La performance avant le performatif ou la troisième

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La performance avant le performatif
ou
la troisième dimension du langage
BARBARA CASSIN
« [...] ce que l’on peut appeler à juste
titre une rhétorique moderne, une autre étude
systématique de la façon dont on peut avoir un
effet ou être affecté par des actes de discours,
à savoir l’ouvrage d’Austin How to do things
with words, qui est un recueil de notes pour
des conférences (comme le sont les textes
d’Aristote) publiées à titre posthume »
Stanley Cavell « La passion », dans Quelle
philosophie pour le XXIème siècle, J. Benoist et al. éd.,
Paris, Gallimard – Centre Pompidou, 2001, p. 335.
« Rien ne nous empêche de tirer un
trait là où nous le voulons et où cela nous
arrange»
J. L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil,
1970, trad. Lane, p. 123.
I
Philosophie, rhétorique, sophistique
Comment « agit » exactement le logos ?
Je voudrais commencer par tracer un horizon de problèmes et un angle d’attaque.
Mon point de départ est la trop célèbre phrase par laquelle Gorgias caractérise le
logos dans l’Eloge d’Hélène (82 DK 11 §8, t. II, p. 290) :
Lovg oı dunavsthı mevg aı ejstivn, o}ı smikrotavtwi swvmati kai; ajfanestavtwi
qeiovtata e[rga ajpotelei``
- phrase que je propose de traduire :
106
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
« Le discours est un grand souverain qui avec le plus petit et le plus inapparent des
corps performe les actes les plus divins ».
Trois termes sont à souligner, qui renvoient sinon à l’acte de langage, du moins, au
langage comme acte. La différence entre les deux, acte de langage et langage comme
acte, est précisément ce que je cherche à interroger.
Dunavsthı : c’est le premier déterminant du lovgoı. Notons, pour s’en débarasser,
que je rends lovgoı par « discours » en souhaitant recouvrir du manteau de ce terme
toutes les distinctions ultérieures incubées dans le français ; il importe en effet, pour
comprendre comment « ce discours-ci » tenu par Gorgias (o{de oJ lovgoı §3) peut
légitimement servir de point de départ pour une réflexion sur l’acte de langage, de
remarquer que l’amplitude sémantique du grec lovgoı y est très largement mobilisée,
ne serait-ce que via le jeu constant entre singulier et pluriel. On pourrait par exemple
traduire (ou surtraduire) les occurrences des paragraphes 9 à 13, selon le cas, non
seulement, au singulier, par « langage », « parole », « discours », mais, au pluriel, par
« genres littéraires », « doctrines et traités », « discussions », « phrases et mots ». Il y
va simultanément du rapport à la ratio comme formalisation rationnelle (ejgw; de;
bouvlomai logismovn tina tw`i lovgwi dou;ı §2, « moi, je veux, donnant logique au
discours ») et comme proportion (to;n aujto;n de; lovgon e[cei h{ te tou`` lovgou
duvnamiı pro;ı th;n th`ı yuch``ı tavxin, « il y a le même rapport entre pouvoir du
discours et disposition de l’âme qu’entre dispositif des drogues et nature des corps »
§14). Bref le lovgoı, celui que produit Gorgias comme celui qui a pu persuader
Hélène, ceux des poètes et des oracles, ceux des météorologues, des orateurs et des
philosophes, le lovgoı est un « dynaste » : suivant Chantraine1, dunavsthı est celui
qui a « le pouvoir d’agir » en général, et notamment le « pouvoir politique », comme
Zeus (Sophocle), les chefs d’une cité (Hérodote, Platon), un prince ou un roi
(Thucydide). La parole est d’emblée puissance d’agir.
jApotelei` : tel est le premier verbe qui définit cette puissance d’agir. Il est
composé de televw, « achever, mener à terme, accomplir » une œuvre, une entreprise,
une action, conformément à l’ambiguïté de tevloı, la « fin » comme terme et comme
but, et de ajpov qui insiste sur l’achèvement d’un jusqu’au bout, exactement comme le
1
Chantraine, Pierre, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris,
Klincksieck, 1968-1980, sur lequel je m’appuie pour tout ce qui suit.
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per de « performe ». On pourrait le rendre par « parachève », je choisis « performe »
pour faire entendre ce qui nous occupe.
[Erga : c’est cela qui est performé. Le terme, de même racine que work, entre dans
deux grands systèmes d’opposition : action / inaction (chez Hésiode par exemple), et
acte / mot, vain mot (au singulier comme au pluriel, d’Homère à Thucydide en
passant par les Tragiques). Cette opposition traditionnelle de la parole et de l’acte, du
verbal et du réel, est évidemment ce que notre phrase de départ met en court-circuit.
Elle le fait non sans profiter de l’amplitude du sens de e[rgon et de son pluriel,
« œuvre, ouvrage, occupation, travail, affaire, manœuvre », qui conjoint le réel de
l’acte et celui de l’œuvre : le lovgoı performe les actes / les œuvres les plus divins.
Cette ambiguïté, que nous n’interrogerons pas davantage, me semble accompagner la
question de la performance telle qu’elle se pose dans l’Antiquité, voire toujours.
Poursuivons la phrase, pour expliciter l’angle d’attaque :
Duvnatai ga;r kai; fovbon pau``sai kai; luvphn ajfelei``n kai; cara;n ejnergavsasqai
kai; e[leon ejpauxh``sai.
De fait, il a le pouvoir de mettre fin à la peur, d’écarter la peine, de produire la joie,
d’accroître la pitié.
Deux nouveaux verbes sont à verser au dossier, confirmant la puissance d’agir du
lovgoı. Duvnatai : le dynaste « a le pouvoir de », le puissant « peut ». Quoi faire ?
Accroître ou diminuer des passions premières (pavqhma, e[paqen §9). L’un des verbes
qui dit l’action sur une passion est plus remarquable que les autres, et apparemment
peu fréquent : c’est ejnergavsasqai mal traduit par « produire » la joie (qui à son tour
est loin de dire cavriı la « grâce » que verse Athéna sur la tête d’Ulysse pour qu’il
apparaisse dans sa force et sa beauté, la « faveur » et la « reconnaissance », le
« plaisir » et la « jouissance ») ; le terme reprend e[rgon l’acte / l’œuvre que performe
le langage comme acte ; à vrai dire, ejrgavzomai (ici en composition avec ajnav peutêtre au sens de produire « à nouveau », ou de « faire monter » la joie) est, à lui seul,
déjà rendu par to perform dans le Liddle Scott Jones. La joie est l’une des
performances les plus divines qu’accomplit le lovgoı.
Voici la question que je voudrais alors poser : en quoi tout ce qui est décrit là
excède-t-il la rhétorique ? Ne peut-on simplement rabattre la première phrase sur la
seconde, la seconde sur une thérapie de l’âme, subjective, et le tout sur une fonction
persuasive de type rhétorique ? Bref, l’action du langage ne se confond-elle pas avec
108
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
la rhétorique ? N’est-ce pas ainsi que l’on pense d’habitude, en tout cas chaque fois
qu’un philosophe lit un sophiste ?
Je voudrais tenter précisément un autre éclairage, à l’aide de la notion de
performance. D’où mes traductions. L’enjeu, qui m’est apparu en toute clarté quand
j’ai relu How to do things with words, est celui du statut de la rhétorique. Sèchement :
est-ce qu’il faut compter deux en matière de discours, ou est-ce qu’il faut compter
trois ?
Les questions s’enchaînent aussitôt. Quelle est l’identité du troisième terme ? Pour
la philosophie, le troisième, l’intrus, est la logologie sophistique2, et elle fait
« inexister » ce troisième terme dans toute la mesure du possible à son profit et au
profit de la rhétorique, qu’elle assujettit. Pour Austin, le troisième terme est la
rhétorique, qui survient comme à l’improviste mais dont il tente d’assurer la place
entre l’illocutoire, qu’il « invente », et le locutoire, qu’il circonscrit. La philosophie
grecque et Austin ne partent pas des mêmes évidences, mais ils sont tous deux
confrontés à une troisième dimension du langage – « dit-mension » pour mettre
orthographiquement avec Lacan les points sur les i3.
La double capture philosophique : la sophistique, c’est de la rhétorique, et la
rhétorique, c’est de la philosophie
Compter deux est ce à quoi la philosophie nous habitue. Quand on parle, on peut
ou bien « parler de », ou bien « parler à », selon un « ou » évidemment non exclusif.
« Parler de », dévoiler, décrire, démontrer, est du registre majeur de la philosophie en
tant qu’ontologie et phénoménologie. « Parler à », persuader, faire effet sur l’autre, est
du registre de la rhétorique. Il n’y a pas, du point de vue de la philosophia perennis,
de troisième dimension du langage.
Du coup, la seconde dimension elle-même est aspirée par la première.
On assiste en effet à un double rabattement. D’une part, ce qui pourrait excéder la
rhétorique, à savoir quelque chose comme la performance sophistique entée sur le
langage comme acte, est rabattu sur la rhétorique. D’autre part, la rhétorique devient,
2
Sur le terme « logologie », je me permets de renvoyer à L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, en
particulier p. 113-117.
3
« Le mieux est que je fasse un effort et que je vous montre comment je l’écris : dit-mension. »,
Columbia University Auditorium School of International Affairs, décembre 1975, dans « Conférences
et entretiens dans des universités nord-américaines », Silicet, n°617, Paris, Seuil, 1976, p. 42.
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de son côté, plus ou moins tranquillement l’affaire de la philosophie. La troisième
dimension, celle que pourrait servir à esquisser quelque chose comme la sophistique,
est appropriée en même temps que la rhétorique par la philosophie normale, normée,
normative, et le flux potentiellement puissant, actif et autonome de l’acte langagier se
trouve alors domestiqué par l’ontologie.
On peut décrire très précisément ces deux points de rabattement.
Premier point : la sophistique, c’est de la rhétorique. Le Gorgias de Platon institue
cette équivalence comme une évidence de départ, quitte à la retravailler dans la suite
du texte. « Gorgias – demande Socrate – dis-nous toi-même comment il faut t’appeler
en tant que savant en quel art aujto;" hJmi'n eijpe; tivna se crh; kalei'n wJ" tivno"
ejpisthvmona tevcnh". Réponse de Gorgias : Th'" rJhtorikh'", w\ Swvkrate", « en
rhétorique, Socrate ». « Il faut donc t’appeler orateur ? », ïRhvtora a[ra crhv se
kalei'n… – « Et bon orateur, Socrate » jAgaqovn ge, w\ Swvkrate", …4. La sophistique,
c’est de la rhétorique, et c’est le sophiste en personne qui l’aura dit. Même si, selon
toute probabilité et contre l’apparence machinée par Platon d’un toujours déjà là de la
rhétorique, l’on assiste dans cet échange au moment d’invention du mot rJhtorikhv [sc.
tevcnh], comme d’ailleurs du mot sofistikhv, par Platon lui-même5.
Second point : or la rhétorique, c’est l’affaire de la philosophie. C’est vrai pour
Platon, puisque le Gorgias et sa rhétorique-sophistique, « ouvrière de persuasion »
(peiqou'" dhmiourgov"6), ne se comprennent que subsumés ou transcendés par le
Phèdre, avec l’avènement d’une rhétorique philosophique qui se confond cette fois
avec la dialectique et vise un auditoire de dieux7. La bonne rhétorique, c’est donc la
philosophie même. Aussi bien peut-on soutenir qu’avec Platon la rhétorique disparaît,
puisqu’elle se confond soit avec la sophistique quand elle est mauvaise, soit avec la
philosophie quand elle est bonne.
Cet extrémisme philosophique, qui vaut anéantissement de la rhétorique comme
telle, est dès lors moins probant que la perspective aristotélicienne selon laquelle la
4
449a.
Je renvoie sur ce point à l’article vraiment convaincant à mes yeux d’Edward Schiappa, « Rhêtorikê,
what’s in a name. Toward a revised history of early greek rhetorical theory » Quaterly Journal of
Speech, feb 1992, vol. 78, p. 2-15. Il l’a développé de multiples manières, notamment dans The
Beginning of Rhetorical Theory in Classical Greece, New Haven, Yale UP, 1999.
6
453a.
7
Je me permets de renvoyer sur ce point aux analyses de L’Effet sophistique, op. cit., p. 414-423, que
j’opérais alors via la lecture proposée par Ælius Aristide.
