Le paradoxe humain Essai d`anthropologie humaine

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Le paradoxe hurnain
Essai d'anthropologie
humaine
Psycho - logiques
Collection dirigée par Alain Brun et Philippe Brenot
Sans exclusives ni frontières, les logiques président au
fonctionnement psychique comme à la vie relationnelle. Toutes les
pratiques, toutes les écoles ont leur place dans Psycho - logiques.
Sarah
EBOA-LE
CHANONY,
La psychologie
de
l'Individuation. L'Individu, la Personne et la Crise des 28 Ans,
2004.
Monique ESSER (dir.), La programmation neuro-linguistique
en débat, 2004.
Georges KLEFT ARAS, La dépression: approche cognitive et
comportementale, 2004.
De
CHAUVELIN
Christine,
Devenir
des processus
pubertaires, 2004.
BALKEN Joséphine, Mécanismes de l'hypnose clinique, 2004.
BALKEN Joséphine, Hypnose et psychothérapie, 2003.
MALA WIE Christian,
La carte postale,
une oeuvre.
Ethnographie d'une collection, 2003.
WINTREBERT Henry, La relaxation de l'enfant, 2003.
ROBINEAU Christine, L'anorexie un entre deux corps, 2003.
TOUTENU
Denis et SETTELEN,
L 'affaire Romand~ Le
narcissisme criminel, 2003.
LEQUESNE Joël, Voix et psyché, 2003.
LESNIEWSKA Henryka Katia, Alzheimer, 2003.
ROSENBAUM Alexis, Regards imaginaires, 2003.
PIATION-HALLÉ Véronique, Père-Noël: destin de l'objet de
croyance, 2003.
HUCHON Jean, L'être vivant, 2003.
ZITTOUN
Catherine,
Temps
du sida
Une approche
phénoménologique,
2002.
LANDRY Michel, L'état dangereux, 2002.
MERAI Magdolna, Grands Parents Charmeurs d'enfants,
2002.
LUONG Can-Liem, Psychothérapie bouddhique, 2002.
RAOULT Patrick-Ange, Passage à l'acte. Entre perversion et
psychopathie, 2002.
CASTEL Anne, Destruction inachevée, 2002.
Régis VIGUIER
Le paradoxe humain
Essai d'anthropologie humaine
L'Harmattan
5-7,rue de l'Éco1ePolytechnique
75005 Paris
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HONGRIE
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10124 Torino
ITALIE
Du même auteur
Au
seuil de la prychologie des profondeurs.
Etude
comparative des doctrines de
Janet et d~dler, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 1993.
Introduction à la lecture d~!fred Adler, L'Harmattan,
Paris, 2000.
Adler et Fadlérisme,Que sais-je? na 2558, PUF, Paris, 1990 (en
collaboration avec Georges Mormin).
La théorie analYtique adlérienne, coll. Médecine et psychothérapie,
Masson, Paris, 1993. (en collaboration avec Georges Mormin)
Un idéalpour la vie, (traduction présentée et commentée de What life
shouldmean toyou, d'Alfred Adler, L'Harmattan, Paris, 2001.
cg L'Harmattan,
2004
ISBN: 2-7475-7286-2
EAN : 9782747572866
à A/bine
SOMMAIRE
SOMMAIRE.
. .. . .. . .. . .. . .. . .. ... . .. . .. ... . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . ..
AVERTISSEMENT
AU LECTEUR.
INTRODUCTION
-
. .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . ..
L'Anthropologie Analytique.........
9
11
13
CHAPITRE I - L'étrange paradoxe de l'Homme...........
25
CHAPITRE II - L'incontestableconstat......................
1- Le spectacle de l'Histoire....................................
2- L'innovation du monde de l'humain......................
37
37
43
CHAPITRE III ambivalence.
Le psychisme, spécificité humaine. Son
...........................................................
1- Importance
de la psychologie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . .
2- Omniprésence de la psychologie...........................
3- Les trois élargissements
de la psychologie.
. .. . . . . .. . . . . ..
51
51
57
61
CHAPITRE IV - Les deux processus et les deux états......
