R.I.D.C. 4-2007 LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE CONSTITUTIONNEL FRANÇAIS DE PROPORTIONNALITÉ∗ Rhita BOUSTA∗ Si la majorité des Cours constitutionnelles européennes ont repris la définition tripartite du principe de proportionnalité élaborée par la Cour constitutionnelle fédérale allemande (Verhältnismässigkeit grundsatz), le Conseil constitutionnel ne semble ni avoir subi la même influence ni avoir dégagé de définition expresse de ce principe. Plus encore, la proportionnalité semble donner lieu davantage à un contrôle purement formel qu’à un examen substantiel du rapport entre la loi et son objectif. L’approche comparative permet alors de relativiser les raisons de cette réserve et d’interpréter de manière constructive les dispositions de la Constitution de 1958, rendant envisageable, voire critiquable, l’idée d’une spécificité de la jurisprudence constitutionnelle française en la matière. While the great majority of the European constitutional Courts apply the definition of proportionality of the German constitutional Court (Verhältnismässigkeit grundsatz), ∗ Cet article reprend le contenu d’une intervention du 9 mars 2007 (séminaire francoallemand, Deutsche Hochschule für Verwaltungswissenschaften, Spire) et synthétise les réflexions menées à l’occasion de la journée d’étude de l’Association des juristes de droit public de Paris I du 9 juin 2006 (« Le contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : une spécificité française ? Comparaison avec la jurisprudence du Tribunal constitutionnel espagnol ») et du mémoire de DEA de droit public comparé intitulé « L’utilisation du principe de proportionnalité par le juge constitutionnel. Comparaison des jurisprudences espagnole et française relatives à la limitation de la liberté de « mouvement » », soutenu le 4 sept. 2005 à l’Université de Paris I, et dirigé par Monsieur le Professeur Otto Pfersmann, que l’auteur tient à remercier pour ses conseils et remarques constructives. L’emploi des guillemets au terme « spécificité » exprime la mesure avec laquelle nous voudrions introduire cette idée ; elle se substitue à la forme interrogative, dont la formulation aurait été, à notre sens, ici trop lourde. ∗ Allocataire de recherche à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007 the Conseil constitutionnel has apparently neither applied it nor proposed any other express definition. Moreover, in France, the control of proportionality seems more formal than substantial. The comparative approach gives us the opportunity to challenge the reasons of this restriction and to interpret the Constitution of 1958 in a different way. Then the idea of a specificity of the French constitutional control of proportionnality becomes conceivable, and even open to criticism. INTRODUCTION Une chose est sûre : le principe de proportionnalité « mériterait d’être appelé par son nom »1. Sa présence, voire son omniprésence, est en effet paradoxalement souvent implicite ; au centre des débats juridiques, il n’est expressément prévu dans presque aucune constitution européenne2. « Forcé » de livrer une interprétation constructive de la Constitution, soucieux de préserver la marge de manœuvre politique du Parlement, menacé par le « spectre » du contrôle d’opportunité, le juge constitutionnel se trouve en la matière dans une position si délicate que sa jurisprudence ne peut qu’attirer l’attention. Or, si la majorité des cours constitutionnelles européennes (ainsi que la CJCE et la CEDH) ont repris en substance la définition tripartite émise par la Cour constitutionnelle fédérale allemande (BverfGE) dans sa célèbre décision « des Pharmacies »3, le Conseil constitutionnel ne semble ni avoir subi la même influence ni avoir dégagé de définition claire du principe. 1 X. PHILIPPE, Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et administrative française, coll. « Sciences et Droit Administratif », éd. Economica, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1990, p. 498. 2 La Constitution grecque (art. 25, al.1, introduit par la révision constitutionnelle de 2001) et la Constitution suisse du 18 avril 1999 (art 36, al.3 et art. 5, al.2) constituent les seules exceptions. Au niveau communautaire, le principe ne figure expressément que dans des dispositions ne possédant pas valeur normative- art. 52 de la Charte européenne des droits fondamentaux (reproduit à l’art. II112.1 du projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe). Principe général du droit communautaire, il apparaît implicitement dans bons nombres de dispositions. L ‘art. 6, para. 4, du Traité sur l’Union européenne dispose : « l’Union se dote des moyens nécessaires pour atteindre ses objectifs et mener à bien ses politiques ». (V. également le protocole n° 7 joint au Traité d’Amsterdam accompagné de la déclaration n° 43). L’art. 5 du Traité instituant la Communauté européenne dispose également que « l’action de la communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité ». En ce qui concerne la CEDH, v. les art. 8.1, 9.2, 10.2, 11.2. 3 « Apothekenurteil » : BverfGE 7,377. Dans cette décision, la BverfGE divise le principe en trois sous-principes (« aptitude » ; « nécessité » ; « proportionnalité au sens stricte »). Ce point sera développé par la suite. R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS Peut-on alors parler de spécificité française en la matière ? Cette question, délicate, soulève à la fois l’intérêt et l’enjeu de l’approche comparative4. Intérêt, car c’est en partant de la comparaison de jurisprudences étrangères que l’on forgera une définition de la proportionnalité au regard de laquelle pourra se poser la question de cette spécificité. Enjeu, parce que cette définition doit être suffisamment neutre par rapport aux jurisprudences comparées, sans quoi la comparaison s’avérerait faussée. Par conséquent, si la comparaison avec la jurisprudence de la BverfGE, en raison de son autorité, paraît particulièrement opportune pour discuter la spécificité française5, il faudra se garder d’en faire l’étalon au regard duquel serait analysée (voire pire, évaluée) cette dernière. Mais quelle définition de la proportionnalité, à la fois neutre, large et suffisamment précise6, guidera la comparaison ? 4 Sur l’intérêt de l’approche comparative en la matière, v. : J. BARNES, « Introducción al principio de proporcionalidad en el derecho comparado y comunitario », in Revista de Administración Pública, sept.-déc. 1994, n° 135, p. 495. 