5
110
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
rhétorique est une tevcnh, voire une ejpisthvmh à part entière : sa « fonction propre
n’est pas de persuader » comme chez Platon, mais bien « de voir les moyens de
persuader que comporte chaque sujet »8 et elle doit « faire la théorie du persuasif qui
convient dans chaque cas » 9. La rhétorique, antistrophe de la dialectique10, existe
donc par elle-même sans conteste et appartient de plein droit à l’Organon. La
sophistique serait, dans cette perspective, un semblant de philosophie, lié à de la
rhétorique biaisée par une mauvaise intention et mal conceptualisée, proposant une
série de recettes au lieu d’une théorie et d’une méthode. La sophistique ne veut pas
comprendre que la rhétorique relève du régime discursif général qu’est
l’apophantique, que le « parler à » est et doit être soumis au « parler de ».
Or cette soumission est, je crois, le point crucial qui détermine l’ancrage
philosophique de la rhétorique depuis Aristote, jusque grosso modo chez Perelman et
via la latinité. La violence du geste peut se lire dans le paradoxe suivant, qu’Aristote
plante au tout début de sa Rhétorique : « La rhétorique est utile parce que le vrai et le
juste sont naturellement plus forts que leurs contraires »11. Mais pourquoi diable
faudrait-il alors quelque chose comme la rhétorique, si le vrai et le juste sont
« naturellement » plus forts que le faux et l’inique ? La seule réponse, non explicite,
est à mon avis que la rhétorique doit aider la vérité qui a une plus grande force
naturelle, exactement comme l’art aide ou « parfait » la nature : ainsi, dans la
Physique, « l’art dans certains cas achève ce que la nature est incapable d’accomplir
jusqu’au bout et, dans d’autres cas, imite »12. La philosophie compte deux, parler de et
parler à, mais qui reviennent quoi qu’il arrive dans le giron de l’un, sous le règlement
de la vérité qui régit le parler de.
Pas de troisième dimension : le parler comme acte n’entre pas en ligne de compte
comme tel. Ce qui pourrait y ressembler le plus, à savoir un levgein lovgou cavrin
« parler pour parler » ou « pour le plaisir de parler », est même radicalement exclu par
8
Rhétorique, I, 2, 1355 b 10s : ouj to; pei'sai e[rgon aujth'" , ajlla; to; ijdei'n ta; uJp avrconta piqana;
peri; e{k aston.
9
duvnami" peri; e{k aston tou' qewrh's ai to; ejndecovmenon piqanovn, Ibid., 1355b25sq.
10
C’est la première phrase de la Rhétorique, 1354a1.
11
crhvsimo" dev ejstin hJ rJhtorikh; diav te to; fuvs ei ei\nai kreivttw tajl hqh' kai; ta; divk aia tw'n
ejnantivwn, Ibid, 1355a21-22, avec un texte qui n’est pas sans poser problème (te / ge, om. tov) . Cette
phrase n’est pas sans rappeler le titre de Vaclav Havel : L’amour et la vérité doivent triompher de la
haine et du mensonge, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2007.
12
Physique, II, 8, 199 a 15s : me;n ejpitelei' a} hJ fuvsi" ajdunatei' ajp ergavs asqai, ta; de; mimei'tai,
où l’on note la proximité avec le vocabulaire de Gorgias dans l’Éloge (dunavsthı, ajpotelei`,
ejnergavs asqai).
111
le livre Gamma de la Métaphysique13. Il y a certes des énoncés qui pour Aristote
échappent au régime de la vérité : ainsi la prière n’est-elle ni vraie ni fausse. Mais
aucun énoncé n’échappe au régime du sens qui fonde le principe de non-contradiction,
conformément à l’équation « évidente » selon laquelle parler c’est dire quelque chose,
dire quelque chose c’est signifier quelque chose, une seule chose et la même pour soimême et pour autrui. Or, précisément, ceux qui refusent la décision du sens et le
principe de non-contradiction sont ceux-là mêmes qu’Aristote décrit comme « parlant
pour parler », les sophistes, tenants de ce que pourrait être un langage comme acte. Ce
redoublement du levgein lovgou cavrin serait en effet susceptible d’excéder, non
seulement la vérité, mais a fortiori la persuasion, puisque le parler à (la persuasion)
est philosophiquement régi par le parler de (la vérité). Ou encore, pour anticiper sur
les distinctions austiniennes, le pouvoir autonome du langage ainsi mis en œuvre
pourrait relever plutôt de la force que de l’effet. Mais cette « logologie » est renvoyée
par Aristote hors du sens, assimilée à un lovgoı de plante, c’est-à-dire à un nonlovgoı, en même temps que sont exclus de l’humanité ceux qui, comme Protagoras,
maintiennent leur refus du principe de non-contradiction.
J’évoque le régime normal du sens, à savoir le régime normé par Aristote qui nous
détermine encore aujourd’hui que nous le sachions et voulions ou non, parce que c’est
sur ce fonds que se détache l’invention d’Austin, dans ses glissements et ses
ambiguïtés.
II
Locutoire, illocutoire, perlocutoire
« A third kind of act » : quel troisième ?
« Let us contrast both the locutionary act and the illocutionary act with yet a third
kind of act »14. L’invention austinienne consiste à compter trois. Mon propos est
13
14
Voir sur ce point La Décision du sens, avec M. Narcy, Paris, Vrin, 1998 2.
How to do things with words, 2ème ed. angl. 1975, repr. 1980, with corrections and new index, par
J.O.Urmson et M. Sbisa, Oxford, Oxford U.P., p. 101. La traduction française Quand dire, c’est faire,
trad. et introd. de Gilles Lane, Paris, Seuil 1970 (repr. Points Essais, 1991, avec une postface de
F. Recanati), est faite sur la 1ère édition angl. How to do things with words, Oxford, Oxford U.P., 1962.
112
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
comparatif : quels sont les points de ressemblance entre le trois sophistique refoulé
par la philosophie et le trois « inventé » par Austin et méconnu, dit-il, par la
philosophie jusqu’à lui ? Quel est le rapport entre la logologie et l’illocutoire ? La
question que je pose est rétrograde, comme la force du vrai selon Nietzsche : en quoi
Austin peut-il contribuer à éclairer ce qui, dans l’Antiquité, excède la philosophie et la
rhétorique, du moins la rhétorique philosophiquement pensée, c’est-à-dire rabattue sur
la philosophie ?15 Autrement dit : comment penser la performance avant le
performatif ? Les réflexions qui suivent ne font qu’ouvrir ce chantier.
Mais pour bien poser la question du rapport entre logologie et illocution, il faut
d’abord noter une différence essentielle : celle de l’ordre d’apparition des
protagonistes ; antiques : la philosophie (1), la rhétorique (2), puis la sophistique (3)
que la philosophie dénie (assimile ou expulse) ; modernes : le locutoire (1),
l’illocutoire (2), le perlocutoire (3). Car c’est lui « la troisième sorte d’acte » pour
Austin, évidemment pas l’illocutoire, même si c’est l’illocutoire qui focalise son
attention. Il est frappant de constater que le perlocutoire, qui fonctionne, nous allons
le voir, comme le nom austinien de la rhétorique, ne se présente qu’après l’évidence
du locutoire et la trouvaille de l’illocutoire 16. Ce qui pour la philosophie vient en
second, comme bien connu et dominé (la rhétorique), est ce qui survient en troisième
dans l’économie austinienne, comme tiers à ré-explorer : je prends cela comme une
invitation à remettre en mouvement le statut de la rhétorique.
Le rapport pertinent à interroger est donc celui entre, côté grec, « parler de »,
« parler à », « parler pour parler », soit, en adoptant la terminologie courante de la
philosophie : philosophie, rhétorique, sophistique, et, côté Austin, locutoire,
perlocutoire, illocutoire. Mon interrogation porte sur les limites de l’analogie entre ces
tripartitions. Je propose de fixer les idées au moyen du tableau suivant, que toute la
suite devra interroger et expliciter17. On aura déjà compris que l’ordre des colonnes
garde l’empreinte du point de vue : l’ordre ci-dessous (1 philosophie, 2 rhétorique, 3
Je renverrai selon le besoin à la traduction française existante ou /et à la 2ème édition anglaise, avec
éventuellement une traduction de mon cru[cit. désormais Austin].
15
Le Centre Léon Robin a consacré son séminaire de ces deux dernières années (2007-2009) à la
thématique : « Définitions philosophiques et définitions rhétoriques de la rhétorique ». Je crois pour ma
part que la rhétorique rhétoriquement pensée est tout autre que la rhétorique philosophiquement pensée,
son nom le plus exact étant très probablement « sophistique ».
16
« Notre intérêt, dans ces conférences, va essentiellement à l’illocutoire, dont nous voudrions faire
ressortir l’originalité. On a constamment tendance en philosophie à l’escamoter au profit des deux
autres. Il en est pourtant distinct », Austin, trad. fr. p. 115 (cf. angl. p. 103).
17
J’y maintiens la langue originale quand sa précision risque de faire défaut en français.
113
sophistique) est en effet un ordre philosophique et non pas un ordre austinien. Il
indique que « pour nous », philosophes et historiens de la philosophie, c’est le
logologique / l’illocutoire qui font question.
1
2
3
Locutoire
Perlocutoire
Illocutoire
Parler de
Parler à
Performer
Rhétorique
Sophistique
Philosophie
Normal statement
« Le chat est sur le paillasson »
[He obeys ]
meaning
« convaincre, persuader, empêcher
« Je m’excuse »,
et même surprendre ou induire en erreur » « La séance est ouverte »
« I got him to obey »
effects
« I ordered him and he obeys »
strenght,
force
(« sense and reference»)
(« producing of effects »)
(« bound
up
to
effects »)
of saying
Truth
by saying
in saying
Persuasion
Felicity
Les trois dimensions du langage
La révolution illocutoire ?
Austin réveille la philosophie de son sommeil apophantique. Partons de ce réveil
qui, à en croire Austin, est en train de « produire une révolution en philosophie » :
« Si quelqu’un veut l’appeler la plus grande et la plus salutaire de son histoire, ce
n’est pas, à y bien réfléchir, une prétention extravagante »18. La révolution consiste à
isoler des énonciations (utterances) qui sont grammaticalement des affirmations
(statements)19, ne sont pas des non-sens, ne constatent, ne décrivent ou ne rapportent
18
Austin, trad.fr. p. 39 (cf. angl. p. 4).
Il n’est pas agréable de devoir traduire statement par affirmation : une « affirmation » ne désigne pas
une phrase négative, une négation, en français ordinaire, alors qu’un statement peut bien être négatif.
« Le chat n’est pas sur le paillasson » est un statement, qui state un état de fait, et correspond plutôt à
un « énoncé », terme que certains traducteurs réservent pour utterance (voir l’introduction aux Ecrits
19
114
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
rien, ne sont ni vraies ni fausses, et qui sont « telles que l’énonciation de la phrase est,
ou est une partie de, l’exécution d’une action qu’on ne saurait normalement décrire
comme, ou ‘seulement’ comme, l’acte de dire quelque chose [as, or as ‘just’, saying
something]20 ». Il y a bien là de l’exceptionnel par rapport à la norme ontologique
aristotélicienne : une affirmation (pas une question ni une prière) qui, sans être horssens, est hors vérité. Il est vrai toutefois, aristotéliciennement vrai, que toute la
question de la fiction, via n’importe quel énoncé sur le bouc-cerf, sens sans référence,
est susceptible de s’engouffrer dans cette caractérisation si l’on arrête là la
description, et Austin quant à lui ne s’attardera guère à cette encombrante question21.
Les exemples, prévient Austin, sont « décevants » : si pointus, petits,
exceptionnels, le « oui » des mariés, « je lègue ma montre à mon frère », « je baptise
ce bateau le Queen Elisabeth », « je vous parie six pence qu’il pleuvra demain »...
Cependant, il appert qu’ils ont en commun une propriété caractéristique très
résistante : énoncer la phrase, ce n’est ni décrire ce que je fais ni affirmer que je le
fais, « c’est le faire », « it is to do it » 22. L’acte de parole, on l’a compris, n’est pas
l’acte de parler, mais l’acte dont on parle, l’acte qu’on énonce. C’est lui qui est acté,
exécuté, quand on l’énonce. Ou, comme le dit parfaitement Benveniste en
commentant la conférence d’Austin à Royaumont : « L’acte s’identifie donc avec
l’énoncé de l’acte. Le signifié est identique au référent », et, encore plus clair :
« L’énoncé est l’acte »23.