1- La voie royale de la compréhension du phénomène
67
humain.
67
. .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . . . . .. . .. . .. . .. . .. . . . . ..
2- L'état primaire de nature et l'état secondaire de culture
(métanature)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
3- L'Humanescence.
CHAPITRE V
que.
-
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . ... . ..
Psychisme
primaire,
psychologie
généri-
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . ....
1- Mécanismes fondamentaux et leurs limitations.........
2- Identité de la psychologie du groupe et de l'individu..
3- Perspectives: perfectibilité et humanisabilité relative..
CHAPITRE VI -
Lecture analytique de l'histoire. A l'aube
de
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
la
civilisation
9
71
85
93
93
126
129
131
CHAPITRE VII
- Une société pour l'homme................
1- La compétition et sa nocivité................................
2- Propriété, frustration et épanouissement.................
3- Incertitude et vérité. Devenir et utopie....................
4- Le sens de la vie................................................
5- Le Bien, le Mal.................................................
6- EtI1ique
et liberté.
CHAPITRE VIII
culture.
-
. . . . . . . . . . . . . .. . .. . .. . . . . .. . . . . . . . . . . .. . . . . ..
Politique
de nature
et politique
de
. . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . .
1- Rôle de la politique.............................................
2.. La politique, affaire de psychismes.........................
3- Progrès technologiques et progrès psychologiques.. ....
4- Esprit d'une politique de métanature
.....
CHAPITRE IX
-
Psychologie
et conditions
qualifiantes...
1- Psychoécologie................................................
2- Propositions pour une écologie psychologique.........
...
CHAPITRE X - Education des profondeurs
CHAPITRE XI
-
Réflexions sur la nature humaine.........
185
185
188
197
198
209
209
212
225
1-Evolution.......................................................
2- Doublenature.................................................
3- Nécessité de conditions favorables........................
4- EtI1iquehumaine..............................................
235
235
248
242
243
.......................
247
CONCLUSION
GLOSSAIRE D'ANTHROPOLOGIE
BIBLIOGRAPHIE
IND
151
169
161
165
168
174
179
EX.
ANALYTIQUE......
...
253
....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . ..
10
263
267
AVERTISSEMENT
AU LECTEUR
Le lecteur ne s'étonnera certainement pas de l'omniprésence de la
psychologie dans un ouvrage traitant précisément de psychologie. Si,
comme nous l'affirmons, la spécificité de l'Homme ne réside pas dans la
nature de son corps, proche de celui de l'animal, mais dans le
développement de son psychisme, le lecteur ne s'étonnera pas non plus
des thèses directrices de cet ouvrage selon lesquelles, entre autres, rien
d'humain n'échappe à la psychologie dont l'extension est éminemment
souhaitable dans des domaines où l'on l'imagine rarement. La politique,
affaire essentiellement d'interactions de psychismes, est l'un de ces
domaines. La place privilégiée de la psychologie ne doit pas laisser croire
à un psychologisme déformateur qui ramènerait tout à une psychologie
abusive ou rigide. Mais il faut bien reconnaître qu'elle est la clé de la
spécificité humaine, le psychisme, et, quand il s'agit de l'analyse et de la
compréhension du comportement, aucun des autres paramètres ne peut
échapper à son regard critique. Le psychisme humain est riche de
promesses, mais également limité et fragile, au point que ses limitations
rendent compte tout autant que ses aptitudes de la condition humaine
dont il est peu d'êtres qui nient qu'elle soit pénible. L'insistance à
souligner le rôle central de la fragilité du psychisme humain et à en faire
la source capitale de notre désenchantement peut paraître exagéré, sinon
empreint d'un pessimisme foncier, réducteur, dangereux et peut-être
même pathologique. C'est en effet un aspect rarement mis en avant d'une
façon systématique et décisive, sinon dans le rappel vague, indéfini et
fataliste, de l'imperfection de la nature humaine. Or, d'une part, ce désir
de minimiser les limitations psychiquesl, loin de les gommer, en
complique la maîtrise. Car c'est en permanence et à notre insu qu'elles
peuvent resurgir et agir dans l'ombre de notre ignorance. Et c'est
constamment qu'il faut en tenir compte pour pouvoir s'en protéger en
choisissant des attitudes qui les neutralisent et les compensent. D'autre
part, ce n'est pas forcément dans les progrès réalisés que l'on trouvera les
raisons de se plaindre des nombreuses limites ni de l'insuffisance
1 Du grec tVUXlxaç,qui appartient à la p.ryché(XuX~),le principe de vie, l'âme qui anime le
corps et qui est le centre des désirs. En psychologie, est p.rychiquetout ce qui se réfère au
psychisme, c'est-à-dire à l'ensemble des caractéristiques générales de la vie mentale
propres au vivant et variables selon chaque espèce: la pensée et l'affectivité et leurs
expressions comportementales.
