Les chaînes de valeur mondiales: une nouvelle vision de l

Éclairage
47 La Vie économique Revue de politique économique 6-2013
Certains organisations internationales
vont jusqu’à avancer que ces nouvelles infor-
mations sur les CVM imposent de procéder à
une réévaluation de l’imbrication écono-
mique entre les pays2. Comment y parvenir?
Que cela signifie-t-il pour la Suisse?
La réduction de la valeur ajoutée
modifie la résistance à la conjoncture
Examinons tout d’abord la question des
caractéristiques d’une valeur ajoutée, plus
précisément de celle effectivement générée
dans le pays exportateur. Quel rôle a-t-elle
joué pour les exportations suisses lors de la
crise financière et de la dette, et donc dans
l’appréciation du franc qui s’en est suivie?
La Suisse a globalement peu souffert de
la crise en raison notamment des exporta-
tions de produits chimiques et pharmaceu-
tiques, qui ont fait preuve d’une remarquable
résistance. Celle-ci s’explique en partie par
la faible sensibilité de la branche à la conjonc-
ture; une proportion importante de valeur
ajoutée étrangère se retrouve également dans
ses produits d’exportation, sous forme de
biens intermédiaires importés. La branche
bénéficierait ainsi d’une sorte d’«assurance
naturelle» contre les fluctuations du taux de
change, les appréciations de la monnaie se
trouvant en partie compensées par la baisse
des prix à l’importation.
Les valeurs ajoutées varient
suivant les branches
Plus de la moitié de la valeur des exporta-
tions suisses de chimie/pharmaceutique est
générée à l’étranger. En comparaison, la pro-
Les chaînes de valeur mondiales: une nouvelle vision
de l’imbrication économique extérieure suisse?
On connaît depuis longtemps la
thèse selon laquelle les chaînes
de valeur ajoutée se réduisent en
Suisse pour s’accroître à l’étran-
ger, en raison de la délocalisation
d’activités à forte intensité de
main-d’œuvre vers des pays moins
développés. On sait aussi que les
progrès considérables en informa-
tique et dans les télécommunica-
tions permettent de diviser la
production en étapes toujours
plus petites et de la répartir entre
différents pays ou producteurs. Il
est ainsi toujours plus fréquent
qu’un produit traverse plusieurs
frontières, sous forme de biens
intermédiaires, avant d’arriver au
client final. On manquait jusquici
de données statistiques pour éva-
luer l’ampleur du phénomène,
connu sous le nom de chaînes de
valeur mondiales (CVM). Divers
travaux d’organisations interna-
tionales font que l’on en dispose à
présent1.
Christian Busch
Secteur Croissance et
politique de la concur-
rence, Secrétariat d’État
à l’économie SECO, Berne
Isabelle Schluep Campo
Directrice adjointe du
secteur Croissance et poli-
tique de la concurrence,
Secrétariat d’État à l’éco-
nomie SECO, Berne
En milliards de francs En milliers d’employés à plein-temps
Valeur ajoutée (échelle de gauche) Employés à plein-temps (échelle de droite)
Alimentation
Chimie/pharma-
ceutique
Métaux
Machines
Instruments
de précision
Hôtellerie/
restauration
Services
financiers
0.0
0.1
0.2
0.3
0.4
0.5
0.6
0.7
0.8
0.9
0
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
Sources: OFS, tableau entrées-sorties pour la Suisse 2008; SECO / La Vie économique
Graphique 1
Combien de valeur ajoutée et d’emplois un milliard de francs d’exportations génèrent-ils en Suisse
suivant les branches?
1 Voir, par exemple, l’Inter Country Input Output Model
(ICIO) de l’OCDE, qui se base sur des tableaux entrées-
sorties (TES) nationaux de 40 pays pour 18 industries et
qui couvre les années 2005, 2008 et 2009; ou l’Unctad-
Eora GVC Database, qui se base sur des tableaux de res-
sources et d’emplois nationaux ainsi que sur des TES de
187 pays pour 25–500 industries, et qui couvre les an-
nées 1990–2010.
2 Par exemple Pascal Lamy, directeur général de l’OMC,
discours du 15 octobre 2010: Lamy says more and more
products are «Made in the World».