5 La comparaison se limitera, en ce qui concerne les cours internes, aux jurisprudences française, allemande et espagnole. En effet, bien que la jurisprudence des autres cours constitutionnelles relève un intérêt certain, en particulier celle du Tribunal fédéral suisse, à raison de sa maturité et de son ampleur, elles dépassent le cadre modeste de cet article. Bien qu’il nous aurait permis à la fois de confirmer l’autorité de la définition allemande de la proportionnalité et de montrer l’acclimatation de ce principe dans la jurisprudence constitutionnelle, nous pensons que l’exemple suisse n’aurait pas apporté d’éléments fondamentalement nouveaux pour l’idée que nous souhaitons soutenir (au sujet de l’influence, sur la jurisprudence du Tribunal fédéral suisse, de la jurisprudence et doctrine allemandes en matière de proportionnalité, v. pour ex. : M. S. VAN DROOGHENBROECK, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme. Prendre l’idée simple au sérieux, éd. Bruylant, Bruxelles, 2001, p. 40). Pour un aperçu du contrôle de proportionnalité exercé par le Tribunal fédéral suisse, v. notamment : A. BONNARD, « Le principe de proportionnalité en droit public Suisse », in Recueil de travaux du Xème Congrès international de droit comparé, Bâle, Helbing et Lichtenhän, 1979, p. 201 ; P. MULLER, « Le principe de proportionnalité », in Zeitschrift für Schweizerisches Recht, n° 3, 1978, p. 210. Nous n’insisterons également pas sur la jurisprudence de la CJCE et de la CEDH, d’une part parce les contributions, de très bonne qualité, sont plus nombreuses en la matière, et surtout, parce que ces jurisprudences dépassent le cadre limité de cet article. Pour un aperçu de la notion européenne de proportionnalité (avec quelques références à d’autres États), v. : M. FROMONT, « Le principe de proportionnalité », in AJDA, n° spécial, 20 juin 1995, p. 156 ; J. ZILLER, « Le principe de proportionnalité », in AJDA, n° spécial, 20 juin 1996, p. 185. S’agissant de la jurisprudence de la CEDH, v. : P. MUZNY, La technique de proportionnalité et le juge de la Convention européenne des droits de l’homme. Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, éd. PUAM, Université Paul Cézanne-Aix Marseille III, Faculté de droit et de Science Politique, t. 2, 2005, 734 p ; S. VAN DROOGHENBROECK, op. cit. 6 En effet, Monsieur Pfersmann définit (en partie) le droit comparé comme « la discipline qui permet de décrire les structures de n’importe quel système juridique à l’aide de concepts généraux présentant la finesse nécessaire et suffisante ». O. PFERSMANN, « Le droit comparé comme interprétation et comme théorie du droit », in Revue internationale de droit comparé, avril-juin 2001 (2-2001), n° 53, p. 275. REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007 En la matière, les propositions de définition ne manquent pas. Citons-en quelques unes : « existence d’un rapport, d’une adéquation, entre les moyens employés par l’Administration et le but qu’elle vise »7, « adéquation mathématique stricte entre avantages et inconvénients »8, « moyen qu’il fallait employer pour atteindre le résultat final »9, « exigence d’une relation logique et cohérente entre deux ou plusieurs éléments »10. Cette dernière définition de M. Philippe met bien en valeur l’aspect relatif ou « dialectique » de la proportionnalité, que s’est également attaché à démontrer M. Muzny11. Ce dernier définira la proportionnalité comme un « mode normatif, concret et effectif, de régulation juridictionnelle en vue de la détermination du juste équilibre dans la relation entre des intérêts autonomes a priori concurrents »12. De ces définitions, l’on retiendra principalement l’idée de cohérence entre une mesure (ici, législative) et son objectif. Deux exigences découlent de cette optique finaliste, ou téléologique. Tout d’abord, le moyen doit être nécessaire à l’objectif qu’il prétend poursuivre. Ensuite, les conséquences néfastes de la mise en oeuvre de ce moyen (ici, l’atteinte aux droits fondamentaux) doivent « correspondre » à l’importance de cet objectif ; autrement dit, plus l’atteinte est grave, plus l’objectif doit être important. Si les juges constitutionnels européens réduisent leurs contrôles de proportionnalité à la « disproportion manifeste » ou, pour employer une notion connue des juristes français, à l’« erreur manifeste d’appréciation »13, la comparaison revêt davantage d’intérêt si elle porte sur l’interprétation que se font les Cours de ce principe, plutôt que sur son degré d’application. 7 G. BRAIBANT, « Le principe de proportionnalité », in Mélanges offerts à Marcel Waline, t. 2, Paris, LGDJ, 1974, p. 297. 8 M. GUIBAL, « De la proportionnalité », in AJDA, 1978, p. 486. 9 C. EISENMANN, Cours de Droit administratif, t. 2, éd. L.G.D.J, Paris, 1983, p. 278. On se souviendra également de l’expression employée par M. Mayer : « Arracher le blé avec les mauvaises herbes » : O. MAYER, Deutsches Verwaltungsrecht, 3ème éd., 1924 (réédition Berlin 1969), p. 223. (Source: G. XYNOPOULOS, Le contrôle de proportionnalité dans le contentieux de la constitutionnalité et de la légalité : France, Allemagne, Angleterre, coll. « Bibliothèque de droit public », t. 179, L.G.D.J, 1995, p. 113). 10 X. PHILIPPE, op. cit., p. 8. 11 P. MUZNY, op. cit. De plus, aux deux éléments qui composent la relation de cohérence dont fait état M. Philippe (à savoir un élément fixe-le rapport entre deux paramètres, et un élément variable-le degré d’intensité du lien qui les unit), M. Muzny en ajoute un troisième : l’élément de référence commun aux deux variables (Petr MUZNY, op. cit., p. 24). L’auteur nous livre en effet, à l’occasion d’une première partie relative à l’identification de la proportionnalité dans la jurisprudence de la CEDH, les éléments fondamentaux de ce que l’on se permettra d’appeler, tant l’impact de la réflexion est grande, une « théorie » de la proportionnalité. 12 P MUZNY, op. cit., p. 299. 13 V. notamment à ce sujet : V. GOESEL-LE BIHAN, « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d’une théorie générale », in RFDC, 2001, p. 67. R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS Mais avant de comparer l’interprétation du principe stricto sensu, il est indispensable de s’interroger, puisque la proportionnalité est d’essence téléologique, sur le contrôle de l’objectif du législateur. I. LE CONTRÔLE DE L’OBJECTIF DU LÉGISLATEUR Comme le souligne M. Bienvenu, « plus le but est précis, plus le principe [de proportionnalité] peut être appliqué »14. Le contrôle de l’objectif (ici, du législateur), prémisse au contrôle de proportionnalité, est si fondamental qu’il est parfois considéré comme partie intégrante de ce dernier15. Le juge exige-t-il alors du législateur de préciser son objectif, notamment en le fondant sur une norme constitutionnelle ? Plus encore, lorsque le juge contrôle cet objectif, le fait-il dans l’optique d’un contrôle de proportionnalité ? A. - La légitimité de l’objectif du législateur La majorité des Constitutions européennes consacrent une réserve de compétence du législateur en matière de limitation des droits fondamentaux16. Permise, voire prévue par la Constitution, cette limitation n’est pas pour autant sans limite : son encadrement par la Norme suprême jouera alors un rôle primordial. 1. La jurisprudence de la BverfGE ou l’exigence d’un objectif défini et fondé sur la Constitution Pour des raisons historiques, les notions d’intérêt général ou d’ordre public (comme objectifs du législateur justifiant la privation de droits fondamentaux) sont interprétées de manière beaucoup plus concrète en 14 J.J BIENVENU, L’interprétation juridictionnelle des actes administratifs et des lois : sa nature et sa fonction dans l’élaboration du droit administratif, t. 2, Paris II, 1979, p. 77. 