Éclairage Les chaînes de valeur mondiales: une nouvelle vision de ­l’imbrication économique extérieure suisse? On connaît depuis longtemps la thèse selon laquelle les chaînes de valeur ajoutée se réduisent en Graphique 1 Suisse pour s’accroître à l’étran- Combien de valeur ajoutée et d’emplois un milliard de francs d’exportations génèrent-ils en Suisse ­suivant les branches? ger, en raison de la délocalisation Valeur ajoutée (échelle de gauche) d’activités à forte intensité de Employés à plein-temps (échelle de droite) En milliers d’employés à plein-temps En milliards de francs main-d’œuvre vers des pays moins 0.9 10 développés. On sait aussi que les 0.8 9 progrès considérables en informatique et dans les télécommunica- 8 0.7 7 0.6 tions permettent de diviser la production en étapes toujours plus petites et de la répartir entre 6 0.5 5 0.4 4 différents pays ou producteurs. Il 0.3 est ainsi toujours plus fréquent 0.2 qu’un produit traverse plusieurs 0.1 1 frontières, sous forme de biens 0.0 0 de données statistiques pour éva- fin Ser an vice cie s rs re Hôt st el au le ra rie tio / n ch Ma In de stru pr me éc n is ts io n es in ux ta Mé Ch im ie /p ce har ut ma iq ue n tio ta en im client final. On manquait jusqu’ici 2 Al intermédiaires, avant d’arriver au 3 Sources: OFS, tableau entrées-sorties pour la Suisse 2008; SECO / La Vie économique luer l’ampleur du phénomène, connu sous le nom de chaînes de valeur mondiales (CVM). Divers travaux d’organisations internationales font que l’on en dispose à présent1. Certains organisations internationales vont jusqu’à avancer que ces nouvelles informations sur les CVM imposent de procéder à une réévaluation de l’imbrication économique entre les pays2. Comment y parvenir? Que cela signifie-t-il pour la Suisse? La réduction de la valeur ajoutée modifie la résistance à la conjoncture Examinons tout d’abord la question des caractéristiques d’une valeur ajoutée, plus 1 Voir, par exemple, l’Inter Country Input Output Model (ICIO) de l’OCDE, qui se base sur des tableaux entréessorties (TES) nationaux de 40 pays pour 18 industries et qui couvre les années 2005, 2008 et 2009; ou l’UnctadEora GVC Database, qui se base sur des tableaux de ressources et d’emplois nationaux ainsi que sur des TES de 187 pays pour 25–500 industries, et qui couvre les années 1990–2010. 2 Par exemple Pascal Lamy, directeur général de l’OMC, discours du 15 octobre 2010: Lamy says more and more products are «Made in the World». Christian Busch Secteur Croissance et ­politique de la concurrence, Secrétariat d’État à l’économie SECO, Berne Isabelle Schluep Campo Directrice adjointe du ­secteur Croissance et politique de la concurrence, Secrétariat d’État à l’économie SECO, Berne 47 La Vie économique Revue de politique économique 6-2013 précisément de celle effectivement générée dans le pays exportateur. Quel rôle a-t-elle joué pour les exportations suisses lors de la crise financière et de la dette, et donc dans l’appréciation du franc qui s’en est suivie? La Suisse a globalement peu souffert de la crise en raison notamment des exportations de produits chimiques et pharmaceutiques, qui ont fait preuve d’une remarquable résistance. Celle-ci s’explique en partie par la faible sensibilité de la branche à la conjoncture; une proportion importante de valeur ajoutée étrangère se retrouve également dans ses produits d’exportation, sous forme de biens intermédiaires importés. La branche bénéficierait ainsi d’une sorte d’«assurance naturelle» contre les fluctuations du taux de change, les appréciations de la monnaie se trouvant en partie compensées par la baisse des prix à l’importation. Les valeurs ajoutées varient suivant les branches Plus de la moitié de la valeur des exportations suisses de chimie/pharmaceutique est générée à l’étranger. En comparaison, la pro- Éclairage Graphique 2 La chaîne de valeur ajoutée internationale de l’iPhone (en millions d’USD) Taïwan 229 Composants 207 161 États-Unis Produit fini 1875 Allemagne Chine Montage 65 800 Corée ? Fournisseurs en amont 413 Reste du monde Source: voir