, Comment choisir ses mesures restrictives ? Guide pratique des sanctions de l’UE, Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, Occasional Paper, no 100, décembre 2012 (www. iss.europa.eu/uploads/media/ op100.pdf) ● ● US Department of the Treasury, Resource Center, OFAC FAQs : Question Index, « Questions Regarding Executive Order 13599 (Blocking Property of the Government of Iran and Iranian Financial Institutions » (www.treasury.gov/resourcecenter/faqs/Sanctions/Pages/ ques_index.aspx#iraneo) é tudes de la Documentation française études ÉPREUVE D E S ID É A U X À L’ D E L A P O L IT IQ U E s conflits de de plusieur À partir de l’étu e age montre vr siècle, cet ou XX au us en surv e humanitaire comment l’aid que utre et apoliti qui se veut ne cœur se retrouve au ns. s contradictio se eu br m de no les humanitaires dans la guerre Marc-Antoine ntclos Pérouse de Mo Les es Les hum ani tair dan dos 1 256 pages = N € € 9,80,50 256 pages – 19 dF 05/12/12 16:16 En vente chez votre libraire et sur www.ladocumentationfrancaise.fr Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 151 Regards sur le MONDE 45 ans après, le traité de non-prolifération nucléaire dans l’impasse Georges Le Guelte * * Georges Le Guelte * est chercheur. Il est l’auteur de Mythes et réalités des armes nucléaires, Actes Sud, 2009. Le 12 février 2013, la Corée du Nord a, pour la troisième fois, fait exploser un engin nucléaire. Depuis 2003, l’Iran refuse d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité sur l’enrichissement de son uranium. C’est un bombardement de l’aviation israélienne, et non les mécanismes prévus par le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui a mis fin en 2007 aux activités illicites de la Syrie. La conférence sur la création d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient, décidée pour 2012, a été annulée. La paralysie actuelle du système de non-prolifération a néanmoins des racines plus anciennes et, pour l’essentiel, politiques. Le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) est, à bien des égards, un succès. Depuis son adoption en 1968, il a été signé par la quasi-totalité des pays de la planète. Devenu l’un de ceux qui, dans l’Histoire, seront restés le plus longtemps en vigueur, il doit même s’appliquer pendant une période indéfinie. Ce traité a pourtant échoué sur plusieurs points. Il prévoyait de limiter à cinq le nombre d’États disposant d’un arsenal nucléaire. Or, le monde en compte désormais neuf 1 et cinq autres pays 2 ont les moyens techniques de fabriquer une bombe s’ils le décidaient. La Corée du Nord ne le respecte pas, l’Iran ne se conforme pas aux résolutions du Conseil de sécurité, les activités clandestines de la Syrie ont été arrêtées par une action militaire et non pour tenir compte des dispositions du traité. Les rencontres au sommet et les réunions que les signataires tiennent rituellement tous les cinq ans se bornent à enregistrer les divergences entre États. Désormais, la question se pose de savoir dans quelles conditions un système qui a été très affaibli par ses promoteurs eux-mêmes peut perdurer, alors que les circonstances historiques qui ont rendu son adoption possible ont depuis longtemps disparu. 1 Aux cinq « États dotés d’armes » définis par le TNP, c’est-à-dire ceux qui ont fait exploser un engin nucléaire avant le 1er janvier 1967 – les États-Unis, l’URSS (la Russie), la Grande-Bretagne, la France et la Chine –, il faut ajouter l’Inde, Israël et le Pakistan qui ont fabriqué des armes mais n’ont pas signé le TNP, et la Corée du Nord, qui y a adhéré puis s’en est affranchie après l’avoir violé. 2 Il s’agit de l’Afrique du Sud, du Brésil, de l’Iran, du Japon et des Pays-Bas qui, tous, possèdent une installation d’enrichissement de l’uranium par centrifugation. 152 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Un traité conçu par et pour les deux superpuissances L’adoption du TNP a été l’une des conséquences de la crise des missiles de Cuba 45 a n s a p r ès , le t r a it é d e n o n - p ro l i f é ra t i o n n u c l é a i re d a n s l ’ i m p a s s e en 1962. Les deux superpuissances ont alors pris conscience qu’il leur fallait éviter l’émergence d’un autre pays possesseur d’armes nucléaires capable, si une crise semblable se reproduisait, de les entraîner dans un conflit aux conséquences irréparables. Il était dans le même temps hors de question qu’elles abandonnent leurs propres arsenaux, symboles de leur suprématie et instruments de comparaison de leur puissance. Le traité ne visait pas à faire disparaître le risque nucléaire mais à limiter le nombre de pays susceptibles de le provoquer. Il apparaissait donc, en pleine guerre froide, comme salutaire. C’est pourquoi quelques pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), ceux du pacte de Varsovie, mais aussi l’Irlande, les pays scandinaves ou le Mexique l’ont soutenu dès l’origine. A contrario, de nombreux États ne voyaient que les défauts du traité et son absence de logique. Ou bien les armes sont des moyens de dissuasion qui, selon leurs partisans, interdisent un conflit entre leurs possesseurs, et elles ne doivent pas être réservées à une poignée de pays. Ou bien elles constituent une menace pour la planète et elles ont vocation à être toutes éliminées. Aussi ont-ils décidé de ne pas le rallier et dénoncé la discrimination jugée intolérable qu’il établissait entre les États, de même que la domination du monde par un condominium américano-soviétique. Complicité tacite entre les États-Unis et l’URSS (1968-1979) Les États-Unis et l’URSS s’employèrent ensuite à inciter le plus grand nombre de pays à signer et à ratifier le traité. Ils obtinrent assez rapidement la participation de ceux qui doutaient d’avoir jamais les moyens de fabriquer des bombes et qui virent là une occasion de s’attirer les bonnes grâces des Américains ou des Soviétiques – ainsi de l’Iran, de l’Irak ou de la Syrie. Les 40 signatures nécessaires pour l’entrée en vigueur du traité furent réunies dès mars 1970. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) définit alors les modalités de contrôle des dispositions du traité. Les deux superpuissances poursuivant leurs efforts de persuasion auprès de tous les pays, la première conférence des signataires, en 1975, parvint à réunir 90 participants. Parmi les absents se trouvaient des États dont l’adhésion aurait pourtant été importante, comme la Chine, la France 3 et, surtout, l’Afrique du Sud, l’Argentine, le Brésil, l’Inde, le Pakistan, l’Égypte ou Israël. L’adhésion de la République fédérale d’Allemagne (RFA), capitale en particulier pour les Soviétiques qui redoutaient le « revanchisme » allemand, n’intervint qu’en 1975, en même temps que celle des pays du Benelux, de l’Italie et du Japon. Au même moment, Bonn concluait toutefois avec le Brésil un important traité de coopération nucléaire qui fit craindre une répétition de la politique suivie après 1918, lorsque l’Allemagne avait fait fabriquer à l’étranger les armes qu’elle n’avait pas le droit de produire sur son territoire. Il fallut une intervention énergique des États-Unis pour que les principales clauses de ce traité germano-brésilien ne soient pas appliquées. Tous ces pays ne se hâtèrent pas de signer l’accord de contrôle avec l’AIEA. Le poids des mouvements antinucléaires, hostiles aux centrales autant qu’aux armes, explique ces délais, leur influence ayant encore été accrue après l’accident du réacteur nucléaire de Three Mile Island survenu en 1979 aux États-Unis. Les rivalités de la guerre froide ne furent pas pour autant résorbées. Alors que les ÉtatsUnis s’inquiétaient depuis plusieurs années d’un éventuel programme militaire lancé par Israël avec l’aide de la France, le Président Nixon renonça en 1969 à réclamer l’abandon des activités israéliennes. Il s’agissait pour lui de faire pièce à l’URSS qui soutenait l’Égypte. En échange, les Israéliens s’engagèrent à ne jamais confirmer officiellement l’existence de leur arsenal. 3 La Chine et la France étant toutes deux dotées d’armes nucléaires. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 153 Regards sur le MONDE De leur côté, les Soviétiques ne firent aucun effort pour convaincre l’Inde de mettre un terme à son programme nucléaire militaire, préférant signer en 1972 avec Delhi un traité d’amitié et de coopération. Ni Israël, ni l’Inde ne s’étaient engagés à ne pas fabriquer d’armes et, en les laissant faire, les Américains et les Soviétiques montrèrent que la non-prolifération était moins importante pour eux que le souci de marquer des points contre l’adversaire. Les adhésions au traité se poursuivirent néanmoins. En 1980, 102 États participaient à la conférence de suivi du traité. Cependant, les États-Unis constatèrent, après l’explosion de la première bombe atomique indienne en 1974, que certaines des installations de ce pays avaient été construites grâce à l’assistance de sociétés françaises et britanniques. Pour renforcer le dispositif de non-prolifération, ils rassemblèrent autour d’eux un groupe de pays industrialisés qui définirent alors un code de bonne conduite, prévoyant que chaque État exercerait un contrôle sur les exportations de matériels sensibles par ses industriels. Ainsi se constitua, au milieu des années 1970, le Groupe des fournisseurs nucléaires (GFN) – dit « club de Londres » – qui, en 2013, compte 45 États membres. Dissensions entre les deux Grands (1980-1990) Lorsque, le 25 décembre 1979, l’Armée rouge entra à Kaboul, le président américain Jimmy Carter considéra qu’il s’agissait d’une atteinte à la coexistence pacifique autant que d’un affront personnel. Dès lors, sa priorité fut, comme pour son successeur Ronald Reagan, d’aider les moudjahidine afghans qui combattaient les troupes soviétiques. Or, la révolution islamiste avait commencé peu de temps auparavant en Iran et la seule voie d’acheminement de l’aide vers l’Afghanistan passait par le Pakistan. Pour l’emprunter, l’administration américaine ignora les mises en garde des services de renseignement qui l’informèrent de la construction d’installations nucléaires par les Pakistanais avec l’aide d’industriels d’Europe occidentale. Non 154 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 seulement les Américains n’essayèrent pas d’en freiner l’avancée, mais ils fournirent à Islamabad les F-16 qui constituèrent pendant longtemps, avec des Mirage français, les vecteurs des armes nucléaires pakistanaises. À la suite des accords de Camp David de 1978, l’Égypte signa un traité de paix avec Israël en 1981. La même année, l’aviation israélienne bombarda le réacteur Tammuz 4, en Irak. La controverse n’est toujours pas close pour savoir si Tammuz était capable de donner à Saddam Hussein les moyens de fabriquer des bombes. Il n’en demeure pas moins qu’au mépris du système de non-prolifération, les Israéliens ont utilisé la force armée contre un pays signataire du TNP. La réprobation fut très vive et presque unanime, mais elle ne fut pas suivie d’effets. Après l’approbation donnée par Richard Nixon au programme israélien, le silence de Moscou sur le programme de l’Inde et la complicité des États-Unis concernant celui du Pakistan, la passivité américaine après le bombardement israélien de Tammuz ne fit que confirmer le blanc-seing accordé par chacune des deux superpuissances à l’acquisition d’armes nucléaires par leurs protégés respectifs. Quant aux États européens, ils portent aussi une lourde responsabilité puisqu’ils ont fourni une aide matérielle et technique précieuse aux pays proliférateurs. La non-prolifération, un élément de la Pax americana (1990-2002) Après l’éclatement de l’URSS, les ÉtatsUnis restent la seule superpuissance dans le monde. La fin de la guerre froide ne marque pas seulement le début d’une réduction des arsenaux nucléaires, elle pose aussi des problèmes d’un type nouveau. Les Américains les traitent seuls, sans vraiment consulter leurs alliés. Pendant une douzaine d’années, la non-prolifération devient un élément de la Pax americana. 4 Baptisé Osirak par ses constructeurs français pour rappeler que c’était une copie du réacteur Osiris construit à Saclay, il avait été nommé Tammuz par les Irakiens. 45 a n s a p r ès , le t r a it é d e n o n - p ro l i f é ra t i o n n u c l é a i re d a n s l ’ i m p a s s e 5 Le titre complet de ce document est « Protocole additionnel à l’accord (aux accords) entre un État (des États) et l’Agence internationale de l’énergie atomique relatif(s) à l’application des garanties ». Stock d’armes nucléaires (1945-2010) Nombre d’ogives (échelle logarithmique) 40 000 20 000 Russie 10 000 8 000 6 000 4 000 États-Unis * 2 000 1 000 Roy.-Uni France 800 600 400 Chine 200 Israël Inde Pakistan 100 80 60 40 20 10 8 6 4 2 1 1945 50 60 70 80 90 2000 2010 * Ces valeurs comptabilisent seulement le stock du département de la Défense. En août 2010, 3 500 à 4 500 armes nucléaires étaient en attente de démantèlement. Source : Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 66, n°4, juillet-août 2010, p. 77-83. D'après M-F Durand, T. Ansart, Ph. Copinschi, B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation, dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 L’urgence impose de résoudre d’abord la question des pays de l’ex-URSS, qui non seulement disposent d’armes nucléaires sur leurs territoires, mais ne sont pas, en outre, tenus de respecter les traités signés par le régime soviétique. En combinant les pressions politiques et une aide de quelques centaines de millions de dollars, l’administration américaine obtient que ces nouveaux États signent à Lisbonne le 23 mai 1992 un protocole par lequel ils s’engagent à renvoyer toutes leurs armes en Russie, laquelle devient la seule héritière des engagements de l’URSS, et qu’ils adhèrent au TNP juste avant la conférence de 1995. Cependant, les Américains sont très rapidement confrontés à une autre difficulté. En 1991, après la première guerre du Golfe, ils découvrent en Irak un grand nombre d’installations clandestines dont la construction était très avancée et qui auraient permis à Saddam Hussein de fabriquer des armes nucléaires dans des délais assez brefs. Une nouvelle fois, la complicité d’industriels européens est avérée et plusieurs pays sont contraints de renforcer leur législation sur les exportations. Le Groupe des fournisseurs nucléaires approuve à la même époque la proposition américaine d’interdire toute exportation d’équipements sensibles à un pays qui ne place pas la totalité de ses installations sous le contrôle de l’AIEA. L’existence d’installations clandestines en Irak souligne les limites du contrôle mis sur pied au début des années 1970. Pour tenter d’y remédier, le système est complété en 1997 par un « protocole additionnel » 5 qui élargit les pouvoirs des inspecteurs de l’AIEA. Ces aménagements ne constituent cependant pas une panacée. Pour conduire leurs recherches, les inspecteurs restent en effet tributaires de services de renseignement dont la tâche est particulièrement difficile. Peu après la découverte des installations irakiennes, les inspecteurs de l’AIEA décèlent une fraude en Corée du Nord. Le Conseil de sécurité est saisi mais, contre toute logique, il se contente de demander à la Corée du Nord et aux États-Unis de s’entendre pour résoudre le problème. En 1994, les gouvernements américain et nord-coréen signent donc un « cadre agréé » prévoyant la fermeture de certaines installations nord-coréennes en échange de la construction dans ce pays de deux grands réacteurs producteurs d’électricité, financés essentiellement par la Corée du Sud et le Japon. Cette formule a l’avantage d’empêcher, au moins provisoirement, la Corée du Nord de fabriquer des bombes, mais elle présente l’inconvénient de récompenser généreusement les violations du traité et de bafouer ses dispositions. Dans le même temps, les Américains, aidés de leurs alliés et de la Russie, obtiennent l’adhésion au traité de plusieurs opposants Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 155 Regards sur le MONDE notoires. L’Afrique du Sud le signe en 1991 après le démantèlement des bombes qu’elle avait fabriquées dans les années 1970, la Chine et la France y adhèrent en 1992, l’Argentine en 1995, le Brésil en 1998. En 1995, la conférence de suivi du traité réunit 178 États. Elle décide de proroger sa durée d’application pour une période indéfinie. La politique de non-prolifération est alors à son apogée. En 1991 et 1993, les ÉtatsUnis et la Russie signent des accords de réduction de leurs arsenaux nucléaires, et les plus optimistes estiment qu’on s’achemine vers un désarmement complet. Mais en 1994, les présidents américain, français et russe déclarent que les armes nucléaires restent la base de leur politique de défense pour une période indéfinie. Sans faire de déclarations, la Chine et le Royaume-Uni suivent la même voie. Avant que soit adoptée la prorogation indéfinie du traité, les cinq États dotés de l’arme nucléaire ont renouvelé « sans ambiguïté » l’engagement de désarmement totalement ambigu qu’ils ont pris en adhérant au traité. Ces déclarations rappellent que les arsenaux nucléaires n’ont pas été démantelés, et que le risque d’emploi des armes est loin d’avoir disparu. Un monde sans pilote Quatre ans plus tard, l’application du TNP est mise une fois de plus en échec par trois de ses signataires – la Corée du Nord, l’Iran et la Syrie –, alors que les États-Unis ont perdu l’appui de la Russie. En effet, peu après son arrivée à la Maison Blanche, George W. Bush a mis fin, en mai 2002, au traité ABM (Anti-Ballistic Missile) de 1972 relatif aux défenses antimissiles entre les États-Unis et l’URSS. Les Russes considèrent que cette rupture est un acte d’inimitié qui rouvre entre les deux pays une période de méfiance, voire d’hostilité. Tout le système de non-prolifération en sort considérablement affaibli. À la fin de l’été 2002, pour sanctionner les Nord-Coréens de lui avoir caché les équipements destinés à l’enrichissement de l’uranium qu’ils avaient reçus du Pakistan, l’administration américaine met fin au « cadre agréé » de 1994. La Corée du Nord riposte en redémar156 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 rant les installations qu’elle avait fermées, ce qui lui permet de faire exploser un premier engin nucléaire en 2006 puis un autre en 2009, tout en développant la construction de missiles balistiques de longue portée. Pour protéger le régime de Pyongyang, la Chine, seule capable de le faire plier, se contente d’accueillir des négociations qui s’enlisent pendant des mois. Le même scénario se répète lorsque sont révélées, durant l’été 2002, les activités nucléaires clandestines de l’Iran. Saisi, le Conseil de sécurité exige de l’Iran qu’il mette fin à l’installation de centrifugeuses dans l’usine de Natanz. En juin 2003, George W. Bush reçoit du gouvernement iranien une lettre proposant des négociations portant sur tous les contentieux entre les deux pays, mais il se refuse à négocier – le souvenir de l’humiliation de 1979 reste vif à Washington. Quant au principe d’une intervention armée, elle se heurte à trop d’obstacles. Le président américain ne peut espérer aucun appui de la Chine ou de la Russie, dont l’Iran est un fournisseur ou un client important. Comme dans le cas de la Corée du Nord, Washington se borne à constater l’avancement du programme nucléaire iranien. Les Européens tentent bien une négociation avec Téhéran, mais ils n’ont rien à proposer en échange qui soit susceptible d’intéresser les Iraniens. En 2003, l’invasion de l’Irak est rapidement suivie par la remise en cause de la compétence ou de la bonne foi des spécialistes américains qui ont tenté de justifier l’opération par des arguments fallacieux. Un nouveau coup est porté au système de non-prolifération le 6 septembre 2007 lorsque l’aviation israélienne bombarde, près d’Al Kibar en Syrie, un site où un réacteur était selon toute vraisemblance en construction avec l’aide de la Corée du Nord. Le bombardement ne suscite là encore aucune réaction d’envergure de la communauté internationale. À la fin de son mandat, George W. Bush affaiblit encore un peu plus le régime de non-prolifération en signant, en octobre 2008, un traité de coopération nucléaire avec l’Inde, avec l’espoir de pouvoir ainsi conclure des contrats pour la construction de centrales. Pour que ce traité puisse être signé, il faut que le Groupe des fournisseurs 45 a n s a p r ès , le t r a it é d e n o n - p ro l i f é ra t i o n n u c l é a i re d a n s l ’ i m p a s s e nucléaires fasse une exception à la règle posée en 1992, à la demande des Américains, de ne rien fournir à un pays qui ne place pas toutes ses installations sous le contrôle de l’AIEA. Les membres du Groupe acceptent la proposition américaine avec la même docilité qu’ils avaient soutenu la demande inverse quelques années plus tôt. Dès lors, l’Inde est considérée, à quelques détails près, comme un État doté de l’arme nucléaire. Que devient alors un traité fondé sur la distinction entre ceux qui ont fait exploser un engin avant le 1er janvier 1967 et les autres ? Dans les années 2000, si les États-Unis conservent une écrasante supériorité militaire, ils perdent leur crédibilité politique en Irak et en Afghanistan. L’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche semble pouvoir changer la situation, mais l’illusion est de courte durée. Les plus proches alliés des Américains leur tiennent tête sans que Washington puisse réagir. Israël poursuit l’extension de ses colonies en territoire palestinien malgré les objurgations du président américain. Le 10 avril 2010, le Brésil et la © AFP / KCNA VIA KNS À la suite du troisième essai nucléaire de la Corée du Nord (qui s’est retirée du TNP en 2003), des mesures coercitives ont été votées à son encontre à l’unanimité en janvier et en mars 2013 par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Le régime de Kim Jong-un (ici en mars 2013 à Pyongyang) a depuis déclaré vouloir redémarrer les installations de son site de Yongbyon, y compris un réacteur nucléaire à l’arrêt depuis 2007. Turquie signent avec l’Iran un traité contraire aux préconisations de Washington. À l’inverse de ce que laissait espérer son discours de Prague en avril 2009 appelant à un monde sans armes nucléaires, Barack Obama lance un vaste programme d’extension et de modernisation de l’arsenal américain afin qu’il reste opérationnel au moins jusqu’à la fin du xxie siècle. Aucun État ne succède aux États-Unis dans le rôle de « puissance indispensable » 6. La Chine et la Russie inquiètent parfois, mais elles ne séduisent pas. Dans ces conditions, la politique de non-prolifération est en déliquescence. À la conférence de suivi du traité de 2010, les États dotés, parmi lesquels la France, adoptent une position particulièrement intransigeante face aux propositions de désarmement. Les autres pays refusent, quant à eux, l’ouverture de discussion sur d’autres sujets. Le résultat de la conférence est un document de vingt-huit pages dans lequel les participants se félicitent des réalisations 6 Cette expression était utilisée, pendant la présidence de Bill Clinton, par la secrétaire d’État, Madeleine Albright. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 157 Regards sur le MONDE du passé. Ce texte prévoit bien la tenue d’une conférence sur la création d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient – qui serait la meilleure façon de résoudre la question du programme nucléaire iranien –, mais cette conférence est annulée en novembre 2012. Un système en panne La question de savoir s’il faut conserver des armes nucléaires dans le monde, et quels pays peuvent en posséder, est essentiellement politique. En 2013, aucune institution et aucun pays n’ont l’autorité ou la crédibilité nécessaires pour constituer une coalition capable d’inciter un proliférateur à changer d’attitude. Rien ne permet d’affirmer qu’un grand nombre de pays vont, dans les années à venir, fabriquer des bombes. Contrairement à l’idée la plus répandue, tous les États n’ont pas l’ambition de se procurer un arsenal nucléaire 7, et le nombre de ceux qui y ont renoncé dépasse très largement celui des pays qui ont expérimenté un engin explosif. Il est donc possible que le nombre des arsenaux se stabilise ou n’augmente que très peu à moyen terme. En revanche, les crises passées ont montré que si un pays viole ses engagements, les autres n’ont de choix qu’entre deux mauvaises solutions : le laisser faire – comme ce fut le cas pour la Corée du Nord – ou lancer une offensive militaire contre lui, comme Israël l’a fait en Syrie et menace de le faire en Iran. Ni les pressions politiques ni les mécanismes juridiques prévus par le TNP ne sont à même de résoudre le problème. Le bilan de la politique menée depuis quarante-cinq années est donc mitigé. Selon les experts, il reste environ 20 000 armes nucléaires dans le monde 8. Si ce chiffre est inférieur de moitié à ce qu’il était au début des années 1960, il est néanmoins suffisant pour que, si elles étaient utilisées, ces armes provoquent des dommages irréversibles sur un très vaste territoire. Le risque 7 Voir Benoît Pélopidas, Renoncer à l’arme nucléaire. La séduction de l’impossible ?, Presses de Sciences Po, Paris, 2013, et « Les émergents et la prolifération nucléaire », Critique internationale, no 56, juillet-septembre 2012, p. 57-74. 8 Robert S. Norris, Hans M. Kristensen, « Global Nuclear Weapons Inventories, 1945-2010 », The Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 66, no 4, juillet 2010, p. 77-83. 158 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 de leur utilisation a en outre été accru par le fait que le nombre de pays détenteurs de l’arme nucléaire a presque doublé depuis 1963 et que la dissémination n’a pas cessé après la fin de la guerre froide. Même la réflexion sur la non-prolifération est en panne. Depuis le début des années 1990, les États et les organisations non gouvernementales s’obstinent à rechercher des solutions non pérennes. Les uns proposent des formules techniques telles que la création de centres régionaux de combustibles nucléaires ou d’une banque mondiale, ou encore la mise au point de réacteurs « non proliférants ». Intellectuellement séduisantes, ces idées sont en fait inapplicables. En outre, toute l’histoire de la non-prolifération montre qu’il est illusoire de vouloir apporter des solutions techniques à un défi politique. Les autres préconisent l’adhésion de tous les pays au Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) 9 et la conclusion d’une convention interdisant la production de matières fissiles de qualité militaire. Ces textes ne contribueraient en rien à empêcher la dissémination des armes, et il est peu probable qu’ils soient acceptés par le Congrès américain ou par les pays auxquels ils devraient s’appliquer, tels la Corée du Nord ou l’Iran. Ces tentatives sont d’autant plus vouées à l’échec que leur objectif est de persuader des États qui n’appliquent pas les engagements qu’ils ont déjà pris d’accepter de nouvelles obligations. La politique de non-prolifération est donc dans l’impasse. La seule façon d’en sortir serait que les grandes puissances admettent qu’elles n’ont plus les moyens d’imposer leur volonté. Pour obtenir le soutien des autres États, elles devraient aussi démontrer que leur politique est au service de l’intérêt général et que leur objectif est d’éliminer le risque d’emploi des armes nucléaires. En refusant de démanteler leurs propres arsenaux, elles ne donnent toutefois pas le bon exemple pour y parvenir. ■ 9 Adopté à New York le 10 septembre 1996 et signé par 183 États, ce traité interdit toute explosion nucléaire, quelle que soit sa nature, et tout encouragement ou participation à la préparation d’un essai nucléaire à des fins militaires ou autres. Ce texte ne pourra entrer en vigueur que lorsque 44 États (notamment les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde et le Pakistan) l’auront ratifié. Regards sur le MONDE La Thaïlande : un pays en attente * Sophie Boisseau du Rocher Sophie Boisseau du Rocher * est chercheur, spécialiste des pays de l’Asie du Sud-Est, chercheur Depuis le coup d’État de 2006 qui avait contraint le Premier ministre Thaksin Shinawatra à la démission, contemporaine (IRASEC). la Thaïlande n’avait pas connu de vraie stabilité politique. Les gouvernements étaient contestés par une opposition éclectique, les manifestations se succédaient en se polarisant autour de la fracture (réductrice) entre les « chemises rouges » et les « chemises jaunes ». L’élection en juillet 2011 de Yingluck Shinawatra, la demi-sœur de Thaksin, pourrait inverser la tendance. associée à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est De l’avis de l’ensemble des observateurs, le Premier ministre Yingluck Shinawatra résiste mieux que prévu aux aléas de la situation politique thaïlandaise. Élue en juillet 2011 avec une bonne longueur d’avance sur le Premier ministre sortant Abhisit Vejjajiva, Yingluck – première femme thaïlandaise à assumer cette fonction – a pourtant aussitôt été accusée de n’être que l’avatar, voire le faire-valoir, de son frère, l’ex-Premier ministre Thaksin Shinawatra renversé en 2006 par un coup d’État et vivant depuis en exil. Mais la novice en politique a fini par trouver ses marques et a franchi, avec une habileté souriante, nombre d’écueils. Elle apparaît désormais plus sûre d’elle et de ses compétences. Un sondage mené à l’automne 2012 révélait que 53 % des Thaïlandais interrogés voteraient pour son parti, le Pua Thai, si des élections étaient alors organisées, tandis qu’ils n’avaient été que 48 % à faire ce choix en 2011. Le 28 novembre 2012, Yingluck et trois de ses ministres ont même obtenu la confiance de la Chambre basse (308 votes sur 485) lors d’une motion de censure réclamée par l’opposition. Autre motif de satisfaction, l’économie thaïlandaise se porte bien et peut se prévaloir du taux de chômage le plus bas au monde (0,56 %) et d’une croissance frôlant les 6 % en 2012. La Bourse de Thaïlande a terminé une année exceptionnelle en se classant au rang de cinquième marché le plus performant au monde. Après la désastreuse gestion des inondations en 2011, ces résultats illustrent la résilience et les atouts du royaume. Pour autant, si la gestion quotidienne du pays est mieux assurée que prévu, cette embellie est-elle réelle ? La Thaïlande a-t-elle tourné la page des règlements de compte qui empoisonnent le débat politique depuis le milieu des années 2000 ? Peut-elle regagner l’influence diplomatique perdue dans la région alors que ses voisins, la Birmanie et le Vietnam notamment, maintiennent leur attractivité et une pression permanente ? De nombreuses questions politiques en suspens Une réconciliation nationale inachevée Âgée de 45 ans et complètement novice en politique lorsqu’elle est choisie par son frère pour Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 159 Regards sur le MONDE représenter le parti aux élections de juillet 2011, Yingluck a réussi à gagner, en moins d’un an, une légitimité et une autorité incontestables. Son style de gouvernement, à la fois sophistiqué et simple, accessible et consensuel, reflète aussi une évolution des mentalités et de la culture politique locale. C’est d’ailleurs probablement en grande partie grâce à lui, plus qu’à des résultats concrets, qu’elle a marqué les points décisifs lui permettant de louvoyer entre les attentes de ses partisans, celles de son frère et les limites tacitement imposées par l’opposition. Son premier souci a été d’apaiser les tensions et les divisions qui ont affaibli la Thaïlande ces dernières années, engendrant un cycle improductif de manifestations et de contremanifestations aux simplismes réducteurs qui ont fini par lasser bon nombre de citoyens. Pour travailler à une politique de réconciliation nationale, le gouvernement a décidé d’allouer, en janvier 2012, l’équivalent de 49 millions d’euros à titre de compensation financière aux victimes de la violence politique depuis 2005. Ces mesures consensuelles concernent à la fois les « chemises rouges » et les « chemises jaunes » 1. Si l’intention est louable, les moyens mis en œuvre restent néanmoins discutables : non seulement l’argent ne rachète pas les vies perdues 2, mais il ne se substitue pas à la justice. Qu’il s’agisse des militaires, des policiers ou des hommes politiques, les responsables n’ont toujours pas été jugés, et l’inculpation, le 6 décembre 2012, de l’ancien Premier ministre Abhisit pour le « meurtre » d’un chauffeur de taxi pendant les manifestations de mai 2010 s’apparente davantage à un règlement de compte politicien – jamais un dirigeant n’avait été pénalement mis en cause pour une opération de répression – qu’à une authentique recherche de la vérité. Enfin, les divisions intérieures mises en exergue au moment des désordres de 2006 illustrent de réelles différences de gestion voire 1 Les « chemises rouges » sont en grande partie les partisans de l’exPremier ministre en exil Thaksin, composé essentiellement de ruraux venus des provinces défavorisées du Nord-Est, et les « chemises jaunes » sont les partisans de l’institution monarchique et des élites politiques traditionnelles, issus en général des classes urbaines. 2 Un barème précis a été établi : 100 000 euros par mort, 80 000 euros par amputation et 4 000 euros pour les blessés légers. 160 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 de culture politiques. Prétendre les faire disparaître, même avec le consentement des victimes, ne les résoudra pas. Sur ce point essentiel de son histoire, la Thaïlande est donc encore dans l’impasse. Alors que la transition démocratique a été menée il y a une vingtaine d’années, le pays est dans l’incapacité d’engager une réflexion sur ses fondements et ses évolutions politiques. Aucun des partis en présence, y compris le Parti démocrate d’Abhisit, ne tente vraiment de faire avancer le débat avec conviction. Le court terme prévaut et les discussions tournent à vide. Une famille omniprésente Le retour au pays de l’ex-Premier ministre Thaksin reste une question ouverte. Établi à Dubaï, Thaksin est demeuré en contact étroit avec ses partisans et entretient un suspense pénalisant pour l’apaisement politique. Ainsi, pendant qu’il était au Cambodge en avril 2012 et qu’il réunissait autour de lui plusieurs milliers de supporters, Thaksin a envoyé des messages très précis insinuant qu’il espérait pouvoir rentrer bientôt dans son pays. Le Pua Thai a proposé d’élargir la loi d’amnistie aux « condamnés en fuite » mais, face aux pressions accusant le Premier ministre de faciliter le retour de son frère, Yingluck n’a pas suivi cette voie. Une saine distance entre son frère et elle était peut-être aussi un avantage, le temps d’apparaître comme un chef de l’exécutif crédible et à même de poursuivre la réconciliation nationale. Les interprétations en la matière sont contradictoires. Ce qui est certain, c’est que « la famille » confirme son emprise sur les réseaux politiques thaïs, et le nouveau gouvernement, approuvé le 28 octobre 2012 par le roi Bhumibol (Rama IX), a été élargi à quelques personnalités proches de Thaksin 3. L’opposition ne s’y est pas trompée qui a organisé quelques semaines plus tard dans les rues de Bangkok une manifestation dénonçant le « népotisme ». La monarchie, fragile garante de l’unité nationale L’autre question taboue est évidemment celle de la monarchie. Plus le temps passe, plus le 3 Pongthep Thepkanchana est devenu vice-Premier ministre et ministre de l’Éducation alors que Pongsak Raktapongpaisal a obtenu le poste de ministre de l’Énergie. L a T h a ï l a n d e : u n p ays e n a t t e n t e uv e Ro CHINE ug BIRMANIE Hanoi LAOS Rangoun VIETNAM Chiang Mai Vientiane Udon Thani Khon Kaen THAÏLANDE ong Nakhon Ratchasima Bangkok CAMBODGE Phnom Penh Hô-ChiMinh-Ville Surat Thani Hat Yai MALAISIE 100 km INDONÉSIE SINGAPOUR Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 S a l o u en Irr aw a d dy Naypyidaw ék Cet anniversaire rassemble trois fêtes en une : l’anniversaire du roi Rama IX, la Fête nationale et la fête des Pères. 5 L’article 112 du Code pénal thaïlandais prévoit que toute personne déclarée coupable d’insulte envers le roi, la reine, leurs héritiers ou le régent encourt une peine de quinze ans de prison par chef d’accusation. La mort en prison, en mai 2012, d’Ampon Tangnoppakul, condamné pour de simples messages SMS, a choqué une partie de l’opinion publique et a relancé le débat sur la réforme de cette loi. fle M 4 La Thaïlande e sujet devient délicat. Le roi vieillissant – il vient de fêter ses 85 ans, dont soixante-six de règne –, le moment se rapproche où la question de sa succession devra être abordée. Dépositaire d’une forte charge identitaire et religieuse, détenteur d’une véritable autorité morale, le roi Bhumibol a accompagné la transition de la Thaïlande vers la modernité. Son anniversaire, le 5 décembre, a été fêté par plus de 200 000 personnes, vêtues de sa couleur, le jaune 4. Pendant son allocution, le roi a insisté sur l’unité du peuple et de la nation et mis en garde contre les risques d’embrasement. « Si le peuple est vertueux, il y a de l’espoir que, quelle que soit la situation dans laquelle se trouve le pays, il sera en sécurité et restera stable », a-t-il déclaré à la foule. La vertu, une attitude pragmatique pour résister à tous ceux qui seraient tentés d’instrumentaliser la monarchie pour servir leurs propres ambitions politiques ? Le message a pu en effet être interprété de diverses façons pour ceux, nombreux, qui font valoir leur soutien au monarque, ceux qui dénoncent les intentions menaçantes, voire républicaines, de Thaksin ou enfin ceux, plus nombreux, qui réclament un relâchement du contrôle imposé « au nom de la protection de la monarchie ». Le sujet est des plus sensibles alors que le contexte successoral demeure aléatoire et polarisé entre le prince héritier Maha Vajiralongkorn et la princesse Sirindhorn. En mai 2012, et après la multiplication des poursuites et condamnations – l’ancienne équipe au pouvoir a été notamment accusée d’utiliser cette loi pour réduire au silence ses opposants les plus virulents –, une pétition a été signée par 27 000 personnes pour réclamer une modification de la loi contre le crime de lèse-majesté 5. Sur ce dossier, Yingluck est là encore restée prudente en déclarant qu’elle ne modifierait pas la loi. Autre dossier non réglé, celui des violences dans le Sud musulman 6. Entre attaques des forces armées, de troupes paramilitaires, de policiers ou de groupes extrémistes, la violence ne faiblit pas et les négociations sont bloquées. En dépit des morts et du fort malaise politique et sécuritaire, le Premier ministre ne s’est pas beaucoup investi dans ce dossier crucial et n’en a pas fait une priorité dans sa politique de réconciliation nationale. Yingluck a préféré confier la gestion de la situation aux militaires – qui ont déployé quelque 50 000 soldats – alors que le problème est éminemment politique. L’état d’urgence, décrété en juillet 2005, leur donne carte blanche. Mais improviser une déclaration à chaque incident 7 ne résout pas la question fondamentale de la diversité de la nation thaïlandaise. Pour parer les critiques, le gouvernement a annoncé fin février 2013 des pourparlers de paix 6 Les trois provinces de l’extrême sud, Yala, Pattani et Narathiwa, ont été formellement rattachées au royaume de Thaïlande au début du xxe siècle et sont peuplées à 80 % de Malais musulmans. 7 Le dernier incident dramatique est celui de l’assassinat de deux enseignants bouddhistes par des extrémistes islamistes le 11 décembre 2012. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 161 Regards sur le MONDE Thaïlande : quelques données statistiques Superficie : 513 120 km2 Population : 69,52 millions d’habitants (2011) Densité de population : 135 habitants/km2 (2010) Croissance démographique : 0,6 % (2011) Espérance de vie : 74 ans (2010) Taux de fécondité : 1,6 enfant par femme (2011) Taux d’alphabétisation : 93,5 % (2005) Religions dominantes : bouddhisme (plus de 90 %), islam (5 %) (recensement 2011) Monnaie : le baht (taux de change officiel : 1 euro = 38 bahts, avril 2013) PIB : 345,6 milliards de dollars (2011) PIB par habitant : 4 420 dollars (2011) Part des principaux secteurs dans l’activité économique : 45,6 % pour l’industrie ; 44 % pour les services ; 10,4 % pour l’agriculture (2010) Investissements directs étrangers : 7,8 milliards de dollars (2011) Indice de développement humain : 0,690 (103e rang sur 186 en 2012) Cœfficient de Gini : 0,4 (2009) Nombre d’utilisateurs d’Internet : 22,7 % (2011) Part de la population vivant avec moins de 2 dollars par jour : 4,6 % (2009) Sources : ministère français des Affaires étrangères (www.diplomatie. gouv.fr/fr/pays-zones-geo/thailande/presentation-de-la-thailande/) ; Banque mondiale ; ambassade de France en Thaïlande ; Direction générale du Trésor (www.tresor.economie.gouv.fr/File/333484) ; Banque de Thaïlande ; PNUD ; OMS ; FMI. avec l’un des groupes impliqués dans l’insurrection (le BRN, Front national révolutionnaire). Ces pourparlers ont aussitôt été dénoncés par les autres groupes et les attentats ont repris. Une économie dynamique mais fragile Les incertitudes de la croissance mondiale n’ont pas semblé peser sur l’économie thaïlandaise dont la croissance a réalisé un excellent score de 5,7 % en 2012, un chiffre qui devrait être maintenu en 2013 selon les prévisions de la 162 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Banque mondiale. Illustration du climat optimiste des affaires, le Conseil thaïlandais de l’investissement (Board of Investment, BOI) a annoncé que les demandes de privilèges d’autorisation d’investissement avaient atteint le niveau historique de 48 milliards de dollars en 2012, soit une progression annuelle de 131 %. L’économie thaïlandaise apparaît encore comme un espace d’opportunités 8, même si certains experts estiment qu’il faudrait précisément les optimiser pour enclencher les nécessaires réformes de fond 9. ● Ces bons résultats sont dus à trois facteurs principaux : les choix économiques effectués par l’équipe précédente ; la baisse de la consommation en Europe et aux États-Unis a été compensée par une diversification des marchés d’exportation vers l’Asie (Chine et Hong Kong), le MoyenOrient et l’Australie ; enfin, la mise en œuvre d’actions très concrètes, comme des investissements publics et la réduction du taux d’imposition des sociétés (passé de 30 à 23 % en 2012). Yingluck a également annoncé que le gouvernement allait investir plus de 2 000 milliards de bahts (près de 50 milliards d’euros) dans les cinq prochaines années pour relancer la croissance, notamment en engageant des dépenses pour l’amélioration des infrastructures. L’un des grands projets, lancé d’ailleurs par le précédent gouvernement, est celui de la ligne ferroviaire à grande vitesse reliant Bangkok à Chiang Mai. Des travaux de rénovation des infrastructures hydrauliques, dont l’état désastreux avait coûté cher à l’économie thaïe en 2011, ainsi que la protection des sites industriels sont aussi à l’ordre du jour. Afin de relancer la consommation intérieure, différentes mesures ont été adoptées, comme l’augmentation à partir d’avril 2012 de 40 % du salaire minimum – un geste populaire, puisque le salaire minimum n’avait pas été relevé depuis dix ans – ou la multiplication des subventions – pour l’achat d’une voiture ou d’un premier 8 Le World Economic Forum indique que la Thaïlande est remontée d’une place dans le classement mondial des économies les plus compétitives après six années de chute consécutives. 9 Les secteurs qui nécessitent de profondes réformes sont la santé publique, l’éducation et la recherche dans les nouvelles technologies, ainsi que la transparence. Le Premier ministre thaïlandais, Yingluck Shinawatra, et son homologue cambodgien, Hun Sen, lors des funérailles du roi Norodom Sihanouk le 4 février 2013 à Phnom Penh. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 163 © AFP / Tang Chhin Sothy L a T h a ï l a n d e : u n p ays e n a t t e n t e Regards sur le MONDE logement, le prix de l’essence… Ces mesures de soutien du secteur manufacturier ont toutefois eu pour effet d’alimenter l’inflation. La Banque centrale de Thaïlande a annoncé que l’indice de consommation n’a cessé d’augmenter, passant de 135 en décembre 2011 à 149,7 en mai 2012. Autre secteur à bénéficier de l’embellie, celui du tourisme avec un record de visiteurs (22 millions) en 2012. Les entrées de touristes étrangers, selon les chiffres communiqués par l’Autorité du tourisme de la Thaïlande (TAT), ont augmenté de 15 % depuis 2011 et ont engendré environ 24 milliards d’euros de recettes, soit une hausse de 24 % par rapport à l’année précédente. La TAT parie sur 25 millions de visiteurs en 2013 – les Chinois restant en tête avec 2,5 millions de touristes. ● Des fragilités subsistent toutefois. Si la Thaïlande a gagné des places comme exportateur automobile (6e exportateur mondial), elle en a perdu sur le marché du riz. Longtemps premier exportateur mondial (depuis 1980), elle a perdu son rang en 2012 au profit de l’Inde et du Vietnam. Ce résultat est dû notamment à la hausse des subventions – le gouvernement a décidé d’acheter le riz aux paysans à un prix 50 % plus élevé que les cours mondiaux afin d’augmenter leurs revenus –, qui a provoqué une hausse des prix et fait reculer le volume des ventes de 35 % par rapport à 2011. La conséquence est qu’il existe désormais des stocks énormes d’invendus, estimés à 12 millions de tonnes 10. Alors que la politique de subventions mise en place par le Premier ministre Yingluck pour s’attirer les faveurs des paysans déshérités a déjà coûté quelque 260 milliards de bahts (près de 7 milliards d’euros), d’autres projets pour un budget de 400 milliards ont été approuvés pour les douze prochains mois. Certains économistes ont donc fait entendre leur voix pour s’interroger sur le bienfondé de la politique de relance du gouvernement ou pour s’inquiéter de l’essoufflement du modèle de développement thaïlandais qui ne 10 Les exportations de riz thaïlandais de janvier à novembre 2012 ont diminué de 37 % en volume et de 25 % en valeur par rapport à la même période de l’année 2011, selon l’Association des exportateurs de riz thaïlandais. 164 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 repose pas sur une vision à long terme. Somkiat Tangkitvanich, nommé en octobre 2012 à la direction de l’Institut thaïlandais de recherche et de développement (TDRI, en anglais), a par exemple dénoncé l’usure du modèle d’exportation, l’insuffisance du système éducatif et de recherche, le gonflement de la dette publique et une corruption endémique 11. Selon l’économiste, si la Thaïlande ne repense pas son modèle de développement pour l’orienter vers une économie à plus forte valeur ajoutée, elle pourrait rapidement se trouver dans une situation d’échec et être rattrapée par ses voisins. Un retour diplomatique ? Présente sur la scène internationale 12, la Thaïlande a participé à toutes les grandes rencontres, mais sa diplomatie n’a toujours pas retrouvé le rayonnement qui était traditionnellement le sien. Le sentiment qui prévaut actuellement est plutôt celui de vues à court terme que d’une diplomatie audacieuse et visionnaire. En outre, ni Yingluck ni son ministre des Affaires étrangères, Surapong Tovichakchaikul, n’ont d’expérience en la matière 13. Le beau et photogénique sourire du Premier ministre ne peut pas faire office de substance diplomatique. La passivité de Yingluck tranche avec l’activisme de son prédécesseur, qui avait été présent à la fois aux Nations Unies – lutte contre la piraterie au large de la Somalie avec l’envoi de frégates thaïlandaises, stabilisation au Darfour… –, au sein de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Association of Southeast Asian Nations, ASEAN) – lancement d’une Commission des droits de l’homme, création d’un centre de gestion des crises humanitaires et des désastres naturels, projet de la connectivité ASEAN, gestion des ressources naturelles… – 11 Voir « TDRI chief vows big step forward into “new era” », Bangkok Business Brief, 4 octobre 2012. 12 Le Premier ministre s’est rendu chez tous les partenaires importants de la Thaïlande, au sein de l’ASEAN, mais aussi en Chine, au Japon, en Corée du Sud, en Inde et en Australie. 13 Surapong est un député ayant longtemps appartenu au Parti démocrate qui a rejoint en 2006 le front pro-Thaksin. Sa nomination a suscité de nombreuses critiques, y compris dans le corps diplomatique, du fait de son manque d’expérience. L a T h a ï l a n d e : u n p ays e n a t t e n t e et réactif face à la diplomatie agressive de son voisin cambodgien. En matière de politique étrangère comme de politique intérieure, Yingluck évite la confrontation et cherche systématiquement le compromis. Elle est restée étrangement silencieuse sur des dossiers essentiels, comme les litiges et les tensions en mer de Chine du Sud. Concernant les relations avec le Cambodge, la situation demeure tendue. Après avoir accepté le principe de la coopération pour régler le différend frontalier qui oppose les deux pays et retirer les troupes des abords du temple de Preah Vihear conformément à la décision de la Cour internationale de justice (automne 2011), Yingluck n’a pas beaucoup avancé et reste, selon certains observateurs, tributaire des liens d’amitié qui existent entre son frère et le Premier ministre du Cambodge, Hun Sen. Dans un geste « de bonne volonté », Hun Sen a annoncé avoir demandé en janvier 2013 l’amnistie de deux activistes thaïlandais condamnés en 2010 pour être entrés illégalement sur le territoire cambodgien. Un geste que le ministre des Affaires étrangères thaï a aussitôt qualifié de « succès de la diplomatie de confiance » entre les deux pays. Au même moment, on apprenait que des représentants des forces armées s’étaient rencontrés pour préparer une réponse au cas où la situation échapperait à la Thaïlande : une façon de désavouer le Premier ministre et Surapong ? Avec les pays occidentaux, les relations sont marquées par la même ambiguïté et Yingluck n’a pas valorisé le capital de sympathie qui prévalait au moment de son élection pour le transformer en atout crédible. Ses deux axes prioritaires demeurent l’économie et le voisinage régional. La Thaïlande n’a pas fait entendre sa voix sur les grands enjeux mondiaux. Le voyage officiel de Yingluck en Allemagne puis en France (juillet 2012) n’a pas marqué les esprits et les discussions sont restées au niveau général, sauf en ce qui concerne les questions commerciales. Même constat avec les États-Unis après la visite de Barack Obama et d’Hillary Clinton en novembre 2012 en Thaïlande. Dans une région dont les équilibres géostratégiques sont en pleine évolution autour des activités de la puissance chinoise, les ÉtatsUnis sont demandeurs d’alliés solides. Et s’ils demeurent de loin le premier partenaire géostratégique du royaume 14 – le premier partenaire économique étant le Japon –, ils ne sont plus les seuls. La Chine a en effet engagé un partenariat géostratégique depuis quelques années (exercices communs et formation) qui devrait se développer avec la livraison à Bangkok, en 2013, de lance-roquettes multiples, premier objet d’un transfert de technologies militaires promis par Pékin. D’ailleurs, le Premier ministre chinois Wen Jiabao, qui a rencontré le roi Bhumibol quelques jours après Barack Obama, l’a remercié « de la contribution indispensable à la promotion de l’amitié entre les deux pays ». ●●● La Thaïlande de Yingluck Shinawatra est un pays en attente. Si le Premier ministre a réussi à s’imposer dans la première manche – se maintenir au pouvoir et stabiliser la situation –, il est nécessaire qu’elle engage à présent une nouvelle étape de transformation du pays afin de l’inscrire définitivement dans un modèle de développement porteur de promesses et non de menaces régressives. Dans une région cruciale pour l’avenir du monde, la Thaïlande a pleinement son rôle à jouer. ■ 14 Les relations bilatérales qui existent en matière de défense entre les États-Unis et la Thaïlande sont formalisées par le traité Thanat-Rusk de 1962, qui prévoit une assistance mutuelle entre les deux pays en cas d’attaque extérieure. Cet accord a été renouvelé en 2012. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 165 PORTRAITS de Questions internationales ´ HOMMAGE Stéphane Hessel, qui vient de disparaître à l’âge de 95 ans, peut symboliser la grandeur et la tragédie de l’Europe au XXe siècle. Personnage romanesque puisque fils de l’héroïne de Jules et Jim, ouvrage de Henri-Pierre Roché et film de François Truffaut, il était aussi diplomate, poète, après avoir rejoint De Gaulle à Londres puis subi la déportation, à Buchenwald notamment. Il n’est pas question ici de retracer une carrière longue et multiple qui a été amplement présentée ailleurs, mais de rendre hommage à un homme que le service public, et le service du public, voire celui de l’humanité ont toujours animé au cours de sa vie. Né à Berlin en 1917, il avait choisi de devenir Français et a incarné le meilleur de la philosophie des Lumières dont notre pays a été le foyer. Ses engagements n’étaient pas seulement intellectuels mais aussi physiques, avec un don de soi-même sans calcul et sans égards pour le risque – une parfaite éthique de la conviction. Européen, Stéphane Hessel l’a été au sens le plus complet du terme – à la fois par ses choix politiques et par sa culture qui synthétisait les apports croisés du monde germanique et du monde latin. Au fond, ce Berlinois polyglotte devenu Parisien semblait un survivant de cette Vienne qui, au confluent de ces deux civilisations et avant de disparaître dans les deux conflits mondiaux, était un conservatoire et un laboratoire culturel et artistique, la Vienne dont Stefan Zweig a exprimé la fécondité puis le déclin. Et puisque l’on évoque Vienne, comment ne pas faire un autre parallèle avec une autre vigie de l’Europe, Otto de Habsbourg, également disparu voici peu à un âge très avancé, descendant des empereurs d’Autriche, fils du dernier empereur d’AutricheHongrie, antinazi convaincu et pour finir député au Parlement européen ? L’aristocrate et l’immigré, voici deux figures que l’on pourrait opposer de l’Europe au XXe siècle – mais Stéphane Hessel était un aristocrate de l’esprit. 166 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Stéphane Hessel, en 2011, à Madrid. © AFP / Jean-Pierre Clatot Stéphane Hessel, Français, Européen, citoyen du monde Cet homme simple et bienveillant, ouvert à tous, dont la gaieté était comme une politesse morale était aussi un citoyen du monde. Familier des institutions internationales, attentif à toutes les détresses et à tous les combats d’un monde convulsif, sa soif de justice était sans frontières mais toujours sans violence. Ses positions aussi intransigeantes que courageuses dans le conflit israélo-palestinien ont pu susciter la polémique. Son indignation contre la résurgence des inégalités économiques et sociales, fruit aveugle d’une mondialisation aux antipodes de ses aspirations, a rappelé sa jeunesse éternelle. Elle a pu sembler naïve aux uns, hors de saison à d’autres. Elle n’en a pas moins eu un écho international. Si l’on juge la qualité d’un homme par les ennemis qu’il suscite, ses prises de position du soir de sa vie l’ont encore grandi. Il est des gardiens de cimetière, qui cultivent le passé. Des gardiens de square, qui se préoccupent de leur bien-être individuel. Stéphane Hessel était un gardien de phare, qui éclaire l’avenir. Questions internationales PORTRAITS de Questions internationales > Philippe Berthelot, éminence grise du Quai d’Orsay Frédéric Le Moal * * Frédéric Le Moal, Philippe Berthelot (1866-1934) n’appartient pas à la catégorie des grands ambassadeurs de la III e République, internationales (Paris IV Sorbonne), enseignant au lycée militaire les Camille Barrère, Paul et Jules Cambon, Jean Jules de Saint-Cyr et à l’Institut AlbertJusserand 1. De la génération suivante, il n’a jamais dirigé Le-Grand. un grand poste diplomatique à l’étranger. Néanmoins, son influence sur la politique française pendant et après la Première Guerre mondiale a été considérable. Elle s’est traduite par sa grande proximité avec Aristide Briand, dont il a accompagné et guidé l’action à la tête de la politique extérieure de la France de 1915 à 1932. docteur en histoire des relations Les débuts de Berthelot dans la Carrière ne laissent présager aucun brillant parcours. Fils du savant chimiste Marcellin Berthelot, le jeune Philippe a tous les atouts pour entrer dans la Carrière par la grande porte. Il est issu d’une famille bourgeoise et républicaine, imprégnée de valeurs progressistes et qui sert l’État avec passion. Il appartient à ces couches bourgeoises sur lesquelles les républicains s’appuient et dont ils peuplent le monde diplomatique, aux côtés de l’aristocratie traditionnellement au service de la politique étrangère de la France 2. Au lieu de cela, dilettante et dandy, le jeune homme échoue à plusieurs reprises au concours d’entrée. Le mauvais élève de la Carrière C’est donc par la petite porte qu’il pénètre dans le monde diplomatique comme élève chancelier envoyé en mission de recherches archivistiques au Portugal, grâce à une interven- tion paternelle auprès du ministre de l’Instruction publique, le très républicain René Goblet (1889). L’éphémère passage de son père à la tête du Quai d’Orsay (1895-1896) lui permet de devenir attaché de 3e classe, auprès du cabinet du ministre. Sa carrière n’en est pas moins lancée. Elle le mène à Saint-Pétersbourg puis à Bruxelles. Il échappe ensuite aux tâches administratives subalternes grâce à une mission en Asie qui le conduit de l’Indochine au Japon, en passant par la Chine et la Corée. Il réintègre l’administration centrale, comme spécialiste de l’Asie à la Direction politique, puis comme chef adjoint du cabinet du ministre Rouvier dont la protection lui est acquise. Entre 1907 et 1913, sa carrière connaît une accélération. Son influence monte en puissance. Il est un rouage essentiel de la réforme des structures du Quai d’Orsay en 1907 qui entend moderniser le ministère 3. Ses réseaux politiques s’étoffent. Il collabore avec la plupart des ministres qui se succèdent dans la décennie précédant la guerre. Stephen Pichon, arrivé à la tête du ministère en 1 Sur ce dernier, voir Isabelle Dasque, « Jean Jules Jusserand, un ambassadeur entre l’Ancien et le Nouveau Monde », Questions internationales, no 54, mars-avril 2012, p. 108-116. 2 Isabelle Dasque, « La diplomatie française au lendemain de la Grande Guerre. Bastion d’une aristocratie au service de l’État ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 99, 2008/3, p. 7. 3 Notamment grâce à une plus grande centralisation, et à une meilleure répartition des compétences entre les sous-directions, par un renforcement des pouvoirs du directeur des Affaires politiques et commerciales, et enfin par une meilleure prise en compte des questions économiques et de l’opinion publique. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 167 PORTRAITS de Questions internationales mars 1913, en fait son chef de cabinet. Des liens profonds se nouent alors entre les deux hommes, qui ne se démentiront jamais. Quand la Direction politique lui échappe en janvier 1914 au profit de Pierre de Margerie, Berthelot se contente de devenir son adjoint. C’est à ce poste qu’il vit les heures cruciales de la crise de juillet 1914. Il fait preuve d’un remarquable sang-froid, assurant la continuité de l’action politique pendant l’absence de la direction du Quai d’Orsay que Poincaré a emmenée avec lui dans son voyage en Russie. Il rédige notes et télégrammes, jusqu’à ce que l’engrenage des alliances et les volontés bellicistes aient raison de la paix. En septembre 1914, il accompagne le gouvernement dans sa fuite à Bordeaux. Cet exil s’accompagne d’une perte de son influence due au retour aux Affaires étrangères de Delcassé, avec lequel il n’a jamais entretenu de bons rapports 4. L’indispensable collaborateur de Briand Berthelot devient l’un des responsables majeurs de la diplomatie française avec l’installation le 29 octobre 1915 au Quai d’Orsay d’Aristide Briand, qui en fait son directeur de cabinet. Une relation toute particulière s’installe entre le diplomate et l’homme politique. Leurs biographes respectifs ont tous insisté sur la profonde divergence entre leurs personnalités. D’un côté, un cacique de la IIIe République, formidable orateur, intelligent et cultivé mais qui n’apprécie guère les intellectuels, fuyant les dossiers et les aspects « technocratiques » des fonctions ministérielles, et n’écrivant jamais rien. De l’autre, un diplomate chevronné, rigoureux et travailleur, un fin connaisseur des dossiers et un insatiable rédacteur de télégrammes et de notes. Berthelot est pour Briand l’homme qui « en dix minutes [lui] résume une situation que d’autres mettent trois heures à embrouiller ». En un mot, il est celui qui le décharge des tâches ingrates. 4 Jean-Luc Barré, Philippe Berthelot. L’éminence grise, 1886-1934, Plon, Paris, rééd. 1998, p. 268-275. 168 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 En Briand, Berthelot trouve le chef politique qu’il peut servir pour devenir le père Joseph d’une action diplomatique d’envergure. Toujours dandy, à l’aise dans les milieux littéraires et mondains de Paris, il s’est mué en un fonctionnaire ambitieux et volontaire, tout entier consacré à sa tâche, désormais convaincu de sa supériorité intellectuelle. Parfois arrogant, toujours sûr de lui, il méprise le personnel politique de son temps. Son influence sur Briand est incontestable. Elle lui permet, jusqu’à la fin de leur collaboration, de maintenir son chef sur la voie du réalisme et de limiter les effets de ses tendances idéalistes qui ne cessent de prendre de l’ampleur avec les années. Pour autant, Briand conserve son autonomie de pensée et d’action, pour le pire comme pour le meilleur. Entre 1915 et 1917, Berthelot est la cheville ouvrière du Quai d’Orsay. Il concentre un pouvoir considérable entre ses mains, au détriment de l’autorité de Pierre de Margerie, toujours à la tête de la Direction politique, et de celle de Jules Cambon qui occupe la fonction de secrétaire général du ministère, nouvellement créée. Il soutient tous les efforts de Briand pour maintenir le front de Salonique, pour installer entre les Alliés la coordination politique et militaire indispensable à la victoire. Opposé à toute démarche de paix pendant les hostilités, il se félicite de la disparition du tsarisme, en conformité avec les traditions politiques de sa famille. Il espère aussi que l’incendie révolutionnaire s’étendra sur l’Allemagne et que l’Ancien Monde disparaîtra complètement. Dès 1914, Berthelot prend conscience du caractère nouveau du conflit. Il en perçoit les aspects modernes, démocratiques, au sens où il s’agit d’une guerre de masse dans laquelle l’opinion publique joue un rôle de premier plan. Son action est donc déterminante dans la création, au début de 1916, de la Maison de la presse. Il cherche, avec cette institution, à donner au gouvernement un levier pour peser sur les opinions publiques, en France et à l’étranger. Installée rue François-I er, elle centralise la collecte d’informations et les actions de propagande des divers ministères. P h ilip p e B e r t h e l o t , é m i n e n c e g ri s e d u Qu a i d ’ Or s ay © DR Philippe Berthelot à Washington en 1921 entouré d’Aristide Briand (à droite) et de l’ambassadeur de France aux États-Unis, Jean Jules Jusserand (à gauche). Divisée en quatre sections (diplomatique, militaire, traduction et analyse de la presse étrangère et enfin propagande), cette structure se heurte très vite à l’hostilité des diplomates du Quai d’Orsay – qui répugnent aux activités de propagande et à celle de la presse en général – et souffre aussi de ses divisions internes entre fonctionnaires des divers ministères, ou entre civils et militaires 5. Même si ce vaste service a du mal à survivre au départ de Briand en 1917 – la Maison de la presse est alors mise en sommeil par son successeur Ribot –, cette centralisation de toute l’activité de propagande et de renseignement s’inscrit dans le contexte d’une guerre moderne de plus en plus idéologique. Le directeur de cabinet ne cache pas en outre son hostilité à l’égard de certains alliés de la France. Il éprouve une aversion profonde à l’encontre des Italiens, à propos desquels il multiplie les sarcasmes méprisants. Cette animosité trouve ses racines dans une tradition fortement ancrée au Quai d’Orsay où il existe un courant italophobe ancien, mais aussi dans le projet que nourrit Berthelot pour l’après-guerre : la priorité accordée aux futures alliances françaises avec les pays d’Europe centrale et orientale. Or, les Alliés ont promis à l’Italie, avec le traité de Londres du 26 avril 1915, des territoires en Dalmatie au détriment des populations slaves locales, d’où une violente controverse entre elles et les Italiens. Berthelot est hostile à ces promesses et soutient la formation d’une Yougoslavie étendue et aux mains des Serbes, sur laquelle la France s’appuiera contre l’influence allemande dans les Balkans 6. Les mouvements nationalistes tchèques, slovaques et polonais trouvent en lui le 5 Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, tome II, CNRS, Paris, 1984, p. 337-339. 6 Frédéric Le Moal, La France et l’Italie dans les Balkans 1914-1919. Le contentieux adriatique, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 173. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 169 PORTRAITS de Questions internationales moyen de relayer leurs thèses indépendantistes auprès du gouvernement français. Briand fait toutefois preuve de beaucoup plus de nuances et de prudence que son directeur de cabinet dans la gestion de l’épineuse question adriatique et de la survie de l’empire des Habsbourg, preuve s’il en est des limites de l’influence de Berthelot. Suite à la chute de Briand le 19 mars 1917, Berthelot refuse de servir ses successeurs. Ce n’est qu’avec la nomination de Stephen Pichon aux Affaires étrangères dans le gouvernement Clemenceau qu’il retrouve un bureau au Quai d’Orsay en tant qu’adjoint au Directeur des Affaires politiques Pierre de Margerie. En juin 1918, la maladie de ce dernier permet à son adjoint d’accroître son influence. Berthelot travaille en symbiose avec le ministre qu’il accompagne très souvent lors des audiences quotidiennes chez Clemenceau. Le Tigre n’apprécie pourtant guère ce diplomate marqué du sceau abominable du briandisme, hostile à un armistice prématuré et favorable à une fédéralisation de l’Allemagne vaincue. D’où un certain retrait pendant la conférence de la paix. Berthelot ne retrouve de l’influence qu’à partir de la fin de 1919 au moment de l’affaiblissement physique et moral de Pichon. L’artisan des alliances à l’Est Aux lendemains de la Grande Guerre, la vision de Berthelot s’appuie sur deux postulats : l’alliance britannique et les alliances à l’Est. Le Directeur politique multiplie les pressions pour que le gouvernement français s’engage nettement en faveur des alliances avec les nouveaux pays de l’Europe orientale, Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie, afin de constituer la fameuse Barrière de l’Est dont la France a besoin contre le révisionnisme allemand. Couplée à l’alliance francobritannique, cette Barrière assurera la sécurité de la France et le maintien de la paix en Europe. L’influence de Berthelot se fait ensuite sentir sur les ministres des Affaires étrangères Alexandre Millerand et Georges Leygues, d’autant plus qu’il est nommé en septembre 1920 secrétaire général du Quai d’Orsay. La forma170 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 tion de la Petite Entente, en août 1920, entre la Tchécoslovaquie, le royaume des Serbes, Croates et Slovènes (qui prend le nom de Yougoslavie en 1929) et la Roumanie est un avertissement pour la France. Ces pays se sont en effet inquiétés d’un possible rapprochement de Paris avec la Hongrie honnie, d’où leur accord à la portée antifrançaise indéniable. Berthelot réussit à convaincre les responsables politiques de la nécessité de rassurer ces pays et d’intégrer la Petite Entente dans le système d’alliances français 7. Le retour de Briand aux affaires en janvier 1921 reforme le duo. Berthelot poursuit son patient travail de soutien et de rapprochement avec les États de l’Est européen contre l’Allemagne. Il soutient la politique de stricte exécution du traité de Versailles que Briand défend à cette époque, avec l’appui, espère-ton au Quai d’Orsay, du Royaume-Uni. Cette politique trouve son issue dans l’occupation des villes allemandes de Düsseldorf, Ruhrort et Duisbourg en mars 1921. Mais la roche tarpéienne est proche du Capitole. En juin 1921, Berthelot est mis en cause dans un scandale politico-financier autour du sauvetage de la Banque Industrielle de Chine (la BIC), fondée en 1913 par son frère André. Le secrétaire général est alors accusé, notamment par l’Action française et Léon Daudet, de s’être prévalu de l’autorité de Briand et du président de la République pour obtenir un renflouement de la BIC par certaines banques. Il doit démissionner le 27 décembre 1921. Poincaré, devenu président du Conseil le 15 janvier 1922, le traîne devant une commission de discipline qui le met hors d’activité pour dix ans. Poincaré, qui le tient en piètre estime, voit dans l’attitude de Berthelot un « abus d’autorité », et sans doute n’a-t-il pas tout à fait tort. Le secrétaire général, par affection pour son frère qui a favorisé en son temps sa propre carrière, mais aussi par surestimation de son pouvoir au sein du ministère, a commis une faute qui aurait pu définitivement briser sa carrière. 7 Notices « Millerand Alexandre » et « Leygues Georges », Stanislas Jeannesson, in Dictionnaire des ministres des Affaires étrangères, ouvrage collectif, Fayard, Paris, 2005, p. 483-488. P h ilip p e B e r t h e l o t , é m i n e n c e g ri s e d u Qu a i d ’ Or s ay Berthelot retrouve néanmoins toute sa puissance quand Briand s’installe au Quai d’Orsay en 1925, pour une période presque sans interruption de sept ans. Le ministre réintègre immédiatement Berthelot qu’il avait dû sacrifier à contrecœur en 1922 et lui rend sa fonction de secrétaire général. Son long passage aux affaires permet à Briand de mener une politique d’envergure qui aboutit notamment aux accords de Locarno 8, au rapprochement avec l’Allemagne de Stresemann, à son entrée à la Société des Nations (SDN), à la défense tous azimuts de la paix et aux prémices de la construction européenne. Berthelot est loin d’approuver toutes les options de Briand. En effet, il n’a jamais été séduit par l’idéalisme de son ministre, par ses envolées lyriques sur la paix, par l’esprit de Genève et la SDN, pas plus qu’il n’est véritablement enthousiasmé par Locarno. Berthelot reste l’homme de l’alliance avec Londres et d’une prépondérance de la France en Europe de l’Est. Mais il applique fidèlement la politique du rapprochement franco-allemand de son ministre qui le suit pour sa part sur l’importance à accorder aux alliés de l’Est. Ainsi veille-t-il à signer le même jour que les accords de Locarno un traité avec la Pologne dont les frontières avec l’Allemagne ne sont pas garanties par Locarno. Toutefois, Berthelot combat l’orientation qu’il juge idéologique des relations francoallemandes. Le pacte Briand-Kellogg, signé avec les États-Unis, qui déclare la guerre horsla-loi en 1928 n’est à ses yeux qu’une chimère. Son autorité comme son influence commencent à être battues en brèche par un homme dont il va pourtant favoriser la carrière : Alexis Léger – Saint-John Perse dans le monde littéraire –, directeur de cabinet du ministre, qui partage ses enthousiasmes pacifistes. Le lent retrait La montée en puissance de Léger fait basculer le centre de gravité du Quai d’Orsay. En 1928, une affaire de fuite dans la presse américaine au sujet d’un accord naval secret entre Paris et Londres, puis une autre à propos d’articles favorables aux missions religieuses insérés dans une loi, à l’insu du Quai d’Orsay et de son secrétaire général, dégradent quelque peu les relations avec Briand. Le président du Conseil ne change rien à l’organigramme du ministère mais favorise désormais l’influence de Léger 9. Pour autant, Berthelot conserve la haute main sur certains dossiers essentiels. C’est le cas du rapprochement avec l’URSS. L’enjeu est en effet de taille. Une telle orientation ne rencontre pas forcément les grâces de Berthelot, car elle met en cause l’alliance avec la Pologne, Varsovie considérant la patrie du socialisme comme son pire ennemi. Elle constitue en outre une contradiction avec la politique de détente francoallemande que Moscou ne peut que combattre, puisque Berlin est, depuis 1922 et le traité de Rapallo, son seul allié en Europe. Il n’empêche que l’URSS stalinienne cherche à apaiser ses relations avec les Occidentaux pour mieux se concentrer sur la construction du socialisme, et éviter la formation d’un front commun des pays capitalistes tel qu’il semble se dessiner depuis Locarno. Ainsi le commissaire du peuple aux Affaires étrangères Litvinov se tourne-t-il vers les pays attachés à la défense du statu quo en Europe, et vers la France en particulier. Du côté français, une identique volonté s’exprime, Briand désirant épurer le contentieux franco-soviétique et parachever son œuvre. Les négociations s’engagent à partir de 1931. Berthelot y joue un rôle central, en posant toujours comme préalable la sécurité des alliés orientaux 10. Les discussions débouchent sur la signature de plusieurs accords, dont le pacte de non-agression du 29 novembre 1932. La sortie de scène de Berthelot est néanmoins imminente. Sa mise à l’écart, déjà effective sous Briand, se renforce avec 9 Gérard Unger, Aristide Briand. Le ferme conciliateur, Fayard, Paris, 2005, p. 541-544. Frédéric Dessberg, Le Triangle impossible. Les relations franco-soviétiques et le facteur polonais dans les questions de sécurité en Europe (1924-1935), Peter Lang, Bruxelles, 2009, p. 272 et suivantes. 10 8 Par ces accords signés le 8 octobre 1925, la France, la Belgique et l’Allemagne reconnaissent l’intangibilité de leurs frontières. Le Royaume-Uni et l’Italie garantissent l’accord. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 171 PORTRAITS de Questions internationales ses successeurs, notamment Pierre Laval. Il n’approuve pas les nouvelles orientations diplomatiques, continue de croire aux alliances réalistes avec l’Est et ne peut enrayer la montée en puissance d’Alexis Léger. Affaibli physiquement, il quitte ses fonctions le 28 février 1933. Léger le remplace au secrétariat général du ministère. La mort vient rapidement le chercher, dans sa retraite, le 22 novembre 1934. En quittant le Quai d’Orsay sur lequel son pouvoir se fit nettement sentir pendant près de vingt ans, Berthelot emporte avec lui la politique d’alliances à l’Est sur laquelle la France voulait assurer sa sécurité, ce « bloc Berthelot » que l’Allemagne comme l’URSS se sont acharnées à détruire 11. Fondée sur une approche réaliste mais sans doute aussi sur une surestimation des capacités de ces pays à peser et à s’entendre, cette politique ne résiste pas aux bouleversements du système européen au tournant des années 1930. Il 11 Ibid., p. 306. est significatif que Berthelot s’efface au moment où Hitler parvient au pouvoir. Cet événement inaugure une nouvelle phase des relations internationales de l’entre-deux-guerres pendant laquelle Paris perd peu à peu son influence sur des alliés orientaux inquiets des faiblesses françaises et soumis à l’attraction de la nouvelle puissance allemande. ■ Bibliographie ● Jean-Luc Barré, Philippe Berthelot. L’éminence grise, 1886-1934, Plon, Paris, rééd. 1998 Frédéric Le Moal, La France et l’Italie dans les Balkans 1914-1919. Le contentieux adriatique, L’Harmattan, Paris, 2006 ● Frédéric Dessberg, Le Triangle impossible. Les relations ● Maurizio Serra, L’Inquilino franco-soviétiques et le facteur del Quai d’Orsay : Philippe polonais dans les questions de Berthelot et l’Italia, Sellerio, sécurité en Europe (1924-1935), Palerme, 2002 Peter Lang, Bruxelles, 2009 ● Gérard Unger, Aristide ● Dictionnaire des ministres des Briand. Le ferme conciliateur, Affaires étrangères, ouvrage Fayard, Paris, 2005 collectif, Fayard, Paris, 2005 ● LES RELATIONS INTERNATIONALES Pierre Hassner 2e édition Le but de ce recueil de « Notices » est de présenter les principales interactions qui caractérisent la politique internationale aujourd’hui. Cette nouvelle édition, entièrement actualisée, est un ouvrage de référence pour comprendre les enjeux majeurs des évolutions internationales. Un recueil composé de 24 notices rédigées par les meilleurs spécialistes et doté d’une chronologie détaillée reprenant les grands évènements depuis1945. Les « Notices » de la Documentation française Novembre 2012, 348 pages, 25 € 172 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 PORTRAITS de Questions internationales > Le marquis de Norpois, satire du diplomate Guillaume Berlat * * Guillaume Berlat Parmi les nombreux personnages qui peuplent À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, le marquis haut fonctionnaire . de Norpois est passé à la postérité en tant qu’archétype caricatural du diplomate, bien au-delà même de ce que son auteur en avait fait. Ancien ambassadeur et membre de l’Institut, antidreyfusard puis belliciste, ami du père du Narrateur qu’il conseille pour ses placements financiers et au sujet de son fils, il apparaît dans l’œuvre de Proust tour à tour érudit et pédant, superficiel et affable, snob et mondain. Au-delà de l’image qu’il véhicule d’un certain personnel diplomatique de la IIIe République, il est devenu au fil du temps – à tort plus qu’à raison – le symbole de tous les maux dont serait affectée la diplomatie française. Encore de nos jours, il est peu gratifiant d’être qualifié dans les milieux politico-diplomatiques de « Norpois ». est le pseudonyme d’un ancien 1 La littérature fournit mille et un exemples de personnages – plus ou moins fictifs – dont certains sont passés à la postérité. Quelques-uns ont pénétré le langage commun. Don Juan est devenu synonyme de séducteur, Tartuffe de menteur et d’hypocrite, Alceste de misanthrope et Norpois de superficiel et de pédant. De nos jours, le diplomate est souvent comparé au personnage du marquis de Norpois tel qu’il apparaît sous la plume de Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu. Il a pu ainsi être défini : « Le marquis de Norpois représente une caricature à charge du diplomate : ancien ambassadeur, il compense son éloignement du faste et des affaires par un discours emphatique et précieux destiné à impressionner son interlocuteur. Il constitue ainsi une représentation de la quête – vaine – du lustre passé 2. » Le diplomate croqué par Proust Dans les salons parisiens Dans la lignée des La Bruyère, Stendhal ou Balzac, Proust invente des types, voire des archétypes, et Norpois représente incontestablement celui du diplomate. Son personnage est la caricature de certains diplomates rencontrés par Proust à son époque dans les salons parisiens. Ses affectations ont rappelé à certains celles du comte Benedetti, un temps en poste à Berlin, ou celles du comte Fleury, ambassadeur à SaintPétersbourg 3. D’aucuns ont également rapproché le personnage d’Armand Nizard, directeur des Affaires politiques au Quai d’Orsay, de Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, et surtout, de Camille Barrère, ambassadeur à peu près inamovible en Italie. Ce dernier, d’ailleurs cité dans Albertine disparue, dîna souvent chez 1 Les opinions exprimées dans cette contribution n’engagent que leur auteur. 2 Frédéric Charillon, La France peut-elle encore agir sur le monde ? Élément de réponse, Armand Colin, Paris, 2010, p. 190. 3 Voir « Dictionnaire des personnages de la Recherche », dossier « À la recherche de… Marcel Proust », Lire, hors-série, no 8, mai 2009, p. 43-44. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 173 PORTRAITS de Questions internationales les parents de Marcel Proust. Ne disait-on pas dans les salons parisiens à son sujet : « Mon Dieu, qu’il fait Norpois ! 4 » Le marquis de Norpois n’est sans doute qu’un composé de tous ces diplomates avec lesquels le père de Marcel entretenait des relations. Adrien Proust avait en effet incité son fils, qui a étudié à l’École libre des sciences politiques, à embrasser la Carrière, lui vantant l’alliance jamais démentie entre les lettres et la diplomatie. Sans remonter à Du Bellay et à Chateaubriand, la diplomatie française du début du xxe siècle n’a, il est vrai, jamais compté autant d’écrivains : Jean Giraudoux, Paul Morand, Paul Claudel, Saint-John Perse, nom de plume du futur prix Nobel de littérature Alexis Léger, Romain Gary 5, deux fois prix Goncourt… La carrière diplomatique apparaît souvent à l’époque comme une tentation ou un recours pour les littérateurs. Le Quai d’Orsay n’était-il pas l’un des derniers endroits en France où l’on prenait encore le soin de bien écrire dans une langue qui, par sa clarté et sa précision, fut longtemps tenue pour la langue diplomatique ? Un diplomate moqué pour son mode de vie À la manière d’un peintre impressionniste, Proust peaufine par touches successives le personnage de Norpois que l’on retrouve au hasard d’À la recherche du temps perdu. Bien qu’il ne soit pas le seul diplomate du roman, Norpois contribue à en donner l’image d’un être mondain, snob, aristocratique, fâcheusement superficiel et impassible. Son mode de vie se caractérise par les mondanités qui font partie des stéréotypes de la profession et par une proximité cultivée avec les beaux-arts – « Les arguments de M. de Norpois (en matière d’art) étaient sans réplique parce qu’ils étaient sans réalité » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs). Il appartient à une élite aristocratique qui dispose d’une importante fortune personnelle. Son carac4 Anne Martin-Fugier, Les Salons de la IIIe République. Art, littérature, politique, Librairie Académique Perrin, Paris, 2009, p. 19. 5 Sur Romain Gary, voir Paul Dahan, « Romain Gary, un diplomate non conformiste », Questions internationales, no 33, septembre-octobre 2008, p. 115-122. 174 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 tère est celui d’un homme d’une pédantesque niaiserie, d’un grand conformisme. Norpois est l’incarnation de l’esprit négatif, routinier, conservateur, dit « esprit de gouvernement » des gens du Département. Sa rhétorique est des plus conventionnelles. Il utilise un langage emphatique pour accréditer l’idée qu’il dispose encore d’une certaine influence sur la détermination de la politique étrangère. Il cherche en réalité à retenir, en vain, le temps où il était en activité. Sa conversation est « un répertoire complet des formes surannées du langage particulier à une Carrière, à une classe, et à un temps – un temps qui, pour cette Carrière et cette classe-là, pourrait bien ne pas être tout à fait aboli ». Proust va plus loin en analysant la langue utilisée par son personnage : « […] le conditionnel était une des formes grammaticales préférées de l’ambassadeur, dans la littérature diplomatique. (“On attacherait une importance particulière”, pour “il paraît qu’on attache une importance particulière”). Mais le présent de l’indicatif, pris non pas dans le sens habituel mais dans celui de l’ancien optatif, n’était pas moins cher à M. de Norpois » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs). Le marquis de Norpois apparaît dans les Jeunes filles. Collègue du Narrateur au ministère des Affaires étrangères, il a été ambassadeur à Berlin et à Saint-Pétersbourg. Dans Le Temps retrouvé, vieilli, le voilà auteur d’articles de propagande, occasion pour Proust de pasticher le style pompeux de la presse des débuts de la Grande Guerre. Un diplomate confronté à son époque Dans À la recherche du temps perdu, Proust décrit une période qu’il a vécue et durant laquelle M. de Norpois doit relever deux principaux défis. Le premier tient, au tournant du siècle, à la compréhension d’une époque tourmentée, caractérisée par la rupture d’avec l’équilibre européen établi lors du congrès de Vienne de 1815. Le diplomate doit déchiffrer cette symphonie du nouveau monde. Ce n’est donc pas un hasard si les nombreux événements historiques évoqués dans l’œuvre de Proust concernent la politique Le diplomate jugé par l’Histoire Une caricature venue du passé Peu de métiers ont suscité autant d’a priori, d’opinions fantaisistes, voire de fables, que celui de diplomate. Bien établie est la réputation d’oisiveté, de nonchalance, pour ne pas dire de paresse que la légende prête aux diplomates de tous les temps, de tous les pays. Les ambassadeurs ne passeraient guère leur temps qu’en cocktails, en spectacles et autres divertisse- 6 Jean-Yves Tadié, Proust et le roman. Essai sur les formes et techniques du roman dans « À la recherche du temps perdu », Gallimard, Paris, 1971, p. 343-344. 7 Sur ce dernier, voir Isabelle Dasque, « Jean Jules Jusserand, un ambassadeur entre l’Ancien et le Nouveau monde », Questions internationales, no 54, mars-avril 2012, p. 108-116. 8 Alain Besançon, « Pourquoi prenons-nous plaisir à lire Proust ? », Commentaire, vol. 35, no 137, printemps 2012, p. 147. © Wikimedia Commons internationale : l’alliance franco-russe, la guerre des Boers, la guerre russo-japonaise, l’incident d’Agadir, les guerres balkaniques, la révolution russe… 6 Mais les deux événements principaux qui reviennent en toile de fond sont l’affaire Dreyfus – il est antidreyfusard – et la Première Guerre mondiale – il est belliciste. L’autre défi tient à l’évolution, voire à la révolution humaine, qui transforme alors progressivement le ministère des Affaires étrangères. La page d’un « droit naturel » reconnu à certaines classes sociales pour accéder prioritairement à la Carrière est définitivement tournée. L’État républicain forme ses propres cadres. Les fils de la noblesse entrent encore dans la diplomatie parce que la République souhaite disposer d’ambassadeurs éduqués, qui sachent se tenir dans un salon, qui portent un beau nom. Mais pour les négociations sérieuses, elle préfère employer des sujets d’élite qui sont passés par les concours instaurés en 1880. À côté du professionnalisme d’un Jules Cambon ou d’un Jean Jules Jusserand 7, le marquis de Norpois apparaît un peu anodin. La noblesse n’a plus rien à vendre que son prestige mondain, c’est-à-dire sa faculté de susciter le snobisme 8 dans cette période de transition pour le corps diplomatique. Résidences fastueuses, dîners de gala, réceptions et cocktails, la vie des diplomates est souvent réduite à ces clichés d’une vie mondaine que le marquis de Norpois ne dédaigne pas. Ici, le salon des ambassadeurs à l’Élysée. Suivant l’usage introduit par le président Mac-Mahon et officialisé depuis par la Constitution, le Président français y reçoit les lettres de créance remises par les ambassadeurs étrangers. ments. Au xviie siècle, le cardinal de Retz n’est pas tendre envers eux lorsqu’il écrit : « L’Europe n’est heureuse que lorsque les ambassadeurs n’ont rien à faire. » Dans cette charge, les écrivains ne sont pas en reste. La Bruyère, dans Les Caractères, traite les diplomates de « caméléons ». Au xviiie siècle, Jean-Jacques Rousseau, alors secrétaire auprès de l’ambassadeur de France à Venise, se montre réservé sur la Carrière. Plus tard, à la charnière des xviii e et xix e siècles, Stendhal, consul à Civitavecchia, critique la routine bureaucratique. Chateaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, porte quant à lui un jugement peu amène sur ces « espions titrés, à prétentions exorbitantes, qui […] ne servent qu’à troubler Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 175 PORTRAITS de Questions internationales les cabinets près desquels ils sont accrédités, et à nourrir leurs maîtres d’illusions ». Sans doute est-il déçu, à travers son expérience personnelle – il fut ambassadeur à Berlin, à Londres et à Rome mais aussi ministre des Affaires étrangères –, par la marche incertaine du ministère, incapable à ses yeux de suivre une ligne claire et qui semble avoir peur de son ombre 9. En définitive, le diplomate apparaît comme un « modèle social, la sentinelle des modes et du bon goût » 10. Le personnage de Norpois véhicule également tous les poncifs propres à l’époque de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Décrivant dans L’Éducation sentimentale le fils de Mme Moreau, Gustave Flaubert souligne qu’il pourrait intégrer la Carrière et « aurait besoin de protections d’abord ; puis, grâce à ses moyens, […] deviendrait […] ambassadeur […] » 11. Au début du xxe siècle, deux chroniqueurs mondains, académiciens passés un temps par la diplomatie, caricaturent pour l’un la vie d’une ambassade, pour l’autre la vie au Département. Le premier, Abel Hermant, se gausse, à travers l’un de ses personnages, du marquis de Chameroy dont la devise est Toujours plier et dont l’épouse stigmatise la « nullité » 12. Le second, Paul Hervieu, raconte la vie de l’« attaché payé », Arnaud Gigot de Bretteville, qui participe à des « five o’clock’s teas, auxquels il est élégant de se rendre », lieu de convivialité où se jouent « des parties d’écarté, [de] poker, de besigue chinois […] » 13. Raymond Radiguet met en scène Paul Robin, jeune diplomate dont l’idée fixe est d’arriver tout en étant « prudent jusqu’à la lâcheté » 14. Certains ambassadeurs de l’époque se livrent à un réquisitoire sans complaisance sur leur propre corporation. Alors que le comte de Saint-Aulaire les qualifie de « grandes ignorances servies par de petites habiletés », Wladimir d’Ormesson les relègue au rang de « restaurateurs et de prêteurs de voitures ». Une caricature vivace au XXe siècle Durant la première moitié du xxe siècle, les diplomates continuent d’être croqués sans ménagement. Nombreuses sont les satires de l’époque dans lesquelles les diplomates occupent une place de choix. Les romans et le théâtre abondent en portraits, d’où toute exactitude n’est pas absente, de l’ambassadeur plus salonnard que travailleur, conquérant féminin plus que pacificateur, davantage soucieux de plaire que de convaincre. Du commun des mortels, il se distingue aux yeux du grand public par un labeur qui consiste en distractions 15. Jean Giraudoux les raille pour leur « douce incompétence ». À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils sont stigmatisés pour leur habileté à survivre aux vicissitudes de l’Histoire. Quand le ministère des Affaires étrangères était installé à l’hôtel du Parc à Vichy, la période 1939-1945 n’a pas été glorieuse pour bon nombre de diplomates « incapables de déchiffrer le futur » 16. Peu entrèrent en dissidence, une dissidence connue grâce au témoignage de Suzanne Borel 17. À la même époque, le jugement de Paul Claudel sur le diplomate est lapidaire : Norpois incarne « une race d’ambassadeurs qui peuple encore abondamment le ministère, imbue de l’esprit routinier, négatif de chancellerie et vivant plus de mots que de réalités, lesquelles n’arrivent jamais au Département qu’atténuées à l’état d’abstraction et de pulpe » 18. En 1945, la création de l’École nationale d’administration vient pourtant réduire encore un peu plus le recrutement au Quai d’Orsay des héritiers des grandes familles aristocratiques. Durant la seconde moitié du xxe siècle, loin de s’émousser, les critiques deviennent encore plus virulentes à un moment où la fonction diplomatique est remise en question. Même le président Vincent Auriol n’est pas tendre à son égard, déclarant à Wilfrid Baumgartner : « Voyez 9 Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Gallimard, Paris, 2012, p. 772. Charles Zorgbibe, Talleyrand et l’invention de la diplomatie française, Éditions de Fallois, Paris, 2011, p. 133. 