R.I.D.C. 4-2007
LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE
CONSTITUTIONNEL FRANÇAIS DE
PROPORTIONNALITÉ
Rhita BOUSTA
Si la majorité des Cours constitutionnelles européennes ont repris la définition
tripartite du principe de proportionnalité élaborée par la Cour constitutionnelle fédérale
allemande (Verhältnismässigkeit grundsatz), le Conseil constitutionnel ne semble ni
avoir subi la même influence ni avoir dégagé de définition expresse de ce principe.
Plus encore, la proportionnalité semble donner lieu davantage à un contrôle
purement formel qu’à un examen substantiel du rapport entre la loi et son objectif.
L’approche comparative permet alors de relativiser les raisons de cette réserve et
d’interpréter de manière constructive les dispositions de la Constitution de 1958, rendant
envisageable, voire critiquable, l’idée d’une spécificité de la jurisprudence
constitutionnelle française en la matière.
While the great majority of the European constitutional Courts apply the definition
of proportionality of the German constitutional Court (Verhältnismässigkeit grundsatz),
Cet article reprend le contenu d’une intervention du 9 mars 2007 (séminaire franco-
allemand, Deutsche Hochschule für Verwaltungswissenschaften, Spire) et synthétise les réflexions
menées à l’occasion de la journée d’étude de l’Association des juristes de droit public de Paris I du 9
juin 2006 (« Le contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : une
spécificité française ? Comparaison avec la jurisprudence du Tribunal constitutionnel espagnol ») et
du mémoire de DEA de droit public comparé intitulé « L’utilisation du principe de proportionnalité
par le juge constitutionnel. Comparaison des jurisprudences espagnole et française relatives à la
limitation de la liberté de « mouvement » », soutenu le 4 sept. 2005 à l’Université de Paris I, et
dirigé par Monsieur le Professeur Otto Pfersmann, que l’auteur tient à remercier pour ses conseils et
remarques constructives. L’emploi des guillemets au terme « spécificité » exprime la mesure avec
laquelle nous voudrions introduire cette idée ; elle se substitue à la forme interrogative, dont la
formulation aurait été, à notre sens, ici trop lourde.
Allocataire de recherche à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007
the Conseil constitutionnel has apparently neither applied it nor proposed any other
express definition.
Moreover, in France, the control of proportionality seems more formal than
substantial. The comparative approach gives us the opportunity to challenge the reasons
of this restriction and to interpret the Constitution of 1958 in a different way. Then the
idea of a specificity of the French constitutional control of proportionnality becomes
conceivable, and even open to criticism.
INTRODUCTION
Une chose est sûre : le principe de proportionnalité « mériterait d’être
appelé par son nom »1. Sa présence, voire son omniprésence, est en effet
paradoxalement souvent implicite ; au centre des débats juridiques, il n’est
expressément prévu dans presque aucune constitution européenne2.
« Forcé » de livrer une interprétation constructive de la Constitution,
soucieux de préserver la marge de manœuvre politique du Parlement,
menacé par le « spectre » du contrôle d’opportunité, le juge constitutionnel
se trouve en la matière dans une position si délicate que sa jurisprudence ne
peut qu’attirer l’attention.
Or, si la majorité des cours constitutionnelles européennes (ainsi que la
CJCE et la CEDH) ont repris en substance la définition tripartite émise par
la Cour constitutionnelle fédérale allemande (BverfGE) dans sa célèbre
décision « des Pharmacies »3, le Conseil constitutionnel ne semble ni avoir
subi la même influence ni avoir dégagé de définition claire du principe.
1 X. PHILIPPE, Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et
administrative française, coll. « Sciences et Droit Administratif », éd. Economica, Presses
Universitaires d’Aix-Marseille, 1990, p. 498.
2 La Constitution grecque (art. 25, al.1, introduit par la révision constitutionnelle de 2001) et la
Constitution suisse du 18 avril 1999 (art 36, al.3 et art. 5, al.2) constituent les seules exceptions. Au
niveau communautaire, le principe ne figure expressément que dans des dispositions ne possédant
pas valeur normative- art. 52 de la Charte européenne des droits fondamentaux (reproduit à l’art. II-
112.1 du projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe). Principe général du droit
communautaire, il apparaît implicitement dans bons nombres de dispositions. L ‘art. 6, para. 4, du
Traité sur l’Union européenne dispose : « l’Union se dote des moyens nécessaires pour atteindre ses
objectifs et mener à bien ses politiques ». (V. également le protocole n° 7 joint au Traité
d’Amsterdam accompagné de la déclaration n° 43). L’art. 5 du Traité instituant la Communauté
européenne dispose également que « l’action de la communauté n’excède pas ce qui est nécessaire
pour atteindre les objectifs du présent traité ». En ce qui concerne la CEDH, v. les art. 8.1, 9.2, 10.2,
11.2. 3 « Apothekenurteil » : BverfGE 7,377. Dans cette décision, la BverfGE divise le principe en
trois sous-principes (« aptitude » ; « nécessité » ; « proportionnalité au sens stricte »). Ce point sera
développé par la suite.