encadré 1 / La Vie économique Encadré 1 L’exemple de l’iPhone L’exemple de l’iPhone, illustré dans le graphique 2, montre que la balance commerciale des États-Unis apparaît sous un tout autre jour si l’on se base sur les chiffres de la valeur ajoutée. D’après les statistiques commerciales habituelles, l’iPhone produit un déficit commercial de 1646 millions d’USD avec la Chine. Mesuré en termes de valeur ajoutée, ce déficit se réduit à 65 millions, car pratiquement seul le montage final est effectué en Chine, lequel ne représente qu’une infime partie des coûts de production. Un déficit de la balance commerciale apparaît en revanche entre les ÉtatsUnis et Taïwan, l’Allemagne, la Corée ainsi que d’autres pays, dans la mesure où ces pays livrent à la Chine des produits intermédiaires entrant dans la fabrication de l’iPhone. Le graphique n’inclut pas les chaînes de livraison ou de production en amont de ces pays, ni les intrants nécessaires à la production des biens intermédiaires qui y sont produits. Une analyse plus approfondie demanderait un TES global avec les rapports commerciaux bilatéraux. Cet exemple montre que l’on ne doit pas s’en tenir aux seules données commerciales, mais aussi prendre en compte d’autres flux de revenus si l’on veut savoir à qui les échanges profitent en dernier ressort. L’utilisation des droits de propriété intellectuelle revêt ici une importance particulière. Korkeamäki et Takalo (2012) estiment que les technologies brevetées déterminent à elles seules environ 25% de la valeur d’un iPhone. Les droits de propriété jouent aussi un rôle important: la compagnie Foxconn, qui produit les iPhones en Chine, est d’origine taiwanaise; une partie de la valeur ajoutée générée en Chine est donc transférée à Taïwan sous forme de rendements de participations. Si l’on tient compte – outre les biens intermédiaires produits aux États-Unis – des salaires liés à la conception du produit, des gains d’Apple et des recettes des ventes, on arrive au constat que la majeure partie de la valeur ajoutée demeure aux États-Unis. Source: OCDE, Revisiting trade in a globalised world: current and future work on measuring trade in value added terms, Working Paper, 2011; OCDE, Trade in value-added: concepts, methodologies and challenges (Joint OECD/WTO Note), 2012; Korkeamäki Timo et Takalo Tuomas, Valuation of innovation: The case of iPhone, Research Discussion Papers 24/2012, Bank of Finland, 2012. portion se monte à quelque 30% pour l’ensemble de l’industrie d’exportation3. Une intégration aussi avancée dans la CVM implique que pour chaque milliard de francs gagné à l’exportation par cette branche, seulement 370 millions restent en Suisse à titre de valeur ajoutée, ce qui correspond à moins de 2000 emplois (voir graphique 1). Dans le secteur financier, le ratio est de 851 millions pour un milliard, soit 3700 postes en Suisse. La valeur ajoutée par employé – le plus important déterminant pour le salaire – est très élevée dans ces deux branches. À l’opposé, le tourisme, peu intégré à la CVM, assure avec un ratio élevé de 670 millions pour un milliard plus de 9100 emplois relativement mal rémunérés. Les effets sur la structure de l’emploi La fragmentation de la production à l’échelle internationale s’est d’abord traduite par une délocalisation vers des usines installées dans des pays à bas salaires pour des activités de fabrication. Les entreprises industrielles sont toutefois restées actives dans les économies développées, mais s’y limitent essentiellement à opérer des services à forte intensité de savoir liés à la fabrication proprement dite. Ils peuvent la précéder (exemple: design, recherche et développement) ou la suivre (exemple: marketing ou logistique) dans la chaîne de valeur ajoutée. Les études4 confirment plutôt que les délocalisations n’ont pas entraîné de pression sur l’ensemble des emplois, mais seulement sur des postes et des qualifications spécifiques. La délocalisation des tâches à forte intensité de main d’œuvre a un effet bénéfique: elle aide à maintenir le reste des activités dans les pays à hauts