15 Position de M. Pulido pour qui l’examen de l’objectif poursuivi constitue un sous-élément du sous-principe d’adéquation : C. BERNAL PULIDO, El Principio de proporcionalidad y los derechos fundamentales, coll. « Estudios constitucionales », Madrid, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 2003, p. 687. 16 Bien que le principe de proportionnalité apparaisse dans moult domaines, priorité sera ici faite aux droits fondamentaux. Il faut par ailleurs noter que la Loi fondamentale interdit dans certains cas toute limitation –c’est le cas de la liberté de l’art, de la science, de la recherche et de l’enseignement (5§3). REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007 Allemagne ou en Espagne17 qu’en France. Cet intérêt, ou ordre, ayant servi de masque à la dictature franquiste ou aux années sombres de l’histoire allemande, se trouve désormais entre les mailles de la Constitution. C’est ainsi que la Loi Fondamentale allemande (ou Grundgesetz -ciaprès : GG), dont l’objectif premier fut le rétablissement et la protection des droits fondamentaux, prévoit, dans divers articles, les objectifs du législateur justifiant l’atteinte au droit fondamental en question ; le droit fondamental ne pourra alors être restreint que si l’objectif de cette restriction est prévu par la Loi fondamentale. Les exemples sont nombreux18 ; l’article 11§2GG19 relatif à la liberté d’aller et de venir, sur lequel s’est inspiré le constituant espagnol à propos de la liberté de mouvement (ou libertad personal -art 17§2 CE20), est particulièrement significatif. Le juge constitutionnel fédéral (BverfGE) rattachera alors l’objectif de la loi qu’il contrôle à l’une des fins prévues par la Norme suprême (on parlera de Rechtsgüte) et exigera du législateur qu’il précise son objectif21, au moins au regard de cette norme. Cette exigence, qui s’explique sans doute en partie par l’interprétation finaliste et dynamique de la BverfGE vis-à-vis de la GG dans son ensemble, se retrouve-t-elle en France ? 17 Le Tribunal constitutionnel espagnol qualifiera la notion d’ordre public de trop « abstraite » : STC 161/1997, FJ10. Sur les causes historiques du refus de se référer à la clause générale d’ordre public en Espagne, v. notamment : I. AGIRREAZKUENAGA, La coacción administrativa directa, éd. Civitas, 1990, p. 344. 18 Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons évoquer les art. 13, al. 3 (inviolabilité du domicile), art. 6, al. 3 (mariage et famille) et art. 5, al. 2 (liberté d’opinion). 19 Art. 11, al. 2 : « La liberté d’aller et de venir ne peut être restreinte que par une loi ou en vertu d’une loi et dans les seuls cas où il y aurait absence de base d’existence telle qu’entraînerait pour la collectivité des charges particulières ainsi que dans les cas où, cette restriction est nécessaire pour écarter un danger menaçant l’existence ou l’ordre constitutionnel démocratique et libéral de la Fédération ou d’un Land, pour lutter contre les dangers d’épidémie, les catastrophes naturelles ou dans les cas de sinistre particulièrement grave, pour protéger la jeunesse contre l’abandon ou pour la prévention d’infraction pénale ». 20 Art 17.2 : « La garde à vue ne pourra durer au-delà du temps strictement nécessaire à la réalisation des investigations tendant à l’éclaircissement des faits, et en tout cas, au terme d’un délai de 72 heures, le détenu devra être posé en liberté ou à disposition de l’autorité judiciaire ». 21 BverfGE 6, 32, (42) ; BverfGE 9, 137 ; BverfGE 30, 292 (316) : « considérations d’intérêt général apte et adapté » (Source : G. XYNOPOULOS, op. cit., p. 138). Il faut toutefois apporter quelques nuances à notre propos, le degré du contrôle variant selon l’importance du droit limité : la détention provisoire ne peut être autorisée par la loi que si un « intérêt public majeur l’exige » (BverfGE 35, 185 [190]) alors que liberté d’exercer la profession peut être restreinte chaque fois que le bien commun le justifie raisonnablement (BverfGE 7,377[378]). R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS 2. La jurisprudence du Conseil constitutionnel ou la validation d’objectifs imprécis : l’exemple de l’ordre public « Il n’est guère étonnant que le Conseil constitutionnel, traditionnellement assez avare de définitions conceptuelles, ne nous offre pas de définition totalement explicite. Bien plus, l’utilisation de l’ordre public dans les différentes décisions qui y font référence semble relever de l’évidence » 22. Ces propos de M. Llaralde résument presque à eux seuls la situation. Alors que la BverfGE et le Tribunal constitutionnel espagnol (TC) « bannissent » presque de leurs vocabulaires des objectifs trop généraux, la clause générale d’ordre public, dont les « mystères », pour reprendre une expression de M. Picard23, ne sont plus un secret pour personne, fait presque œuvre de « valeur sûre » dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il est vrai que la Constitution française (CF), et plus précisément la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), ne définit pas de manière aussi précise que la GG ou la Constitution espagnole (CE) l’objectif du législateur justifiant la restriction ou l’atteinte aux droits fondamentaux. Symbole d’un certain légicentrisme, seules des notions aussi vagues, voire métaphysiques, que l’ordre public ou que la liberté d’autrui sont évoquées comme limitations. Le Conseil constitutionnel préférera ainsi souvent parler d’ « objectif à valeur constitutionnelle » d’ordre public, sans pour autant préciser clairement son fondement normatif et en y incluant au gré des décisions d’autres objectifs (tel que la sécurité des personnes et des biens 24). Ainsi, face aux Rechtsgüte de la BverfGE, l’on détecte, pourrait-on dire non sans ironie, des « OVNI » dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel (Objectif à Valeur constitutionnelle Non Identifiée). Si cette première différence est de prime importance, il paraît particulièrement intéressant de savoir, de manière plus générale, si le contrôle de l’objectif du législateur est intégré, dans le raisonnement du juge, au contrôle de proportionnalité. 22 J.-M. LARRALDE, « La constitutionnalisation de l’ordre public », in M.-J. REDOR (dir.), L’ordre public : Ordre public ou ordres publics ? Ordre public et droits fondamentaux, Actes du colloque de Caen des jeudi 11 et vendredi 12 mai 2000, coll. « Droit et Justice », éd. Bruylant, Nemesis, Bruxelles, 2001, p. 217. En invoquant l’« ordre public constitutionnel » comme « outil malléable de limitation des droits fondamentaux », l’auteur souligne ainsi les « contours flous » du concept. 23 E. PICARD, « Introduction générale : la fonction de l’ordre public dans l’ordre juridique », in M.-J. REDOR (dir.), op. cit., p. 17. 