Quelques remarques s’imposent pour déblayer le terrain comparatif.
philosophiques, trad. Lou Aubert et A.-L Hacker, Paris, Seuil, 1994, p. 17-19). On remarquera 1)
qu’une ambiguïté de ce genre est déjà grecque : apophansis, « déclaration», a pour doublet apophasis,
du moins l’une des deux entrées apophasis du dictionnaire, qui signifie elle aussi « déclaration », alors
que l’autre entrée apophasis, indiscernable, signifie « négation » (et cela n’a pas été sans poser
quelques problèmes d’interprétation dans le De Interpretatione d’Aristote) 2) que, lorsque statement est
traduit par « énoncé » et utterance par « énonciation », en particulier dans les dernières conférences,
rien ne garantit dans ce que dit Austin que la différence statement /utterance soit superposable à la
différence « énoncé /énonciation » - pas plus, il est vrai, que la différence language / speech n’équivaut
au triplet « langue/ langage / parole » : la traduction ne fait pas de miracle.
20
Austin, angl. p. 5, cf. fr. p. 40.
21
Pour une topologie du sens aristotélicien qui assigne sa place à la fiction, je me permets de renvoyer à
La Décision du sens, op. cit., p. 58, et à son développement dans L’Effet sophistique, op. cit., p. 333336. La place de la fiction, et plus généralement du littéraire, est évidemment un point nodal de la
réflexion contemporaine sur Austin (voir par exemple Jacques Derrida, « Signature, évènement,
contexte », in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 365-393).
22
Austin, angl. p. 6, cf. fr. p. 41.
23
« La philosophie analytique et le langage », Les Etudes philosophiques n° 1, janvier-mars 1963,
repris dans Problèmes de linguistique générale, ch . XXIII, Paris, Gallimard, 1966, p. 274.
115
Il est manifeste d’abord, pour un médiéviste ou un juriste en tout cas, que
l’invention austinienne n’est pas si neuve ni si peu théorisée qu’il semble le dire. Son
exemple du legs ou du baptême en témoigne, comme toutes les formules des
sacrements, des serments et des lois. L’acte de parole intervient depuis toujours de
manière à la fois cruciale et marginale dans l’histoire de la pensée. C’est l’un des
enjeux de ce recueil que de baliser les domaines d’exception, par rapport à la norme
apophantique, que sont le sacré et le magique, depuis la création divine jusqu’à la
formule sacramentaire, le politico-juridique, avec le droit romain, le littéraire, avec le
statut du poète et de l’auctor.
Il est manifeste également que les exemples austiniens en tête d’épingle n’ont pas
grand chose à voir, comme affirmation d’une « troisième dimension » du langage,
avec l’amplitude de la « dynastie » du logos dont je suis partie et qu’en tout cas ils ne
sauraient se confondre avec elle.
Pour tenter de mieux comprendre le rapport entre la pointe qu’est le « performatif »
et la notion plus vaste, vague et générique, de « performance », je voudrais
commencer par quelques remarques sur leur famille terminologique.
Je voudrais ensuite effectuer la comparaison entre ces « troisièmes » dimensions
non pas directement, mais indirectement, par différence avec ce qu’elles ne sont pas
(les deux autres). Et montrer comment c’est finalement pour Austin lui-même la
difficulté de tracer une frontière nette entre perlocutoire et locutoire d’une part, entre
perlocutoire et illocutoire d’autre part, qui le conduit à proposer une notion plus vaste
et plus générique : celle de speech-act, mettons « acte de parole », beaucoup plus
proche de la « performance ».
Je retrouverai alors la logologie sophistique en deux points très précis : dans la
manière dont elle opère une lecture de la philosophie en termes de speech-act, avec
Gorgias lecteur de Parménide ; et dans la manière dont elle-même excède à la fois la
philosophie ou le régime locutoire normal, et la rhétorique ou le perlocutoire, avec
l’epideixis, qui ne décrit pas en termes de vérité, qui ne produit pas non plus
seulement un effet de persuasion, mais qui effectue avec félicité ce que j’appelle un
effet-monde.
116
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
« To perform » – « performance » et « performative », per-formatif et perlocutoire
Performative / « performatif » est une invention d’Austin, acclimatée dans le
français par Austin lui-même dès le Colloque de Royaumont24, et aussitôt justifiée et
appropriée par E. Benveniste : « Puisque performance est déjà entré dans l’usage, il
n’y aura pas de difficulté à y introduire performatif au sens particulier qu’il a ici. On
ne fait d’ailleurs que ramener en français une famille lexicale que l’anglais a prise à
l’ancien français »25.
L’anglais, dit le Klein’s Comprehensive Etymological Dictionary of English
Language, aurait forgé performance sur le vieux français « parfournir » (du latin
médiéval perfurnire) ou/et « parformer », avant que le français ne le lui emprunte au
moins trois fois, à en croire le Dictionnaire Culturel de la Langue française d’Alain
Rey. C’est un terme bilingue et en mouvement, qui réunit le sport (performancerecord, il appartient d’abord au vocabulaire des turfistes), la technique (performancerendement d’une machine), la psychologie (test de performance), la linguistique
(performance / compétence depuis Chomsky) et surtout l’art moderne, de l’exécution
d’une œuvre (en anglais la représentation théâtrale) à la modernité du happening. Il
est difficile de ne pas ajouter qu’aujourd’hui la performance occupe en France le
devant de la scène, avec l’évaluation et la culture du résultat, au risque de casser les
cœurs de métier 26. C’est aussi, du plus objectif au plus subjectif, l’acte, son actualité,
son actualisation, qui sont en jeu.
Quant à performatif , ajoute simplement Benveniste, il est régulièrement formé,
comme résultatif, prédicatif, ou son autre austinien, le constatif.
Ce qui m’intéresse cependant est la différence entre le nom et l’adjectif
substantivé. Seul l’adjectif performative (sentence, ou utterance, dont on fait l’ellipse
comme pour rhetorikê ou sophistikê <tekhnê>) est inventé et marqué par Austin ;
24
« Performatif-constatif », La Philosophie analytique, Paris, Minuit, 1962, p. 271-281
« La philosophie analytique et le langage », art. cit., note 4 p. 270.
26
Ainsi « Moi je vois dans l’évaluation la récompense de la performance. S’il n’y a pas d’évaluation, il
n’y a pas de performance» (Discours de M. le Président de la République à l’occasion du lancement de
la réflexion pour une stratégie nationale de la recherche et de l’innovation, Elysée, 22 Janvier 2009),
ou : « La culture du résultat et de la performance a toujours été au centre de mon action. Nous ne
devons avoir aucun tabou à l’égard des chiffres et j’ai toujours préconisé la plus grande transparence »
(Discours de M. le Président de la République. Réunion avec les principaux acteurs de la sécurité, de la
chaîne pénale et de l’Education nationale, 28 mai 2009).
25
117
quant au verbe to perform et au substantif performance, il n’est pas facile de faire la
part du sens courant et du sens marqué. J’ai tendance à penser (mais mon inventaire
n’est pas systématique) que c’est le sens anglais usuel qui fonctionne régulièrement,
même s’il ne peut pas ne pas être contaminé par la charge terminologique de
l’adjectif. Ainsi, on lit au ch. VIII, celui où apparaît la troisième sorte d’acte : We
shall call the performance of an act of this kind the performance of a ‘perlocutionary’
act and the act performed [...] a perlocution 27. La performance est clairement
indifférente au type d’acte performé (Austin conclut d’ailleurs la phrase qui précède
par l’expression : the performance of the locutionary or the illocutionary act ).
The performance of a perlocutionary act. Je voudrais signaler chemin faisant un
trouble terminologique que je suis apparemment la seule à éprouver, Austin n’ayant
quant à lui pas l’air d’en souffrir : il ne faut pas se laisser aller à confondre le per- de
perlocution avec le per- de performatif. Les deux n’ont rien à voir. Le per de
performatif, comme celui de performance, dénote l’accomplissement d’un « jusqu’au
bout » (apo-telei dans la phrase de Gorgias), alors que le per de « perlocution » dénote
le moyen, à savoir le bydu « by saying »28 : c’est « par le moyen » du dire, et non
« dans » le dire lui-même (« in saying » caractéristique de l’illocutoire ou
performatif), qu’agit le perlocutoire. Dans le per-formatif, l’énoncé est l’acte tel qu’en
lui-même, dans le per-locutoire, l’énoncé est le moyen d’agir et de produire un effet.
Cependant, lorsque j’ai choisi le vocable de « performance », dès L’Effet sophistique,
pour rendre epideixis (terminologique chez Platon de la discursivité des sophistes, j’y
reviendrai longuement), c’est qu’il me semblait propice à greffer sur la rhétorique
quelque chose de l’ordre de la Wirklichkeit — en opérant, si l’on peut dire, une
confusion des per.
Voyons à présent comment coupler terme à terme l’ancien et le nouveau.
27
Angl. p. 101. On ne retrouve pas la famille terminologique dans la traduction française, qui rend « to
perform an act » par « produire un acte », et la phrase citée par « Nous appellerons un tel acte un acte
perlocutoire, ou une perlocution » (p. 114). Cette non-traduction n’a rien de faux, elle révèle que
performance et perform sont non marqués.
28
Austin est évidemment parfaitement conscient de ce sens-là pour le per-locutoire ; ainsi : « Nous
dirons « par son acte de B-er, il C-a », plutôt que « en B-ant... ». Voilà pourquoi nous appelons C un
acte perlocutoire, et le distinguons de l’illocutoire » (fr. p. 118 / p. 107).
118
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
Locutoire/apophantique
Je crois que l’on peut accepter sans trop de peine l’équivalence entre le
« locutoire » ou « constatif » austinien et le « parler de » ou « apophantique »
aristotélicien. Dans les deux cas, il y va du régime normal du discours, celui que la
philosophie pense et pratique, lié au moins dans l’antiquité à l’ontologie et à la
phénoménologie, que l’on peut désigner par réduction comme « illusion descriptive »
et qu’Austin considère d’emblée comme celui auquel les philosophes ont seul prêté
attention29. Un normal statement est un logos apophantikos : « le chat est sur le
paillasson » vaut « Socrate est blanc ». Tous deux disent quelque chose, legein ti pour
Aristote et say something pour Austin, et même « disent quelque chose de quelque
chose ». Ils ont dans les deux cas un rapport au meaning, au sêmainein, à la
signification, c’est-à-dire généralement au sens et à la référence, et ils sont
susceptibles de vérité et de fausseté, true/false, alêthes /pseudos. Bref, on peut
superposer sans mal la description que donne Aristote de l’énoncé propositionnel au
début du De Interpretatione (ch. 1 et 4) et la description que donne Austin du
statement au tout début de Quand dire c’est faire, description rapide mais qui sera
reprise, explicitée ou complétée plus d’une fois dans la suite.
Perlocutoire/ rhétorique, ou l’évitement de la « rhétorique »
Il n’est pas très difficile non plus d’accepter l’équivalence entre perlocutoire et
rhétorique, à un certain nombre d’étrangetés près. On a déjà souligné une première
différence quant à l’émergence de la notion, comme troisième terme après le
constatif-apophantique et le performatif. De fait, c’est seulement à la huitième
conférence (huitième sur douze, donc dans le dernier tiers), intitulée « Locutionary,
Illocutionary, and Perlocutionary Acts », qu’intervient notre « troisième sorte
d’acte ».
29
« Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une affirmation [the business a
statement] ne pouvait être que de ‘décrire’ un état de choses ou ‘d’affirmer un fait quelconque’ [state
some fact], ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse [which it must do either truly or
falsely] » (ch. 1, trad. fr. p. 37 / angl. p. 1). Ou, après le sea-change, renvoyant à cette même « illusion
descriptive » de la première conférence : « on peut affirmer que les philosophes ont trop longtemps
[réduit] tous les problèmes à des problèmes d’‘usage locutoire’ » (8ème conf., trad. fr. p. 113 / angl. p.
100).
119
La rhétorique comme troisième, soit, mais à ceci près que le mot « rhétorique »
n’apparaît pas, ni dans ce chapitre ni, sauf erreur de ma part, où que ce soit dans le
livre. Toutes les caractéristiques y sont, mais pas le nom. Or, à coup sûr, Austin, grand
conférencier devant l’Aristotelian Society, n’ignorait pas Aristote qui, avec Kant, lui
sert à dessiner les contours de la philosophie transmise par une tradition qu’il
n’appelle pas continentale. Il y a là quelque chose de l’ordre de l’évitement. Qu’on me
permette une remarque. Si j’ai tant de plaisir à lire Austin, c’est que, comme Aristote,
trop honnête, il ne cache rien, bien au contraire, des points susceptibles de contrarier
la machine qu’il met en place : les expliciter le fait même régulièrement avancer.