Il
qualitative des potentialités psychiques, mais en s'interrogeant sur les
raisons qui peuvent les freiner, voire les faire avorter ou dévier.
Certaines affirmations ou certaines relations entre des faits ou des
idées pourront sembler de simples hypothèses peu fondées. Mais elles
sont les résultats d'une expérience clinique et d'une démarche qui, partie
du constat difficilement contestable de l'extrême difficulté pour
l'Homme de se réaliser harmonieusement,
analyse sa constitution
psychique et sa place dans l'Evolution. Une conclusion semble s'en
dégager et s'imposer. Le travail de l'Evolution demeure inachevé en ce
qui concerne l'hominisation. Il a permis un réel saut qualitatif, par
rapport à ses prédécesseurs, sans lever vraiment les limites psychiques qui
les marquaient. Ainsi la constitution psychique humaine est-elle
hypothéquée. C'est bien pour cela que les risques de dérapages existeront
toujours, tant sont inhérentes au psychisme humain les incomplétudes et
les limites, ainsi que la fragilité d'un appareil psychique, si sensible.
Quelques termes, peu nombreux au demeurant, ont été formés
pour défmir clairement un concept. D'autres, existant déjà, ont reçu une
acception particulière qui en délimite ou en élargit la signification,
comme l'état de nature. Un glossaire à la fin de l'ouvrage précise tous ces
sens. Nous invitons à s'y référer. Certaines répétitions d'idées qui ne
manqueront de frapper le lecteur sont intentionnelles. Elles sont
destinées à souligner l'importance d'un thème, notamment quand il s'agit
d'un concept propre à ce que nous avons nommé l'Anthropologie
AnalYtique et dont il sera question au chapitre suivant. Elles constituent
l'axe transversal qui veine l'ensemble de l'essai. On pardonnera les autres.
L'objectif de ce travail étant de tracer le cadre psychologique dans lequel
vit l'Homme, nous avons voulu rester dans ce cadre général sans
proposer de solutions précises. Celles-ci sont du ressort de chaque
groupement humain, local et international.
Cet essai se veut également un hommage à tous les penseurs qui,
depuis l'Antiquité, ont fait de l'Homme et de ses difficultés l'objet de
leurs réflexions.
12
INTRODUCTION
L'ANTHROPOLOGIE
ANALYTIQUE
Le paradoxe humain constitue une eXplicitation des concepts de
l'Anthropologie AnalYtique. Cette réflexion cherche à comprendre
l'intrigante situation paradoxale de l'être humain qui recherche au plus
profond de lui l'amour et la sécurité, mais que l'engrenage de ses actes,
affolés et désorientés par les événements, emporte dans une tourmente
qui le mène à une violence dévastatrice et à une cohabitation méfiante et
périlleuse avec les autres. Elle met en lumière l'origine du psychisme
humain à deux niveaux parallèles et contradictoires, l'un primitif d'avant
l'hominisation et l'autre issu de l'hominisation, qui se prolongent et
interagissent simultanément ou alternativement. Elle insiste également
sur le stade d'évolution psychique de l'Homo sapiens sapiens, fortement
marquée par d'inexorables et irréductibles limitations qui freinent et
perturbent le fonctionnement du psychisme et dont il faut être conscient.