24 V. notamment les décisions 80-127 DC et 91-294 DC. Dans la décision 99-411 DC, c’est l’intégrité des personnes que le Conseil inclut dans la protection de l’ordre public. REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007 B. - Le contrôle de l’objectif du législateur : question intégrée au contrôle de proportionnalité ? Lorsque la Loi fondamentale allemande prévoit la réserve de compétence du législateur (Gesetzvorbehalt) en matière de limitation des droits fondamentaux, celle-ci pose du même coup et au même article des conditions substantielles à cette limitation. En effet, une fois consacrée dans un alinéa premier la compétence du législateur en la matière, l’article 19§2 GG énonce qu’ « il ne doit en aucun cas être porté atteinte à la substance d’un droit fondamental »25. Le Constituant espagnol a repris l’esprit de cette clause générale dans son article 53.126. Et les deux juges (allemand et espagnol) ont su donner à ces articles toute leur portée. Loin d’être une clause générale et absolue, la compétence du législateur sera alors appréhendée par le juge constitutionnel au regard des couples liberté/restriction et surtout restriction/limites à cette restriction. L’objectif du législateur sera contrôlé dans l’optique d’un contrôle de proportionnalité ; il en sera, selon une expression du TC, le prius logique27. En est-il de même en France ? Contrairement à la Constitution espagnole, la Constitution française n’a pas repris la logique interne de l’article 19§2GG. La réserve du législateur en la matière est à la fois bien plus générale et s’inscrit (seulement ?) à la liste de l’article 34 CF énumérant les compétences du législateur (les matières ne figurant pas à cet article relevant, selon l’article 37 CF, du Gouvernement). Ainsi, l’alinéa premier de l’article 34 dispose que « la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ». La généralité des termes ne 25 Art. 19.2 GG: « In keinem Falle darf ein Grundrecht in seinem Wesensgehalt angetastet werden ». Au sujet de cet article, v. notamment : P. HÄBERLE, Die Wesensgehaltgarantie des Art. 19 Abs. 2 Grundgesetz, Zugleich ein Beitrag zum institutionellen Verständnis der Grundrechte und zur Lehre vom Gesetzesvorbehalt, 3ème éd., Heidelberg, 1983 (Source: G. XYNOPOULOS, op. cit., p. 153). Au-delà des limites expressément prévues par la Constitution, la BverfGE évoque également comme limite aux limites le système de valeur dans son ensemble, basé sur la protection des droits fondamentaux : BverfGE 24, 367 (369). 26 Art. 53.1 CE : « Les droits et libertés reconnus au chapitre 2 du présent titre lient tous les pouvoirs publics. Seule la loi, qui dans tous les cas devra respecter son contenu essentiel, pourra réguler l’exercice de tels droits et libertés ». Dans le même ordre d’idée, voir l’art. 17.1 CE : « Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas prévus par la loi et dans les conditions énoncées par le présent article ». A mentionner également la limite formelle posée par l’art. 81.1 CE selon lequel un droit fondamental ne peut être restreint que par une loi organique. 27 Expression tirée de la décision du Tribunal Constitutionnel espagnol n°55/1996 du 28 mars 1996, FJ7. R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS peut qu’attirer l’attention : aucune limite au pouvoir de restriction des droits fondamentaux, d’ailleurs implicite, n’est prévue. Bien que la Constitution française encadre la compétence du législateur lorsqu’elle consacre tel ou tel droit, l’absence de clause générale équivalente aux articles 19§2GG et 53§1CE mérite d’être soulignée. Plus encore, la différence d’optique entre ces articles et l’article 34 CF nous amène à une interrogation. Lorsque le Conseil constitutionnel contrôle l’objectif du législateur, le fait-il dans l’optique d’un contrôle de proportionnalité ou davantage dans celui de la répartition des compétences entre le législateur et le gouvernement (question totalement étrangère à celle de la proportionnalité) ? La théorie de l’incompétence négative28, forgée par le Conseil constitutionnel lui-même, n’est-elle pas avant tout axée sur le respect de la répartition des compétences entre ces deux organes ? L’importance du contexte politique et historique, mise en exergue par M. Legrand29, se trouve encore une fois illustrée. Car si les deux constituants ont bien eu en partie pour souci d’encadrer davantage le pouvoir du législateur, ce n’est pas tant, s’agissant de la France, en vue de la protection des droits fondamentaux des individus (objectif premier de la GG et de la CE)30 mais plutôt en vue de « stabiliser » (largement en faveur du pouvoir de l’exécutif…) la répartition des compétences législatif/exécutif. Cette différence d’optique permet en partie d’expliquer celle des juges constitutionnels dans leurs contrôles de proportionnalité. Ainsi, l’objectif du législateur, élément fondamental d’un principe avant tout téléologique, est contrôlé de manière sensiblement différente, présageant une différence d’approche de la proportionnalité stricto sensu. II. VERS UNE APPROCHE DIFFÉRENCIÉE DE LA PROPORTIONNALITÉ Si l’approche comparative offre au chercheur l’opportunité de porter un regard neuf ou du moins autre sur les systèmes juridiques comparés et sur son propre système juridique31, (M. Legrand ne nous dit-il pas que 28 Selon cette théorie, apparue pour la première fois dans la célèbre décision 76-75DC du 12 janv. 1977 relative à la loi autorisant la visite des véhicules en vue de la recherche et de la prévention des infractions pénales, le Conseil vérifie que « les infractions que le législateur a retenues sont rédigées en termes suffisamment clairs et précis pour respecter le principe de légalité » (on en trouve un autre ex. au cst. 14 de la décision 2004-492 DC 02 mars 2004 relative à la Loi Perben II). 29 P. LEGRAND, « Comparer », in RIDC, n° 2, avril-juin 1996, p. 281. 30 Il n’apparaît alors pas étonnant que la BverfGE fonde parfois le principe de proportionnalité sur la nature même des droits fondamentaux : BverfGE, 65, 1 (44). 31 E. PICARD, « L’état du droit comparé en France », in RIDC, oct.