C’est aussi pourquoi ce qu’il ne pense pas à dire alors qu’on l’attendrait, son point
aveugle si l’on veut, est du plus haut intérêt pour une interprétation et une suite.
L’évitement du mot rhétorique provient, je crois, d’une gêne
définitionnelle ou, plus exactement, d’une incommensurabilité. La rhétorique, comme
d’ailleurs la philosophie ou la sophistique, n’est pas un « statement ». Mais il faut
faire un pas de plus : s’il y a un statement normal ou propre à la philosophie, à savoir
le constatif par différence avec le performatif, il n’y a pas de statement propre à la
rhétorique. Austin ne donne jamais un exemple de statement perlocutoire, analogue à
« le chat est sur le paillasson » pour le locutoire traditionnel, ou à « la séance est
ouverte » pour l’illocutoire révolutionnaire (ce dernier genre donnant d’ailleurs lieu
pour sa part à une série de recensements, de distinctions et de taxinomies, aussi
volontaristes que problématiques, recommencées toujours avec allant, et toutes
étayées sur une foule d’exemples). Pour le perlocutoire, au lieu d’un statement
susceptible de guillemets, nous trouvons constamment quelque chose comme une
description de statements ou, plus exactement, une description d’actes perlocutoires :
« Thirdly, we may also perform perlocutionary acts : what we bring about or achieve
by saying something, such as convincing, persuading, deterring, and even, say,
surprising or misleading »30 . Sous le chapeau de la distinction-clef of saying, in
saying, by saying, on retrouve au sein du by saying les traits traditionnels
caractéristiques de la rhétorique peithous dêmiourgos, l’« ouvrière de persuasion » du
Gorgias et, comme telle, capable de tromper, mais aucun énoncé propre.
30
IX, p. 109, cf. fr. 119 : « Nous avons défini les actes perlocutoires : - actes que nous provoquons ou
accomplissons par le fait de dire une chose. Exemples : convaincre, persuader, empêcher, et même
surprendre ou induire en erreur » (les italiques dans l’anglais sont d’Austin).
120
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
L’impossibilité de définir par des traits intrinsèques un énoncé ou une énonciation
perlocutoire est corroborée par le fait que :
clairement, n’importe quel, ou à peu près n’importe quel, acte perlocutoire est, si les
circonstances s’y prêtent, susceptible d’être produit, avec ou sans préméditation, par
n’importe quelle énonciation, et en particulier par une énonciation purement et
simplement constative (à suposer qu’un tel animal existe)31.
Ainsi, en faisant remarquer apophantiquement que c’est là le mouchoir de votre
femme, je produis un effet perlocutoire majeur : je vous persuade qu’elle vous trompe.
Cette labilité extensive est liée à la définition complexe des actes perlocutoires, qui
ne se réduisent pas à un seul statement ni au statement seul. Ils engagent en effet, non
seulement une argumentation et une discursivité étendues dans le temps, mais la
réception par un auditoire : « actes que nous provoquons ou accomplissons par le fait
de dire une chose »32. Ce « ou », qui lie un acte (acte que nous accomplissons) et une
conséquence sur autrui (acte que nous provoquons), gère tant bien que mal la
différence entre celui qui parle et celui qui entend, caractéristique de la rhétorique
comme « parler à », bipolarisée entre un orateur et un auditoire. Le statement ne
saurait donc être l’unité de mesure qui convient à la rhétorique.
Le sea-change
D’une certaine manière, Austin traite la rhétorique / le perlocutoire comme fait la
philosophie : il lui confère une vocation à s’évanouir. On notera d’ailleurs que le
perlocutoire n’apparaît (fin de la conférence VII, puis VIII, IX, X) que pour mieux
disparaître (il n’en est plus question dans les deux dernières conférences). Pourtant
l’intervention du perlocutoire joue un rôle essentiel : celui de catalyseur pour le
célèbre sea-change, la « transformation marine »33 qui permet d’accéder à la théorie
générale des actes de discours. Hannah Arendt utilise parfois le même syntagme, à
31
Angl. p. 110, ma traduction, cf. fr. p. 120.
Trad. fr. p. 119 : « what we bring about or achieve by saying », angl. p. 109.
33
P. 150 (cf. fr. p. 152, « passage radical »). Il faut signaler une première occurrence de l’expression
sea-change, à propos de l’usage parasitaire ou de l’étiolement du langage, et en particulier du
performatif, dans l’itération ou la citation (par un acteur, dans un poème, mais aussi « généralement »),
évidemment pointée par Derrida dans l’article mentionné. Pour Austin, « un énoncé performatif sera
creux ou vide d’une façon particulière si par exemple il est formulé par un acteur sur une scène ou
introduit dans un poème ou émis dans un soliloque. Mais cela s’applique de façon analogue à quelque
énoncé que ce soit : il s’agit d’une transformation marine dûe à des circonstances spéciales » (angl.
p. 22, cf. fr. p. 55 « revirement »). Voir Stephen Mulhall « Sous l’effet d’une transformation marine :
crise, catastrophe et convention dans la théorie des actes de parole », Revue de Métaphysique et de
Morale, 2004/2, n° 42, p. 305-323.
32
121
côté de la phrase de René Char « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».
Austin comme Arendt tiennent à signifier que « le fil de la tradition est rompu » 34.
Cette « transformation marine », naturellement non-dialectique, ne laisse rien
subsister mais ne fait rien disparaître, comme dit Ariel dans The Tempest (I, 2) : « Full
fathom five thy father lies / Of his bones are coral made / Those are pearls that were
his eyes / Nothing of him that doth fade / But doth suffer a sea-change / Into
something rich and strange »35.
Le sea-change est désigné comme tel seulement dans la XIIème et dernière
conférence, et sobrement défini comme « ce qui réussit à faire passer de la distinction
performatif-constatif à la théorie des actes de discours » (150, cf . fr.152). Mais il
renvoie à « l’embrouillami » (tangle) évoqué à la fin de la VIIème conférence, qui
oblige à prendre « un nouveau départ » (a fresh start to the problem) :
Il est temps [...] de reprendre le problème à neuf. Il nous faut reconsidérer d’un point
de vue général les questions : en quel sens dire une chose [say something] peut-il être
la faire ? Ou en quel sens faisons-nous quelque chose en disant quelque chose [in
saying] ? (Et peut-être aussi, ce qui est un autre cas : en quel sens faisons-nous
quelque chose par le fait de dire quelque chose [by saying]?). Un peu de clarification
et de définition nous aidera peut-être à sortir de cet embrouillamini. Après tout, « faire
quelque chose » est une expression très vague : lorsque nous formulons une
énonciation, quelle qu’elle soit, ne « faisons-nous » pas « quelque chose » ? 36
C’est donc la huitième conférence, intitulée « Locutionary, illocutionary and
perlocutionary acts », qui opère effectivement le sea-change. L’aspect nomothétique
est souligné : Austin « baptise » l’acte locutoire (blur, 94/109), « nomme » l’acte
illocutoire (call, 98/112) 37, et introduit la « troisième sorte d’acte » qu’il « nomme »
perlocutoire (call, 101/114). Il distingue donc dès lors trois, et non plus deux, entités,
qu’il subsume sous le genre commun des « actes de discours » ; enfin il les définit de
manière harmonieuse ou commensurable : « to say something » (94/fr109) devient un
34
C’est le mouvement de « La brèche entre le passé et le futur », Préface à La Crise de la culture, trad.
fr. Paris, Gallimard, 1972, p. 12-27.
35
« Par cinq brasses de fond repose ton père, de ses os sont faits les coraux, les perles sont ce que
furent ses yeux, rien de lui ne s’évanouit, mais il subit une transformation marine en une chose riche et
étrange »
36
Fr. p. 107 (légèrement modifié), angl. p. 91s.
37
Notons que le mot « illocution » est apparu une fois auparavant et une seule, dans une note de la
première conférence visiblement ajoutée pour renvoyer à l’élaboration ultérieure (« Formuler une
énonciation constative [...], c’est émettre une affirmation. Formuler une énonciation performative,
c’est, par exemple, faire un pari. Voir plus loin, à propos des illocutions » fr. n. *** p.41, angl. n. 2
p. 6). On constate que c’est « locutoire » qui fournit l’éponymie à ses autres (« il... » et « per... »). En
revanche, c’est la notion d’« acte de langage » pensée à partir du performatif et non pas du constatif qui
fournira le genre commun.
122
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
« act of saying something », un « acte de dire quelque chose » (100/ fr113),
symétrique du by saying caractéristique du perlocutoire et de l’in saying de
l’illocutoire.
Voici, pour fixer les idées, une schématisation élémentaire du sea-change.
1ère taxinomie
sea-change
Constatif/ Performatif
2ème taxinomie
Locutoire/illocutoire/perlocutoire
(ch. 1-8)
(ch. 8-12)
statements, sentences
speech-acts
La « transformation marine »
À y regarder de plus près cependant, rien n’est résolu. L’intervention du
perlocutoire fait seulement passer l’illocutoire, objet propre d’Austin, d’une difficulté
à une autre. La première difficulté était celle d’opérer strictement la distinction, au
sein de la première taxinomie, entre performatif et constatif. D’où l’intervention de la
« troisième sorte d’acte », le perlocutoire, comme ressource pour résoudre la difficulté
et la transformation marine. Or cette transformation, qui produit une nouvelle
taxinomie à trois éléments, locutoire, illocutoire, perlocutoire, débouche sur une
seconde difficulté : celle d’opérer strictement la distinction entre illocutoire et
perlocutoire – sans compter que le locutoire n’est pas non plus réellement distinct.
Nous reviendrons sur ces difficultés.
Mais il faut souligner avec force que, si rien n’est résolu, tout est transformé. Car le
sea-change a opéré le passage d’une conception en termes de statements – nous avons
vu que le statement ne convient pas au perlocutoire, et que de là provient peut-être son
authentique effet de catalyse – à une conception en termes de speech-acts, avec une
nouvelle focalisation de l’intérêt. « The total speech-act in the total speech-situation is
the only actual phenomenon which, in the last resort, we are engaged in elucidating »,
123
« L’acte de discours intégral dans la situation intégrale de discours est en fin de
compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider »38.
Speech-act et performance
Avec le passage aux speech acts, nous gagnons un autre point de vue sur le rapport
entre performance et performatif, et une autre appréciation du rapport entre acte de
langage et langage comme acte. Je voudrais souligner ce qui change.
1) Locutoire et illocutoire : vérité et félicité
Repartons de la distinction constatif / performatif. Elle recoupe la distinction
vérité/ bonheur.
La vérité de l’énonciation constative ‘Il court’ dépend du fait qu’il coure. En revanche
[...] c’est le bonheur de l’énonciation performative ‘je m’excuse’ qui fait que je
m’excuse [it is the happiness of the performative ‘I apologize’ which makes it the fact
I am apologizing] ; et il dépend du bonheur de l’énonciation performative « Je
m’excuse » que je réussisse à m’excuser. Voilà un moyen de justifier la distinction
‘performatif-constatif’ – la distinction entre faire et dire »39.
Aristote le dit de la même manière pour le constatif : c’est parce que la neige est
blanche que « la neige est blanche » est une proposition vraie. Cependant, la
différence nous était apparue considérable entre la pointe (c’est parce que je dis « je
m’excuse » que je m’excuse), et la logologie sophistique, avec l’amplitude
« rhétorique » de son effet-monde ; c’est pourquoi l’analogie stricto sensu entre
apophantique
philosophique / performance
sophistique
d’une
part,
et
constatif / performatif de l’autre, nous paraissait si difficile.
Or c’est cette différence qui se comble lorsque se brouille la séparation entre
constatif et performatif. Comme le signale très justement Cavell40, ce qui produit la
38
Début de XII, p. 148, cf . fr. p. 151. C’est l’une des morals à tirer des analyses austiniennes.
Fr. p. 75, angl. p. 47.