En tout état de cause, constate-t-elle, le psychisme, au stade d'évolution
atteint, constitue la spécificité humaine à laquelle il convient de toujours
se référer. Ce psychisme se compose de constantes invariantes,
universelles, déjà partiellement décelables chez les prédécesseurs de
l'Homme2, et d'un ensemble réactionnel qui en forme l'expression
individuelle, imprimée à travers le vécu personnel.
Cette réflexion prône donc le fondement de l'action humaine,
dans tous ses aspects, sur la connaissance et le respect du
fonctionnement du psychisme, de ses aptitudes et de ses limitations. Elle
cherche à apporter ainsi sa contribution à la compréhension des raisons
de l'ambigu et insatisfaisant comportement
humain, oscillant de
l'égoïsme brutal et décevant à l'héroïsme le plus désintéressé et le plus
attachant. Ses principes forment une grille de lecture qui, pensons-nous,
peut éclairer certains aspects du phénomène humain, resté, à bien des
égards, encore très mystérieux.
2 C'est le p.rychisme primaire qui recouvre les tendances,
universellement
les vivants, mais sous des formes différentes
selon les espèces.
13
présentes
chez tous
Né dans le même monde que les autres vivants, l'Humain ne peut
être, par nature, ni spécialement meilleur ni spécialement pire que les
autres espèces qui l'ont précédé ou qui cohabitent avec lui. Il est aussi
fragile que les autres êtres, mais la surdimension de ses désirs, de ses
émotions et de son imagination, trop approximativement encadrées par
une raison et une conscience limitées, rend cette fragilité plus aiguë et
emmène facilement ses réponses aux problèmes posés vers des impasses
individuelles et sociales où, tributaire des circonstances, il se révèle,
tantôt un peu plus humain, tantôt encore un peu plus primitif3.
C'est la raison pour laquelle la vulnérabilité du psychisme suppose
nécessairement un environnement favorable qui l'incite à délaisser les
modes de pensée et d'action préhumains4 et l'aide à donner le meilleur de
lui-même. L'Homme ne peut pas espérer trouver ce climat propice dans
la nature qui est régie par les schémas directeurs beaucoup plus simples
de prédominance de l'intérêt individuel et de dominance du plus fort.
C'est à lui seul qu'incombe la tâche de créer un milieu satisfaisant et
enthousiasmant, conforme à ses aspirations les plus profondes. Car
personne d'autre ne peut l'accomplir à sa place.
Notre espèce est, depuis son émergence, en cours d'extraction du
milieu sauvage antérieur à son apparition. Ce processus dure depuis des
dizaines de millénaires et durera encore très longtemps,
car
l'enchevêtrement d'attitudes contradictoires, primitives et civilisées, ainsi
que la méconnaissance des raisons de cet enchevêtrement ne permettent
que des avancées lentes, ponctuelles et loin d'être définitives, sans jamais
offrir la rassurante garantie d'un achèvement quelconque. La civilisation,
la vraie, est celle qui a le pouvoir d'humaniser5. Elle se définit par
3
Qui appartient à l'étatprimairede nature,antérieur à l'action visible de la dynamique
d'humanisation
qui tend à contrebalancer
l'état de nature avant de le réduire
substantiellement et peut-être le remplacer. Dans toutes ses phases, sauf la dernière,
hypothétique, le primitif coexiste avec la tendance à l'humanisation, dans une démarche
lente, irrégulière et instable, de telle sorte que l'état psychique de l'humanité offre sans
cesse une image, profondément insatisfaisante, de mélange inextricable d'humain et de
primitif. Primitif s'oppose à civilisation humaniste (centrée sur le bien de l'Homme, de
chaque homme) et s'applique à tous les états où prédominent
exclusivement,
préférentiellement ou fréquemtnent les attitudes en usage dans le monde de la nature:
compétition et égocentrisme forcé ou estimé forcé. Préhumain lui est synonyme. Ce terme
insiste sur l'origine de l'état primaire de nature, antérieure à l'Homme qui la continue
partiellement. Cet état priJJJairede nature s'impose comme le modèle de comportement
propre à la nature d'où il surgit.
4 Voir la note précédente.
s Voir le glossaire, prychocultureet civilisation.