R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS
Peut-on alors parler de spécificité française en la matière ? Cette
question, délicate, soulève à la fois l’intérêt et l’enjeu de l’approche
comparative4.
Intérêt, car c’est en partant de la comparaison de jurisprudences
étrangères que l’on forgera une définition de la proportionnalité au regard de
laquelle pourra se poser la question de cette spécificité. Enjeu, parce que
cette définition doit être suffisamment neutre par rapport aux jurisprudences
comparées, sans quoi la comparaison s’avérerait faussée. Par conséquent, si
la comparaison avec la jurisprudence de la BverfGE, en raison de son
autorité, paraît particulièrement opportune pour discuter la spécificité
française5, il faudra se garder d’en faire l’étalon au regard duquel serait
analysée (voire pire, évaluée) cette dernière.
Mais quelle définition de la proportionnalité, à la fois neutre, large et
suffisamment précise6, guidera la comparaison ?
4 Sur l’intérêt de l’approche comparative en la matière, v. : J. BARNES, « Introducción al
principio de proporcionalidad en el derecho comparado y comunitario », in Revista de
Administración Pública, sept.-déc. 1994, n° 135, p. 495.
5 La comparaison se limitera, en ce qui concerne les cours internes, aux jurisprudences
française, allemande et espagnole. En effet, bien que la jurisprudence des autres cours
constitutionnelles relève un intérêt certain, en particulier celle du Tribunal fédéral suisse, à raison de
sa maturité et de son ampleur, elles dépassent le cadre modeste de cet article. Bien qu’il nous aurait
permis à la fois de confirmer l’autorité de la définition allemande de la proportionnalité et de
montrer l’acclimatation de ce principe dans la jurisprudence constitutionnelle, nous pensons que
l’exemple suisse n’aurait pas apporté d’éléments fondamentalement nouveaux pour l’idée que nous
souhaitons soutenir (au sujet de l’influence, sur la jurisprudence du Tribunal fédéral suisse, de la
jurisprudence et doctrine allemandes en matière de proportionnalité, v. pour ex. : M. S. VAN
DROOGHENBROECK, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits
de l’Homme. Prendre l’idée simple au sérieux, éd. Bruylant, Bruxelles, 2001, p. 40). Pour un aperçu
du contrôle de proportionnalité exercé par le Tribunal fédéral suisse, v. notamment : A. BONNARD,
« Le principe de proportionnalité en droit public Suisse », in Recueil de travaux du Xème Congrès
international de droit comparé, Bâle, Helbing et Lichtenhän, 1979, p. 201 ; P. MULLER, « Le
principe de proportionnalité », in Zeitschrift für Schweizerisches Recht, n° 3, 1978, p. 210. Nous
n’insisterons également pas sur la jurisprudence de la CJCE et de la CEDH, d’une part parce les
contributions, de très bonne qualité, sont plus nombreuses en la matière, et surtout, parce que ces
jurisprudences dépassent le cadre limité de cet article. Pour un aperçu de la notion européenne de
proportionnalité (avec quelques références à d’autres États), v. : M. FROMONT, « Le principe de
proportionnalité », in AJDA, n° spécial, 20 juin 1995, p. 156 ; J. ZILLER, « Le principe de
proportionnalité », in AJDA, n° spécial, 20 juin 1996, p. 185. S’agissant de la jurisprudence de la
CEDH, v. : P. MUZNY, La technique de proportionnalité et le juge de la Convention européenne
des droits de l’homme. Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, éd.
PUAM, Université Paul Cézanne-Aix Marseille III, Faculté de droit et de Science Politique, t. 2,
2005, 734 p ; S. VAN DROOGHENBROECK, op. cit.
6 En effet, Monsieur Pfersmann définit (en partie) le droit comparé comme « la discipline qui
permet de décrire les structures de n’importe quel système juridique à l’aide de concepts généraux
présentant la finesse nécessaire et suffisante ». O. PFERSMANN, « Le droit comparé comme
interprétation et comme théorie du droit », in Revue internationale de droit comparé, avril-juin 2001
(2-2001), n° 53, p. 275.
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En la matière, les propositions de définition ne manquent pas. Citons-en
quelques unes : « existence d’un rapport, d’une adéquation, entre les moyens
employés par l’Administration et le but qu’elle vise »7, « adéquation
mathématique stricte entre avantages et inconvénients »8, « moyen qu’il
fallait employer pour atteindre le résultat final »9, « exigence d’une relation
logique et cohérente entre deux ou plusieurs éléments »10.
Cette dernière définition de M. Philippe met bien en valeur l’aspect
relatif ou « dialectique » de la proportionnalité, que s’est également attaché
à démontrer M. Muzny11. Ce dernier définira la proportionnalité comme un
« mode normatif, concret et effectif, de régulation juridictionnelle en vue de
la détermination du juste équilibre dans la relation entre des intérêts
autonomes a priori concurrents »12.