40
Stanley Cavell, « La passion », dans Quelle philosophie pour le XXIème siècle, L’Organon du
nouveau siècle, J. Benoist et al. éd., Paris, Gallimard / Centre Pompidou, 2001, trad. Pierre-Emmanuel
Dauzat, p. 334-386, ici p. 335. Dans cet article, Stanley Cavell s’attache lui aussi à une réévaluation du
perlocutoire. Il s’agit pour lui de le penser comme « énonciation passionnée [passionate utterance] »
par différence avec le caractère conventionnel et légal du performatif : « Une énonciation performative
est une offre de participation à l’ordre de la loi. Et peut-être pouvons-nous ajouter : une énonciation
passionnée est une invitation à l’improvisation dans les désordres du désir » (p. 377). Bien évidemment
passion et rhétorique ont partie liée, comme suffirait à l’attester la phrase de L’Éloge d’Hélène dont
nous sommes partis. D’autant que, dit Cavell, « mon idée d’énonciation passionnée est donc, somme
toute, un souci de la performance » (p. 381). Mais Cavell ne s’intéresse pas à la différence
performance-performatif qui me préoccupe ici.
39
124
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
mise en crise de la distinction duelle de départ constatif/ performatif, c’est le fait que
la distinction vérité / félicité ne puisse se maintenir telle que. Il y a, à mon sens, deux
manières de décrire ce brouillage. Celle de Cavell, qui s’appuie sur l’avant seachange, et fait revenir le bonheur sous la condition de la vérité : « Nous sommes ainsi
amenés à affirmer ceci : pour qu’une énonciation performative soit heureuse, certaines
affirmations doivent être vraies »41. Austin constate alors, comme le rappelle Cavell,
qu’ « il existe des cas où il y a danger de voir s’effondrer la distinction initiale et
provisoire entre constatifs et performatifs »42. Et Cavell mue cette crise en victoire :
Pour ma part, je n’entends pas tant nier ces descriptions que souligner que ce moment
critique représente pour Austin une victoire insigne en ce qu’il montre que les
performatifs ont le même lien inéluctable avec les faits, que le processus d’évaluation
est le même43.
J’ai bien envie de voir la victoire ailleurs, en me fondant sur l’après sea-change.
De fait, « on pourrait dire qu’effectuer un acte locutoire en général, c’est produire
aussi et eo ipso un acte illocutoire – ainsi que je propose de l’appeler »44. C’est
pourquoi « la doctrine de la distinction performatif/ constatif est, par rapport à la
doctrine des actes locutoires et illocutoires au sein de l’acte de discours total, comme
une théorie restreinte [special] par rapport à la théorie générale »45. Eo ipso, le
locutoire est aussi un illocutoire, parce qu’il est d’abord un acte. Avec l’acte de
discours intégral, c’est la performance qui ramasse la mise. Le rapport de force
s’inverse. La vérité se trouve après le bonheur, comme un cas particulier. Ce qui
compte, et qui surprend, dans le rapport vérité-bonheur n’est pas tant que de la vérité
soit requise pour qu’un performatif puisse être heureux (oui, il y a un état du monde,
avec conditions et intention, qui détermine la félicité), mais c’est que la séance se
trouve de fait ouverte lorsque le performatif a été prononcé dans les conditions de
félicité. Autrement dit, quand le performatif est heureux, le constatif qu’il devient est
vrai. C’est, me semble-t-il, par là que nous passons au-delà du performatif,
indéfinissable stricto sensu, pour toucher à une performativité élargie à la
performance. Je voudrais le faire comprendre à partir d’un exemple récent et
remarquable. « Yes we can » est un énoncé formellement constatif, apophantique
41
Austin, fr. p. 73, cité par Cavell, ibid. p. 352.
Austin, fr. p. 80.
43
Cavell, ibid. p. 355.
44
Fr. p. 112 (« to perform a locutionary act is in general, we may say, also and eo ipso to perform an
illocutionary act, as I propose to call it », angl. p. 98). Cavell attire également l’attention sur cette
phrase.
45
Début de la XIIème conf. , angl. p. 148, ma trad ; cf. fr.151.
42
125
selon toute apparence. Mais dès qu’on le considère comme un acte de langage en
situation, on comprend que ce constatif était d’abord et avant tout un performatif,
jusqu’à Chicago Night, où il a gagné son statut de constatif conforme à l’usage
habituel. Comme le dit Gorgias, « ce n’est pas le discours qui représente le dehors,
c’est le dehors qui devient révélateur du discours »46. Tout constatif, dans certaines
circonstances que l’exemple sophistique nous permettra peut-être de mieux cerner, est
un performatif heureux qui est devenu vrai. Loin du « désert d’une précision qui se
veut comparative »47, nous reconnaîtrons que « la même phrase peut être employée
des deux façons selon les circonstances »48 et que, eo ipso, la différence
constatif / performatif considérée du point de vue de l’acte de langage s’élargit à la
différence ontologie / logologie, via la différence vérité / bonheur. Car la différence
entre les énoncés n’est pas une différence de nature, mais une différence d’usage, avec
tout ce que la notion comporte de flou et de dangereux pour l’ontologie, sur le mode
profondément sophistique du crh``sqai et des crhvmata grecs 49.
2) De l’apophantique comme acte de dire quelque chose
J’ajouterais que c’est plutôt le bonheur qui gagne, partageant en sophiste la
satisfaction qu’Austin éprouve à en faire voir des vertes et des pas mûres (c’est
l’équivalent que donne le Robert et Collins pour play old Harry50) au fétiche véritéfausseté. La vérité est un cas particulier de la félicité, c’est en ce sens que la
différence vrai / faux est un fétiche mis à mal, et c’est cela que nous retrouverons dans
l’analyse que Gorgias propose du Poème de Parménide. Pour revenir à la philosophie,
ce qu’il y a de vraiment nouveau par rapport à Aristote dans la description d’Austin
46
oujc oJ lovgo" tou' ejkto;" parastatikov" ejstin, ajlla; to; ejkto;" tou' lovgou mhnutiko;n givnetai,
cité par Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos VII, 85 (= 82 B 3 D.K., II, p. 282), commenté dans
L’Effet sophistique, op.cit., p. 70 sq.
47
Fr. p. 81.
48
Fr. p. 89.
49
Austin verse lui-même les difficultés à maintenir ses distinctions au compte de l’« usage du
langage », et de la notion même d’ « usage » aussi vide et polysémique que celle de sens. Ainsi pour la
distinction locutoire /illocutoire, à propos de l’eo ipso qui n’a rien de mystérieux, « le problème étant
plutôt le nombre de sens de so vague an expression as ‘in what way are we using it’ » (angl. p. 99, fr. p.
112), repris angl. p. 100 : « the different uses of the expression ‘use of language’, or ‘use of a sentence’
etc : - ‘use’ is a hopellesly ambiguous or wide word, just as is the word ‘meaning,’ which it has become
customary to deride ». De même pour la distinction illocutoire /perlocutoire : « We have already seen
how the expression ‘meaning’ and ‘use of sentence’can blur the distinction between locutionary and
illocutionary acts. We now notice that to speak of the ‘use’ of language can likewise blur the distinction
between the illocutionary and perlocutionary act » (angl. p. 103, cf. fr. p. 113). Sur l’usage dans son
rapport à la sophistique, je me permets de renvoyer à L’Effet sophistique, op. cit., en part. p. 225-236 et
324-326.
50
XIIème conférence, p. 150, cf. fr. p. 153.
126
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
advient, me semble-t-il, lorsque le point de vue normal, c’est-à-dire philosophique, sur
le normal statement, le cède au point de vue proprement austinien du speech-act
généralisé. C’est alors en effet que le constatif devient dans la seconde taxinomie : act
of saying something.
De cela, du moins, je ne vois nul équivalent aristotélicien possible. Parler est sans
doute pour Aristote, comme pour Homère et tous les Grecs, un certain type d’action,
cette action impliquant d’ailleurs toute une série d’actes physiques (phonation,
articulation etc..) et mentaux (intention de signifier, de désigner, communiquer) que
les traités physiques, logiques, métaphysiques, d’Aristote permettent de détailler51.
Mais aucune taxinomie avant Austin n’inscrit sous la notion d’acte trois types d’actes
distincts dans leur rapport au lovgoı, avec cette radicale économie prépositionnelle, ni
ne met par ce biais l’apophantique au niveau commun, en position non dominante.
Même si force est de noter que, à tout seigneur tout honneur, c’est en premier lieu cet
acte de dire quelque chose, dans la plénitude aristotélicienne de son sens normal, qui
est baptisé performance : « The act of ‘saying something’ in this full normal sense, I
call, i.e. I dub, the performance of a locutionary act »52.
51
Un travail de comparaison fin serait requis pour effectuer le parallèle entre la décomposition
aristotélicienne et la décomposition austinienne des actes requis pour levgein / issuing an utterance
(angl. p. 92) / produire une énonciation (fr. p. 108). Le vocabulaire austinien est explicitement grec,
mais il déplace le sens des termes, tant par rapport à leur usage aristotélicien qu’à leur usage
linguistique (« nous pouvons convenir », « nous appellerons » dit Austin, fr. p. 108, angl. p. 92s.). Pour
Austin, « dire quelque chose » (Aristote dirait legein ti), c’est accomplir trois actes, qu’il appelle
phonétique, phatique et rhétique. « Phonétique » désigne la production de sons (un animal peut donc
opérer un acte de ce type : c’est parfaitement aristotélicien) ; « phatique » désigne la production de
« sons d’un certain type », à savoir de mots appartenant à un certain vocabulaire et se conformant à une
certaine grammaire, donc production de phrases (il y a là conflagration de plusieurs étapes
aristotéliciennes, selon une autre visée que celle des étapes du de Interpretatione, puisqu’un exemple
plausible pour Austin pourrait être, au même titre que « le chat est sur le paillasson », un non-sens
(sinloss) grammaticalisé comme « l’actuel roi de France est chauve » ou « les idées vertes dorment
furieusement », mais non pas un non-sens agrammatical (Unsinn) comme « chat complètement le si »);
« rhétique » enfin, qu’il définit en faisant intervenir le sens et la référence : « the rhetic act is the
performance of an act of using these vocables with a certain more-or-less definite sense and reference »
( p. 95, cf. fr. 110, c’est moi qui souligne) ; on notera que les exemples « rhétiques » se restreignent au
discours indirect (« this is the so-called ‘indirect speech’ », p. 96) : « Il a dit que le chat était sur le
paillasson » si bien qu’il faut pour comprendre la tripartition accentuer le « certain » : le sens et la
référence, nommer et rapporter, sont des actes « ancillaires » effectués en effectuant l’acte rhétique
(« performed in performing the rhetic act », 97 ; cf. fr. p. 111). Austin conclut « Bien que ces
considérations soient d’un grand intérêt, elles n’éclairent pas pour autant notre problème d’opposition
entre énonciation constative et énonciation performative » (angl. p. 98, cf. trad. fr. p. 112 mod).
Pourquoi les fait-il alors ? Je donne pour l’instant ma langue au chat sur le paillasson.
52
Début du ch. VIII, p. 95. « J’appelle (je baptise) l’acte de ‘dire quelque chose ‘ dans ce plein sens du
terme : exécution d’un acte locutoire » , trad fr. p. 109, où l’on touche du doigt la difficulté de traduire
performance par « exécution ».
127
C’est ainsi que la philosophie est intégrée comme une modalité, une tonalité de la
performance. La performance se confond avec la parole comme acte et se distingue du
performatif, qui en constitue comme la fine pointe. Il ne peut plus s’agir dès lors de
tenter d’établir une « liste de verbes performatifs explicites », mais seulement « a list
of illocutionary forces of an utterance », une liste des forces illocutoires d’une
énonciation (et non pas des « valeurs illocutoires de l’énonciation », comme dans la
traduction, qui essentialise à nouveau) 53. Nous voilà de retour à la rhétorique : est-il si
simple de différencier la valeur illocutoire de la valeur perlocutoire ?
3) Illocutoire et perlocutoire: la force ou l’effet ?
Repartons du perlocutoire, et de la « troisième sorte d’acte » :
Comparons à la fois l’acte locutoire et l’acte illocutoire avec encore une troisième
sorte d’acte.
Il y a encore un autre sens (C) selon lequel performer un acte locutoire, et par là
[therein] un acte illocutoire, peut être aussi performer un acte d’une autre sorte. Dire
quelque chose produira souvent, ou même normalement, comme conséquences
certains effets [produce certain consequential effects] sur les sentiments, les pensées
ou les actions de l’auditoire [audience], ou de l’orateur [speaker], ou d’autres
personnes [other persons – qui d’autre ?]: et cela peut être fait avec le dessein,
l’intention, ou le but de provoquer ces effets [with the design, intention or purpose of
producing them] [...] Nous appellerons la performance d’un acte de cette sorte
performance d’un acte ‘perlocutoire’, et l’acte performé [...] une ‘perlocution’54.