14
l'extension de son propre univers à celui des autres, par la disparition de
l'esprit de rivalité et son remplacement par celui de coopération dans des
cadres établis qui favorisent la réciprocité et garantissent que l'abandon
du repli protecteur de l'égocentrisme ne se retournera contre personne.
Mais ces cadres ne peuvent émaner que des instances responsables de
l'organisation de l'espace de vie et comme ce sont les hommes politiques
qui détiennent le pouvoir de gestion et de décisions, la psychologie doit
s'insérer dans ce domaine capital pour les Humains et aider à créer les
institutions
incitant à l'humanisation
de la société. Le terme
d'AnthropologieAnalYtique reflète bien ce souci. Anthropologie) souligne la
place de l'Homme, conçu comme épicentre universel et valeur suprême à
laquelle doivent se référer toutes les représentations de la vie et toutes les
entreprises humaines. Ce terme rappelle la nécessité de la connaissance
de l'Homme à travers le réseau de toutes les sciences humaines,
accompagnées de la psychologie qui en analyse les données et les
répercussions
sur le psychisme. AnalYtique, implique que cette
connaissance passe par l'intégration de motivations abyssales, archaïques
et animales. L'Anthropologie AnalYtique cherche à préciser le sens de la
place de l'Homme dans la vie, les raisons de ses difficultés et la manière
de les dépasser en réalisant un environnement conforme à sa nature. Elle
rejoint, sur certains concepts, la réflexion de nombreux penseurs dont
l'intérêt est majeur dans le champ psychanalytique, philosophique,
scientifique ou social, sans toutefois s'y réduire ou la remplacer.
La psychologie des profondeurs6 propose des clés interprétatives
du comportement humain dont certaines se révèlent, à l'expérience,
éminemment fécondes et efficaces. Parmi celles-ci, se trouvent la notion
d'inconscient, sans laquelle on ne peut rien saisir du psychisme et la
notion de fragilité7 inhérente à la nature humaine, malgré laquelle et à
cause de laquelle il lui faut sans cesse développer sa propre valeur et la
faire reconnaître. Seule en effet la confiance en sa propre valeur peut
prémunir contre les agressions et les défaites de la vie qui remettent en
cause à tout moment le sentiment de capacité de gérer efficacement sa
vie. C'est à cause de notre fragilité foncière que s'impose la nécessité de
se trouver des compensations qui peuvent être socialisées et équilibrées
ou, au contraire, égocentriques et déstabilisantes. Parmi les autres
6
S. Freud, C. Jung et particulièrement
A. Adler. L'inconscient
a une longue histoire, mais
c'est à Freud qu'il revient de l'avoir étudié et théorisé profondément.
7 Sentiment et complexedJitgériorité,chez le psychologue autrichien A. Adler.
15
concepts que propose la psychologie8 se trouvent celui que nous avons
renommé et explicité, l'empreinte directrice individuelle initiale9 de la
personnalité, l'unité de la personnalité et l'inéluctable insertion de
l'individu dans un tissu social. L'empreinte directrice) pour abréger,
correspond au noyau fondamental de la personnalité. Elle s'élabore dans
l'inconscience ou la mi-conscience des premières années et oriente, d'une
manière privilégiée et subjective, la vision ultérieure des événements,
ainsi que le comportement, tout en préparant un terrain prédisposant à
d'éventuelles pathologies ultérieures. La notion d'unité de la personnalité
décrit celle-ci comme une structure dont tous les aspects, conscients et
inconscients, sont liés entre eux et tendus, chacun à sa manière, vers
l'objectif suprême, la réussite optimale de sa vie. Un autre facteur capital
est constitué par la présence inévitable de l'individu dans un contexte
social qui à la fois, le construit, l'enrichit et se trouve à la source de sa
déstructuration. C'est quand le milieu social réduit les risques de
déstructuration et accroît les chances d'épanouissement que l'on peut
parler de civilisation. C'est une découverte progressive qui amène petit à
petit les hommes à comprendre que, seules, l'ouverture aux autres et la
coopération sont susceptibles d'apporter plus d'harmonie et d'équilibre
personnel et sociallo que la concurrence conflictuelle et la tension qui
l'accompagne nécessairement. Ainsi apparaît de plus en plus clairement la
responsabilité de chacun dans l'établissement de ce contexte équilibrant.