11 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, GarnierFlammarion, Paris, 1969, p. 46. 12 Abel Hermant, La Carrière. Scènes de la vie des cours et des ambassades, Arthème Fayard, Paris, 1889, p. 10. 13 Paul Hervieu, Deux Plaisanteries. Histoire d’un duel. Aux Affaires étrangères, Arthème Fayard, Paris, 1912, p. 121-122. 14 Raymond Radiguet, Le Bal du comte d’Orgel, Grasset, Paris, 1924. 10 176 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 15 François Seydoux de Clausonne, Le Métier de diplomate, Éditions France-Empire, Paris, 1980, p. 161. 16 Pierre-Louis Blanc, Retour à Colombey, Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2011, p. 44. 17 Sur Suzanne Borel, épouse Bidault, voir Paul Dahan, « Suzanne Bidault : une première femme au Quai d’Orsay », Questions internationales, no 45, septembre-octobre 2010, p. 115-120. 18 Paul Claudel, « Quelques réflexions sur le métier diplomatique », Le Figaro, 22 juillet 1944. Le m a rq u i s d e No r p o i s , s a t i re d u d i p l o m a t e les Affaires étrangères où il y a inflation de personnel et d’imbécillité. » Ce sur quoi le futur ministre des Finances renchérit : « Il y a une masse de crétins 19. » La diplomatie apparaît liée à une époque révolue, perpétuant un style de cour et de salons. Il lui est souvent reproché, en dehors de quelques règles protocolaires ou capacités de négociation, de n’avoir aucune spécialité sinon celle des généralités. Sous la Ve République, la diplomatie ne bénéficie pas d’une plus grande bienveillance. Le général de Gaulle exerce sa verve caustique quand il déclare : « Les diplomates ne sont utiles que par beau temps. Dès qu’il pleut, ils se noient dans chaque goutte d’eau », ou bien « Oh ! le Quai d’Orsay va devoir demain se mouiller, chose qu’il n’aime pas trop ! », ou encore « en lisant cette lettre, j’ai reconnu le style de l’abandon masqué sous les allures du compromis, si habituel au Quai d’Orsay. » En 1972, Georges Pompidou effectue une mimique expressive au cours d’une conférence de presse en soulignant que « nos ambassadeurs ont renoncé à l’exercice permanent de la tasse de thé et des petits gâteaux »… Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand considèrent quant à eux les diplomates comme des majordomes, Jacques Chirac comme des « poules mouillées » 20. Le diplomate raillé par nos contemporains Une double évidence Les critiques actuelles visent une institution qui suscite interrogations et doutes sur sa place dans l’appareil d’État et dans la mondialisation. Le Quai d’Orsay apparaît guindé dans ses préjugés, voire dans l’ignorance qu’il aurait des réalités du monde actuel. Il lui est reproché un manque de courage et de clairvoyance. Lors de son passage à l’Élysée, Nicolas Sarkozy n’a pas caché son peu d’estime pour l’appareil diplomatique 21, se méfiant des diplomates pour leur 19 Vincent Auriol, Mon Septennat. 1947-1954, Gallimard, Paris, 1970, p. 419. 20 Gérard Errera, « Les diplomates ne sont pas des incapables », Le Monde, 15 juillet 2011. 21 Frédéric Bozo, La Politique étrangère de la France depuis 1945, coll. « Champs Histoire », Flammarion, Paris, 2012, p. 260. prudence de langage à la Norpois, leurs manières bien élevées, leur sens du compromis. Ne reproche-t-on pas à ce département ministériel d’avoir utilisé les résidences de France « à la façon salon de Madame de Guermantes » 22 ? Plus généralement ne lui reproche-t-on pas de manquer du don de prévision ? La surprise qui a prévalu dans les milieux diplomatiques au moment de la chute de l’Empire soviétique au début des années 1990 n’a, il est vrai, eu d’égale que celle, équivalente, qui a été de mise lors des printemps arabes en 2011. Quand il était ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin aurait estimé à deux tiers les « ambassadeurs incapables » 23. Une décennie plus tard, l’arroseur devient l’arrosé quand son portrait est croqué dans la bande dessinée Quai d’Orsay 24. Au-delà du ministre, ce sont les diplomates qui sont visés. Faute de pouvoir façonner le monde actuel et à venir, les diplomates ne se résignent-t-ils pas à n’être que des caricatures de Norpois, cantonnés à un rôle superficiel et marginal ? Les printemps arabes ont pris de court les diplomates tout autant que les politiques et les chercheurs. Pourtant, seul le manque de clairvoyance des diplomates a déclenché un tel hourvari. Libération titra : « La diplomatie française, phase terminale » 25. Le directeur de L’Express s’illustra quant à lui dans un éditorial intitulé « Diplomaths », dans lequel il proposa de substituer aux diplomates des « espions aguerris et [des] ambassadeurs dessillés » 26. D’après l’historien Emmanuel de Waresquiel, Nicolas Sarkozy aurait critiqué les « diplomates qui n’ont pas fait leur travail » 27, les accusant de n’avoir pas vu venir les événements. Dans la relation de sa brève 22 Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix, Tunis connection. Enquête sur les réseaux franco-tunisiens sous Ben Ali, Le Seuil, Paris, 2012, p. 65. 23 Jean Saint-Iran, Villepin vu du Quai. Les Cent Semaines, Éditions Privé, 2005. 24 Abel Lanzac et Christophe Blain, Quai d’Orsay. Chroniques diplomatiques, volumes 1 (2010) et 2 (2011), Dargaud, Paris. 25 Bernard Guetta, « Diplomatie française, phase terminale », Libération, 23 février 2011, p. 21. 26 Christophe Barbier, « Diplomaths », L’Express, no 3109, 2 février 2011. 27 Propos de MM. Guaino et Sarkozy cités dans Yves Aubin de la Messuzière, Mes années Ben Ali. Un ambassadeur de France en Tunisie, Cérès éditions, Tunis, 2011, p. 194. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 177 PORTRAITS de Questions internationales expérience de la diplomatie culturelle, Dominique Julien dresse un constat sans appel : « La diplomatie, ce ne sont que des mecs bourrés qui n’en foutent pas une ramée 28. » À de rares exceptions près, la caricature, même si elle s’éloigne parfois de celle du marquis de Norpois, demeure donc toujours présente dans la conscience collective. mates en lesquels ils trouvent des boucs émissaires faciles. Le procès à charge qui leur est fait pourrait aisément être retourné à l’envoyeur. Qu’attendent les diplomates des hommes politiques ? Très simplement deux choses : une politique étrangère claire et un ministère chargé de la coordination de l’action extérieure doté des moyens d’agir. Une double causalité S’ils regrettent la longévité du cliché qui les représente sous leur plus mauvais jour, les diplomates ne sont pas exempts de tout reproche. Certaines interventions de hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay mériteraient de figurer dans le sottisier Norpois. Contrairement à d’autres corps de fonctionnaires, les diplomates rechignent souvent à réfléchir au périmètre de leur métier à l’heure de la mondialisation et de la montée en puissance du service européen d’action extérieure. Leur pusillanimité illustre l’indigence du débat actuel et n’est souvent que le résultat de l’absence d’une boussole stratégique 29. À leur décharge, il faut bien reconnaître aussi que la diplomatie constitue une réalité plurielle, souvent illisible pour le non-initié. Le citoyen, qui ne saisit pas ce qu’il y a de complexe dans le rôle des diplomates, en est souvent dérouté 30. Il jalouse les charmes de la vie diplomatique tout en feignant d’en ignorer les contraintes. Un constat s’impose. Née le jour où les maux s’échappèrent de la boîte de Pandore, la fonction diplomatique ne cessera que le jour, peu prochain, où les maux rentreront dans leur boîte 31. Le vrai diplomate est un homme d’action autant que de réflexion, de réseaux autant que de culture, de jugement autant que d’engagement. C’est pourquoi, il serait injuste de rendre les diplomates seuls responsables de leur caricature. Pour se dégager de leur responsabilité, les hommes politiques se défaussent souvent sur les diplo- Vers la fin du mythe Norpois ? 28 Dominique Julien, L’Ambassade. Récit d’humour nordique, éditions Léo Scheer, Paris, 2012, p. 206. Hubert Védrine, « Une diplomatie moins impulsive », Le Journal du dimanche, 17 mars 2012, p. 29. 30 Jules Cambon, Le Diplomate, Hachette, Paris, 1926, p. 9-10. 31 Jean Jules Jusserand, L’École des ambassadeurs, Plon, Paris, 1934, p. 192. 29 178 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Il en va pour le diplomate comme pour d’autres métiers, « celui qui attend de l’Histoire qu’elle soit juste exige plus qu’elle n’est d’humeur à donner » 32. Le jugement sur le diplomate est trop sommaire et trop sévère. En outre, le temps long dans lequel évoluent les diplomates est rarement celui des politiques enfermés dans le court terme, encore moins le temps des médias paralysés par l’instantanéité. Leur salut futur ne passe ni par la culture de la communication conversationnelle 33, ni par le recours à l’administration électronique 34. Dans un monde de plus en plus complexe et imprévisible, le diplomate a perdu ses repères, en même temps que sa liberté. De la crise actuelle naîtront peut-être de nouvelles situations dans lesquelles le diplomate pourra gagner en lucidité et en liberté d’analyse. En tout état de cause, s’il intervient, un changement d’habitudes et de mentalités prendra du temps. L’ambassadeur est encore loin d’avoir atteint le point d’équilibre entre la tradition et la modernité 35. Le marquis de Norpois alimentera encore longtemps la légende des siècles de la diplomatie. ■ 32 Stefan Zweig, Amerigo. Récit d’une erreur historique, Pierre Belfond, Paris, 1992. 33 Bernard Valero, « Le Quai d’Orsay sur les réseaux sociaux », tribune du porte-parole du ministère des Affaires étrangères et européennes, La Croix, 22 février 2012. 34 Discours d’Édouard Courtial, secrétaire d’État chargé des Français de l’étranger lors du séminaire des nouveaux ambassadeurs, Paris, 27 janvier 2012. 35 Yves Tavernier, L’Ambassadeur, entre tradition et modernité, Rapport d’information enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 20 février 2002, La Documentation française, Paris, 2002. Le m a rq u i s d e No r p o i s , s a t i re d u d i p l o m a t e documentation photographique L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE À PARTIR DE DOCUMENTS raphique documentation photog ue LA GÉOGRAPHIE raphiq documentation photog AFRIQUE DU SUD ET ÉMERGENCE ENTRE HÉRITAGES ÉTATS-UNIS/CANADA REGARDS CROISÉS CYNTHIA GHORRA-GOBIN GUILLAUME POIRET BONY PHILIPPE GERVAIS-LAM 11 € raphique documentation photog ue L’HISTOIRE raphiq documentation photog HISTOIRE DES ARTS UNE MÉTHODE, DES EXEMPLES E BLANC MARIANNE COJANNOT-L IVETA SLAVKOVA Les formules d’abonnements Dossiers 51,50 € Projetables 50,50 € Dossiers et projetables/téléchargement des documents 102 € LA CHINE PIUM À NOS JOURS DES GUERRES DE L’O XAVIER PAULÈS En vente chez votre libraire, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance à la DILA 23 rue d’Estrées - CS 10733 - 75345 Paris cedex 07 La documentation179 Questions internationales n 61-62 – Mai-août 2013 Française os Les questions internationales à L’ÉCRAN > Nouvelle Vague, derniers soupirs Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963) La Peau douce (François Truffaut, 1964) Le Feu follet (Louis Malle, 1963) André La Meauffe * Ces trois films célèbres, réalisés par des auteurs importants de la Nouvelle Vague, moment esthétique du tournant de la est le pseudonyme d’un ancien haut décennie 1950-1960, en marquent déjà la fin. La Nouvelle Vague fonctionnaire international. a fédéré l’entrée en lice d’une nouvelle génération de cinéastes et connu un retentissement universel dans le monde du cinéma. Ces films frappent aujourd’hui par leur anachronisme, mais aussi par les enseignements contemporains voire permanents que l’on peut en tirer sur l’état de la société française et sur sa mélancolie. * André La Meauffe Voici trois films sortis depuis déjà un demi-siècle. Leurs réalisateurs représentent trois figures de la Nouvelle Vague, même si Louis Malle apparaît quelque peu en marge de la galaxie plus ou moins artificiellement réunis sous ce vocable. On sait que la formule est apparue en 1957, reprise d’un article de Françoise Giroud, et qu’elle a contribué à la notoriété d’une génération montante de cinéastes au tournant de la décennie 1960. Notoriété internationale, puisque la Nouvelle Vague est peut-être le dernier mouvement artistique qui ait eu un retentissement mondial, jusqu’à influencer le cinéma américain, alors qu’aujourd’hui il est de bon ton outre-Atlantique de déclarer que la culture française est nulle. Ces cinéastes, ils ont chacun leur personnalité, leur style, leur œuvre, et l’on ne saurait les confondre. Dans le trio par exemple, François Truffaut est gentil, Jean-Luc Godard méchant, et Louis Malle humain. Peut-être semblera-t-il artificiel aussi de réunir ces trois films, au-delà de leur caractère quasi simultané. Ils traitent en effet de sujets différents – le tournage difficile d’un film entremêlé avec la rupture d’un couple constitué pour Le Mépris, un adultère bourgeois qui se termine tragiquement pour La Peau douce, la marche au suicide d’un homme désespéré et solitaire auquel le 180 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 monde et sa vie échappent pour Le Feu follet. Deux d’entre eux sont en noir et blanc et se déroulent à Paris ou aux alentours, alors que Le Mépris est en couleurs et se passe en Italie. On ne peut ici analyser en détail chacun d’eux, mais plutôt, dans une vue cavalière, retenir leur esprit commun, leurs variations, leurs résonnances. Ne nous attardons donc pas trop sur la péripétie de chacun de ces films, ici résumée par ordre d’apparition à l’écran. Dans Le Feu follet, sorti le 18 octobre 1963, Alain Leroy, alias Maurice Ronet, 30 ans, quitte une maison de repos à Versailles, où il a suivi une cure de désintoxication et soigné une dépression, après une vie de fête, d’alcool, de loisir et de désœuvrement. Considéré comme guéri, il est doucement poussé vers la sortie. Il se rend à Paris et visite ses anciennes relations, camarades des soirées animées d’antan. Il les trouve soit installés dans une vie stable et active, soit en lien avec de nouveaux amis qui le considèrent sans sympathie, un peu comme un revenant, sinon comme une épave. Ceux à qui il se confie ne semblent pas comprendre son désarroi, son désespoir. Le jeune homme brillant et prometteur qu’il semblait être n’est plus qu’une ombre. On l’admoneste ou on le plaint. Rentré dans sa maison de repos, il se tue d’un coup de revolver, à l’heure choisie par lui, No u v e l l e Va g u e , d e r n i e r s s o u p i r s interrompant sa lecture de Gatsby le Magnifique de Scott Fitzgerald. Dans Le Mépris, sorti le 20 décembre 1963, Paul Javal, alias Michel Piccoli, scénariste, est avec son épouse Camille, alias Brigitte Bardot sur le tournage d’un film dirigé par Fritz Lang, qui interprète son propre rôle. Tourné en Italie, le film est consacré au retour d’Ulysse dans sa patrie. Le producteur hollywoodien du film, Jeremy Prokosch, interprété par Jack Palance, s’oppose aux deux Européens et prône une conception plus moderne de l’histoire. Dans ce contexte de désaccord, Paul Javal semble utiliser sa femme pour séduire le producteur. Celle-ci en conçoit un mépris irréparable pour son époux et part avec Prokosch – mais les deux amants sont tués dans un accident de voiture. Restés seuls, Javal et Piccoli reprennent le tournage. Dans La Peau douce, sorti le 20 avril 1964, Pierre Lachenay, la quarantaine, alias Jean Desailly, directeur d’une revue littéraire, spécialiste d’André Gide, bourgeoisement marié et père d’une petite fille, s’éprend au cours d’un voyage au Portugal d’une jeune hôtesse de l’air, Nicole Chomette alias Françoise Dorléac. Il a une liaison avec elle. Cette liaison est d’abord clandestine et Lachenay est partagé entre sa vie rangée et le désir d’une nouvelle existence. Nicole accepte de moins en moins ses hésitations et l’humiliation d’une relation cachée, le rôle de back street. Lorsque Lachenay se décide à franchir le pas et entreprend de refaire une vie matrimoniale avec elle, elle comprend l’abîme intellectuel et culturel qui les sépare, elle s’échappe et le quitte. Resté seul, il pourrait renouer avec sa femme. Mais une série de malentendus et de rencontres manquées conduit à sa mort : jalouse, son épouse légitime l’abat d’un coup de fusil alors qu’il tentait de reprendre contact. Au-delà de ces péripéties, on pourrait faire le bilan suivant : quatre morts, trois hommes, une femme, un suicide, un assassinat, un accident. Des morts rapides, brutales ; des morts inattendues, qui clôturent les films ; des morts qui ne sont pas des énigmes policières ni des deuils à faire mais des drames psychologiques. C’est déjà un élément de rapprochement, une certaine morbidité commune qui fleure non la modernité mais plutôt le romantisme, puisque ce sont des frustrations affectives qui entraînent la marche au tombeau des victimes. Il en est d’autres, plus profonds, qui permettent de les rassembler. On les regroupera autour de deux séries de remarques : d’abord, un évitement apparent des questions politiques et sociales de l’époque ; ensuite, en creux, en quelque sorte hors-champ, divers indices qui nous renseignent sur un état, sans doute moins passager, moins anachronique que l’on pourrait le penser, de la société française. Tragédies intimes, ruptures mortelles Cette concentration sur des tragédies intimes des personnages, le climat commun des films, leur charme, leur séduction que leur résumé ne peut rendre, on peut les illustrer et les démultiplier sur plusieurs plans avant d’en tirer des enseignements plus larges. Des histoires personnelles Observons d’abord que ces films sont parmi les plus personnels de leurs auteurs, parce les trois ont une dimension autobiographique. Louis Malle affirme sa proximité à l’égard d’Alain Leroy suicidaire, il en fait presque son double, allant jusqu’à prêter ses vêtements à Maurice Ronet, et à confier son attirance pour le suicide dans un entretien avec Françoise Sagan. La rupture de La Peau douce renvoie à la vie de Truffaut, tout comme ● Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 181 Les questions internationales à L’ÉCRAN Le Mépris mêle la séparation de Godard d’avec Anna Karina et ses combats avec le cinéma américain. Cette dimension autobiographique, qui renvoie à un narcissisme certain des réalisateurs, est autant une mise en présence qu’une mise à distance. Elle est peut-être une forme de thérapie mais elle rentre aussi dans la logique des films d’auteur, revendiquée par la Nouvelle Vague. ● Ensuite, les milieux dans lesquels évoluent les personnages sont assez proches, milieux artistiques ou littéraires qui cultivent une vie esthétique sous toutes ses formes. Milieux restreints, milieux fermés, même s’ils sont internationaux comme celui du cinéma dans Le Mépris, le film le plus riche, le plus singulier et le plus ambigu des trois. Dans ces milieux, plutôt bourgeois, que l’on qualifierait aujourd’hui de « bobos », les personnages principaux sont en quelque sorte enfermés, cherchent à en sortir mais en définitive s’y trouvent ramenés, incapables de ou impuissants à maîtriser leur destin. Ce sont des vaincus, ou tout au moins des perdants, car dans Le Mépris, là encore plus ambigu, on peut se demander si Paul Javal n’a pas en réalité atteint son objectif, mais en devant subir, prendre et accepter ses pertes. ● Ensuite, ce sont des films littéraires, au-delà de leur dimension sentimentale. Le Feu follet reprend un roman de Drieu La Rochelle en le transposant – l’alcool est ainsi substitué à la drogue. L’absence de contact avec les autres et avec le monde – « Je ne peux pas toucher les choses », dit-il – va au-delà de l’impuissance sexuelle, qui était une obsession de Drieu, comme auparavant de Stendhal. Alain Leroy peut ainsi renvoyer à Octave de Malivert, héros impuissant de Armance, premier roman de Stendhal, et qui comme Leroy se suicide. Le Mépris s’appuie sur le roman éponyme d’Alberto Moravia. Il est en outre tourné dans l’ancienne villa de Curzio Malaparte à Capri, villa de style futuriste dans