Plusieurs remarques s’enchaînent.
D’abord, le passage d’un type d’acte à l’autre (therein, une première manière de
dire eo ipso) est normal et les limites sont floues. Même si des critères de
différenciation ou des marques de reconnaissance sont possibles, le sea-change oblige
à abandonner toutes les dichotomies (et pas seulement celle entre constatif/performatif
que mentionne Austin) et toutes les races « pures » (« la notion de pureté des
performatifs ne survivra pas, sauf peut-être à la marge »), au profit de « familles plus
générales d’actes de discours liés et en recouvrement »55. De fait, les exemples d’actes
performatifs sont d’emblée impurs, métissés tantôt de locution : ainsi « He persuaded
me to shoot her », baptisé Ca, C pour perlocutoire et a pour renvoyer au A de la
locution (qui s’énonce quant à elle « He said to me ‘Shoot her !’ meanig by ‘shoot’
53
« What we need is a list of illocutionary forces of an utterance », 150, cf. fr. 152.
Angl. p. 101, ma traduction (cf. fr. p. 114).
55
Angl. p.150, cf. fr. p. 153. On avait déjà : a straightforward constative utterance (if there is such an
animal) » p. 110 (fr. 120, « une énonciation purement et simplement constative (à supposer qu’un tel
animal existe »), voir supra p. [19].
54
128
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
shoot and referring by her her ») ; tantôt d’illocution : « He got me to shoot her »,
baptisé Cb, B désignant l’illocutoire (qui s’énonce quant à lui « He urged (or advised ,
ordered etc...) me to shoot her »)56. C’est d’ailleurs pourquoi « rien ne nous empêche
de tirer un trait là où nous le voulons et où cela nous arrange» 57.
Le critère de différenciation du perlocutoire, bien souligné, est la production
d’effets, qui doivent être intentionnels, voulus, non accidentels, en quoi précisément
ils relèvent de quelque chose qui ressemble à l’art rhétorique. Il n’est pas si fréquent
cependant en rhétorique de tenir compte des effets produits sur l’orateur lui-même, ni
sur d’autres personnes que l’auditoire (lequelles ? les téléspectateurs, les lecteurs ? ou
bien les personnes dont on parle, Hélène par exemple telle que louée par Gorgias,
elles qui constituent le reste du monde, et jusqu’au monde lui-même à travers elles?).
Le perlocutoire rejoint par là, à son tour, une performance logologique de type
sophistique, décrite par la phrase emblématique de Lyotard : « Ce n’est pas le
destinataire qui est séduit par le destinateur. Celui-ci, le référent, le sens ne subissent pas
moins que le destinataire la séduction exercée »58 .
Les effets justement. C’est là que la différence entre perlocutoire et illocutoire est à
la fois constamment soulignée et qu’elle échappe constamment. Nous avons été
prévenus : « la différence entre illocutions et perlocutions paraît plus que toute autre
susceptible de faire problème »59 . Rappelons une dernière fois les critères.
L’illocutoire fait quelque chose in saying, « en le disant » (« je m’excuse »), il a une
« force » et est susceptible de « succès » ou d’ « échec » (felicity / unfelicity). Le
perlocutoire fait quelque chose by saying, « par le fait de dire », il a un « effet » et
produit des conséquences – en quoi, et cela vaut d’être noté, il se place d’emblée
plutôt du côté du bonheur que de la vérité. Mais la différence entre illocutoire et
perlocutoire, entre force et effet, est d’autant plus labile que l’illocutoire, pour être
heureux ou accompli, est lui-même « lié à des effets », bound up with effects. L’acte
56
Le commentaire d’Austin, qui suit dans le manuscrit de 1958 (rapporté en note par Gilbert Lane,
p. 115), me paraît très approprié : « 1/ Tout ceci manque de clarté ; 2/ dans tous les sens qui importent
[A = locutoire et B = illlocutoire par opposition à C = perlocutoire] les énonciations ne sont-elles pas
toutes performatives ? ». Cette tambouille des exemples est encore plus suspecte quand on l’immerge
dans la différence des langues. Mais l’importance du rhème, comme discours indirect, montre le bout
de son nez. C’est ici qu’il faudrait placer l’analyse des exemples de perlocutoires donnés par Cavell
dans son article.
57
Fr. p. 123 L’anglais dit : « it does not seem to prevent the drawing of a line for our present purposes
where we want one », p. 114, à propos des conséquences de l’acte illocutoire (« Rien ne nous empêche
de tirer un trait qui convienne à ce que nous voulons faire pour l’instant là où nous en voulons un »).
58
Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, § 148.
59
Fr. p. 120, angl. p. 110.
129
illocutoire est « lié à » des effets, soit mais son propre n’est pas, comme l’acte
perlocutoire, d’en « produire »60. D’un côté donc la liaison extrinsèque, de l’autre la
production conséquente, on devrait pouvoir faire la différence.
Mais ce n’est décidément pas si simple. Car, décrivant cette liaison illocutoire,
Austin écrit qu’« un effet doit être produit sur l’auditoire pour qu’un acte illocutoire
puisse être tenu pour achevé [an effect must be achieved on the audience if the
illocutionary act is to be carried out, c’est moi qui souligne] »61. Telle est, pour le
moins ambiguë, la première des trois manières selon laquelle les actes illocutoires
sont « liés à » des effets. Examinons-les toutes les trois de plus près :
a) securing of uptake (« s’assurer d’avoir été bien compris ») :
Un acte illocutoire n’aura pas été effectué avec bonheur, ou avec succès, si un certain
effet n’a pas été produit. Cela ne signifie pas pour autant que l’acte illocutoire soit luimême la production d’un certain effet. Simplement on ne peut dire que j’ai averti un
auditoire s’il n’a pas entendu mes paroles ou ne les a pas prises en un certain sens. Un
effet doit être produit sur l’auditoire pour qu’un acte illocutoire puisse être tenu pour
achevé 62.
Si personne n’a compris que la séance est ouverte ou que je m’excuse, alors c’est
comme si je n’avais rien dit. Le rôle de l’auditoire est dirimant, autant qu’en
rhétorique. Et la casuistique s’en donne à cœur joie (peut-on baptiser quand on est
muet, ou en langue étrangère ?)
b) taking effects (« prendre effet », à ne pas confondre avec « produire des
conséquences ») ; l’exemple est assez clair : « "Je baptise ce bateau le Reine
Elisabeth" a seulement pour effet de nommer ou baptiser le bateau ; et certains actes
ensuite – comme de l’appeler le Généralissime Staline seraient alors nuls et non
avenus ». L’arbitraire est là clairement revendiqué : « rien ne nous empêche de tirer
un trait là où nous le voulons et où cela nous arrange, c’est-à-dire entre l’achèvement
de l’acte et toutes ses conséquences [between the completion of the illocutionary act
60
« Néammoins, il y a [...] trois manières dont les actes illocutoires sont liés à des effets : et elles se
distinguent toutes de la production d’effets qui caractérise l’acte perlocutoire » (fr. p. 125). La 2ème éd.
anglaise opère ici un résumé plus clair : «So here are three ways, securing uptake, taking effect, and
inviting a response, in which illocutionary acts are bound up with effects ; and these are all distinct
from the producing of effects which is characteristic of the perlocutionary acts (p. 118, c’est moi qui
souligne). Il sera repris au début de la 10ème conférence, fr. p. 129, angl. p. 121.
61
Trad. fr. p. 124, angl. p. 116.
62
Ibidem, p. 124 et 125 pour tout ce qui suit [angl. p. 115-116]
130
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
and all consequences thereafter ] »63. Car où s’arrête exactement l’effet sur le
monde ?
c) inviting response (« inviter à répondre »). La différence avec la réponse au
perlocutoire est encore plus délicate, puisque c’est l’action de l’autre qui constitue la
réponse. Les exemples exemplifient aussi les difficultés à opérer les distinctions. La
différence vraiment livresque, une différence de papier qui ne me paraît renvoyer à
aucun sentiment linguistique, passe entre : « J’ai ordonné et il a obéi [I ordered him
and he obeyed]», et : « Je l’ai fait obéir [I got him to obey] »64. La seconde
formulation implique, si je comprends bien, un acte perlocutoire de persuasion, lié à
des moyens divers, de type rhétorique comme des « incitations », une « présence
personnelle », mais aussi, éventuellement, une « influence pouvant aller jusqu’à la
contrainte » ; et cet ensemble peut contenir un acte illocutoire différent de l’ordre
(« comme quand je dis : Je le lui ai fait faire en affirmant x [I got him to do it by
stating x] ». J’avoue que ces subtilités me troublent, au point que je ne cherche plus à
tracer une ligne entre force et effet.
Les exemples nous l’indiquent déjà, nous aurions du mal à nous en tenir à un
critère grammatical, si lâche soit-il65. Même la différence « en »/ « par » (in / by), qui
est définitionnelle et semble « particulièrement apte » à faire reconnaître les
illocutoires et les perlocutoires, ne peut pas nous fournir un test fiable66. De fait, la
véritable singularité de l’illocutoire, à laquelle je n’ai pas encore fait droit, est la
convention : « Les actes illocutoires sont conventionnels, les actes perlocutoires ne le
sont pas », « L’acte <illocutoire> n’est pas essentiellement constitué par l’intention ou
le fait, mais par la convention (qui est, bien sûr, un fait) »
. C’est elle qui peut
67
éclairer la différence entre effets et conséquences : « Il y a évidemment une différence
63
Fr. p. 123, angl. p. 114
Fr. p. 125s, angl. p. 117s
65
Je laisse de côté cette discussion, qui devrait faire intervenir Benveniste et son étonnement qu’Austin
ne s’en tienne pas à ce critère qui est le seul sûr à ses yeux : « Un énoncé est performatif en ce qu’il
dénomme l’acte performé, du fait qu’Ego prononce une formule contenant le verbe à la 1ère personne du
présent » (art. cit. p. 274). Ce test très simple, « employé avec précaution », peut donner, dit Austin,
une liste de verbes de l’ordre de 10 puissance 3, qui est celle des « verbes performatifs explicites »,
toujours liés à des actes illocutoires (fr. p. 152, angl. 149). La difficulté tient évidemment à ce que,
après le sea-change, il ne s’agit plus d’énoncés, mais d’actes en situation.
66
« ‘In saying I would shoot him I was threatening him’
‘By saying I would shoot him I alarmed him’
Will these linguistic formulas provide us with a test for distinguishing illocutionary from
perlocutionary acts ? They will not » (angl. p. 122s ; fr. p. 130). « These formulas are at best very
slippery tests » (angl. p. 131, fr. p. 136).
67
Fr. p.129, angl. p. 121 ; fr. p. 134, angl. p. 127.
64
131
entre ce que nous tenons pour la production réelle d’effets réels et ce que nous
considérons comme de simples conséquences conventionnelles »68. Cependant, là
encore, les choses ne me semblent pas si simples. On retombe dans l’arbitraire de la
ligne : quand j’ai dit « oui » le jour de mon mariage, la simple conséquence
conventionnelle (me voilà mariée) était-elle séparable des effets réels ? Et la
rhétorique de son côté se conçoit-elle sans conventions, tovpoi et e[ndoxa, à
manipuler ? Il ne s’agit sans doute pas d’effet / de conséquence / de convention au
même sens, mais où passent les lignes de sens ?
Il est certain que les distinctions sont « arbitrarisées » par la transformation marine.
J’ai simplement voulu montrer ici comment le passage à la théorie générale des actes
de langage mettait à mal, non seulement la différence entre constatif et performatif, et
non seulement la différence entre locutoire, illocutoire et perlocutoire, mais aussi la
différence entre performance et performatif.
III
Points d’applications sophistiques
critique de l’ontologie et politique
Austin se réjouit tout à la fin de ses conférences de « mettre en pièces deux fétiches
(que je suis -dit-il- assez enclin, je l’avoue, à maltraiter...), à savoir : 1) le fétiche
vérité-fausseté, et 2) le fétiche valeur-fait [value-fact] »69 . Ce point d’arrivée constitue
sans doute le meilleur point de départ d’une comparaison avec la sophistique. Je
prendrai deux exemples, que je traiterai d’autant plus schématiquement qui’ils ont été
développés ailleurs chacun pour soi70. Considérer avec Gorgias le Poème de
68
Fr. p. 115, angl. p. 103 : « There is clearly a difference between what we feel to be the real
production of real effects and what we regard as mere conventional consequences ».