Et cette responsabilité s'accroît proportionnellement au pouvoir détenu
par les responsables sociaux chargés de changer le climat de vie.
Par psychologie, il ne faut pas entendre exclusivement une théorie
déterminée, appliquée rigoureusement, toujours marquée par le regard
subjectif de son auteur et en concurrence avec une pluralité d'autres
propositions. Mais, en l'absence de base commune, il s'agit plutôt
d'accepter, dans les différents courants, les propositions qui s'appuient
sur un ensemble d'observations cliniques reconnues, à valeur universelle,
perceptibles
dans les analyses psychothérapiques,
historiques et
ethnologiques,
conformes aux données scientifiques et dont les
8 L'Anthropologie AnalYtique utilise et prolonge ainsi plus précisément, sans s'y réduire,
certains concepts adlériens qui ont montré leur valeur explicative du comportement
humain. Voir note 73.
9 Sryle de vie, chez Adler. Le terme d'empreinte offre l'avantage de faire ressortir qu'il s'agit
d'une étape qui survient à un moment précis, qui aura de fâcheuses conséquences si on la
manque et qui initie une façon particulière de réagir devant la vie.
10 Sentiment
social, sens social ou communautaire
chez
16
Adler.
conclusions convergent vers une image invariante de l'Homme dans ses
lignes directrices psychiques, ses besoins, ses capacités, ses limitations,
son mode de fonctionnement et de réactions. Ces propositions se
concrétisent par une tentative d'application de la psychologie des
profondeurs à la constitution sociopolitique. On constatera d'ailleurs que
dans le cadre de cet essai, l'accent sera mis plus sur les aspects sociaux de
l'étude du psychisme que sur le champ de la psychothérapie, encore que
les conclusions soient similaires dans les deux domaines, l'Homme étant
fondamentalement semblable dans les différents aspects de sa vie. Ce
modèle de fonctionnement invariant du psychisme est d'ailleurs toujours
clairement connu et reconnu sans contestations de chacun qui en exige
l'application pour lui-même, tout en étant réticent à l'accepter pour les
autres. On risque de mutiler la psychologie en limitant son action à de
ponctuelles interventions:
mesure d'une aptitude, clarification d'un
problème ou restructuration d'une personnalité. Des auteurs, comme
Alfred Adler, ont beaucoup contribué à rendre la psychologie à son
objet: l'Homme dans l'intégralité de son milieu, abyssal et social.
La psychologie, dans ce sens, est plus qu'un sens psychologique
authentique qui resterait empirique. Elle est un esprit, procédant d'une
connaissance, d'une compréhension et d'un respect absolus des besoins
psychologiques connus et des mécanismes présidant au comportement et
à ses déviations. Bien qu'intégrée la plupart du temps dans un ensemble
théorique plus vaste, c'est cette psychologie des profondeurs qu'il
convient de faire intervenir dans toute relation interpersonnelle et
sociopolitique à laquelle elle doit servir de base et de normes. Le rappel
fréquent des limites et de la fragilité du psychisme de l'Homme pourra
créer l'impression chez le lecteur d'une insistance douteuse, voire
malsaine, en tout cas pessimiste et inutile. Il n'en est rien. Au contraire,
c'est la volonté de séparer les vicissitudes du corps, dont on admettait
volontiers la fragilité, des faiblesses du psychisme dont on glorifiait,
malgré tout, la nature, si supérieure à celle des animaux, voire si
semblable à l'image de Dieu, qui a freiné ou faussé la compréhension de
ce psychisme. La recherche des remèdes à ces faiblesses devait en être
retardée d'autant. Le psychisme humain est en fait un réaménagement
amélioré de celui des êtres précédents, avec toute la précarité des
matériaux utilisés et les potentialités prometteuses de ses améliorations.