un magnifique site maritime. Il renvoie enfin à Homère, puisque le film que l’on tourne est un épisode de l’Odyssée. Pour La Peau douce, scénario original de Truffaut notamment, on retrouve le trio classique de la littérature occidentale, le mari, la femme, la maîtresse, trio impossible, trio infernal, souvent traité en comédie et ici en tragédie, comme un trio racinien, parce que vu de près, avec empathie. ● Dans ce contexte, les personnages principaux sont également enfermés en eux-mêmes, dans leurs contradictions internes, dans leur incapacité de les maîtriser. Moravia a fort bien exprimé 182 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 l’esprit général des trois films, sans les mentionner spécialement, mais plutôt en pensant à ses propres œuvres. Il se réfère à Dostoïevski, chez qui les personnages ne sont pas en rapport avec la société, mais avec eux-mêmes. La musique, si importante dans les trois films – Satie pour Le Feu follet, Georges Delerue pour les deux autres – exprime cette intériorité, cette sensibilité, cette clôture voire cette déréliction des personnages, elle est le reflet de leur musique intérieure. Elle est à la limite plus significative que les dialogues, qui rompent avec une tradition théâtrale du cinéma français, bavarde, éloquente, à la recherche de la tirade. Les dialogues sont le plus souvent brefs, simples voire pauvres, leur effet résulte de leur caractère direct, sans pose – et là on trouve l’esprit Nouvelle Vague. Les souffles du passé Cet esprit, à le considérer de façon plus générale au prisme des trois films, n’a rien de moderne, il paraît renvoyer au passé, être plus anachronique que futuriste. Les derniers soupirs ne sont pas seulement ceux des personnages, ce sont aussi ceux de la Nouvelle Vague, voire d’une société – ce qui nous fournira une transition vers le hors-champ des films. ● Les personnages, d’abord, appartiennent tous à un certain passé, individuel ou collectif. Ceux qui sont au centre et qui représentent plus ou moins directement les cinéastes sont à bout de course, à bout de souffle. Alain Leroy est le plus jeune, trente ans, mais il ne veut pas vieillir, se dégrader, il préfère mourir plutôt que mûrir, et ce post-adolescent considère que ne pas se tuer, survivre, serait une lâcheté. L’image que les autres lui donnent d’eux-mêmes et de lui le confirme dans sa décision. Pierre Lachenay vit une crise de la maturité sans oser aller jusqu’à reconstruire une nouvelle vie, il demeure dans une indécision aboulique, ou alors se décide à contretemps – il en meurt. Les deux films sont leurs derniers soupirs. Paul Javal, une fois encore, est le personnage le plus complexe. Il voudrait plusieurs choses à la fois, terminer le film dont il est scénariste, garder Camille, s’entendre avec le réalisateur, Fritz Lang, et le producteur, Prokosch. Dans cette errance, il ne trouve pas la sortie du labyrinthe, Camille le quitte pour le producteur et se tue avec lui dans un accident de voiture. Mais Javal survit et reprend le film – et l’on peut se demander si, au bout du compte, il n’avait pas plus ou moins consciemment No u v e l l e Va g u e , d e r n i e r s s o u p i r s sacrifié Camille à son œuvre, si son départ n’était pas la condition de son achèvement. Tout comme Ulysse devait pour rejoindre Ithaque sortir du labyrinthe – car l’Odyssée est l’histoire de la sortie d’un labyrinthe – et quitter la nymphe Calypso, Javal doit subir le mépris de Camille. Javal ne quitte jamais son chapeau : c’est là un signe des pensées couvertes, celles du rusé Ulysse, autant qu’une référence aux privés américains et un clin d’œil de Godard aux films noirs qu’il aimait. Mais le quatuor « Javal-Fritz Lang-Camille-Prokosch » a d’autres résonnances qui renvoient d’une autre manière au cinéma, on va y revenir. La Nouvelle Vague, avec ces films, connaît quant à elle ses derniers feux, et déjà sa métamorphose. Elle renoue ici avec un cinéma plus classique, plus traditionnel, plus ancré dans un récit linéaire, continu, romanesque, centré sur des tragédies individuelles. Les auteurs de la Nouvelle Vague rejetaient la qualité française, se référaient à Hitchcock, à Welles, à Jean Renoir – mais ici c’est le monde de Marcel Carné, crépusculaire, sans avenir, une série d’impasses, qui semble renaître, la technique de Renoir au service d’un univers à la Carné. Au fond, le label Nouvelle Vague a rempli son office, il a permis la promotion d’une nouvelle génération. Il peut s’effacer devant les carrières individuelles de ses réalisateurs et leur intégration dans des cursus classiques, qu’ils vont désormais tous poursuivre avec des fortunes diverses. ● Godard reste à tous égards le plus aventureux, le plus attentif à des formes nouvelles et le plus désireux de se renouveler – mais, revanche de la tradition, Le Mépris reste son film le plus achevé, par sa beauté formelle, par la présence et le talent de ses acteurs, par la richesse de son contenu, par sa force simple comme par son ambiguïté même, qui mêle les temps et les sens, l’Odyssée, le cinéma européen des origines et le cinéma américain en voie de s’imposer. Le mépris est aussi celui que le producteur américain, Jeremy Prokosch, éprouve pour l’œuvre de Fritz Lang, qu’il voudrait soumettre à de nouvelles normes, Paul Javal hésitant entre les deux. Fritz Lang, un cinéaste du temps du muet, émigré aux États-Unis et de retour en Europe, semble ici terriblement anachronique ; Prokosch, l’Américain, à la conquête d’un marché cinématographique mondial, est prêt à acheter tout le monde. À cet égard le message est que Camille et Prokosch incarnent la jeunesse, la modernité, la beauté, une certaine dureté. Paul Javal et Fritz Lang, expression d’un cinéma européen qui ne veut pas mourir, suivent quant à eux un chemin plus sinueux, plus labyrinthique, mais leur obstination finit par l’emporter sur leur fatigue, et tout comme pour Ulysse, la route d’Ithaque leur est ouverte. Illustration des problèmes que Godard rencontre avec le cinéma américain, qui l’obsède d’un côté et qu’il rejette de l’autre – mais les réalisateurs américains qu’il admire sont pour la plupart d’origine européenne, et ce sont eux qui ont fait Hollywood, sa domination et sa gloire. Au fond, une morale du Mépris est que, pour faire du cinéma, il faut se débarrasser des producteurs et des vedettes, des stars, des symboles sexuels, ce qu’incarnent Jack Palance et Brigitte Bardot, au-delà du personnage de Camille. Alors, la fuite et la mort des jeunes permettent aux anciens de reprendre et d’achever leur film. Ombre portée des années tristes, malaise social existentiel Si l’on prolonge d’abord l’impression qui demeure de la Nouvelle Vague, ce qui frappe d’abord, c’est son anachronisme au moment même Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 183 Les questions internationales à L’ÉCRAN où elle triomphe. Truffaut soutenait par exemple le cinéma de Jean Cocteau, ridicule à force de prétention, de symbolisme creux, d’esprit moyenâgeux et d’une antiquité de carton. La Nouvelle Vague s’intéresse, on l’a dit, à des personnages sans avenir, qui semblent dès le départ au bout d’une certaine manière de vivre. Contraste avec des films tournés vers la jeunesse, Les Tricheurs par exemple, de Marcel Carné précisément, sorti en 1958 et injustement oublié, comme toute l’œuvre de Carné d’après guerre. Il traite quant à lui de la nouvelle génération avec de nouveaux et jeunes acteurs – Jacques Charrier, Laurent Terzieff, Pascale Petit… ne serait-ce pas lui, alors réprouvé, critiqué, qui montre la véritable nouvelle vague ? Décalage esthétique, anachronisme historique L’avenir du cinéma français n’est pas réellement incarné par la Nouvelle Vague officielle, si l’on peut dire. Sans même évoquer la vogue immédiate et durable d’un film parodique comme Les Tontons flingueurs, de 1963, prenons par exemple L’Homme de Rio, de Philippe de Broca, sorti en 1964. Il relève d’un divertissement plus classique, inspiré des Aventures de Tintin : on y trouve, en plus du succès populaire, la genèse de films comme Le Corniaud, sur écran un an plus tard ou La Grande Vadrouille, sorti en 1966, mais aussi la série des films de Steven Spielberg avec Harrison Ford et le personnage d’Indiana Jones, dans la décennie 1980. La Nouvelle Vague a produit un cinéma élitiste, intellectuel, recherché, parfois un peu précieux, alors que l’avenir a appartenu au cinéma populaire, grand public, aux grandes comédies ou aux films d’aventure plutôt qu’aux petites tragédies – à Prokosch plus qu’à Godard, qu’on le regrette ou non. Si l’on poursuit encore dans ce domaine esthétique pour observer les références culturelles des trois films en cause, on est frappé par la présence des années 1930. Cette présence est après tout explicable par les sources des scénarios, comme par la formation intellectuelle des réalisateurs. Moravia a écrit Le Mépris en 1954, mais son œuvre débute largement avant guerre, Le Feu follet est un roman paru en 1931, inspiré par le suicide de jeunes amis de Drieu. Quant à Pierre Lachenay, héros de La Peau douce, il est un spécialiste de Gide, lui aussi écrivain des avant-guerres du xxe siècle. On pourrait appliquer à Lachenay un ● 184 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 autre titre de Drieu, Rêveuse Bourgeoisie, qui remonte à 1937. Au fond, les films sont comme l’ombre portée des années tristes, celles de la marche à la Seconde Guerre mondiale, ils en restent imprégnés, par une sorte de vague menace, un destin mauvais qui mutile les vies individuelles, leurs abandons, leurs lâchetés. ● Cette Nouvelle Vague en reflux, elle a son équivalent littéraire, à peine antérieur, celui du groupe dit des Hussards, dont Roger Nimier est le chef de file – Roger Nimier, romancier et éditeur de Céline, qui se tue en voiture, à bord d’une Aston Martin, tout comme Prokosch et Camille meurent en voiture de sport, marqueur social, cheval fou. Roger Nimier était un ami de Louis Malle qui l’avait sollicité pour l’adaptation du Feu follet. Les Hussards, également jeunes hommes en rupture, avant tout intéressés par eux-mêmes, individualistes, insolents, égotistes, iconoclastes – et de droite. Un de leurs traits communs est d’être non seulement admirateurs de Drieu et de Céline mais aussi puissamment anti-sartriens – Sartre qui avait fait un portrait charge de Drieu dans L’Enfance d’un chef, Céline qui vilipendait Sartre dans L’Agité du bocal. Tout comme les Hussards, le groupe de jeunes gens en colère de la Nouvelle Vague, jeunes bourgeois élitistes, penche à droite, est de droite. Comme toute leur génération, Mai 68, les barricades, les drapeaux rouges et les drapeaux noirs flottant sur les universités vont les prendre par surprise, même s’ils sautent très vite à bord – tout comme Jean-Paul Sartre au demeurant. Ils cherchent alors à se ressourcer, à rejoindre le flot, par exemple en interrompant à force ouverte le Festival de Cannes de 1968. Seul Godard, toujours plus lucide, avait en quelque sorte anticipé les événements avec La Chinoise en 1967, mais il était le réalisateur en 1960 d’un film très ambigu sur la guerre d’Algérie, Le Petit Soldat – et quand on revoit La Chinoise, avec le recul, on se rend compte de l’extrême sottise des personnages, de la vision plutôt critique et négative du maoïsme. Mélancolies françaises Alors, en première analyse, esthétique et culturelle mais aussi sociologique, on pourrait avoir le sentiment que la Nouvelle Vague a en réalité manqué son temps, qu’elle était tournée vers le passé, un cinéma d’héritiers pressés. N’auraitelle pas manqué la nouvelle génération dans sa No u v e l l e Va g u e , d e r n i e r s s o u p i r s masse, saisie par le yéyé et emportée par Mai 68 ? Une génération à la remorque d’autres maîtres à penser – le situationnisme, le freudo-marxisme, le trotskysme, le maoïsme pour les politiques, une idéologie composite, fourre-tout qu’exprime par exemple Guy Debord en 1967 avec La Société du spectacle. Mais aussi une génération entraînée par des maîtres à dépenser avec la société de consommation si lucidement anticipée sur le plan sociétal en 1965 par Georges Perec par exemple avec Les Choses. Une génération décérébrée par la propagande, les slogans et la publicité. Une génération hédoniste, jouir sans entraves, l’opposé de la morale des trois films. Mais, dans ce hors-champ qui nous retient, n’y a-t-il pas place pour une autre interprétation, plus positive pour cette Nouvelle Vague finissante ? L’interprétation négative est que la Nouvelle Vague reflète involontairement la survivance, l’agonie, les derniers soupirs d’une certaine société française, bourgeoise, qui a tenté de se reconstituer après la défaite et l’occupation. Elle coïncide avec les derniers jours de la IVe République, faible, engluée dans les guerres coloniales, guerres dont on trouve encore trace dans Le Feu follet, par un rare aperçu sur le contexte politique. Celui qui a su y échapper et devenir le peintre talentueux de la bourgeoisie renouvelée et à nouveau triomphante de la Ve République, c’est Claude Chabrol. Par la suite, Truffaut devient niaiseux, Godard marginal, Malle, le plus humain, se cherche en permanence et parfois se trouve, toujours dans la transgression – Viva Maria et l’apologie comique du terrorisme, Le Souffle au cœur et l’apologie de l’inceste, Lacombe Lucien et un regard sans jugement sur un jeune milicien, Milou en Mai et un regard ironique sur Mai 68. ● ● L’interprétation positive est qu’en réalité la Nouvelle Vague a dénoncé en filigrane cette société bloquée, qu’elle en a illustré la fatigue, la laideur, l’enfermement, la dépression. Voyons le groupe des pensionnaires de la maison de repos du Feu follet, ou encore le vide des intellectuels visités par Alain Leroy et qui le désespèrent. Leur fait écho dans La Peau douce le dîner de Reims lors de la conférence de Pierre Lachenay, lorsqu’il est invité par les notables de la ville, notables qui évoquent les bourgeois de Bouville du Sartre de La Nausée. Ou encore la dépendance de Camille à l’égard des hommes dans Le Mépris, qui ne la voient guère que comme objet sexuel, Camille qui ne se libère qu’en fuyant avec un autre, mais qui en meurt – non pas la liberté ou la mort, mais la liberté et la mort. Brigitte Bardot a été l’un des symboles du féminisme par la liberté sexuelle qu’elle incarnait, mais un symbole ambigu parce que son prestige a été lié à sa beauté, un sex symbol qui n’est guère la marque du féminisme. Alors, en illustrant ces archaïsmes, ces blocages, la Nouvelle Vague a préparé leur dépassement, même si elle se situe apparemment à contre-courant. On pourrait être surpris du pessimisme des films, de leur ton crépusculaire, alors qu’en 1964 la France est pour la première fois en paix depuis plus de vingt-cinq ans, que l’on est au cœur des Trente Glorieuses et d’un développement économique accéléré, que la génération du baby boom est conquérante – donc par un décalage moral par rapport à des données objectives. La décennie 1960 apparaît souvent, de façon rétrospective, comme la décennie du bonheur, de l’expansion, de la libération. C’est oublier qu’elle n’a pas été vécue de cette manière, que l’opinion était pessimiste, que De Gaulle au sommet de sa puissance brocardait le « tracassin » qui l’agitait, et que la période s’est achevée avec la révolte sans objet et sans but de Mai 68. À cet égard, la Nouvelle Vague est dans le ton de l’époque. Plus profondément, la dépression et les frustrations individuelles, les impasses et l’impuissance qu’elles traduisent ne renvoientelles pas à un malaise plus durable et en quelque sorte existentiel, voire structurel de la société française ? Ce malaise est omniprésent aujourd’hui, mais en France, tout va mal depuis les Valois. Les crises existentielles des personnages ne sont-elles pas la métaphore d’une crise d’identité permanente de la société française, confrontée à des changements permanents qui heurtent son conservatisme profond ? Auquel cas nos trois films correspondraient à un ethos national, celui que René Clair avait traité en 1952 de façon cursive et légère dans Belles de nuit. Un personnage récurrent au long des siècles, homme âgé, y maudit son époque et voudrait revenir à ses 20 ans, l’âge de la douceur de vivre. Mais lorsque, toujours vieux, il s’y trouve replongé – et cette démarche rétrograde le mène jusqu’à l’âge des cavernes –, il retrouve les mêmes travers. Sa course rétrospective vers le bonheur est sans fin. Manière de nous rappeler que le cinéma est un art de la nostalgie. ■ Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 185 Les questions internationales à L’ÉCRAN > 1974, une partie de campagne Filmer l’homme politique Aurore Lasserre * À l’époque où Raymond Depardon réalise ce documentaire, il est un photographe connu et reconnu. Cofondateur de l’agence est doctorante à l’université PanthéonAssas (Paris II). Gamma et photoreporter depuis quinze ans, il a notamment couvert les conflits en Algérie et au Vietnam. Quelques semaines après la mort de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing l’a rencontré et lui a demandé de réaliser un film sur sa campagne pour l’élection présidentielle. Raymond Depardon a accepté la commande et s’est engagé à tourner sans contrat ni salaire. Son but ? La traversée des apparences, n’en déplaise à son sujet. Or, une fois élu, Giscard s’opposera à la diffusion du film. * Aurore Lasserre Bien que Valéry Giscard d’Estaing ait par la suite affirmé avoir été satisfait du résultat du film, 1974, une partie de campagne, titré à l’origine 50,81 % (le score réalisé par le vainqueur de l’élection), ne fut diffusé pour la première fois que le 20 février 2002. Giscard n’aurait pas trouvé le film à son avantage et l’aurait censuré. Le jeune candidat d’alors aurait-il oublié que Raymond Depardon ne faisait pas du reportage mais du cinéma 1, qu’il allait offrir un point de vue ? Quoi qu’il en soit, avec le recul, le désir du candidat d’entrer dans la postérité apparaît évident. D’autant que ce film résonne aujourd’hui comme un avant-goût des campagnes présidentielles qui ont suivi celle de 1974. Valéry Giscard d’Estaing avait en effet compris, avant tout autre homme politique français, l’importance de l’image. Du reste, il était à cette époque un candidat jeune et sportif 2, un avantage qu’il entendait utiliser dans une France postgaullienne encore assommée par la disparition de Georges Pompidou. 1 Les Inrockuptibles, 1er janvier 2002. « Giscard était obsédé par son âge : à 48 ans, il pouvait être l’un des plus jeunes chefs d’État français. C’était l’aboutissement de sa carrière et il souhaitait marquer l’Histoire. » Entretien avec Raymond Depardon, Libération, 20 février 2002. 2 186 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 Giscard face à d’Estaing Suivre un candidat pendant une campagne présidentielle nécessite deux qualités : la discrétion et une présence continue. Raymond Depardon a su filmer chaque instant de la campagne de Valéry Giscard d’Estaing tout en gardant de la distance. Le spectateur évolue donc dans un espace-temps sans pour autant le pénétrer. Il a la sensation d’être un témoinsuiveur de bout en bout. Si Giscard est à l’aise face à la caméra, il ne l’oublie jamais. Le cinéaste parvient néanmoins à saisir quelques instants authentiques dans les rares moments où le candidat pense que Depardon n’enregistre plus. Le film s’ouvre dans un parc dans lequel Giscard se promène, les mains dans les poches, avec son chien. Voix off d’un journaliste : « À Chamalières, le 8 avril 1974, Monsieur Valéry Giscard d’Estaing a déclaré : “Je suis candidat à la présidence de la République française”. » Puis, on retrouve celui qui est le ministre de l’Économie et des Finances dans la cour de l’Élysée, entouré par des journalistes qui se bousculent autour de lui. Caméra à l’épaule, Depardon se déplace pour sa part très lentement. Deux temps cohabitent et se superposent dans cette scène : celui des médias, qui « couvre » le © DR 1 9 7 4 , une p ar t i e d e ca m pa g n e – F i l m e r l ’ h o m m e p o l i t i q u e politique, et celui du cinéaste, qui ne s’intéresse qu’à l’homme. Plus tard, alors que le candidat scande son programme pendant un meeting, Depardon choisit de filmer un poste de télévision, les journalistes présents dans la salle, les militants, et enfin le candidat. Alors qu’un autre cinéaste aurait instinctivement fait le choix de mettre en valeur le meeting dans son ensemble, Depardon décide de ne pas s’y attarder. Ce qu’il veut, c’est Giscard dans la course à l’Élysée. Les discours, il les laisse aux journalistes. En compagnie de son équipe, le députémaire de Bordeaux – et candidat gaulliste – Jacques Chaban-Delmas fait à son tour sa déclaration de candidature. Une déclaration simple et solennelle dans une posture qui rappelle celle d’un De Gaulle ou d’un Pompidou. Sur un plan suivant, moderne et décontracté, Giscard est assis sur une chaise, les bras entre les jambes et les mains croisées, cadré en pied (c’est-à-dire en entier). Depardon filme la scène debout depuis le fond de la pièce. La différence avec l’homme que l’on voit ensuite à table avec son équipe, se faisant servir par une employée de maison, apparaît ensuite des plus frappantes. Quand la prise se termine, Giscard sourit et attend les commentaires : « Ça fait coin du feu. C’est personnel », s’exclament les convives qui applaudissent. Giscard est satisfait de la prestation de Giscard. 