69
XXIIème et dernière conf., fr. p. 153 ; angl. p. 151.
70
Pour Parménide, voir L’Effet sophistique, op.cit., 1ère partie, 1 et Parménide, Sur la nature ou sur
l'étant. Le grec, langue de l’être ? Paris, Seuil, Points-bilingues, 1998. Pour Hélène, voir L’Effet
sophistique, op.cit.,1ère partie, 2, et Voir Hélène en toute femme. D'Homère à Lacan, illustrations de
M. Matieu, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2000. Plus généralement, sur la politique
(sophistique) comme effet de langage, voir L’Effet sophistique, op.cit., 2ème partie. Dans ce qui suit, je
condense des analyses données au début de « Sophistique, performance, performatif », Bulletin de la
132
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
Parménide comme un speech-act, c’est mettre en pièce le fétiche vérité / fausseté, et
faire primer la félicité sur la vérité. Considérer avec Gorgias l’Éloge d’Hélène comme
une performance capable de produire une Hélène innocente, c’est se jouer du fétiche
valeur / fait.
Comment Gorgias lit le Poème de Parménide comme un acte de langage
Dans la lecture que le traité de Gorgias Sur le non étant ou sur la nature opère du
poème de Parménide Sur la nature ou sur l’étant, tout tourne autour de la façon dont
se nouent l’être et le dire. De deux choses l’une, brutalement tranché. Ou bien il y a de
l’être, esti, es gibt sein, et la tâche de l’homme est de le dire fidèlement : ontologie
apophantique et constative, dévoilement et vérité, de Parménide à Heidegger et
d’Aristote à Austin lecteur de la philosophie. Ou bien l’être n’est et n’est là que dans
et par le poème, le constatif n’est qu’apparent car il n’est jamais que le produit d’une
performance illocutoire : l’être est un effet de dire, un acte de parole réussi, de
Gorgias à Austin.
La procédure de Gorgias consiste simplement à attirer l'attention sur les opérations
et les conditions de l’ontologie, comme dire producteur de l’être. Elles tiennent
d’abord à un certain usage que le poème fait de la langue grecque. Très caractéristique
est la manière dont le Poème fait passer de e[sti esti à to; o[n, du verbe au participe
sujet-substantif, en jouant sur l’ensemble de ce que seront les sens de e[sti : « il est
possible », « il est vrai que », « est » au sens de copule et d’identité, « est » au sens
d’existence, en faisant ainsi travailler, pour le dire en termes post-aristotéliciens,
l’homonymie ou, du moins, le pollacw`ı, et l’amphibolie. L’étant, le fameux to; ejovn
du fragment VIII, a été ourdi par le poème, c’est un résultat et non un constat. Il y a là,
me semble-t-il, une manière radicale de faire entendre le Poème comme un total
speech-act in a total speech-situation plutôt que comme une série de statements, et de
faire sentir la force illocutoire de chaque phrasé constatif. Le Poème, donc, comme un
acte de langage, avec cette précision nouvelle que l’acte de langage est, au moins
aussi, ce que j’aimerais appeler en français un « acte de langue » – mais pourquoi cela
ne conviendrait-il pas à un « total speech act » ? La différence des langues demeure
Société Française de Philosophie, n° 2006/ 4 (paru en 2007), conférence qui ouvrait mais pour la
laisser béante la question performance-performatif.
133
sans doute étrangère à Austin, non-topique, mais il n’en va certes pas de même de
l’intimité et de la singularité idiosyncrasiques de la langue qu’il parle et dont il parle.
L’effet de limite ou de catastrophe produit par la critique sophistique de l’ontologie
consiste à montrer que, si l’ontologie est rigoureuse, c’est-à-dire si elle ne constitue
pas un objet d’exception par rapport à la législation qu’elle instaure, alors c’est un
chef d’œuvre sophistique. Ce qui importe dès lors, ce n’est pas un être qui serait soidisant déjà là, mais l’être que le discours produit. Gorgias fait mesurer l’ampleur du
changement de paysage : le plus sûr principe d’identité n’a plus pour formule « l’être
est », ou « l’étant est étant », mais – c’est encore une phrase du Traité – « celui qui
parle parle », et même « celui qui dit dit [...] un dire »71. Le Poème de Parménide,
comme le Traité de Gorgias, est un acte de langage, la différence étant qu’il tente de
cacher – ou de se cacher à lui-même – sa « troisième dimension ».
La présence de l’Être, l’immédiateté de la Nature et l’évidence d’une parole qui a
en charge de les dire adéquatement, s’évanouissent ensemble : le physique que la
parole avère fait place au politique que le discours performe. Où l’on atteint en effet
grâce aux sophistes – les « maîtres de la Grèce » disait Hegel – la dimension du
politique comme ajgorav pour un ajgwvn : la cité est une création continue du langage,
de l’ordre de la réussite et non de la vérité.
Epideixis et performance : effet rhétorique et effet-monde
Le statut de l’ejpivdeixiı est central dans cette perspective, et le terme, que l’on
peut très justement traduire par « performance » – au sens large dont nous avons vu la
légitimité austinienne – vaut qu’on s’y attarde.
jEpivdeixiı est le nom même que la tradition attribue à la discursivité sophistique.
Le terme est consacré par Platon (par exemple Hippias majeur, 282c, 286a ; Hippias
mineur, 363c ; Gorgias, 447c) 72, et désigne le discours suivi de Prodicos, d'Hippias,
71
Kai; levgei oJ levgwn [...] ajrch;n ga;r, ouj levgei de; crw``ma, ajlla; lovgon De MXG (c’est l’autre
version du Traité transmise anonymement en queue du corpus aristotélicien), G. §10, 980b (édité et
traduit dans Si Parménide, Lille, PUL-MSH, 1980, p. 540-541).
72
Il est vrai qu’on ne s’en apercevrait pas en lisant les traductions. Ainsi on trouve successivement,
dans le prologue du Gorgias, Calliclès : « Gorgias vient de nous faire entendre une foule de belles
choses » [polla; ga;r kai; kala; Gorgivaı hJmi``n ojlivgon provteron ejp edeivxato] ; Chéréphon :
« J’obtiendrais de lui une nouvelle séance [ejpideivxetai hJmi``n] ; Calliclès : « il vous donnera une
séance [ejpideivxetai uJmi`n] ; Socrate : « il pourra comme tu dis nous en donner le plaisir une autre fois -
134
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
de Gorgias, que, par opposition au dialogue par questions et réponses qu'affectionne
Socrate, on peut seulement répéter, reproduire expressis verbis tant la formulation et
son énonciation comptent.
Renvoyant à la dei`xiı, la « monstration », index pointé, l’ejpivdeixiı ne se
comprend que par contraste avec l’ajpovdeixiı. L’ajpovdeixiı est grosse de tous les
ajpov (ajpofaivnesqai, ajpovfansiı) caractéristiques de la phénoménologie73 : c’est l'art
de montrer « à partir de » ce qui est montré, en faisant fonds sur lui, de « démontrer » ;
elle
signale
le
domaine
de
l’apophantique / constatif
et
du
dévoilement / vérité. L’ejpivdeixiı est l'art de montrer « devant » et de montrer « en
plus », suivant les deux grands sens du préverbe. Montrer « devant », publiquement,
aux yeux de tous : une ejpivdeixiı peut être ainsi une démonstration de force
(déploiement d’une armée, chez Thucydide par exemple, ou démonstration de foule),
une manifestation, une exposition74. Mais aussi montrer « en plus », en montrer
« plus » à l’occasion de cette publicité : en faisant étalage d’un objet, on se sert de ce
qu’on montre comme d’un exemple ou d’un paradigme, on le « sur-fait » – « faire
d’une mouche un éléphant » dit Lucien, ce qui consonne avec la pratique des éloges
paradoxaux, celui de la calvitie comme celui, contemporain, de la « cruche » par un
Francis Ponge revendiquant lui aussi l’hubris, « sans vergogne ». Et l’on se montre
ainsi soi-même « en plus », comme orateur de talent, capable des contraires, ou
comme vraiment « poète », à savoir : faiseur. Il y va donc, au sens large, d’une
« performance », improvisée ou non, écrite ou parlée, mais toujours rapportée à
l’apparat, à l’auditeur, au public ; et, au sens restreint très précisément codifié par la
rhétorique d’Aristote, de l’« éloge » ou du « blâme » qui dit le beau ou le honteux et
vise le plaisir, c’est-à-dire de l’éloquence épidictique.
Avec la sophistique, les deux sens de performance et d’éloge se conjuguent et
s’amplifient l’un l’autre : la plus mémorable epideixis de Gorgias (le one man show
qui l’a rendu célèbre à Athènes, c’est-à-dire pour toujours et dans le monde entier),
c’est cette epideixis, l’Éloge d’Hélène, où « louant le louable et blâmant le blâmable »
[th;n de; a[llhn ejpideixin eijsau``qiı] (Croiset, Paris, Belles Lettres), et la variation
« présentation » / « démonstration » (Canto, Paris, Flammarion).
73
Il suffit de se reporter au §7 de Être et Temps de Martin Heidegger.
74
L’une des occurrences les plus instructives du terme « hors rhétorique » chez Aristote est du grand
ancêtre Thalès, qui prend sa revanche sur la servante thrace en inventant le monopole sur les pressoirs à
huile pour jouer sur l’offre et la demande, « sage », mais non « prudent », il est dit « faire epideixis montre, preuve, étalage - de sa sagesse » (19). (Aristote, Politique, 1259a).
135
il n’en a pas moins réussi à innocenter l’infidèle que tous accusent depuis Homère. Le
supplément de dei`xiı qu'est l'ejpivdeixiı parvient ainsi à faire virer le phénomène en
son contraire : l’objet devient aux yeux de tous, « objectivement » donc, l'effet de la
toute-puissance du lovgoı. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tout éloge est en
même temps, voire avant tout, un éloge du lovgoı – et c’est de là que nous sommes
partis : « Le discours est un grand souverain, qui avec le corps le plus petit et le plus
imperceptible des corps, performe les actes les plus divins » (§8).
Je voudrais souligner qu’il s’agit, par delà la diférence ontologie-logologie, d’un
moment d’invention politique : la performance consiste d’abord à faire passer de la
communion dans les valeurs de la communauté (y compris la communion dans les
valeurs partagées de la langue, via le sens des mots et des métaphores, comme le
souligne Nietzsche 75) à la création de valeurs nouvelles.
Les deux premiers paragraphes de l’Éloge d’Hélène témoignent de ce passage et
commencent à le produire :
(1) Ordre, pour la cité, est l’excellence de ses hommes, pour le corps, la beauté, pour
l’âme, la sagesse, pour la chose qu’on fait, la valeur, pour le discours, la vérité. Leur
contraire est désordre. Homme, femme, discours, œuvre, cité, chose, il faut, à ce qui
est digne d’éloge, faire l’honneur d’un éloge, à ce qui en est indigne, appliquer un
blâme ; car blâmer le louable ou louer le blâmable est d’une égale erreur et d’une
égale ignorance.
(2) C’est au même homme qu’il appartient de dire avec rectitude ce qu’il faut, et de
contredire <…> ceux qui blâment Hélène, femme qui rassemble, en une seule voix et
en une seule âme, la croyance des auditeurs des poètes et le bruit d’un nom qui porte
mémoire des malheurs. Moi, je veux, donnant logique au discours, faire cesser l’accusation contre celle dont on entend tant de mal, démontrer que les blâmeurs se
trompent, montrer la vérité et mettre fin à l’ignorance.
(82 DK 11 §8, t. II, p. 288s ; ma traduction)
75
« Jusqu’à présent, nous n’avons entendu parler que de l’obligation qu’impose la vérité pour exister :
être véridique, c’est employer les métaphores usuelles ; donc en termes de morale, nous avons entendu
parler de l’obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style
contraignant pour tous. L’homme oublie assurément qu’il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment
donc de manière désignée et selon des coutumes centenaires - et précisément grâce à cette inconscience
et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité. Sur ce sentiment d’être obligé de désigner une chose
comme ‘rouge’, une autre comme ‘froide’, une troisième comme ‘muette’ s’éveille une tendance
morale à la vérité », « Introduction épistémologique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral »,
Eté 1873, Le Livre du philosophe, trad. Marietti, Paris, Aubier 1969, p. 183.