L'Anthropologie AnalYtique est le terme qui recouvre l'étude de la
spécificité humaine, le psychisme, enraciné dans l'héritage préhumain
dont les manifestations comportementales reflètent les réactions, souvent
17
discordantes et désespérées, à la sauvagerie de l'existence. Elle repose sur
l'analyse du paradoxe qui fait d'un être en quête d'amour et de bonheur
l'être le plus inapte à atteindre l'objet de sa recherche. Et cette quête
constitue sans nul doute la préoccupation essentielle de cet être. C'est
également l'énigme la plus surprenante et le drame le plus saisissant, celui
du désir d'amour avorté qui se mue facilement en haine et violence, et de
sa conséquence, l'incapacité de jouir d'un bonheur durable et stable,
autrement qu'en rêves, en contes et en promesses réconfortantes d'une
vie future de plénitude. La plus grande conscience qu'a l'Homme de
l'intensité et de l'amplitude de ses désirs lui fait apparaître avec netteté
ses étroites marges d'action et ses échecs, sans lui donner néanmoins des
moyens à la hauteur de ses aspirations. Manifestement, l'Homme semble
contraint d'agir, comme si quelque chose lui échappait et que des réflexes
le conduisaient inlassablement à ce qu'il ne voudrait pasll. Et
visiblement, l'Homme semble avoir de bonnes raisons d'agir ainsi.
L'incompréhension
de son état entraîne pour lui l'impossibilité d'y
remédier.
Les causes de ce malaise ne se trouvant pas, de toute évidence,
dans sa constitution physique ni dans l'environnement physique ou
cosmique, semblable pour tous les vivants, elles ne peuvent se trouver
que dans sa constitution psychique et dans sa conception de la vie qui en
est l'émanation. Il faudrait alors plutôt penser à un ensemble de
limitations naturelles du psychisme et de dysfonctionnements causés par
la méconnaissance et les mauvaises utilisations des tendances de ce
psychisme. L'Homme vit dans un univers psychique en partie primitif et
préhumain que n'efface ni ne transcende suffisamment l'accroissement
de conscience, au point que les recours à des comportements primitifs
apparaissent comme une déplorable fatalité pesant sur le psychisme
humain. Par son indifférence totale au sort des vivants et son affligeante
impassibilité face aux aspirations humaines, la nature semble friser la
perversité. Mais elle n'est en fait qu'étrangère à ce qui résulte de ses lois
fondamentales.
La difficile et nécessaire compréhension du psychisme humain et
de sa traduction dans le comportement exigent assurément l'anamnèse de
l'Homme. Et celle-ci nous ramène à son contexte d'origine, l'Evolution,
qui est la matrice du vivant dont il ne peut qu'en porter les
11 "Vraiment,
je hais.'~
ce que je fais, je ne le comprends
St Paul,
EpUre
aux
Romains,
pas,
7, 15-16.
18
car je ne fais pas
ce que je veux,
mais je fais
ce que
caractéristiques, physiques et psychologiques. L'être humain est ainsi le
produit de deux processus, imparfaits tous les deux: l'hominisation,
processus globalement achevé, établi durablement sous l'action de
facteurs biophysiques12, et l'humanisation,processus initié dès le début de
l'humanité, en cours de réalisation continue et irrégulière et encore
inachevé actuellement. L'accroissement de conscience a déclenché une
relative autonomie à l'égard de son milieu d'origine, sous la forme d'une
surnature13 ou métanature14Jmatrice de la civilisation et espoir d'une
humanisation en profondeur. La position de l'Homme dans la lignée
évolutive est récente et probablement éphémère à l'échelle du temps. Son
saut qualitatif n'estompe en rien les traces quasi indélébiles de ses
origines que rappellent sans cesse ses limites psychiques. La
transformation de notre espèce, encore partiellement immergée dans la
nature sauvage, en communauté planétaire vraiment humanisée est peutêtre inachevable et restera peut-être toujours une séduisante illusion.