Éclairage
48 La Vie économique Revue de politique économique 6-2013
portion se monte à quelque 30% pour l’en-
semble de l’industrie d’exportation3. Une in-
tégration aussi avancée dans la CVM
implique que pour chaque milliard de francs
gagné à l’exportation par cette branche, seu-
lement 370 millions restent en Suisse à titre
de valeur ajoutée, ce qui correspond à moins
de 2000 emplois (voir graphique 1). Dans le
secteur financier, le ratio est de 851 millions
pour un milliard, soit 3700 postes en Suisse.
La valeur ajoutée par employé – le plus im-
portant déterminant pour le salaire – est très
élevée dans ces deux branches. À l’opposé, le
tourisme, peu intégré à la CVM, assure avec
un ratio élevé de 670 millions pour un mil-
liard plus de 9100 emplois relativement mal
rémunérés.
Les effets sur la structure de l’emploi
La fragmentation de la production à
l’échelle internationale s’est d’abord traduite
par une délocalisation vers des usines instal-
lées dans des pays à bas salaires pour des acti-
vités de fabrication. Les entreprises indus-
trielles sont toutefois restées actives dans les
économies développées, mais s’y limitent es-
sentiellement à opérer des services à forte in-
tensité de savoir liés à la fabrication propre-
ment dite. Ils peuvent la précéder (exemple:
design, recherche et développement) ou la
suivre (exemple: marketing ou logistique)
dans la chaîne de valeur ajoutée.
Les études4 confirment plutôt que les dé-
localisations n’ont pas entraîné de pression
sur l’ensemble des emplois, mais seulement
sur des postes et des qualifications spéci-
fiques. La délocalisation des tâches à forte
intensité de main d’œuvre a un effet béné-
fique: elle aide à maintenir le reste des activi-
tés dans les pays à hauts salaires, et donc à
conserver la majeure partie de la valeur ajou-
tée – du moins au prorata des emplois – ainsi
que des salaires élevés dans les économies
développées. L’exemple de l’entreprise Apple
montre que même après délocalisation de
l’essentiel de la fabrication vers la Chine, la
proportion de valeur ajoutée qui demeure
dans les économies développées reste très
élevée (voir encadré 1 et graphique 2). Il est
toutefois de plus en plus facile, grâce aux
progrès des technologies de l’information, de
délocaliser les activités à forte intensité de
savoir vers n’importe quel point de la planète
et de les y intégrer à la chaîne de valeur ajou-
tée. Le volume de connaissances tend, en
outre, à s’accroître dans les pays en dévelop-
pement.
Dans ces circonstances, la compétitivité
d’un pays ne peut plus être évaluée sur la seule
base des biens exportés. Il est désormais plus
pertinent d’examiner dans quelle mesure il est
capable de se spécialiser durablement, au sein
des CVM, dans des activités et des emplois à
haute valeur ajoutée, donc à salaires élevés. Il
importe moins désormais de savoir ce que
l’on exporte que de savoir ce que l’on fait, ce
qui revient à déterminer les activités et la va-
leur ajoutée intérieure qui entrent dans la
production des biens exportés. Le graphique 3
montre que la Suisse a également connu une
mutation structurelle, avec un recul des
activités industrielles traditionnelles (par
exemple fabrication et transformation de pro-
duits; mise en service, réglage et maintenance
de machines) au profit d’activités de services
souvent hautement qualifiées, situées en
amont et en aval dans la chaîne de valeur (par
exemple expertises, conseils, vente).
Les échanges internes aux entreprises
et aux réseaux de production
Le commerce mondial prend de plus en
plus souvent la forme d’échanges de biens in-
termédiaires au sein même des entreprises
.
Selon une étude de la Cnuced
5
, environ 80%
du commerce mondial est lié aux réseaux de
production internationaux des multinatio-
nales
6
. Les investissements directs étrangers
(IDE) de ces entreprises constituent égale-
ment un moteur de plus en plus important du
commerce mondial. Selon la Cnuced, le rap-
port entre l’ensemble des stocks d’IDE et les
flux commerciaux dans le monde a plus que
doublé entre 1990 et 2010, passant de 50% à
plus de 100%.