1974, une partie de campagne n’est pas un documentaire historico-politique. Le spectateur est en permanence dans l’à-côté, dans le non-événementiel. En témoigne la séquence étrange de Perpignan où Giscard et un élu local Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 187 Les questions internationales à L’ÉCRAN discutent dans la voiture qui les mène à un meeting. Giscard demande à son équipe : « Et sur les fruits et légumes ? J’en ai parlé à Montpellier. Est-ce que la presse en a rendu compte ? » « Oui ». « Convenablement ? » « Oui ». Sur un air de fanfare, le candidat prend un bain de foule, arrive au lieu de la réunion, puis s’engouffre dans l’auto qui repart. Dans son montage, Depardon a délibérément coupé ce qui faisait l’objet du déplacement : le discours électoral. Ici encore, il prend du recul sur l’événement pour mettre l’accent sur des petits gestes, des détails. Ainsi, dans la voiture en compagnie de sa fille, Giscard fait le point sur le meeting qui vient d’avoir lieu sans s’y attarder, tout en demandant au chauffeur de fermer la fenêtre pour mieux se recoiffer. Soirée électorale du premier tour. Il est presque 20 heures, le présentateur explique le déroulement de la soirée, Giscard est souriant, regard caméra. Annonce des résultats : Mitterrand : 43,25 %, Giscard : 32,60 %, Chaban-Delmas : 15,11 %. Autre regard caméra, celui-ci plus fermé, même si le candidat sait que les cartes lui sont favorables pour le second tour. La séquence suivante filme la réunion préparatoire du second tour, avec l’équipe de campagne. Assis sur une chaise, Giscard est entouré par ses conseillers, qui forment un cercle. Quand un membre de son équipe tente d’intervenir, il le coupe d’une voix posée mais terriblement ferme. Selon lui, la stratégie du second tour repose sur une alternative. La première option consiste à ne pas bouger : « c’est une élection qui est pratiquement gagnée si on ne fait rien ». La seconde, qui nécessite de « parler » aux Français, de continuer à arpenter le terrain, pourrait être plus risquée si d’aventure les électeurs n’appréciaient pas le ton adopté et les thèmes choisis. Giscard choisit la première solution autour de quelques « beaux discours rassurants » et d’une « campagne de généralités ». Le résultat montrera qu’il a fait le bon choix. Son attitude pince-sans-rire a toutefois quelque chose de terriblement cynique. S’inspirant de celui qui avait eu lieu entre Nixon et Kennedy en 1960, le débat télévisé du second tour est une première dans la vie politique 188 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 et médiatique française. Son organisation fait l’objet de longues négociations qui portent essentiellement sur la date et la durée du débat. Une longue table sépare les candidats, tandis qu’un rideau frappé du sigle de l’ORTF fait office de décor. Tout comme il filme Giscard, Depardon filme les à-côtés de l’émission : le réalisateur qui règle la position des caméras, les présentateurs du débat, les candidats qui arrivent au studio. Le réalisateur explique le déroulement du débat à un François Mitterrand qui, en dépit d’une allure décontractée, n’est pas encore très à l’aise devant les caméras et qui n’a peut-être pas compris, contrairement à son adversaire, l’importance de l’image 3. Giscard écoute à son tour le réalisateur, tandis que celui-ci lui enlève un cheveu de sa veste. Depardon filme ses mains en gros plan, traque ses maniaqueries et les instants « off ». Car, dans le direct, il faut être attentif à la singularité de l’instant, à sa fracture pour reprendre le mot d’André Bazin. « La Victoire en chantant » À aucun moment, Giscard n’oublie la présence de la caméra. Il ne s’abandonne jamais. Dans une scène où il mange de la charcuterie et boit une bière entouré par plusieurs personnes et des photographes, Depardon a du mal à le suivre avec sa caméra. L’image de Giscard bouge beaucoup, et est donc souvent floue. Cette séquence apparemment sans enjeux est brutalement interrompue lorsque Giscard répond à une question que l’on n’a pas entendue : « Le titre n’est pas encore trouvé. Ça dépend du 19 mai. » À cet instant, Giscard rompt avec la platitude de la séquence en rappelant la présence d’un cinéaste. La parfaite maîtrise de ses mots et de son corps étonne durant tout le film. Il semble se mettre en scène à chaque plan. 3 Lors du même débat sept ans plus tard, F. Mitterrand apparaîtra confiant et bien plus décontracté devant les caméras. Entre-temps, il aura fait appel aux services de Serge Moati, qui élaborera une liste de 21 conditions (valeur de plan, plans de coupe, longueur de la table, micro muet pour celui qui ne parle pas) favorisant le candidat socialiste. À leur grande surprise, cette liste sera acceptée sans réserve par Valéry Giscard d’Estaing et ses conseillers. 1 9 7 4 , une p ar t i e d e ca m pa g n e – F i l m e r l ’ h o m m e p o l i t i q u e Comme l’a raconté Depardon, le titre du film sera en fait le fruit d’un compromis : « [Giscard] a proposé La Victoire en chantant. C’était un peu trop ! On s’est mis d’accord : j’ai demandé 1974 ; il a choisi, Une partie de campagne. On a fait un collage : faut faire avec. » 4 Son choix d’origine, « La Victoire en chantant », n’était pourtant pas un hasard. L’importance et la présence du « Chant du départ » lors des meetings de Giscard est considérable. Le candidat aime tellement cet air qu’il en a fait imprimer les paroles pour ses militants. De toute évidence, les propos politiques de la campagne n’intéressent pas Depardon. Le film est une mise en scène du personnage Giscard. Mais le candidat ne s’inquiète-t-il pas alors davantage de son image et de ses apparitions dans les médias que de son programme ? La présence de célébrités à ses meetings (Louis de Funès, Mireille Mathieu, Sheila, Charles Aznavour), la mise en avant de sa famille, l’omniprésence des médias, sur tous ces points, Giscard est un précurseur. Bien avant le début de la campagne, le candidat a voulu soigner son image afin d’effacer celle qu’il véhicule de technocrate distant. Les Français ont ainsi pu le voir rejoindre son bureau en métro, jouer à l’accordéon ou participer à un match de football à Chamalières. Qu’il soit ministre ou candidat à l’élection présidentielle, le projet de Giscard tel qu’il apparaît dans le film tient en un seul mot : lui. Le soir du second tour, le 19 mai, seul sur la terrasse de son bureau du Louvre (siège alors du ministère des Finances), Giscard écoute la radio qui annonce une participation record. Il écoute ensuite les résultats sportifs, nettoie son poste de radio et se laisse photographier par un passant. Il arpente la terrasse, puis rentre avec son téléphone et rappelle « Michel » (Poniatowski). 19 h 55 : Giscard commente un sondage à Depardon. C’est la première fois qu’il s’adresse à lui. Se rassure-t-il en le prenant à témoin ? En tout cas, la satisfaction qu’il éprouve en lisant les chiffres semble être renforcée par la présence de la caméra. Il rappelle ensuite Poniatowski, et lui fait part de son mécontentement quant à la présence de l’un de ses proches, Michel d’Ornano, sur un plateau télévisé alors qu’il lui avait demandé de ne pas y aller (« Il est assommant, assommant »). Le score s’affiche enfin : 50,9 %. Giscard sourit, furtivement, puis se reconcentre pour noter les résultats. Lorsqu’il voit les images des militants exprimant leur joie, il ne réagit que très peu. Il rappelle « Ponia ». Il change de chaîne – c’est un film américain. Il part ensuite rejoindre une foule de partisans. Au volant de sa voiture, son visage est impassible. La soirée pourrait être presque normale. De retour vers sa Peugeot après une courte déclaration durant laquelle il montre un soupçon de fierté, il ne peut avancer tant les militants lui serrent la main, le félicitent. Plus tard, il ne peut sortir de sa voiture, car la porte a été enfoncée par la foule et il doit donc emprunter la portière opposée, avant d’entrer dans la cour d’un immeuble. On le félicite, on l’appelle « Monsieur le Président ». Il entre dans un ascenseur. Depardon le laisse monter seul. Dernier plan : voix off d’un journaliste : « À 16 h, le 24 mai, Monsieur Valéry Giscard d’Estaing a été proclamé officiellement 20e président de la République française ». Giscard peut désormais « marquer l’Histoire ». Vu à travers le regard de Depardon, Giscard donne désormais l’impression d’être devenu un monarque. Tout le talent du cinéaste est là : il a su saisir la nature solitaire et narcissique de son sujet qui, à aucun moment, n’a pourtant donné l’impression d’être un homme assoiffé de pouvoir. Tout au long du film, Giscard est apparu comme un personnage en représentation, en quête de miroir. Le miroir ne lui a toutefois pas renvoyé l’image qu’il souhaitait. ■ 4 Libération, 20 février 2002. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 189 SOCIÉTÉ, ÉCONOMIE, DÉBAT PUBLIC… PRENEZ LE RISQUE DE COMPRENDRE ! À paraître en 2013 : français c aahni eç ar si s fr nus ? hauts reve adrer les t Faut-il enc ments des honoraires asse t Quels dépmédecins ? culturelle pour les tique s de la poli t Les troist crise en France de l’Éta T NNEMEN L’ENVIRORIFIÉ ? SAC - 374 - F: 9,80 &’:HIKPKG=]U^]U]:?a@n n La entatio documnçaise Fra M 05068 u E - RD @r@e@a" 2013 Mai-juin L’ENVIRO NNEMENT SACRIF IÉ ? Cahiers Cahiers français 374 374 X La finance mise au pas ? X La société et ses violences X La justice : quelles politiques ? dF En vente chez votre libraire, en kiosque, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance à la DILA 23 rue d’Estrées - CS 10733 - 75345 Paris cedex 07 Abonnement 6 numéros, un an France métropolitaine : 49,50 € Tarifs étudiants, enseignants (France métropolitaine) : 41 € Bibliothèques : -10 % La documentation Française Les questions internationales à L’ÉCRAN > Mekong Hotel d’Apichatpong Weerasethakul : une certaine Thaïlande * Frédéric Seigneur Frédéric Seigneur * est responsable éditorial de la Le réalisateur Apichatpong Weerasethakul a obtenu la Palme d’or au festival de Cannes 2010 pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Lung Boonmee raluek chat), film dont le titre dit a priori toute l’importance que revêt, dans la culture thaïlandaise, l’univers des fantômes et des souvenirs d’existences supposées passées. Mekong Hotel, présenté au festival de Cannes 2012 (dans la sélection officielle, mais hors compétition), a été diffusé sur la chaîne franco-allemande Arte à la fin de cette même année. Discrètement onirique, le film évoque un certain nombre de problématiques politiques et sociales de la Thaïlande contemporaine. collection « Mondes émergents » de La Documentation française. L’argument de ce moyen métrage (1h01) ? La préparation du tournage, par Apichatpong Weerasethakul en personne, d’un autre film, celui-ci à venir. Le cadre en est, comme l’indique le titre, un hôtel situé au bord du Mékong, en particulier une longue terrasse surplombant le fleuve. Mêlant réalité et fiction, l’œuvre met en scène divers personnages, des jeunes gens mais aussi le fantôme d’une mère venue rendre visite à sa fille. Revoici, donc, une histoire de spectre, thème cher au réalisateur. Astérix au Siam Né en 1970, Apichatpong Weerasethakul 1, dont les films sont peu connus et peu vus en Thaïlande, est l’auteur d’une œuvre intimiste, parfois difficile à décrypter pour les Occidentaux. Elle est à l’opposé de nombreuses autres produc1 Dit « Joei » dans la vie quotidienne puisque les Thaïlandais, qui disposent d’un surnom monosyllabique, n’utilisent que fort rarement leur véritable prénom, et encore moins souvent leur nom de famille, souvent même inconnu des amis proches, parce que considéré comme ne regardant, hormis les actes officiels, que la sphère privée, familiale. tions nationales, appréciées du grand public, qui font en général la part belle à la comédie plus ou moins drolatique ou romantique ou à des reconstitutions historiques. Le plus souvent, ces dernières évoquent les longs conflits qui, du xvie au xviiie siècle, ont opposé le royaume du Siam à son voisin birman. Avec, comme point culminant, au terme d’un siège entamé deux ans plus tôt, la prise et le sac systématique d’Ayutthaya 2, l’ancienne, florissante et très peuplée capitale du royaume, par l’armée du roi birman Hsinbyushin, en 1767. La chute d’Ayutthaya, véritable traumatisme national, est dans tous les esprits et constitue une importante source d’inspiration pour le 7e art thaïlandais. Celui-ci se plaît en effet à rappeler cet événement dramatique, prétexte à mettre en valeur le courage et le 2 Illustrant l’apport de l’hindouisme à la civilisation thaïlandaise, le nom de la ville vient de celui d’une cité du nord de l’Inde, Ayodhya (« Qui ne peut être conquis »), lieu de naissance de Rama, héros du Ramayana, et avatar du dieu Vishnou. Une galerie pourtournante du Grand Palais, à Bangkok, est ornée d’une longue fresque illustrant les principaux épisodes du Ramakien, version siamoise de cette fameuse épopée indienne. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 191 Les questions internationales à L’ÉCRAN dévouement à la patrie des Thaïlandais, dans des situations qui, d’ailleurs, évoquent parfois, sur un mode certes beaucoup moins plaisant, les aventures d’Astérix, intrépide et déterminé, seul contre tous ou à peu près. Comme la célèbre résistance qu’auraient opposée au général birman Nemyo Thihapte les habitants du petit village de Bang Rajan, fait héroïque que fort peu d’éléments historiques permettent d’alléguer, bien au contraire. À l’opposé de ce cinéma, l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul est intimiste et parle souvent de la vie quotidienne de gens simples. Dotée d’un rythme lent, elle est économe de ses moyens. Elle n’en aborde pas moins, en creux ou de front, et particulièrement dans Mekong Hotel, outre l’univers des spectres si présents dans la culture de l’Asie du Sud-Est, où le bouddhisme – hinayana, ou bouddhisme du petit véhicule – se mêle bien souvent à des éléments animistes ou hindouistes, divers points qui intéressent de près l’histoire et la société contemporaines de la Thaïlande. Ce qui montre que le réalisateur, s’il réside non pas à Bangkok mais à Chiang Mai – comme de nombreux autres artistes (peintres, sculpteurs, etc.) qui jugent la métropole du Nord, indéniablement moins trépidante, plus « authentique » que la capitale –, vit néanmoins bien dans le siècle. Mangeurs de viscères Si l’on ne craint pas d’établir une sorte de catalogue – du reste incomplet – des questions et thèmes abordés, souvent de manière allusive, dans Mekong Hotel, on peut, pour entamer leur revue, revenir un instant sur le fantôme de la mère, un phi pob. Il existe en effet, selon les croyances populaires thaïlandaises – bien vivaces, en particulier dans les campagnes, et témoignant d’une persistance de l’animisme –, diverses catégories de fantômes (phi), dont il convient de se méfier, voire de se garder, et qui peuvent d’ailleurs quelque peu varier selon les régions, les traditions. Ces fantômes sont différents des phra phum, qui sont, eux, des esprits protecteurs, gardiens des champs, des arbres et des maisons, 192 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 et qui ont notamment pour mission de maintenir les phi à distance. La plupart des demeures et immeubles de bureaux thaïlandais possèdent ainsi une maison des esprits, maisonnette de forme traditionnelle, qui évoque celle d’un temple, installée sur un pilier non loin de l’entrée principale. Il est d’usage de faire régulièrement une offrande à ces esprits : fleurs, encens, nourriture, soda (obligatoirement de couleur rouge), etc. Le bouddhisme local s’en accommode fort bien : ces phra phum (cousins des nat de Birmanie et des nak ta du Cambodge) sont supposés être les serviteurs de Bouddha. Revenons, donc, aux phi – dont la plupart sont de sexe féminin. Mal intentionné et imprévisible, le phi pob a pour habitude de prendre possession de ses victimes, les dévorant ensuite de l’intérieur en mangeant lentement leurs viscères. Aussi grand qu’un palmier et très laid, doté de larges ailes, le phi pret erre dans les ténèbres à la recherche d’un humain susceptible de lui faire une offrande. Il est malheureux, car condamné à expier les mauvaises actions commises durant une vie passée. Le phi tani est généralement lui aussi un fantôme femelle, qui aime séduire un homme, à la pleine lune, et faire l’amour avec lui, quitte à le tuer ensuite si cet amant le trompe. Il habite dans un bananier. Le phi est souvent le spectre d’une femme décédée en couches, souvenir d’un temps où la mortalité maternelle était importante. Le phi tai-thung-klom, par exemple, très redoutable, demeure fréquemment à l’endroit où est morte l’accouchée. Le phi phrai est également une femme, qui hante les eaux lacustres la nuit venue et aime noyer un vivant afin que celui-ci la serve ensuite pour l’éternité. Parmi les plus craints, le phi kra-sue sort uniquement le soir. La tête, le cœur et les intestins se détachent du corps qui, lui, demeure dans son lit. Ce fantôme se plaît à dévorer les viscères d’une jeune accouchée de même que son nouveau-né, ou bien à se nourrir d’excréments humains. Ce qui peut rendre malade voire tuer celui qui est allé se soulager dans la nature s’il n’a pas pris la précaution de mêler à ses déjections des morceaux de bois effilés afin de déchirer le ventre du fantôme. Il existe ainsi, en principe, diverses manières de se protéger contre ces créatures maléfiques. Toujours dans le registre des croyances, la métempsycose, élément essentiel de la foi bouddhiste, est explicitement mentionnée dans Mekong Hotel lorsque l’un des personnages évoque sa certitude de se réincarner en cheval, en insecte ou en garçon philippin. Quant à la princesse évoquée dans le film, il aurait pu être question de l’une des trois filles du roi régnant et très vénéré par la grande majorité de la population, Bhumibol Adulyadej (ou Rama IX, né en 1927, et qui, en 2013, est le chef d’État le plus âgé en exercice au monde) : la princesse Sirindhorn, née en 1955. Celle-ci est, avec le roi son père, très certainement l’un des personnages les plus populaires de la famille royale – de la dynastie Chakri, montée sur le trône peu après le sac d’Ayutthaya. Cette princesse affable, qui pratique plusieurs langues dont le français, est très souvent montrée dans les médias en train d’inaugurer un établissement scolaire, de santé, de présider une manifestation culturelle ou caritative, etc. Son intérêt marqué pour les sciences appliquées vaut à Sirindhorn, par ailleurs musicienne accomplie, d’être surnommée en Thaïlande la « princesse de la technologie ». Sirindhorn a pu parfois être présentée comme une possible héritière du trône, bien que la Thaïlande n’ait connu aucune reine chef d’État à ce jour. La question royale est, à mesure que le temps passe, un sujet de plus en plus préoccupant, du moins pour l’institution monarchique, la succession du roi vieillissant pouvant paraître incertaine. Mais, en fait, le film parle d’une autre princesse, Bajrakitiyabha, née en 1978 du premier mariage du prince héritier, et beaucoup moins présente que sa tante dans les médias. Il faut sans doute voir dans la transformation des poissons en salade épicée évoquée dans le même passage du film une dénonciation malicieuse d’une certaine hypocrisie qui consiste à se livrer à une mise en scène de © AFP / Loic Venance Une princesse très populaire Le réalisateur Apichatpong Weerasethakul à Cannes, en 2010, quelques heures avant de recevoir la Palme d’or du festival. type village Potemkine, mais en quelque sorte inversé – les plus démunis, et non les courtisans, étant ici à l’origine de la mystification. Il s’agit, pour les populations auxquelles rend visite un grand personnage, d’étaler le fruit supposé de l’agriculture ou de la pêche traditionnelles – en l’occurrence des poissons fraîchement sortis du Mékong – pour ensuite, sitôt l’auguste visiteur parti, transformer ces produits « bruts » en des mets plus élaborés, ici un plat à la saveur relevée, sans doute à la mode de l’Isan. Le but de cette petite mystification ? Sans doute, du point de vue des villageois, montrer qu’ils sont heureux, que leur vie est facile, que rien ne leur manque, et aussi par fierté, afin d’honorer leur illustre visiteuse. Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 193 Les questions internationales à L’ÉCRAN Vocabulaire royal et lèse-majesté La royauté jouit d’un immense prestige et d’une influence politique certaine en Thaïlande même si, en droit, le roi est dépourvu de pouvoirs depuis l’établissement d’une monarchie constitutionnelle en 1932. Il existe un vocabulaire spécial – le plus souvent des verbes – utilisé quand il est question de la famille royale, un vocabulaire généralement repris de l’ancien khmer, la cour d’Angkor ayant précédé celle de Thaïlande et lui ayant à bien des égards servi de modèle, certains éléments de vocabulaire compris 3. Lorsque le roi revêt tel ou tel habit – par exemple pour une cérémonie –, mange, boit ou se déplace, un verbe spécial doit être utilisé pour décrire cette action, qui n’est pas celui employé pour le commun des mortels. De même, s’adresser au roi – ou à la reine – requiert de n’employer que certains mots spécifiques. Si l’on ne connaît pas le verbe à employer, ou si celui-ci n’existe pas, l’utilisation du préfixe son, mis avant le verbe « normal », peut permettre de contourner cet obstacle linguistique et protocolaire. De même, on place le préfixe Phra (Bouddha) devant le nom d’un lieu ou d’un objet en rapport avec le roi, pour indiquer le caractère sacré que, dès lors, cet endroit ou cette chose revêt (le siège du roi, un arbre béni par le roi, etc.). Le livret de l’hymne royal, Phleng Samsoen Phra Barami, diffusé par exemple avant chaque séance de cinéma, est lui aussi rédigé avec ce vocabulaire particulier. La cour et son personnel maîtrisent assurément ce vocabulaire, de même que les personnes cultivées. Les moins éduqués ne le connaissent pas forcément très bien. Mais ils le comprennent en principe, par exemple lorsqu’ils regardent les informations télévisées qui détaillent à l’envi, au début du journal, les activités de la famille royale. Dans Mekong Hotel, ce n’est pas le vocabulaire royal qui est employé pour parler des activités de la princesse. Mais cela se justifie par le fait que les personnages qui s’expriment sont manifes3 Même si le khmer, langue dépourvue de tons, possède une structure différente du thaï, doté de cinq tons. 194 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 tement d’origine modeste – de plus, ils parlent souvent avec l’accent du Nord-Est, ce qui peut expliquer qu’ils connaissent mal les usages de la cour, un monde dont ils sont fort éloignés. Il ne peut ainsi leur être reproché – pas plus qu’au réalisateur – de commettre un crime de lèsemajesté, dans un pays où les poursuites pour un tel délit sont fréquentes. L’article 112 du Code pénal protège en effet de manière très rigide l’institution monarchique contre tout ce qui peut apparaître comme une diffamation, une injure ou une menace à l’égard du roi, de la reine, de l’héritier du trône ou du régent. Celui qui transgresse cette interdiction encourt une peine, assez souvent prononcée, de trois à quinze ans de prison. Sur fond d’opposition entre les jaunes – partisans d’une institution monarchique forte et proches des classes supérieures – 4 et les rouges – pour simplifier, les partisans de Thaksin Shinawatra, Premier ministre de 2001 à 2005, en exil depuis 2006, et dont la sœur, Yingluck Shinawatra, est devenue à son tour chef du gouvernement en 2011 –, des Thaïlandais libéraux demandent depuis plusieurs années, jusqu’à maintenant en vain, que le champ de cet article soit restreint 5. Retour sur des heures sombres Dans un tout autre registre, Mekong Hotel évoque, à mots feutrés, les événements dramatiques qu’ont connus la Thaïlande et la région dans les années 1970. Lorsque la mère, le fantôme pob, parle de son apprentissage auprès des militaires qui lui ont enseigné, comme à d’autres jeunes Thaïlandais, la façon de manier un M-16 comme un vrai soldat, à charger un fusil, à tirer en position allongée, debout ou un genou à terre, il faut y voir une allusion à l’armement de la population rurale, y compris les femmes, pour s’opposer aux progrès fulgurants des communistes, donc de lutter contre d’éventuelles incursions d’une guérilla venue du Laos, tout proche. 