salaires, et donc à conserver la majeure partie de la valeur ajou- 48 La Vie économique Revue de politique économique 6-2013 tée – du moins au prorata des emplois – ainsi que des salaires élevés dans les économies développées. L’exemple de l’entreprise Apple montre que même après délocalisation de l’essentiel de la fabrication vers la Chine, la proportion de valeur ajoutée qui demeure dans les économies développées reste très élevée (voir encadré 1 et graphique 2). Il est toutefois de plus en plus facile, grâce aux progrès des technologies de l’information, de délocaliser les activités à forte intensité de savoir vers n’importe quel point de la planète et de les y intégrer à la chaîne de valeur ajoutée. Le volume de connaissances tend, en outre, à s’accroître dans les pays en développement. Dans ces circonstances, la compétitivité d’un pays ne peut plus être évaluée sur la seule base des biens exportés. Il est désormais plus pertinent d’examiner dans quelle mesure il est capable de se spécialiser durablement, au sein des CVM, dans des activités et des emplois à haute valeur ajoutée, donc à salaires élevés. Il importe moins désormais de savoir ce que l’on exporte que de savoir ce que l’on fait, ce qui revient à déterminer les activités et la valeur ajoutée intérieure qui entrent dans la production des biens exportés. Le graphique 3 montre que la Suisse a également connu une mutation structurelle, avec un recul des activités industrielles traditionnelles (par ­ exemple fabrication et transformation de produits; mise en service, réglage et maintenance de machines) au profit d’activités de services souvent hautement qualifiées, situées en amont et en aval dans la chaîne de valeur (par exemple expertises, conseils, vente). Les échanges internes aux entreprises et aux réseaux de production Le commerce mondial prend de plus en plus souvent la forme d’échanges de biens intermédiaires au sein même des entreprises. Selon une étude de la Cnuced5, environ 80% du commerce mondial est lié aux réseaux de production internationaux des multinationales6. Les investissements directs étrangers (IDE) de ces entreprises constituent également un moteur de plus en plus important du commerce mondial. Selon la Cnuced, le rapport entre l’ensemble des stocks d’IDE et les flux commerciaux dans le monde a plus que doublé entre 1990 et 2010, passant de 50% à plus de 100%. L’analyse de la Cnuced montre que les pays dont les stocks d’IDE intérieurs sont les plus importants (proportionnellement à la taille de leur économie) se distinguent par trois aspects: –– le pourcentage de valeur ajoutée étrangère dans leurs exportations est substantiel; Éclairage Graphique 3 Changements touchant quelques activités économiques et salaires en Suisse Évolution de la main-d’œuvre par secteur d’activité 1996/2010 (échelle de gauche) Salaire moyen 2010 (échelle de droite) En points de pourcentage En francs 5.0 17 000 12 000 3.0 7000 1.0 2000 –3000 –1.0 –8000 –3.0 –13 000 –18 000 Se cr ét ar fo Fab rm ric at at io io ia n ne t, de t tr av pr tra au od ns xd ui Mi ts e s ch m ee ai n a n nt se c e en rv lle a ic r ie Ac nce e, r ha de ég de t e m lag ac e ba t v hi et e ne m Tra se e nte ar n s t d d’ e ch sp é pr an or q o u di t d d i Co p u se e m s, pe eme its pt co rso nt ab m n ili m n té un es ,g ica et es tio de tio ns n Dé d u f pe st init r ra io so té n nn gi de Lo el ed sb gi st e u l’e ts iq ue e n Ve tr t d ,t ep e nt âc ris la ed he e sd eb ’é ie ta ns tde m aj co or n Re ve so nt mm ch An ea a er ch al u tio ys ee dé n e, ta , td pr il év og el ra op m pe m m at en io n, t «o Ex pe pe ra rt is tin es g» ,c on se ils ,v en te –5.0 Sources: OFS, LSE 1996-2010; SECO / La Vie économique –– ils sont davantage intégrés aux CVM; –– leur commerce extérieur, mesuré en termes de valeur ajoutée intérieure, contribue dans des proportions notables au PIB. 3 Ces chiffres résultent de nos propres calculs, effectués sur la base du TES suisse pour 2008. Selon la base de données TiVA de l’OCDE, la part de valeur ajoutée étrangère dans la chimie/pharmaceutique suisse atteint tout juste 50%. 