136
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
C’est ainsi que la liturgie (kovsmoı, kavlloı, sofiva, ajrethn, ajlhqeiva) ouvre, via
la manière dont un « moi » donne logismovn au lovgoı – « venez passer de l’un à
l’autre en mon discours »76 – sur un happening qui performe un autre monde.
Il me semble que nous sommes là au plus près de la frontière labile entre
« perlocutionnaire », avec effet rhétorique sur l’autre by saying, subjectif pourrait-on
dire (Austin parle alors, on s’en souvient, d’« actes que nous provoquons ou
accomplissons par le fait de dire une chose, exemple convaincre, persuader, empêcher
et même surprendre ou induire en erreur »77), et « illocutionnaire », le plus « actif »
des actes de langage, capable de changer directement l’état du monde in saying, et
débordant en tout cas le perlocutionnaire avec quelque chose comme un immédiat et
objectif effet-monde, qu’il n’est pas absurde d’appeler « force ». Quoi qu’il en soit,
d’Euripide à Offenbach ou Hoffmansthal, je ne saurais dire si l’innocence d’Hélène
est désormais une valeur ou un fait.
IV
Perspectives de travail
Une généalogie du performatif : « Je te prends les genoux »/ « Ceci est mon
corps»/ « La séance est ouverte »
Je voudrais pour conclure indiquer les deux directions que j’ai commencé
d’explorer en me servant de cet « embrouillamini » austinien comme d’un tremplin.
La première est une généalogie du performatif, dans son rapport avec la
performance et l’acte de langage total. Austin, s’appuyant sur Jespersen et sa
conception très discutable d’un « langage primitif », suggère que « historiquement, du
point de vue de l’évolution du langage, le performatif ne serait apparu qu’après
certaines énonciations plus primaires », sous forme notamment de « performatifs
implicites, inclus (comme parties d’un tout) dans la plupart des performatifs explicites
76
Fevre dh ; pro;ı a[llon ajp∆ a[llou metastw` lovgon, ibid, §9 (82 B 11 DK, II p. 290, l. 25) : c’est
ainsi que Gorgias ponctue son éloge de la poésie, en attirant l’attention sur l’acte de langage en train de
s’accomplir et d’opérer.
77
Austin, fr . p. 119.
137
[...] (‘je ferai’ par exemple serait apparu avant ‘je promets que je ferai’) » 78 ; avec le
constatif et le performatif, il ne s’agirait pas tant de « deux pôles » que d’une
« évolution historique ». Je propose de distinguer pour ma part trois âges ou trois
modèles du performatif au sens restreint, qui peuvent évidemment entrer en
recouvrement. Un performatif païen, poétique et politique, un performatif chrétien,
religieux et sacramentaire, et un performatif sécularisé, socialisé ou sociologisé. Ils
constituent trois modèles que l’on peut exemplifier ainsi : « Je te prends les genoux »/
« Ceci est mon corps »/ « La séance est ouverte ».
Le premier est évidemment le moins connu, c’est pourquoi je m’y attarde un
instant. C’est le kerdalevon mu`qoı, sur kevrdoı, « gain, profit, avantage », ce
« discours gagnant » qu’adresse Ulysse à Nausicaa quand il l’aperçoit : « je te prends
les genoux », dit-il au lieu de lui prendre les genoux en se conformant à la gestuelle
du suppliant, car, dit-il encore : « j’ai trop peur de te prendre les genoux » 79 . Le dire :
seule manière de les lui prendre, nu comme il est avec le rameau feuillu qu’il tient
devant son sexe (et qu’il lâcherait ...), sans effrayer la jeune fille. Ce kerdalevon
mu`qoı que vient de proférer Ulysse, n’est-ce pas un acte de langage qui ressemble fort
au performatif ? À tout prendre, cet acte-là rentrerait même dans la catégorie des
behabitives, « comportatifs » ou « comportementaux » : « "Je vous salue" peut en
venir à remplacer le salut lui-même, et se transformer en énonciation performative
pure. Dire "je vous salue", c’est vous saluer »80. À condition de préciser qu’Ulysse en
apparaît comme l’« inventeur », non certes parce qu’il invente le premier "salut" qui
se passe de saluer, la première supplication sans geste de supplier, mais parce qu’il
78
Austin, fr., p. 92 ; puis p. 149.
« Ulysse hésita : ou bien supplier cette fille charmante et la prendre aux genoux [gouvnwn livssoito
labwvn], ou bien sans plus avancer n'user que de paroles douces comme le miel ? Il pensa tout compté
que mieux valait rester à l'écart et n'user que de paroles douces comme le miel : l'aller prendre aux
genoux [gou`na labovnti] pouvait la courroucer. Aussitôt il tint ce discours doux comme le miel et plein
de profit [meilivcion kai; kerdalevon favto mu``qon] : "Je suis à tes genoux [gounou`mai se], maîtresse,
que tu sois déesse ou mortelle [....] Jamais mes yeux n'ont vu pareil mortel, ni homme ni femme, le
respect [sevbaı] me tient quand je te regarde, à Délos un jour près de l'autel d'Apollon j'ai perçu
[ejnovhsa] ainsi une jeune pousse de palmier qui montait[... ]. Tout comme en le voyant, je fus en mon
coeur saisi de stupeur longtemps, car jamais rien de tel n’était monté d’un arbre de la terre, ainsi toi,
femme, je t’admire, je suis saisi de stupeur, j'ai terriblement peur de prendre tes genoux [deivdia
d∆ aijnw`ı gouvnwn a{y asqai]" », Odyssée, VI, v. 141-149, puis 160-169 (c’est moi qui souligne). J’ai
développé pour la première fois cette thèse dans "dieux, Dieu", Critique, "Dieu", t. LXII, n° 704-705,
janvier-février 2006, p. 7-18, et dans la dernière partie de « Sophistique, performance, performatif »,
art. cit., p. 30-36. Voir ici-même F. Létoublon, « La supplication comme rituel chez Homère : le geste e
la parole » (p. XX-XX) ; je suis en parfait accord, notamment avec son analyse de gounou`mai se, « je
te genouille » (p. X).
80
Austin, trad. fr. p. 100 [angl. p. 81] ; pour les « comportatifs » en général, voir la 4ème partie de la
dernière conférence.
79
138
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
(Ulysse / Homère) attire l’attention sur la substitution de l’acte de parole à l’acte réel,
à l’acte de chose, et sur l’avantage que constitue cette substitution. Avec Ulysse et
Homère, il y va, me semble-t-il, d’un performatif « païen », « païen » renvoyant aux
conditions de félicité, que l’on pourrait esquisser de la manière suivante. Ici, il faut le
cosmos à cette invention, en tout cas cette invention se fait dans un cadre d'analogie
cosmique et de perméabilité homme-dieu. Ulysse, le divin, est un lion des montagnes,
un homme viril et nu, une épave d'écume ; Nausicaa est une jeune fille, une déesse ou
une mortelle, le jeune fût d'un palmier auquel la compare Ulysse éperdu – le
kerdalevon mu`qoı, on peut y être sensible, est l'invention d'un homme pour une
femme, la manière la moins effrayante de la prendre aux genoux, avec ce geste du
suppliant qui, selon les « considérations hasardeuses d'Onians »81, s'adresse au
pouvoir d'engendrer (givgnomai), au genou (govnu) comme siège de la puissance vitale.
Mais, surtout, le païen ne s’autorise que de lui-même, il est à lui-même sa propre
autorité ; au plus loin du monothéisme, un païen – ce serait ma définition – est celui
qui suppose que l’autre, celui ou celle qui s’avance en face, peut être un dieu. Il lui
dit : je te prends les genoux « que tu sois déesse ou mortelle », et elle se dit
« maintenant, il ressemble aux dieux des champs du ciel » (VI, 243). Jean-François
Lyotard a raison d’affirmer : « Un dieu païen, c’est par exemple un narrateur
efficace »82. Car chacun est auteur, ne s’autorise que de lui-même, au sens où il
s’autorise de son pouvoir être dieu.
À comprendre par différence avec l’originaire « Fiat lux » des religions du livre, et
ses ersatz sacramentaires comme « Ceci est mon corps » – ceci n’est mon corps que
parce que Dieu, le Dieu unique, le dit et m’autorise à le dire, avec la garantie de son
institution qu’est l’Église. Et par différence avec le moderne : « Je déclare la séance
ouverte », dont la condition de félicité tient à l’autorité judiciaire qui m’est conférée et
à l’organisation de la société tout entière83. Une histoire sur la longue durée donc, qui
se tracerait à grands traits.
81
C'est ainsi que Chantraine, op. cit. sv govnu, renvoie à R. B. Onians, The Origins of European
Thought about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge, Cambridge U.P.,
1951, p. 174-183 (trad. fr. Les Origines de la pensée européenne, Paris, Seuil, 1999).
82
J.-F. Lyotard, Instructions païennes, Paris, Galilée, 1977, voir en particulier p. 43-49.
83
Reste évidemment à pondérer la « vertu performative » du langage et « l’autorité du dehors »
conformément à l’injonction critique de Pierre Bourdieu. La vis performativa est ancrée, pour lui, non
« dans les propriétés intrinsèques du discours lui-même », mais « dans les conditions sociales de
production et de reproduction [...] de la reconnaissance de la langue légitime » (« Langage et pouvoir
139
Enonciation et signifiant
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Jacques
Lacan écrivait cette formule au tableau noir pour servir d’entrée dans « L’Etourdit »84.
« Qu’on dise » : il s’agit à la fois d’un acte de parole et d’une énonciation, speech act
et utterance, deux « entités » qui entretiennent un rapport au moins aussi complexe et
peu théorisé par Austin que la performance et le performatif. L’autre grand chantier
est, pour moi, de comprendre en quoi les catégories austiniennes et leur façon de
remettre en cause les deux fétiches au profit du « bonheur » éclairent cette pratique du
langage qu’est la psychanalyse85.
On pourra repartir de Benveniste, en prenant ensemble sa définition du
performatif : « L’énoncé est l’acte », et son étonnement quant à la singularité de la
psychanalyse, salué par Lacan comme un bon diagnostic : « Quel est donc ce
‘langage’ qui agit autant qu’il exprime ? »86. Cet étonnement a pour point de départ
l’article que Freud publie en 1910 « Sur les sens opposés des mots primitifs » : la
conscience du performatif se trouve ainsi liée d’emblée à ce que j’appellerais
l’homonymie motivée. Benveniste conclut que « L’inconscient use d’une véritable
‘rhétorique’ qui, comme le style, a ses ‘figures’, et le vieux catalogue des tropes
fournirait un inventaire approprié aux deux registres de l’expression »87. Langage
comme acte, homonymie, rhétorique, métaphore, métonymie : on tire un fil et la
quenouille vient.
C’est évidemment ce fil que Lacan performe – fabrique en même temps qu’il le
décrit. L’un des points de capiton les plus conséquents noue l’énonciation et le
signifiant dans la scansion de l’interprétation. L’enchevêtrement singulier de
L’Etourdit, qui rend ce texte si illisible pour un aristotélicien, renvoie à la place de
l’homonymie, non seulement énoncée mais inscrite (le titre, « L’Etourdit », le dit et
l’écrit) sous l’égide de l’acte de langage. Moyennant quoi « une langue, entre autres, »
symbolique », Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982,
p.113). Voir ici-même Thomas Bénatouïl, « Comment faire de la liberté avec les mots », p. 129-133.
84
« L’Etourdit », Scilicet, 4, 1973, p. 5-52 (repris dans Autres Ecrits, Paris, Seuil 2001, p. 449-495 ; ici
p. 449).
85
Austin finit par parler de la vérité comme d’une « dimension » supplémentaire pour l’énonciation
constative : « so we have here a new dimension of criticism of the accomplished statement » (140, cf.
fr. p. 144).
86
« Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » [1956], Problèmes de
linguistique générale, Paris, Gallimard (Tel) 1966, ch. VIII, p. 77.
87
Ibidem, p. 86.
140
La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage
dit Lacan à propos des langues de l’inconscient « n’est rien de plus que l’intégrale des
équivoques que son histoire y a laissé persister »88 . Les aristotéliciens savent que l’on
touche là au principe de non-contradiction et à sa mise en échec par le legein logou
kharin, « parler pour le plaisir »/ « parler en pure perte », qui renvoie à la part lacanienne
de la psychanalyse.
Tel est l’ensemble, lié à la perception sophistique du langage, que les catégories
austiennes dans toute la force de leur bricolage peuvent aider à penser.
88
« L’Etourdit », art. cit., p. 47.
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