4 Le jaune honore le roi Bhumibol, né un lundi, jour de la semaine auquel est associée cette couleur dans la culture thaïlandaise, procédant ici de la culture indienne. 5 Sur la vie politique thaïlandaise, on pourra se reporter à l’article de Sophie Boisseau du Rocher publié dans le présent numéro. © AFP / Christophe Archambault / 2012 M e kong H ote l d ’A p ic h a t p o n g We e ra s e t h a k u l : u n e c e r t a i n e T h a ï l a n d e La famille royale de Thaïlande au balcon du palais royal de Bangkok à l’occasion de l’anniversaire du roi Bhumibol. À droite, la princesse Sirindhorn au côté de son frère, le prince héritier Maha Vajiralongkorn. Mekong Hotel évoque aussi le drame qu’ont vécu les populations des pays voisins lors de l’installation des régimes communistes, tant redoutée en Thaïlande, consécutive à l’effondrement du Vietnam du Sud, en 1975. Ont en effet suivi l’écroulement rapide, par un effet de dominos, du régime pro-occidental dirigé par le général Lon Nol au Cambodge et de celui de l’ancien régime monarchique au Laos. Les Laotiens dont il est question sont bien entendu ceux – souvent, du reste, des Laotiens d’origine chinoise ou vietnamienne – qui ont fui leur pays natal pour se réfugier en Thaïlande d’abord, en France ensuite pour nombre d’entre eux. Dans un premier temps, les réfugiés ont pu quitter leur pays sans trop de mal. Dans un second temps, pour s’échapper, les Laotiens ont traversé – dans des conditions souvent difficiles voire au péril de leur vie, à la nage ou sur des embarcations de fortune exposées aux tirs – le Mékong, qui constitue une large portion de la frontière séparant Thaïlande et Laos et qui, véritable personnage, occupe l’écran durant une longue partie du film. Les terrains de football, le marché, l’école, le temple, les sacs de céréales et de légumes dont il est question ici sont ceux qui étaient mis à la disposition des réfugiés installés dans des camps. Ce qui, si l’on en croit le film, semblait susciter la jalousie de certaines populations thaïlandaises déshéritées, qui ne bénéficiaient pas des mêmes avantages. Ces populations, vivant dans l’est et le nord-est du pays (notamment l’Isan) – les régions les plus pauvres, justement celles sur lesquelles s’appuyait l’ancien Premier ministre Thaksin –, sont toujours assez démunies et continuent de fournir l’essentiel des femmes de ménage, des chauffeurs de taxi, des travailleurs de force et des prostituées du royaume. S’il est ici précisément question de Laotiens, il pourrait tout aussi bien s’agir des réfugiés cambodgiens qui, un peu plus au sud, ont connu à peu près le même sort que leurs voisins et Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 195 Les questions internationales à L’ÉCRAN sont morts en très grand nombre en tentant de fuir leur pays et le régime des Khmers rouges. Les inondations de 2011 Les inondations mentionnées dans Mekong Hotel sont celles qui ont frappé la Thaïlande en 2011 et qui ont occasionné d’innombrables dégâts, causé même des morts, le plus souvent dans la plaine centrale. Une catastrophe à l’occasion de laquelle les Thaïlandais ont fait preuve d’une abnégation et d’un courage remarquables, d’une grande aptitude, aussi, à mettre en place un véritable système D parallèle : édification de murets étanches à l’entrée des magasins, construction de radeaux avec des bidons en plastique, enfermement des voitures demeurées au garage dans d’énormes sacs eux aussi en plastique, déménagements sommaires organisés à la hâte, etc. Contrairement à ce que paraît craindre l’un des personnages du film, le centre de Bangkok a finalement été épargné par la montée des eaux, au détriment des quartiers périphériques. Ceux-ci ont été sciemment inondés afin de préserver les principaux bâtiments officiels et les centres du pouvoir, les grandes zones touristiques ainsi que les quartiers des affaires et des ambassades, établis de part et d’autre des boulevards Sukhumvit et Sathorn. Symbole de la dynastie et du pays Le Bouddha d’émeraude dont il est question dans Mekong Hotel est la statue la plus vénérée du royaume. Non pas d’émeraude mais de jadéite, celle-ci est conservée dans le Wat Prah Kaeo, le principal sanctuaire compris dans l’enceinte de l’ancien palais royal de Bangkok, le Grand Palais (Wat Phra Si Ratana Satsadaram), au cœur du quartier historique de Ratanakosin 6. Cette résidence n’est plus habitée par la famille régnante, qui demeure dans un ensemble de 6 Ce quartier était à l’origine situé sur une île, bordée à l’ouest par le fleuve dont les amples méandres parcourent la ville, le Menam Chao Phraya (« Mère des eaux » ou « Seigneur des eaux »), sur les autres côtés par des canaux aujourd’hui en partie comblés. 196 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 bâtiments modernes, le palais Chitralada, édifié plus au nord, près des ministères. Mais elle peut servir à l’occasion de circonstances particulières. Par exemple lors de la fastueuse célébration du soixantième anniversaire de l’accession au trône du roi Bhumibol, en 2006, qui a permis de mesurer, s’il le fallait, l’attachement de la population à son souverain. Le Bouddha d’émeraude, qui aurait été façonné au xve siècle puis caché peu après dans un chedi (stupa), finalement abîmé par la foudre, à Chiang Rai (dans le nord du pays), a été transporté à plusieurs reprises au gré des événements politiques (absorptions et fusions des premiers petits royaumes établis dans le nord de la Thaïlande), puis a été conservé au Laos au xvie siècle. Le propos indiqué dans le film rappelle le point de vue de nombre de Laotiens. Nostalgiques, ceux-ci regrettent que cette statue disputée ne se trouve plus chez eux, mais soit revenue en Thaïlande. Afin peut-être de ne pas risquer l’incident diplomatique, le scénario ne fait qu’évoquer, d’une manière indirecte, la remarque qu’aurait faite une Laotienne à ce sujet… L’effigie a été rapportée en Thaïlande en 1778 par le futur Rama I er, le premier monarque Chakri et le fondateur de la ville de Bangkok, quatre ans plus tard, sur un site jugé plus aisé à défendre que celui de l’ancienne Ayutthaya, qui n’a jamais été relevée de ses ruines. Le nom complet et officiel de la ville de Bangkok, qui comprend un grand nombre de qualificatifs et d’épithètes (issus du vocabulaire royal évoqué supra), commence du reste ainsi : « Ville des anges, grande ville, résidence du Bouddha d’émeraude, etc. ». La statue servit en fait, au fil de ses pérégrinations, à assurer la protection symbolique de la capitale du roi vainqueur et à manifester l’état de suzeraineté dans lequel il maintenait le vaincu. Objet d’une grande dévotion, le Bouddha d’émeraude fut d’abord placé dans le célèbre Wat Arun (le temple de l’Aube), dans le quartier de Thonburi, éphémère capitale ayant précédé Bangkok sous le règne intermédiaire de Taksin (1767-1782), puis dans l’enceinte du Grand Palais. Il est en quelque sorte tout à la fois l’emblème de la dynastie et du pays, change de tenue – somptueuse – au © Courtesy of Kick the Machine Films/ Illuminations Films M e kong H ote l d ’A p ic h a t p o n g We e ra s e t h a kSur u l la : longue u n e cterrasse e r t a i nde e Tl’hôtel haïla n dsurplombe e qui le Mékong. rythme des trois saisons – chaude, des pluies, plus tempérée – que connaît l’essentiel du territoire thaïlandais. En principe, c’est le roi en personne qui procède à ces permutations de parure. Tolérance et bienséance, préhistoire et modernité Quant aux premières phrases du film – où il est question d’une certaine partie du corps mise en valeur par un jean serré – et aux dernières paroles – elles aussi à connotation explicitement sexuelle, même homosexuelle –, elles rappellent, s’il en est besoin, la très grande tolérance et la permissivité non moins remarquable dont fait preuve la société thaïlandaise. Ce qui n’empêche certes pas cette même société, très policée, d’être extrêmement attachée à tout ce qui concerne la politesse, la retenue et la bienséance. Mais ce qui témoigne néanmoins d’une notable liberté de ton. D’autant que les cultures asiatiques, du moins dans leur expression contemporaine, sont généralement plus que pudibondes. Quant à Apichatpong Weerasethakul, il travaille notamment depuis plusieurs années à un nouveau long métrage. Celui-ci pourrait s’appeler Utopia et donner, une fois de plus, l’occasion au réalisateur d’établir un dialogue entre le passé et le présent. Il serait en effet question dans cette œuvre d’un homme préhistorique poursuivi par de vieilles Américaines circulant dans un 4 × 4… Nouveau prétexte, entre autres paysages filmés et préoccupations abordées, à montrer la jungle thaïlandaise et sa luxuriance, dans lesquelles, semble-t-il, se ressource décidément l’imagination du cinéaste, qui aime à confronter une nature sauvage, peuplée de créatures mystérieuses, à la modernité. ■ Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 197 CARTES EN LIGNE La documentation Française ¨ www.ladocumentationfrancaise.fr/cartes Plus de 850 planisphères et cartes qui couvrent l’ensemble des thèmes de l’actualité politique, économique, sociale, internationale ¨ CEE (1957) Islande En accès gratuit 1957 1973 1981 Finlande UE (1992) Russie 1990 COMMUNAUTÉ DES ÉTATS Norvège 1995 Suède Estonie 2004 Lettonie 2007 Danemark Irlande RoyaumeUni Pays-Bas Allemagne 2 Belgique Luxembourg Lituanie Kaliningrad (Russie) Biélorussie e Pologne 4 Rép. tchèque Ukraine Slovaquie France AMÉRIQUE DU NORD 1 MER NOIRE EUROPE EUROPE DE L’EST Pays candidats Italie Pays qui ont refusé d’entrer dans l’Union ASIE DU SUD ET DE L’EST MOYENT-ORIENT Pays dont l’Union a reconnu la « vocation » à devenir membre MER AMÉRIQUE MÉDITERRANÉE AFRIQUE CENTRALE TERRITOIRES PALESTINIENS Russie Brésil OCÉAN ATLANTIQUE Bosnie-H.Serbie Italie Espagne INDÉPENDANTS DE L’OUEST États-Unis Moldavie 3 Hongrie Slovénie Roumanie Croatie Portugal Allemagne Royaume-Uni Canada Autriche Suisse FRANCE 31 980 1986 OCÉAN INDIEN AMÉRIQUE DU SUD MonténégroKosovo Bulgarie Albanie ARYM* Turquie Argentine Grèce HEILONGJIANG Harbin Union européenne MONGOLIE Changchun 7 368 JILIN URSS* 1 339 MONGOLIE INTÉRIEURE Hohhot Yinchuan Taiyuan GANSU Chengdu Jaune Zhengzhou HENAN Xi'an SICHUAN Wuhan GUIZHOU Kunming Nankin SHANGHAI Shanghai HUBEI Changsha BIRMANIE JAPON JIANGSU Hefei CHONGQING Chongqing AN SH CORÉE DU SUD SHANDONG SHAANXI Lanzhou Lhassa Dalian mer SHANXI QINGHAI Shenyang CORÉE LIAONING DU NORD Jinan NINGXIA Xining HEBEI PÉKIN Pékin Tianjin TIANJIN Shijiazhuang Guiyang JIANGXI HUNAN ANHUI Hangzhou ZHEJIANG mer de Chine orientale Nanchang États fondateurs le 14 décembre 1960 Autres États membres FUJIAN Fuzhou Négociations pour l'adhésion à l'OCDE en cours TAIWAN La documentation Française La librairie du citoyen Liste des CARTES et GRAPHIQUES Les opérations militaires extérieures de la France (février 2013) p. 13 p. 20 Effectifs des forces armées en service actif et des forces paramilitaires (1989-2012) p. 21 Exportations d’armes françaises (1950-2012) Siège des principales organisations internationales en France p. 25 Contributions obligatoires de la France (2012) – au budget des organisations internationales p. 26 – au budget des opérations de maintien de la paix de l’ONU p. 26 p. 29 Aide publique au développement totale nette de la France (2006-2011) p. 31 Aide publique au développement totale nette de la France (1960-2011) p. 37 Effectifs des représentations diplomatiques de la France (2011) p. 41 Les Instituts français dans le monde (2013) p. 47 Les étudiants étrangers en France (2010) p. 58-59 La Francophonie (avril 2013) L’Empire colonial français en 1931 : de multiples statuts p. 64 p. 67 Origine des migrants vers la France (1891-2008) Les Français dans le monde p. 91 Les tendances démographiques de la France en comparaison p. 95 avec l’Europe et le monde (1950-2050) p. 99 Les 25 premières firmes multinationales françaises (2012) p. 104 France : indicateurs démographiques (1870-2011) p. 105 Poids relatif au sein du PIB mondial de l’Union européenne à 15 et de la France (1960-2012) p. 106 Balance des paiements de la France (1999-2012) p. 106 Part de marché de la France (1999-2011) p. 107 France : commerce de marchandises (2011) p. 108 France : commerce de marchandises (1962-2011) Le tourisme p. 113 La Biélorussie p. 129 Le Monténégro p. 141 p. 155 Stock d’armes nucléaires (1945-2010) La Thaïlande p. 161 Listes des principaux ENCADRÉS L’outil militaire : une adaptation nécessaire mais sous contrainte (Yves Boyer) Le renforcement de la coopération décentralisée (Questions internationales) Des atouts culturels et intellectuels à réinventer (François Chaubet) L’héritage colonial de la France (Amaury Lorin) Une place à (re)conquérir dans la finance mondiale (Markus Gabel) Une grande puissance touristique mondiale (Jean-Pierre Lozato-Giotart) p. 18 p. 39 p. 44 p. 63 p. 98 p. 110 Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013 199 n° 42 n° 41 n° 40 n° 39 n° 38 n° 37 n° 36 n° 35 n° 34 n° 33 n° 32 parus n° 31 Les villes mondiales n° 30 L’Italie : un destin européen n° 29 Le Sahel en crises n° 28 La Russie n° 27 L’humanitaire n° 26 Brésil : l’autre géant américain n° 25 Allemagne : les défis de la puissance n° 24 Printemps arabe et démocratie n° 23 Un bilan du XXe siècle n° 22 À la recherche des Européens n° 21 AfPak (Afghanistan-Pakistan) n° 20 À quoi sert le droit international n° 19 La Chine et la nouvelle Asie n° 18 Internet à la conquête du monde n° 17 Les États du Golfe n° 16 L’Europe en zone de turbulences n° 15 Le sport dans la mondialisation Mondialisation : une gouvernance introuvable n° 14 L’art dans la mondialisation L’Occident en débat Mondialisation et criminalité Les défis de la présidence Obama Le climat : risques et débats Le Caucase La Méditerranée Renseignement et services secrets La mondialisation financière L’Afrique en mouvement La Chine dans la mondialisation L’avenir de l’Europe Le Japon Le christianisme dans le monde Israël La Russie Les empires L’Iran La bataille de l’énergie Les Balkans et l’Europe Mondialisation et inégalités Islam, islams Le Royaume-Uni Les catastrophes naturelles Amérique latine L’euro : réussite ou échec Guerre et paix en Irak L’Inde, grande puissance émergente Mers et océans Vous avez rendez-vous … avec le monde Déjà n° 60 n° 59 n° 58 n° 57 n° 56 n° 55 n° 54 n° 53 n° 52 n° 51 n° 50 n° 49 n° 48 n° 47 n° 46 n° 45 n° 44 n° 43 A retourner à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) – 23 rue d’Estrées 75345 Paris cedex 07 BULLETIN D’ABONNEMENT ET BON DE COMMANDE Comment s’abonner ? Où acheter un numéro ? Sur www.ladocumentationfrancaise.fr (paiement sécurisé). Sur papier libre ou en remplissant ce bon de commande (voir adresse d’expédition ci-dessus). En librairie, à la librairie de la Documentation française, 29/31 quai Voltaire – 75007 Paris et en kiosque pour l’achat d’un numéro. Par chèque bancaire ou postal à l’ordre du comptable du B.A.P.O.I.A. – DF Par mandat administratif (réservé aux administrations) Je m’abonne à Questions internationales (un an, 6 numéros) (1) ■■ France métropolitaine 48 € ■■ Tarifs étudiants et enseignants (France métropolitaine) 40 € ■■ Europe 53,90 € ■■ DOM-TOM-CTOM HT 53,50 € ■■ Autres pays HT 56,50 € Je commande un numéro de Questions internationales 9,80 € Je commande le(s) numéro(s) suivant(s) : Pour un montant de Soit un total de € € Participation aux frais de port (2) + 4,95 € Raison sociale Nom Prénom Adresse Par carte bancaire N° (bât., étage) Code postal Date d’expiration N° de contrôle (indiquer les trois derniers chiffres situés au dos de votre carte bancaire, près de votre signature) Ville Pays Téléphone Ci-joint mon règlement de Date (1) (2) Courriel € Signature Tarifs applicables jusqu’au 31 décembre 2013 Pour les commandes de numéros seulement Informatique et libertés – Conformément à la loi du 6.1.1978, vous pouvez accéder aux informations vous concernant et les rectifier en écrivant au département marketing de la DILA. Ces informations sont nécessaires au traitement de votre commande et peuvent être transmises à des tiers, sauf si vous cochez ici Questions internationales À paraître : t-FT²UBUT6OJT t-ÏOFSHJF t-F1BLJTUBO Numéros parus : - Les villes mondiales (n° 60) - L’Italie : un destin européen (n° 59) - Le Sahel en crises (n° 58) - La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57) - L’humanitaire (n° 56) - Brésil : l’autre géant américain (n° 55) - Allemagne : les défis de la puissance (n° 54) - Printemps arabe et démocratie (n° 53) - Un bilan du XXe siècle (n° 52) - À la recherche des Européens (n° 51) - AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50) - À quoi sert le droit international (n° 49) - La Chine et la nouvelle Asie (n° 48) - Internet à la conquête du monde (n° 47) - Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46) - L’Europe en zone de turbulences (n° 45) - Le sport dans la mondialisation (n° 44) - Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43) - L’art dans la mondialisation (n° 42) - L’Occident en débat (n° 41) - Mondialisation et criminalité (n° 40) - Les défis de la présidence Obama (n° 39) - Le climat : risques et débats (n° 38) - Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37) - La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36) - Renseignement et services secrets (n° 35) - Mondialisation et crises financières (n° 34) - L’Afrique en mouvement (n° 33) - La Chine dans la mondialisation (n° 32) - L’avenir de l’Europe (n° 31) - Le Japon (n° 30) - Le christianisme dans le monde (n° 29) - Israël (n° 28) - La Russie (n° 27) - Les empires (n° 26) - L’Iran (n° 25) - La bataille de l’énergie (n° 24) - Les Balkans et l’Europe (n° 23) - Mondialisation et inégalités (n°22) - Islam, islams (n° 21) - Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n° 20) - Les catastrophes naturelles (n° 19) - Amérique latine (n° 18) - L’euro : réussite ou échec (n° 17) - Guerre et paix en Irak (n° 16) - L’Inde, grande puissance émergente (n° 15) - Mers et océans (n° 14) - Les armes de destruction massive (n° 13) - La Turquie et l’Europe (n° 12) - L’ONU à l’épreuve (n° 11) - Le Maghreb (n° 10) - Europe/États-Unis : Le face-à-face (n° 9) - Les terrorismes (n° 8) - L’Europe à 25 (n° 7) - La Chine (n° 6) Direction de l'information légale et administrative La documentation Française 29-31 quai Voltaire 75007 Paris Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Directeur de la publication Xavier Patier Commandes Direction de l’information légale et administrative Administration des ventes 23 rue d’Estrées CS10733 75345 Paris cedex 07 Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Télécopie : (0)1 40 15 70 01 www.ladocumentationfrancaise.fr Notre librairie 29 quai Voltaire 75007 Paris Tarifs Ce numéro : 11,80 € Le numéro simple : 9,80 € L’abonnement d’un an (6 numéros) France : 48 € (TTC) Étudiants, enseignants : 40 € (sur présentation d'un justificatif) Europe : 53,90 € (TTC) DOM-TOM-CTOM : 53,50 € Autres pays : 56,60 € Conception graphique Studio des éditions DILA Mise en page DILA, impression CORLET Photo de couverture : Tour Eiffel, par Robert Delaunay (1926). © Photo RMN – Grand Palais / Agence Bulloz Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que les auteurs. © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2013. «En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.» Questions internationales Dossier Biélorussie : un régime autoritaire aux horizons restreints Ouverture. Poids de l’Histoire, peur du changement : la France demeure Anaïs Marin Serge Sur Florent Marciacq Frédéric Charillon Regards sur le monde La France, les sanctions, l’Iran Delphine Placidi-Frot Marie-Christine Kessler 45 après, le traité de non-prolifération nucléaire dans l’impasse La dissuasion nucléaire : indépendance et responsabilités La Thaïlande : un pays en attente Bruno Tertrais La Francophonie : survivance du passé, outil diplomatique d’avenir Bruno Maurer Avec l’Union européenne, un tournant majeur Olivier Rozenberg Avec les États-Unis, apaisement et réalisme Ezra Suleiman La francophobie Gilles Andréani Imprimé en France Dépôt légal : 2e trimestre 2013 ISSN : 1761-7146 N° CPPAP : 1012B06518 DF 2QI00610 Déclin relatif, décadence possible Numéro double : La nécessité de prendre rang dans la révolution de l’Internet &:DANNNB=[UU[V^: Le Monténégro en route vers l’intégration européenne Un rapport singulier avec le multilatéralisme L’outil diplomatique français Printed in France CANADA : 15.00 $ CAN N° 61-62 Questions européennes La France dans le monde La politique étrangère : changements de siècle 11,80 € Mai-août 2013 Entretien avec Thierry de Montbrial Le déclin économique en question Jean-Charles Asselain Laurent Bloch Les institutions françaises : un modèle spécifique, une attractivité ambiguë Armel Le Divellec Et les contributions de Yves Boyer, François Chaubet, Markus Gabel, Amaury Lorin et Jean-Pierre Lozato-Giotart François Nicoullaud Georges Le Guelte Sophie Boisseau du Rocher Les portraits de Questions internationales Hommage à Stéphane Hessel Questions internationales Philippe Berthelot, éminence grise du Quai d’Orsay Frédéric Le Moal Le marquis de Norpois, satire du diplomate Guillaume Berlat Les questions internationales à l’écran Nouvelle Vague, derniers soupirs André La Meauffe 1974, une partie de campagne. Filmer l’homme politique Aurore Lasserre Mekong Hotel d’Apichatpong Weerasethakul : une certaine Thaïlande Frédéric Seigneur Liste des cartes et encadrés