4 Voir OCDE, Interconnected Economies: Benefiting from Global Value Chains, 2013, chapitre 1. 5Voir Cnuced, Global Value Chains and Development, Investment and Value Added Trade in the Global Economy, 2013. 6 La Cnuced inclut dans cette donnée les échanges internes aux entreprises, les échanges sans participation directe des multinationales (par exemple sous-traitance, production sous licence, franchise) ou les transactions courantes qui impliquent au moins une entreprise multinationale. Ces trois aspects reflètent une forte intégration de l’économie de ces pays dans la division internationale du travail. Celle-ci s’accompagne d’un accroissement du revenu par habitant, selon la théorie de la croissance économique. Il importe ici de ne pas réduire les IDE aux seuls investissements dans la fabrication et à la délocalisation d’emplois dans des pays à bas salaires. Ce ne sont pas seulement des capitaux qui circulent d’un pays à l’autre, mais aussi et surtout des savoirs et des technologies. On observe, en effet, qu’à la différence du commerce, qui continue de concerner principalement l’échange de marchandises, la majeure partie des stocks d’IDE totaux (environ les deux tiers) sont investis dans le secteur des services. L’importance des services est ­sous-­estimée L’accès aux biens intermédiaires sur le marché international – qui sont souvent le 49 La Vie économique Revue de politique économique 6-2013 résultat d’IDE et produits par les entreprises elles-mêmes – ne détermine cependant pas à lui seul la compétitivité des entreprises exportatrices. Un autre facteur essentiel en ce domaine est le rapport qualité/prix des composantes du produit obtenues à l’intérieur du pays. Cela concerne en particulier les services, dont l’importance est vitale pour l’industrie. Si l’on mesure en effet la part des services «effectivement» contenus dans les biens exportés, on observe qu’en Suisse la moitié environ de la valeur ajoutée des exportations totales (marchandises et services) est générée par des activités relevant du secteur tertiaire. Cette proportion est même de 35% dans l’industrie des machines. La productivité de certains secteurs de l’économie intérieure revêt donc également une grande importance pour le positionnement de la Suisse dans les CVM. Qu’est-ce qui est encore «swiss made»? La dimension – systématiquement sousestimée – des services dans les biens d’exportation, la part croissante des biens intermédiaires dans le commerce et l’importance des échanges internes aux entreprises montrent que la concurrence internationale a atteint un nouveau degré de complexité. Elle pourrait concerner de plus en plus d’activités spécifiques et moins la production. La spécialisation dans des segments à haute valeur ajoutée réduit l’importance des coûts de production des composantes utilisées, qui sont représentatifs du «swiss made». Il est en revanche plus important que jamais que les idées de procédés ou de produits innovants (travail de conception) soient placées sous l’égide de la Suisse et que les services après vente y soient assurés ou coordonnés. Encadré 2 Comment mesurer les chaînes de ­valeur ­mondiales Comme les produits finis incluant des biens intermédiaires sont souvent appréhendés sous l’angle des flux commerciaux, il est de plus en plus difficile d’inférer la valeur ajoutée de la demande à l’exportation et donc la conjoncture d’un pays. La Cnuced estime que la valeur du commerce mondial est surestimée d’environ 28% (soit environ 5000 milliards d’USD) du fait de l’inclusion de la valeur des produits intermédiaires importés dans le commerce des produits finis. Pour mesurer les chaînes de valeur mondiales, on prend en compte les biens intermédiaires entrant dans la production d’un bien ou d’un service qui sont d’origine étrangère. À cette fin, on recourt d’habitude aux tableaux entrées-sorties (TES). Si ceux qui concernent les pays où des données sont disponibles sont associés à leurs flux commerciaux, il est possible de calculer l’impact des échanges économiques entre ces mêmes pays.