-déc. 1999, n° 4, p. 897. REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007 « comparer, c’est toujours juger » ?32), elle lui impose de fixer le paramètre de cette évaluation. Comme déjà énoncé, c’est ici la définition de la proportionnalité proposée en introduction qui nous servira de « baromètre » ; mais la plus ou moins grande créativité du juge ou le degré de systématicité de sa jurisprudence doit aussi, voire surtout, être évaluée au regard des normes dont chaque juge dispose dans son propre système juridique. Ainsi, en se gardant bien de « juger » (au sens entendu par M. Legrand) une jurisprudence au regard d’une autre, proposons une évaluation comparative de leurs contrôles de proportionnalité. A. - La systématisation du principe par la BverfGE : une décomposition tripartite traduisant une approche constructive de la proportionnalité Premier constat : la BverfGE n’hésite pas à évoquer expressément le principe de proportionnalité, en lui conférant valeur constitutionnelle via une interprétation constructive de la Loi fondamentale et plus précisément de la clause générale d’État de droit (ou Rechtstaat)33. Mais surtout, elle forgera le contenu de ce principe. Ainsi, dans sa décision des « Pharmacies »34, désormais célèbre, la BverGE proposa une définition basée sur une décomposition tripartite. Selon le premier sous-principe (Geeignetheit ou aptitude), la mesure contrôlée doit contribuer de manière plus ou moins adéquate à la réalisation de l’objectif. Selon le second, (Erforderlichkeit ou nécessité), parmi tous les moyens adéquats, doit être choisi celui limitant le moins le droit ou la liberté concerné35. Enfin, selon le troisième sous-principe (Verhältnismässligkeit im engeren Sinne ou proportionnalité au sens strict), le poids des deux éléments en conflit doit être pondéré (Abwegung) de manière raisonnable (en d’autres termes, plus l’atteinte sera grave, plus l’objectif qui la justifie devra être important). Nul besoin de rappeler l’impact considérable qu’a eu cette jurisprudence, tant au niveau communautaire ou européen, qu’au niveau des juridictions constitutionnelles européennes. Ainsi, le Tribunal constitutionnel espagnol reprendra presque mot pour mot cette division 32 P. LEGRAND, art. cit., p. 309. L’auteur souligne ainsi le « décalage entre la chose et sa représentation ». 33 BverfGE, 20, 45 (49) « Die Grundsatze der Verhältnismässigkeit und des Übermassverbotes […] aus dem Rechtsstaatprinzip ergeben und deshalb Verfassungrang haben ». V. également : BverfGE, 35, 382 (401) ; BverfGE, 23 S 127 (33) ; BverfGE, 2 S 380. 34 BverfGE 7, 377, précit. V. aussi pour ex. : BverfGE 79, 256 (270). 35 BverfGE, 30, 292 (316). R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS tripartite en divisant le principio de proportionalidad en sous-principes d’idoneidad, de necesidad et de proporcionalidad en sentido estricto36. L’autorité reconnue à cette décision n’est pas le fruit du hasard. Exemple, voire modèle de systématisation du principe, ce « test » de proportionnalité illustre également une approche matérielle de la proportionnalité, sans doute le fruit de l’interprétation substantielle de la BverfGE vis-à-vis de la GG dans son ensemble37. Illustrons ce propos au travers de ces trois sous-principes : - Aptitude (Geeignetheit) Selon la BverfGE, le moyen employé (et donc contrôlé) doit contribuer de manière effective à la réalisation de l’objectif38. Appliqué avec souplesse (la réalisation partielle étant suffisante39) et donnant rarement lieu à annulation, ce premier principe ne traduit pas moins, à notre sens, un effort de confrontation entre le contenu matériel du moyen employé et celui de l’objectif. La BverfGE s’attachera ainsi, par exemple, à préciser le moment auquel doit être évaluée cette aptitude (à savoir au jour de la prise de décision)40. On retrouve cette même démarche dans la jurisprudence du Tribunal constitutionnel espagnol qui énoncera, dans sa décision n° 53/2002 du 27 février 2002, que « le délai de quatre jours [de rétention] correspond au délai minimum requis pour livrer une réponse fondée à une demande d’asile […] au vu de la réglementation légale de la procédure d’admission d’une telle demande, la restriction de la liberté du demandeur d’asile n’excède pas le strictement nécessaire »41. 36 Cette transposition est clairement affirmée par Monsieur J. BARNES, art. cit. De même, l’œuvre de Monsieur PULIDO, op. cit., en est une parfaite illustration, ne serait-ce que par les nombreuses références faites à la jurisprudence et la doctrine allemande. Pour un aperçu général en la matière : M. GONZÁLES BEILFUSS, El Principio de proporcionalidad en la jurisprudencia del Tribunal Constitucional, [Thèse], 11ème éd., Coll. « Cuadernos Aranzadi del Tribunal Constitucional » Cizur Menor (Navarra), Thomson Aranzadi, 2003, 222 p. 37 Approche constructive notamment soulevée par M. EMILIOU, The principle of proportionality in European Law. A comparative Study, éd. Kluwer Law International, London, The Hause, Boston, 1996, p. 40. L’auteur se réfère en outre à la décision: BverfGE, 39, 1, (36). 38 BverfGE, 16, 147 (181) ou encore, l’objectif doit être atteint « pour l’essentiel » par le biais du moyen : BverfGe 30,292 (316) ; BverfGE 33, 171 (187). 39 BverfGE 16,147, (183) 40 Comme le rappelle M. S. VAN DROOGHENBROECK, op. cit., p. 35. 41 « El lapso máximo de cuatro días guarda clara relación con el tiempo mínimo que requiere la tramitación y resolución fundada de una petición de asilo [...] A la vista de la regulación legal del trámite de admisión de la petición de asilo no puede considerarse que los plazos máximos de restricción a la libertad del solicitante de asilo excedan de lo estrictamente necesario » (Au sujet de l’art. 5al 7.3 de la loi 5/1984 du 26 mars 1984 sur le droit d’asile et de la condition de réfugié, FJ8). REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007 - Nécessité (Erforderlichkeit) Le choix du « meilleur » moyen adéquat, qui ne donne également pas souvent lieu à annulation, combine l’aspect finaliste du premier sousprincipe et une approche in concreto mesurant l’incidence factuelle de la mesure sur le droit concerné42. La BverfGE prend alors en compte les faits (on serait enclin à dire : tel un juge ordinaire…), et cela de manière relativement consciencieuse, tout en énonçant les critères de cette évaluation, tel que les effets secondaires de la mesure sur le droit en question43. De même, le Tribunal constitutionnel espagnol évoquera souvent la règle de favor libertatis44, en s’attachant à démontrer le cas échéant qu’aucune autre mesure moins restrictive de liberté n’était à disposition du législateur. - Proportionalité au sens strict (Verhältnismässigkeit im engere Sinne) Apparu plus tardivement, c’est autour de ce dernier élément que se concentre le contrôle de proportionnalité, si bien que la doctrine a pu parler d’une assimilation avec le principe de proportionnalité dans son ensemble45. La pondération effectuée dans un troisième temps par la BverfGE rend bien compte à la fois de la contingence, de la casuistique de ses décisions46 et surtout de sa volonté de rechercher matériellement, voire substantiellement, le degré d’atteinte au droit. La rédaction de l’article 19§2 précité, qui évoque la substance (ou encore le « noyau dur » ou Kernbereich) du droit fondamental comme limite à sa limitation, joue ici un rôle considérable47. 42 Aspect notamment soulevé par L. PAREJO ALFONSO et R. DROMI, Seguridad publica y derecho administrativo, éd. Marcial Pons, Madrid, 2001, p. 111. 43 BverfGE 13,23,231(241). 44 V. par ex., la décision 98/2002 du 29 avril 2002 (FJ3). 45 Remarque soulevée par J.-C. GAVARA DE CARA, « El principio de proporcionalidad como elemento de control de la constitucionalidad de las restricciones de los Derechos fundamentales », Repertorio Aranzadi del Tribunal Constitucional, 2003, n° 16/2003, Parte Estudio Editorial Aranzadi, SA, p. 1804. V. également, à propos de la décision de la BverfGE, 90, 145 du 9 mars 1994, les commentaires de M. FROMONT, « Chroniques. République Fédérale d’Allemagne », in A.I.J.C, 1994, p. 739-743. 