Ainsi, depuis environ 400 siècles, en Europe, lJHomo sapienssapiens15est-il
tiraillé entre deux modes de comportement, reflet des deux dimensions
dans lesquelles il est contraint de vivre:
-l'état primaire de nature qui perpétue les conditions de vie
préhumaine ;
-l'état secondairede culture ou métanature16issu de la prise de
conscience que l'état de nature préhumaine est inapte, par sa vision
égocentrique et la rivalité permanente qui en est la conséquence, à réaliser
les besoins profonds d'attachement, de sécurité et d'achèvement des
potentialités. L'Homme, né en effet dans l'étatprimaire de nature, essaie de
s'en extraire lentement sous l'effet du dynamisme humanisateur, luimême constamment court-circuité par la permanence de l'état antérieur.
Cette double appartenance à des modes de comportements opposés, le
tiraille et l'écartèle sans cesse. Il souhaite et espère l'un, mais ne rencontre
12 Dans le processus d' hominisation, l'évolution du psychisme est envisagée comme une
conséquence du réaménagement mécanique du cerveau, alors que dans le processus
d' humanisation, le psychisme, devient l'acteur de la transformation de la mentalité et de
l'environnement humain.
13Superposé à la nature.
14Voir le glossaire et les chapitres II et IV.
15 L'humanisation proprement dite remonte à l'origine de l'Homo saPienssapiens (environ
1000 siècles) et s'étale en un long processus qui est loin d'être achevé. Le chiffre de 400
siècles représente approximativement
son arrivée en Europe, après 600 siècles de
cohabitation sans grande originalité culturelle au Proche-Orient.
16Voir le glossaire et les chapitres II et IV.
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que l'autre dans la réalité tangible de la vie. Ces deux états fonctionnent
sur des modes entièrement opposés: égocentrisme et rivalité permanente
/ ouverture à l'Autre et coopération. Ni dans le domaine animal,
préhumain où existe le désir de sécurité, de tranquillité et d'attachement,
étouffé par la nécessité de survie ni dans le milieu de l'Homme, ces deux
états ne s'excluent complètement. Mais cette coexistence n'est vraiment
marquée et dommageable que pour l'Homme dont les capacités de
développement et les exigences sont sans commune mesure avec celles
de l'animal et requièrent des conditions de vie exceptionnellement
favorables. D'une manière générale, le recours au mode primitif de
satisfaction est fonction de l'impossibilité supputée de trouver la sécurité
et la gratification d'une manière socialisée et non-violente. La vie de
l'Humain se déroule donc dans un univers vraiment peu fait pour lui. Ses
désirs sont incompatibles avec l'état brutal de la nature. La vie dans l'état
primaire de nature est-elle d'ailleurs vraiment souhaitable pour un vivant
tant soit peu évolué? Ainsi la vie humaine à deux niveaux si
contradictoires est-elle, pour l'Homme, un état à la fois normal et
inadmissible, et une source permanente de troubles.
La nature de l'Humain17 est ainsi complexe et difficile à cerner et
exige la mise en œuvre d'une pluridisciplinarité, notamment
la
collaboration constante de la psychologie qui devient la coordinatrice des
sciences de l'Homme dans la mesure où le psychisme est la
caractéristique
essentielle
de l'Homme.
Son importance,
son
élargissement à tous les domaines et son ingérence dans la majeure partie
des actes de la vie s'imposent naturellement. La psychologie fédère tous
les chercheurs de sciences humaines à la recherche d'une image de
l'Homme, de portée universelle et invariante, en deçà des modalités les
plus diverses apportées par le vécu individuel ou culturel. La perplexité
engendrée par ce paradoxe, déjà noté et déploré par des auteurs de
l'Antiquité, est inhérente à la vie. Les contraintes de l'existence et
l'instabilité de l'Homme sont en effet inhérentes à notre vie et en face
d'elles, il n'y a qu'une même interrogation désespérée et qu'un même
espoir, utopique peut-être, celui d'une élévation du niveau de conscience
de l'Homme, puisqu'il est certain que ne se modifiera ni l'univers
environnant ni la constitution de son psychisme. Et cette interrogation
17 Par nature humaine, on entendra l'ensemble de réactions de base invariantes qui
constituent le prychismeprimaire humain, au-delà des formes que le vécu individuel leur a
données, en les adaptant à la personnalité et en les orientant autrement.
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