L’analyse de la Cnuced montre que les
pays dont les stocks d’IDE intérieurs sont les
plus importants (proportionnellement à la
taille de leur économie) se distinguent par
trois aspects:
le pourcentage de valeur ajoutée étrangère
dans leurs exportations est substantiel;
Encadré 1
L’exemple de l’iPhone
L’exemple de l’iPhone, illustré dans le
gra-
phique 2
, montre que la balance commerciale
des États-Unis apparaît sous un tout autre
jour si l’on se base sur les chiffres de la valeur
ajoutée. D’après les statistiques commerciales
habituelles, l’iPhone produit un déficit com-
mercial de 1646 millions d’USD avec la Chine.
Mesuré en termes de valeur ajoutée, ce déficit
se réduit à 65 millions, car pratiquement seul
le montage final est effectué en Chine, lequel
ne représente qu’une infime partie des coûts
de production. Un déficit de la balance com-
merciale apparaît en revanche entre les États-
Unis et Taïwan, l’Allemagne, la Corée ainsi que
d’autres pays, dans la mesure où ces pays li-
vrent à la Chine des produits intermédiaires
entrant dans la fabrication de l’iPhone. Le
graphique n’inclut pas les chaînes de livrai-
son ou de production en amont de ces pays,
ni les intrants nécessaires à la production
des biens intermédiaires qui y sont produits.
Une analyse plus approfondie demanderait
un TES global avec les rapports commerciaux
bilatéraux.
Cet exemple montre que l’on ne doit pas
s’en tenir aux seules données commerciales,
mais aussi prendre en compte d’autres flux de
revenus si l’on veut savoir à qui les échanges
profitent en dernier ressort. L’utilisation des
droits de propriété intellectuelle revêt ici une
importance particulière. Korkeamäki et Takalo
(2012) estiment que les technologies breve-
tées déterminent à elles seules environ 25%
de la valeur d’un iPhone. Les droits de pro-
priété jouent aussi un rôle important: la com-
pagnie Foxconn, qui produit les iPhones en
Chine, est d’origine taiwanaise; une partie de
la valeur ajoutée générée en Chine est donc
transférée à Taïwan sous forme de rende-
ments de participations. Si l’on tient compte
– outre les biens intermédiaires produits aux
États-Unis – des salaires liés à la conception
du produit, des gains d’Apple et des recettes
des ventes, on arrive au constat que la ma-
jeure partie de la valeur ajoutée demeure aux
États-Unis.
Source: OCDE,
Revisiting trade in a globalised world:
current and future work on measuring trade in value added
terms
, Working Paper, 2011; OCDE, Trade in value-added:
concepts, methodologies and challenges (Joint OECD/WTO
Note), 2012; Korkeamäki Timo et Takalo Tuomas, Valuation
of innovation: The case of iPhone, Research Discussion
Papers 24/2012, Bank of Finland, 2012.
?
229
Composants
Produit fini
1875
États-Unis Chine
Montage
65
413
800
161
207
Fournisseurs
en amont
Taïwan
Reste du monde
Corée
Allemagne
Source: voir encadré 1 / La Vie économique
Graphique 2
La chaîne de valeur ajoutée internationale de l’iPhone
(en millions d’USD)
Éclairage
49 La Vie économique Revue de politique économique 6-2013
ils sont davantage intégrés aux CVM;
leur commerce extérieur, mesuré en termes
de valeur ajoutée intérieure, contribue
dans des proportions notables au PIB.
Ces trois aspects reflètent une forte inté-
gration de l’économie de ces pays dans la di-
vision internationale du travail. Celle-ci s’ac-
compagne d’un accroissement du revenu par
habitant, selon la théorie de la croissance
économique.
Il importe ici de ne pas réduire les IDE aux
seuls investissements dans la fabrication et à
la délocalisation d’emplois dans des pays à
bas salaires. Ce ne sont pas seulement des ca-
pitaux qui circulent d’un pays à l’autre, mais
aussi et surtout des savoirs et des technolo-
gies. On observe, en effet, qu’à la différence
du commerce, qui continue de concerner
principalement l’échange de marchandises, la
majeure partie des stocks d’IDE totaux (envi-
ron les deux tiers) sont investis dans le sec-
teur des services.