46 Pour la BverfGE, il n’y a donc pas priorité absolue d’un droit sur un autre : BverfGE, 51, 324 (345) ; BverfGE, 35, 382 (401) ; BverfGE, 61, 126 (135) ; BverfGe 51,324, du 19 juin 1979. Dans cette dernière affaire, il s’agissait de savoir si la détention, suite à une condamnation pour crimes de guerre, était excessive au regard des conditions de santé du détenu -deux attaques cardiaques. La cour opta pour une approche concrète de la situation en distinguant la certitude de la simple éventualité de l’aggravation de l’état de santé. L’exemple est emprunté à G. XYNOPOULOS, op. cit., p. 149. 47 Si, pour M. MUZNY, parler de substance d’un droit relève de l’« aberration » (op. cit., p. 284), il semble que ce soit avant tout sa prétendue antériorité (ou fixité) qui soit critiquée par R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS Si l’on ne doit évidemment pas déduire hâtivement de l’expression « substance du droit » ou encore « contenu essentiel » un contrôle substantiel de la part de la BverfGE, force est de constater que la GG invite du moins la Cour de Karlsruhe à faire de l’essence du droit (ou plus modestement peut-être de son contenu) son paramètre de contrôle ; ce que la Cour fera48, toute proportion gardée. La BverfGE s’attachera également à énoncer les critères de cette pondération, tels que la gravité de l’atteinte ou sa durée49. Même constat dans la jurisprudence du Tribunal constitutionnel espagnol qui s’attachera particulièrement à démontrer l’importance respective de la liberté restreinte et de l’objectif poursuivi, en les fondant sur des dispositions constitutionnelles et conventionnelles, et à s’assurer que la limitation est « limitée et contrôlée » (décision 53/2002 précitée). Ainsi est-il permis de penser que les jurisprudences de la BverfGE et du TC offrent une argumentation relativement structurée illustrant une volonté d’analyser matériellement la proportionnalité par le biais d’une interprétation constructive de la Constitution. Qu’en est-il de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ? B. - La jurisprudence du Conseil constitutionnel : vers une interprétation formelle du principe de proportionnalité ? Comme déjà énoncé, on ne trouve à proprement parler pas d’« équivalent » de l’article 19§2GG (ou 53.1 CE) dans la Constitution française. Tout au moins pouvons-nous nous référer à l’article 66 : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. » Cette rédaction n’échappera pas à l’œil critique de certains auteurs tels que Messieurs Mathieu et Verpeaux pour qui, à la lecture de cet article, la liberté individuelle n’est reconnue que sous l’angle de la compétence juridictionnelle50. l’auteur, critique que nous partageons. Mais la contingence de la substance d’un droit n’empêche pas la distinction que nous souhaitons opérer entre une approche « substantielle » du droit (c’est-à-dire, qui s’attache à déterminer son contenu) et une approche qui n’appréhende le droit que via ses garanties d’exercice. 48 « Plus l’atteinte porte sur des aspects essentiels de la liberté, plus importante doit être sa justification » : BverfGE 17, 306 (313)-ex. et traduction tirée de G. XYNOPOULOS, op. cit., p. 151. 49 V. à titre d’exemples : BverfGE 30, 292 ; BverfGE, 70, 297 (315). Source : G. XYNOPOULOS, op. cit., p. 152. 50 B. MATHIEU, M. VERPEAUX, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, coll. « Manuel », éd. L.G.D.J, 2002, p. 533. REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007 Cette remarque est loin d’être sans conséquence sur l’optique adoptée par le Conseil constitutionnel dans son contrôle de proportionnalité. 1. Des garanties procédurales comme unique limite aux limites Ainsi, depuis la décision 86-217 DC du 18 septembre 86 (4ème considérant) portant sur la loi relative à la liberté de communication, le Conseil constitutionnel affirme régulièrement qu’« il est loisible au législateur de modifier ou d’abroger les dispositions antérieures sous réserve de ne pas priver de garanties des exigences de valeur constitutionnelle. »51 L’impact de l’article 66 CF dépasse donc bien la liberté individuelle pour en réalité forger l’interprétation que se fait le Conseil du principe de proportionnalité. Alors que le noyau dur ou essentiel du droit est au centre du contrôle en Espagne et en Allemagne, ce sont les garanties, par définition extérieures au contenu même du droit, qui tempèrent sa limitation en France. Cette réserve « statique » (les garanties ayant un contenu fixe prévu par la Constitution ou le législateur) contraste avec l’interprétation dynamique et constructive que sont amenées à livrer la BverfGE et le TC. Ainsi, la notion d’ « effet de seuil » selon laquelle « le législateur ne peut établir le régime légal d’un droit ou d’une telle liberté de telle manière que le principe serait dépourvu de protection »52, si elle peut être qualifiée de limite aux limites, pourrait bien être interprétée de manière purement formelle par le Conseil. La décision 2003-484 DC du 20 novembre 2003, portant sur l’article 49 de la loi 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité53, illustre assez bien ce propos. Amené à se prononcer sur la prolongation de la rétention pouvant aller jusqu’à un mois, le Conseil constitutionnel conclut à la proportionnalité de la mesure sur le fondement que « l’allongement de la durée de la rétention est sans incidence sur le droit reconnu à l’étranger de contester la décision administrative qui le contraint à quitter le territoire français » (65ème considérant) et que « la disposition contestée ne remet pas en cause le contrôle de l’autorité judiciaire sur le maintien en rétention » (64ème considérant). 51 Consulter aussi, pour ex., la décision 2002-461 DC du 29 août 2002, 42ème considérant, portant sur l’art. 18 de la loi d’orientation et de programmation pour la justice ; 84-181 DC ; 86-210 DC ; 89-265 DC. 52 B. MATHIEU, M. VERPEAUX , op. cit., p. 498. Or, pour les mêmes auteurs, l’effet de seuil implique une « certaine proportionnalité entre les exigences liées à ces principes ». 