De ces définitions, l’on retiendra principalement l’idée de cohérence
entre une mesure (ici, législative) et son objectif. Deux exigences découlent
de cette optique finaliste, ou téléologique. Tout d’abord, le moyen doit être
nécessaire à l’objectif qu’il prétend poursuivre. Ensuite, les conséquences
néfastes de la mise en oeuvre de ce moyen (ici, l’atteinte aux droits
fondamentaux) doivent « correspondre » à l’importance de cet objectif ;
autrement dit, plus l’atteinte est grave, plus l’objectif doit être important.
Si les juges constitutionnels européens réduisent leurs contrôles de
proportionnalité à la « disproportion manifeste » ou, pour employer une
notion connue des juristes français, à l’« erreur manifeste d’appréciation »13,
la comparaison revêt davantage d’intérêt si elle porte sur l’interprétation que
se font les Cours de ce principe, plutôt que sur son degré d’application.
7 G. BRAIBANT, « Le principe de proportionnalité », in Mélanges offerts à Marcel Waline,
t. 2, Paris, LGDJ, 1974, p. 297.
8 M. GUIBAL, « De la proportionnalité », in AJDA, 1978, p. 486.
9 C. EISENMANN, Cours de Droit administratif, t. 2, éd. L.G.D.J, Paris, 1983, p. 278. On se
souviendra également de l’expression employée par M. Mayer : « Arracher le blé avec les mauvaises
herbes » : O. MAYER, Deutsches Verwaltungsrecht, 3ème éd., 1924 (réédition Berlin 1969), p. 223.
(Source: G. XYNOPOULOS, Le contrôle de proportionnalité dans le contentieux de la
constitutionnalité et de la légalité : France, Allemagne, Angleterre, coll. « Bibliothèque de droit
public », t. 179, L.G.D.J, 1995, p. 113).
10 X. PHILIPPE, op. cit., p. 8.
11 P. MUZNY, op. cit. De plus, aux deux éléments qui composent la relation de cohérence
dont fait état M. Philippe (à savoir un élément fixe-le rapport entre deux paramètres, et un élément
variable-le degré d’intensité du lien qui les unit), M. Muzny en ajoute un troisième : l’élément de
référence commun aux deux variables (Petr MUZNY, op. cit., p. 24). L’auteur nous livre en effet, à
l’occasion d’une première partie relative à l’identification de la proportionnalité dans la
jurisprudence de la CEDH, les éléments fondamentaux de ce que l’on se permettra d’appeler, tant
l’impact de la réflexion est grande, une « théorie » de la proportionnalité.
12 P MUZNY, op. cit., p. 299.
13V. notamment à ce sujet : V. GOESEL-LE BIHAN, « Le contrôle exercé par le Conseil
constitutionnel : défense et illustration d’une théorie générale », in RFDC, 2001, p. 67.
R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS
Mais avant de comparer l’interprétation du principe stricto sensu, il est
indispensable de s’interroger, puisque la proportionnalité est d’essence
téléologique, sur le contrôle de l’objectif du législateur.
I. LE CONTRÔLE DE L’OBJECTIF DU LÉGISLATEUR
Comme le souligne M. Bienvenu, « plus le but est précis, plus le
principe [de proportionnalité] peut être appliqué »14. Le contrôle de
l’objectif (ici, du législateur), prémisse au contrôle de proportionnalité, est si
fondamental qu’il est parfois considéré comme partie intégrante de ce
dernier15.
Le juge exige-t-il alors du législateur de préciser son objectif,
notamment en le fondant sur une norme constitutionnelle ? Plus encore,
lorsque le juge contrôle cet objectif, le fait-il dans l’optique d’un contrôle de
proportionnalité ?
A. - La légitimité de l’objectif du législateur
La majorité des Constitutions européennes consacrent une réserve de
compétence du législateur en matière de limitation des droits
fondamentaux16. Permise, voire prévue par la Constitution, cette limitation
n’est pas pour autant sans limite : son encadrement par la Norme suprême
jouera alors un rôle primordial.
1. La jurisprudence de la BverfGE ou l’exigence d’un objectif défini et
fondé sur la Constitution
Pour des raisons historiques, les notions d’intérêt général ou d’ordre
public (comme objectifs du législateur justifiant la privation de droits
fondamentaux) sont interprétées de manière beaucoup plus concrète en
14 J.J BIENVENU, L’interprétation juridictionnelle des actes administratifs et des lois : sa
nature et sa fonction dans l’élaboration du droit administratif, t. 2, Paris II, 1979, p. 77.
15 Position de M. Pulido pour qui l’examen de l’objectif poursuivi constitue un sous-élément
du sous-principe d’adéquation : C. BERNAL PULIDO, El Principio de proporcionalidad y los
derechos fundamentales, coll. « Estudios constitucionales », Madrid, Centro de Estudios Políticos y
Constitucionales, 2003, p. 687.
16 Bien que le principe de proportionnalité apparaisse dans moult domaines, priorité sera ici
faite aux droits fondamentaux. Il faut par ailleurs noter que la Loi fondamentale interdit dans
certains cas toute limitation –c’est le cas de la liberté de l’art, de la science, de la recherche et de
l’enseignement (5§3).
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