L’importance des services
est sous- estimée
L’accès aux biens intermédiaires sur le
marché international – qui sont souvent le
résultat d’IDE et produits par les entreprises
elles-mêmes – ne détermine cependant pas à
lui seul la compétitivité des entreprises ex-
portatrices. Un autre facteur essentiel en ce
domaine est le rapport qualité/prix des com-
posantes du produit obtenues à l’intérieur
du pays. Cela concerne en particulier les ser-
vices, dont l’importance est vitale pour l’in-
dustrie. Si l’on mesure en effet la part des
services «effectivement» contenus dans les
biens exportés, on observe qu’en Suisse la
moitié environ de la valeur ajoutée des ex-
portations totales (marchandises et services)
est générée par des activités relevant du sec-
teur tertiaire. Cette proportion est même de
35% dans l’industrie des machines. La pro-
ductivité de certains secteurs de l’économie
intérieure revêt donc également une grande
importance pour le positionnement de la
Suisse dans les CVM.
Qu’est-ce qui est encore «swiss made»?
La dimension – systématiquement sous-
estimée – des services dans les biens d’expor-
tation, la part croissante des biens intermé-
diaires dans le commerce et l’importance des
échanges internes aux entreprises montrent
que la concurrence internationale a atteint
un nouveau degré de complexité. Elle pour-
rait concerner de plus en plus d’activités spé-
cifiques et moins la production. La spéciali-
sation dans des segments à haute valeur
ajoutée réduit l’importance des coûts de pro-
duction des composantes utilisées, qui sont
représentatifs du «swiss made». Il est en re-
vanche plus important que jamais que les
idées de procédés ou de produits innovants
(travail de conception) soient placées sous
l’égide de la Suisse et que les services après-
vente y soient assurés ou coordonnés.
Encadré 2
Comment mesurer les chaînes de
valeur mondiales
Comme les produits finis incluant des biens intermé-
diaires sont souvent appréhendés sous l’angle des flux
commerciaux, il est de plus en plus difficile d’inférer la
valeur ajoutée de la demande à l’exportation et donc la
conjoncture d’un pays. La Cnuced estime que la valeur
du commerce mondial est surestimée d’environ 28%
(soit environ 5000 milliards d’USD) du fait de l’inclu-
sion de la valeur des produits intermédiaires importés
dans le commerce des produits finis.
Pour mesurer les chaînes de valeur mondiales, on
prend en compte les biens intermédiaires entrant dans
la production d’un bien ou d’un service qui sont d’ori-
gine étrangère. À cette fin, on recourt d’habitude aux
tableaux entrées-sorties (TES). Si ceux qui concernent
les pays où des données sont disponibles sont associés
à leurs flux commerciaux, il est possible de calculer
l’impact des échanges économiques entre ces mêmes
pays.
En points de pourcentage
Fabrication et trans-
formation de produits
Secrétariat, travaux de chancellerie
Mise en service, réglage et
maintenance de machines
Achat et vente de produits
de base et d’équipement
Transport de personnes et de
marchandises, communications
Comptabilité, gestion du personnel
Définition des buts et de la
stratégie de l’entreprise
Logistique, tâches d’état-major
Vente de biens de consommation,
vente au détail
Recherche et développement
Analyse, programmation, «operating»
Expertises, conseils, vente
En francs
Salaire moyen 2010 (échelle de droite)
Évolution de la main-d’œuvre par secteur d’activité 1996/2010 (échelle de gauche)
–5.0
–3.0
–1.0
1.0
3.0
5.0 17 000
12 000
7000
2000
–3000
–8000
–13 000
–18 000
Sources: OFS, LSE 1996-2010; SECO / La Vie économique
Graphique 3
Changements touchant quelques activités économiques et salaires en Suisse
3 Ces chiffres résultent de nos propres calculs, effectués
sur la base du TES suisse pour 2008. Selon la base de
données TiVA de l’OCDE, la part de valeur ajoutée étran-
gère dans la chimie/pharmaceutique suisse atteint tout
juste 50%.
4 Voir OCDE, Interconnected Economies: Benefiting from
Global Value Chains, 2013, chapitre 1.
5 V
oir Cnuced, Global Value Chains and Development, Invest-
ment and Value Added Trade in the Global Economy, 2013.
6 La Cnuced inclut dans cette donnée les échanges internes
aux entreprises, les échanges sans participation directe
des multinationales (par exemple sous-traitance, produc-
tion sous licence, franchise) ou les transactions courantes
qui impliquent au moins une entreprise multinationale.
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