53 Cet article prévoit une prolongation de la rétention jusqu’à 15 jours (après 48 heures), puis encore de 15 ou de 5 jours selon des circonstances limitativement énumérées par la loi. Il supprime ainsi la condition de la seconde prolongation à savoir « l’urgence absolue et la menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS Mais en quoi le maintien en rétention, privant l’individu, en outre, de sa liberté d’aller et de venir, est-il adéquat à l’objectif poursuivi ? L’atteinte à cette liberté, pouvant durer un mois, est-elle proportionnée à l’importance de cet objectif ? Le respect des compétences semble ici être le complice principal d’un silence assez dérangeant54. Compétence de l’administration, d’une part, car si le Conseil constitutionnel affirme tout de même que « l’étranger ne peut être maintenu en rétention que pour le temps strictement nécessaire à son départ », c’est pour préciser que l’administration doit exercer « toute diligence à cet effet » (66ème considérant). Mais quels sont les critères de cette « diligence » ? Compétence, encore et toujours, du juge judiciaire car celui-ci, nous rappelle le Conseil, « conserve la possibilité » d’interrompre cette prolongation « lorsque les circonstances de droit ou de fait le justifient » (66ème considérant). Mais quels critères permettent une telle pondération ? Aux juges judiciaires de voir, pourrait-on rétorquer… Le Conseil constitutionnel semble effectivement bien s’en être remis à ces « sages »55, soucieux de préserver leur domaine et adoptant ainsi une interprétation particulièrement restrictive de l’article 66 CF. Le contrôle de proportionnalité est donc relégué au niveau inférieur de la hiérarchie des normes. Le Conseil affirmera ainsi, lors de sa célèbre décision 93-323 DC du 05 août 1993 relative aux contrôles et vérifications d’identité que « s’il est loisible au législateur de prévoir que le contrôle d’identité d’une personne peut ne pas être lié à son comportement, il demeure que l’autorité concernée doit justifier, dans tous les cas, des circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public qui a motivé le contrôle. […] Il revient à l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, de contrôler en particulier les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle et de vérification d’identité […]». Ainsi, à l’occasion de la fameuse décision du Conseil n°80-127 DC des 19 et 20 janvier 1981 Sécurité et liberté, M.Morange souligna que « la question a laquelle il [le Conseil constitutionnel] n’a jamais été répondu est 54 Cela a en effet pour conséquence que « le législateur, à la suite de la jurisprudence constitutionnelle, a tendance à masquer certaines atteintes à la liberté individuelle en prévoyant de manière rituelle l’intervention d’un magistrat de l’ordre judiciaire » : B. MATHIEU, M. VERPEAUX, op. cit., p. 542. 55 Selon l’expression de Messieurs B. MATHIEU, M. VERPEAUX, op. cit., p. 542 : « […] l’on ne peut faire reposer entièrement l’ensemble des droits et libertés sur des personnes en seule considération de leur position, comme des sages au sein de la cité, sauf à tomber dans un système oligarchique ». REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007 la suivante : en quoi un contrôle d’identité permet-il de prévenir une atteinte à l’ordre public ? »56 Si le Conseil constitutionnel « ne répond pas à la question », cela sousentend qu’elle lui était (im)posée, expressément par les parties et implicitement par la Constitution : serait-il alors coupable de déni de justice ? L’accusation est forte ; la question mérite d’être examinée. 2. Le Conseil Constitutionnel, coupable de déni de justice ? Comme l’affirme M. Philippe, de nombreuses dispositions de la Constitution françaises peuvent être interprétées comme « succédané » du principe de proportionnalité57. Outre la clause générale de l’article 4 DDHC58 ou l’article 8 DDHC relatif à la proportionnalité des peines59, l’attention doit à notre sens être portée sur l’article 9 de la DDHC disposant que « tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Traditionnellement présenté comme consacrant le principe de présomption d’innocence, il est permis de penser que cet article insère, certes de manière cursive, le principe de nécessité (ou d’adéquation des moyens aux fins) et plus largement celui de proportionnalité60. Que dire alors, lorsque la question de la proportionnalité telle qu’entendue ici est expressément soulevée par les auteurs de la saisine et que le Conseil ne se prononce que sur le respect de garanties procédurales ? Un exemple peut être tiré de la décision n°2004-492 DC du 02 mars 2004 relative à loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. 56 J. MORANGE, « Les vérifications d’identité », in AJDA, 20 janv. 1981, n° 6, p. 288. Selon l’auteur, « sur les 17 articles que comprend la DDHC, 10 d’entre eux se réfèrent au moins potentiellement, au concept de proportionnalité » (art. 1,4,6,8,9,10,11,13,14,17 DDHC). op. cit., p. 123. 58 Art 4 DDHC : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». 59 Art. 8 DDHC : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». 60 V. notamment en ce sens, L. FAVOREU, P. GAIA, R. GHEVONTIAN, J.-L. MESTRE, O. PFERSMANN, A. ROUX, G. SCOFFINI, Droit constitutionnel, 7ème éd. Précis Dalloz, 2004, p. 858 ; Th. S. RENOUX et M. de VILLIER, Code constitutionnel, éd. Litec, 2001, p. 96. Il en est de même de l’art. 5 de la DDHC selon lequel « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas ». Bien que cet article soit traditionnellement rattaché au principe de légalité, la première phrase de celui-ci consacre le principe de nécessité : le « droit » impose à la loi qu’elle prévoit des moyens répondant uniquement à la fin de protection de la société. 57 R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS Au sujet de l’augmentation de la garde à vue pour infraction suspectée particulièrement grave61, les requérants soulèvent expressément des arguments touchant à la proportionnalité de la mesure en soutenant qu’« une telle durée maximum est manifestement excessive et disproportionnée au sens de l’article 8 de la Déclaration de 1789, violant ainsi la liberté individuelle telle que garantie par l’article 2 de la Déclaration de 1789 ». Le Conseil constitutionnel conclura une fois de plus à la constitutionnalité de la mesure sur le fondement que « l’article 706-88 subordonne la prolongation de la garde à vue à une décision écrite et motivée d’un magistrat du siège, auquel l’intéressé doit être présenté ; qu’en outre, est prescrite la surveillance médicale de la personne gardée à vue ; que ces garanties s’ajoutent aux règles de portée générale du code de procédure pénale qui placent la garde à vue sous le contrôle de l’autorité judiciaire » (25ème considérant). Il est permis d’énoncer, voire de dénoncer, un certain décalage entre l’argumentation développée et celle requise par l’article 8 DDHC (du moins selon notre interprétation). S’il ne s’agit en aucun cas d’ignorer les références implicites au principe de proportionnalité (le Conseil affirmera ainsi que la mise en cause des libertés n’est justifiée que si elle est « réellement nécessaire pour assurer la réalisation de l’objectif constitutionnel poursuivi »62), force est de constater que la Haute juridiction s’en tient à un énoncé formel63. Or, d’une interprétation procédurale du principe à une « procéduralisation » de ce dernier, il n’y a qu’un pas… CONCLUSION En droit comparé, il semble que les conclusions soient particulièrement difficiles à esquisser, laissant souvent place à des suggestions. Suggérons donc une chose : au regard des normes dont dispose chaque juge et de la définition de la proportionnalité proposée, les jurisprudences allemandes et espagnoles offrent un contrôle de proportionnalité davantage systématisé 61 L’art. 706-88 du nouveau Code de procédure pénale dispose : « si les nécessités d’une enquête relative à l’une des infractions relevant de l’art. 706-73 l’exigent, la garde à vue d’une personne peut, à titre exceptionnel, faire l’objet de deux prolongations supplémentaires de vingtquatre heures chacune décidées par le juge des libertés et de la détention ou par le juge d’instruction » (ces prolongations, qui s’ajoutent à la durée de droit commun défini par l’art. 63 du même code, portent à 96 heures la durée maximale de la garde à vue). 62 Décision n° 84-181 DC. 63 En s’inspirant de la thèse de M. MUZNY, on pourrait alors peut-être considérer, sans engager l’auteur, que la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de par le caractère sommaire et trop abstrait de sa motivation, manque de « légitimité », op. cit., pp. 496-525. Pour une critique des juridictions ordinaires françaises, op. cit., pp. 638-640. REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2007 que le Conseil constitutionnel français, réduisant le contenu du principe à des questions procédurales64. L’idée d’une spécificité française, voire d’une singularité, dans la double acception de ce terme65, est donc loin d’être inconcevable. Comment alors l’expliquer, si l’on admet son principe ? En grande partie par le contexte institutionnel, que nous n’avons pu développer dans le cadre modeste de cet article. Il est en effet indéniable que le Verfassungsbeschwerde et le recours d’amparo, c’est-à-dire la possibilité, pour les particuliers, de saisir directement les Cours constitutionnelles allemande et espagnole, invitent davantage ces deux juges que le juge français à un contrôle in concreto, presque similaire à celui exercé par une cour ordinaire66. Il en est de même, dans une moindre mesure, de la possibilité de saisine a posteriori des cours allemande et espagnole67. Loin de rendre la comparaison impossible ou criticable, ces éléments, d’une importance indéniable, permettent en partie d’en expliquer le résultat. Et alors même qu’il s’agit de clore le propos, surgissent de nouvelles interrogations et remises en question. Un gage de raison, tout d’abord : la définition tripartite proposée par la BverfGE et reflétant un degré certain de systématicité ne doit pas masquer les ambiguités et incertitudes presque inhérentes au principe (tel que l’ambiguité entretenue entre la proportionnalité au sens strict et la notion de rationalité ou Zumutbarkeit68). De plus, cet énoncé tripartite n’est-il pas dénué d’intérêt dans la mesure où seul le troisième sous-principe donne le plus souvent lieu à annulation pour disproportionnalité69 ? Enfin, si le 64 M. Philippe classera alors l’Allemagne et la Suisse parmi les États « institutionnalisant », le principe de proportionnalité, et la France parmi ceux en faisant une référence « sporadique ». X. PHILIPPE, op. cit., p. 43. 65 La singularité se définit en effet comme « caractère de ce qui est unique en son genre », mais aussi comme « caractère original ou étrange » : Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, t. 9, Librairie Larousse, 1985, p. 9609. Cette « étrangeté » s’exprimerait ici par le décalage, précédemment évoqué, entre les normes et la jurisprudence, à l’intérieur même du système français. 66 D’ailleurs, via ces mécanismes, les deux cours peuvent se prononcer sur des actes administratifs, dès lors que ceux-ci portent atteinte à un droit fondamental. Or, nous savons bien, comme en témoigne l’ampleur des contributions doctrinales en ce domaine, que le contrôle de proportionnalité est davantage mis en œuvre par le juge administratif, que par le juge constitutionnel (tout simplement parce qu’une loi est par définition plus abstraite et générale qu’un acte ou qu’une décision administrative). Or, comme le résume fort bien M.MUZNY, « la proportionnalité in abstracto relève de l’oxymore », op. cit., p. 258. 67 Dans une moindre mesure, car il nous semble que le délai de saisine d’une cour a un effet moindre, sur sa propention à se prononcer in concreto, que la nature de l’acte attaqué ou des moyens invoqués (plus concrets s’ils sont invoqués par un particulier). 68 La BverfGE utilise souvent les deux de manière interchangeable, BverfGE, 33, 240, BverfGE 11,30 [42s], ce qui, comme le souligne M. Emiliou, est loin de clarifier sa jurisprudence, EMILIOU, op. cit., p. 25. 69 Sur ce point, v. en outre, P. MUZNY, op. cit., p. 178, pp. 184-185. R. BOUSTA : LA « SPÉCIFICITÉ » DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ FRANÇAIS principe de proportionnalité est un principe conciliateur70, est-il légitime de le fonder, à l’instar de la BverfGE, en outre, sur la « nature des droits fondamentaux »71, alors même que ceux-ci doivent être conciliés72 ? Une esquisse de remise en question, ensuite : nos connaissances préalables à cette comparaison n’ont-elles véritablement été qu’« un tremplin initial facilitant le saut dans l’inconnu »73 ? La connaissance acquise de ces autres systèmes juridiques n’a-t-elle pas « faussé » la lecture de notre propre système ? Le rappel d’un défi, enfin, celui de « lire entre les lignes », fort bien résumé sous la plume de M. Renoux : « Il en va parfois des décisions du Conseil constitutionnel comme des photographies, ou bien, si l’on veut paraître plus savant, comme des tableaux de Velázquez : le personnage principal n’est pas nécessairement situé au centre de la composition »74. C’est bien ici que réside tout l’intérêt d’une approche comparative : « démythifier » des systématisations nationales, revenir sur des notions « acquises » et révéler la face cachée de certains articles, textes ou jurisprudences que notre regard tourné vers l’étranger nous aide à dévoiler. Si ce regard penché, ou croisé, nous fait donc souvent revenir en arrière, c’est pour mieux aller de l’avant. 70 Messieurs MATHIEU et VERPEAUX qualifient le principe de proportionnalité de « principe directeur de la conciliation et de la limitation des droits et libertés fondamentaux », op. cit.,p. 484. Cependant, pour M. MUZNY, la conciliation opérée par le juge à l’occasion du principe de proportionnalité n’est que méthodologique car ne permettrait que d’expliciter les intérêts en jeu et non de les départager ; le principe de proportionnalité n’aurait ainsi aucune fonction conciliatrice, op. cit., pp. 337-344. 71 Pour ex. : BverfGE, 65, 1 (44). 72 Pour M. MUZNY , « la proportionnalité est consubstantielle à la nature des droits fondamentaux en ce qu’elle constitue la méthode naturelle de réalisation de leur signification », op. cit., p. 89. Mais si consubstantialité il y a, cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait lien de dépendance, ou plus exactement, que l’un des deux éléments (la proportionnalité) se fonde sur l’autre (la nature des droits fondamentaux). 73 E. PICARD, art. cit., p. 893. 74 Th. S. RENOUX, « Justice de proximité : du mythe à la réalité ? », in RFDC, vol. 55, juill. 2003, n° 2, p. 548.